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Plan - Théologie

PREMIÈRE INSTRUCTION. SUR LE DESSEIN  ET LE  CARACTÈRE DU TRADUCTEUR.

REMARQUES SUR SON OUVRAGE EN GÉNÉRAL,

 

Où l'on découvre ses auteurs et son penchant vers les interprètes les plus dangereux.

 

Puisque nous voyons paraître, contre notre attente et malgré nos précautions, la traduction et les notes d'un auteur, dont la critique hardie et les interprétations nouvelles et dangereuses rendent la doctrine suspecte, il faut pour en prévenir les mauvais effets, donner d'abord quelque idée de l'ouvrage dont nous nous plaignons. Nous commençons par la préface, comme par l'endroit où les auteurs font le mieux sentir leur esprit et leur dessein. Mais avant que d'entrer dans cet examen, comme le public a été surpris de certaines traductions et explications extraordinaires, qu'on trouve répandues dans le livre, il ne sera pas inutile d'en découvrir les auteurs cachés.

Il ne me serait jamais entré dans la pensée que le Fils de l'homme, dans la bouche de Jésus-Christ, fut un autre que Jésus-Christ même, qui pour honorer la nature que le Verbe s'est unie, se voulait caractériser par le titre qui le rapproche de nous. Cependant le traducteur met la chose en doute ; et après la décision de l'Evangile, il demande encore avec la troupe des Juifs infidèles : « Qui est ce Fils de l'homme? » Quis est iste Filius hominis (Joan, XII, 34) ? » Car dans la note sur ces paroles : « Le Fils de l'homme est maître même du sabbat (Matth., XII, 8; Luc, VI, 5), » il traduit : « Autrement, l'homme; » et il ajoute : « Il semble que le Fils de l'homme ne soit pas seulement Jésus-Christ, mais encore l'homme en général, » qui par ce moyen deviendra maître de toute la loi en le devenant du sabbat. Il est bien certain que le

 

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traducteur ne trouve rien dans l'Evangile qui appuie ce sens, ni aucun texte où le Fils de l'homme soit un autre que Jésus-Christ; il ne cite aucun auteur ecclésiastique pour une interprétation si bizarre et si inouïe : au contraire tout s'y oppose : mais il lui suffit d'avoir pour lui Crellius et Volzogue, sociniens (1) : le premier propose comme recevables les deux explications et nommément celle qui dit que par le mot de Fils de l'homme, il faut entendre « tout homme, ou le genre humain en général : » quemvis hominem vel genus humanum generatim. Pour Volzogue, il dit nettement et sans hésiter, que Jésus-Christ « n'a voulu dire autre chose, sinon que tout homme est maître du sabbat : » Nihil aliud dicere voluit quàm quemvis hominem esse dominum sabbati. Notre auteur n'a pas craint d'emprunter de ces hérétiques une doctrine qui affaiblit l'autorité de Jésus-Christ, comme étant en égalité avec son Père le souverain arbitre de la religion.

Le traducteur s'appuie sur saint Marc, II, 27, où Jésus-Christ dit, « que le sabbat est fait pour l'homme, etc.,» ce que nous examinerons en son lieu ; il nous suffit à présent de remarquer que ce sont encore les mêmes auteurs sociniens (2) qui lui ont fourni cette preuve comme le reste de la doctrine.

Sur ces mots de l'Evangile de saint Luc, chap. XIII, vers. 27 : Discedite a me omnes operarii iniquitatis, il traduit : « Vous tous qui vivez dans l'iniquité. » Il faut ici se rendre attentif à une finesse socinienne : c'est une doctrine de cette secte, qu'on n'est damné que pour les péchés d'habitude : elle est réfutée par ce passage, en traduisant naturellement : « Retirez-vous, vous qui faites, vous qui commettez l'iniquité; » ou comme le Père Bouhours a exactement et élégamment traduit : « Retirez-vous, vous qui faites des œuvres d'iniquité (3). » On en élude la force, en traduisant : « Vous qui vivez, » et encore plus en exprimant dans la note, « que cela marque une habitude dans le vice ; » c'est aussi l'explication de Volzogue, socinien (4), qui parle ainsi sur ce passage : Per operationem iniquitatis non unus tantùm aut alter actus intelligitur, sed habitus

 

1 Crell., tom. II, p. 325; resp. ad 5 q.; Volzog., Comm. in Matth., XII, tom. 1, p. 325. — 2 Ibid.— 3 Matth., VII, 23; Luc., XIII, 27. — 4 Volzog., Comm. in Luc., hic.

 

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et consuetudo totius vitœ; c'est-à-dire : « Par opérer l'iniquité, il ne faut pas entendre un ou deux actes, mais la coutume et l'habitude de toute la vie : » ce qui revient au qui vivez du traducteur. Il ne lui sert de rien d'avoir suivi quelques catholiques, qui n'ont pas vu cette conséquence si favorable aux plus grands crimes s'ils n'étaient pas d'habitude, puisque sa note le convainc de l'avoir vue : le lecteur est invité à s'en souvenir : le traducteur en a fait la remarque, il l'a exprimée; et c'est de dessein formé qu'il a tourné le passage de la manière la plus convenable à y donner lieu.

C'est une semblable affectation qui fait traduire ces paroles de saint Jean, XV, vers. 5 : Sine me nihil potestis facere : « Vous ne, pouvez rien faire étant séparés de moi ; » et ajouter cette note : « Sans moi, c'est-à-dire séparément de moi, comme le mot grec le marque. » Quel inconvénient y avait-il à traduire avec tous les Pères, selon la Vulgate : « Vous ne pouvez rien faire sans moi? » Mais le traducteur leur a préféré Slichtingius, qui explique ainsi dans son commentaire sur saint Jean (hic) : Sine me, id est, à me separati per apostasiam seu defectionem. Il a plu à ce socinien de réduire le besoin qu'on a de Jésus-Christ à une simple obligation de ne pas apostasier, sans au reste tirer de lui aucun secours par son influence intérieure et particulière ; et le traducteur a voulu suivre cette explication jusqu'à l'insérer dans son texte : ce que le socinien n'avait pas osé.

On a vu qu'il s'appuie du grec, et sur le terme Xoris : vain raffinement, puisque lui-même il a traduit dans saint Jean, I, 3 : « Rien n'a été fait sans lui : » aux Hébreux, XI, 6 : « Sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu ; » et ainsi dans les autres endroits où l'Ecriture s'est servie du même mot grec.

Si l'on voulait donner l'exemple d'une traduction téméraire, pour ne rien dire de plus, la première qui se présenterait à la pensée serait celle-ci : « J'ai plus aimé Jacob qu'Esaü ; » au lieu de traduire : « J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü, » comme porte le texte grec, aussi bien que celui de la Vulgate, Rom., IX, 13. Le , traducteur leur a préféré Episcopius : Odio  habui, dit-il, id est minus dilexi, nec tot beneficiis affeci: « Je l'ai haï; c'est-à-dire

 

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je l'ai moins aimé, et je ne l'ai pas gratifié de tant de bienfaits (1). » Ainsi la traduction est dictée de mot à mot par le grand docteur des sociniens, avec cette seule différence que le socinien en a fait sa note, et que l'autre l'a insérée dans le texte même. On sait au reste que les sociniens ont leurs raisons, pour effacer la haine de Dieu contre Esaü, qui suppose le péché originel; et le traducteur a mieux aimé les favoriser que de s'attacher à son texte.

Il n'est pas plus excusable d'avoir traduit dans saint Luc, XIV, 26 : « Si quelqu'un vient à moi, et qu'il aime son père et sa mère, sa femme, ses fils, ses frères, ses sœurs et même sa propre personne plus que moi, il ne peut être mon disciple : » au lieu de mettre « haïr, » comme il est écrit dans le texte grec et dans la Vulgate; c'est visiblement altérer la sainte parole. Que dirait-on de celui qui changerait cette vive expression du Psalmiste : « Vous aimez la justice, et vous haïssez l'iniquité (2), » en ce froid langage, « Vous aimez mieux la justice que l'iniquité, » et la vertu que le vice ? En tout cas, s'il eût fallu expliquer, c'est autre chose d'adoucir un mot dans une note avec les précautions nécessaires ; autre chose d'attenter sur le texte même, et vouloir déterminer le Saint-Esprit à un sens plus faible que celui qu'il s'est proposé. Ainsi il n'est pas permis de changer l'expression forte de « haïr » en celle de « moins aimer » simplement. Lorsque quelqu'un vous détourne de Jésus-Christ, quelque cher qu'il vous soit d'ailleurs, fût-il votre père ou votre mère, vous ne vous contentez pas « de le moins aimer ; » vous le fuyez, vous lui résistez ; vous lui refusez toute obéissance et toute communication qui vous pourrait affaiblir, comme si c'était un ennemi et non pas un père. C'est ainsi que l'interprètent saint Grégoire et après lui le Vénérable Bède : Odiendo et fugiendo nesciamus : il y a là de la haine, non pas contre la personne, mais contre l'injustice qui met dans le cœur une aversion si opiniâtre pour Jésus-Christ : on hait de même son âme; ou comme traduit l'auteur, « on hait sa propre personne, » quand on persécute en soi-même ce principe de concupiscence qui s'oppose à la vertu, et nous ramollit : carnis desideria frangunt, ejus voluptatibus reluctantur, disent les mêmes

 

1 Episc, Obs. in Rom., IX, 13, p. 402.— 2 Psal. XLIV, 8.

 

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interprètes. On pousse les choses plus loin, puisqu'on passe jusqu'à châtier « son corps, » avec saint Paul, « et à le tenir en servitude (1) ; » et la pratique des Saints est en cela plus forte que tous les commentaires. Mais il n'y aurait qu'à répondre : « C'est un hébraïsme, c'est une hyperbole, » pour éluder la haine parfaite qu'on se doit porter à soi-même. C'est donc non-seulement une altération, mais un trop grand affaiblissement de l'Evangile que d'en réduire le précepte à un « aimer moins. »

L'auteur avec Grotius nous renvoie à saint Matthieu, X, 37, où il est porté seulement : « Qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi. » Mais qui dit le moins n'exclut pas le plus : il fallait donc conserver sa force à la parole de Jésus-Christ , et mettre « haïr, » sans hésiter comme a fait l'auteur, Matth., VI, 24 : « Nul ne peut servir deux maîtres : car, ou il haïra l'un et aimera l'autre ; ou il s'attachera à l'un, et méprisera l'autre : » où il ne s'agit pas seulement « de moins aimer, » mais « de haïr et de mépriser » positivement. Il y a aussi, comme on vient de voir, quelque chose de positif dans l'éloignement qu'on a de ceux qui nous veulent séparer de Jésus-Christ; mais surtout le positif est certain en Dieu dans sa haine pour Esaü, à cause du péché originel. Je sais les opinions de l'Ecole sur la réprobation, et peut-être commence-t-elle par un « aimer moins; » mais pour en comprendre le secret entier que saint Paul a voulu nous proposer, il y faut entendre de la part de Dieu une haine qui ne peut avoir d'autre objet que le péché permis de lui et commis par l'homme; en sorte qu'il n'y a rien de plus erroné que de réduire le « haïr » de saint Paul pour Esaü, à un simple « mieux aimer » pour Jacob.

Quand sur le même chapitre, Rom., IX, 10, l'auteur dit «que Dieu étant le maître absolu, a pu rejeter les Juifs... quand même ils n'auraient point été coupables, » c'est encore un secret du socinianisme, puisque c'est la doctrine commune de ces hérétiques de constituer le domaine absolu de Dieu et son empire souverain dans le pouvoir de damner qui il lui plaît, même les plus justes : ils en ont fait des livres entiers sous ce titre : « De supremo dominio,

 

1 I Cor., IX, 27.

 

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ou imperio Dei; et il est certain qu'ils laissent exercer en partie à Dieu ce domaine si absolu dans la réprobation des Juifs et la vocation des gentils, ce que l'auteur exprime en ce lieu.

 

Potens est Deus statuere illum, « stesai », stabilire, firmare. « Dieu est assez puissant pour raffermir » ( celui qui pourrait tomber ), Rom., XIV, 4. C'est un passage consacré par tous les Pères et par le concile de Trente, pour établir le don de persévérance. Le traducteur l'élude par cette note: « l'affermir, c'est-à-dire, l'absoudre, » ce qui est bien éloigné du mot d'affermir. Mais Crellius a proposé cette explication : Dei sententià absolvetur... est in Dei arbitrio ut illum absolvat ( Crell. hic ), c'est-à-dire : « Dieu l'absoudra : il est au pouvoir de Dieu de l'absoudre. » C'est ainsi qu'un des chefs des sociniens tâche d'ôter à l'Eglise un passage principal dont elle se sert pour établir la puissance de la grâce ; et loin de le corriger, notre traducteur se rend son complice. Voilà les docteurs qu'il consulte et qu'il étudie, et la suite nous en montrera d'autres exemples.

Je sais qu'il s'est préparé une excuse en répandant de tous côtés dans ses critiques précédentes, que les Pères n'ont pas toujours refusé les explications des hérétiques; mais l'artifice est grossier, puisqu'on n'a jamais affecté de les suivre jusque dans les endroits suspects, loin de transcrire les notes où ils appuient leurs erreurs, et même d'en composer le texte sacré. Je dirai même qu'on se rend suspect en affectant de les suivre dans les choses indifférentes , ou qui ne paraissent pas regarder la foi, lorsqu'elles sont extraordinaires et déraisonnables.

Je ne connais point de plus bizarre traduction que celle-ci dans les Actes: Multa turba sacerdotum obediebat fidei ( Act., VI, 7). Tout le monde traduit naturellement : « Un grand nombre de sacrificateurs ou de prêtres obéissait à la foi. » Mais il fallait à notre auteur quelque chose de singulier; et il a traduit également contre la Vulgate et contre le grec : « Il y eut aussi plusieurs sacrificateurs du commun, » etc.; et la note porte: « On entend par sacrificateurs du commun, ceux qui n'étaient point du premier rang, soit par leurs charges, soit par leur naissance. » Quoi donc ! on ne voudra pas avouer que les sacrificateurs du premier

 

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rang auront pu s'assujettir à Jésus-Christ parmi les autres ? Et qu'est-ce que notre auteur a trouvé dans le texte pour les en exclure ? Rien du tout : mais il lui suffit qu'un socinien imprimé avec les œuvres de Volzogue, lui ait donné dans son commentaire sur les Actes la vue « de distinguer de la troupe ( de ceux qui ont cru) les chefs des vingt-quatre ordres des sacrificateurs : » qui à turbà eximi possunt. Ainsi il veut exclure de la troupe des convertis ceux qui étaient les chefs des ordres, comme s'il n'y eût point eu de grâce pour eux, et ne veut laisser à Jésus-Christ que ceux qu'il appelle la troupe ; ce que notre auteur a voulu traduire par les sacrificateurs du commun.

Je ne sais quel plaisir on a voulu prendre à diminuer la merveille de la conversion de Zachée en la réduisant à sa seule personne,  au lieu que Jésus-Christ y comprend expressément la maison de ce publicain attirée par le bon exemple du maître. « Aujourd'hui, dit-il, cette maison a été sauvée (Luc, XIX, 9) ; » mais il a plu au traducteur de s'y opposer par cette note : « Ce qui suit semble indiquer qu'il ne parle que de Zachée, et non pas de tous ceux qui habitaient la maison. » Qu'a-t-il trouvé dans la suite qui restreigne la maison au maître seul? Luc de Bruges avait entendu naturellement que Jésus-Christ, voulant expliquer « le bon effet de son entrée dans cette maison, » avait exprimé par ce terme « la conversion, premièrement du père de famille, et ensuite celle de la famille même (1) : » et c'est ce qui se présente d'abord à ceux qui ne veulent pas raffiner hors de propos. Mais il suffit au traducteur d'avoir trouvé dans Volzogue : Per domum intelligit solum Zachœum : « Par la maison Jésus-Christ n'entend que le seul Zachée ( Comm. in Luc, hic), » comme si la présence de Jésus-Christ n'eût pas pu être suivie d'un si grand effet.

C'est que les critiques sont contents, pourvu qu'ils se montrent plus déliés observateurs que les autres hommes ; et ils trouvent de meilleur sens de ne pas croire tant de merveilles, ni que le monde se convertisse si facilement : c'est pourquoi ils aiment mieux trouver des singularités avec les sociniens, que de suivre le chemin battu avec les autres.

 

1 Sup. in Luc, tom. III, édit. 1612, p. 190.

 

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Dans la note sur les Actes, XX, 28, l'auteur relève avec soin que les évêques de ce verset, sont les prêtres du verset 47 ; et il doit être repris d'avoir étalé sans explication, une érudition si vulgaire en faveur des presbytériens. Mais je veux ici remarquer qu'au même livre des Actes, chapitre XI, verset 30, il ajoute, « qu'il y a de l'apparence que le mot d'anciens ou de prêtres comprend aussi les diacres en ce lieu-ci : » ce qui serait inouï, si le socinien qui a commenté les Actes parmi les œuvres de Volzogue, n'avait dit comme notre auteur, « qu'il y a apparence qu'outre les pasteurs de l'Eglise, on doit entendre en ce lieu ceux qui composaient le sénat de l'Eglise, où les diacres sont compris : » qui senatum Ecclesiœ constituebant inter quos erant et diaconi (1).

Ceux qui verront ici la pente secrète du traducteur pour les unitaires cesseront de s'en étonner, en considérant les excessives louanges qu'il leur a données. Il ne connaît point d'interprètes de meilleur goût : Socin vise bien, « et il cherche, dit ce critique, les explications les plus simples et les plus naturelles (2) : » quoique les siennes « sur le Fils et le Saint-Esprit soient quelquefois forcées et trop subtiles (3). » Ce n'est donc que quelquefois : et c'est-à-dire que pour l'ordinaire et même dans les endroits où il établit ses erreurs, il a rencontré « le simple et le naturel qu'il cher-choit : » ce qui, joint « à son exactitude et à son bon jugement sur les versions de l'Ecriture (4), » invite à le lire ceux qui en seraient le plus éloignés. On loue « aussi dans sa critique son application et son bon sens : » au reste, « il est surprenant, dit notre auteur, qu'un homme qui n'avait presque aucune érudition et qu'une connaissance très-médiocre des langues, se soit fait un parti si considérable en si peu de temps (5) ; » et peu s'en faut que l'auteur ne trouve ici à peu près le même miracle qui a paru dans la conversion des gentils au christianisme ; sans songer que le miracle de Socin, c'est de savoir flatter les sens et supprimer ce qui les passe, et on est trop prévenu quand on ne voit pas que

 

1 Comm. in Acta, XI, 30, tom. II, p. 77. — 2 Crit. des comm., chap. XCVI, p. 837. — 3 Crit. des comm., chap. LVII, p. 863. — 4 Crit. des comm., chap. LVI, p. 844. — 5 ibid., 835.

 

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c'est là le seul attirail de la secte et la seule cause du progrès de cette gangrène.

Crellius ne remporte pas de moindres éloges : on pose pour fondement qu'il « ne s'arrête précisément qu'au sens littéral de son texte (1) : » on y ajoute « sa grande réputation parmi les siens, le discernement, le bon choix, l'attachement à la lettre (2), » qu'on remarque dans cet auteur, « qui est tout ensemble grammairien, philosophe, théologien et qui néanmoins n'est pas étendu : allant presque toujours à son but par le chemin le plus court (3), » en sorte qu'on y trouve tout, et avec le fond la brièveté, qui est le plus grand de tous les charmes.

« Cet homme, dit notre critique, a une adresse merveilleuse à accommoder avec ses préjugés les paroles de saint Paul : ce qu'il fait avec tant de subtilité, qu'aux endroits mêmes où il tombe dans l'erreur, il semble ne rien dire de lui-même (4). » Parler ainsi, c'est vouloir délibérément tenter ses lecteurs et les porter par une si douce insinuation, non-seulement à lire et à consulter, mais encore à embrasser et suivre des explications si simples qu'on y croit entendre, non pas l'homme, mais le Saint-Esprit par la bouche de l'Apôtre : c'est ce qui est bien éloigné delà vérité; mais il a plu à l'auteur de lui donner cet éloge.

Il n'oublie rien pour exprimer l'admiration de Grotius pour « cet unitaire, qui, comme Grotius l'avoue lui-même, lui a montré le chemin pour examiner à fond le texte des livres sacrés (5) » En effet il faut remarquer que le temps où Grotius a écrit ses commentaires sur l'Ecriture, est celui où il était tout épris de Crellius ; et cependant ce même Grotius , qui remplissait alors ses interprétations de remarques sociniennes, ne laisse pas selon notre auteur, « pour ce qui est de l'érudition et du bon sens , de surpasser les autres commentateurs qui ont écrit devant lui sur le Nouveau Testament (6). »

Pendant que les sociniens reçoivent de telles louanges, et que l'auteur conseille à pleine bouche la lecture de ces interprètes comme très-utile même aux catholiques, les théologiens

 

1 Crit. des comm., chap. LVI, p. 846, 847. — 2 Ibid.— 3 Ibid., p. 850.— 4 Ibid p. 851. — 5 Crit. des comm., chap. LIV, p. 803. — 6 Ibid., p. 804, 805.             ''

 

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orthodoxes, et même les Pères, n'ont que des « sens théologiques, » opposés au sens littéral et pleins de raffinement et de subtilité : voilà le système de la théologie de notre auteur, dont il a fallu donner cet essai, en attendant qu'on en fasse la pleine démonstration et qu'on y apporte le remède convenable.

Si cependant on est tenté de croire que les interprétations des sociniens tant vantées par notre critique, aient du moins de la vraisemblance, je promets à tout lecteur équitable de le convaincre d'erreur. La suite fera paraître que leur vraisemblance , c'est qu'ils savent flatter les sens : leur simplicité consiste à contenter la raison humaine par l'exclusion de tous les mystères : leur bon sens , c'est le sens charnel qui secoue le joug de la foi : quelque amour qu'ils fassent paraître pour les bonnes mœurs, l'enfer éteint et la damnation réservée par ces hérétiques aux seuls péchés d'habitude , font l'agrément de leur morale : leurs interprétations par rapport au texte sacré sont toutes forcées, absurdes, incompatibles avec le sens naturel, et ne paraissent coulantes que parce qu'il est aisé de suivre la pente de la nature corrompue, et d'avaler un venin qu'on rend agréable en nourrissant la licence de penser impunément tout ce qu'on veut.

Savoir maintenant si un interprète si favorable aux unitaires, a parlé convenablement et conséquemment de la divinité de Jésus-Christ : la chose était difficile. Il lui faut faire justice sur les remarques de sa traduction ; il y établit positivement et souvent la divinité de Jésus-Christ contre les nouveaux paulianistes, et il appelle hérésie la doctrine contraire. Mais pour bien comprendre le génie de ces hérétiques, il ne suffit pas de s'opposer à quelque endroit de leur doctrine : un petit mot qu'on leur laisse rétablit toute leur erreur, et ce n'est pas les connaître que d'en penser autrement : or je trouve dans notre auteur sur la divinité de Jésus-Christ, non-seulement quelques petits mots qui pourraient avoir échappé, mais encore tant de faux principes, tant de passages affaiblis, tant d'expressions ambiguës, et partout une si forte teinture du socinianisme, qu'il n'est pas possible de l'effacer.

Par exemple (car il est bon de donner d'abord quelque idée de la méthode de l'auteur en cette matière comme on a fait dans les

 

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autres), sur ces paroles de la Ire aux Corinthiens , chapitre XV, versets 24 et 25, où saint Paul expose « que la fin viendra lorsque Jésus-Christ remettra son royaume à Dieu son Père, » on ne sait ce que veut dire cette note : « Jésus-Christ remettra à Dieu son Père sa qualité de Messie, par laquelle il gouverne toute l'Eglise ; et c'est ce gouvernement ou royaume qu'il remettra à son Père. » Est-ce donc qu'il cessera d'être Messie, ou roi, ou pontife, ou médiateur ? Ce mystère n'est connu que des sociniens, qui tous unanimement décident avec Grotius (ibid., 24), « que la fin » dont parle saint Paul, « c'est la fin du règne de Jésus-Christ. »

Crellius qu'il suit ordinairement, comme lui, avait voulu voir sur le même endroit « la fin du règne de Jésus-Christ. » Slichtingius seul (1), quoique d'accord dans le fond avec les autres, a eu honte de cette expression, qui fait finir le règne de Jésus-Christ, dont l'Ange avait dit que le règne n'aurait pas de fin. « Par la fin, il a expliqué la fin du monde. » Dans ce partage tel quel des sociniens , notre auteur a choisi le parti le plus opposé à Jésus-Christ : « La fin, » verset 24, c'est-à-dire « la fin du monde, ou plutôt comme les paroles suivantes l'insinuent, celle du règne de Jésus-Christ : » il avait voulu bien dire d'abord et ménager le règne éternel de Jésus-Christ, mais Crellius et Grotius l'ont emporté; et c'est au règne de Jésus-Christ, et non pas au monde, que saint Paul donne une fin.

Mais si Jésus-Christ est Dieu, comment peut-on imaginer la fin de son règne; et la divinité qui lui est unie à jamais, peut-elle ne le pas faire éternellement régner, même selon sa nature humaine? Ainsi que les sociniens qui ne croient pas que Jésus-Christ soit Dieu et homme, et Grotius qui en tant d'endroits affaiblit cette idée, disent qu'on verra la fin de son règne : mais un prêtre qui fait profession d'être catholique, comment a-t-il pu se laisser éblouir de ces vains raisonnements ? Car voici en vérité une étrange idée : « Jésus-Christ, dit Grotius, remet son royaume, son commandement, son autorité; c'est comme les présidents des provinces rendaient aux Césars la puissance qu'ils avaient reçue : » Reddebant Cœsaribus acceptant potestatem. Crellius

 

1 Comm., tom. II, hic, p. 81.

 

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s'explique de même : Verbum tradendi hoc loco id significat quod vulgà dicere soient resignare ; quopacto verbi gratiâ, dux bellicus potestatem à rege acceptam tradit regi, eique résignât, cùm eam ita deponit, ut ea jam tota atque in solidum ad regem redeat, quœ anteà fuerat ipsi communicata à rege. « Rendre, dit-il, le royaume, signifie le remettre aux mains de son Père, comme un général d'armée (après avoir achevé la guerre et subjugué les ennemis) remet au roi ses pouvoirs ; en sorte que la puissance qu'il dépose retourne toute en solidité au roi qui l'avait communiquée (1) ; » c'est ce qu'il appuie en sept ou huit pages avec une longueur qui ne ressent guère la précision dont notre auteur l'a loué. Quoi qu'il en soit, voilà ces grands interprètes que ce traducteur a tant relevés : une petite comparaison tirée des choses du monde, avec quelque trait d'humanité ou d'histoire fait toute leur théologie, sans qu'ils s'élèvent au-dessus ou que jamais ils puissent sortir des pensées humaines. N'est-il pas plus digne de Dieu et de Jésus-Christ de dire avec l'Ecriture , que le royaume de Jésus-Christ c'est son Eglise ; qu'après qu'il l'a recueillie de toute la terre et pendant la suite des siècles, à la fin du monde il la remet ainsi ramassée et composée de tous ses membres qui sont les élus, pour être à jamais le peuple saint et la cité rachetée où Dieu sera glorifié, mais toujours en Jésus-Christ et par Jésus-Christ? C'est ainsi qu'il rend à son Père ceux que son Père lui avait donnés; ce qui fera la fin de toutes choses, non par une pompe humaine et une espèce de cérémonie, mais par la consommation de l'œuvre de Dieu dans ses Saints. Il ne s'agit pas ici d'expliquer à fond cette belle théologie, mais de faire honte, s'il se peut, à notre auteur d'avoir préféré les idées des sociniens à ces excellentes vérités. Il a même en quelque sorte enchéri sur eux, puisqu'aucun autre que lui n'a osé dire que Jésus-Christ rendrait à son Père sa qualité de Messie : il n'a pas voulu se souvenir que Messie veut dire Oint et Christ, que c'est par la divinité qui habite en Jésus-Christ corporellement qu'il est Christ et Oint : en sorte que s'il cesse d'être Christ, il cesse aussi d'être Dieu : et pour venir à la royauté, Slichtingius lui dira « que cette tradition du

 

1 In  hunc loc., fol. 331.

 

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royaume de Jésus-Christ à son Père démontre qu'il n'est pas ce seul et vrai Dieu, puisque s'il l'était il ne rendrait pas son règne à aucun autre (1). » Il fallait donc entendre autrement ce passage de saint Paul, à moins de vouloir introduire dans l'Eglise le socinianisme tout pur, présenté de la main d'un prêtre au peuple fidèle.

Il le favorise encore dans la traduction de ce passage aux Philippiens, II, 6 : Non rapinam arbitratus est esse se œqualem Deo; où il a mis dans le texte : « Il ne s'est point attribué impérieusement d'être égal à Dieu : » au lieu de traduire selon le grec et la Vulgate : « Il n'a pas cru que ce fût une usurpation. » Pourquoi rayer du texte cette expression si forte : « que ce n'est pas une usurpation ; » qui démontre si pleinement que l'égalité avec Dieu est le propre bien de Jésus-Christ et qu'il a droit de se l'attribuer, pour mettre à la place cette locution ambiguë : « Il ne s'est pas attribué impérieusement ; » ou comme l'auteur le traduit encore dans sa note : « Il n'a pas fait trophée d'être égal à Dieu? » Ce serait à dire : Il ne s'en est point fait honneur, il ne s'en est point vanté ; et c'est aussi comme l'explique Grotius :  « Il n'a pas vanté, ni montré par ostentation cette puissance : » Non vindicavit, non jactavit istam potestatem.

Poussé par le même esprit, Crellius avait pris en bonne part cette remarque de Piscator (calviniste), que saint Paul « doit être entendu d'une ostentation comme d'un butin qu'on aurait enlevé. » Les sociniens et leurs amis aiment ces sens détournés, où il semble qu'un apôtre n'ose expliquer directement le droit naturel de son Maître sur son égalité avec Dieu. D'ailleurs on ne loue pas un Dieu véritable de « n'être point impérieux, et de ne pas vanter sa divinité avec un air d'ostentation : » c'est la louange d'un Dieu par emprunt ou par représentation, et tel que les sociniens font Jésus-Christ.

Au reste , comme le. dessein de saint Paul était de nous exciter à l'humilité par l'exemple de Jésus-Christ, qui s'est abaissé lui-même jusqu'à se faire homme et à subir le supplice de la croix, il n'y avait rien de plus naturel, ni de plus suivi ou de plus propre

 

1 Tom. II, Comment, in I ad Cor., hic, p. 81.

 

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au sujet, que de nous montrer le Sauveur, qui pouvant et sans usurpation » et de plein droit se porter pour Dieu, s'était dépouillé lui-même d'une manière si surprenante : Exinanivit semetipsum. La version de la Vulgate n'était point douteuse : on ne pouvait mieux rendre àpfan que par arbitratus est, ni arpagmon que par rapinam, ni ekenose que par exinanivit, ni mieux traduire tous ces mots dans notre langue que par croire, usurpation et s'anéantir. Au contraire, pour introduire « l'ostentation ou l'air impérieux, » il fallait donner aux mots une signification qu'ils n'eurent jamais. On ne peut donc s'étonner assez que le traducteur ait amené dans le texte son impérieusement, qui n'est ni du latin, ni du grec, ni d'aucune utilité pour l'intelligence du sens; et qu'il ait relégué si loin le terme qui exclut l'usurpation, qui est à la fois de la Vulgate, de l'original, de la tradition, de la convenance et des choses et des personnes, qu'il ne lui laisse pas même sa place dans la note. Il est donc plus clair que le jour qu'il a voulu supprimer en faveur des sociniens un terme clair, essentiel, décisif, par une affectation dont il n'y a que ce seul exemple parmi les traducteurs.

Pour en venir à la note où l'auteur cite « Jean Gaigney et quelques anciens, » premièrement il oublie sa règle de « bien prendre garde à ne pas mettre le commentaire dans la version (1), » pour ne point faire parler l'homme à la place du Saint-Esprit.

Secondement il est vrai que j'ai trouvé dans la note de Gaigney sur cet endroit de saint Paul, que par cette locution : Non rapinam arbitratus est, cet Apôtre a voulu dire que Jésus-Christ « ne s'était pas impérieusement vanté devant les hommes d'être égal à Dieu : » non id imperiosè venditavit.

Troisièmement il est visible que Gaigney n'avait pas l'autorité de composer un nouveau glossaire, ni de changer la signification des mots : outre que cette louange de n'être pas vain et impérieux est indigne, et d'être reçue par Jésus-Christ, et de lui être donnée par l'Apôtre, dont aussi le texte n'a pas le moindre rapport à cette explication.

Il n'y avait donc qu'à rejeter nettement l'explication inouïe de Jean Gaigney sur le titre seul de sa singularité, d'autant plus, en

 

1 Préf., p. 37.

 

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quatrième lieu, que le même commentateur en rapporte une autre, qui suppose que l'égalité avec Dieu était « un bien propre et connaturel à Jésus-Christ, qui ne l'a ni usurpé, ni ravi avec violence : » violenter (1). Notre traducteur a dissimulé cette explication ; et par une affectation trop manifeste, il n'a voulu voir dans son auteur que ce qui pouvait appuyer Crellius et Grotius.

Cinquièmement pour la première explication, Gaigney allègue comme approchant de son sentiment, accedunt, Primase (2) et le commentaire sous le nom de saint Ambroise , qu'on sait être de Pelage l'hérésiarque. Mais je trouve seulement dans ce dernier , que Jésus-Christ « a eu droit de se faire égal à Dieu, que l'usurpation est de s'égaler à celui à qui l'on est inférieur, et que Jésus-Christ, quoiqu'égal à Dieu, a retiré l'action de sa toute-puissance, afin de s'humilier et de paraître faible et sans résistance : » par où il explique le mot, exinanivit, « il s'est anéanti lui-même. »

Primase de son côté ne dit aussi autre chose, sinon que Jésus-Christ a caché « par humilité » ce qu'il était, exinanivit semetipsum, « nous donnant l'exemple de ne nous pas glorifier ; et qu'au reste il n'a pas ravi ni usurpé ce qu'il possédait naturellement, c'est-à-dire l'égalité avec son Père. »

Il paraît donc, en sixième lieu , que ces deux auteurs ont exactement gardé la signification des mots ; et que par le mot rapinam, ils ont entendu avec tous les autres, « chose ravie avec violence et usurpation. » On voit maintenant si ces paroles approchent de celles-ci : « Jésus-Christ ne s'est pas vanté impérieusement ; » et si notre traducteur a eu raison de s'attacher à celte expression, jusqu'à exclure du texte le sens véritable.

C'est d'ailleurs un fragile appui que l'autorité de Gaigney, seul et destitué comme on voit de toute tradition, et même de ceux des anciens qu'il avait appelés en témoignage. Si j'avais à proposer des reproches contre ce commentateur du côté de la doctrine, je ne les irais pas chercher bien loin , et le traducteur m'en fournit assez dans ses critiques (3). Nous y apprenons que les auteurs de Gaigney étaient Pighius et Catharin : on les connaît; et le cardinal Bellarmin

 

1 Préf., p. 37. — 2 Prim., in Epist. ad Philip. — 3 Crit. des Comm. sur le N T chap. XL, p. 589, etc.

 

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qui s'est vu souvent obligé à les combattre comme fauteurs des pélagiens en certains points, et en d'autres des calvinistes, ne leur laisse aucune autorité dans l'Ecole. Le même critique avoue aussi que sur ce passage de saint Paul, Rom., V, 12 : In quo omnes peccaverunt : « En qui ( en Adam ) tous les hommes ont péché ; » Gaigney favorise expressément la traduction quatenùs, dont s'appuyaient les pélagiens contre celle de la Vulgate, malgré la tradition de tout l'Occident et les décisions expresses de toute l'Eglise catholique. Voilà, selon notre auteur, où nous jetteraient les sentiments de Gaigney, si on en faisait une loi. Je laisse ces justes reproches; et sans vouloir quereller ce commentateur d'ailleurs habile, je m'appuie sur un fondement plus solide, et j'allègue pour tout reproche contre lui la singularité et la nouveauté de son sentiment.

Il n'y a rien de plus pernicieuse conséquence que de prescrire par les sentiments des particuliers, même catholiques, contre la tradition universelle et contre la règle du concile qui donne pour loi aux interprètes le consentement des saints Pères.

Ainsi notre traducteur devait savoir que de n'avoir qu'un ou deux auteurs, quelque capables qu'ils soient, c'est n'en avoir point. Gaigney bien constamment était orthodoxe sur la divinité de Jésus-Christ ; mais il n'arrive que trop souvent aux meilleurs auteurs de donner dans de certaines singularités, dont les novateurs tirent avantage ; et si l'on ne prend dans les catholiques ce qu'il y a d'unanime et de conforme à la tradition, lorsqu'on les allègue, on ne fait rien pour les erreurs et les nouveautés, mais on fait voir seulement qu'on leur cherche de l'appui.

C'est une maxime fondamentale dont le lecteur judicieux se doit souvenir. Au reste l’impérieusement du traducteur est si visiblement condamnable, qu'il a enfin donné un carton où il le corrige dans le texte. Mais le livre s'est débité et se débite sans ce changement. On ne sait ce que c'est que ces cartons de l'auteur : si vous le pressez, voilà un carton pour servir d'excuse : laissez-le dans sa liberté, le livre aura son cours naturel et l'erreur se répandra par toute la terre : la vraie traduction sera bannie; l’impérieusement subsistera dans toute sa force. Le traducteur y est si attaché, qu'il

 

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le laisse dans sa note du carton , comme pouvant donner lieu à une autre version également approuvée : « Autrement, dit-il, selon Gaigney, après quelques anciens, il ne s'est pas attribué impérieusement, » etc. Ainsi la traduction demeurera autorisée par le témoignage singulier d'un seul auteur; un seul auteur donnera aux mots le sens qu'il voudra : le traducteur n'aura à lui joindre que des hérétiques, et Gaigney lui servira toujours de prétexte à copier Grotius et ses semblables.

Il ne sert de rien de nous dire que Gaigney parle « après quelques anciens; » car il faudrait les nommer. Ou ces anciens sont ceux que Gaigney allègue lui-même, et on a vu qu'ils ne lui sont d'aucun secours : ou c'en sont d'autres que le traducteur nous fait attendre. Mais sans vouloir deviner ce qu'il semble n'avoir osé dire, dès qu'il ne nous marque que « quelques anciens, » on voit assez qu'il n'a pour lui ni le grand nombre ni les plus illustres.

Il se trompe s'il s'imagine que « quelques anciens » qui auront parlé en passant, ou qui seront peu connus, ou qui auront en eux-mêmes peu de poids, soient capables d'autoriser une explication. Ce n'est pas là ce qu'on appelle la tradition ni le consentement des Pères. On sait qu'il y a eu dans l'antiquité des Théodores de Mopsueste, des Diodores de Tarse , des disciples cachés d'Origène, qui en auront pris le mauvais, et quelques autres auteurs aussi suspects. Si le traducteur s'imagine contrebalancer par un ou deux anciens les Anathases, les Chrysostomes, les Hilaires, les Ambroises, les Augustins, les trois Grégoires et les autres qui sont pour nous, il ne sera pas écouté ; et il montrera seulement qu'il ignore les maximes de l'Eglise.

Le traducteur s'est préparé une évasion, en disant que du moins on n'a rien à lui reprocher sur la divinité de Jésus-Christ, puisqu'il l'a si clairement établie en tant d'endroits, et même sur le passage de l’Epître aux Philippiens, que nous tournons contre lui. Il aurait raison si on l'accusait de nier ce grand mystère de notre foi : mais il voit qu'on lui fait justice, et qu'on a déclaré d'abord qu'il s'en était expliqué souvent et même avec force. Mais on lui a fait voir en même temps que pour être irréprochable sur ce point, il fallait parler conséquemment, et n'affaiblir par aucun

 

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endroit les preuves et le langage de l'Ecriture et de l'Eglise. Ainsi ce n'était pas assez dans le passage de l’Epitre aux Philippiens d'établir par cette parole : « Il était en la forme de Dieu, » que Jésus-Christ est vraiment Dieu, et de le prouver par une démonstration de saint Chrysostome. Ces autres paroles : « Il n'a pas cru que ce fût une usurpation , » n'étaient pas moins inviolables, ni moins sacrées. Un vrai orthodoxe l'est en tout : s'il innove par un endroit, il sait bien qu'il donne lieu d'innover en d'autres; et qu'ainsi il se rend coupable s'il ne soutient également en tout et partout la plénitude du texte.

Les remarques sur les passages particuliers découvriront dans le livre du traducteur d'autres exemples de môme nature que ceux qu'on a rapportés, et le public verra de plus en plus combien il est dangereux de se laisser prévenir d'estime pour ces interprètes trompeurs : on les suit même dans les points où l'on semble s'en éloigner, et tout se ressent de leur erreur : leur adresse est singulière à insinuer leurs dogmes; et s'il échappe à quelque interprète catholique une ou deux explications qui les favorisent sans que les auteurs en aient assez aperçu les conséquences, nous verrons bientôt qu'ils le savent relever : si nous joignons à leurs autres artifices leur coutume d'accommoder leur langage à tous les pays où ils vivent, nous tremblerons pour les simples ; et sans être malins ni soupçonneux, nous aurons toujours les yeux ouverts pour n'être point le jouet ou la proie des ennemis qui se cachent. Si notre traducteur nous est suspect, il doit s'en prendre à lui-même, et au penchant prodigieux qu'il a témoigné pour les plus pervers des interprètes. Ainsi, sans nous contenter d'un ou de deux auteurs catholiques, qu'il pourra quelquefois nommer parmi les modernes, nous croirons toujours être en droit de lui demander de plus sûrs garants, et d'en appeler à l'antiquité , à la tradition, au consentement unanime des Pères, en un mot à la règle du concile de

Trente.

On ne doit donc pas le tenir pour excusé, si en deux ou trois endroits de ceux que nous reprenons il nous marque des catholiques qui auront traduit comme lui, et qui n'auront pas toujours été assez attentifs aux dangereuses conséquences de leur traduction.

 

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Car pour lui il ne nous a pu cacher qu'il les a vues, et qu'il a passé par-dessus. D'ailleurs on ne verra pas dans les autres une pente déclarée pour des interprètes trompeurs ; il en faut donc toujours revenir au fond, sans s'excuser par des exemples qui même se trouveront rares. Enfin notre auteur s'est lui-même ôté cette excuse par ces paroles de sa préface (pag. 3) : « Il eût été à souhaiter que ces savants traducteurs (M. de Sacy, le père Amelote de l'Oratoire, messieurs de Port-Royal, et les RR. PP. jésuites de Paris ) eussent eu une plus grande connaissance des langues originales et de ce qui appartient à la critique. » C'est en vain qu'il nous promet plus de grec, plus d'hébreu, plus de critique, c'est-à-dire plus d'exactitude que les interprètes les plus célèbres de nos jours : s'il ne profite de ces avantages et qu'il continue à s'autoriser de ceux qu'il devait avoir corrigés, son propre témoignage s'élève contre lui, et nous lui pouvons adresser ces paroles du Fils de Dieu : « Si vous aviez été aveugles, vous n'auriez pas de péché : maintenant que vous dites : Nous voyons, votre péché subsiste (1). »

 

 

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