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XIIe SEMAINE.
PREMIERE ÉLÉVATION. L'annonciation de la sainte Vierge : salut de l'ange.
IIe ÉLÉVATION. La conception et l'enfantement de Marie : le règne de son fils
et sa divinité.
IIIe ÉLÉVATION. La virginité de Marie : le Saint-Esprit survenu en elle : son
Fils saint par son origine.
VIIe ÉLÉVATION. Jésus-Christ devant tons les temps : la théologie de saint Jean
l'Evangéliste.
VIIIe ÉLÉVATION. Suite de l'Evangile de saint Jean.
IXe ÉLÉVATION. La vie dans le Verbe : l'illumination de tous les hommes.
Xe ÉLÉVATION. Comment de toute éternité tout était vie dans le Verbe.
XIe ÉLÉVATION. Pourquoi il est fait mention de saint Jean-Baptiste au
commencement de cet évangile.
XIIe ÉLÉVATION. La lumière de Jésus-Christ s'étend à tout le monde.
XIIIe ÉLÉVATION. Jésus-Christ, de qui reçu et comment.
XIVe ÉLÉVATION. Comment on devient enfants de Dieu.
XV ÉLÉVATION. Sur ces paroles : Le Verbe a été fait chair. Le Verbe fait chair
est La cause de la renaissance qui nous fait enfants de Dieu.
XVIe ÉLÉVATION. Comment l'être convient à Jésus-Christ, et ce qu'il a été fait.
« Au sixième mois de la
grossesse d'Elisabeth, l'ange Gabriel fut envoyé dans une ville de Galilée ,
nommée Nazareth, à une vierge qu'un homme appelé Joseph, de la maison de David,
avait épousée; et le nom de la vierge était Marie (1). »
Dès que nous voyons l'ange saint
Gabriel envoyé, nous devons attendre quelque excellente nouvelle sur la venue du
Messie : lorsque Dieu voulut apprendre à Daniel, « homme de désirs, » l'arrivée
prochaine du « Saint des saints » qui devait être « oint et immolé (1), » le
même ange fut envoyé à ce saint prophète. Nous venons encore de le voir envoyé à
Zacharie, et à son seul nom nos désirs pour le Christ du Seigneur doivent se
renouveler par de saints transports.
Ce n'est pas dans Jérusalem la
ville royale, ni dans le temple qui en faisait la grandeur, ni dans le
sanctuaire qui en est la partie la plus sacrée, ni parmi les exercices les plus
saints d'une fonction toute divine, ni à un homme aussi célèbre par sa vertu que
par la dignité de sa charge et par l'éclat d'une race sacerdotale , que ce saint
ange est envoyé à cette fois. C'est dans une ville de Galilée, province des
moins estimées, dans une petite ville dont il faut dire le nom à peine connu :
c'est à la femme d'un homme qui comme elle, était à la vérité de la famille
royale, mais réduit à un métier mécanique. Ce n'était pas une Elisabeth, dont la
considération de son mari faisait éclater la vertu : il n'en était pas ainsi de
la femme de Joseph, qui était choisie pour être la mère de Jésus : femme d'un
artisan inconnu, d'un pauvre menuisier;
1 Luc., I, 26, 27. — 2 Dan., IX, 21 et seq.
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l'ancienne tradition nous apprend qu'elle gagnait elle-même
sa vie par son travail : ce qui fait que Jésus-Christ est appelé par les Pères
les plus anciens : fabri et quœstuariœ Filius.
Ce n'est point la femme d'un
homme célèbre, et dont le nom fût connu : « elle avait épousé un homme nommé
Joseph, et on l'appelait Marie. » Ainsi à l'extérieur cette seconde ambassade de
l'ange est bien moins illustre que l'autre. Mais voyons le fond, et nous y
découvrirons quelque chose de bien plus relevé.
L'ange commence par ces mots
d'une humble salutation : « Je vous salue, pleine de grâce : » très-agréable à
Dieu : remplie de ses dons : « le Seigneur est avec vous, et vous êtes bénie
pardessus toutes les femmes (1). » Ce discours est d'un ton beaucoup plus haut
que celui qui fut adressé à Zacharie : on commence par lui dire : « Ne craignez
point, » comme à un homme qu'on sait qui avait sujet de craindre; et « vos
prières, lui dit-on, sont exaucées. » Mais ce qu'on annonce à Marie, elle ne pou
voit pas même l'avoir demandé, tant il y avait de sublimité et d'excellence.
Marie, humble, retirée, petite à ses yeux, ne pensait pas seulement qu'un ange
la put saluer, et surtout par de si hautes paroles, et son humilité la jeta «
dans le trouble. » Mais l'ange reprit aussitôt : « Ne craignez point, Marie (2).
» Il n'avait point commencé par là, comme on a vu qu'il fit à Zacharie : mais
quand Marie eut montré son trouble causé par sa seule humilité , il fallut bien
lui répondre : « Ne craignez point, Marie : vous avez trouvé grâce devant le
Seigneur : vous concevrez dans votre sein, et vous enfanterez un fils (3) : »
votre conception miraculeuse sera suivie d'un enfantement aussi admirable. Il y
en a qui conçoivent, mais qui n'enfantent jamais, qui n'ont que de stériles et
infructueuses pensées. Mon Dieu, à l'exemple de Marie, faites que je conçoive et
que j'enfante. Et que dois-je enfanter, sinon Jésus-Christ? « Je vous enfante,
disait saint Paul, jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé dans vous (4). » Tant
que Jésus-Christ, c'est-à-dire une vertu consommée n'est pas en nous, ce n'est
encore qu'une faible et imparfaite conception : il faut que Jésus-Christ naisse
dans nos âmes par de véritables vertus et accomplies selon la règle de
l'Evangile.
1 Luc., I, 28, 29. — 2 Ibid., 30.
— 3 Ibid., 31. — 4 Galat., VI, 19.
200
Cet homme que « Jésus aima (1),
» quand il le vit si bien parler du précepte de l'amour divin, n'avait encore
pourtant qu'une simple et faible conception : et dès qu'il lui fallut quitter
ses richesses qu'il aimait, il se retira avec larmes, et abandonna l'ouvrage où
Jésus l'avait appelé. Celui qui voulait encore « aller ensevelir son père avant
que de suivre le Sauveur (2), » ne l'avait conçu qu'à demi : et quand on l'a
enfanté, on ne connait ni d'excuse ni de retardement. On ne se laisse non plus
rebuter par aucune difficulté. Et quand Jésus-Christ nous dit : « Les renards
ont leurs tanières, et les oiseaux leurs nids ; mais le Fils de l'homme n'a pas
où reposer sa tête (3) : » ceux qui cherchent encore un chevet et le moindre
repos dans les sens, n'ont pas enfanté Jésus : ce qu'ils regardent comme grand
n'est qu'une imparfaite conception, un avorton qui ne voit jamais le jour.
« Vous concevrez et enfanterez
un fils, et vous lui donnerez le nom de Jésus, de Sauveur. Il sera
grand (4) » non pas à la manière de Jean qui était grand comme le peut être un
serviteur : mais celui-ci sera grand de la grandeur qui convient au Fils. Aussi
l'appellera-t-on « le Fils du Très-Haut (5). » Et ce ne sera pas par une simple
dénomination ou par adoption, comme les autres qui sont appelés « enfants de
Dieu : » il sera le Fils de Dieu effectivement, le Fils unique, le Fils par
nature : c'est pourquoi on lui en donnera le nom avec une force particulière. Il
ne faut pas croire que ce soit un terme diminutif de dire que Jésus « sera
appelé le Fils de Dieu (6) : » autrement on pourrait dire de même , que ce que
dit l'ange, qu'Elisabeth « est appelée stérile (7), » est une
1 Marc., X, 21 et seq. — 2
Matth., VIII, 21. —3 Ibid., 20. — 4 Luc., I, 31, 32 — 5 Ibid.,
32. — 6 Luc., I, 35 — 7 Ibid., 36.
201
espèce de diminution de la stérilité ; au contraire, il
faut entendre une véritable et entière stérilité.
Croyons donc que Jésus « est
appelé Fils, parce qu'il l'est proprement, effectivement, naturellement, par
conséquent uniquement , Dieu en qui tout est parfait devant avoir un Fils
parfait et par conséquent unique. Et c'est pourquoi « Dieu lui donnera le trône
de David son père » selon la chair : ce trône que David même voyait en esprit,
lorsqu'il disait : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Soyez assis à ma droite
(1) ; » c'est « son Fils et son Seigneur » tout ensemble. Ce trône de David son
père n'est que la figure de celui que Dieu, qui « l'a engendré avant l'aurore
(2), » lui prépare : « Il aura » donc « le trône de David son père , et il
régnera éternellement dans la maison de Jacob (3). » Quel autre peut régner
éternellement, qu'un Dieu à qui il est dit : « Votre trône, ô Dieu, sera éternel
(4) ? » Et c'est pourquoi on ne verra point la fin de son règne.
O Jésus, dont le règne est
éternel, en verra-t-on la fin dans mon cœur? Cesserai-je de vous obéir? Après
avoir commencé selon l'esprit, finirai-je selon la chair ? Me repentirai-je
d'avoir bien fait? Me livrerai-je de nouveau au tentateur, après tant de saints
efforts pour me retirer de ses mains ? L'orgueil ravagera-t-il la moisson si
prête à être recueillie ? Non, il faut être de ceux dont il est écrit : « Ne
cessez point de travailler, parce que la moisson que vous avez à recueillir ne
doit point souffrir de défaillance (5). »
Dieu qui avait prédestiné la
sainte Vierge Marie pour l'associer à sa très-pure génération, lui inspira
l'amour de la virginité
1 Psal. CIX, 1; Matth.,
XXII, 43, 44. — 2 Psal. CIX, 3— 3 Luc., I, 33.—
4 Psal. XLIV, 7; Hebr., I,
3. — 5 Galat., VI, 9.
202
dans un degré si éminent, que non-seulement elle en fit le
vœu, mais encore que, quoique l'ange lui eût dit du Fils qu'elle devait
concevoir, elle ne voulut point acheter l'honneur d'en être la mère au prix de
sa virginité.
Elle répond donc à l'ange : «
Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d'homme (1), »
c'est-à-dire j'ai résolu de n'en point connaître? Cette résolution marque dans
Marie un goût exquis de la chasteté, et dans un degré si éminent qu'elle est à
l'épreuve, non-seulement de toutes les promesses des hommes, mais encore de
toutes celles de Dieu. Que pouvait-il promettre de plus grand que son Fils en
la même qualité qu'il le possède lui-même, c'est-à-dire en la qualité de Fils?
Elle est prête à le refuser, s'il lui faut perdre sa virginité pour l'acquérir.
Mais Dieu à qui cet amour acheva pour ainsi dire de gagner le cœur, lui fit dire
par son ange : « Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut
vous couvrira (2) : » Dieu même vous tiendra lieu d'époux : il s'unira à votre
corps : mais il faut pour cela qu'il soit plus pur que les rayons du soleil : le
très-pur ne s'unit qu'à la pureté ; il conçoit son fils seul sans partager sa
conception avec un autre : il ne veut, quand il le fait naître dans le temps, le
partager qu'avec une vierge, ni souffrir qu'il ait deux pères. Virginité , quel
est votre prix ! vous seule pouvez faire une mère de Dieu ; mais on vous estime
encore plus qu'une si haute dignité.
« Le
Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira ; et
c’est pourquoi la chose sainte qui naîtra en vous, sera nommée le Fils de Dieu
(3). Qui nous racontera sa génération (4)? » Elle est inexplicable et
inénarrable. Ecoutons néanmoins ce que l'ange nous en raconte par ordre de Dieu
: « La vertu du Très-Haut vous couvrira. » Le Très-Haut, le Père céleste étendra
en vous sa génération éternelle : il produira son Fils dans votre sein : il y
composera de votre sang un corps si pur, que son Saint-Esprit sera seul capable
de le former : en même temps ce divin Esprit y inspirera une âme , qui n'ayant
que lui pour auteur sans le concours d'aucune autre cause, ne peut être que
sainte : cette âme et ce corps, par l'extension de la vertu générative de Dieu,
1 Luc., I, 34. — 2 Ibid.,
35. — 3 Luc., I, 35. — 4 Isa., LIII, 8.
203
seront unis à la personne du Fils de Dieu, et dorénavant ce
qu'on appellera le Fils de Dieu sera ce tout composé du Fils de Dieu et de
l'homme. Ainsi « ce qui sortira de votre sein , sera » proprement et
véritablement « appelé le Fils de Dieu. » Ce sera aussi « une chose sainte » par
sa nature : « sainte » non d'une sainteté dérivée et accidentelle, mais
substantivement : Sanctum : ce qui ne peut convenir qu'à Dieu, qui seul
est une chose sainte par nature. Et comme cette chose sainte, qui est le Verbe
et le Fils de Dieu , s'unira personnellement et ce qui sera formé de votre sang
et l’âme qui y sera unie selon les lois éternelles imposées à toute la nature
par son Créateur, ce tout, ce composé divin sera tout ensemble et le Fils de
Dieu et le vôtre.
Voilà donc une nouvelle dignité
créée sur la terre : c'est la dignité de mère de Dieu, qui enferme de si grandes
grâces, qu'il ne faut ni tenter ni espérer de les comprendre par sa pensée. La
parfaite virginité de corps et d'esprit fait partie d'une dignité si éminente.
Car si la concupiscence, qui depuis le péché originel est inséparablement
attachée à la conception des hommes lorsqu'elle se fait à la manière ordinaire,
s'était trouvée en celle-ci, Jésus-Christ aurait dû naturellement contracter
cette souillure primitive , lui qui venait pour l'effacer : il fallait donc que
Jésus-Christ fût fils d'une vierge, et qu'il fût conçu du Saint-Esprit. Ainsi
donc Marie demeure vierge, et devient mère : Jésus-Christ n'appellera de père
que Dieu : mais Dieu veut qu'il ait une mère sur la terre.
Chastes mystères du
christianisme, qu'il faut être purs pour vous entendre ! Mais combien plus le
faut-il être pour vous exprimer dans sa vie par la sincère pratique des vérités
chrétiennes !
Nous ne sommes plus de la terre
, nous dont la foi est si haute ; « et notre conversation est dans les cieux
(1). »
1 Philip., III, 20.
206
anges, pour être unie au Père éternel, pour produire le
même Fils que lui : il fallait aussi être disposée par la même pureté à recevoir
la vertu d'en haut et le Saint-Esprit survenant : cette haute résolution de
renoncer à jamais à toute la joie des sens, comme si on était sans corps, c'est
ce qui fait une vierge, et qui préparait sur la terre une mère au Fils de Dieu.
Mais tout cela, ce n'était rien sans l'humilité. Les mauvais anges étaient
chastes; mais avec toute leur chasteté, parce qu'ils étaient superbes, Dieu les
a repoussés jusqu'aux enfers. Il fallait donc que Marie fût humble, autant que
ces rebelles ont été superbes : et c'est ce qui lui fait dire ? « Je suis la
servante du Seigneur (1). » Il ne fallait rien moins pour la faire mère. Mais la
dernière disposition était la foi. Car il fallait concevoir le Fils de Dieu dans
son esprit avant que de le concevoir dans son corps : et cette conception dans
l'esprit était l'ouvrage de la seule foi : « Qu'il me soit fait selon votre
parole. » Par là donc cette parole entra dans la sainte Vierge comme une semence
céleste, et la recevoir en soi, qu'était-ce autre chose que de concevoir le
Verbe en esprit?
Ayons donc une ferme foi, et
espérons tout de la bonté et de la promesse divine : le Verbe s'incorporera à
nous ; et par cette espèce d'incarnation nous participerons à la dignité de la
mère de Dieu, conformément à cette sentence du Sauveur : « Celui qui écoute la
parole de Dieu est mon frère, ma sœur et ma mère (2). » Tel est donc le
fondement de la gloire de la sainte Vierge. La suite développera d'autres effets
de la prédestination de cette vierge, mère de Dieu ; et ce seront les effets du
Verbe de Dieu en elle et en nous. Mais avant que de contempler les effets d'un
si saint auteur, il faut auparavant en contempler la grandeur en elle-même.
Où vais-je me perdre? dans
quelle profondeur? dans quel abîme? Jésus-Christ avant tous les temps peut-il
être l'objet de nos
1 Luc., I, 38.— 2 Ibid.,
VIII, 21.
207
connaissances? Sans doute, puisque c'est à nous qu'est
adressé l'Evangile. Allons, marchons sous la conduite de l'aigle des
évangélistes, du bien-aimé parmi les disciples, d'un autre Jean que
Jean-Baptiste, de Jean «enfant du tonnerre (1), » qui ne parle point un langage
humain, qui éclaire, qui tonne, qui étourdit, qui abat tout esprit créé sous
l'obéissance de la foi, lorsque par un rapide vol fendant les airs, perçant les
nues, s'élevant au-dessus des anges, des vertus, des chérubins et des séraphins,
il entonne par ces mots : « Au commencement était le Verbe (2). » C'est par où
il commence à faire connaître Jésus-Christ. Hommes, ne vous arrêtez pas à ce que
vous voyez commencer dans l'annonciation de Marie : dites avec moi : « Au
commencement était le Verbe. » Pourquoi parler du commencement, puisqu'il s'agit
de celui qui n'a point de commencement? C'est pour dire, qu'au commencement, dès
l'origine des choses, il était : il ne commence pas : il était : on ne le créait
pas, on ne le faisait pas : il était. Et qu'était-il? Qu'était celui qui sans
être fait et sans avoir de commencement, quand Dieu commença tout, était déjà?
Etait-ce une matière confuse que Dieu commençait à travailler, à mouvoir, à
former? Non : ce qui était au commencement « était le Verbe, » la parole
intérieure, la pensée, la raison, l'intelligence, la sagesse, le discours
intérieur : sermo : discours sans discourir, où l'on ne tire pas une
chose de l'autre par raisonnement : mais discours où est substantiellement toute
vérité, et qui est la vérité même.
Où suis-je? Que vois-je?
Qu'entends-je? Tais-toi, ma raison : et sans raison, sans discours, sans images
tirées des sens, sans paroles formées par la langue, sans le secours d'un air
battu ou d'une imagination agitée, sans trouble, sans effort humain, disons au
dedans, disons par la foi avec un entendement, mais captivé et assujetti : « Au
commencement, » sans commencement, avant tout commencement, au-dessus de tout
commencement, « était » celui qui est et qui subsiste toujours : « le Verbe, »
la parole, la pensée éternelle et substantielle de Dieu.
« Il était, » il subsistait,
mais non comme quelque chose détachée de Dieu : car « il était en Dieu (3). » Et
comment expliquerons-
1 Marc., III, 17. — 2 Joan.,
I, 1. — 3 Ibid., 2.
208
nous : « être en Dieu, » est-ce y être d'une manière
accidentelle, comme notre pensée est en nous? Non : le Verbe n'est pas en Dieu
de cette sorte. Comment donc ? Comment expliquerons-nous ce que dit notre aigle,
notre évangéliste? «Le Verbe était chez Dieu : » apud Deum : pour dire
qu'il n'était pas quelque chose d'inhérent à Dieu, quelque chose qui affecte
Dieu, mais quelque chose qui demeure en lui comme y subsistant, comme étant en
Dieu une personne, et une autre personne que ce Dieu en qui il est. Et cette
personne était une personne divine : elle « était Dieu (1). » Comment Dieu?
Etait-ce Dieu sans origine? Non : car ce Dieu est Fils de Dieu : est Fils
unique, comme saint Jean l'appellera bientôt : « Nous avons, dit-il, vu sa
gloire comme la gloire du Fils unique (2). » Ce Verbe donc qui est en Dieu, qui
demeure en Dieu, qui subsiste en Dieu, qui en Dieu est une personne sortie de
Dieu même et y demeurant; toujours produit; toujours dans son sein, ainsi que
nous le verrons sur ces paroles : Unigenitus qui est in sinu Patris : «
Le Fils unique qui est dans le sein du Père (3). » Il en est produit, puisqu'il
est Fils : il y demeure, parce qu'il est la pensée éternellement subsistante.
Dieu comme lui ; carie Verbe était Dieu : Dieu en Dieu, Dieu de Dieu, engendré
de Dieu, subsistant en Dieu : « Dieu » comme lui, « au-dessus de tout, béni aux
siècles des siècles. » Amen. Il est ainsi, dit saint Paul (4).
Ah ! je me perds, je n'en puis
plus : je ne puis plus dire qu' Amen : « il est ainsi : » mon cœur dit : « Il
est ainsi : » Amen. Quel silence! quelle admiration! quel étonnement! quelle
nouvelle lumière ! mais quelle ignorance ! Je ne vois rien, et je vois tout ! Je
vois ce Dieu qui était au commencement, qui subsistait dans le sein de Dieu; et
je ne le vois pas. Amen : « il est ainsi. » Voilà tout ce qui me reste de tout
le discours que je viens de faire, un simple et irrévocable acquiescement par
amour, à la vérité que la foi me montre. Amen, amen, amen. Encore une
fois : amen. A jamais amen.
209
« Le Verbe au commencement était
» subsistant « en Dieu (1). » Remontez au commencement de toutes choses :
poussez vos pensées le plus loin que vous pouvez : allez au commencement du
genre humain : « il était, » hoc erat (2). Allez au premier jour, lorsque
Dieu dit : « Que la lumière soit » : « il était : » hoc erat. Remontez
avant tous les jours au-dessus de ce premier jour, lorsque tout était confusion
et ténèbres : hoc erat, «il était : » lorsque les anges furent créés dans
la vérité, en laquelle Satan et ses sectateurs ne demeurèrent point, « il était
: » hoc erat. « Au commencement, » avant tout ce qui a pris commencement,
hoc erat : il était seul en son Père, auprès de son Père, au sein de son
Père : « il était, » et qu'était-il? qui le pourrait dire? « qui nous racontera,
» qui nous expliquera « sa génération (3) ? Il était : » car comme son Père il
est «celui qui est (4) : » il est le parfait : il est l'existant, le subsistant,
et l'être même. Mais qu'était-il? qui le sait? On ne sait rien autre chose,
sinon « qu'il était; » c'est-à-dire « qu'il était : » mais qu'il était engendré
de Dieu, subsistant en Dieu; c'est-à-dire qu'il était Dieu et qu'il était Fils.
Où voyez-vous qu'il était? «
Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n'a été fait de tout ce
qui a été fait. » Concevons, si nous pouvons, la différence de celui qui était
d'avec tout ce qui a été fait. Etre celui qui était et par qui tout a été fait,
et être fait : quelle immense distance de ces deux choses ! Etre et faire, c'est
ce qui convient au Verbe ; « être fait, » c'est ce qui convient à la créature.
Il était donc comme celui par qui devait être fait tout ce qui a été fait, et
sans qui rien n'a été fait de tout ce qui a été fait: quelle force, quelle
netteté pour exprimer clairement que tout est fait par le Verbe! Tout par lui,
rien sans lui : que reste-t-il au langage humain pour exprimer que le Verbe est
le créateur de
1 Joan., I, 2. — 2 Ibid.,
1. — 3 Isa., LIII, 8. — 4 Exod., III, 14.
210
tout, ou ce qui est la même chose, que Dieu est le créateur
de tout par le Verbe? Car il est créateur de tout, non point par étroit, mais
par un simple commandement et par sa parole, comme il est écrit dans la Genèse
(1), et conformément à ce verset de David : « Il a dit, et tout a été fait : il
a commandé, et tout a été créé (2). »
N'entendons donc point par ce «
par, » quelque chose de matériel et de ministériel : «Tout a été fait par le
Verbe, » comme tout être intelligent agit et fait ce qu'il fait par sa raison,
par sa pensée, par sa sagesse. C'est pourquoi s'il est dit ici que «Dieu fait
tout par son Verbe, » qui est sa sagesse et sa pensée, il est dit ailleurs que «
la sagesse éternelle qu'il a engendrée en son sein, et qui a été conçue et
enfantée avant les collines, est avec lui, avec lui ordonne et arrange tout, se
joue en sa présence, et se délecte par la facilité et variété de ses desseins et
de ses ouvrages (3). » Ce qui a fait dire à Moïse que « Dieu vit ce qu'il avait
fait » par son commandement qui est son Verbe, qu'il en fut content et « vit
qu'il était bon et très-bon (4). » Où vit-il cette bonté des choses qu'il avait
faites, si ce n'est dans la bonté même de la sagesse et de la pensée où il les
avait destinées et ordonnées? C'est pourquoi aussi il est dit « qu'il a possédé,
» c'est-à-dire qu'il a engendré, qu'il a conçu, qu'il a enfanté « sa sagesse, »
en laquelle il a vu et ordonné « le commencement de ses voies (5) : il s'est
délecté en elle, il en a fait son plaisir : » et cette éternelle sagesse, pleine
de bonté, et infiniment bienfaisante , a fait son plaisir, ses délices d'être,
de converser avec les hommes. Ce qui s'est accompli parfaitement, lorsque le
Verbe s'est fait homme, « s'est fait chair, » s'est incarné, et « qu'il a fait
sa demeure au milieu de nous (6). »
Délectons-nous donc aussi dans
le Verbe, dans la pensée, dans la sagesse de Dieu : écoutons la parole, qui nous
parle dans un profond et admirable silence. Prêtons-lui l'oreille du cœur :
disons-lui comme Samuel : « Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute
(7): «aimons la prière, la communication, la familiarité avec Dieu : qui sera
celui qui s'imposant silence à soi-même et à tout ce qui n'est pas Dieu,
laissera doucement écouler son cœur vers
1 Genes., I, 3, 6 et seq.
— 2 Psal. XXXII, 9.— 3 Prov., VIII, 22, 23 et seq. — 4
Genes., I, 18, 21, 25, 31.— 5 Prov., VIII, 22.— 6 Joan.,
I, 14.— 7 I Reg., III, 18.
211
le Verbe, vers la sagesse éternelle, surtout depuis « qu'il
s'est fait homme, et qu'il a établi sa demeure au milieu de nous, » en
nous-mêmes, in nobis, dans ce qu'il y a en nous de plus intime, selon ce
qui est écrit : « Il a enseigné la sagesse à Jacob son serviteur et à Israël son
bien-aimé. Après il a été vu sur la terre, et a conversé avec les hommes (1).
Que de vertus doivent naître de
ce commerce avec Dieu et avec son Verbe? Quelle humilité! quelle abnégation de
soi-même! quel dévouement! quel amour envers la vérité! quelle cordialité!
quelle candeur! Que notre discours soit en simplicité et sans faste : «Cela est,
cela n'est pas (2) ; » et que nous soyons vrais en tout, puisque « la vérité a
établi sa demeure en nous (3). »
« En lui était la vie : et la
vie était la lumière des hommes (4) : » On appelle vie dans les plantes croître,
pousser des feuilles, des boutons, des fruits. Que cette vie est grossière !
qu'elle est morte ! On appelle vie voir, goûter, sentir, aller deçà et delà,
comme on est poussé. Que celte vie est animale et muette ! On appelle vie
entendre, connaître, se connaître soi-même, connaître Dieu, le vouloir, l'aimer,
vouloir être heureux en lui, l'être par sa jouissance : c'est la véritable vie.
Mais quelle en est la source? Qui est-ce qui se connaît, qui s'aime soi-même et
qui jouit de soi-même, si ce n'est le Verbe? En lui donc était la vie : mais
d'où lui vient-elle, si ce n'est de son éternelle et vive génération? Sorti
vivant d'un Père vivant, dont il a lui-même prononcé : «Comme le Père a la vie
en soi, il a aussi donné à son Fils d'avoir la vie en soi (5) : » il ne lui a
pas donné la vie comme tirée du néant : il lui a donné la vie de sa vive et
propre substance : et comme il est source de vie, il a donné à son Fils d'être
une source de vie. Aussi cette vie de
1 Baruch., III, 37, 38. — 2
Matth., V, 37. — 3 I Joan., IV, 12. — 4 Joan., 1, 4. — 5
Ibid., V, 26.
212
l'intelligence est « la lumière qui éclaire tous les hommes
» : c'est de la vie de l'intelligence, de la lumière du Verbe qu'est sortie
toute intelligence et toute lumière.
Cette lumière de vie a lui dans
le ciel, dans la splendeur des saints, sur les montagnes, sur les esprits
élevés, sur les anges: mais elle a voulu aussi luire parmi les hommes, qui s'en
étaient retirés. Elle s'en est approchée ; et afin de les éclairer, elle leur a
porté le flambeau jusqu'aux yeux par la prédication de l'Evangile. Ainsi « la
lumière luit parmi les ténèbres : et les ténèbres ne l'ont pas comprise (1). Un
peuple qui habitait dans les ténèbres a vu une grande lumière : la lumière s'est
levée sur ceux qui étaient assis dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort
(2). »
« La lumière a lui dans les
ténèbres, et les ténèbres ne l'ont pas comprise. » Les âmes superbes n'ont pas
compris l'humilité de Jésus-Christ. Les âmes aveuglées par leurs passions n'ont
pas compris Jésus-Christ, qui n'avait en vue que la volonté de son Père. Les
aines curieuses, qui veulent voir pour le plaisir de voir et de connaître, et
non pas pour régler leurs mœurs et mortifier leurs cupidités, n'ont rien compris
en Jésus-Christ, «qui a commencé par faire» et qui après « a enseigné (3) » Les
malheureux mortels « ont voulu se réjouir par la lumière (4) » et non pas
laisser embraser leurs cœurs « du feu que Jésus-Christ venait allumer (5). » Les
âmes intéressées , toutes enveloppées dans elles-mêmes, n'ont pas compris
Jésus-Christ, ni le précepte céleste de se renoncer soi-même. « La lumière est
venue, et les ténèbres n'y ont rien compris : » mais la lumière du moins
l'a-t-elle compris? Ceux qui disaient : « Nous voyons (6), et qui s'aveuglaient
eux-mêmes parleur présomption, ont-ils mieux compris Jésus-Christ? Non, les
prêtres ne l'ont pas compris : les pharisiens ne l'ont pas compris : les
docteurs de la loi ne l'ont pas compris : Jésus-Christ leur a été une énigme :
ils n'ont pu souffrir la vérité qui les humiliait, les reprenait, les condamnait
: et à leur tour ils ont condamné, ils ont tourmenté, contredit, crucifié la
vérité même. Le comprenons-nous, nous qui nous disons ses disciples, et qui
1 Joan. I, 5. — 2 Matth., IV, 16.
— 3 Ad., I, 1. — 4 Joan., V, 33. — 5 Luc., XII, 49. — 6 Joan., IX, 39-41.
213
cependant voulons plaire aux hommes, nous plaire à
nous-mêmes, qui sommes des hommes, et des hommes si corrompus? Humilions-nous,
et disons: La lumière luit encore tous les jours dans les ténèbres par la foi et
par L'Evangile : mais les ténèbres n'y ont rien compris, et Jésus-Christ ne
trouve point d'imitateurs.
Il y a, dans ce verset de saint
Jean une variété de ponctuation qui se trouve, non-seulement dans nos
exemplaires, mais encore dans ceux des Pères. Plusieurs d'eux ont lu : « Ce qui
a été fait était vie en lui : » Quod factum est in ipso vita erat (1).
Recevons toutes les lumières que l'Evangile nous présente. Nous voyons ici que
tout, et même les choses inanimées qui n'ont point de vie en elles-mêmes,
étaient vie dans le Verbe divin par son idée et par sa pensée éternelle.
Ainsi un temple, un palais, qui
n'est qu'un amas de bois et de pierres où rien n'est vivant, est quelque chose
de vivant dans l'idée et dans le dessein de son architecte. Tout est donc vie
dans le Verbe, qui est l'idée sur laquelle le grand architecte a fait le monde.
Tout y est vie, parce que tout y est sagesse : tout y est sagesse, parce que
tout y est ordonné et mis en son rang. L'ordre est une espèce de vie de
l'univers : celte vie est répandue sur toutes ses parties; et leur
correspondance mutuelle entre elles et dans tout leur tout, est comme l'âme et
la vie du monde matériel, qui porte l'empreinte de la vie et de la sagesse de
Dieu.
Apprenons à regarder toutes choses en ce bel endroit, où «
tout est vie : » accoutumons-nous à rapporter tout ce qui arrive à sa source :
tout est ordonné de Dieu : tout est vie, tout est sagesse de ce côté-là : dans
tous les biens et dans tous les maux qui nous arrivent , disons : Tout est animé
par la sagesse de Dieu : rien ne vient au hasard : le péché même, qui en soi est
incapable de règle,
1 Joan., I. 3, 4.
214
puisqu'il est le dérèglement essentiel, et qui par cette
raison ne peut venir de l'ordre de Dieu ni de sa sagesse, par sa sagesse est
réduit à l'ordre quand il est joint avec le supplice, et que Dieu, malgré le
péché et son énorme et infinie laideur, en tire le bien qu'il veut.
Régnez, ô Verbe, « en qui tout
est vie, » régnez sur nous : tout aussi est vie en nous à notre manière : les
choses inanimées que nous voyons, lorsque nous les concevons, deviennent vie
dans notre intelligence : c'est vous qui l'avez imprimée en nous, et c'est un
des traits de votre divine ressemblance, de votre image à laquelle vous nous
avez faits. Elevons-nous à notre modèle : croyons que tout ce que Dieu fait et
tout ce qu'il permet, c'est par sagesse et par raison qu'il le fait et qu'il le
permet : agissons aussi en tout avec sagesse, et croyons que notre sagesse est
d'être soumis à la sienne.
« Il y eut un homme envoyé de
Dieu, de qui le nom était Jean (1). » Ce commencement de l'évangile de saint
Jean est comme une préface de cet évangile, et un abrégé mystérieux de toute son
économie. Toute l'économie de l'Evangile est que le Verbe est Dieu
éternellement, que dans le temps il s'est fait homme, que les uns ont cru en lui
et les autres non, et que ceux qui y ont cru sont enfants de Dieu par la foi, et
que ceux qui ne croient pas n'ont à imputer qu'à eux-mêmes leur propre malheur.
Car Jésus-Christ, qui est venu parmi les ténèbres, y a apporté avec lui dans ses
exemples, dans ses miracles et dans sa doctrine, une lumière capable de dissiper
cette nuit. Non content de cette lumière, comme les hommes avec leur infirmité
n'auraient pu envisager cette lumière en elle-même, Dieu, pour ne rien omettre
et afin que rien ne manquât à leurs faibles yeux pour les préparer à profiter de
la
1 Joan., I, 6.
215
lumière que Dieu leur offrait et les y rendre attentifs, a
envoyé Jean-Baptiste qui n'étant pas la lumière, l'a montrée aux hommes en
disant : « Voilà l'agneau de Dieu : » voilà « celui que ma voix précède : celui
qui est plus grand que moi, et de qui je ne suis pas digne de délier les
souliers (1). » Toute bonne pensée qui nous sauve, a toujours son précurseur. Ce
n'est point une maladie, une perte, une affliction qui nous sauve par elle-même
: c'est un précurseur de quelque chose de mieux. Le monde me méprisera, on ne
m'honorera pas autant que ma vanité le désire : je le méprise, je m'en dégoûte :
ce dégoût est le précurseur de l'attrait céleste qui m'unit à Dieu. Cette
profonde mélancolie où je suis jeté je ne sais comment, est un précurseur qui me
prépare à la lumière : viendra tout à coup le trait divin , qui préparé de cette
manière fera son effet. Les terreurs des jugements de Dieu, qui me persécutent
nuit et jour, sont un autre, précurseur : c'est Jean qui crie dans le désert :
Venez, Jésus; venez dans mon âme et tirez-la après vous par un chaste et fidèle
amour.
« La véritable lumière qui
éclaire tout homme venant au monde, était » au milieu de nous, mais sans y être
aperçue. « Il était au milieu du monde , » celui qui était cette lumière, « et
le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a pas connu. Il est venu chez soi,
» dans son propre bien, « et les siens ne l'ont pas reçu (2). » Les siens ne
l'ont pas reçu : en un autre sens, les siens l'ont reçu: les siens, qu'il avait
touchés d'un certain instinct de grâce , l'ont reçu. Les pêcheurs qu'il appela,
quittèrent tout pour le suivre : un publicain le suivit à la première parole:
tous les humbles l'ont suivi, et ce sont là vraiment les siens. Les superbes,
les faux sages, les pharisiens, sont à lui par la création; car il les a faits ,
et il a fait comme créateur ce monde incrédule qui n'a pas voulu le connaître.
1 Joan., I, 27, 29. — 2 Ibid., 9-11.
216
O Jésus ! je serais comme eux si vous ne m'aviez converti.
Achevez : tirez-moi du monde que vous avez fait, mais dont vous n'avez point
fait la corruption : tout y est curiosité, avarice, « concupiscence des yeux, »
impureté et « concupiscence de la chair, » et « orgueil de la vie (1) ; »
orgueil dont toute la vie est infectée. O Jésus, envoyez-moi un de vos célestes
« pêcheurs (2), » qui me tire de cette mer de corruption, et me prenne dans vos
filets par votre parole.
« Il a donné à tous ceux qui
l'ont reçu pouvoir d'être faits enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom
(3). » Croire au nom de Jésus-Christ, c'est le reconnaître pour le Christ, pour
le Fils de Dieu, pour son Verbe qui était devant tous les temps et qui s'est
fait homme. Etre prêt à son seul nom et pour la seule gloire de ce nom sacré, de
tout faire, de tout entreprendre, de tout souffrir : voilà ce que c'est que
croire au nom de Jésus-Christ. « Il a donné pouvoir à ceux qui y croient d'être
faits enfants de Dieu : » admirable pouvoir qui nous est donné ! il faut que
nous concourions à cette glorieuse qualité d'enfants de Dieu par le pouvoir qui
nous est donné de le devenir. Et comment y concourons-nous, si ce n'est par la
pureté et simplicité de notre foi ? Par ce pouvoir il nous est donné de devenir
enfants de Dieu par la grâce, en attendant que nous le devenions par la gloire,
et que nous soyons « enfants de Dieu, étant enfants de résurrection, » comme dit
le Sauveur lui-même ! Portons donc dignement le nom d'enfants de Dieu : portons
le nom du Christ : soyons des chrétiens dignes de ce nom : souffrons tout pour
le porter dignement : « Que personne parmi nous ne souffre comme injuste, comme
médisant, comme voleur ou de la réputation du prochain ou de ses biens : » mais
si nous souffrons comme chrétiens pour la gloire du nom de Jésus, si
1 I Joan., II, 16. — 2 Matth.,
IV, 19. — 3 Joan., I, 12. — 4 Luc., XX, 36.
217
nous souffrons à ce titre, nous sommes heureux.
Glorifions-nous en ce nom (1) : » portons courageusement, mais en même temps
humblement, toute « la persécution » que le monde fait « à ceux qui veulent
vraiment être vertueux (2) : » soyons doux, et non pas fiers parmi ces
souffrances : n'étalons point un courage hardi et superbe, mais disons avec
saint Paul : « Je puis tout en celui qui me fortifie (3). » C'est ce que doivent
faire ceux à qui il a donné ce pouvoir céleste de devenir ses enfants.
« Ils ne sont point nés du sang,
ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu (4). »
Quoiqu'il nous ait donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, et que nous
concourions à notre génération par la foi, dans le fond pourtant elle vient de
Dieu, qui met en nous cette céleste semence de sa parole, non de celle qui
frappe les oreilles, mais de celle qui s'insinue secrètement dans les cœurs.
Ouvrons-nous donc à cette parole, dès qu'elle commence à se faire sentir; dès
qu'une suavité, une vérité, un goût, un instinct céleste commence en nous ; et
que nous sentons quelque chose qui veut être supérieur au monde et nous inspirer
tout ensemble et le dégoût de ce qui passe et qui n'est pas, et le goût de ce
qui ne passe point et qui est toujours. Laissons-nous conduire ; secondons ce
doux effet que Dieu fait en nous pour nous attirer à lui.
Ce n'est point en suivant la
chair et le sang que nous concevrons ces chastes désirs : ce n'est point par le
mélange du sang, par le commerce de la chair, par sa volonté et par ses désirs,
ni par la volonté de l'homme, que nous devenons enfants de Dieu : notre
naissance est une naissance virginale, et Dieu seul nous fait naître de nouveau
comme ses enfants.
Disons donc avec saint Paul « que quand il a plu à celui
qui m'a
1 I Petr., IV, 15; 16. — 2 II
Timoth., III, 12. — 3 Philip., IV, 13. — 4 Joan., I, 13
218
séparé du monde, incontinent je n'ai plus acquiescé à la
chair et au sang (1) : » je me suis détaché des sens et de la nature
incontinent. « Incontinent : la grâce ne peut souffrir de retardement : elle se
retire des aines Languissantes et paresseuses : l'épouse fait la sourde à sa
voix, et tarde à se lever pour lui ouvrir : elle court pourtant à la fin (2) : »
il n'est plus temps, il s'est retiré rapide dans sa fuite autant qu'il était vif
dans sa poursuite. « Tirez-moi, et nous courrons (3) : » dès la première touche,
il faut courir et ne languir jamais dans notre course.
Après avoir proposé toutes ces
grâces des nouveaux enfants que la foi en Jésus-Christ donne à Dieu, saint Jean
retourne à la source d'un si grand bienfait : « Et le Verbe a été fait chair, et
il a habité parmi nous, et y a fait sa demeure, et nous avons vu sa gloire comme
la gloire du Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité (4). » Pour nous
faire devenir enfants de Dieu, il a fallu que son Fils unique se fit homme :
c'est par le « Fils unique » et naturel que nous devions recevoir l'esprit
d'adoption : cette nouvelle filiation qui nous est venue, n'a pu être qu'un
écoulement et une participation de la filiation véritable et naturelle. Le Fils
est venu à nous, et nous avons vu sa gloire : « Il était la lumière, » et
c'est par l'éclat et le rejaillissement de cette lumière que nous avons été
régénérés : « il était la lumière qui éclaire tout homme qui vient au monde : »
il éclaire jusqu'aux enfants qui viennent au monde, en leur communiquant la
raison, qui tout offusquée qu'elle est, est néanmoins une lumière et se
développera avec le temps.
Mais voici une autre lumière par
laquelle il vient encore éclairer le monde: c'est celle de son Evangile qu'il
offre encore à tout
1 Galat., I, 15, 16. — 2 Cant.,
V, 2, 3, 5, 6. — 3 Ibid., I, 3. — 4 Joan., I, 14.
219
le monde, et jusqu'aux enfants qu'il éclaire par son
baptême : et quand il nous régénère et nous fait enfants de Dieu, que fait-il
autre chose que de faire naître sa lumière dans nos cœurs, par laquelle nous le
voyons plein de grâce et de vérité : de grâce par ses miracles, de vérité par sa
parole; de grâce et de vérité par l'un et par l'autre? Car sa grâce qui nous
ouvre les yeux, précède en nous la vérité qui les contente. « Dieu, qui par son
commandement a fait sortir la lumière des ténèbres, a rayonné dans nos cœurs
pour nous faire voir la clarté de la science de Dieu sur la face de Jésus-Christ
(1). » Nous sommes donc enfants de Dieu, parce que nous sommes enfants de
lumière. Marchons comme enfants de lumière : ne désirons point la vaine gloire,
ni la pompe trompeuse de l'ambition : tout y est faux, tout y est ténèbres : le
monde qui nous veut plaire n'a point de grâce : Jésus-Christ seul, « plein de
grâce et de vérité (2), » sait remplir les cœurs, et seul les doit attirer : «
la grâce est répandue sur ses lèvres et sur ses paroles (3) : » tout plaît en
lui jusqu'à sa croix : car c'est là qu'éclate son obéissance, sa munificence, sa
grâce, sa rédemption, son salut. Tout le reste est moins que rien. Jésus-Christ
seul est « plein de grâce et de vérité : » c'est pour nous qu'il en est plein,
et tous « nous recevons tout de sa plénitude (4). »
Après avoir lu attentivement le
commencement admirable de l'évangile de saint Jean, comme un abrégé mystérieux
de toute l'économie de l'Evangile, faisons une réflexion générale sur cette
théologie du disciple bien-aimé. Tout se réduit à bien connaître ce que c'est
que « être, » et ce que c'est que « être fait. »
Etre, c'est ce qui convient au
Verbe avant tous les temps : « Au commencement il était, et il était »
subsistant « en Dieu, et il était Dieu (5). » Il n'est pas Dieu par une impropre
communication d'un
1 II Cor., XV, 6. — 2 Joan.,
I, 14. — 3 Psal. XLIV, 3; Luc, IV, 22. — 4 Joan., I, 16. —
5 Ibid., I, 1.
220
si grand nom, comme ceux à qui il est dit : « Vous êtes des
dieux et les enfants du Très-Haut (1). » Ceux-là ont été faits dieux par celui
qui les a faits rois, qui les a faits juges, qui enfin les a faits saints. Si
Jésus-Christ n'était Dieu qu'en cette sorte, il serait fait Dieu, comme il est
fait homme; mais non : saint Jean ne dit pas une seule fois qu'il ait été fait
Dieu. Il « l'était, » et « dès le commencement, » avant tout commencement, « il
était Verbe, » et comme tel « il était Dieu. Tout a été fait par lui (2) : » le
mot de « être fait, » commence à paraître quand on parle des créatures : mais
auparavant ce qui était n'a pas été fait, puisqu'il était avant tout ce qui a
été fait. Et voyez combien on répète cet « être fait : Par lui a été fait tout
ce qui a été fait, et sans lui rien n'a été fait de ce qui a été fait : » on
répète autant de fois de la créature qu'elle « a été faite, » qu'on avait répété
du Verbe que « il était. » Après cela on revient au Verbe : « En lui, dit-on,
était la vie (3) : » elle n'a pas été faite en lui : elle y était comme la
divinité y était aussi. Et ensuite : « La lumière était qui illumine tout homme
(4) : » le Fils de Dieu n'a pas été fait lumière ni vie : « En lui était la vie
et il était la lumière. » Jean-Baptiste « n'était pas la lumière (5) : » il
recevoit sa lumière de Jésus-Christ, mais Jésus-Christ était la lumière même. Et
quand les hommes sont devenus enfants de Dieu, n'est-il pas dit expressément «
qu'ils ont été faits enfants de Dieu (6)? » Mais est-il dit de même que le Fils
unique a été fait Fils unique? Non : il était Fils unique, et la sagesse
engendrée et conçue dans le sein du Père, dès qu'il était Verbe; et il n'a point
été fait Fils, puisqu'il est tiré, non point du néant, mais de la propre
substance éternelle et immuable de son Père.
Il n'y a donc rien en lui avant
tous les temps qui ait été fait, ni qui l'ait pu être : mais dans le temps
qu'a-t-il été fait? « Il a été fait chair (7) : » il s'est fait homme. Voilà
donc où il commence à être fait, quand il s'est fait une créature : dans tout le
reste, « il était, » et voilà ce qu'il « a été fait. » De même pour bégayer à
notre mode et nous servir d'un exemple humain, que si l'on disait de quelqu'un :
Il était noble, il était né gentilhomme, et il a
1 Psal. LXXXI, 6. — 2 Joan.,
I, 3. — 3 Ibid., 4. — 4 Ibid., 9. — 5 Ibid., 8. — 6
Ibid., 12.— 7 Ibid., 14.
221
été fait duc, il a été fait maréchal de France, on voit là
ce qu'il était naturellement, et ce qu'il a été fait par la volonté du prince.
Ainsi en tremblant et en bégayant comme des hommes, nous disons du Verbe qu'il
était Verbe, qu'il était Fils unique, qu'il était Dieu et qu'il a été fait :
Dieu dans l'éternité, homme dans le temps. Et ensuite saint Pierre dit : « Dieu
l'a fait Seigneur et Christ (1). » Quant à sa résurrection , son Père lui a «
donné la toute-puissance dans le ciel et dans la terre (2) : » alors il a été
fait Seigneur et Christ. Et s'il n'était Dieu qu'en ce sens, il aurait aussi été
fait Dieu : mais non ; « il était Dieu, et il a été fait homme ; » et en sa
nature humaine élevée et glorifiée, « il a été fait Seigneur et Christ : » il a
été fait sauveur et glorificateur de tous les hommes.
Ce langage est suivi partout : «
Celui qui est venu après moi, » dit saint Jean-Baptiste , et que j'ai dû
précéder en ma qualité de son précurseur, « a été fait et a été mis devant moi,
et m'a été préféré (3). » Sa gloire a tout à coup été faite plus grande que la
mienne : en ce sens ,« il a été fait devant moi : » mais pourquoi? « Parce qu'il
était devant moi » et sa gloire avant tous les temps au-dessus de toute la
mienne et de toute gloire créée. Voyez : entendez : il était naturellement plus
grand que Jean, et c'est pourquoi il lui a été préféré : ce qui est une chose
qui a été faite ; mais qui n'aurait point été faite , si en effet Jésus-Christ
selon sa divinité n'était plus que Jean , et qu'ainsi il lui fallait une gloire
conforme à ce qu'il était.
Et Jésus-Christ, que dit-il de
lui-même? « Avant qu'Abraham fût fait, je suis (4) « Pourquoi choisir si
distinctement un autre mot pour lui que pour Abraham, sinon pour exprimer
distinctement qu'Abraham a été fait, et lui il était? « Au commencement était le
Verbe : » on dira pourtant « qu'il a été fait, » quand on dira ce qu'il est
devenu dans le temps comme fils d'Abraham; mais quand il faut exprimer ce qu'il
était devant Abraham, on ne dira pas qu'il a été fait, mais « qu'il était. »
Et le même disciple bien-aimé :
« Ce qui fut au commencement (5), » ce expliqué substantivement et «ce qui était
par nature et
1 Act., II, 32, 36. — 2 Matth.,
XXVIII, 18. — 3 Joan., I, 15, 30. — 4 Ibid., VIII, 58. — 5 I
Joan., I, 2.
222
par sa substance, » n'est-ce pas la même chose que ce qu'il
a dit : « Au commencement était le Verbe ? » Et ensuite lorsqu'il ajoute : «
Nous vous annonçons la vie qui était subsistante dans le Père, apud, «
nous a apparu , » n'est-ce pas la même chose que ce qu'il a dit : « En lui était
la vie : et le Verbe était » subsistant « en Dieu (1), » toujours apud.
Et pour parler conséquemment, que pouvait ajouter le même disciple bien-aimé,
sinon ce qu'en effet il a ajouté: « Celui-ci, Jésus-Christ était le vrai Dieu et
la vie éternelle : » Hic est verus Deus et vita œterna (2) ?
Croyons donc l'économie du salut
; et comme dit le même disciple bien-aimé , « croyons à l'amour que Dieu a eu
pour nous (3). » Pour croire tous les mystères que Dieu a faits pour notre
salut, il ne faut que croire à son amour ; à un amour digne de Dieu ; à un amour
où Dieu nous donne non-seulement tout ce qu'il a , mais encore tout ce qu'il
est. Croyons à cet amour, et aimons de même: donnons ce que nous avons et ce que
nous sommes : établissons-nous en celui qui « était, » en croyant à ce qu'il a «
été fait » pour nous dans le temps. « Ainsi, dit saint Jean, nous serons en son
vrai Fils (4) ; » ou, comme lisaient les anciens Grecs et comme a lu saint
Athanase : « Afin que nous soyons dans le vrai, dans son Fils (5) : » dans le
vrai, c'est-à-dire dans son Fils qui seul est vrai, qui seul est la vérité.
Taisez-vous, pensées humaines: Homme, viens te recueillir dans l'intime de ton
intime : et conçois dans ce silence profond ce que c'est que d'être dans le
vrai, d'éloigner de soi le faux. Quelle solidité ! quelle vérité dans toutes nos
actions et dans toutes nos pensées ! Détestons tout ce qui est éloigné du vrai,
puisque nous sommes dans le vrai, étant dans le Fils.
Répétons : « Au commencement
était le Verbe : » au commencement, au-dessus de tout commencement était le Fils
: « Le Fils, c'est, dit saint Basile, un Fils qui n'est pas né par le
commandement de son Père, mais qui par puissance et par plénitude a éclaté de
son sein : Dieu de Dieu, lumière de lumière, en qui était la vie, qui nous l'a
donnée (6). » Vivons donc de cette vie éternelle, et mourons à tout le créé.
Amen, Amen.
1 Joan., 1, 2, 4. —2 I Joan.,
V, 20.— 3 Ibid., IV, 16.— 4 Ibid., V, 20.— 5 Atan.,
t. II, p. 608. — 6 Orat. de Fide, hom. 25, t. I, p. 500. Edit. Bened., t.
II, hom. 15, p. 131.
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