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ou
EXPOSITION DE
CES PAROLES DE S. JEAN :
N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde,
etc. I Joan., n, 13-17.
TRAITÉ
DE LA CONCUPISCENCE,
CHAPITRE PREMIER. Paroles de l'apôtre saint Jean contre le monde, conférées
avec d'autres paroles du même apôtre, et de Jésus-Christ. Ce que c'est que le
monde, que cet apôtre nous défend d'aimer.
CHAPITRE II. Ce que c'est que la concupiscence de la chair : combien le corps
pèse à l’âme.
CHAPITRE III. Ce que c'est selon l'Ecriture que la pesanteur du corps, et
quelle elle est dans les misères et dans les passions qui nous viennent de cette
source.
CHAPITRE IV. Que l'attache que nous avons au plaisir des sens est mauvaise et
vicieuse.
CHAPITRE V. Que la concupiscence de la chair est répandue par tout le corps et
par tous les sens.
CHAPITRE VI. Ce que c'est que la chair de péché dont parle saint Paul.
CHAPITRE VII. D'où vient en nous la chair de péché, c'est-à-dire la
concupiscence de la chair.
CHAPITRE VIII. De la concupiscence des yeux, et premièrement de la curiosité.
CHAPITRE IX. De ce qui contente les yeux.
CHAPITRE X. De l'orgueil de la vie, qui est la troisième sorte de concupiscence
réprouvée par saint Jean.
CHAPITRE XI. De l'amour-propre, qui est la racine de l'orgueil.
CHAPITRE XII. Opposition de l'amour de Dieu et de l'amour-propre.
CHAPITRE XIII. Combien l'amour-propre rend l'homme faible.
CHAPITRE XIV. Ce que l'orgueil ajoute à l'amour-propre.
CHAPITRE XV. Description de la chute de l'homme, qui
consiste principalement dans son orgueil.
CHAPITRE XVI. Les effets de l'orgueil sont distribués en deux principaux : il
est traité du premier.
CHAPITRE XVII. Faiblesse orgueilleuse d'un homme qui aime les louanges,
comparée avec celle d'une femme qui veut se croire belle.
CHAPITRE XVIII. Un bel esprit, un philosophe.
CHAPITRE XIX. De la gloire : merveilleuse manière dont Dieu punit l'orgueil, en
lui donnant ce qu'il demande.
CHAPITRE XX. Erreur encore plus grande de ceux qui tournent à leur propre
gloire les œuvres qui appartiennent à la véritable vertu.
CHAPITRE XXI. Ceux qui dans la pratique des vertus ne cherchent point la gloire
du monde, mais se font eux-mêmes leur gloire, sont plus trompés que les autres.
CHAPITRE XXII. Si le chrétien bien instruit des maximes de la foi, peut
craindre de tomber dans celle espèce d'orgueil ?
CHAPITRE XXIII. Comment il arrive aux chrétiens de se glorifier en eux-mêmes.
CHAPITRE XXIV. Qui a inspiré à l'homme cette pente prodigieuse à s'attribuer
tout le bien qu'il a de Dieu.
CHAPITRE XXV. Séduction du démon. Chute de nos premiers parents : naissance des
trois concupiscences dont la dominante est l’orgueil.
CHAPITRE XXVI. La vérité de cette histoire trop constante par ses effets.
CHAPITRE XXVII. Saint Jean explique toute la corruption originelle dans les
trois concupiscences.
CHAPITRE XXVIII. De ces paroles de saint Jean : Laquelle n'est pas du Père,
mais du monde; qui expliquent ces autres paroles du même apôtre : Si quelqu'un
aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui.
CHAPITRE XXIX. De ces paroles de saint Jean : Le monde passe et sa
concupiscence passe, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure
éternellement.
CHAPITRE XXX. Jésus-Christ vient changer en nous, par trois saints désirs, la
triple concupiscence que nous avons héritée d'Adam.
CHAPITRE XXXI. De ces paroles de saint Jean : Je vous écris, pères; je vous
écris, jeunes gens; je vous écris, petits enfants. Récapitulation de ce qui est
contenu dans tout le passage de cet apôtre.
CHAPITRE XXXII. De la racine commune de la triple concupiscence, qui est
l'amour de soi-même : à quoi il faut opposer le saint et pur amour de Dieu.
« N'aimez pas le monde, ni ce
qui est dans le monde. Celui qui aime le monde, l'amour du Père n'est pas en
lui, parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et
concupiscence des yeux, et orgueil de la vie : laquelle concupiscence n'est pas
du Père, mais elle est du monde. Or le monde passe, et la concupiscence du monde
passe (avec lui) : mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement
(1). »
Les dernières paroles de cet
apôtre nous font voir que le monde, dont il parle ici, sont ceux qui préfèrent
les choses visibles et passagères aux invisibles et aux éternelles.
Il faut maintenant considérer à
qui il adresse cette parole ; et pour cela il n'y a qu'à lire les paroles qui
précèdent celles-ci : « Je vous écris, mes petits enfants, que tous vos péchés
vous sont remis au nom de Jésus-Christ. Je vous écris, pères, que vous avez
connu celui qui est dès le commencement (celui qui est le vrai Père de toute
éternité). Je vous écris, jeunes gens (qui êtes au commencement de votre
jeunesse), que vous avez surmonté le mauvais ; je vous écris, petits enfants,
que vous avez reconnu
1 I Joan., II, 15, 17.
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votre Père : je vous écris, jeunes gens ( qui êtes dans la
force de l'âge ), que vous êtes courageux, et que la parole de Dieu est en vous,
et que vous avez vaincu le mauvais (1). » A quoi il ajoute aussitôt après : «
N'aimez pas le monde, » et le reste que nous venons de rapporter.
Cela est conforme à ce que dit
le même apôtre au commencement de son Evangile, en parlant de Jésus-Christ : «
Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a point
connu (2). » Et la source de tout cela est dans ces paroles du Sauveur : «Je
vous donnerai l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne
le veut pas, et ne le reçoit pas, et ne le connaît pas (3), » ou il ne sait pas
qui il est. Et encore : « Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï le premier
: Si vous eussiez été du monde, le monde aimerait ce qui est à lui: mais parce
que vous n'êtes pas du monde, et que je vous ai élus du milieu du monde (je vous
en ai tirés), c'est pour cela que le monde vous hait (4) »
Et encore : « Vous aurez de l'affliction dans le monde ;
mais prenez courage, j'ai vaincu le monde (5). » Et enfin : « J'ai manifesté
votre nom aux hommes que vous avez tirés du monde pour me les donner (6). Je ne
prie pas pour le monde, mais pour ceux, que vous m'avez donnés, parce qu'ils
sont à vous (7) : je ne suis plus dans le monde (je retourne à vous, et l'heure
d'aller à vous est arrivée). Pour eux, ils sont dans le monde; mais moi, je
viens à vous (8). Je leur ai donné votre parole, et le monde les a haïs, parce
qu'ils ne sont pas du monde, et je ne suis pas du monde. Je ne vous prie pas de
les tirer du monde, mais de les garder du mal, » ou de les garder du mauvais : «
Ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde : sanctifiez-les en
vérité (9). Mon Père juste, le monde ne vous connaît pas : mais moi je vous
connais , et ceux-ci ont connu que vous m'avez envoyé (10). »
Toutes ces paroles de notre
Sauveur font voir que tous ceux qui font profession d'être ses disciples, sont
tirés du monde, parce
1 I Joan., II, 12-14. — 2
Joan., I, 10.— 3 Joan., XIV, 17.— 4 Joan., XV, 18, II).
— 5 Joan., XVI, 33.— 6 Joan., XVII, 6. — 7 Ibid., 9. — 8
Ibid., Il. — 9 Ibid., 14-17. — 10 Ibid., 25.
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qu'ils sont sanctifiés en vérité, que la parole de Dieu est
en eux, qu'ils le connaissent pendant que le monde ne le connaît pas, et qu'ils
connaissent Jésus-Christ, le suivent et l'imitent. La vie du monde est donc la
vie éloignée de Dieu et de Jésus-Christ; et la vie chrétienne, la vie des
disciples de Jésus-Christ, est la vie conforme à sa doctrine et à ses exemples.
C'est ce que saint Jean nous
explique plus en détail par ces tendres paroles : « Mes petits enfants, » jeunes
et vieux, «je vous l'écris, » je vous le répète, « n'aimez pas le monde : »
n'aimez pas ceux qui s'attachent aux choses sensibles, aux biens périssables :
ne les aimez point dans leur erreur : ne les suivez point dans leur égarement :
aimez-les pour les en tirer, comme Jésus-Christ a aimé ses disciples qu'il a
tirés du milieu du monde, du milieu de la corruption : mais gardez-vous bien de
les aimer comme amateurs du monde, d'entrer dans leur commerce, dans leur
société, dans leurs maximes, et d'imiter leurs exemples, parce qu'il n'y a parmi
eux que corruption. Et en voici les trois sources : c'est « qu'il n'y a dans le
monde que concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la
vie : » qui sont toutes choses trompeuses, inconstantes, périssables, et qui
perdent ceux qui s'y attachent. Je le crois : il est ainsi : c'est le
Saint-Esprit qui l'a dit par la bouche d'un Apôtre : mais il faut encore tâcher
de l'entendre, afin de haïr le monde avec plus de connaissance.
La concupiscence de la chair est
ici d'abord l'amour des plaisirs des sens. Car ces plaisirs nous attachent à ce
corps mortel, dont saint Paul disait : « Malheureux homme que je suis, qui me
délivrera du corps de cette mort (1) ?» et nous en rendent l'esclave. Ce qui
fait dire au même saint Paul : « Qui m'en délivrera? » qui
1 Rom., VII, 24.
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m'affranchira de sa tyrannie? qui en brisera les liens? qui
m'ôtera un joug si pesant?
« Les pensées des mortels sont
timides » et pleines de faiblesse, a et nos prévoyances incertaines, parce que
le corps qui se corrompt appesantit l’âme, et que notre demeure terrestre
opprime l'esprit, qui est fait pour beaucoup penser : et la connaissance même
des choses qui sont sur la terre nous est difficile : nous ne pénétrons qu'à
peine et avec travail les choses qui sont devant nos yeux : mais pour celles qui
sont dans le ciel, qui de nous les pénétrera (1) ? » Le corps rabat la sublimité
de nos pensées, et nous attache à la terre, nous qui ne devrions respirer que le
ciel : ce poids nous accable ; « et c'est là cet empêchement qui a été créé pour
tous les hommes » après le péché, « et le joug pesant qui a été mis sur tous les
enfants d'Adam, depuis le jour qu'ils sont sortis du sein de leur mère, jusqu'à
celui où ils rentrent par la sépulture à la mère commune qui est la terre (2). »
Ainsi l'amour des plaisirs des sens, qui nous attache au corps, qui par sa
mortalité est devenu le joug le plus accablant que l’âme puisse porter, est la
cause la plus manifeste de sa servitude et de ses faiblesses.
Ce joug pesant, qui accable les
enfants d'Adam, n'est autre chose, comme on vient de voir, que les infirmités de
leur chair mortelle, lesquelles l'Ecclésiastique raconte en ces termes :
« Ils ont les inquiétudes, les terreurs d'un cœur (continuellement agité), les
inventions de leurs espérances (trompeuses et trop engageantes), et le jour
(terrible) de la mort. (Tous ces maux sont répandus sur tous les hommes), depuis
celui qui est assis sur le trône jusqu'à celui qui couche sur la terre et dans
la poussière (par sa pauvreté), ou sur la cendre (dans son affliction et dans sa
1 Sapient., IX, 14-16.— 2 Eccli., XL, 1.
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douleur), depuis celui qui est revêtu de pourpre, et qui
porte la couronne jusqu'à celui qui est habillé du linge le plus grossier : la
fureur, la jalousie, le tumulte (des passions), l'agitation de l'esprit, la
crainte de la mort, la colère et les longs tourments qu'elle nous attire par sa
durée, les querelles (et tous les maux qui les suivent ; tout cela se répand
partout ). Dans le temps du repos et dans le lit où on répare ses forces par le
sommeil (le trouble nous suit) ; les songes pendant la nuit changent nos pensées
: nous goûtons durant un moment un peu de repos qui n'est rien ; et tout d'un
coup il nous vient des soins, comme dans le jour, par les songes : on est
troublé dans les visions de son cœur, comme si l'on venait d'éviter les périls
d'un jour de combat : dans le temps où l'on est le plus en sûreté, on se lève
comme en sursaut, et on s'étonne d'avoir eu pour rien tant de terreur (tous ces
troubles sont l'effet d'un corps agité et d'un sang ému qui envoie à la tête de
tristes vapeurs). C'est pourquoi ces agitations (tant celles des passions que
celles des songes), se trouvent dans toute chair, depuis l'homme jusqu'à la
bête, et se trouvent sept fois davantage sur les pécheurs (où les terreurs de la
conscience se joignent aux communes infirmités de la nature). A quoi il faut
ajouter les morts violentes, le sang répandu, les combats, l'épée, les
oppressions, les famines, les mortalités et tous les autres fléaux de Dieu :
toutes ces choses (qui dans l'origine ne se devaient pas trouver parmi les
hommes), ont été créées pour la punition des méchants, et c'est pour eux qu'est
arrivé le déluge (et la source de tous ces maux). C'est que tout ce qui sort de
la terre retourne à la terre, comme toutes les eaux viennent de la mer et y
retournent (1) »
En un mot, la mortalité
introduite par le péché a attiré sur le genre humain cette inondation de maux,
cette suite infinie de misères d'où naissent les agitations et les troubles des
passions qui nous tourmentent, nous trompent, nous aveuglent. Nous qui dans
notre innocence devions être semblables aux anges de Dieu, sommes devenus comme
les bêtes, et, comme disait David, nous avons perdu le premier honneur de notre
nature : Homo cùm in honore esset, non intellexit, comparatus est jumentis
insipientibus
1 Eccli., XL, 2-11.
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et similis factus est illis (1) : « Pendant que
l'homme était en honneur (dans son institution primitive), il n'a pas connu cet
avantage : il s'est égalé aux animaux insensés, et leur a été rendu semblable. »
Répétons une et deux fois ce verset avec le Psalmiste. Nous ne saurions trop
déplorer les misères et les passions insensées où nous jette notre corps mortel
; et tout ce qui y attache, comme fait l'amour du plaisir des sens, nous fait
aimer la source de nos maux et nous attache à l'état de servitude où nous
sommes.
Pour connaître encore plus à
fond la raison de la défense que nous fait saint Jean, de nous laisser entraîner
à la concupiscence de la chair, c'est-à-dire à l'attache au plaisir des sens, il
faut entendre que cette attache est en nous un mal qu'il faut ôter, un vice
qu'il faut vaincre, une maladie qu'il faut guérir. Ou l'on cède, et on se livre
tout à fait à ce violent amour du plaisir des sens, et on se rend criminel et
esclave de la chair et du péché ; ou on combat, ce qu'on ne se croirait pas
obligé de faire si elle n'était mauvaise. Et ce qui la rend visiblement telle,
c'est qu'elle nous porte au mal, puisqu'elle nous porte à des excès terribles, à
la gourmandise, à l'ivrognerie, à toute sorte d'intempérances. Ce qui faisait
dire à saint Paul : « Je sais que le bien n'habite point en moi, c'est-à-dire
dans ma chair (2). » Et encore : « Je trouve en moi une loi (de rébellion et
d'intempérance, qui me fait apercevoir), lorsque je m'efforce à faire le bien,
que le mal m'est attaché (3) » (et inhérent à mon fond). Ainsi le mal est en
nous, et attaché à nos entrailles d'une étrange sorte, soit que nous cédions au
plaisir des sens, soit que nous le combattions par une continuelle résistance,
puisque, comme dit saint Augustin, pour ne point tomber dans l'excès, il faut
combattre le mal dans son principe : pour
1 Psal. XLVIII, 13 et 21. — 2 Rom., VII, 18.
— 3 Ibid., 21.
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éviter le consentement, qui est le mal consommé, il faut
continuellement résister au désir, qui en est le commencement : Ut non fiat
malum excedendi, resistendum est malo concupiscendi.
Nous faisons une terrible
épreuve de ce combat dans le besoin que nous avons de nous soutenir par la
nourriture. La sagesse du Créateur , non contente de nous forcer à ce soutien
nécessaire par la douleur violente de la faim et de la soif, et par les
défaillances insupportables qui les accompagnent, nous y invite encore par le
plaisir qu'elle a attaché aux fonctions naturelles de boire et de manger. Elle a
rempli de biens toute la nature, « envoyant, comme dit saint Paul, la pluie et
le beau temps, et les saisons qui rendent la terre féconde en toutes sortes de
fruits, remplissant nos cœurs de joie par une nourriture convenable (1). » Et
par là, comme dit le même saint Paul, « Dieu rend lui-même témoignages à sa
providence et à sa bonté paternelle, qui nourrit les hommes comme les animaux ,
et sauve les uns et les autres de la manière qui convient à chacun.
Mais les hommes ingrats et
charnels ont pris occasion de ce plaisir, pour s'attacher à leur corps plutôt
qu'à Dieu qui l'a voit fait, et ne cessait de le sustenter par des moyens si
agréables. Le plaisir de la nourriture les captive : au lieu de manger pour
vivre, « ils semblent, » comme disait un ancien et après lui saint Augustin, «ne
vivre que pour manger.» Ceux-là mêmes qui savent régler leurs désirs et sont
amenés au repas par la nécessité de la nature, trompés par le plaisir et engagés
plus avant qu'il ne faut par ses appâts, sont transportés au delà des justes
bornes : ils se laissent insensiblement gagner à leur appétit, et ne croient
jamais avoir satisfait entièrement au besoin, tant que le boire et le manger
flattent leur goût. Ainsi, dit saint Augustin, la convoitise ne sait jamais où
finit la nécessité : Nescit cupiditas ubi finiatur necessitas (2).
C'est donc là une maladie que la
contagion de la chair produit dans l'esprit: une maladie contre laquelle on ne
doit point cesser de combattre, ni d'y chercher des remèdes par la sobriété et
la tempérance, par l'abstinence et par le jeune.
1 Act., XIV, 16. — 2 Confess.,
lib. X, cap. XXXI et alibi.
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Mais qui oserait penser à
d'autres excès qui se déclarent d'une manière bien plus dangereuse dans un autre
plaisir des sens? Qui, dis-je, oserait en parler, ou oserait y penser, puisqu'on
n'en parle point sans pudeur, et qu'on n'y pense point sans péril, même pour le
blâmer? O Dieu, encore un coup, qui oserait parler de cette profonde et honteuse
plaie de la nature , de cette concupiscence qui lie l’âme au corps par des liens
si tendres et si violents, dont on a tant de peine à se déprendre, et qui cause
aussi dans le genre humain de si effroyables désordres? Malheur à la terre ,
malheur à la terre, encore un coup, malheur à la terre, d'où sort
continuellement une si épaisse fumée, des vapeurs si noires qui s'élèvent de ces
passions ténébreuses, et qui nous cachent le ciel et la lumière ; d'où partent
aussi des éclairs et des foudres de la justice divine contre la corruption du
genre humain !
O que l'Apôtre vierge, l'ami de
Jésus et fils de la Vierge mère de Jésus, que Jésus aussi toujours vierge lui a
donnée pour mère à la croix, que cet apôtre a raison de crier de toute sa force
aux grands et aux petits, aux jeunes gens et aux vieillards, et aux enfants
comme aux pères : « N'aimez pas le monde, ni tout ce qui est dans le monde,
parce que ce qu'il y a dans le monde est concupiscence de la chair ; » un
attachement à la fragile et trompeuse beauté des corps, et un amour déréglé du
plaisir des sens, qui corrompt également les deux sexes.
O Dieu, qui par un juste
jugement avez livré la nature humaine coupable à ce principe d'incontinence,
vous y avez préparé un remède dans l'amour conjugal : mais ce remède fait voir
encore la grandeur du mal, puisqu'il se mêle tant d'excès dans l'usage de ce
remède sacré. Car d'abord ce sacré remède , c'est-à-dire le mariage, est un bien
et un grand bien , puisque c'est un grand sacrement en Jésus-Christ et en son
Eglise et le symbole de leur union indissoluble ; mais c'est un bien qui suppose
un mal dont on use bien ; c'est-à-dire qui suppose le mal de la concupiscence,
dont on use bien lorsqu'on s'en sert pour faire fructifier la nature humaine.
Mais en même temps c'est un bien qui remédie à un mal, c'est-à-dire à
l'intempérance : un remède de ses excès, et un frein à sa licence. Que de peine
n'a pas la faiblesse
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humaine à se tenir dans les bornes de la liaison conjugale,
exprimées dans le contrat même du mariage! C'est ce qui fait dire à saint
Augustin « qu'il s'en trouve plus qui gardent une perpétuelle et inviolable
continence, qu'il ne s'en trouve qui demeurent dans les lois de la chasteté
conjugale : un amour désordonné pour sa propre femme étant souvent, selon le
même Père, un attrait secret à en aimer d'autres. » O faiblesse de la misérable
humanité, qu'on ne peut assez déplorer ! Ce désordre a fait dire à saint Paul
même, que « ceux qui sont mariés doivent vivre comme n'ayant pas de femmes (1),
» les femmes par conséquent comme n'ayant pas de maris : c'est-à-dire les uns et
les autres sans être trop attachés les uns aux autres, et sans se livrer aux
sens, sans y mettre leur félicité , sans les rendre maîtres. C'est encore ce qui
fait dire au même saint Paul, que ceux qui sont dans la chair, qui y sont
plongés et attachés par le fond du cœur à ses plaisirs, ne peuvent plaire à Dieu
: Qui in carne sunt, Deo placere non possunt (2). C'est ce qui fait la
louange de la sainte virginité, et sur ce fondement, saint Augustin distingue
trois états de la vie humaine par rapport à la concupiscence de la chair : les
chastes mariés usent bien de ce mal ; les intempérants en usent mal, les
continents perpétuels n'en usent point du tout, et ne donnent rien à l'amour du
plaisir des sens.
Disons donc avec saint Jean à
tous les fidèles et à chacun selon l'état où il est : O vous qui vous livrez à
la concupiscence de la chair, cessez de vous y laisser captiver ; et vous qui en
usez bien dans un chaste mariage, n'y soyez point attachés et modérez vos désirs
: et vous qui plus courageux comme plus heureux que tous les autres, ne lui
donnez rien du tout, et la méprisez tout à fait, persistez dans cette chaste
disposition qui vous égale aux anges de Dieu : tous ensemble abattez cette chair
rebelle, dont la loi impérieuse qui est dans nos membres, a tant fait répandre
de larmes , tant pousser de gémissements à tous les saints : à l'exemple de
saint Paul, fortifiez-vous contre elle par les jeûnes; et mortifiant votre goût,
travaillez à rendre plus facile la victoire des autres appétits plus violents et
plus dangereux.
1 I Cor., VII, 25. — 2
Rom., VIII, 8.
421
Il ne faut pas s'imaginer que la
concupiscence de la chair consiste seulement dans les passions dont nous venons
de parler : c'est une racine empoisonnée qui étend ses branches sur tous les
sens et se répand dans tout le corps. La vue en est infectée, puisque c'est par
les yeux (a) que l'on commence à avaler le poison de l'amour sensuel ; ce qui
faisait dire à Job : « J'ai fait un pacte avec mes yeux pour ne pas même penser
à une fille (1) : » et à saint Pierre que les yeux des personnes impudiques sont
« pleins d'adultère (2); » et à Jésus-Christ même : « Celui qui regarde une
femme pour la convoiter, s'est déjà souillé avec elle dans son cœur (3). »
Ce vice des yeux est distingué
de la concupiscence des yeux , dont saint Jean parle dans notre passage. Car
ici, où l'on ouvre les yeux pour s'assouvir de la vue des beautés mortelles, ou
même se délecter à les voir et à en être vu, on est dominé par la concupiscence
de la chair. Les oreilles en sont infectées, quand par de dangereux entretiens
et des chants remplis de mollesse, l'on allume ou l'on entretient les flammes de
l'amour impur, et cette secrète disposition que nous avons aux joies sensuelles.
Car l'aine une fois touchée de ces plaisirs, perd sa force , affaiblit sa raison
, s'attache aux sens et au corps. Cette femme qui dans les Proverbes vante les
parfums qu'elle a répandus sur son lit et la douce odeur qu'on respire dans sa
chambre , pour conclure aussitôt après : « Enivrons-nous de plaisirs et
jouissons des embrassements désirés (4), » montre assez par son discours à quoi
mènent les bonnes senteurs préparées pour affaiblir l’âme , l'attirer aux
plaisirs des sens par quelque chose, qui ne semblant pas offenser
1 Job., XXXI, 1. — 2 II Petr.,
II, 14. — 3 Matth., V, 28. — 4 Prov., VII, 24. (a)
Manucrit : C'est par eux.
422
directement la pudeur, s'y fait recevoir avec moins de
crainte, la dispose néanmoins à se relâcher, et détourne son attention de ce qui
doit faire son occupation naturelle.
Tous les plaisirs des sens
s'excitent les uns les autres : l’âme qui en goûte l'un, remonte aisément à la
source qui les produit tous. Ainsi les plus innocents, si l'on n'est toujours
sur ses gardes, préparent aux plus coupables : les plus petits font sentir la
joie qu'on ressentirait dans les plus grands, et réveillent la concupiscence. Il
y a même une mollesse et une délicatesse répandue dans tout le corps, qui
faisant chercher un certain repos dans le sensible, le réveille et en entretient
la vivacité. On aime son corps avec une attache qui fait oublier son âme, et
l'image de Dieu qu'elle porte empreinte dans son fond : on ne se peut rien
refuser: un soin excessif de sa santé fait qu'on flatte le corps en tout ; et
tous ces divers sentiments sont autant de branches de la concupiscence de la
chair.
Hélas ! je ne m'étonne pas si un
saint Bernard craignait la santé parfaite dans ses religieux : il savait où elle
nous mène, si on ne sait châtier son corps avec l'Apôtre, et le réduire en
servitude par les mortifications, par le jeune, par la prière et par une
continuelle occupation de l'esprit. Toute âme pudique fuit l'oisiveté, la
nonchalance, la délicatesse, la trop grande sensibilité, les tendresses qui
amollissent le cœur, tout ce qui flatte les sens, les nourritures exquises :
tout cela n'est que la pâture de la concupiscence de la chair que saint Jean
nous défend , et en entretient le feu.
Toutes ces mauvaises
dispositions de la chair l'ont fait appeler par saint Paul la chair de péché: «
Dieu, dit-il, a envoyé son Fils dans la ressemblance de la chair du péché (1). »
Remarquez donc en Jésus-Christ non pas la ressemblance de la chair absolument,
1 Rom., VIII, 3.
423
mais la ressemblance de la chair du péché. En nous se
trouve la chair du péché, dans les impressions du péché que nous portons dans
notre chair , et dans la pente qu'elle nous inspire au péché, par l’attache aux
sons : et en Jésus-Christ seulement « la ressemblance de la chair du péché, »
parce que sa chair virginale est exempte de tout le désordre que le péché amis
dans la nôtre. Il a donc non la ressemblance de la chair, car sa chair est
très-véritable, faite d'une femme et vraiment sortie du sang d'Abraham et de
David; ce qui emporte non la ressemblance, mais la rentable nature de la chair.
Aussi saint Paul lui attribue-t-il, non pas la ressemblance de la chair, mais «
la ressemblance de la chair du péché, » à cause que sans avoir les perverses
inclinations dont les semences sont en notre chair , il en a pris seulement la
passibilité et la mortalité; c'est-à-dire la seule peine du péché, sans en avoir
ni la coulpe , ni aucun des mauvais désirs qui nous y portent.
Jugeons maintenant avec combien
de raison saint Jean nous commande d'avoir le monde en horreur, à cause qu'il
est tout rempli de la concupiscence de la chair. Il y a dans notre chair une
secrète disposition à un soulèvement universel contre l'esprit : « La chair
convoite contre l'esprit, » comme dit saint Paul (1); c'est-à-dire que c'est là
son fond depuis la corruption de notre nature : tout y nourrit la concupiscence
: tout y porte au péché, comme on a vu : il la faut donc autant haïr que le
péché même, où elle nous porte.
Lorsque saint Paul a parlé de
notre chair comme d'une chair de péché, il semble avoir voulu expliquer cette
parole du Sauveur : « Tout ce qui est né de la chair est chair, et tout ce qui
est né de
1 Galat., V, 17.
424
l'esprit est esprit : ne vous étonnez donc pas si je vous
dis que vous devez naître de nouveau (1). »
Cette parole nous ramène à
l'institution primitive de notre nature : « Dieu a fait l'homme droit, » dit le
Sage (2) : et cette droiture consistait en ce que l'esprit étant parfaitement
soumis à Dieu, le corps aussi était parfaitement soumis à l'esprit. Ainsi tout
était dans l'ordre ; et c'est cet ordre que nous appelons la justice et la
droiture originelle. Comme il n'y avait point de péché, il n'y avait point de
peine : par la même raison il n'y avait point de mort, la mort étant établie
comme la peine du péché : il y avait encore moins de honte : Dieu n'avait rien
mis que de bon, que de bienséant, que d'honnête dans notre corps, non plus que
dans notre âme : l'ouvrage de Dieu subsistait en son entier : « Ils étaient nus
l'un et l'autre, dit l'Ecriture, et ils n'en rougissaient pas (3). »
Mais aussitôt qu'ils ont désobéi
à Dieu, ils se cachent : « J'ai entendu votre voix, dit Adam, et je me suis
caché » dans le bois, « parce que j'étais nu. » Et Dieu lui dit : « Qui vous a
fait connaître que vous étiez nu, si ce n'est que vous avez mangé du fruit que
je vous avais défendu (4) ? » Le corps cessa d'être soumis, dès que l'esprit fut
désobéissant : l'homme ne fut plus maître de ses mouvements, et la révolte des
sens fit connaître à l'homme sa nudité : « leurs yeux furent ouverts : ils se
couvrirent et se firent comme une ceinture de feuilles de figuier (5). »
L'Ecriture ne dédaigne pas de marquer et la figure et la matière de ce nouvel
habillement, pour nous faire voir qu'ils ne s'en revêtirent pas pour se garantir
du froid ou du chaud, ni de l'inclémence de l'air : il y en eut une autre cause
plus secrète, que l'Ecriture enveloppe dans ces paroles, pour épargner les
oreilles et la pudeur du genre humain, et nous faire entendre, sans le dire, où
la rébellion se fai-soit le plus sentir. Ce ménagement de l'Ecriture nous
découvre d'autant plus notre honte, qu'elle semble n'oser la découvrir, de peur
de nous donner trop de confusion. Depuis ce temps les passions de la chair, par
une juste punition de Dieu, sont devenues victorieuses et tyranniques : l'homme
a été plongé dans le plaisir
1 Joan., III, 6, 7. — 2 Eccle., VII, 30. — 3
Genes., II, 25. — 4 Genes., III, 10 Il.— 5 Ibid., 7.
425
des sens : « Et au lieu, dit saint Augustin, que par son
immortalité et la parfaite soumission du corps à l'esprit il devait être
spirituel même dans la chair, il est devenu charnel même dans l'esprit : »
Qui futurus erat etiam aime spiritalis, factus est etiam mente carnalis (1).
On est tombé d'un excès dans un autre : l'homme tout entier fut livré au mal : «
Dieu vit que la malice des hommes était grande sur la terre, et que toute la
pensée du cœur humain à tout moment se tournait au mal (2). »
Mais en quoi ce dérèglement
paraissait-il davantage? Allons à la source, et nous trouverons que l'occasion
d'une si forte expression de l'Ecriture, et la cause de tout ce désordre y est
clairement marquée dans ces paroles qui précèdent : « Les enfants de Dieu virent
que les filles des hommes étaient belles, et s'allièrent avec elles (3) » (par
une nouvelle transgression du commandement de Dieu qui avait voulu les tenir
séparés, de peur que les filles des hommes n'entraînassent ses enfants dans la
corruption). Tout le désordre vint de la chair et de l'empire des sens qui
toujours prévalaient sur la raison. Ce désordre a commencé dans nos premiers
parents : nous en naissons, et cette ardeur démesurée est devenue le principe de
notre naissance et de notre corruption tout ensemble. Par elle nous sommes unis
à Adam rebelle, à Adam pécheur : nous sommes souillés en celui en qui nous
étions tous comme dans la source de notre être. Nos passions insensées ne se
déclarent pas tout à coup : mais le germe qui les produit toutes, est en nous
dès notre origine. Notre vie commence par les sens : qu'est-on autre chose dans
l'enfance, pour ainsi parler, que corps et chair ?
Mais poussons encore plus loin :
nous nous trouverons corps et chair encore plus en quelque façon dans le sein de
nos mères; et dès le moment de notre conception, où sans aucun exercice de la
vue ni de l'ouïe, qui sont ceux de tous les sens qui peuvent un peu plus
réveiller noire raison, nous étions sans raisonnement, sans intelligence, une
pure masse de chair, n'ayant aucune connaissance de nous-mêmes, ni aucune pensée
que celles qui sont
1 De Civitate Dei, lib. XIV, cap.
XV, n. 1, tom. VII, col. 366.— 2 Genes., VI, 5. — 3 Ibid.,
2
426
tellement conjointes au mouvement du sang, qu'à peine
encore pouvons-nous les en distinguer. C'est donc ce qui fait dire au Sauveur
que nous sommes tous chair, en tant que nous naissons par la chair (1) : la
raison est opprimée et comme éteinte dans ceux qui nous produisent : nous
n'avons pas le moindre petit usage de la raison au commencement et durant les
premières années de notre être : dès qu'elle commence à poindre, tous les vices
se déclarent peu à peu : quand son exercice commence à devenir plus parfait, les
grands dérèglements de la sensualité commencent en même temps à se déclarer.
C'est donc là ce qui s'appelle la chair de péché.
Livrés au corps et tout corps
dès notre conception, cette première impression fait que nous en demeurons
toujours esclaves. Quel effort ne faut-il point faire pour faire que nous
distinguions notre âme d'avec notre corps? Combien y en a-t-il parmi nous qui ne
peuvent jamais venir à connaître ou à sentir cette distinction ? Et ceux même
qui sortent un peu de cette masse de chair et en séparent leur aine, ne s'y
replongeraient-ils pas toujours comme naturellement, s'ils ne faisaient de
continuels efforts pour empêcher leur imagination de dominer; et non-seulement
de dominer, mais encore de faire tout, et même d'être tout en nous? Nous sommes
donc entièrement corps, et nous ne serions jamais autre chose, si par la grâce
de Jésus-Christ nous ne renaissions de l'esprit.
Voyons un peu ce que c'est que
la nature humaine dans ce reste immense de peuples sauvages qui n'ont d'esprit
que pour leur corps, et en qui pour ainsi parler ce qu'il y a de plus pur est de
respirer. Et les peuples plus civilisés et plus polis sortent-ils par là de la
chair et du sang? Comment en sortiraient-ils, s'il y a si peu de chrétiens qui
en sortent? De quoi s'entretient, de quoi s'occupe notre jeunesse, dans cet âge
où l'on se fait un opprobre de la pudeur? Que regrettent les vieillards,
lorsqu'ils déplorent leurs ans écoulés ; et qu'est-ce qu'ils souhaitent
continuellement de rappeler, s'ils pouvaient, avec leur jeunesse, si ce n'est
les plaisirs des sens? Que sommes-nous donc autre chose que chair et que sang?
Et combien devons-nous haïr le monde, et tout ce qui est
1 Joan., III, 6.
427
dans le monde, selon le précepte de saint Jean, puisque ce
que dit cet apôtre est si véritable : « Que tout ce qui est au monde c'est la
concupiscence de la chair ! »
La seconde chose qui est dans le
monde selon saint Jean, c'est la concupiscence des yeux. Il faut d'abord la
distinguer de la concupiscence de la chair. Car le dessein de saint Jean est ici
de nous découvrir une autre source de corruption, et un autre vice un peu plus
délicat en apparence, mais dans le fond aussi grossier et aussi mauvais, qui
consiste principalement en deux choses, dont l'une est le désir de voir,
d'expérimenter, de connaître, en un mot la curiosité ; et l'autre est le plaisir
des yeux, lorsqu'on les repaît des objets d'un certain éclat capable de les
éblouir ou de les séduire.
Ce désir d'expérimenter et de
connaître s'appelle la concupiscence des yeux, parce que de tous les organes des
sens les yeux sont ceux qui étendent le plus nos connaissances. Sous les yeux
sont en quelque sorte compris les autres sens : et dans l'usage du langage
humain souvent sentir et voir, c'est la même chose. On ne dit pas seulement :
Voyez que cela est beau : mais voyez que cette fleur sent bon, que celte chose
est douce à manier, que cette musique est agréable à entendre. « C'est donc pour
cela, dit saint Augustin (1), que toute curiosité se rapporte à la concupiscence
des yeux. »
Le désir de voir, pris en cette
sorte, c'est-à-dire celui d'expérimenter, nous replonge enfin dans la
concupiscence de la chair, qui fait que nous ne cessons de rechercher et d
imaginer de nouveaux plaisirs, avec de nouveaux assaisonnements pour en irriter
la cupidité. Mais ce désir a plus d'étendue, et c'est pourquoi il faut
distinguer cette seconde concupiscence de la première. Il faut donc mettre dans
ce second rang toutes ces vaines curiosités de savoir ce qui se passe dans le
monde : tout le secret de cette intrigue, de
1 Confess., lib. X, cap. XXXV, n.
51.
428
quelque nature qu'elle soit ; tous les ressorts qui ont
fait mouvoir tels et tels qui se donnent tant de mouvements dans le monde ; les
ambitieux desseins de celui-ci et de celui-là, avec toute l'adresse qu'ils ont
de le couvrir d'un beau prétexte, souvent même de celui de la vertu. O Dieu,
quelle pâture pour les âmes curieuses, et par là vaines et faibles ! Et
qu'apprendrez-vous par là qui soit si digne d'être connu ? Est-ce une cliose si
merveilleuse de savoir ce qui meut les hommes et la cause de toutes leurs
illusions, de tous leurs songes? Quel fruit retirerez-vous de ces curieuses
recherches, et que vous produiront-elles, sinon des soupçons ou des jugements
injustes, et pour vous une redoutable matière des jugements de celui qui dit : «
Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugé (1)? »
Cette curiosité s'étend aux
siècles passés les plus éloignés : et c'est de là que nous vient cette
insatiable avidité de savoir l'histoire. On se transporte en esprit dans les
cours des anciens rois, dans les secrets des anciens peuples. On s'imagine
entrer dans les délibérations du sénat romain, dans les conseils ambitieux d'un
Alexandre ou d'un César, dans les jalousies politiques et raffinées d'un Tibère.
Si c'est pour en tirer quelque exemple utile à la vie humaine, à la bonne heure;
il le faut souffrir et même louer, pourvu qu'on apporte à cette recherche une
certaine sobriété : mais si c'est, comme on le remarque dans la plupart des
curieux, pour se repaître l'imagination de ces vains objets, qu'y a-t-il de plus
inutile que de se tant arrêter à ce qui n'est plus, que de rechercher toutes les
folies qui ont passé dans la tête d'un mortel, que de rappeler avec tant de soin
ces images que Dieu a détruites dans sa cité sainte, ces ombres qu'il a
dissipées, tout cet attirail de la vanité, qui de lui-même s'est replongé dans
le néant d'où il était sorti? « Enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous
le cœur appesanti ? Pourquoi aimez-vous tant la vanité, et pourquoi vous
délectez-vous à étudier le mensonge (2) ! »
Il faut encore ranger dans ce
second ordre de concupiscence toutes les mauvaises sciences, telles que sont
celles de deviner par les astres, ou par les traits du visage et de la main, ou
par cent autres moyens aussi frivoles, les événements de la vie humaine,
1 Matth., VII, 1. — 2 Psal. IV, 3.
429
que Dieu a soumis à la direction particulière de sa
Providence. C'est entreprendre sur les droits de Dieu, c'est détruire la
confiance avec laquelle on se doit abandonner à sa volonté que de donner dans
ces sciences aussi vaines que pernicieuses, c'est accoutumer l'esprit à se
repaître de choses frivoles et à négliger les solides. On n'a pas besoin de
remarquer que c'est encore un plus grand excès que de chercher les moyens de
consulter les démons ou de les voir et de leur parler, ou d'apprendre des
guérisons qui se font par leur ministère et par des pactes formels ou tacites
avec ces malins esprits. Car outre que dans toutes ces curiosités il y a de
l'impiété et une damnable superstition, on peut encore ajouter qu'elles sont
l'effet de la faiblesse d'un cerveau blessé : de sorte que c'est éteindre la
véritable lumière que d'en suivre de si fausses.
Voilà pour ce qui regarde les vaines et fausses sciences :
et pour ce qui est des véritables, on excède encore beaucoup à s'y livrer trop,
ou à contre-temps, ou au préjudice de plus grandes obligations : comme il arrive
à ceux qui dans le temps de prier, ou de pratiquer la vertu, s'adonnent ou à
l'histoire, ou à la philosophie, ou à toute sorte de lectures, surtout des
livres nouveaux, des romans, des comédies, des poésies, et se laissent tellement
posséder au désir de savoir, qu'ils ne se possèdent plus eux-mêmes. Car tout
cela n'est autre chose qu'une intempérance, une maladie, un dérèglement de
l'esprit, un dessèchement du cœur, une misérable captivité qui ne nous laisse
pas le loisir de penser à nous, et une source d'erreurs.
C'est encore s'abandonner à
cette concupiscence que saint Jean réprouve, que d'apporter des yeux curieux à
la recherche des choses divines, ou des mystères de la religion : « Ne
recherchez point, dit le Sage, ce qui est au-dessus de vous (1) ; » et encore :
«Celui qui sonde trop avant les secrets de la divine Majesté, sera accablé de sa
gloire (2) ; » et encore : « Prenez garde de ne vouloir point être sages plus
qu'il ne faut, mais d'être sages sobrement et modérément (3). » La foi et
l'humilité sont les seuls guides qu'il faut suivie : quand on se jette dans
l'abîme, on y périt : combien
1 Eccles., III, 22. — 2 Prov., XXV, 27. — 3
Rom., XII, 3.
430
ont trouvé leur perte dans la trop grande méditation des
secrets de la prédestination et de la grâce! Il en faut savoir autant qu'il est
nécessaire pour bien prier, et s'humilier véritablement; c'est-à-dire qu'il faut
savoir que tout le bien vient de Dieu, et tout le mal de nous seuls. Que sert de
rechercher curieusement les moyens de concilier notre liberté avec les décrets
de Dieu? N'est-ce pas assez de savoir que Dieu qui l'a faite, la sait mouvoir et
la conduire à ses fins cachées sans la détruire? Prions-le donc de nous diriger
dans la voie du salut, et de se rendre maître de nos désirs par les moyens qu'il
sait. C'est à sa science, et non à la nôtre, que nous devons nous abandonner :
cette vie est le temps de croire, comme la vie future est le temps de voir.
C'est tout savoir, dit un Père, que de ne rien savoir davantage : Nihil ultra
scire, omnia scire est.
Toute âme curieuse est faible et
vaine : par là même elle est discoureuse : elle n'a rien de solide, et veut
seulement étaler un vain savoir, qui ne cherche point à instruire, mais à
éblouir les ignorants
Il y a une autre sorte de
curiosité, qui est une curiosité dépensière : on ne saurait avoir trop de
raretés, trop de bijoux précieux, trop de pierreries, trop de tableaux, trop de
livres curieux sans avoir même le plus souvent envie de les lire. Ce n'est
qu'amusement et ostentation : malheureuse curiosité, qui pousse à bout la
dépense et sèche la source des aumônes! Mais elle pourra revenir à la seconde
manière de concupiscence des yeux dont nous allons parler.
Dans cette seconde espèce, on
prend les yeux à la lettre et pour les yeux de la chair. Et d'abord il est bien
certain que ce qui s'appelle attachement du cœur et en général sensibilité,
commence par les yeux : mais tout cela, comme nous l'avons déjà dit, appartenant
à la concupiscence de la chair, nous avons à présent à remarquer avec saint Jean
une autre sorte de concupiscence. Disons donc avec cet apôtre à tous les fidèles
: « N'aimez pas le monde,
431
ni ses pompes, ni ses spectacles, ni son vain éclat, ni
tout ce qui vous attire ses regards, ni tout ce qui éblouit et séduit les
vôtres. Vos yeux sont gâtés : vous ne pouvez souffrir la modestie, ni les
ornements médiocres. Vous étalez vos riches ameublements, vos riches habits, vos
grands bâtiments. Qu'importe que tout cela soit grand en soi-même, ou par
rapport aux proportions et aux bienséances de votre état? Comme vous voulez être
regardé, vous voulez aussi regarder ; et rien ne vous touche, ni dans les
autres, ni dans vous-même, que ce qui étale de la grandeur et ce qui distingue.
Et tout cela qu'est-ce autre chose qu'ostentation d'abondance , et désir de se
distinguer par des choses vaines? C'est donc là, au lieu de grandeur, ce qui
marque en vous de la petitesse. Une grande taille ne songe point à se rehausser
en exhaussant sa chaussure. Tout ce qui emprunte est pauvre : et tout l'éclat
que vous mendiez dans les choses extérieures, montre trop visiblement combien de
vous-même vous êtes destitué de ce qui relève.
Il faut rapporter l'amour de
l'argent à cette concupiscence des yeux. Quand on le regarde comme un instrument
pour acquérir d'autres biens, par exemple, ou pour acheter des plaisirs, ou
s'avancer dans les grandes places du monde, on n'est pas avare, on est sensuel,
ambitieux. Celui qui n'ose toucher à son argent, qui n'en est que le triste
gardien, et semble ne se réserver aucun droit que celui de le regarder, est
proprement celui qu'on appelle avare. Aussi le Sage le décrit-il en cette sorte
: « L'avare ne se remplit point de son argent : celui qui aime les richesses
n'en reçoit aucun fruit : et que sert au possesseur tout cet argent, si ce n'est
qu'il le regarde de ses yeux (1) ? » C'est pour lui comme une chose sacrée, dont
il ne se permet pas d'approcher ses mains. Tout cœur passionné embellit dans son
imagination l'objet de sa passion. Celui-ci donne à son or et à son argent un
éclat que la nature ne lui donne pas. Il est ébloui de ce faux éclat : la
lumière du soleil, qui est la vraie joie des yeux, ne lui paraît pas si belle.
Et que lui sert de posséder ce qui demeurant hors de lui, ne peut remplir son
intérieur? Quel bien lui revient-il de tant de richesses? C'est pourquoi le Sage
lui préfère celui qui boit et qui mange, et qui
1 Eccle., V, 9, 10.
432
jouit avec joie du fruit de son travail : car il remplit du
moins son estomac, et il engraisse son corps l. Mais pour les richesses, elles
ne repaissent que les yeux. Disons-en autant des meubles, des bâtiments, de tout
l'attirail de la vanité. Vous n'en êtes qu'un possesseur superficiel, puisque
les voir, c'est tout pour vous. Et cependant, comme si c'était un grand bien, on
ne s'en rassasie jamais : le gourmand trouve des bornes dans son appétit,
quelque déréglé qu'il soit : cette gourmandise des yeux n'est jamais contente :
elle n'a, pour ainsi parler, ni fond ni rive. L'avare «ne cesse de se consumer
par un vain travail : et ses yeux, continue le Sage, ne se rassasient point de
richesses (2). » Et encore : « L'enfer, » le sépulcre, la mort « ne remplissent
jamais leur avidité» et engloutissent tout sans se satisfaire : «ainsi les yeux
des hommes sont insatiables (3). »
N'aimez donc point le monde, ni
tout ce qui est dans le monde : car tout y est plein de la concupiscence des
yeux, qui est d'autant plus pernicieuse qu'elle est immense et insatiable. Ne
dites point que tout ce bien que vous vous plaisez à avoir devant vos yeux soit
à vous : vous n'avez rien en vous-même de quoi le saisir et vous l'approprier.
Vous ne savez pour qui vous le gardez : il vous échappe malgré vous par cent
manières différentes, ou par la rapine, ou par le feu, ou enfin sans remède par
la mort; et il passera avec aussi peu de solidité et une semblable illusion à un
possesseur inconnu, qui peut-être ne vous sera rien, ou plutôt qui certainement
ne vous sera rien quand ce serait votre fils, puisqu'un mort n'a plus rien à
soi, et que ce fils pour qui vous avez tant travaillé, non-seulement ne vous
servira de rien dans ce séjour des morts où vous allez ; mais sur la terre à
peine se souviendra-t-il de vos soins, et croira avoir satisfait à tous ses
devoirs, quand il aura fait semblant de vous pleurer quelques jours et se sera
paré d'un deuil très-court. Et jamais vous ne vous dites à vous-même : Pour qui
est-ce que je travaille? Quoi ! pour « un héritier dont je ne sais pas s'il sera
fou ou sage, » et s'il ne dissipera pas tout en un moment? «Et y a-t-il rien de
plus vain, » s'écrie le Sage (4) ; qu'y a-t-il de plus insensé, que de se tant
1 Eccle., V, 17, 18. — 2 Eccle., IV, 8.— 3
Prov., XXVII, 20. — 4 Eccle., II, 19.
433
tourmenter pour se repaitre de vent? Que vous servent tant
de fatigues et tant de soucis, que vous a causés le soin d'entasser et de
conserver tant de richesses? Vous n'en emporterez rien, et « vous sortirez de ce
monde comme vous y êtes entré, nu et pauvre (1). » Que reste-t-il à ce mauvais
riche de s'être habillé de pourpre, et d'avoir orné sa maison d'une manière
convenable à un si grand luxe? Il est dans les flammes éternelles : pour tout
trésor il a les trésors de colère et de vengeances, qu'il s'est amassés par sa
vanité : « Vous vous amassez, dit saint Paul, des trésors de colère pour le jour
de la vengeance (2). »
Par conséquent, encore un coup,
n'aimez point le monde : n'en aimez point la pompe et le vain éclat, qui ne fait
que tromper les yeux : n'en aimez point les spectacles ni les théâtres, où l'on
ne songe qu'à vous faire entrer dans les passions d'autrui, à vous intéresser
dans ses vengeances et dans ses folles amours. Et quel plaisir y prendriez-vous,
si l'on ne réveillait les vôtres? Pourquoi versez-vous des larmes sur les
malheurs de celui dont les amours sont trompées, ou l'ambition frustrée de ce
qu'elle souhaitait? Pourquoi sortez-vous content du rassasiement de ces passions
dans les autres, si ce n'est parce que vous croyez que l'on est heureux ou
malheureux par ces choses? Vous dites donc avec le monde : Ceux qui ont ces
biens sont heureux. Et comment dans ce sentiment pouvez-vous dire : « Ceux-là
sont heureux dont le Seigneur est le Dieu?» Beatum dixerunt populum cui hœc
sunt ; Beatus populus cujus Dominus Deus ejus (3).
Voulez-vous voir un spectacle
digne de vos yeux, chantez avec David : « Je verrai vos cieux, qui sont les
ouvrages de vos doigts : la lune et les étoiles que vous avez fondées (4) »
Ecoutez Jésus-Christ, qui vous dit : « Considérez les lis des champs et ces
fleurs qui passent du matin au soir : Je vous le dis en vérité, Salomon dans
toute sa gloire » et avec ce beau « diadème dont sa mère a orné sa tête, n'est
pas si richement paré qu'une de ces fleurs (5). » Voyez ces riches tapis dont la
terre commence à se couvrir dans le printemps : que tout est petit à comparaison
de ces grands
1 Eccle., V, 14, 15. — 2
Rom., II, 5. — 3 Psal.
CXLIII, 15. — 4 Psal. VIII, 4. — 5 Matth., VI, 28, 29; Cant.,
III, 11.
434
ouvrages de Dieu ! On y voit la simplicité avec la
grandeur, l'abondance, la profusion, d'inépuisables richesses qui n'ont coûté
qu'une parole, qu'une parole soutient. Tant de beaux objets ne se montrent et
n'attirent vos regards, que pour les porter à leur auteur incomparablement plus
beau. « Car si les hommes, ravis de la beauté du soleil et de toute la nature,
en ont été transportés jusqu'à en faire des dieux; comment n'ont-ils pas pensé
de combien doit être plus beau celui qui les a faits et qui est le père de la
beauté (1) ? »
Voulez-vous orner quelque chose
digne de vos soins, ornez le temple de Dieu, et dites encore avec David : «
Seigneur, j'ai aimé la beauté et l'ornement de votre maison , et la gloire du
lieu où vous habitez (2). » Et de là que conclut-il? « Ne perdez point mon âme
avec les impies (3) : » car j'ai aimé les vrais ornements, et ne me suis point
avec eux laissé séduire à un vain éclat.
Les hommes étalent leurs filles,
pour être un spectacle de vanité et l'objet de la cupidité publique, et « les
parent comme on fait un temple (4). » Ils transportent les ornements, que votre
temple devrait avoir seul, à ces cadavres ornés, à ces sépulcres blanchis: et il
semble qu'ils aient entrepris des les faire adorer en votre place. Ils
nourrissent leur vanité et celle des autres ; ils remplissent les autres filles
de jalousie, les hommes de convoitise; tout par conséquent d'erreur et de
corruption. O fidèles, ô enfants de Dieu, désabusez-vous de ces fausses
concupiscences. Pourquoi tournez-vous vos nécessités en vanités? Vous avez
besoin d'une maison comme d'une défense nécessaire contre les injures de l'air :
c'est une faiblesse : vous avez besoin de nourriture pour réparer vos forces qui
se perdent et se dissipent à chaque moment : autre faiblesse : vous avez besoin
d'un lit pour vous reposer dans votre accablement et vous y livrer au sommeil
qui lie et ensevelit votre raison : autre faiblesse déplorable. Vous faites de
tous ces témoins et de tous ces monuments de votre faiblesse un spectacle à
votre vanité , et il semble que vous vouliez triompher de l'infirmité qui vous
environne de toutes parts : pendant que tout le reste des hommes s'enorgueillit
de ses besoins, et il semble vouloir orner ses misères pour se les cacher à
soi-même, toi du moins,
1 Sapient., XIII, 3. — 2 Psal.,
XXV, 8. — 3 Ibid., 9. — 4 Psal. CXLIII, 12.
435
ô chrétien, ô disciple de la vérité, retire tes yeux de ces
illusions. Aime dans ta table le nécessaire soutien de ton corps, et non pas cet
appareil somptueux : heureux ceux qui retirés humblement dans la maison du
Seigneur, se délectent dans la nudité de leur petite cellule et de tout le
faible attirail dont ils ont besoin dans cette vie, qui n'est qu'une ombre de
mort, pour n'y voir que leur infirmité et le joug pesant dont le péché les a
accablés ! Heureuses les vierges sacrées, qui ne veulent plus être le spectacle
du monde, et qui voudraient se cacher à elles-mêmes sous le voile sacré qui les
environne! Heureuse la douce contrainte qu'on fait à ses yeux, pour ne voir
point les vanités et dire avec David : « Détournez mes yeux, afin de ne les pas
voir (1) ! » Heureux ceux qui en demeurant selon leur état au milieu du monde,
comme ce saint roi, n'en sont point touchés, qui y passent sans s'y attacher; «
qui usent, comme dit saint Paul, de ce monde comme n'en usant pas (2); » qui
disent avec Esther sous le diadème : « Vous savez, Seigneur, combien je méprise
ce signe d'orgueil et tout ce qui peut servir à la gloire des impies; et que
votre servante ne s'est jamais réjouie qu'en vous seul, ô Dieu d'Israël (3); »
qui écoutent ce grand précepte de la loi : « Ne suivez point vos pensées et vos
yeux , vous souillant dans divers objets , » qui est la corruption, et pour
parler avec le texte sacré, la fornication des yeux : Nec sequantur
cogitationes suas, et oculos per res varias fornicantes (4) ; enfin qui
prêtent l'oreille à saint Jean, qui pénétré de toute l'abomination qui est
attachée aux regards tant d'un esprit curieux que des yeux gâtés par la vanité,
ne cesse de leur crier : « N’aimez pas le monde, où tout est » plein d'illusion
et de corruption par la « concupiscence des yeux. »
Quoique la curiosité et
l'ostentation dont nous venons de parler
1 Psal. CXVIII, 37. — 2 I Cor.,
VII, 31. — 3 Esth., XIV, 15,16,18. — 4 Num., XV, 39.
436
semblent être des branches de l'orgueil, elles
appartiennent plutôt à la vanité. La vanité est quelque chose de plus extérieur
et superficiel : tout s'y réduit à l'ostentation, que nous avons rapportée à la
concupiscence des yeux. La curiosité n'a d'autre fin que de faire admirer un
vain savoir, et par là se distinguer des autres hommes. L'ostentation des
richesses vient encore de la même source , et ne cherche qu'à se donner une
vaine distinction. L'orgueil est une dépravation plus profonde : par elle
l'homme livré à lui-même, se regarde lui-même comme son Dieu par l'excès de son
amour-propre. « Etre superbe , dit saint Augustin, c'est en laissant le bien et
le principe commun auquel nous devions tous être attachés, qui n'est autre chose
que Dieu, se faire soi-même son bien et son principe ou son auteur «, »
c'est-à-dire se faire son Dieu : Relicto communi, cui omnes debent hœrere,
principio, sibi ipsi fieri atque esse principium.
C'est ce vice qui s'est coulé
dans le fond de nos entrailles à la parole du serpent, qui nous disait en la
personne d'Eve : « Vous serez comme des dieux (2) ; » et nous avons avalé ce
poison mortel, lorsque nous avons succombé à cette tentation. Il a pénétré
jusqu'à la moelle de nos os ; et toute notre âme en est infectée. Voilà en
général ce que c'est que cette troisième concupiscence, que saint Jean appelle «
l'orgueil ; » et il ajoute : « l'orgueil de la vie,» parce que toute la vie en
est corrompue ; c'est comme le vice radical d'où pullulent tous les autres vices
: il se montre dans toutes nos actions. Mais ce qu'il y a de plus mortel, c'est
qu'il est la plus secrète comme la plus dangereuse pâture de notre cœur.
Pour pénétrer la nature d'un
vice si inhérent, il faut aller à l'origine du péché., et pour cela en revenir à
cette parole du Sage : « Dieu a fait l'homme droit (3). » Cette rectitude de
l'homme
1 De Civit. Dei, lib. XIV, cap.
XIII, n. 1. — 2 Genes., III, 5. — 3 Eccle., VII, 30.
437
consistait à aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme,
de toutes ses forces, de toute son intelligence, de toute sa pensée: d'un amour
pur et parfait et pour l'amour de lui-même, et de s'aimer soi-même en lui et
pour lui. Voilà la droiture et la rectitude de l’âme : voilà l'ordre: voilà la
justice: il est juste de donner l'amour à celui qui est aimable : et le grand
amour à celui qui est très-aimable : et le souverain et parfait amour à celui
qui est souverainement et parfaitement aimable : et tout l'amour à celui qui est
uniquement aimable, et qui ramasse en lui-même tout ce qui est aimable et
parfait ; en sorte qu'on ne se regarde et qu'on ne s'aime soi-même que pour lui.
Telle est donc la rectitude où
l'homme avait été créé. Cela même fait la beauté de la créature raisonnable,
faite à l'image de Dieu. Dieu étant la bonté et la beauté même, ce qui est fait
à son image ne peut pas n'être pas beau : cette beauté est relative à celle de
Dieu, dont elle est l'image et entièrement dépendante de son principe, lequel
par conséquent il fallait aimer seul d'un amour sans bornes. Mais l’âme se
voyant belle, s'est délectée en elle-même, et s'est endormie dans la
contemplation de son excellence : elle a cessé un moment de se rapporter à Dieu
: elle a oublié sa dépendance: elle s'est premièrement arrêtée, et ensuite
livrée à elle-même : déçue par sa liberté, qu'elle a trouvée si belle et si
douce, elle en a fait un essai funeste : suà in œternum libertate deceptus.
Mais en cherchant d'être libre jusqu'à s'affranchir de l'empire de Dieu et des
lois de la justice, il est devenu captif de son péché.
Quiconque n'aime pas Dieu n'aime
que soi-même : mais quiconque n'aime que soi-même, uniquement occupé de sa
propre volonté et de son plaisir, n'est plus soumis à la volonté de Dieu ; et
demeurant incapable d'être touché des intérêts d'autrui, il est non-seulement
rebelle à Dieu, mais encore insociable, intraitable, injuste , déraisonnable
envers les autres ; et veut que tout serve non-seulement à ses intérêts, mais
encore à ses caprices.
Dieu est juste, et c'est une loi
de sa justice publiée dans le livre de la Sagesse et justifiée par toute sa
conduite sur les impies, que quiconque pèche contre lui soit puni par les choses
qui l'ont fait
438
pécher : Per quœ peccat quis , per hœc et torquetur
(1). Il a fait la créature raisonnable, de telle sorte que se cherchant
elle-même, elle serait elle-même sa peine, et trouverait son supplice où elle a
trouvé la cause de son erreur. L'homme donc étant devenu pécheur en se cherchant
soi-même, il est devenu malheureux en se trouvant : Dieu lui a soustrait ses
dons, et ne lui a laissé que le fond de l'être, pour être l'objet de sa justice
et le sujet sur lequel il exercerait sa vengeance. Il n'est plus demeuré à
l'homme que ce qu'il peut avoir sans Dieu : c'est-à-dire l'erreur, le mensonge ,
l'illusion , le péché, le désordre de ses passions, sa propre révolte contre la
raison , la tromperie de son espérance , les horreurs de son désespoir affreux,
des colères, des jalousies, des aigreurs envenimées contre ceux qui le troublent
dans le bien particulier qu'il a préféré au bien général, que personne ne nous
peut ôter que nous-mêmes et qui seul suffit à tous.
Voilà donc dans nos passions et
dans notre ignorance, et le péché et à la fois la peine du péché ; et
non-seulement au premier abord le commencement, mais encore dans la suite la
consommation de l'enfer. Car c'est de là que naissent ces rages, ces désespoirs
, ce ver dévorant qui ronge la conscience, et enfin ce pleur éternel dans les
flammes qui ne s'éteignent jamais. Elles sortent du fond de notre crime : « Je
tirerai, dit le saint prophète, un feu du milieu de toi pour te dévorer : »
Producam ignem de medio tui qui comedat te (1). Ce sont nos péchés qui
allument le feu de la vengeance divine, d'où sort le feu dévorant qui pénètre
l’âme par l'impression d'une vive et insupportable douleur. Voilà ce que produit
l'amour de nous-mêmes : voilà comme il fait d'abord notre péché et ensuite notre
supplice.
Les contraires se connaissent
l'un par l'autre. L'injustice de l'amour-propre se connaît par la justice de la
charité, dont
1 Sapient., XI, 17. — 2 Ezech., XXVIII, 18.
439
l'amour-propre est l'éloignement et la privation. Saint
Augustin les définit toutes deux en cette sorte : « La charité, dit ce saint,
c'est l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même ; » et au contraire « la
cupidité est l'amour de soi-même jusqu'au mépris de Dieu (1). » Quand on dit que
l'amour de Dieu va jusqu'au mépris de soi-même , on entend jusqu'au mépris de
soi-même par rapport à Dieu et en se comparant à lui: et en ce sens douter qu'on
se puisse mépriser soi-même, ce serait douter des premiers principes de la
raison et de la justice. Le mépris est opposé à l'estime. Mais que peut-on
estimer à comparaison de Dieu, ou que lui peut-on comparer, puisqu'il est «
celui qui est (2) » et le reste n'est rien devant lui ? Ce qui fait dire au
prophète : « Les nations devant Dieu ne sont qu'une goutte d'eau et comme un
petit grain dans une balance, et les plus vastes contrées ne sont qu'un peu de
poussière (3). » On ne peut rien de plus vil : et cependant l'Ecriture n'est pas
contente de cette expression, et la trouve encore trop forte pour la créature.
Elle en vient donc, pour parler avec une entière justesse et précision, à cette
sentence : « Toutes les nations devant Dieu sont comme n'étant pas, et il les
estime comme un néant (4) »
En voulez-vous davantage? Ce
n'est pas d'un homme qu'il parle en particulier ; c'est de toute une nation ,
auprès de laquelle un seul homme n'est rien : mais toute cette nation n'est
elle-même qu'une goutte d'eau, qu'un petit grain, qu'un vil amas de poussière :
et non-seulement une nation n'est que cela, mais toutes les nations sont encore
moins : elles ne sont qu'un néant. Plus il entasse de choses ensemble, plus il
déprise ce qu'il entasse avec tant de soin : une nation n'est qu'une goutte
d'eau : mais toutes les nations que seront-elles? Quelque chose de plus
peut-être? Point du tout : plus vous mettez ensemble d'êtres créés, plus le
néant y paraît.
Il ne faut donc pas s'étonner
que l'amour de Dieu aille jusqu'au mépris de soi-même : on ne peut pas se
mépriser davantage, que de se considérer comme un néant : c'est donc la justice
d'être un
1 De Civit. Dei, lib. XIV, cap.
XXVIII. — 2 Exod. III, 14. — 3 Isa., XL, 15. — 4 Ibid., 17.
440
néant devant Dieu, et d'avoir pour soi-même le dernier
mépris. Il n'y a qu'à dire avec saint Michel : « Qui est comme Dieu ? » Qui
mérite de lui être comparé , ou d'être nommé devant sa face ? Il est « celui qui
est, » et la plénitude de l'être est en lui. Multipliez les créatures, et
augmentez-en les perfections de plus en plus jusqu'à l'infini ; ce ne sera
toujours, à les regarder en elles-mêmes, qu'un non-être. Et que sert d'amasser
beaucoup de non-être? de tout cela en fera-t-on autre chose qu'un non-être? Rien
autre chose sans doute. O homme, aime donc Dieu comme celui qui est seul ; et
porte l'amour de Dieu jusqu'à te mépriser comme un néant.
Mais au lieu de pousser, comme
il devait, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même, il a poussé l'amour de
soi-même jusqu'au mépris de Dieu : il a suivi sa volonté propre jusqu'à oublier
celle de Dieu, jusqu'à ne s'en soucier en aucune sorte , jusqu'à passer outre
malgré elle et à vouloir agir et se contenter indépendamment de Dieu, et ne
s'arrêter non plus à sa défense que s'il n'était pas. Ainsi c'est le néant qui
compte pour rien celui qui est, et qui au lieu de se mépriser soi-même pour
l'amour de Dieu, qui était la souveraine justice, sacrifie la gloire et la
grandeur de Dieu, qui seul possède l'être, à la propre satisfaction de soi-même
, quoiqu'il ne soit qu'un néant; qui est le comble de l'injustice et de
l'égarement.
Celui qui compte Dieu pour rien,
ajoute à son néant naturel celui de son injustice et de son égarement. Ce n'est
pas Dieu qu'il dégrade, mais lui-même. Il n'ôte rien à Dieu ; mais il s'ôte à
lui-même son appui, sa lumière, sa force et la source de tout son bien; et
devient aveugle, ignorant, faible , impuissant, injuste, mauvais, captif du
plaisir, ennemi de la vérité. Celui qui recherche quelque chose, non à cause de
ce qu'elle est, mais à cause qu'elle
441
lui plaît, n'a point la vérité pour objet. Avant qu'il y
ait aucune chose qui plaise ou qui déplaise à nos sens, il y a une vérité qui
est naturellement la nourriture de notre esprit. Cette vérité est notre règle :
c'est par là que nos désirs doivent être réglés, et non par notre plaisir. Caria
vérité qui fait pour ainsi dire le plaisir de Dieu, c'est Dieu même; et ce qui
fait notre plaisir, c'est nous-mêmes qui nous préférons à Dieu. Hélas ! nous ne
pouvons rien depuis que nous avons compté Dieu pour rien, en transgressant sa
loi et agissant comme si elle n'était pas. C'est ce qu'ont fait nos premiers
parents : c'est le vice héréditaire de notre nature. Le démon nous dit comme à
eux : Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu ce fruit, qui est si beau à la vue et si
doux au goût ? Cur prœcepit vobis Deus (1) ? Depuis ce temps le plaisir a
tout pouvoir sur nous, et la moindre flatterie des sens prévaut à l'autorité de
la vérité.
Toute âme attachée à elle-même
et corrompue par son amour-propre, est en quelque sorte superbe et rebelle,
puisqu'elle transgresse la loi de Dieu. Mais lorsqu'on la transgresse, ou parce
qu'on est abattu par la douleur, comme ceux qui succombent dans les maux ; ou
parce qu'on ne peut résister à l'attrait trop violent du plaisir des sens, c'est
faiblesse plutôt qu'orgueil. L'orgueil dont nous parlons consiste dans une
certaine fausse force, qui rend l’âme indocile et fière, ennemie de toute
contrainte, et qui par un amour excessif de sa liberté le fait aspirer à une
espèce d'indépendance : ce qui est cause qu'elle trouve un certain plaisir
particulier à désobéir, et que la défense l'irrite. C'est cette funeste
disposition que saint Paul explique par ces mots : « Le péché m'a trompé par la
loi, et par elle m'a donné la mort (2) : » c'est-à-dire, comme l'explique saint
Augustin (3), le péché m'a trompé par une
1 Genes., III, 1.— 2
Rom., VII, 11. — 3 De Div.
quœst. ad Simplic., lib. I, n. 5 et seq.
442
fausse douceur, falsà dulcedine, qu'il m'a fait
trouver à transgresser la défense ; et par là il m'a donné la mort, parce que
par une étrange maladie de ma volonté, je me suis d'autant plus volontiers porté
au plaisir, qu'il me devenait plus doux par la défense : Quia quanta minus
licet, tantà magis libet. Ainsi la loi m'a doublement donné la mort, parce
qu'elle a mis le comble au péché par la transgression expresse du commandement,
et qu'elle a irrité le désir par le trop puissant attrait de la défense :
Incentivo prohibitionis et cumulo prœvaricationis.
La source d'un si grand mal,
c'est que nous trouvons, en transgressant la défense, un certain usage de notre
liberté qui nous déçoit; et qu'au lieu que la liberté véritable de la créature
doit consister dans une humble soumission de sa volonté à la volonté souveraine
de Dieu, nous la faisons consister dans notre volonté propre, en affectant une
manière d'indépendance contraire à l'institution primitive de notre nature, qui
ne peut être libre ni heureuse que sous l'empire de Dieu.
Ainsi nous nous faisons libres à
la manière des animaux, qui n'ont d'autres lois que leurs désirs, parce que
leurs passions sont pour eux la loi de Dieu et de la nature qui les leur
inspire. Mais la créature raisonnable, qui a une autre nature et une autre loi
que Dieu lui a imposée, est libre d'une autre sorte, en se soumettant
volontairement à la raison souveraine de Dieu, dont la sienne est émanée. C'est
donc en elle un grand vice, lorsqu'elle met son plaisir à secouer ce bienheureux
joug, dont Jésus a dit : « Mon joug est léger, et mon fardeau est doux (1) ; »
et qu'elle se fait libre comme un animal insensé, conformément à cette parole :
« L'homme vain est emporté par son orgueil, et se croit né libre à la manière
d'un jeune animal fougueux (2). »
A cet orgueil qui vient d'une
liberté indocile et irraisonnable, il en faut joindre encore un autre, qui est
celui que saint Jean nous veut faire entendre particulièrement en cet endroit ;
qui est dans l’âme un certain amour de sa propre grandeur, fondée sur une
opinion de son excellence propre : qui est le vice le plus inhérent, et ensemble
le plus dangereux de la créature raisonnable.
1 Matth., XI, 30. — 2 Job.,
XI, 12.
443
On ne comprendra jamais la chute
de l'homme, sans entendre la situation de Famé raisonnable, et le rang qu'elle
tient naturellement entre les choses qu'on appelle biens.
Il y a donc premièrement le bien
suprême qui est Dieu, autour duquel sont occupées toutes les vertus, et où se
trouve la félicité de la nature raisonnable. Il y a en dernier lieu les biens
inférieurs, qui sont les objets sensibles et matériels, dont l’âme raisonnable
peut être touchée. Elle tient elle-même le milieu entre ces deux sortes de biens
pouvant par son libre arbitre s'élever aux uns ou se rabaisser vers les autres,
et faisant par ce moyen comme un état mitoyen entre tout ce qui est bon.
Elle est donc par son état le
plus excellent de tous les biens après Dieu; infiniment au-dessous de lui et de
beaucoup au-dessus de tous les objets sensibles, auxquels elle ne peut
s'attacher en se détachant de Dieu, sans faire une chute affreuse. Mais afin
qu'elle tombe si bas, il faut nécessairement qu'elle passe, pour ainsi parler,
par le milieu qui est elle-même ; et c'est là sans difficulté sa première
attache. Car ne trouvant au-dessous de Dieu, auquel elle doit s'unir et y
trouver sa félicité, rien qui soit plus excellent qu'elle-même qui est faite à
son image ; c'est là premièrement qu'elle tombe : et saint Augustin a dit
très-véritablement que « l'homme en tombant d'en haut et en déchéant de Dieu,
tombe premièrement sur lui-même (1). » C'est donc là que perdant sa force, il
tombe de nécessité encore plus bas : et de lui-même où il ne lui est pas
possible de s'arrêter, ses désirs se dispersent parmi les objets sensibles et
inférieurs, dont il devient le captif. Car le devenant de son corps, qu'il
trouve lui-même assujetti aux choses extérieures et inférieures, il en est
lui-même dépendant et contraint de mendier dans ces objets les plaisirs qui en
reviennent à ses sens.
1 De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XIII et seq.
444
Voilà donc la chute de l'homme
tout entière. Semblable à une eau qui d'une haute montagne coule premièrement
sur un haut rocher, où elle se disperse pour ainsi parler jusqu'à l'infini, et
se précipite jusqu'au plus profond des abîmes; l'aine raisonnable tombe de Dieu
sur elle-même, et se trouve précipitée à ce qu'il va de plus bas.
Voilà une image véritable de la
chute de notre nature. Nous en sentons le dernier effet dans ce corps qui nous
accable, et dans les plaisirs des sens qui nous captivent. Nous nous trouvons
au-dessous de tout cela, et vraiment esclaves de la nature corporelle, nous qui
étions nés pour la commander. Telle est donc l'extrémité de notre chute : mais
il a fallu auparavant tomber sur nous-mêmes : car comme cette eau qui tombe
premièrement sur ce rocher, le cave à l'endroit de sa chute et y fait une
impression profonde : ainsi l’âme tombant sur elle-même, fait aussi en elle-même
une première et profonde plaie, qui consiste dans l'impression de son excellence
propre, de sa grandeur propre, voulant toujours se persuader qu'elle est quelque
chose d'admirable, se repaissant de la vue de sa propre perfection, qu'elle veut
toujours concevoir extraordinaire, et ne voyant rien autour d'elle qu'elle ne
veuille s'assujettir; d'où vient l'ambition, la domination, l'injustice, la
jalousie : ni rien en elle-même qu'elle ne veuille s'attribuer comme sien ; d'où
vient la présomption de ses propres forces : et c'est en tout cela qu'il faut
reconnaître la naissance de ce qui s'appelle orgueil.
Par là donc nous concevons que
l'orgueil, c'est-à-dire comme nous l'avons défini, l'amour et l'opinion de sa
grandeur propre, a deux effets principaux, dont l'un est de vouloir en tout
exceller au-dessus des autres, l'autre est de s'attribuer à soi-même sa propre
excellence.
445
Quant au premier effet, on
pourrait croire qu'il ne se trouve que dans les gens savane ou riches; et qu'il
n'est guère dans le bas peuple accoutumé au travail, à la pauvreté et à la
dépendance. Mais ceux qui regardent les choses de plus près, voient que ce vice
règne dans tous les états jusqu'au plus bas. Il n'y a qu'à voir la peine qu'on a
à réconcilier les esprits dans les conditions les plus viles lorsqu'il s'élève
des querelles ou des procès pour cause d'injures. On trouve les cœurs ulcérés
jusqu'au fond et disposés à pousser la vengeance, qui est le triomphe de
l'orgueil, jusqu'à la dernière extrémité, ceux qui voient tous les jours les
emporterons des paysans pour des bancs dans leurs paraisses, et qui les
entendent porter leur ressentiment jusqu'à dire qu'ils n'iront plus à l'église
si on ne les satisfait, sans écouter aucune raison ni céder à aucune autorité,
ne reconnaissent que trop dans ces âmes basses la plaie de l'orgueil et le même
fond qui allume les guerres parmi les peuples et pousse les ambitieux à tout
remuer pour se faire distinguer des autres. Il ne faut pas beaucoup étudier les
dispositions de ceux qui dominent dans leurs paraisses, et qui s'y donnent une
primauté et un ascendant sur leurs compagnons, pour reconnaître que l'orgueil et
le désir d'exceller les transporte avec la même force et plus de brutalité que
les autres hommes.
Et pour passer des aines les
plus grossières aux plus épurées, combien a-t-il fallu prendre de précautions
pour empêcher dans es élections, même ecclésiastiques et religieuses,
l'ambition, les cabales, les brigues, les secrètes sollicitations, les promesses
et les pratiques les plus criminelles, les pactes simoniaques et toutes les
autres ordures trop connues en cette matière, sans qu'on se puisse vanter
d'avoir peut-être fait autre chose que de couvrir ou pallier ces vices, loin de
les avoir entièrement déracinés? Malheur donc, malheur à la terre infectée de
tous côtés par le venin de l'orgueil !
Ecoutons saint Paul, qui nous en
remarque les fruits par ces paroles : « Les fruits de la chair, » dit-il (1), et
sous ce nom il comprend l'orgueil, « sont les inimitiés, les disputes, les
jalousies, les colères, les querelles, » sous lesquelles il faut comprendre les
1 Galat., V, 19.
446
guerres, « les dissensions, » les schismes, les hérésies, «
les sectes, l'envie, les meurtres » (dont la vengeance, fille de l'orgueil,
cause la plus grande partie), «les médisances » (où l'on enfonce jusqu'au vif
une dent aussi venimeuse que celle des vipères, dans la réputation qui est une
seconde vie du prochain) : ces pestes du genre humain, qui couvrent toute la
face de la terre, « sont autant d'enfants » de l'orgueil, autant de branches
sorties de cette racine empoisonnée.
Arrêtons-nous un moment sur
chacun de ces vices, que saint Paul ne fait que nommer ; et nous verrons combien
s'étend l'empire de l'orgueil. On en voit les derniers excès dans les guerres,
dans tout leur appareil sanguinaire, dans tous leurs funestes effets,
c'est-à-dire dans tous les ravages et dans toutes les désolations qu'elles
causent dans le genre humain, puisque dans tout cela il ne s'agit que d'assouvir
le désir de domination et la gloire dont les premières têtes du genre humain
sont enivrées. Les sectes et les hérésies font encore mieux voir cet esprit
d'orgueil, puisque c'est là uniquement ce qui anime ceux qui, pour se faire un
nom parmi les hommes, les arrachent à Dieu, à Jésus-Christ, à son Eglise, pour
se faire des disciples qui portent le leur. Et si nous voulons entendre la
malignité de l'orgueil dans des vices plus communs, il ne faut que s'attacher un
moment à l'envie et à sa fille la médisance, pour voir tous les hommes pleins de
venin et de haine mutuelle, qui fait changer la langue en arme offensive, plus
tranchante qu'une épée et portant plus loin qu'une flèche, pour désoler tout ce
qui se présente. Tout cela vient de ce que chacun épris de soi-même, veut tout
mettre à ses pieds, et s'établir une damnable supériorité, en dénigrant tout le
genre humain. Voilà le premier effet de l'orgueil, et ce qu'il fait paraître au
dehors.
Il entre dans toutes les
passions, et donne aux autres concupiscences plus grossières et plus charnelles,
je ne sais quoi qui les pousse à l'extrémité. Voyez-moi cette femme dans sa
superbe beauté, dans son ostentation, dans sa parure. Elle veut vaincre, elle
veut être adorée comme une déesse du genre humain Mais elle se rend premièrement
elle-même cette adoration ; elle est elle-même son idole ; et c'est après s'être
adorée et admirée elle-même,
447
qu'elle veut tout soumettre à son empire. Jézabel vaincue
et prise, s'imagine encore désarmer son vainqueur, en se montrant par ses
fenêtres avec son fard. Une Cléopâtre croit porter dans ses yeux et sur son
visage de quoi abattre à ses pieds les conquérants; et accoutumée à de
semblables victoires, elle ne trouve plus de secours que dans la mort quand
elles lui manquent. Tous les siècles portent de ces fameuses beautés, que le
Sage nous décrit par ces paroles : « Elle a renversé un nombre infini de gens
percés de ses traits : toutes ses blessures sont mortelles, et les plus forts
sont tombés sous ses coups : » Multos vulneratos dejecit, et fortissimi
quique interfecti sunt ab eà (1). Ainsi la gloire se mêle dans la
concupiscence de la chair. Les hommes, comme les femmes, se piquent d'être
vainqueurs. « C'est un opprobre parmi les Assyriens, si une femme se moque d'un
homme en se sauvant de ses mains (2). »
Quelle nation n'est pas
assyrienne de ce côté-là ? Où ne se glorifie-t-on pas de ces damnables
victoires? Où ne célèbre-t-on pas ces insignes corrupteurs de la pudeur, qui
font gloire de tendre des pièges si sûrs, que nulle vertu n'échappe à leurs
mains impures? La gloire se mêle donc dans les désirs sensuels; et on imagine
une certaine excellence, d'un côté à se faire désirer, et de l'autre à
corrompre, ou, comme parle l'Ecriture, à humilier un sexe infirme.
Mon Dieu, que je considère un
peu de temps sous vos yeux la faiblesse de l'orgueil, et la vaine délectation
des louanges où il nous engage. Qu’est-ce, ô Seigneur, que la louange, sinon
l'expression d'un bon jugement que les hommes font de nous? et si ce jugement et
cette expression s'étendent beaucoup parmi les hommes, c'est ce qui s'appelle la
gloire ; c'est-à-dire une louange
1 Prov., VII, 20. — 2 Judith., XII, 11.
448
célèbre et publique. Mais, Seigneur, si ces louanges sont
fausses ou injustes, quelle est mon erreur de m'y plaire tant? Et si elles sont
véritables, d'où me vient cette autre erreur, de me délecter moins de la vérité
que du témoignage que lui rendent les hommes? Est-ce que me défiant de mon
jugement, je veux être fortifié dans l'estime que j'ai de moi-même par le
témoignage des autres, et s'il se peut, de tout le genre humain ? Quoi ! la
vérité m'est-elle si peu connue, que je veuille l'aller chercher dans l'opinion
d'autrui ? Ou bien est-ce que connaissant trop mes faiblesses et mes défauts,
dont ma conscience est le premier et inévitable témoin, j'aime mieux me voir,
comme dans un miroir flatteur, dans le témoignage de ceux à qui je les cache
avec tant de soin? Quelle faiblesse pareille !
Voyez cette femme amoureuse de
sa fragile beauté, qui se fait à elle-même un miroir trompeur, où elle répare sa
maigreur extrême et rétablit ses traits effacés; ou qui fait peindre dans un
tableau trompeur ce qu'elle n'est plus, et s'imagine reprendre ce que les ans
lui ont ôté. Telle est donc la séduction, telle est la faiblesse de la louange,
de la réputation, de la gloire. La gloire ordinairement n'est qu'un miroir où
l'on fait paraître le faux avec un certain éclat. Qu'est-ce que la gloire d'un
César ou d'un Alexandre ; de ces deux idoles du monde, que tous les hommes
semblent encore s'efforcer de porter par leur louange et leur admiration au
faite des choses humaines : qu'est-ce, dis-je, que leur gloire, si ce n'est un
amas confus de fausses vertus et de vices éclatons, qui, soutenus par des
actions pleines d'une vigueur mal entendue, puisqu'elle n'aboutissait qu'à des
injustices, ou en tout cas à des choses périssables, ont imposé au genre humain
et ont même ébloui les sages du monde, qui sont engagés dans de semblables
erreurs et transportés par de semblables passions? Vanité des vanités, et tout
est vanité : et plus l'orgueil s'imagine avoir donné dans le solide, plus il est
vain et trompeur.
Mais enfin mettons la louange
avec la vertu et la vérité, comme elle y doit être naturellement : quelle erreur
de ne pouvoir estimer la vertu sans la louange des hommes ! La vertu est-elle si
peu considérable par elle-même? Les yeux de Dieu sont-ce si peu de
449
chose pour un vertueux? Et qui donc les estimera, si les
sages ne s'en contentent pas? Et toutefois je vois un saint Augustin (1), un si
grand homme, un homme si humble, un homme si persuadé qu'on ne doit aimer la
louange que comme un bien de celui qui loue, dont le bonheur est de connaître la
vérité et de faire justice à la vertu : je vois, dis-je, un si saint homme, qui
s'examinait lui-même sous les yeux de Dieu, se tourmente pour ainsi dire à
rechercher s'il n'aime point les louanges pour lui-même plutôt que pour ceux qui
les lui donnent; s'il ne veut point être aimé des hommes pour d'autre motif que
pour celui de leur profiter; et en un mot, s'il n'est point plutôt un superbe
qu'un vertueux : tant l'orgueil est un mal caché; tant il est inhérent à nos
entrailles; tant l'appât en est subtil et imperceptible; et tant il est vrai que
les humbles ont à craindre jusqu'à la mort quelque mélange d'orgueil, quelque
contagion d'un vice qu'on respire avec l'air du monde et dont on porte en
soi-même la racine.
Parlons d'une autre espèce
d'orgueil, c'est-à-dire d'une autre espèce de faiblesse. On en voit qui passent
leur vie à tourner un vers, à arrondir une période; en un mot à rendre agréables
des choses non-seulement inutiles, mais encore dangereuses, comme à chanter un
amour feint ou agréable, et à remplir l'univers des folies de leur jeunesse
égarée. Aveugles admirateurs de leurs ouvrages, ils ne peuvent souffrir ceux des
autres ; ils tâchent parmi les grands, dont ils flattent les erreurs et les
faiblesses, de gagner des suffrages pour leurs vers. S'ils remportent ou qu'ils
s'imaginent remporter L'applaudissement du public, enflés de ce succès ou vain
ou imaginaire, ils apprennent à mettre leur félicité dans des voix confuses,
dans un bruit qui se fait dans l'air; et prennent rang parmi ceux à qui le
prophète adresse ce reproche : « Vous
1 S. August. Confess., lib. X,
cap. XXXVII et seq., n. 60 et seq.
450
qui vous réjouissez dans le néant (1). » Que si quelque
critique vient à leurs oreilles, avec un dédain apparent et une douleur
véritable, ils se font justice à eux-mêmes : de peur de les affliger, il faut
bien qu'une troupe d'amis flatteurs prononce pour eux et les assure du public.
Attentifs à son jugement où le goût, c'est-à-dire ordinairement la fantaisie et
l'humeur, a plus de part que la raison, ils ne songent pas à ce sévère jugement
où la vérité condamnera l'inutilité de leur vie ; la vanité de leurs travaux, la
bassesse de leurs flatteries et à la fois le venin de leurs mordantes satyres ou
de leurs épigrammes piquantes, plus que tout cela les douceurs et les agréments
qu'ils auront versés sur le poison de leurs écrits, ennemis de la piété et de la
pudeur. Si leur siècle ne leur paraît pas assez favorable à leurs folies, ils
attendront la justice delà postérité, c'est-à-dire qu'ils trouveront beau et
heureux d'être loués parmi les hommes pour des ouvrages que leur conscience aura
condamnés avec Dieu même, et qui auront allumé autour d'eux un feu vengeur. O
tromperie! ô aveuglement! ô vain triomphe de l'orgueil !
Une autre espèce d'orgueilleux,
les philosophes condamnent ces vains écrits. Il n'y a rien en apparence de plus
grave, ni de plus vrai que le jugement qu'un Socrate, un Platon, d'autres
philosophes à leur exemple portent des écrits des poètes. Ils n'ont, disent-ils,
c'est le discours de Platon, aucun égard à la vérité : pourvu qu'ils disent des
choses qui plaisent, ils sont contents : c'est pourquoi on trouvera dans leurs
vers le pour et le contre : des sentences admirables pour la vertu et contre
elle : les vices y seront blâmés et loués également ; et pourvu qu'ils le
fassent en de beaux vers, leur ouvrage est accompli. On trouvera dans ce
philosophe un recueil de vers d'Homère pour et contre la vérité et la vertu : le
poète ne parait pas se soucier de ce qu'on suivra ; et pourvu qu'il arrache à
son lecteur le témoignage que son oreille a été agréablement flattée, il croit
avoir satisfait aux règles de son art : comme un peintre, qui sans se mettre en
peine d'avoir peint des objets qui portent au vice ou qui représentent la vertu,
croit avoir accompli ce qu'on attend de son pinceau, lorsqu'il a parfaitement
1 Amos., VI, 14.
451
imité la nature. C'est pourquoi, ceci est encore le
raisonnement de Platon, sous le nom de Socrate, lorsqu'on trouve dans les poètes
de grandes et admirables sentences, on n'a qu'à approfondir et à les faire
raisonner dessus, on trouvera qu'ils ne les entendent pas : Pourquoi, dit ce
philosophe ? Parce que songeant seulement à plaire, ils ne se sont mis en aucune
peine de chercher la vérité.
Ainsi voit-on dans Virgile le
vrai et le faux également étalés. Il trouve à propos de décrire dans son Enéide
l'opinion de Platon sur la pensée et l'intelligence qui anime le monde; il le
fera en vers magnifiques : s'il plait à sa verve poétique et au feu qui en anime
les mouvements, de décrire le concours d'atomes qui assemble fortuitement les
premiers principes des terres, des mers, des airs et du feu, et d'en faire
sortir l'univers, sans qu'on ait besoin pour les arranger, du secours d'une main
divine, il sera aussi bon épicurien dans une de ses églogues que bon platonicien
dans son poème héroïque. Il a contenté l'oreille; il a étalé le beau tour de son
esprit, le beau son de ses vers, et la vivacité de ses expressions : c'est assez
à la poésie : il ne croit pas que la vérité lui soit nécessaire.
Les poètes et les beaux esprits
chrétiens prennent le même esprit : la religion n'entre non plus dans le dessein
et dans la composition de leurs ouvrages que dans ceux des païens : celui-là
s'est mis dans l'esprit de blâmer les femmes : il ne se met point en peine s'il
condamne le mariage , et s'il en éloigne ceux à qui il a été donné comme un
remède : pourvu qu'avec de beaux vers il sacrifie la pudeur des femmes à son
humeur satyrique, et qu'il fasse de belles peintures d'actions bien souvent
très-laides, il est content. Un autre croira fort beau de mépriser l'homme dans
ses vanités et ses airs; il plaidera contre lui la cause des bêtes, et attaquera
en forme jusqu'à la raison, sans songer qu'il déprise l'image de Dieu dont les
restes sont encore si vivement empreints dans notre chute, et qui sont si
heureusement renouvelés par notre régénération. Ces grandes vérités ne lui sont
de rien ; au contraire, il les cache de dessein formé à ses lecteurs, parce
qu'elles rompraient le cours de ses fausses et dangereuses plaisanteries : tant
on s'éloigne de la vérité quand on cultive les arts à qui la
452
coutume et l'erreur ne donnent dans la pratique d'autre
objet que le plaisir.
Un philosophe blâme ces arts, et
les bannit de sa république avec des couronnes sur la tête et une branche de
laurier dans sa main. Mais ce philosophe est-il lui-même plus sérieux, lui qui
ayant connu Dieu ne le connaît pas pour Dieu, qui n'ose annoncer au peuple la
plus importante des vérités , qui adore avec lui des idoles et sacrifie la
vérité à la coutume? Il en est de même des autres qui enflés de leur vaine
philosophie, parce qu'ils seront ou physiciens ou géomètres, ou astronomes,
croiront exceller en tout et soumettront à leur jugement les oracles que Dieu
envoie au monde pour le redresser : la simplicité de l'Ecriture causera un
dégoût extrême à leur esprit préoccupé; et autant qu'ils sembleront s'approcher
de Dieu par l'intelligence, autant s'en éloigneront-ils par leur orgueil :
Quantum propinquaverunt intelligentià, tantùm superbia recesserunt, dit
saint Augustin (1). Voilà ce que fait dans l'homme la philosophie, quand elle
n'est pas soumise à la sagesse de Dieu : elle n'engendre que des superbes et des
incrédules.
Mon Dieu, que vous punissez
d'une merveilleuse manière l'orgueil des hommes! La gloire est le souverain bien
qu'ils se proposent : et vous, Seigneur, comment les punissez-vous? En leur
ôtant cette gloire dont ils sont avides? Quelquefois : car vous en êtes le
maître, et vous la donnez ou l’ôtez comme il vous plaît, selon que vous tournez
l'esprit des hommes. Mais pour montrer combien elle est, non-seulement vaine,
mais encore trompeuse et malheureuse, vous la donnez très-souvent à ceux qui la
demandent, et vous en faites leur supplice.
Que désirait ce grand conquérant
qui renversa le trône le plus
1 S. August. Serm. CXLI, n. 2. et alibi.
453
auguste de l'Asie et de tout le monde, sinon de faire
parler de lui c'est-à-dire d'avoir une grande gloire parmi les hommes? « Que de
peine, disait-il, il se faut donner pour faire parler les Athéniens! Lui-même il
reconnaissait la vanité de la gloire qu'il recherchait avec tant d'ardeur; mais
il y était entraîné par une espèce de manie, dont il n'était pas le maître. Et
que fait Dieu pour le punir, sinon de le livrer à l'illusion de son cœur, et de
lui donner cette gloire dont la soif le tourmentait avec encore plus d'abondance
qu'il n'en pouvait imaginer ? Ce ne sont pas seulement les Athéniens qui parlent
de lui : tout le monde est entré dans sa passion, et l'univers étonné lui a
donné plus de gloire qu'il n'en avait osé espérer. Son nom est grand en Orient
comme en Occident, et les Barbares l'ont admiré comme les Grecs. Loin de refuser
la gloire à son ambition, Dieu l'en a comblé; il l'en a rassasié pour ainsi
parler jusqu'à la gorge ; il l'en a enivré; et il en a bu plus que sa tête
n'était capable d'en porter. O Dieu, quel bien est celui que vous prodiguez aux
hommes que vous avez livrés à eux-mêmes, et que vous avez repoussés de votre
royaume! Et pour la gloire du bel esprit, qui peut espérer d'en avoir autant, et
durant sa vie et après sa mort, qu'un Homère, qu'un Théocrite, qu'un Anacréon,
qu'un Cicéron, qu'un Horace, qu'un Virgile? On leur a rendu des honneurs
extraordinaires pendant qu'ils étaient au monde, et la postérité en a fait ses
modèles et presque ses idoles. La folie de les louer a été poussée jusqu'à leur
dresser des temples : ceux qui n'ont pas été jusque-là n'ont pas laissé de les
adorer à leur mode, comme des esprits divins et au-dessus de l'humanité. Et
qu'avez-vous prononcé dans votre Evangile de cette gloire qu'ils ont reçue, et
reçoivent continuellement dans la bouche de tous les hommes? «Je vous le dis en
vérité, ils ont reçu leur récompense (1). »
O vérité, ô justice et sagesse
éternelle, qui pesez tout dans votre balance et donnez le prix à tout le bien,
pour petit qu'il soit, vous avez préparé une récompense convenable à cette telle
quelle industrie qui paraît dans les actions de ceux qu'on nomme héros, et dans
les écrits de ceux qu'on nomme les grands auteurs ! Vous
1 Matth., VI, 2.
454
les avez récompensés et punis tout ensemble : vous les avez
repus de vent : enflés par la gloire, vous les en avez pour ainsi dire crevés.
Combien ces grands auteurs ont-ils donné la gêne à leur esprit, pour arranger
leurs paroles et composer leurs poèmes? Celui-là étonné lui-même du long et
furieux travail de son Enéide, dont tout le but après tout était de
flatter le peuple régnant et la famille régnante, avoue dans une lettre qu'il
s'est engagé dans cet ouvrage par une espèce de manie, penè vitio mentis.
Leur conscience leur reprochait qu'ils se donnaient beaucoup de peine pour rien,
puisque ce n'était après tout que pour se faire louer. Que d'étude, que
d'application, que de curieuses recherches, que d'exactitude, que de savoir, que
de philosophie, que d'esprit faut-il sacrifier à cette vanité ! Dieu la condamne
et à la fois il la contente, pour laisser aux hommes un monument éternel du
mépris qu'il fait de cette gloire si désirée par des gens qui ne le connaissent
pas; il leur en donne plus qu'ils n'en veulent. Ainsi, dit saint Augustin, ces
conquérants, ces héros, ces idoles du monde trompé, en un mot ces grands hommes
de toutes les sortes, tant renommés dans le genre humain, sont élevés au plus
haut degré de réputation où l'on puisse parvenir parmi les hommes; et vains ils
ont reçu une récompense aussi vaine que leurs desseins : Perceperunt mercedem
suam, vani vanam (1).
Ce ne sont pas là toutefois ceux
que la gloire trompe le plus. Plus vains encore et plus déçus par leur orgueil
sont ceux qui sacrifient à la gloire, non des choses vaines, mais les propres
œuvres que la vertu devait produire. Tels sont « ceux qui font leurs boittes
œuvres pour être glorifiés des hommes : qui sonnent de la trompette devant
eux-mêmes quand ils font l'aumône : qui
1 S. August., in Psal, CXVIII,
Serm. XII, n. 2.
455
affectent de prier dans les coins des rues et d'attrouper
le monde autour d'eux : qui veulent rendre leurs jeûnes publics et veulent les
faire paraître dans la pâleur de leur visage (1). »
Ceux qui parmi les païens, ou
parmi les Juifs, ou même par le dernier des aveuglements parmi les chrétiens,
ont été justes, équitables, tempérants, déments, pour se faire admirer des
hommes, sont de ce rang. Et tous « ils ont reçu leur récompense ; » et ils sont
beaucoup plus punis que ceux qui mettent la gloire dans des choses vaines. Car
plus les œuvres qu'ils étalent sont solides par elles-mêmes; plus est-il indigne
et injuste de les sacrifier à l'orgueil, et de tenir la vertu si peu de chose,
qu'on ne daigne la rechercher que pour en être loué par les hommes, comme si
Dieu ne lui suffisait pas.
Mais, o mon Dieu, ô éternelle
Vérité, qui illuminez tout homme venant au monde, vous me découvrez dans votre
lumière une autre plus dangereuse séduction et déception de l'esprit humain dans
ceux qui s'élevant, à ce qui leur semble, au-dessus des louanges humaines,
s'admirent eux-mêmes en secret, se font eux-mêmes leur dieu et leur idole, en se
repaissant de l'idée de leur vertu, qu'ils regardent comme le fruit de leur
propre travail, et qu'ils croient en un mot se donner eux-mêmes !
Tels étaient ceux qui disaient
parmi les païens : « Que Dieu me donne la beauté et les richesses; pour moi je
me donnerai la vertu et un esprit équitable et toujours égal; » et qui par là
même s'élevaient en quelque façon au-dessus de leur Dieu, « parce qu'il était,
disaient-ils, sage et vertueux par sa nature, et qu'ils l'étaient eux par leur
industrie. » Et ils croyaient dans cette pensée se mettre au-dessus des hommes
et de leurs louanges : comme si
1 Matth., XXIII, 5; VI, 2, 5, 16.
456
eux-mêmes, qui se louaient et s'admiraient en cette sorte,
étaient autre chose que des hommes et les louanges qu'ils se donnaient
secrètement autre chose que des louanges humaines, ou que tout cela fût autre
chose que de servir la créature plutôt que le Créateur, puisqu'eux-mêmes bien
certainement ils étaient des créatures, et des créatures d'autant plus faibles
et d'autant plus livrées à l'orgueil, que leur orgueil paraissait plus
indépendant et plus épuré; lorsqu'affranchis, s'ils l'étaient, du joug de la
dépendance des opinions et des louanges des autres, ils faisaient leur félicité
et l'objet unique de leur admiration d'eux-mêmes et de leurs vertus , qu'ils
regardaient comme leur ouvrage et en même temps comme le plus bel ouvrage de la
raison.
O Dieu! qu'ils étaient superbes
et que leur orgueil était grossier, encore qu'ils prissent un tour apparemment
plus délicat pour se reposer en eux-mêmes! Oh! qu'ils étaient pleins de faste et
de jalousie, qu'ils étaient dédaigneux, et qu'ils méprisaient les autres hommes!
Ils ne faisaient en effet que de les plaindre comme des aveugles, et de déplorer
leur erreur, réservant toute leur admiration pour eux-mêmes. Tel était ce
pharisien qui disait à Dieu dans sa prière : « Je ne suis pas comme le reste des
hommes, qui sont ravisseurs, injustes, impudiques, tel qu'est aussi ce publicain
(1) » S'il appliquait à cet homme particulier son mépris universel pour le genre
humain, c'est parce qu'il le trouva le premier devant ses yeux, et il en eût
fait autant à tout autre qui se serait présenté de même : et ce dédain était
l'effet de l'aveugle admiration dont il était plein pour lui-même. Il est vrai
qu'en apparence il attribuait à Dieu les vertus dont il se croyait revêtu,
puisqu'en se mettant au-dessus du reste des hommes, il disait à Dieu : « Je vous
en rends grâces (2), » et semblait le reconnaître comme l'auteur de tout le bien
qu'il louait en lui-même. Mais s'il eût été de ceux qui disent sincèrement avec
David : « Mon aine sera louée dans le Seigneurs, » non content de lui rendre
grâces , il aurait connu son besoin et lui aurait fait quelque demande ; il ne
se serait pas regardé comme un vertueux parfait, qui n'a pas besoin de se
corriger d'aucun défaut, mais seulement de remercier de
1 Luc., XVIII, 11.— 2 Ibid, — 3
Psal. XXXIII, 3.
457
ses vertus; enfin il n'aurait pas cru que Dieu le regardât
seul et l'honorât seul de ses dons.
Quand donc il disait à Dieu : «
Je vous rends grâces, » c’était dans sa bouche une formule de prier plutôt
qu'une humilité sincère dans son cœur : et qui eût pénétré le dedans de ce cœur
tout à lui-même, y eût trouvé qu'en rendant grâces à Dieu de ses vertus, dans un
fond plus intérieur il se rendent grâces à lui-même de s'être attiré le don de
Dieu, et de s'être seul rendu digne qu'il arrêtât ses yeux sur lui. Par où il
retombait nécessairement dans cette malédiction du prophète : « Maudit l'homme
qui espère en l'homme, et qui se fait un bras de chair (1), » puisque lui-même
qui se confiait en lui-même était un homme de chair, c'est-à-dire un homme
faible, qui mettait sa confiance en lui-même, en lui-même sa force et sa vertu.
Et son erreur est, poursuit le prophète, de retirer son cœur de Dieu, pour
l'occuper de soi-même et de sa vertu : Maledictus homo qui confidit in homine,
et ponit carnem brachium suum, et à Domino recedit cor ejus.
Tels étaient les pharisiens et
telle était leur justice, pleine d'elle-même et de son propre mérite. Ils se
regardaient comme les seuls dignes du don de Dieu; et de même que s'ils étaient
d'une autre nature ou formés d'une autre masse et d'une autre boue que le reste
des humains, ils les excluaient de sa grâce, ne pouvant souffrir qu'on annonçât
l'Evangile aux gentils, ni qu'on louât d'autres hommes qu'eux. C'est là donc
cette fausse et abominable justice qui est détestée par saint Paul en tant
d'endroits : et une telle justice, si clairement réprouvée dans l'Evangile, ne
devrait point trouver de place parmi les chrétiens. Mais les hommes corrompent
tout, et abusent du christianisme, comme du reste des dons
1 Jerem., XVII, 5.
458
de Dieu. Il s'est trouvé des hérétiques, tels qu'étaient
les pélagiens, qui ont cru se devoir à eux-mêmes tout leur salut ; et il s'en
est trouvé d'autres qui, en ne s'en attribuant qu'une partie , ont cru avoir
toute l'humilité nécessaire au christianisme et rendre à Dieu toute la gloire
qui lui était due. Mais les véritables chrétiens , tel qu'était un saint Cyprien
tant loué par saint Augustin pour cette sentence, ont dit qu'il « fallait
donner, non une partie du salut, mais le tout à Dieu, et ne nous glorifier
jamais de rien, parce que rien n'était à nous (1) : » et ils l'a voient pris de
saint Paul, dont toute la doctrine aboutit à conclure, non que celui qui se
glorifie se puisse glorifier du moins en partie en lui-même, mais qu'il ne doit
nullement se glorifier en lui-même, mais en Dieu , c'est-à-dire uniquement en
lui.
Telle est donc la justice
chrétienne, opposée à la justice judaïque et pharisaïque, que saint Paul appelle
« la propre justice (2), » c'est-à-dire celle qu'on trouve en soi-même, et non
pas en Dieu. On tombe dans cette fausse justice, ou par une erreur expresse,
lorsqu'on croit avoir quelque chose, pour peu que ce soit, ne fût-ce qu'une
petite « pensée » et le moindre de tous les désirs, « de soi-même, comme de
soi-même (3), » contre la doctrine de saint Paul, ou sans erreur dans l'esprit,
par une certaine attache ou complaisance du cœur. Car comme, après Dieu, il n'y
a rien de plus beau ni de plus semblable à Dieu que la créature raisonnable,
sanctifiée par sa grâce, soumise à sa grâce, pleine de ses dons, vivante selon
la raison et selon Dieu, usant bien de son libre arbitre, une âme qui voit ou
croit voir cette beauté en elle-même , qui sent qu'elle fait le bien et s'y
attache par un amour
1 S. Cypr., Test. adversùs Judœos, ad
Quirin., lib. III, cap. IV, edit. Baluz, pag., 395; S. August., Contrà
duas, Ep. Pelag., lib. IV, cap. X,
n. 25 et seq., alibi. — 2 Rom., X 3.— 3 II Cor., III, 5.
459
sincère autant qu'elle peut, touchée d'un si beau
spectacle, s'y arrête et regarde un si grand bien plutôt comme étant en soi que
comme venant de Dieu : ce qui fait qu'insensiblement elle oublie que Dieu en est
le principe, et se l'attribue à soi-même par un sentiment d'autant plus
vraisemblable, qu'en effet elle y concourt par son libre arbitre.
C'est par son libre arbitre
qu'elle croit, qu'elle espère, qu'elle aime, qu'elle consent à la grâce, qu'elle
la demande. Ainsi, comme ce bien qu'elle fait lui est propre en quelque façon,
elle se l'approprie et se l'attribue, sans songer que tous les bons mouvements
du libre arbitre sont prévenus, préparés, dirigés, excités, conservés par une
opération propre et spéciale de Dieu, qui nous fait faire de la manière qu'il
sait tout le bien que nous faisons ; et nous donne le bon usage de notre propre
liberté , qu'il a faite et dont il opère encore le bon exercice ; en sorte qu'il
n'y a rien de ce qui dépend le plus de nous, qu'il ne faille demandera Dieu et
lui en rendre grâces.
L’âme oublie cela par un fonds
d'attache qu'elle a à elle-même, par la pente qu'elle a de s'attribuer et
s'approprier tout le bien qu'elle a, encore qu'il lui vienne de Dieu, et aime
mieux s'occuper d'elle-même qui le possède que de Dieu qui le donne : ou si elle
l'attribue à Dieu, c'est à la manière de ce pharisien qui dit à Dieu : « Je
vous rends grâces, » et qui s'attribue à soi-même de rendre grâces : ou si elle
surpasse ce pharisien, qui se contente de rendre grâces, sans rien demander, et
qu'elle demande à Dieu son secours, elle s'attribue encore cela même et s'en
glorifie : ou si elle cesse de s'en glorifier, elle se glorifie de cela même, et
fait renaître l'orgueil par la pensée qu'elle a de l'avoir vaincu.
O malheur de l'homme, où ce
qu'il y a de plus épuré, de plus sublime, de plus vrai dans la vertu, devient
naturellement la pâture de l'orgueil! Et à cela quel remède, puisqu'encore on se
glorifie du remède même? En un mot, on se glorifie de tout, puisque même on se
glorifie de la connaissance qu'on a de son indigence et de son néant, et que les
retours sur soi-même se multiplient jusqu'à l'infini.
Mais c'est peut-être que c'est
là un petit défaut? Non : c'est la
460
plus grande de toutes les fautes, et il n'y a rien de si
vrai que cette parole de saint Fulgence, dans la lettre à Théodore (1) : « C'est
à l'homme un orgueil détestable. quand il fait ce que Dieu condamne dans les
hommes : mais c'est encore un orgueil plus détestable, lorsque les hommes
s'attribuent ce que Dieu leur donne, c'est-à-dire la vertu et la grâce. Car plus
ce don est excellent, plus est grande la perversité de l'ôter à Dieu pour se le
donner à soi-même, et plus injuste est l'ingratitude de méconnaître l'auteur
d'un si grand bien. »
C'est donc la plus grande peste,
et en même temps la plus grande tentation de la vie humaine, que cet orgueil de
la vie, que saint Jean nous fait détester. C'est pourquoi il nous le rapporte
après les deux autres, comme le comble de tous les maux et le dernier degré du
mal : « Mes petits enfants , nous dit-il, n'aimez pas le monde ni tout ce qui
est dans le monde , parce que tout y est concupiscence de la chair ; » c'est ce
qui présente le premier et ce qui fait le premier degré de notre chute : ou «
concupiscence des yeux, » curiosité et ostentation ; qui est comme le second pas
que vous faites dans le mal : ou « orgueil de la vie, » qui est l'abîme des
abîmes, et le mal dont toute la vie et tous ses actes sont infectés radicalement
et dans le fond.
Mon Dieu, quel est le principe
de cette attache prodigieuse que nous avons à nous-mêmes, et qui nous l'a
inspirée ? Qui nous a, dis-je, inspiré cette aveugle et malheureuse inclination,
cette pitoyable facilité d'attribuer à nos propres forces et à nos propres
efforts, en un mot à nous-mêmes, tout le bien qui est en nous par votre
libéralité? Ne sommes-nous pas assez néant pour être
1 S. Fulg. Epist.
VI, cap. VIII, n. 11.
461
capables d'entendre du moins que nous sommes un néant, et
que nous n'avons rien qui ne soit de vous? Et d'où vient que la chose du monde
la plus difficile à ce néant, c'est de dire véritablement : Je suis un néant, je
ne suis rien? En voici la cause première.
Parmi toutes les créatures,
Dieu, dès l'origine et avant toute autre nature, en avait fait une qui devait
être la plus belle et la plus parfaite de toutes : c'était la nature angélique ;
et dans une nature si parfaite il s'était comme délecté à faire un ange plus
excellent, plus beau, plus parfait que tous les autres : en sorte que sous Dieu
et après Dieu l'univers ne devait rien voir de si parfait ni de si beau. Mais
tout ce qui est tiré du néant peut succomber au péché. Une si belle intelligence
se plut trop à considérer qu'elle était belle. Elle n'était pas, comme l'homme,
attachée à un corps; de sorte que n'ayant point à tomber plus bas qu'elle-même
par l'inclination aux biens corporels, toute sa force se réunit tellement à
s'admirer elle-même et à aimer sa propre excellence, qu'elle ne put aimer autre
chose.
Vraiment toute créature n'est
rien ; et quiconque s'aime soi-même et sa propre perfection, excepté Dieu qui
est seul parfait, se dégrade, en pensant s'élever. Que servirent à ce bel ange
tant de lumières, dont son entendement était orné? « Il ne demeura pas dans la
vérité », » où il avait été créé. C'est ce qu'a prononcé la Vérité même. Que
veut dire cette parole : « Il ne demeura pas dans la vérité? » Est-ce qu'il
tomba dans l'erreur ou dans l'ignorance ? Point du tout : il connaît encore la
vérité dans sa chute même ; et, comme dit l'apôtre saint Jacques, « lui et ses
anges la croient et en tremblent (2). » Ainsi, ne demeurer pas dans la vérité,
fut à cet ange superbe la vouloir plutôt regarder en soi-même qu'en Dieu, et la
perdre en cessant d'en faire sa règle et de l'aimer, comme elle veut et doit
être aimée, c'est-à-dire comme la maîtresse et la souveraine de tous les
esprits.
Ange malheureux, qui êtes
comparé à cause de vos lumières à l'étoile du matin, « comment êtes-vous tombé
du ciel (3)? » dit Isaïe. Et Ezéchiel : « Vous étiez le sceau de la ressemblance
(4) : » nulle créature n'était plus semblable à Dieu que vous : « vous étiez
plein
1 Joan., VIII, 44. — 2 Jacob., II, 19. — 3 Isa.,
XIV, 12. — 4 Ezech., XXVIII, 12-15.
462
de sagesse et parfait dans votre beauté. Créé dans les
délices du paradis de votre Dieu, vous étiez orné, » comme d'autant « de pierres
précieuses, » de toutes les plus belles connaissances : « l'or» précieux de la
charité a vous avait été donné, » et dès votre création vous aviez été préparé à
la recevoir. « Vous étiez parfait dans vos voies dès le jour de votre origine,
jusqu'à ce que l'iniquité s'est trouvée en vous. » Et quelle est cette iniquité,
sinon de vous trop regarder vous-même, et de faire votre piège de votre propre
excellence?
Une intelligence si lumineuse,
qui perçoit tout d'un seul regard, avait aussi une force dans sa volonté qui,
dès sa première détermination, fixait ses résolutions et les rendait immuables :
qui était l'un des plus beaux traits et peut-être le plus parfait de la divine
ressemblance. Mais pendant qu'il l'admire trop et qu'il en est trop épris, il
pèche et en même temps il se rend inflexible dans le mal; et sa force, que Dieu
abandonne à elle-même, le perd à jamais.
Malheur, malheur, encore une
fois et cent fois malheur à la créature qui ne veut pas se voir en Dieu; et se
fixant en elle-même, se sépare de la source de son être, qui l'est aussi par
conséquent de sa perfection et de son bonheur! Ce superbe, qui s'était fait son
dieu à lui-même, mit la révolte dans le ciel; et Michel, qui se trouva à la tête
de l'ordre où la rébellion faisait peut-être le plus de ravage, s'écria : « Qui
est comme Dieu?» D'où lui vient le nom de Michel ; Michel, c'est-à-dire « Qui
est comme Dieu? » comme s'il eût dit : Quel est celui-ci qui nous veut paraître
comme un autre Dieu, et qui a dit dans son orgueil: « Je m'élèverai jusqu'aux
cieux; » (je dominerai tous les esprits), et «j'exalterai mon trône par-dessus
les astres de Dieu : je monterai sur les nuées les plus hautes (dont Dieu fait
son char), et je serai semblable au Très-Haut (1) ? » Qui est donc ce nouveau
Dieu, qui se veut ainsi élever au-dessus de nous? Mais il n'y a qu'un seul Dieu
: rallions-nous tous à le suivre : disons tous ensemble : « Qui est comme Dieu?
» car voyez ce que devient tout à coup ce faux dieu, qui se voulait faire adorer
de nous : Dieu l'a frappé, et
1 Isa., XIV, 13, 14.
463
il tombe avec les anges ses imitateurs. Toi qui t'élevais
au plus haut du ciel, « tu es précipité dans les enfers, dans les cachots les
plus profonds : » In infernum detraheris, in profundum laci (1). Dans sa
chute il conserve tout son orgueil, parce que son orgueil doit être son
supplice. N'ayant pu gagner tous les anges, pour étendre le plus qu'il pouvait
ce règne d'orgueil dont il est le malheureux fondateur, il attaque l'homme que «
Dieu avait mis au-dessous des anges, mais seulement un peu au-dessous, » parce
que c'était après eux la créature la plus excellente, une créature où l'image de
Dieu reluisait comme dans les anges mêmes, quoique dans un degré un peu
inférieur : Minuisti eum paulò minus ab angelis (2).
Cet ange devenu rebelle, devenu
satan, devenu le diable, vient donc à L'homme dans le paradis, où Dieu l'avait
fait heureux et saint. Chaque chose qui en touche une autre, la pousse par
l'endroit par où elle est elle-même le plus en mouvement. Le mouvement par
lequel ce mauvais ange est entraîné, c'est l'orgueil ; et jamais il n'y en eut
ni il ne peut y en avoir de plus violent ni de plus rapide que le sien. Il
pousse donc l'homme par l'endroit par où il était tombé lui-même; et
l'impression qu'il lui communique est celle qui était en lui la plus puissante,
c'est-à-dire celle de l'orgueil : Unde cecidit, vide dejecit (3). L'homme
se trouva trop faible pour y résister; et l'empire de l'orgueil, qui avait
commencé dans le ciel par un seul coup, s'étendit sur toute la terre.
Mon Dieu, je repasserai dans mon
esprit l’histoire trop véritable de ma chute dans celui en qui j'étais avec tous
les hommes, en qui j'ai été lente, en qui j'ai été vaincu, de qui j'ai tiré en
naissant
1 Isa., XIV, 15.— 2 Psal.
VIII, 6. — 3 S. August., Serm. CLXIV, n. 8.
464
toute la faiblesse et toute la corruption que je sens.
Malheureux fruit du péché où je suis né, preuve incontestable et irréprochable
témoin de ma misère ! O Dieu, j'ai écouté dans ma mère Eve, le tentateur, qui
lui disait par la bouche du serpent (1) : « Pourquoi Dieu vous a-t-il commandé
de ne point manger » du fruit de cet arbre? Ce n'est qu'une question : ce n'est
qu'un doute qu'il veut introduire dans notre esprit : « Pourquoi Dieu vous
a-t-il commandé? » Mais qui est capable d'écouter une question contre Dieu et de
se laisser ébranler par le moindre doute, est capable d'avaler tout le poison.
Eve lui répondit la vérité : « Dieu a mis tous les autres fruits en notre
puissance : il n'y a que l'arbre qui est au milieu de ce jardin de délices dont
il nous a commandé de ne manger point le fruit, et même de ne le point toucher ,
de peur que nous ne mourions (2). » Elle répondit la vérité; mais le premier mal
fut de répondre : car il n'y a point de « pourquoi » à écouter contre Dieu ; et
tout ce qui met en doute la souveraine raison et la souveraine sagesse , devait
dès là nous être en horreur. Le tentateur s'étant donc fait écouter, passe du
doute à la décision : « Vous ne mourrez point, dit-il, mais Dieu sait qu'au jour
que vous mangerez de ce fruit, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des
dieux sachant le bien et le mal (3). Vos yeux seront ouverts : » vous vous
verrez vous-mêmes en vous-mêmes ; et au lieu de vous voir toujours en Dieu, vous
aurez vous-mêmes une excellence divine; et tout à coup devenus comme des dieux,
vous saurez par vous-mêmes le bien et le mal, et tout ce qui vous peut faire
bons ou mauvais, heureux ou malheureux : vous en aurez la clef : vous y entrerez
par vous-mêmes : vous serez parfaitement libres et dans une sorte
d'indépendance.
Le père de mensonge , pour se
faire écouter, enveloppait ici le vrai avec le faux ; car il est vrai qu'en se
soulevant contre Dieu et se faisant un dieu soi-même, on devient comme
indépendant de la loi de Dieu : on connaît d'une certaine façon le bien en le
perdant : on connaît le mal qu'on n'aurait jamais éprouvé : on a les yeux
ouverts pour voir son malheur, et un désordre en soi-même qu'on n'aurait jamais
vu sans cela, comme il arriva à Adam et à
1 Genes., III, 1. —2 Ibid., 2, 3. — 3
Ibid., 4.
463
Eve : aussitôt après qu'ils eurent désobéi : « leurs yeux
furent ouverts, » dit le texte sacré, « et ils virent qu'ils étaient nus (1); »
et leur nudité commença à les confondre. Et dans tout cela il s'éleva dans leur
cœur une certaine attention à eux-mêmes qui ne leur était point permise, un
arrêt à leur propre volonté, un amour de leur propre excellence , et de tout
cela un secret plaisir de se goûter eux-mêmes avant que de goûter le fruit
défendu, et de se plaire en eux-mêmes et en leur propre perfection, que
jusqu'alors innocents et simples ils n'avoient vue qu'en Dieu seul.
Cela commença par Eve, que le
démon avait attaquée la première comme la plus faible; mais il lui parla pour
tous les deux : « Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu? » Cur prœcepit vobis
Deus? « Vous ne mourrez point : vous saurez : » Nequaquam moriemini :
scientes (2) en nombre pluriel. Eve porta en effet à son mari toute la
tentation du malin, qui l'avait séduite : elle commença par considérer ce fruit
défendu, qu'apparemment elle n'avait encore osé regarder, par respect pour
l'ordre de Dieu : elle vit qu'il était bon à manger, beau à voir (a), et
promettant par la seule vue un goût agréable : elle se promit en le mangeant un
nouveau plaisir, qui manquait encore à ses sens. Elle en mangea et en donna à
manger à son mari, qui le prenant de sa main avec les mêmes sentiments qui
l'avoient séduite, mit le comble à notre malheur, et fut à toute sa postérité
une source éternelle de péché et de mort.
Comprenons donc tous les degrés
de notre perte. Dans une si grande félicité, dans une si grande facilité de ne
pécher pas , n'y ayant dans le corps nulle faiblesse, nulle révolte dans les
sens, nulle sorte de concupiscence dans l'esprit, l'homme n'était accessible au
mal que par la complaisance pour soi-même, par l'amour de sa propre excellence ,
et en un mot, par l'orgueil. C'est donc par là qu'on le tente : obliquement on
lui montre Dieu comme jaloux de son bien : « Pourquoi le Seigneur vous
commande-t-il de ne point toucher à ce fruit? C'est qu'il sait qu'en le
mangeant, » vous éprouverez un bonheur qu'il vous envie : « Vous serez
1 Genes., III, 7. — 2 Ibid.,
4, 5.
(a) Var : A regarder.
466
comme des dieux, » et vous aurez par vous-mêmes la science
du bien et du mal, qui est un attribut divin.
C'était donc alors qu'il fallait
dire, comme avait fait saint Michel : « Qui est comme Dieu? » Qui, comme lui,
doit se plaire dans sa propre volonté , être par lui-même parfait et heureux,
savoir tout et n'être guidé dans tous ses desseins que de sa propre lumière?
L'homme, à l'exemple de l'ange rebelle et par son instigation, se laissa prendre
à ce vain éclat : et dès là l'amour de soi-même el de sa propre grandeur pénétra
tout le genre humain , s'enfonça dans notre sein pour se produire à toute
occasion et infecter toute notre vie; et fit en nous une empreinte et une plaie
si profonde, qu'elle ne se peut jamais ni effacer ni guérir entièrement, tant
que nous vivons sur la terre. Et ce fut l'effet de ces paroles : « Vous serez
comme des dieux. » Les mêmes paroles portèrent encore une curiosité infinie au
fond de nos cœurs : car étant le propre de Dieu de tout savoir, en nous flattant
de la pensée d'être une espèce de divinité, le tentateur ajouta à cette promesse
la science du bien et du mal, c'est-à-dire toute science; et enveloppa sous ce
nom les sciences bonnes et mauvaises et tout ce qui pou voit repaître l'esprit
par sa nouveauté, par sa singularité, par son éclat.
Ce qui vint après tout cela fut
l'amour du plaisir des sens : en voyant avec agrément le fruit défendu, en le
dévorant d'abord par les yeux et prévenant par son appétit son goût délectable,
l'amour du plaisir est entré, et nos premiers païens nous l'ont inspiré jusque
dans la moelle des os. Hélas! hélas! le plaisir des sens se fit bientôt sentir
par tout le corps : ce ne fut point seulement le fruit défendu qui plut aux yeux
et au goût : Adam et Eve se furent l'un à l'autre une tentation plus dangereuse
que toutes les autres sensibles, et il fallut cacher tout ce qu'on sentait de
désordre.
Les esprits superbes, qui
dédaignent la simplicité de l'Ecriture
467
et se perdent dans sa profondeur , traitent cette histoire
de vaine et presque de puérile. Un serpent qui parle , un arbre d'où l'on espère
la science du bien et du mal, les yeux ouverts tout à coup en mangeant son
fruit, la perte du genre humain attachée à une action si peu importante, quelle
fable moins croyable trouve-t-on dans les poètes? C'est ainsi que parlent les
impies. Et la sagesse éternelle, si on la consulte, répond au contraire :
Pourquoi Dieu n'aurait-il pas défendu quelque chose à l'homme, pour lui faire
mieux sentir qu'il avait un souverain? Mais n'était-il pas de la félicité de
l'état où Dieu l'avait mis, que le commandement qu'il lui feroit fût facile ?
Qu'y avait-il de plus doux, dans une si grande abondance de toute sorte de
fruits, que de n'en réserver qu'un seul? Quel inconvénient que Dieu, qui avait
fait l'homme composé de corps et d'âme, attachât aux objets sensibles des grâces
intellectuelles, et fit de l'arbre interdit une espèce de sacrement de la
science du bien et du mal? Qui sait si ce n'était pas le dessein de sa sigesse
de faire un jour goûter ce fruit à nos premiers parents, et de leur en donner la
jouissance après avoir durant quelque temps éprouvé leur fidélité? Quoi qu'il en
soit, était-il indigne de Dieu de les mettre à cette épreuve, et de leur laisser
attendre de sa seule bonté la connaissance si désirée du bien et du mal?
Pour ce qui était du serpent,
vouloit-on qu'Eve en eût horreur, comme nous avons à présent, dans un temps où
tous les animaux étaient obéissants à l'homme, sans qu'aucun lui pût nuire, ni
par conséquent l'effrayer? Mais pourquoi, sans imaginer que les bêtes eussent un
langage, Eve n'aurait-elle pas cru que Dieu, des mains de qui elle sortait et
dont la toute-puissance lui était sensible par la création de tant de choses
merveilleuses, n'eût pas fait d'autres créatures intelligentes que l'homme; ou
que ces créatures lui apparussent et se rendissent sensibles sous la forme des
animaux? Dieu même qui avait fait les sens, prenait bien, pour rendre heureux
l'homme tout entier, une figure sensible qui ne nous est pas exprimée. On
entendait sa voix, on l'entendait comme marcher et s'avancer vers Adam dans le
paradis : pourquoi donc les autres esprits, différents de celui de l'homme, ne
se seraient-ils pas montrés à ses yeux sous les figures que Dieu permettrait? Le
468
serpent alors innocent, mais qui devait dans la suite
devenir si odieux comme si nuisible à notre nature, devait servir en son temps à
nous rendre la séduction du démon plus odieuse ; et les autres qualités de cet
animal étaient propres à nous figurer le juste supplice de cet esprit arrogant,
atterré par la main de Dieu et devenu si rampant par son orgueil.
Voilà une partie des mystères
que contient l'Ecriture sainte, dans sa merveilleuse et profonde brièveté. Mais,
sans tous ces raisonnements, l'histoire de notre perte ne nous est devenue que
trop sensible et trop croyable par les effets que nous en sentons. Est-ce Dieu
qui nous avait faits aussi superbes, aussi curieux, aussi sensuels, en un mot
aussi corrompus en toutes manières que nous le sommes? Mon Dieu, n'entends-je
pas encore tous les jours le sifflement du serpent, quand j'hésite si je suivrai
votre volonté, ou mes appétits? N'est-ce pas lui qui me dit secrètement : «
Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu? » quand je m'admire moi-même, dès que je sens
en moi la moindre lumière ou le moindre commencement de vertu, et que je m'y
attache plus qu'à Dieu même qui me l'a donné, jusqu'à ne pouvoir en arracher ni
mes regards ni ma complaisance, et jusque même à ne pouvoir pas retenir mon cœur
qui se l'attribue, comme si j'étais moi-même à moi-même ma règle, mon Dieu et la
cause de mon bonheur ?
N'est-ce pas ce serpent qui me
dit encore : « Vous serez comme des dieux? » Toutes les adresses par lesquelles
il m'insinue l'orgueil, ne sont-ce pas autant d'effets de sa subtilité et autant
de marques de ses replis tortueux? Mais quelle source de curiosité ne
m'ouvre-t-il pas dans le sein, en me promettant de m'ouvrir les yeux, et de me
faire trouver dans le fruit qu'il me montre la science du bien et du mal? Et
lorsqu'à la moindre atteinte du plaisir des sens je me sens si faible, et que
mes résolutions que je croyais si fermes dans l'amour de Dieu, tout d'un coup se
perdent en l'air, sans que ma raison impuissante puisse tenir un moment contre
cet attrait : hélas ! qu'est- ce autre chose que le serpent qui me montre ce
fruit décevant? Je ne le vois encore que de loin ; et déjà mes yeux en sont
épris : si je le touche, quel plaisir trompeur ne se coule pas dans mes veines!
Et combien serai-je perdu, si je
469
le mange ! Qu'y a-t-il donc de si incroyable que l'homme
ait péri dans son origine, par ce qui me rend encore si malade, ou plutôt par ce
qui me montre que je suis vraiment mort par le péché?
Ainsi il est manifeste que saint
Jean, en nous expliquant la triple concupiscence, celle de la chair et des sens,
celle des yeux et de la curiosité, et enfin celle de l'orgueil, est remonté à
l'origine de notre corruption, dans laquelle nous avons vu celte triple
concupiscence et dans la tentation du démon et dans le consentement du premier
homme. Qu'a prétendu le démon, que de me rendre superbe comme lui, savant et
curieux comme lui et à la fin sensuel, ce qu'il n'était pas parce qu'il n'avait
point de corps; mais ce qu'il nous a fait être, en ravilissant notre esprit
jusqu'à le rendre esclave du corps pour y effacer d'autant plus l'image de Dieu,
qu'il tomberait par ce moyen dans une bassesse et abjection plus extrême ?
Voilà les trois concupiscences :
saint Jean les rapporte dans un autre ordre qu'elles ne paraissent dans
l'histoire de la tentation, que nous venons de voir, parce que dans cette
histoire primitive le Saint-Esprit a voulu tracer tout l'ordre de notre chute.
Il fallait que la tentation commençât à inspirer l'orgueil d'où sortît la
curiosité, qui est mère, comme on a vu, de l'ostentation, afin que notre chute
se terminât enfin, comme à l'endroit le plus bas, dans la corruption de la
chair. Comme c'était par ces degrés que nous étions tombés, Moïse, qui nous a
d'abord regardés comme étant encore debout, dans la rectitude de notre première
institution, a voulu marquer nos maux comme ils sont venus. Mais saint Jean qui
nous trouve déjà perdus, remonte de degré en degré par la concupiscence de la
chair et par la curiosité de l'esprit, au premier principe et au comble de tout
le mal, qui est l'orgueil de la vie.
470
Qui pourrait dire quelle
complication, quelle infinie diversité de maux sont sortis de ces trois
concupiscences? On craint, on espère, on désespère, on entreprend, on avance, on
recule suivant les désirs, c'est-à-dire suivant les concupiscences dont on est
prévenu : on n'envie aux autres, on n'ôte aux autres que le bien qu'on désire
pour soi-même : on n'est ennemi de personne, qu'autant qu'on en est contrarié :
on n'est injuste, ravisseur, violent, traître, lâche, trompeur, flatteur, que
selon les diverses vues que nous donnent nos concupiscences : on ne veut ôter du
monde que ceux qui s'y opposent, ou qui y nuisent en quelque manière que ce
soit, ou de dessein ou sans dessein : on ne veut avoir de puissance, ni de
crédit, ni de biens que pour contenter ses désirs : on veut ne se rendre
redoutable que pour effrayer ceux qui nous pourraient contredire : on ne médit,
que pour avoir ses armes comme toujours prêtes dans sa langue, et s'élever sur
la ruine des autres.
O Dieu, dans quel abîme me
suis-je jeté? Quelle infinité de péchés ai-je entrepris de décrire ? C'est là le
monde dont Satan est lé créateur : c'est sa création opposée à celle de Dieu. Et
c'est pourquoi saint Jean nous crie avec tant de charité : « Mes petits enfants,
n'aimez pas le inonde ni tout ce qui est dans le monde, parce que tout ce qui
est dans le monde, » de quelque nom qu'il s'appelle, de quelque couleur qu'il se
pare, n'est après tout « qu'amour du plaisir des sens, » que « curiosité et
ostentation, et » enfin que ce « fin orgueil, » par lequel l'homme, enivré de
son excellence, s'attribue l'ouvrage de Dieu et se corrompt dans ses dons.
Tel est donc l'œuvre du démon,
opposé à l'œuvre de Dieu; et c'est pourquoi saint Jean, après avoir dit : «
N'aimez pas le monde
471
ni ce qui est dans le monde, parce que tout ce qui est dans
le monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de
la vie, » ajoute : « laquelle » (concupiscence, ainsi divisée dans ses trois
branches), « n'est pas du Père, mais du monde (1). » Ce n'est pas l'ouvrage du
Père qui d'abord n'avait inspiré à l'homme que la soumission à Dieu seul, la
sobriété de l'esprit pour ne savoir et ne voir que ce qu'il voulait dans toutes
les choses qui nous environnent, et la parfaite sujétion de la chair à l'esprit.
Ainsi les concupiscences nommées
par saint Jean ne sont pas de Dieu, et ne trouvaient aucun rang dans son
ouvrage. Car en regardant tous les ouvrages qu'il avait faits pour être vus,
parmi lesquels l'homme était le meilleur, il avait dit que « tout était bon et
très-bon (2); » et ainsi il n'a pas fait la concupiscence, qui est mauvaise dans
sa source et dans ses effets, ni le monde qui est tout entier dans le mal :
in maligno, dit saint Jean (3). Elle vient du monde que Satan a fait : de
cette fausse création dont il est l'auteur : elle est née en Adam avec le monde
; et passant de lui à tout le genre humain, elle en a composé ce monde, qui
n'est que corruption.
Prenez donc garde à n'aimer
jamais aucune partie de cet ouvrage, où Dieu ne veut avoir aucune part. De
quelque côté que le monde veuille vous attirer, soit que ce soit en vous faisant
admirer votre propre perfection ou vous incitant à aimer l'ostentation des
sciences et toutes les autres vanités dont se repaissent les créatures, soit en
vous engageant dans les plaisirs dont la chair est la source et l'objet,
n'entrez en aucune sorte dans cette séduction : n'y entrez, dis-je, par aucun
endroit, parce qu'il n'y a rien qui soit de Dieu : tout y est du un mile, qu'il
n'a pas fait, qu'il déteste, qu'il condamne. Et c'est aussi ce qui lui avait
fait dire : « Si quelqu'un aime le monde » et le moindre de ses attraits,
jusqu'à y donner son cœur, « l'amour du Père n'est pas en lui (4) : » on ne peut
pas aimer Dieu et le monde : on ne peut pas nager comme entre deux, se donnant
tantôt à l'un et tantôt à l'autre, en partie à l'un et en partie à l'autre :
Dieu veut tout; et pour peu que vous
1 I Joan., II, 16. — 2 Genes.,
I, 31. — 3 I Joan., V, 19. — 4 Joan., II, 15.
472
lui ôtiez, ce peu que vous donnerez au monde, à la fin
entraînera
tout votre cœur, et sera le tout pour vous.
Après avoir parlé du monde et
des plaies de la concupiscence, saint Jean découvre la cause de notre erreur et
en même temps le remède de tout le désordre, dans ces dernières paroles de notre
passage : « Et le monde passe avec sa concupiscence; mais celui qui fait la
volonté de Dieu demeure éternellement (1). » Comme s'il disait : A quoi vous
arrêtez-vous, insensés? Au monde? à son éclat ? à ses plaisirs ? Ne voyez-vous
pas que le monde passe ? Les jours sont tantôt sereins, tantôt nébuleux : les
saisons sont tantôt réglées, tantôt déréglées : les années tantôt abondantes,
tantôt infructueuses : et pour passer du monde naturel au monde moral, qui est
celui qui nous éblouit et qui nous enchante, les affaires tantôt heureuses,
tantôt malheureuses; la fortune toujours inconstante. Le monde passe : « La
figure de ce monde passe (2). » Le monde, que vous aimez, n'est point une
vérité, une chose, un corps : c'est une figure, et une figure creuse, volage,
légère, que le vent emporte : et ce qui est encore plus faible, une ombre qui se
dissipe d'elle-même.
« Le monde passe et sa
concupiscence : » non-seulement le monde est variable de soi, mais encore la
concupiscence varie elle-même : le changement est des deux côtés : souvent le
monde change pour vous : ceux qui vous favorisaient, qui vous aimaient, ne vous
favorisent plus, ne vous aiment plus : mais souvent même sans qu'ils changent
vous changez : le dégoût vous prend : une passion, un plaisir, un goût en chasse
un autre ; et de tous côtés vous êtes livrés au changement et à l'inconstance.
Ecoutez le Sage : « La vie humaine est une fascination (3), » une
1 Joan., II, 17. — 2 I Cor., VII, 31. — 3
Sapient., IV, 12.
473
tromperie des yeux : on croit voir ce qu'on ne voit pas ;
on voit tout avec des yeux malades. Mais vous l'aimiez si éperdument, et
maintenant vous ne l'aimez plus : — J'étais ébloui; j'avais les yeux fascinés;
je les avais troubles. — Qui vous avait fasciné les yeux ? — Une passion
insensée : il me semble que c'est un songe qui s'est dissipé.
Ajoutez à la déception , la
folie, la niaiserie, la stupidité : Fascinatio nugacitatis (1). Ajoutez-y
l'inconstance de la concupiscence : Inconstantia concupiscentiœ : voilà
son propre caractère. Elle va par des mouvements irréguliers, selon que le vent
la pousse. Non-seulement on veut autre chose malade que sain; autre chose dans
la jeunesse que dans l'enfance, et dans l'âge plus avancé que dans la jeunesse,
et dans la vieillesse que dans la force de l'âge; autre chose dans le beau temps
que dans le mauvais ; autre chose pendant la nuit, qui vous présente des idées
sombres, que dans le jour qui les dissipe; mais encore dans le même âge, dans le
même état on change, sans savoir pourquoi : le sang s'émeut, le corps s'altère,
l'humeur varie : on se trouve aujourd'hui tout autre qu'hier : on ne sait
pourquoi, si ce n'est qu'on aime le changement : la variété divertit, elle
désennuie : on change pour n'être pas mieux; mais la nouveauté nous charme pour
un moment : Inconstantia concupiscentiœ.
« Prenez garde, disait Moïse, à
vos yeux et à vos pensées : ne les suivez pas : car elles vous souilleront sur
divers objets (2).» Souvenons-nous, dit saint Paul, « quels nous étions tous
autrefois, lorsque nous vivions dans les désirs de notre chair, faisant la
volonté de notre chair et de nos pensées (3). » Il ne s'élève pas plus de vagues
dans la mer que de pensées et de désirs dans notre esprit et dans notre cœur :
elles s'effacent mutuellement, et aussi elles nous emportent tour à tour : nous
allons au gré de nos désirs : il n'y a plus de pilote : la raison dort, et se
laisse emporter aux flots et aux vents.
Saint Augustin compare un homme
qui aime le monde, qui est guidé par les sens, à un arbre qui s'élevant au
milieu des airs, est poussé tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, selon que le
vent qui
1 Sapient., IV, 12. — 2 Num., XV, 39. — 3
Ephes., II, 3.
474
souffle le mène : « Tels, dit-il, sont les hommes sensuels
et voluptueux : ils semblent se jouer avec les vents et jouir d'un certain air
de liberté, en promenant deçà et delà leurs vagues désirs. » Tels sont donc les
hommes du monde : ils vont deçà et delà avec une extrême inconstance et ils
appellent liberté leur égarement, comme un enfant qui se croit libre
lorsqu'échappé à son conducteur il court deçà et delà sans savoir où il veut
aller.
O homme! ne verras-tu jamais
ton erreur? Tous ces désirs qui t'entraînent l'un après l'autre, sont autant de
fantaisies de malades, autant de vaines images qui se promènent dans un cerveau
creux : il ne faudrait que la santé pour dissiper tout. Ta santé, ô homme, c'est
de faire la volonté du Seigneur et de t'attacher à sa parole : « Le monde passe,
la concupiscence passe, dit saint Jean; mais celui qui fait la volonté du
Seigneur demeure éternellement (1) : » rien ne passe plus : tout est fixe, tout
est immuable.
O homme! tu étais fait pour cet
état immuable, pour cette stabilité, pour cette éternité : tu étais fait pour
être avec Dieu un même esprit, et participer par ce moyen à son immutabilité. Si
tu t'attaches à ce qui passe, une autre immutabilité, une autre éternité
t'attend : au lieu d'une éternité pleine de lumière, une éternité ténébreuse et
malheureuse te sera donnée ; et l'homme se rendra digne d'un mal éternel, pour
avoir fait mourir en soi un bien qui le devait être : Et factus est malo
dignus aeterno, qui hoc in se peremit bonum, quod esse posset œternum (2).
Ainsi, dit saint Jean, mes
frères, mes petits enfants, «n'aimez pas le monde, ni tout ce qui est dans le
monde (3), » parce que tout y passe et s'en va en pure perte : « Ne nous
arrêtons point à ce qui se voit, mais à ce qui ne se voit pas, parce que ce qui
se voit est temporel, mais les choses qui ne se voient point sont éternelles. Ce
moment si court et si léger des afflictions de cette vie, » que nous pleurons
tant et qui nous fait perdre patience, « produira en nous dans un excès
surprenant, l'excès inespéré et tout le poids éternel d'une gloire qui ne finira
jamais (4). »
1 Joan., II, 17.— 2 S. August., De Civit.
Dei, lib. XXI, cap. XII. — 3 I
Joan. II, 15 — 4 II Cor., IV, 17, 18.
475
Voilà donc la folie et l'erreur
de l'homme. Dieu l'avait fait heureux et saint : ce bien de sa nature était
immuable; car Dieu, lorsqu'il l'a donné, de lui-même ne le retire jamais, parce
qu'il est Dieu et ne change pas : Ego Dominus et non mutor (1). L'homme
donc n'avait qu'à ne changer pas, et il serait demeuré dans un état immuable :
et il a changé volontairement, et la triple concupiscence s'en est ensuivie : il
est devenu superbe : il est devenu curieux : il est devenu sensuel. Mais pour
nous guérir de ces maux, Dieu nous a envoyé un Sauveur humble, un Sauveur qui
n'est curieux que du salut des hommes, un Sauveur noyé dans la peine et qui est
un homme de douleurs.
L'homme superbe s'attribue tout
à lui-même : et Jésus, qui fait de si grandes choses, dont la doctrine est si
sublime et les œuvres si admirables, ne s'attribue rien à lui-même : «Ma
doctrine n'est pas ma doctrine, mais de celui qui m'a envoyé (2) : Mon Père, qui
demeure en moi, y fait les œuvres » que vous admirez (3) : « Ma nourriture,
c'est de faire la volonté de mon Père (4) : » Il a des élus, et c'est sa gloire
; mais « son Père les lui a donnés : et si on ne peut les lui ôter, c'est que
son Père qui les lui a donnés, est plus grand que tout, et que rien ne peut être
ôlé de ses mains » toutes-puissantes (5) : « Toute puissance m'est donnée dans
le ciel et dans la terre (6) : » je l'ai, mais comme donnée : j'ai en moi-même,
et je donne à qui je veux la vie éternelle; mais c'est mon Père qui m'a donné
d'avoir la vie en moi-même : « Vous boirez bien mon calice; mais pour être assis
à ma droite ou à ma gauche, ce n'est pas à moi de le donner, mais ceux-là
l'auront à qui mon Père l'a préparé (7) : » c'est lui qui dispose et de moi-même
et des places
1 Malach., III, 6. — 2 Joan.,
VII, 16. — 3 Joan., XIV, 10. — 4 Joan., IV, 34. — 5 Joan.,
X, 28. — 6 Matth., XXVIII, 18. — 7 Matth., XX, 23.
476
qu'on aura autour de moi : il a mis tous les temps en sa
puissance, et je ne suis que le ministre de ses conseils.
Chrétien, écoute : ne sois point
superbe : ne fais point ta volonté : ne t'attribue rien : tu es le disciple de
Jésus, qui ne fait que la volonté de son Père , qui lui rapporte tout et lui
attribue tout ce qu'il fait.
Jésus-Christ était « la science et la sagesse de Dieu (1) :
» quelle doctrine ne pouvait-il pas étaler? Mais il ne montre aucune science que
celle du salut. A la vérité, de ce côté-là sa science est haute au delà de toute
hauteur; mais, dans les choses humaines, il n'est curieux ni de doctrine ni
d'éloquence, ni il ne montre aucune étude recherchée : ses similitudes sont
tirées des choses les plus communes, de l'agriculture, de la pêche, du trafic,
de la marchandise, de l'économie, des choses les plus communes et les plus
connues, de la royauté, et ainsi du reste. Il voile les secrets de Dieu sous
cette apparence vulgaire, sans aucune ostentation : il dit seulement ce que son
Père lui met à la bouche pour l'instruction du genre humain : il ne veut point
qu'il se trouve parmi ses disciples plusieurs sages, ni plusieurs savants, non
plus que plusieurs puissants, plusieurs nobles et plusieurs riches : Toute la
science qu'il faut avoir dans son école, « est de connaître Jésus-Christ, et
encore Jésus-Christ crucifié (2) : » le plus docte de tous ses disciples ne sait
ni ne veut savoir autre chose, et c'est de quoi uniquement il se glorifie.
Peut-être sera-t-il curieux de
ce qui se passe dans le monde, ou des desseins des politiques ? Non : il se
laisse raconter, à la vérité, ce qui était arrivé à ceux dont Pilate mêla le
sang à leur sacrifice ; mais sans s'arrêter à cette nouvelle, non plus qu'à
celle de la tour de Siloë dont la chute avait écrasé dix-huit hommes, il conclut
de là seulement à profiter de cet exemple (3). Et pour ce qui est de la
politique, il montre qu'il connaît bien celle d'Hérode, et ce qu'il tramait
secrètement contre lui, mais seulement pour le mépriser; et il lui fait dire : «
Allez, dites à ce renard que, » malgré lui et ses finesses, « je chasserai les
démons et je guérirai les malades aujourd'hui et demain ; et » quoi qu'il fasse
«je ne mourrai qu'au
1 I Cor., I, 30; Coloss., II, 3.
— 2 I Cor., II, 2. — 3 Luc., XIII, 1, 3-5.
477
troisième jour (1) : » par où il entend le troisième an,
parce que c'est le moment de son Père. C'est tout ce qu'il faut savoir des
choses du monde : que Dieu en dispose, et qu'elles roulent selon ses ordres.
C'est pourquoi étant renvoyé au même Hérode, loin de contenter le vain désir
qu'il avait de voir des miracles, il ne daigne pas même lui dire une parole ; et
pour confondre la vanité et la curiosité des politiques du monde, il se laisse
traiter de fol par Hérode et par sa cour curieuse, qui lui mettent par mépris un
habit blanc, comme à un insensé : il ne les reprend ni ne les punit : c'est à la
sagesse divine assez punir et assez convaincre les fols, que de se retirer du
milieu d'eux, sans daigner s'en faire connaître et les laisser dans leur
aveuglement.
S'il n'est curieux ni des
sciences ni des nouvelles du monde, il l'est encore moins des riches habits et
des riches ameublements : « Les renards ont leurs tanières, et les oiseaux leurs
nids ; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête (2) : » il dort dans
un bateau, sur un coussin étranger : ne pensez pas lui prendre les yeux par des
édifices éclatons : quand on lui montre ces belles pierres et ces belles
structures du temple, il ne les regarde que pour annoncer que tout y sera
bientôt détruit (3) : il ne voit dans Jérusalem, une ville si superbe et si
belle, que sa ruine qui viendrait bientôt ; et au lieu de regards curieux, ses
yeux ne lui fournissent pour elle que des larmes.
Enfin pour combattre la
concupiscence de la chair, il oppose au plaisir des sens un corps tout plongé
dans la douleur, des épaules toutes déchirées par des fouets, une tête couronnée
d'épines et frappée avec une canne par des mains impitoyables, un visage couvert
de crachats, des yeux meurtris, des joues flétries et livides à force de
soufflets, une langue abreuvée de fiel et de vinaigre, et par-dessus tout cela
une âme triste jusqu'à la mort ; des frayeurs, des désolations, et une détresse
inouïe. Plongez-vous dans les plaisirs, mortels : voilà votre Maître abîmé corps
et âme dans la douleur.
1 Luc., XIII, 32. —2 Matth.,
VIII, 20; Marc., IV, 38. — 3 Matth., XXIV, 2.
478
En cet état de douleur, que nous
dit Jésus autre chose, si ce n'est ce que nous dit en son nom son disciple
bien-aimé : « N'aimez point le monde ni tout ce qui est dans le monde : » car je
l'ai couvert de honte et d'horreur par ma croix : n'en aimez pas les
concupiscences, que j'ai déclarées mauvaises par ma mort.
Ne présumez point de vous-même;
car c'est là le commencement de tout péché : c'est par là que votre mère a été
séduite et que votre père vous a perdu.
Ne désirez pas la gloire des
hommes : car vous auriez reçu votre récompense, et vous n'auriez à attendre que
d'inévitables supplices.
Ne vous glorifiez pas vous même : car tout ce que vous vous
attribuez dans vos bonnes œuvres, vous l'ôtez à Dieu qui en est l'auteur, et
vous vous mettez en sa place.
Ne secouez point le joug de la
discipline du Seigneur et ne dites point en vous-même, comme un rebelle
orgueilleux : « Je ne servirai point (1) : » car si vous ne servez à la justice,
vous serez esclave du péché et enfant de la mort.
Ne dites point : « Je ne suis
point souillé (2); » et ne croyez pas que Dieu ait oublié vos péchés, parce que
vous les avez oubliés vous-même : car le Seigneur vous éveillera en vous disant
: « Voyez vos voies dans ce vallon secret : je vous ai suivi partout, et j'ai
compté tous vos pas (3). »
Ne résistez point aux sages
conseils et ne vous emportez pas quand on vous reprend : car c'est le comble de
l'orgueil de se soulever contre la vérité même lorsqu'elle vous avertit, et de
regimber contre l'éperon.
Ne recherchez point à savoir
beaucoup : apprenez la science du
1 Jerem., II, 20. — 2 Ibid.,
23. — 3 Ibid., et Job., XIV, 16.
479
salut : toute autre science est vaine; et, comme disait le
Sage, « en beaucoup de sagesse, il y a beaucoup de fureur et d'indignation; et
qui ajoute la science, ajoute le travail (1). »
Ne soyez point curieux en choses
vaines, en nouvelles, en politique , en riches habillements, en maisons
superbes, en jardins délicieux : « Vanité des vanités, a dit l'Ecclésiaste,
vanité des vanités, et tout est vanité (2). Malgré elle la créature est
assujettie à la vanité, » et en est frappée ; mais elle doit gémir en elle-même,
jusqu'à ce qu'elle ait secoué ce joug, et soit appelée « à la liberté des
enfants de Dieu (3). »
N'aimez point à amasser des
trésors , ni à repaître vos yeux de votre or et de votre argent : car « où sera
votre trésor, là sera votre cœur (4) : » et jamais vous n'écouterez l'Eglise ,
qui vous crie de toute sa force à chaque sacrifice qu'elle offre : Sursum
corda : Le cœur en haut.
N'aimez point les plaisirs des sens : n'attachez point vos
yeux sur un objet qui leur plait, et songez que David périt par un coup d'œil
(5).
Ne vous plaisez point à la bonne
chère, qui appesantit votre cœur ; ni au vin, qui vous porte dans le sein le feu
de la concupiscence : « Sa couleur trompe, dit le Sage, dans une coupe ; mais à
la fin il vous pique comme une couleuvre (6). »
Ne vous plaisez point aux chants
qui relâchent la vigueur de l’âme, ni à la musique amoureuse, qui fait entrer la
mollesse dans les cœurs par les oreilles.
N'aimez point les spectacles du
monde, qui le font paraître beau et en couvrent la vanité et la laideur.
N'assistez point aux théâtres :
car tout y est comme dans le monde , dont ils sont l'image , ou concupiscence de
la chair , ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie ; on y rend les
passions délectables, et tout le plaisir consiste à les réveiller.
Ne croyez pas qu'on soit
innocent en jouant ou en faisant un jeu des vicieuses passions des autres, par
là en nourrit les siennes : un spectateur du dehors est au dedans un acteur
secret. Ces
1 Eccle., I, 18.— 2 Ibid.,
2. — 3 Rom., VIII,
20, 21. — 4 Matth., VI, 21.— 5 II Reg., XI, 2. — 6 Prov.,
XXIII, 31, 32.
480
maladies sont contagieuses, et de la feinte on en veut
venir à la vérité.
« Je vous
l'écris , pères ; je vous l'écris, jeunes gens ; je vous l'écris, petits
enfants, (1) » dit saint Jean. Il parle à trois âges; aux pères, qui sont déjà
vieux ou approchent de la vieillesse ; aux jeunes gens, qui sont dans la force ;
et aux enfants.
Vieillards, qui dans la
faiblesse de votre âge mettez votre gloire dans vos enfants, mettez-la plutôt à
connaître celui qui est dès le commencement et à l'avoir pour votre père.
Jeunes gens, saint Jean vous
parle deux fois. Vous vous glorifiez dans votre force; et par vos vives saillies
et vos fougues impétueuses vous voulez tout emporter : mais vous devez mettre
votre gloire à vaincre le malin, qui inspire à vos jeunes cœurs tant de désirs,
d'autant plus dangereux qu'ils paraissent doux et flatteurs.
Je dirai un mot aux enfants ; et
puis, jeunes gens, dont les périls sont si grands, je reviendrai encore à vous.
Petits enfants, c'est par tendresse que je vous appelle ainsi ; car je
n'adresserais pas mon discours à ceux qui dans le berceau ne m'écouteraient pas
encore : je parle donc à vous, ô enfants, qui commencez à avoir de la
connaissance. Dès qu'elle commence à poindre, connaissez votre véritable père,
qui est Dieu : honorez-le dans vos parents, qui sont les images de son éternelle
paternité : ayez sa crainte dans le cœur, et apprenez de bonne heure à vous
laisser enseigner , corriger et conduire à sa sagesse.
Qu'on ne vous apprenne point à
aimer l'ostentation et les parures : que la vanité ne soit en vous ni l'attrait
ni la récompense du bien que vous faites : et surtout qu'on ne fasse point un
jeu de vos passions. Parents, ne nous donnez point ces petites comédies dans vos
familles : ces jeux encore innocents, viennent d'un fond qui ne l'est pas. Les
filles n'apprennent que trop tôt qu'il faut avoir des galants : les garçons ne
sont que trop prêts à en faire le personnage : le vice naît sans qu'on y pense,
et on ne sait quand il commence à germer.
Enfin je reviens à vous, jeunes
gens. Il est vrai, vous êtes dans
1 I Joan., II, 13.
481
la force : fortes estis (1) ; mais votre force
n'est que faiblesse, si elle ne se fait paraître que par l'ardeur et la violence
de vos passions. Que la parole de Dieu demeure en vous : vous commencez à
l'entendre, commencez à la révérer : vous voulez l'emporter sur tout le monde;
mais je vous ai déjà dit que celui sur qui il faut l'emporter, c'est le malin
qui vous tente.
Tous ensemble, pères déjà
avancés en âge, jeunes gens, enfants, chrétiens tant que vous êtes, « n'aimez
pas le monde ni ce qui est dans le monde : » car tout y est amour des plaisirs,
curiosité et ostentation ; enfin un orgueil foncier qui étouffe la vertu dans sa
semence , et ne cessant de la persécuter, la corrompt non-seulement quand elle
est née, mais encore quand elle semble avoir pris son accroissement et sa
perfection.
Souvenons-nous, malheureux
enfants d'Adam, qu'en quittant Dieu en qui est la source et la perfection de
notre être, nous nous sommes attachés à nous-mêmes, et que c'est dans ce
malheureux et aveugle amour que consiste la tache originelle, principalement
dans cet amour de notre excellence propre, puisque c'est celui qui nous fait
véritablement dieux à nous-mêmes, idolâtres de nos pensées, de nos opinions, de
nos vices, de nos vertus mêmes ; incapables de porter, je ne dirai pas seulement
les faux biens du monde qui nous maîtrisent et nous transportent, mais encore
les vrais biens qui viennent de Dieu, parce qu'au lieu de nous élever à celui
qui les donne afin qu'on s'unisse à lui, nous nous y attachons je ne sais
comment, de même que s'ils nous étaient propres ou que nous en fussions les
auteurs. Notre libre arbitre, qui a trompé nos premiers parents, nous séduit
encore : et parce que vous avez voulu, ô mon Dieu, qu'il concourût à votre
grande
1 I Joan., II, 14
482
œuvre qui est notre sanctification, sans songer que c'est
vous, ô moteur secret, qui lui inspirez le bon choix qu'il fait, il s'arrête je
ne sais comment en lui-même, et croit être quelque chose, quoiqu'il ne soit
rien.
Mon Dieu,
sanctifiez-nous en vérité : que nous soyons saints , non pas à nos yeux, mais
aux vôtres : cachez-nous à nous-mêmes, et que nous ne nous trouvions plus qu'en
vous seul.
Je me suis levé pendant la nuit
avec David, « pour voir vos cieux qui sont les ouvrages de vos doigts, la lune
et les étoiles que vous avez fondées (1) : » qu'ai-je vu, ô Seigneur, et quelle
admirable image des effets de votre lumière infinie ! Le soleil s'avançait, et
son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui se répandait de
tous côtés : les étoiles étaient disparues, et la lune s'était levée avec son
croissant d'un argent si beau et si vif, que les yeux en étaient charmés. Elle
semblait vouloir honorer le soleil, en paraissant claire et illuminée par le
côté qu'elle tournait vers lui : tout le reste était obscur et ténébreux ; et un
petit demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-là un ravissant éclat par
les rayons du soleil, comme du père de la lumière. Quand il la voit de ce côté,
elle reçoit une teinte de lumière : plus il la voit, plus sa lumière s'accroît :
quand il la voit tout entière , elle est dans son plein ; et plus elle a de
lumière, plus elle fait honneur à celui d'où elle lui vient. Mais voici un
nouvel hommage qu'elle rend à son céleste illuminateur. A mesure qu'il
approchait, je la voyais disparaître; le faible croissant diminuait peu à peu ;
et quand le soleil se fut montré tout entier, sa pâle et débile lumière
s'évanouissant, se perdit dans celle du grand astre qui paraissait, dans
laquelle elle fut comme absorbée : on voyait bien qu'elle ne pouvait avoir perdu
sa lumière par l'approche du soleil qui l'éclairait ; mais un petit astre cédait
au grand, une petite lumière se confondait avec la grande ; et la place du
croissant ne parut plus dans le ciel, où il tenait auparavant un si beau rang
parmi les étoiles.
Mon Dieu, lumière éternelle ,
c'est la figure de ce qui arrive à mon âme, quand vous l'éclairez : elle n'est
illuminée que du côté
1 Psal. VIII, 4.
483
que vous la voyez : partout où vos rayons ne pénètrent pas,
ce n'rst que ténèbre»; et quand ils se retirent tout à fait, l'obscurité et la
défaillance sont entières. Que faut-il donc que je fasse, ô mon Dieu, sinon de
reconnaître de vous toute la lumière que je reçois ? Si vous détournez votre
face, une nuit affreuse nous enveloppe , et vous seul êtes la lumière de notre
vie. « Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrai-je? Le Seigneur
est le protecteur de ma vie : de qui aurai-je peur (1)? » Nous sommes de ceux à
qui l’Apôtre a écrit : « Vous avez été autrefois ténèbres, mais maintenant vous
êtes lumière en Notre-Seigneur (2). » Comme s'il eût dit : Si vous étiez par
vous-mêmes lumineux, pleins de sainteté , de vérité et de vertu ; et si vous
étiez vous-mêmes votre lumière, vous n'auriez jamais été dans les ténèbres, et
la lumière ne vous aurait jamais quittés. Mais maintenant vous reconnaissez par
tous vos égarements que vous ne pouvez être éclairés que par une lumière qui
vous vienne du dehors et d'en haut ; et si vous êtes lumière, c'est seulement en
Notre-Seigneur.
O lumière incompréhensible, par
laquelle vous illuminez tous les hommes qui viennent au monde, et d'une façon
particulière ceux de qui il est écrit : « Marchez comme des enfants de lumière
(3) : » outre l'hommage que nous vous devons, de vous rapporter toute la lumière
et toute la grâce qui est en nous, comme la tenant uniquement de vous, qui êtes
le vrai Père des lumières ; nous vous en devons encore un autre, qui est que
notre lumière, telle quelle, doit se perdre dans la vôtre, et s'évanouir devant
vous. Oui, Seigneur, toute lumière créée et qui n'est pas vous, quoiqu'elle
vienne de vous, vous doit ce sacrifice de s'anéantir, de disparaître en votre
présence et disparaître principalement à nos propres yeux : en sorte que, s'il y
a quelque lumière en nous, nous la voyions, non point en nous-mêmes, mais en
celui que vous nous avez donné « pour nous être sagesse, et justice, et
sainteté, et rédemption (4), » afin «que celui qui se glorifie se glorifie,» non
point en lui-même, mais uniquement « en Notre-Seigneur (5). » Voilà, ô mon
Dieu, le sacrifice que je vous offre : et l'oblation
1 Psal. XXVI, 1. — 2 Ephes.,
V, 8. — 3 Ibid. — 4 I Cor , I, 30, 31. — 5 II Cor., X, 17.
484
pure de la nouvelle alliance, qui vous doit être offerte en
Jésus-Christ et par Jésus-Christ dans toute la terre. Je vous l'offre, ô Dieu
vivant et éternel : autant de fois que je respire, je veux vous l'offrir :
autant de fois que je pense, je souhaite de penser à vous, et que vous soyez
tout mon amour. Car je vous dois tout : vous n'êtes pas seulement la lumière de
mes yeux; mais si j'ouvre les yeux pour voir la lumière que vous leur présentez,
c'est vous-même qui m'en inspirez la volonté.
O Seigneur, de qui je tiens
tout, je vous aimerai à jamais : je vous aimerai, ô Dieu, qui êtes ma force :
allumez en moi cet amour : envoyez-moi du plus haut des deux et de votre sein
éternel votre Saint-Esprit, ce Dieu amour, qui ne fait qu'un cœur et qu'une âme
de tous ceux que vous sanctifiez : qu'il soit la flamme invisible qui consume
mon cœur d'un saint et pur amour; d'un amour qui ne prenne rien pour soi-même,
pas la moindre complaisance, mais qui vous renvoie tout le bien qu'il reçoit de
vous.
O Dieu, votre Saint-Esprit peut
seul opérer cette merveille : qu'il soit en moi un charbon ardent, qui purifie
de telle sorte mes lèvres et mon cœur, qu'il n'y ait plus rien du mien en moi ;
et que l'encens que je brûlerai devant votre face, aussitôt qu'il aura touché ce
brasier ardent que vous allumerez au fond de mon âme, sans qu'il m'en demeure
rien s'exhale tout en vapeurs vers le ciel, pour vous être en agréable odeur.
Que je ne me délecte qu'en vous, en qui seul je veux trouver mon bonheur et ma
vie, maintenant et aux siècles des siècles. Amen, Amen.
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