Concupiscence
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TRAITÉ DE LA CONCUPISCENCE,

ou

EXPOSITION DE CES PAROLES DE S. JEAN :

 

N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde, etc. I Joan., n, 13-17.

 TRAITÉ DE LA CONCUPISCENCE,

CHAPITRE PREMIER.  Paroles de l'apôtre saint Jean contre le monde, conférées avec d'autres paroles du même apôtre, et de Jésus-Christ. Ce que c'est que le monde, que cet apôtre nous défend d'aimer.

CHAPITRE II.  Ce que c'est que la concupiscence de la chair : combien le corps pèse à l’âme.

CHAPITRE III.  Ce que c'est selon l'Ecriture que la pesanteur du corps, et quelle elle est dans les misères et dans les passions qui nous viennent de cette source.

CHAPITRE IV.  Que l'attache que nous avons au plaisir des sens est mauvaise et vicieuse.

CHAPITRE V.  Que la concupiscence de la chair est répandue par tout le corps et par tous les sens.

CHAPITRE VI.  Ce que c'est que la chair de péché dont parle saint Paul.

CHAPITRE VII. D'où vient en nous la chair de péché, c'est-à-dire la concupiscence de la chair.

CHAPITRE VIII.  De la concupiscence des yeux, et premièrement de la curiosité.

CHAPITRE IX.  De ce qui contente les yeux.

CHAPITRE X.  De l'orgueil de la vie, qui est la troisième sorte de concupiscence réprouvée par saint Jean.

CHAPITRE XI.  De l'amour-propre, qui est la racine de l'orgueil.

CHAPITRE XII.  Opposition de l'amour de Dieu et de l'amour-propre.

CHAPITRE XIII.  Combien l'amour-propre rend l'homme faible.

CHAPITRE XIV.  Ce que l'orgueil ajoute à l'amour-propre.

CHAPITRE XV.  Description de la chute de l'homme, qui consiste principalement dans son orgueil.

CHAPITRE XVI.  Les effets de l'orgueil sont distribués en deux principaux : il est traité du premier.

CHAPITRE XVII.  Faiblesse orgueilleuse d'un homme qui aime les louanges, comparée avec celle d'une femme qui veut se croire belle.

CHAPITRE XVIII.  Un bel esprit, un philosophe.

CHAPITRE XIX.  De la gloire : merveilleuse manière dont Dieu punit l'orgueil, en lui donnant ce qu'il demande.

CHAPITRE XX.  Erreur encore plus grande de ceux qui tournent à leur propre gloire les œuvres qui appartiennent à la véritable vertu.

CHAPITRE XXI.  Ceux qui dans la pratique des vertus ne cherchent point la gloire du monde, mais se font eux-mêmes leur gloire, sont plus trompés que les autres.

CHAPITRE XXII.  Si le chrétien bien instruit des maximes de la foi, peut craindre de tomber dans celle espèce d'orgueil ?

CHAPITRE XXIII.  Comment il arrive aux chrétiens de se glorifier en eux-mêmes.

CHAPITRE XXIV.  Qui a inspiré à l'homme cette pente prodigieuse à s'attribuer tout le bien  qu'il a de Dieu.

CHAPITRE XXV.  Séduction du démon. Chute de nos premiers parents : naissance des trois concupiscences dont la dominante est l’orgueil.

CHAPITRE XXVI. La vérité de cette histoire trop constante par ses effets.

CHAPITRE XXVII.  Saint Jean explique toute la corruption originelle dans les trois concupiscences.

CHAPITRE XXVIII.  De ces paroles de saint Jean : Laquelle n'est pas du Père, mais du monde; qui expliquent ces autres paroles du même apôtre : Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui.

CHAPITRE XXIX.  De ces paroles de saint Jean : Le monde passe et sa concupiscence passe, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement.

CHAPITRE XXX. Jésus-Christ vient changer en nous, par trois saints désirs, la triple concupiscence que nous avons héritée d'Adam.

CHAPITRE XXXI. De ces paroles de saint Jean : Je vous écris, pères; je vous écris, jeunes gens; je vous écris, petits enfants. Récapitulation de ce qui est contenu dans tout le passage de cet apôtre.

CHAPITRE XXXII.  De la racine commune de la triple concupiscence, qui est l'amour de soi-même : à quoi il faut opposer le saint et pur amour de Dieu.

 

 

CHAPITRE PREMIER.
Paroles de l'apôtre saint Jean contre le monde, conférées avec d'autres paroles du même apôtre, et de Jésus-Christ. Ce que c'est que le monde, que cet apôtre nous défend d'aimer.

 

« N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde. Celui qui aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui, parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie : laquelle concupiscence n'est pas du Père, mais elle est du monde. Or le monde passe, et la concupiscence du monde passe (avec lui) : mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement (1). »

Les dernières paroles de cet apôtre nous font voir que le monde, dont il parle ici, sont ceux qui préfèrent les choses visibles et passagères aux invisibles et aux éternelles.

Il faut maintenant considérer à qui il adresse cette parole ; et pour cela il n'y a qu'à lire les paroles qui précèdent celles-ci : « Je vous écris, mes petits enfants, que tous vos péchés vous sont remis au nom de Jésus-Christ. Je vous écris, pères, que vous avez connu celui qui est dès le commencement (celui qui est le vrai Père de toute éternité). Je vous écris, jeunes gens (qui êtes au commencement de votre jeunesse), que vous avez surmonté le mauvais ; je vous écris, petits enfants, que vous avez reconnu

 

1 I Joan., II, 15, 17.

 

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votre Père : je vous écris, jeunes gens ( qui êtes dans la force de l'âge ), que vous êtes courageux, et que la parole de Dieu est en vous, et que vous avez vaincu le mauvais (1). » A quoi il ajoute aussitôt après : « N'aimez pas le monde, » et le reste que nous venons de rapporter.

Cela est conforme à ce que dit le même apôtre au commencement de son Evangile, en parlant de Jésus-Christ : « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a point connu (2). » Et la source de tout cela est dans ces paroles du Sauveur : «Je vous donnerai l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le veut pas, et ne le reçoit pas, et ne le connaît pas (3), » ou il ne sait pas qui il est. Et encore : « Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï le premier : Si vous eussiez été du monde, le monde aimerait ce qui est à lui: mais parce que vous n'êtes pas du monde, et que je vous ai élus du milieu du monde (je vous en ai tirés), c'est pour cela que le monde vous hait (4) »

Et encore : « Vous aurez de l'affliction dans le monde ; mais prenez courage, j'ai vaincu le monde (5). » Et enfin : « J'ai manifesté votre nom aux hommes que vous avez tirés du monde pour me les donner (6). Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux, que vous m'avez donnés, parce qu'ils sont à vous (7) : je ne suis plus dans le monde (je retourne à vous, et l'heure d'aller à vous est  arrivée). Pour eux, ils sont dans le monde; mais moi, je viens à vous (8). Je leur ai donné votre parole, et le monde les a haïs, parce qu'ils ne sont pas du monde, et je ne suis pas du monde. Je ne vous prie pas de les tirer du monde, mais de les garder du mal, » ou de les garder du mauvais : « Ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde : sanctifiez-les en vérité (9). Mon Père juste, le monde ne vous connaît pas : mais moi je vous connais , et ceux-ci ont connu que vous m'avez envoyé (10). »

Toutes ces paroles de notre Sauveur font voir que tous ceux qui font profession d'être ses disciples, sont tirés du monde, parce

 

1 I Joan., II, 12-14. — 2 Joan., I, 10.— 3 Joan., XIV, 17.— 4 Joan., XV, 18, II). — 5 Joan., XVI, 33.— 6 Joan., XVII, 6. — 7 Ibid., 9. — 8 Ibid., Il. — 9 Ibid., 14-17. — 10 Ibid., 25.

 

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qu'ils sont sanctifiés en vérité, que la parole de Dieu est en eux, qu'ils le connaissent pendant que le monde ne le connaît pas, et qu'ils connaissent Jésus-Christ, le suivent et l'imitent. La vie du monde est donc la vie éloignée de Dieu et de Jésus-Christ; et la vie chrétienne, la vie des disciples de Jésus-Christ, est la vie conforme à sa doctrine et à ses exemples.

C'est ce que saint Jean nous explique plus en détail par ces tendres paroles : « Mes petits enfants, » jeunes et vieux, «je vous l'écris, » je vous le répète, « n'aimez pas le monde : » n'aimez pas ceux qui s'attachent aux choses sensibles, aux biens périssables : ne les aimez point dans leur erreur : ne les suivez point dans leur égarement : aimez-les pour les en tirer, comme Jésus-Christ a aimé ses disciples qu'il a tirés du milieu du monde, du milieu de la corruption : mais gardez-vous bien de les aimer comme amateurs du monde, d'entrer dans leur commerce, dans leur société, dans leurs maximes, et d'imiter leurs exemples, parce qu'il n'y a parmi eux que corruption. Et en voici les trois sources : c'est « qu'il n'y a dans le monde que concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie : » qui sont toutes choses trompeuses, inconstantes, périssables, et qui perdent ceux qui s'y attachent. Je le crois : il est ainsi : c'est le Saint-Esprit qui l'a dit par la bouche d'un Apôtre : mais il faut encore tâcher de l'entendre, afin de haïr le monde avec plus de connaissance.

 

CHAPITRE II.
Ce que c'est que la concupiscence de la chair : combien le corps pèse à l’âme.

 

La concupiscence de la chair est ici d'abord l'amour des plaisirs des sens. Car ces plaisirs nous attachent à ce corps mortel, dont saint Paul disait : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort (1) ?» et nous en rendent l'esclave. Ce qui fait dire au même saint Paul : « Qui m'en délivrera? » qui

 

1 Rom., VII, 24.

 

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m'affranchira de sa tyrannie? qui en brisera les liens? qui m'ôtera un joug si pesant?

« Les pensées des mortels sont timides » et pleines de faiblesse, a et nos prévoyances incertaines, parce que le corps qui se corrompt appesantit l’âme, et que notre demeure terrestre opprime l'esprit, qui est fait pour beaucoup penser : et la connaissance même des choses qui sont sur la terre nous est difficile : nous ne pénétrons qu'à peine et avec travail les choses qui sont devant nos yeux : mais pour celles qui sont dans le ciel, qui de nous les pénétrera (1) ? » Le corps rabat la sublimité de nos pensées, et nous attache à la terre, nous qui ne devrions respirer que le ciel : ce poids nous accable ; « et c'est là cet empêchement qui a été créé pour tous les hommes » après le péché, « et le joug pesant qui a été mis sur tous les enfants d'Adam, depuis le jour qu'ils sont sortis du sein de leur mère, jusqu'à celui où ils rentrent par la sépulture à la mère commune qui est la terre (2). » Ainsi l'amour des plaisirs des sens, qui nous attache au corps, qui par sa mortalité est devenu le joug le plus accablant que l’âme puisse porter, est la cause la plus manifeste de sa servitude et de ses faiblesses.

 

CHAPITRE III.
Ce que c'est selon l'Ecriture que la pesanteur du corps, et quelle elle est dans les misères et dans les passions qui nous viennent de cette source.

 

Ce joug pesant, qui accable les enfants d'Adam, n'est autre chose, comme on vient de voir, que les infirmités de leur chair mortelle, lesquelles l'Ecclésiastique raconte en ces termes : « Ils ont les inquiétudes, les terreurs d'un cœur (continuellement agité), les inventions de leurs espérances (trompeuses et trop engageantes), et le jour (terrible) de la mort. (Tous ces maux sont répandus sur tous les hommes), depuis celui qui est assis sur le trône jusqu'à celui qui couche sur la terre et dans la poussière (par sa pauvreté), ou sur la cendre (dans son affliction et dans sa

 

1 Sapient., IX, 14-16.— 2 Eccli., XL, 1.

 

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douleur), depuis celui qui est revêtu de pourpre, et qui porte la couronne jusqu'à celui qui est habillé du linge le plus grossier : la fureur, la jalousie, le tumulte (des passions), l'agitation de l'esprit, la crainte de la mort, la colère et les longs tourments qu'elle nous attire par sa durée, les querelles (et tous les maux qui les suivent ; tout cela se répand partout ). Dans le temps du repos et dans le lit où on répare ses forces par le sommeil (le trouble nous suit) ; les songes pendant la nuit changent nos pensées : nous goûtons durant un moment un peu de repos qui n'est rien ; et tout d'un coup il nous vient des soins, comme dans le jour, par les songes : on est troublé dans les visions de son cœur, comme si l'on venait d'éviter les périls d'un jour de combat : dans le temps où l'on est le plus en sûreté, on se lève comme en sursaut, et on s'étonne d'avoir eu pour rien tant de terreur (tous ces troubles sont l'effet d'un corps agité et d'un sang ému qui envoie à la tête de tristes vapeurs). C'est pourquoi ces agitations (tant celles des passions que celles des songes), se trouvent dans toute chair, depuis l'homme jusqu'à la bête, et se trouvent sept fois davantage sur les pécheurs (où les terreurs de la conscience se joignent aux communes infirmités de la nature). A quoi il faut ajouter les morts violentes, le sang répandu, les combats, l'épée, les oppressions, les famines, les mortalités et tous les autres fléaux de Dieu : toutes ces choses (qui dans l'origine ne se devaient pas trouver parmi les hommes), ont été créées pour la punition des méchants, et c'est pour eux qu'est arrivé le déluge (et la source de tous ces maux). C'est que tout ce qui sort de la terre retourne à la terre, comme toutes les eaux viennent de la mer et y retournent (1) »

En un mot, la mortalité introduite par le péché a attiré sur le genre humain cette inondation de maux, cette suite infinie de misères d'où naissent les agitations et les troubles des passions qui nous tourmentent, nous trompent, nous aveuglent. Nous qui dans notre innocence devions être semblables aux anges de Dieu, sommes devenus comme les bêtes, et, comme disait David, nous avons perdu le premier honneur de notre nature : Homo cùm in honore esset, non intellexit, comparatus est jumentis insipientibus

 

1 Eccli., XL, 2-11.

 

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et similis factus est illis (1) : « Pendant que l'homme était en honneur (dans son institution primitive), il n'a pas connu cet avantage : il s'est égalé aux animaux insensés, et leur a été rendu semblable. » Répétons une et deux fois ce verset avec le Psalmiste. Nous ne saurions trop déplorer les misères et les passions insensées où nous jette notre corps mortel ; et tout ce qui y attache, comme fait l'amour du plaisir des sens, nous fait aimer la source de nos maux et nous attache à l'état de servitude où nous sommes.

 

CHAPITRE IV.
Que l'attache que nous avons au plaisir des sens est mauvaise et vicieuse.

 

Pour connaître encore plus à fond la raison de la défense que nous fait saint Jean, de nous laisser entraîner à la concupiscence de la chair, c'est-à-dire à l'attache au plaisir des sens, il faut entendre que cette attache est en nous un mal qu'il faut ôter, un vice qu'il faut vaincre, une maladie qu'il faut guérir. Ou l'on cède, et on se livre tout à fait à ce violent amour du plaisir des sens, et on se rend criminel et esclave de la chair et du péché ; ou on combat, ce qu'on ne se croirait pas obligé de faire si elle n'était mauvaise. Et ce qui la rend visiblement telle, c'est qu'elle nous porte au mal, puisqu'elle nous porte à des excès terribles, à la gourmandise, à l'ivrognerie, à toute sorte d'intempérances. Ce qui faisait dire à saint Paul : « Je sais que le bien n'habite point en moi, c'est-à-dire dans ma chair (2). » Et encore : « Je trouve en moi une loi (de rébellion et d'intempérance, qui me fait apercevoir), lorsque je m'efforce à faire le bien, que le mal m'est attaché (3) » (et inhérent à mon fond). Ainsi le mal est en nous, et attaché à nos entrailles d'une étrange sorte, soit que nous cédions au plaisir des sens, soit que nous le combattions par une continuelle résistance, puisque, comme dit saint Augustin, pour ne point tomber dans l'excès, il faut combattre le mal dans son principe : pour

 

1 Psal. XLVIII, 13 et 21. — 2 Rom., VII, 18. — 3 Ibid., 21.

 

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éviter le consentement, qui est le mal consommé, il faut continuellement résister au désir, qui en est le commencement : Ut non fiat malum excedendi, resistendum est malo concupiscendi.

Nous faisons une terrible épreuve de ce combat dans le besoin que nous avons de nous soutenir par la nourriture. La sagesse du Créateur , non contente de nous forcer à ce soutien nécessaire par la douleur violente de la faim et de la soif, et par les défaillances insupportables qui les accompagnent, nous y invite encore par le plaisir qu'elle a attaché aux fonctions naturelles de boire et de manger. Elle a rempli de biens toute la nature, « envoyant, comme dit saint Paul, la pluie et le beau temps, et les saisons qui rendent la terre féconde en toutes sortes de fruits, remplissant nos cœurs de joie par une nourriture convenable (1). » Et par là, comme dit le même saint Paul, « Dieu rend lui-même témoignages à sa providence et à sa bonté paternelle, qui nourrit les hommes comme les animaux , et sauve les uns et les autres de la manière qui convient à chacun.

Mais les hommes ingrats et charnels ont pris occasion de ce plaisir, pour s'attacher à leur corps plutôt qu'à Dieu qui l'a voit fait, et ne cessait de le sustenter par des moyens si agréables. Le plaisir de la nourriture les captive : au lieu de manger pour vivre, « ils semblent, » comme disait un ancien et après lui saint Augustin, «ne vivre que pour manger.» Ceux-là mêmes qui savent régler leurs désirs et sont amenés au repas par la nécessité de la nature, trompés par le plaisir et engagés plus avant qu'il ne faut par ses appâts, sont transportés au delà des justes bornes : ils se laissent insensiblement gagner à leur appétit, et ne croient jamais avoir satisfait entièrement au besoin, tant que le boire et le manger flattent leur goût. Ainsi, dit saint Augustin, la convoitise ne sait jamais où finit la nécessité : Nescit cupiditas ubi finiatur necessitas (2).

C'est donc là une maladie que la contagion de la chair produit dans l'esprit: une maladie contre laquelle on ne doit point cesser de combattre, ni d'y chercher des remèdes par la sobriété et la tempérance, par l'abstinence et par le jeune.

 

1 Act., XIV, 16. — 2 Confess., lib. X, cap. XXXI et alibi.

 

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Mais qui oserait penser à d'autres excès qui se déclarent d'une manière bien plus dangereuse dans un autre plaisir des sens? Qui, dis-je, oserait en parler, ou oserait y penser, puisqu'on n'en parle point sans pudeur, et qu'on n'y pense point sans péril, même pour le blâmer? O Dieu, encore un coup, qui oserait parler de cette profonde et honteuse plaie de la nature , de cette concupiscence qui lie l’âme au corps par des liens si tendres et si violents, dont on a tant de peine à se déprendre, et qui cause aussi dans le genre humain de si effroyables désordres? Malheur à la terre , malheur à la terre, encore un coup, malheur à la terre, d'où sort continuellement une si épaisse fumée, des vapeurs si noires qui s'élèvent de ces passions ténébreuses, et qui nous cachent le ciel et la lumière ; d'où partent aussi des éclairs et des foudres de la justice divine contre la corruption du genre humain !

O que l'Apôtre vierge, l'ami de Jésus et fils de la Vierge mère de Jésus, que Jésus aussi toujours vierge lui a donnée pour mère à la croix, que cet apôtre a raison de crier de toute sa force aux grands et aux petits, aux jeunes gens et aux vieillards, et aux enfants comme aux pères : « N'aimez pas le monde, ni tout ce qui est dans le monde, parce que ce qu'il y a dans le monde est concupiscence de la chair ; » un attachement à la fragile et trompeuse beauté des corps, et un amour déréglé du plaisir des sens, qui corrompt également les deux sexes.

O  Dieu, qui par un juste jugement avez livré la nature humaine coupable à ce principe d'incontinence, vous y avez préparé un remède dans l'amour conjugal : mais ce remède fait voir encore la grandeur du mal, puisqu'il se mêle tant d'excès dans l'usage de ce remède sacré. Car d'abord ce sacré remède , c'est-à-dire le mariage, est un bien et un grand bien , puisque c'est un grand sacrement en Jésus-Christ et en son Eglise et le symbole de leur union indissoluble ; mais c'est un bien qui suppose un mal dont on use bien ; c'est-à-dire qui suppose le mal de la concupiscence, dont on use bien lorsqu'on s'en sert pour faire fructifier la nature humaine. Mais en même temps c'est un bien qui remédie à un mal, c'est-à-dire à l'intempérance : un remède de ses excès, et un frein à sa licence. Que de peine n'a pas la faiblesse

 

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humaine à se tenir dans les bornes de la liaison conjugale, exprimées dans le contrat même du mariage! C'est ce qui fait dire à saint Augustin « qu'il s'en trouve plus qui gardent une perpétuelle et inviolable continence, qu'il ne s'en trouve qui demeurent dans les lois de la chasteté conjugale : un amour désordonné pour sa propre femme étant souvent, selon le même Père, un attrait secret à en aimer d'autres. » O faiblesse de la misérable humanité, qu'on ne peut assez déplorer ! Ce désordre a fait dire à saint Paul même, que « ceux qui sont mariés doivent vivre comme n'ayant pas de femmes (1), » les femmes par conséquent comme n'ayant pas de maris : c'est-à-dire les uns et les autres sans être trop attachés les uns aux autres, et sans se livrer aux sens, sans y mettre leur félicité , sans les rendre maîtres. C'est encore ce qui fait dire au même saint Paul, que ceux qui sont dans la chair, qui y sont plongés et attachés par le fond du cœur à ses plaisirs, ne peuvent plaire à Dieu : Qui in carne sunt, Deo placere non possunt (2). C'est ce qui fait la louange de la sainte virginité, et sur ce fondement, saint Augustin distingue trois états de la vie humaine par rapport à la concupiscence de la chair : les chastes mariés usent bien de ce mal ; les intempérants en usent mal, les continents perpétuels n'en usent point du tout, et ne donnent rien à l'amour du plaisir des sens.

Disons donc avec saint Jean à tous les fidèles et à chacun selon l'état où il est : O vous qui vous livrez à la concupiscence de la chair, cessez de vous y laisser captiver ; et vous qui en usez bien dans un chaste mariage, n'y soyez point attachés et modérez vos désirs : et vous qui plus courageux comme plus heureux que tous les autres, ne lui donnez rien du tout, et la méprisez tout à fait, persistez dans cette chaste disposition qui vous égale aux anges de Dieu : tous ensemble abattez cette chair rebelle, dont la loi impérieuse qui est dans nos membres, a tant fait répandre de larmes , tant pousser de gémissements à tous les saints : à l'exemple de saint Paul, fortifiez-vous contre elle par les jeûnes; et mortifiant votre goût, travaillez à rendre plus facile la victoire des autres appétits plus violents et plus dangereux.

 

1 I Cor., VII, 25. — 2 Rom., VIII, 8.

 

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CHAPITRE V.
Que la concupiscence de la chair est répandue par tout le corps et par tous les sens.

 

Il ne faut pas s'imaginer que la concupiscence de la chair consiste seulement dans les passions dont nous venons de parler : c'est une racine empoisonnée qui étend ses branches sur tous les sens et se répand dans tout le corps. La vue en est infectée, puisque c'est par les yeux (a) que l'on commence à avaler le poison de l'amour sensuel ; ce qui faisait dire à Job : « J'ai fait un pacte avec mes yeux pour ne pas même penser à une fille (1) : » et à saint Pierre que les yeux des personnes impudiques sont « pleins d'adultère (2); » et à Jésus-Christ même : « Celui qui regarde une femme pour la convoiter, s'est déjà souillé avec elle dans son cœur (3). »

Ce vice des yeux est distingué de la concupiscence des yeux , dont saint Jean parle dans notre passage. Car ici, où l'on ouvre les yeux pour s'assouvir de la vue des beautés mortelles, ou même se délecter à les voir et à en être vu, on est dominé par la concupiscence de la chair. Les oreilles en sont infectées, quand par de dangereux entretiens et des chants remplis de mollesse, l'on allume ou l'on entretient les flammes de l'amour impur, et cette secrète disposition que nous avons aux joies sensuelles. Car l'aine une fois touchée de ces plaisirs, perd sa force , affaiblit sa raison , s'attache aux sens et au corps. Cette femme qui dans les Proverbes vante les parfums qu'elle a répandus sur son lit et la douce odeur qu'on respire dans sa chambre , pour conclure aussitôt après : « Enivrons-nous de plaisirs et jouissons des embrassements désirés (4), » montre assez par son discours à quoi mènent les bonnes senteurs préparées pour affaiblir l’âme , l'attirer aux plaisirs des sens par quelque chose, qui ne semblant pas offenser

 

1 Job., XXXI, 1. — 2 II Petr., II, 14. — 3 Matth., V, 28. — 4 Prov., VII, 24. (a) Manucrit : C'est par eux.

 

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directement la pudeur, s'y fait recevoir avec moins de crainte, la dispose néanmoins à se relâcher, et détourne son attention de ce qui doit faire son occupation naturelle.

Tous les plaisirs des sens s'excitent les uns les autres : l’âme qui en goûte l'un, remonte aisément à la source qui les produit tous. Ainsi les plus innocents, si l'on n'est toujours sur ses gardes, préparent aux plus coupables : les plus petits font sentir la joie qu'on ressentirait dans les plus grands, et réveillent la concupiscence. Il y a même une mollesse et une délicatesse répandue dans tout le corps, qui faisant chercher un certain repos dans le sensible, le réveille et en entretient la vivacité. On aime son corps avec une attache qui fait oublier son âme, et l'image de Dieu qu'elle porte empreinte dans son fond : on ne se peut rien refuser: un soin excessif de sa santé fait qu'on flatte le corps en tout ; et tous ces divers sentiments sont autant de branches de la concupiscence de la chair.

Hélas ! je ne m'étonne pas si un saint Bernard craignait la santé parfaite dans ses religieux : il savait où elle nous mène, si on ne sait châtier son corps avec l'Apôtre, et le réduire en servitude par les mortifications, par le jeune, par la prière et par une continuelle occupation de l'esprit. Toute âme pudique fuit l'oisiveté, la nonchalance, la délicatesse, la trop grande sensibilité, les tendresses qui amollissent le cœur, tout ce qui flatte les sens, les nourritures exquises : tout cela n'est que la pâture de la concupiscence de la chair que saint Jean nous défend , et en entretient le feu.

 

 

CHAPITRE VI.
Ce que c'est que la chair de
péché dont parle saint Paul.

 

Toutes ces mauvaises dispositions de la chair l'ont fait appeler par saint Paul la chair de péché: « Dieu, dit-il, a envoyé son Fils dans la ressemblance de la chair du péché (1). » Remarquez donc en Jésus-Christ non pas la ressemblance de la chair absolument,

 

1 Rom., VIII, 3.

 

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mais la ressemblance de la chair du péché. En nous se trouve la chair du péché, dans les impressions du péché que nous portons dans notre chair , et dans la pente qu'elle nous inspire au péché, par l’attache aux sons : et en Jésus-Christ seulement « la ressemblance de la chair du péché, » parce que sa chair virginale est exempte de tout le désordre que le péché amis dans la nôtre. Il a donc non la ressemblance de la chair, car sa chair est très-véritable, faite d'une femme et vraiment sortie du sang d'Abraham et de David; ce qui emporte non la ressemblance, mais la rentable nature de la chair. Aussi saint Paul lui attribue-t-il, non pas la ressemblance de la chair, mais « la ressemblance de la chair du péché, » à cause que sans avoir les perverses inclinations dont les semences sont en notre chair , il en a pris seulement la passibilité et la mortalité; c'est-à-dire la seule peine du péché, sans en avoir ni la coulpe , ni aucun des mauvais désirs qui nous y portent.

Jugeons maintenant avec combien de raison saint Jean nous commande d'avoir le monde en horreur, à cause qu'il est tout rempli de la concupiscence de la chair. Il y a dans notre chair une secrète disposition à un soulèvement universel contre l'esprit : « La chair convoite contre l'esprit, » comme dit saint Paul (1); c'est-à-dire que c'est là son fond depuis la corruption de notre nature : tout y nourrit la concupiscence : tout y porte au péché, comme on a vu : il la faut donc autant haïr que le péché même, où elle nous porte.

 

CHAPITRE VII. D'où vient en nous la chair de péché, c'est-à-dire la concupiscence de la chair.

 

Lorsque saint Paul a parlé de notre chair comme d'une chair de péché, il semble avoir voulu expliquer cette parole du Sauveur : « Tout ce qui est né de la chair est chair, et tout ce qui est né de

 

1 Galat., V, 17.

 

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l'esprit est esprit : ne vous étonnez donc pas si je vous dis que vous devez naître de nouveau (1). »

Cette parole nous ramène à l'institution primitive de notre nature : « Dieu a fait l'homme droit, » dit le Sage (2) : et cette droiture consistait en ce que l'esprit étant parfaitement soumis à Dieu, le corps aussi était parfaitement soumis à l'esprit. Ainsi tout était dans l'ordre ; et c'est cet ordre que nous appelons la justice et la droiture originelle. Comme il n'y avait point de péché, il n'y avait point de peine : par la même raison il n'y avait point de mort, la mort étant établie comme la peine du péché : il y avait encore moins de honte : Dieu n'avait rien mis que de bon, que de bienséant, que d'honnête dans notre corps, non plus que dans notre âme : l'ouvrage de Dieu subsistait en son entier : « Ils étaient nus l'un et l'autre, dit l'Ecriture, et ils n'en rougissaient pas (3). »

Mais aussitôt qu'ils ont désobéi à Dieu, ils se cachent : « J'ai entendu votre voix, dit Adam, et je me suis caché » dans le bois, « parce que j'étais nu. » Et Dieu lui dit : « Qui vous a fait connaître que vous étiez nu, si ce n'est que vous avez mangé du fruit que je vous avais défendu (4) ? » Le corps cessa d'être soumis, dès que l'esprit fut désobéissant : l'homme ne fut plus maître de ses mouvements, et la révolte des sens fit connaître à l'homme sa nudité : « leurs yeux furent ouverts : ils se couvrirent et se firent comme une ceinture de feuilles de figuier (5). » L'Ecriture ne dédaigne pas de marquer et la figure et la matière de ce nouvel habillement, pour nous faire voir qu'ils ne s'en revêtirent pas pour se garantir du froid ou du chaud, ni de l'inclémence de l'air : il y en eut une autre cause plus secrète, que l'Ecriture enveloppe dans ces paroles, pour épargner les oreilles et la pudeur du genre humain, et nous faire entendre, sans le dire, où la rébellion se fai-soit le plus sentir. Ce ménagement de l'Ecriture nous découvre d'autant plus notre honte, qu'elle semble n'oser la découvrir, de peur de nous donner trop de confusion. Depuis ce temps les passions de la chair, par une juste punition de Dieu, sont devenues victorieuses et tyranniques : l'homme a été plongé dans le plaisir

 

1 Joan., III, 6, 7. — 2 Eccle., VII, 30. — 3 Genes., II, 25. — 4 Genes., III, 10 Il.— 5 Ibid., 7.

 

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des sens : « Et au lieu, dit saint Augustin, que par son immortalité et la parfaite soumission du corps à l'esprit il devait être spirituel même dans la chair, il est devenu charnel même dans l'esprit : » Qui futurus erat etiam aime spiritalis, factus est etiam mente carnalis (1). On est tombé d'un excès dans un autre : l'homme tout entier fut livré au mal : « Dieu vit que la malice des hommes était grande sur la terre, et que toute la pensée du cœur humain à tout moment se tournait au mal (2). »

Mais en quoi ce dérèglement paraissait-il davantage? Allons à la source, et nous trouverons que l'occasion d'une si forte expression de l'Ecriture, et la cause de tout ce désordre y est clairement marquée dans ces paroles qui précèdent : « Les enfants de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et s'allièrent avec elles (3) » (par une nouvelle transgression du commandement de Dieu qui avait voulu les tenir séparés, de peur que les filles des hommes n'entraînassent ses enfants dans la corruption). Tout le désordre vint de la chair et de l'empire des sens qui toujours prévalaient sur la raison. Ce désordre a commencé dans nos premiers parents : nous en naissons, et cette ardeur démesurée est devenue le principe de notre naissance et de notre corruption tout ensemble. Par elle nous sommes unis à Adam rebelle, à Adam pécheur : nous sommes souillés en celui en qui nous étions tous comme dans la source de notre être. Nos passions insensées ne se déclarent pas tout à coup : mais le germe qui les produit toutes, est en nous dès notre origine. Notre vie commence par les sens : qu'est-on autre chose dans l'enfance, pour ainsi parler, que corps et chair ?

Mais poussons encore plus loin : nous nous trouverons corps et chair encore plus en quelque façon dans le sein de nos mères; et dès le moment de notre conception, où sans aucun exercice de la vue ni de l'ouïe, qui sont ceux de tous les sens qui peuvent un peu plus réveiller noire raison, nous étions sans raisonnement, sans intelligence, une pure masse de chair, n'ayant aucune connaissance de nous-mêmes, ni aucune pensée que celles qui sont

 

1 De Civitate Dei, lib. XIV, cap. XV, n. 1, tom. VII, col. 366.— 2 Genes., VI, 5. — 3 Ibid., 2

 

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tellement conjointes au mouvement du sang, qu'à peine encore pouvons-nous les en distinguer. C'est donc ce qui fait dire au Sauveur que nous sommes tous chair, en tant que nous naissons par la chair (1) : la raison est opprimée et comme éteinte dans ceux qui nous produisent : nous n'avons pas le moindre petit usage de la raison au commencement et durant les premières années de notre être : dès qu'elle commence à poindre, tous les vices se déclarent peu à peu : quand son exercice commence à devenir plus parfait, les grands dérèglements de la sensualité commencent en même temps à se déclarer. C'est donc là ce qui s'appelle la chair de péché.

Livrés au corps et tout corps dès notre conception, cette première impression fait que nous en demeurons toujours esclaves. Quel effort ne faut-il point faire pour faire que nous distinguions notre âme d'avec notre corps? Combien y en a-t-il parmi nous qui ne peuvent jamais venir à connaître ou à sentir cette distinction ? Et ceux même qui sortent un peu de cette masse de chair et en séparent leur aine, ne s'y replongeraient-ils pas toujours comme naturellement, s'ils ne faisaient de continuels efforts pour empêcher leur imagination de dominer; et non-seulement de dominer, mais encore de faire tout, et même d'être tout en nous? Nous sommes donc entièrement corps, et nous ne serions jamais autre chose, si par la grâce de Jésus-Christ nous ne renaissions de l'esprit.

Voyons un peu ce que c'est que la nature humaine dans ce reste immense de peuples sauvages qui n'ont d'esprit que pour leur corps, et en qui pour ainsi parler ce qu'il y a de plus pur est de respirer. Et les peuples plus civilisés et plus polis sortent-ils par là de la chair et du sang? Comment en sortiraient-ils, s'il y a si peu de chrétiens qui en sortent? De quoi s'entretient, de quoi s'occupe notre jeunesse, dans cet âge où l'on se fait un opprobre de la pudeur? Que regrettent les vieillards, lorsqu'ils déplorent leurs ans écoulés ; et qu'est-ce qu'ils souhaitent continuellement de rappeler, s'ils pouvaient, avec leur jeunesse, si ce n'est les plaisirs des sens? Que sommes-nous donc autre chose que chair et que sang? Et combien devons-nous haïr le monde, et tout ce qui est

 

1 Joan., III, 6.

 

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dans le monde, selon le précepte de saint Jean, puisque ce que dit cet apôtre est si véritable : « Que tout ce qui est au monde c'est la concupiscence de la chair ! »

 

CHAPITRE VIII.
De la concupiscence des yeux, et premièrement de la curiosité.

 

La seconde chose qui est dans le monde selon saint Jean, c'est la concupiscence des yeux. Il faut d'abord la distinguer de la concupiscence de la chair. Car le dessein de saint Jean est ici de nous découvrir une autre source de corruption, et un autre vice un peu plus délicat en apparence, mais dans le fond aussi grossier et aussi mauvais, qui consiste principalement en deux choses, dont l'une est le désir de voir, d'expérimenter, de connaître, en un mot la curiosité ; et l'autre est le plaisir des yeux, lorsqu'on les repaît des objets d'un certain éclat capable de les éblouir ou de les séduire.

Ce désir d'expérimenter et de connaître s'appelle la concupiscence des yeux, parce que de tous les organes des sens les yeux sont ceux qui étendent le plus nos connaissances. Sous les yeux sont en quelque sorte compris les autres sens : et dans l'usage du langage humain souvent sentir et voir, c'est la même chose. On ne dit pas seulement : Voyez que cela est beau : mais voyez que cette fleur sent bon, que celte chose est douce à manier, que cette musique est agréable à entendre. « C'est donc pour cela, dit saint Augustin (1), que toute curiosité se rapporte à la concupiscence des yeux. »

Le désir de voir, pris en cette sorte, c'est-à-dire celui d'expérimenter, nous replonge enfin dans la concupiscence de la chair, qui fait que nous ne cessons de rechercher et d imaginer de nouveaux plaisirs, avec de nouveaux assaisonnements pour en irriter la cupidité. Mais ce désir a plus d'étendue, et c'est pourquoi il faut distinguer cette seconde concupiscence de la première. Il faut donc mettre dans ce second rang toutes ces vaines curiosités de savoir ce qui se passe dans le monde : tout le secret de cette intrigue, de

 

1 Confess., lib. X, cap. XXXV, n. 51.

 

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quelque nature qu'elle soit ; tous les ressorts qui ont fait mouvoir tels et tels qui se donnent tant de mouvements dans le monde ; les ambitieux desseins de celui-ci et de celui-là, avec toute l'adresse qu'ils ont de le couvrir d'un beau prétexte, souvent même de celui de la vertu. O Dieu, quelle pâture pour les âmes curieuses, et par là vaines et faibles ! Et qu'apprendrez-vous par là qui soit si digne d'être connu ? Est-ce une cliose si merveilleuse de savoir ce qui meut les hommes et la cause de toutes leurs illusions, de tous leurs songes? Quel fruit retirerez-vous de ces curieuses recherches, et que vous produiront-elles, sinon des soupçons ou des jugements injustes, et pour vous une redoutable matière des jugements de celui qui dit : « Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugé (1)? »

Cette curiosité s'étend aux siècles passés les plus éloignés : et c'est de là que nous vient cette insatiable avidité de savoir l'histoire. On se transporte en esprit dans les cours des anciens rois, dans les secrets des anciens peuples. On s'imagine entrer dans les délibérations du sénat romain, dans les conseils ambitieux d'un Alexandre ou d'un César, dans les jalousies politiques et raffinées d'un Tibère. Si c'est pour en tirer quelque exemple utile à la vie humaine, à la bonne heure; il le faut souffrir et même louer, pourvu qu'on apporte à cette recherche une certaine sobriété : mais si c'est, comme on le remarque dans la plupart des curieux, pour se repaître l'imagination de ces vains objets, qu'y a-t-il de plus inutile que de se tant arrêter à ce qui n'est plus, que de rechercher toutes les folies qui ont passé dans la tête d'un mortel, que de rappeler avec tant de soin ces images que Dieu a détruites dans sa cité sainte, ces ombres qu'il a dissipées, tout cet attirail de la vanité, qui de lui-même s'est replongé dans le néant d'où il était sorti? « Enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti ? Pourquoi aimez-vous tant la vanité, et pourquoi vous délectez-vous à étudier le mensonge (2) ! »

Il faut encore ranger dans ce second ordre de concupiscence toutes les mauvaises sciences, telles que sont celles de deviner par les astres, ou par les traits du visage et de la main, ou par cent autres moyens aussi frivoles, les événements de la vie humaine,

 

1 Matth., VII, 1. — 2 Psal. IV, 3.

 

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que Dieu a soumis à la direction particulière de sa Providence. C'est entreprendre sur les droits de Dieu, c'est détruire la confiance avec laquelle on se doit abandonner à sa volonté que de donner dans ces sciences aussi vaines que pernicieuses, c'est accoutumer l'esprit à se repaître de choses frivoles et à négliger les solides. On n'a pas besoin de remarquer que c'est encore un plus grand excès que de chercher les moyens de consulter les démons ou de les voir et de leur parler, ou d'apprendre des guérisons qui se font par leur ministère et par des pactes formels ou tacites avec ces malins esprits. Car outre que dans toutes ces curiosités il y a de l'impiété et une damnable superstition, on peut encore ajouter qu'elles sont l'effet de la faiblesse d'un cerveau blessé : de sorte que c'est éteindre la véritable lumière que d'en suivre de si fausses.

Voilà pour ce qui regarde les vaines et fausses sciences : et pour ce qui est des véritables, on excède encore beaucoup à s'y livrer trop, ou à contre-temps, ou au préjudice de plus grandes obligations : comme il arrive à ceux qui dans le temps de prier, ou de pratiquer la vertu, s'adonnent ou à l'histoire, ou à la philosophie, ou à toute sorte de lectures, surtout des livres nouveaux, des romans, des comédies, des poésies, et se laissent tellement posséder au désir de savoir, qu'ils ne se possèdent plus eux-mêmes. Car tout cela n'est autre chose qu'une intempérance, une maladie, un dérèglement de l'esprit, un dessèchement du cœur, une misérable captivité qui ne nous laisse pas le loisir de penser à nous, et une source d'erreurs.

C'est encore s'abandonner à cette concupiscence que saint Jean réprouve, que d'apporter des yeux curieux à la recherche des choses divines, ou des mystères de la religion : « Ne recherchez point, dit le Sage, ce qui est au-dessus de vous (1) ; » et encore : «Celui qui sonde trop avant les secrets de la divine Majesté, sera accablé de sa gloire (2) ; » et encore : « Prenez garde de ne vouloir point être sages plus qu'il ne faut, mais d'être sages sobrement et modérément (3). » La foi et l'humilité sont les seuls guides qu'il faut suivie : quand on se jette dans l'abîme, on y périt : combien

 

1 Eccles., III, 22. — 2 Prov., XXV, 27. — 3 Rom., XII, 3.

 

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ont trouvé leur perte dans la trop grande méditation des secrets de la prédestination et de la grâce! Il en faut savoir autant qu'il est nécessaire pour bien prier, et s'humilier véritablement; c'est-à-dire qu'il faut savoir que tout le bien vient de Dieu, et tout le mal de nous seuls. Que sert de rechercher curieusement les moyens de concilier notre liberté avec les décrets de Dieu? N'est-ce pas assez de savoir que Dieu qui l'a faite, la sait mouvoir et la conduire à ses fins cachées sans la détruire? Prions-le donc de nous diriger dans la voie du salut, et de se rendre maître de nos désirs par les moyens qu'il sait. C'est à sa science, et non à la nôtre, que nous devons nous abandonner : cette vie est le temps de croire, comme la vie future est le temps de voir. C'est tout savoir, dit un Père, que de ne rien savoir davantage : Nihil ultra scire, omnia scire est.

Toute âme curieuse est faible et vaine : par là même elle est discoureuse : elle n'a rien de solide, et veut seulement étaler un vain savoir, qui ne cherche point à instruire, mais à éblouir les ignorants

Il y a une autre sorte de curiosité, qui est une curiosité dépensière : on ne saurait avoir trop de raretés, trop de bijoux précieux, trop de pierreries, trop de tableaux, trop de livres curieux sans avoir même le plus souvent envie de les lire. Ce n'est qu'amusement et ostentation : malheureuse curiosité, qui pousse à bout la dépense et sèche la source des aumônes! Mais elle pourra revenir à la seconde manière de concupiscence des yeux dont nous allons parler.

 

CHAPITRE IX.
De ce qui contente les yeux.

 

Dans cette seconde espèce, on prend les yeux à la lettre et pour les yeux de la chair. Et d'abord il est bien certain que ce qui s'appelle attachement du cœur et en général sensibilité, commence par les yeux : mais tout cela, comme nous l'avons déjà dit, appartenant à la concupiscence de la chair, nous avons à présent à remarquer avec saint Jean une autre sorte de concupiscence. Disons donc avec cet apôtre à tous les fidèles : « N'aimez pas le monde,

 

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ni ses pompes, ni ses spectacles, ni son vain éclat, ni tout ce qui vous attire ses regards, ni tout ce qui éblouit et séduit les vôtres. Vos yeux sont gâtés : vous ne pouvez souffrir la modestie, ni les ornements médiocres. Vous étalez vos riches ameublements, vos riches habits, vos grands bâtiments. Qu'importe que tout cela soit grand en soi-même, ou par rapport aux proportions et aux bienséances de votre état? Comme vous voulez être regardé, vous voulez aussi regarder ; et rien ne vous touche, ni dans les autres, ni dans vous-même, que ce qui étale de la grandeur et ce qui distingue. Et tout cela qu'est-ce autre chose qu'ostentation d'abondance , et désir de se distinguer par des choses vaines? C'est donc là, au lieu de grandeur, ce qui marque en vous de la petitesse. Une grande taille ne songe point à se rehausser en exhaussant sa chaussure. Tout ce qui emprunte est pauvre : et tout l'éclat que vous mendiez dans les choses extérieures, montre trop visiblement combien de vous-même vous êtes destitué de ce qui relève.

Il faut rapporter l'amour de l'argent à cette concupiscence des yeux. Quand on le regarde comme un instrument pour acquérir d'autres biens, par exemple, ou pour acheter des plaisirs, ou s'avancer dans les grandes places du monde, on n'est pas avare, on est sensuel, ambitieux. Celui qui n'ose toucher à son argent, qui n'en est que le triste gardien, et semble ne se réserver aucun droit que celui de le regarder, est proprement celui qu'on appelle avare. Aussi le Sage le décrit-il en cette sorte : « L'avare ne se remplit point de son argent : celui qui aime les richesses n'en reçoit aucun fruit : et que sert au possesseur tout cet argent, si ce n'est qu'il le regarde de ses yeux (1) ? » C'est pour lui comme une chose sacrée, dont il ne se permet pas d'approcher ses mains. Tout cœur passionné embellit dans son imagination l'objet de sa passion. Celui-ci donne à son or et à son argent un éclat que la nature ne lui donne pas. Il est ébloui de ce faux éclat : la lumière du soleil, qui est la vraie joie des yeux, ne lui paraît pas si belle. Et que lui sert de posséder ce qui demeurant hors de lui, ne peut remplir son intérieur? Quel bien lui revient-il de tant de richesses? C'est pourquoi le Sage lui préfère celui qui boit et qui mange, et qui

 

1 Eccle., V, 9, 10.

 

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jouit avec joie du fruit de son travail : car il remplit du moins son estomac, et il engraisse son corps l. Mais pour les richesses, elles ne repaissent que les yeux. Disons-en autant des meubles, des bâtiments, de tout l'attirail de la vanité. Vous n'en êtes qu'un possesseur superficiel, puisque les voir, c'est tout pour vous. Et cependant, comme si c'était un grand bien, on ne s'en rassasie jamais : le gourmand trouve des bornes dans son appétit, quelque déréglé qu'il soit : cette gourmandise des yeux n'est jamais contente : elle n'a, pour ainsi parler, ni fond ni rive. L'avare «ne cesse de se consumer par un vain travail : et ses yeux, continue le Sage, ne se rassasient point de richesses (2). » Et encore : « L'enfer, » le sépulcre, la mort « ne remplissent jamais leur avidité» et engloutissent tout sans se satisfaire : «ainsi les yeux des hommes sont insatiables (3). »

N'aimez donc point le monde, ni tout ce qui est dans le monde : car tout y est plein de la concupiscence des yeux, qui est d'autant plus pernicieuse qu'elle est immense et insatiable. Ne dites point que tout ce bien que vous vous plaisez à avoir devant vos yeux soit à vous : vous n'avez rien en vous-même de quoi le saisir et vous l'approprier. Vous ne savez pour qui vous le gardez : il vous échappe malgré vous par cent manières différentes, ou par la rapine, ou par le feu, ou enfin sans remède par la mort; et il passera avec aussi peu de solidité et une semblable illusion à un possesseur inconnu, qui peut-être ne vous sera rien, ou plutôt qui certainement ne vous sera rien quand ce serait votre fils, puisqu'un mort n'a plus rien à soi, et que ce fils pour qui vous avez tant travaillé, non-seulement ne vous servira de rien dans ce séjour des morts où vous allez ; mais sur la terre à peine se souviendra-t-il de vos soins, et croira avoir satisfait à tous ses devoirs, quand il aura fait semblant de vous pleurer quelques jours et se sera paré d'un deuil très-court. Et jamais vous ne vous dites à vous-même : Pour qui est-ce que je travaille? Quoi ! pour « un héritier dont je ne sais pas s'il sera fou ou sage, » et s'il ne dissipera pas tout en un moment? «Et y a-t-il rien de plus vain, » s'écrie le Sage (4) ; qu'y a-t-il de plus insensé, que de se tant

 

1 Eccle., V, 17, 18. —  2 Eccle., IV, 8.— 3 Prov., XXVII, 20. — 4 Eccle., II, 19.

 

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tourmenter pour se repaitre de vent? Que vous servent tant de fatigues et tant de soucis, que vous a causés le soin d'entasser et de conserver tant de richesses? Vous n'en emporterez rien, et « vous sortirez de ce monde comme vous y êtes entré, nu et pauvre (1). » Que reste-t-il à ce mauvais riche de s'être habillé de pourpre, et d'avoir orné sa maison d'une manière convenable à un si grand luxe? Il est dans les flammes éternelles : pour tout trésor il a les trésors de colère et de vengeances, qu'il s'est amassés par sa vanité : « Vous vous amassez, dit saint Paul, des trésors de colère pour le jour de la vengeance (2). »

Par conséquent, encore un coup, n'aimez point le monde : n'en aimez point la pompe et le vain éclat, qui ne fait que tromper les yeux : n'en aimez point les spectacles ni les théâtres, où l'on ne songe qu'à vous faire entrer dans les passions d'autrui, à vous intéresser dans ses vengeances et dans ses folles amours. Et quel plaisir y prendriez-vous, si l'on ne réveillait les vôtres? Pourquoi versez-vous des larmes sur les malheurs de celui dont les amours sont trompées, ou l'ambition frustrée de ce qu'elle souhaitait? Pourquoi sortez-vous content du rassasiement de ces passions dans les autres, si ce n'est parce que vous croyez que l'on est heureux ou malheureux par ces choses? Vous dites donc avec le monde : Ceux qui ont ces biens sont heureux. Et comment dans ce sentiment pouvez-vous dire : « Ceux-là sont heureux dont le Seigneur est le Dieu?» Beatum dixerunt populum cui hœc sunt ; Beatus populus cujus Dominus Deus ejus (3).

Voulez-vous voir un spectacle digne de vos yeux, chantez avec David : « Je verrai vos cieux, qui sont les ouvrages de vos doigts : la lune et les étoiles que vous avez fondées (4) » Ecoutez Jésus-Christ, qui vous dit : « Considérez les lis des champs et ces fleurs qui passent du matin au soir : Je vous le dis en vérité, Salomon dans toute sa gloire » et avec ce beau « diadème dont sa mère a orné sa tête, n'est pas si richement paré qu'une de ces fleurs (5). » Voyez ces riches tapis dont la terre commence à se couvrir dans le printemps : que tout est petit à comparaison de ces grands

 

1 Eccle., V, 14, 15. — 2 Rom., II, 5. — 3 Psal. CXLIII, 15. — 4 Psal. VIII, 4. — 5 Matth., VI, 28, 29; Cant., III, 11.

 

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ouvrages de Dieu ! On y voit la simplicité avec la grandeur, l'abondance, la profusion, d'inépuisables richesses qui n'ont coûté qu'une parole, qu'une parole soutient. Tant de beaux objets ne se montrent et n'attirent vos regards, que pour les porter à leur auteur incomparablement plus beau. « Car si les hommes, ravis de la beauté du soleil et de toute la nature, en ont été transportés jusqu'à en faire des dieux; comment n'ont-ils pas pensé de combien doit être plus beau celui qui les a faits et qui est le père de la beauté (1) ? »

Voulez-vous orner quelque chose digne de vos soins, ornez le temple de Dieu, et dites encore avec David : « Seigneur, j'ai aimé la beauté et l'ornement de votre maison , et la gloire du lieu où vous habitez (2). » Et de là que conclut-il? « Ne perdez point mon âme avec les impies (3) : » car j'ai aimé les vrais ornements, et ne me suis point avec eux laissé séduire à un vain éclat.

Les hommes étalent leurs filles, pour être un spectacle de vanité et l'objet de la cupidité publique, et « les parent comme on fait un temple (4). » Ils transportent les ornements, que votre temple devrait avoir seul, à ces cadavres ornés, à ces sépulcres blanchis: et il semble qu'ils aient entrepris des les faire adorer en votre place. Ils nourrissent leur vanité et celle des autres ; ils remplissent les autres filles de jalousie, les hommes de convoitise; tout par conséquent d'erreur et de corruption. O fidèles, ô enfants de Dieu, désabusez-vous de ces fausses concupiscences. Pourquoi tournez-vous vos nécessités en vanités? Vous avez besoin d'une maison comme d'une défense nécessaire contre les injures de l'air : c'est une faiblesse : vous avez besoin de nourriture pour réparer vos forces qui se perdent et se dissipent à chaque moment : autre faiblesse : vous avez besoin d'un lit pour vous reposer dans votre accablement et vous y livrer au sommeil qui lie et ensevelit votre raison : autre faiblesse déplorable. Vous faites de tous ces témoins et de tous ces monuments de votre faiblesse un spectacle à votre vanité , et il semble que vous vouliez triompher de l'infirmité qui vous environne de toutes parts : pendant que tout le reste des hommes s'enorgueillit de ses besoins, et il semble vouloir orner ses misères pour se les cacher à soi-même, toi du moins,

 

1 Sapient., XIII, 3. — 2 Psal., XXV, 8. — 3 Ibid., 9. — 4 Psal. CXLIII, 12.

 

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ô chrétien, ô disciple de la vérité, retire tes yeux de ces illusions. Aime dans ta table le nécessaire soutien de ton corps, et non pas cet appareil somptueux : heureux ceux qui retirés humblement dans la maison du Seigneur, se délectent dans la nudité de leur petite cellule et de tout le faible attirail dont ils ont besoin dans cette vie, qui n'est qu'une ombre de mort, pour n'y voir que leur infirmité et le joug pesant dont le péché les a accablés ! Heureuses les vierges sacrées, qui ne veulent plus être le spectacle du monde, et qui voudraient se cacher à elles-mêmes sous le voile sacré qui les environne! Heureuse la douce contrainte qu'on fait à ses yeux, pour ne voir point les vanités et dire avec David : « Détournez mes yeux, afin de ne les pas voir (1) ! » Heureux ceux qui en demeurant selon leur état au milieu du monde, comme ce saint roi, n'en sont point touchés, qui y passent sans s'y attacher; « qui usent, comme dit saint Paul, de ce monde comme n'en usant pas (2); » qui disent avec Esther sous le diadème : « Vous savez, Seigneur, combien je méprise ce signe d'orgueil et tout ce qui peut servir à la gloire des impies; et que votre servante ne s'est jamais réjouie qu'en vous seul, ô Dieu d'Israël (3); » qui écoutent ce grand précepte de la loi : « Ne suivez point vos pensées et vos yeux , vous souillant dans divers objets , » qui est la corruption, et pour parler avec le texte sacré, la fornication des yeux : Nec sequantur cogitationes suas, et oculos per res  varias fornicantes (4) ; enfin qui prêtent l'oreille à saint Jean, qui pénétré de toute l'abomination qui est attachée aux regards tant d'un esprit curieux que des yeux gâtés par la vanité, ne cesse de leur crier : « N’aimez pas le monde, où tout est » plein d'illusion et de corruption par la « concupiscence des yeux. »

 

CHAPITRE X.
De l'orgueil de la vie, qui est la troisième sorte de concupiscence réprouvée par saint Jean.

 

Quoique la curiosité et l'ostentation dont nous venons de parler

 

1 Psal. CXVIII, 37. — 2 I Cor., VII, 31. — 3 Esth., XIV, 15,16,18. — 4 Num., XV, 39.

 

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semblent être des branches de l'orgueil, elles appartiennent plutôt à la vanité. La vanité est quelque chose de plus extérieur et superficiel : tout s'y réduit à l'ostentation, que nous avons rapportée à la concupiscence des yeux. La curiosité n'a d'autre fin que de faire admirer un vain savoir, et par là se distinguer des autres hommes. L'ostentation des richesses vient encore de la même source , et ne cherche qu'à se donner une vaine distinction. L'orgueil est une dépravation plus profonde : par elle l'homme livré à lui-même, se regarde lui-même comme son Dieu par l'excès de son amour-propre. « Etre superbe , dit saint Augustin, c'est en laissant le bien et le principe commun auquel nous devions tous être attachés, qui n'est autre chose que Dieu, se faire soi-même son bien et son principe ou son auteur «, » c'est-à-dire se faire son Dieu : Relicto communi, cui omnes debent hœrere, principio, sibi ipsi fieri atque esse principium.

C'est ce vice qui s'est coulé dans le fond de nos entrailles à la parole du serpent, qui nous disait en la personne d'Eve : « Vous serez comme des dieux (2) ; » et nous avons avalé ce poison mortel, lorsque nous avons succombé à cette tentation. Il a pénétré jusqu'à la moelle de nos os ; et toute notre âme en est infectée. Voilà en général ce que c'est que cette troisième concupiscence, que saint Jean appelle « l'orgueil ; » et il ajoute : « l'orgueil de la vie,» parce que toute la vie en est corrompue ; c'est comme le vice radical d'où pullulent tous les autres vices : il se montre dans toutes nos actions. Mais ce qu'il y a de plus mortel, c'est qu'il est la plus secrète comme la plus dangereuse pâture de notre cœur.

 

CHAPITRE XI.
De l'amour-propre, qui est la racine de L'orgueil.

 

Pour pénétrer la nature d'un vice si inhérent, il faut aller à l'origine du péché., et pour cela en revenir à cette parole du Sage : « Dieu a fait l'homme droit (3). » Cette rectitude de l'homme

 

1 De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XIII, n. 1. — 2 Genes., III, 5. — 3 Eccle., VII, 30.

 

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consistait à aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces, de toute son intelligence, de toute sa pensée: d'un amour pur et parfait et pour l'amour de lui-même, et de s'aimer soi-même en lui et pour lui. Voilà la droiture et la rectitude de l’âme : voilà l'ordre: voilà la justice: il est juste de donner l'amour à celui qui est aimable : et le grand amour à celui qui est très-aimable : et le souverain et parfait amour à celui qui est souverainement et parfaitement aimable : et tout l'amour à celui qui est uniquement aimable, et qui ramasse en lui-même tout ce qui est aimable et parfait ; en sorte qu'on ne se regarde et qu'on ne s'aime soi-même que pour lui.

Telle est donc la rectitude où l'homme avait été créé. Cela même fait la beauté de la créature raisonnable, faite à l'image de Dieu. Dieu étant la bonté et la beauté même, ce qui est fait à son image ne peut pas n'être pas beau : cette beauté est relative à celle de Dieu, dont elle est l'image et entièrement dépendante de son principe, lequel par conséquent il fallait aimer seul d'un amour sans bornes. Mais l’âme se voyant belle, s'est délectée en elle-même, et s'est endormie dans la contemplation de son excellence : elle a cessé un moment de se rapporter à Dieu : elle a oublié sa dépendance: elle s'est premièrement arrêtée, et ensuite livrée à elle-même : déçue par sa liberté, qu'elle a trouvée si belle et si douce, elle en a fait un essai funeste : suà in œternum libertate deceptus. Mais en cherchant d'être libre jusqu'à s'affranchir de l'empire de Dieu et des lois de la justice, il est devenu captif de son péché.

Quiconque n'aime pas Dieu n'aime que soi-même : mais quiconque n'aime que soi-même, uniquement occupé de sa propre volonté et de son plaisir, n'est plus soumis à la volonté de Dieu ; et demeurant incapable d'être touché des intérêts d'autrui, il est non-seulement rebelle à Dieu, mais encore insociable, intraitable, injuste , déraisonnable envers les autres ; et veut que tout serve non-seulement à ses intérêts, mais encore à ses caprices.

Dieu est juste, et c'est une loi de sa justice publiée dans le livre de la Sagesse et justifiée par toute sa conduite sur les impies, que quiconque pèche contre lui soit puni par les choses qui l'ont fait

 

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pécher : Per quœ peccat quis , per hœc et torquetur (1). Il a fait la créature raisonnable, de telle sorte que se cherchant elle-même, elle serait elle-même sa peine, et trouverait son supplice où elle a trouvé la cause de son erreur. L'homme donc étant devenu pécheur en se cherchant soi-même, il est devenu malheureux en se trouvant : Dieu lui a soustrait ses dons, et ne lui a laissé que le fond de l'être, pour être l'objet de sa justice et le sujet sur lequel il exercerait sa vengeance. Il n'est plus demeuré à l'homme que ce qu'il peut avoir sans Dieu : c'est-à-dire l'erreur, le mensonge , l'illusion , le péché, le désordre de ses passions, sa propre révolte contre la raison , la tromperie de son espérance , les horreurs de son désespoir affreux, des colères, des jalousies, des aigreurs envenimées contre ceux qui le troublent dans le bien particulier qu'il a préféré au bien général, que personne ne nous peut ôter que nous-mêmes et qui seul suffit à tous.

Voilà donc dans nos passions et dans notre ignorance, et le péché et à la fois la peine du péché ; et non-seulement au premier abord le commencement, mais encore dans la suite la consommation de l'enfer. Car c'est de là que naissent ces rages, ces désespoirs , ce ver dévorant qui ronge la conscience, et enfin ce pleur éternel dans les flammes qui ne s'éteignent jamais. Elles sortent du fond de notre crime : « Je tirerai, dit le saint prophète, un feu du milieu de toi pour te dévorer : » Producam ignem de medio tui qui comedat te (1). Ce sont nos péchés qui allument le feu de la vengeance divine, d'où sort le feu dévorant qui pénètre l’âme par l'impression d'une vive et insupportable douleur. Voilà ce que produit l'amour de nous-mêmes : voilà comme il fait d'abord notre péché et ensuite notre supplice.

 

CHAPITRE XII.
Opposition de l'amour de Dieu et de l'amour-propre.

 

Les contraires se connaissent l'un par l'autre. L'injustice de l'amour-propre se connaît par la justice de la charité, dont

 

1 Sapient., XI, 17. — 2 Ezech., XXVIII, 18.

 

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l'amour-propre est l'éloignement et la privation. Saint Augustin les définit toutes deux en cette sorte : « La charité, dit ce saint, c'est l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même ; »  et au contraire « la cupidité est l'amour de soi-même jusqu'au mépris de Dieu (1). » Quand on dit que l'amour de Dieu va jusqu'au mépris de soi-même , on entend jusqu'au mépris de soi-même par rapport à Dieu et en se comparant à lui: et en ce sens douter qu'on se puisse mépriser soi-même, ce serait douter des premiers principes de la raison et de la justice. Le mépris est opposé à l'estime. Mais que peut-on estimer à comparaison de Dieu, ou que lui peut-on comparer, puisqu'il est « celui qui est (2) » et le reste n'est rien devant lui ? Ce qui fait dire au prophète : « Les nations devant Dieu ne sont qu'une goutte d'eau et comme un petit grain dans une balance, et les plus vastes contrées ne sont qu'un peu de poussière (3). » On ne peut rien de plus vil : et cependant l'Ecriture n'est pas contente de cette expression, et la trouve encore trop forte pour la créature. Elle en vient donc, pour parler avec une entière justesse et précision, à cette sentence : « Toutes les nations devant Dieu sont comme n'étant pas, et il les estime comme un néant (4) »

En voulez-vous davantage? Ce n'est pas d'un homme qu'il parle en particulier ; c'est de toute une nation , auprès de laquelle un seul homme n'est rien : mais toute cette nation n'est elle-même qu'une goutte d'eau, qu'un petit grain, qu'un vil amas de poussière : et non-seulement une nation n'est que cela, mais toutes les nations sont encore moins : elles ne sont qu'un néant. Plus il entasse de choses ensemble, plus il déprise ce qu'il entasse avec tant de soin : une nation n'est qu'une goutte d'eau : mais toutes les nations que seront-elles? Quelque chose de plus peut-être? Point du tout : plus vous mettez ensemble d'êtres créés, plus le néant y paraît.

Il ne faut donc pas s'étonner que l'amour de Dieu aille jusqu'au mépris de soi-même : on ne peut pas se mépriser davantage, que de se considérer comme un néant : c'est donc la justice d'être un

 

1 De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XXVIII. — 2 Exod. III, 14. — 3 Isa., XL, 15. — 4 Ibid., 17.

 

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néant devant Dieu, et d'avoir pour soi-même le dernier mépris. Il n'y a qu'à dire avec saint Michel : « Qui est comme Dieu ? » Qui mérite de lui être comparé , ou d'être nommé devant sa face ? Il est « celui qui est, » et la plénitude de l'être est en lui. Multipliez les créatures, et augmentez-en les perfections de plus en plus jusqu'à l'infini ; ce ne sera toujours, à les regarder en elles-mêmes, qu'un non-être. Et que sert d'amasser beaucoup de non-être? de tout cela en fera-t-on autre chose qu'un non-être? Rien autre chose sans doute. O homme, aime donc Dieu comme celui qui est seul ; et porte l'amour de Dieu jusqu'à te mépriser comme un néant.

Mais au lieu de pousser, comme il devait, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même, il a poussé l'amour de soi-même jusqu'au mépris de Dieu : il a suivi sa volonté propre jusqu'à oublier celle de Dieu, jusqu'à ne s'en soucier en aucune sorte , jusqu'à passer outre malgré elle et à vouloir agir et se contenter indépendamment de Dieu, et ne s'arrêter non plus à sa défense que s'il n'était pas. Ainsi c'est le néant qui compte pour rien celui qui est, et qui au lieu de se mépriser soi-même pour l'amour de Dieu, qui était la souveraine justice, sacrifie la gloire et la grandeur de Dieu, qui seul possède l'être, à la propre satisfaction de soi-même , quoiqu'il ne soit qu'un néant; qui est le comble de l'injustice et de l'égarement.

 

CHAPITRE XIII.
Combien l'amour-propre rend l'homme faible.

 

Celui qui compte Dieu pour rien, ajoute à son néant naturel celui de son injustice et de son égarement. Ce n'est pas Dieu qu'il dégrade, mais lui-même. Il n'ôte rien à Dieu ; mais il s'ôte à lui-même son appui, sa lumière, sa force et la source de tout son bien; et devient aveugle, ignorant, faible , impuissant, injuste, mauvais, captif du plaisir, ennemi de la vérité. Celui qui recherche quelque chose, non à cause de ce qu'elle est, mais à cause qu'elle

 

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lui plaît, n'a point la vérité pour objet. Avant qu'il y ait aucune chose qui plaise ou qui déplaise à nos sens, il y a une vérité qui est naturellement la nourriture de notre esprit. Cette vérité est notre règle : c'est par là que nos désirs doivent être réglés, et non par notre plaisir. Caria vérité qui fait pour ainsi dire le plaisir de Dieu, c'est Dieu même; et ce qui fait notre plaisir, c'est nous-mêmes qui nous préférons à Dieu. Hélas ! nous ne pouvons rien depuis que nous avons compté Dieu pour rien, en transgressant sa loi et agissant comme si elle n'était pas. C'est ce qu'ont fait nos premiers parents : c'est le vice héréditaire de notre nature. Le démon nous dit comme à eux : Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu ce fruit, qui est si beau à la vue et si doux au goût ? Cur prœcepit vobis Deus (1) ? Depuis ce temps le plaisir a tout pouvoir sur nous, et la moindre flatterie des sens prévaut à l'autorité de la vérité.

 

CHAPITRE XIV.
Ce que l'orgueil ajoute à l'amour-propre.

 

Toute âme attachée à elle-même et corrompue par son amour-propre, est en quelque sorte superbe et rebelle, puisqu'elle transgresse la loi de Dieu. Mais lorsqu'on la transgresse, ou parce qu'on est abattu par la douleur, comme ceux qui succombent dans les maux ; ou parce qu'on ne peut résister à l'attrait trop violent du plaisir des sens, c'est faiblesse plutôt qu'orgueil. L'orgueil dont nous parlons consiste dans une certaine fausse force, qui rend l’âme indocile et fière, ennemie de toute contrainte, et qui par un amour excessif de sa liberté le fait aspirer à une espèce d'indépendance : ce qui est cause qu'elle trouve un certain plaisir particulier à désobéir, et que la défense l'irrite. C'est cette funeste disposition que saint Paul explique par ces mots : « Le péché m'a trompé par la loi, et par elle m'a donné la mort (2) : » c'est-à-dire, comme l'explique saint Augustin (3), le péché m'a trompé par une

 

1 Genes., III, 1.— 2 Rom., VII, 11. — 3 De Div. quœst. ad Simplic., lib. I, n. 5 et seq.

 

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fausse douceur, falsà dulcedine, qu'il m'a fait trouver à transgresser la défense ; et par là il m'a donné la mort, parce que par une étrange maladie de ma volonté, je me suis d'autant plus volontiers porté au plaisir, qu'il me devenait plus doux par la défense : Quia quanta minus licet, tantà magis libet. Ainsi la loi m'a doublement donné la mort, parce qu'elle a mis le comble au péché par la transgression expresse du commandement, et qu'elle a irrité le désir par le trop puissant attrait de la défense : Incentivo prohibitionis et cumulo prœvaricationis.

La source d'un si grand mal, c'est que nous trouvons, en transgressant la défense, un certain usage de notre liberté qui nous déçoit; et qu'au lieu que la liberté véritable de la créature doit consister dans une humble soumission de sa volonté à la volonté souveraine de Dieu, nous la faisons consister dans notre volonté propre, en affectant une manière d'indépendance contraire à l'institution primitive de notre nature, qui ne peut être libre ni heureuse que sous l'empire de Dieu.

Ainsi nous nous faisons libres à la manière des animaux, qui n'ont d'autres lois que leurs désirs, parce que leurs passions sont pour eux la loi de Dieu et de la nature qui les leur inspire. Mais la créature raisonnable, qui a une autre nature et une autre loi que Dieu lui a imposée, est libre d'une autre sorte, en se soumettant volontairement à la raison souveraine de Dieu, dont la sienne est émanée. C'est donc en elle un grand vice, lorsqu'elle met son plaisir à secouer ce bienheureux joug, dont Jésus a dit : « Mon joug est léger, et mon fardeau est doux (1) ; » et qu'elle se fait libre comme un animal insensé, conformément à cette parole : « L'homme vain est emporté par son orgueil, et se croit né libre à la manière d'un jeune animal fougueux (2). »

A cet orgueil qui vient d'une liberté indocile et irraisonnable, il en faut joindre encore un autre, qui est celui que saint Jean nous veut faire entendre particulièrement en cet endroit ; qui est dans l’âme un certain amour de sa propre grandeur, fondée sur une opinion de son excellence propre : qui est le vice le plus inhérent, et ensemble le plus dangereux de la créature raisonnable.

 

1 Matth., XI, 30. — 2 Job., XI, 12.

 

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CHAPITRE XV.
Description de la chute de l'homme, qui consiste principalement dans son orgueil.

 

On ne comprendra jamais la chute de l'homme, sans entendre la situation de Famé raisonnable, et le rang qu'elle tient naturellement entre les choses qu'on appelle biens.

Il y a donc premièrement le bien suprême qui est Dieu, autour duquel sont occupées toutes les vertus, et où se trouve la félicité de la nature raisonnable. Il y a en dernier lieu les biens inférieurs, qui sont les objets sensibles et matériels, dont l’âme raisonnable peut être touchée. Elle tient elle-même le milieu entre ces deux sortes de biens pouvant par son libre arbitre s'élever aux uns ou se rabaisser vers les autres, et faisant par ce moyen comme un état mitoyen entre tout ce qui est bon.

Elle est donc par son état le plus excellent de tous les biens après Dieu; infiniment au-dessous de lui et de beaucoup au-dessus de tous les objets sensibles, auxquels elle ne peut s'attacher en se détachant de Dieu, sans faire une chute affreuse. Mais afin qu'elle tombe si bas, il faut nécessairement qu'elle passe, pour ainsi parler, par le milieu qui est elle-même ; et c'est là sans difficulté sa première attache. Car ne trouvant au-dessous de Dieu, auquel elle doit s'unir et y trouver sa félicité, rien qui soit plus excellent qu'elle-même qui est faite à son image ; c'est là premièrement qu'elle tombe : et saint Augustin a dit très-véritablement que « l'homme en tombant d'en haut et en déchéant de Dieu, tombe premièrement sur lui-même (1). » C'est donc là que perdant sa force, il tombe de nécessité encore plus bas : et de lui-même où il ne lui est pas possible de s'arrêter, ses désirs se dispersent parmi les objets sensibles et inférieurs, dont il devient le captif. Car le devenant de son corps, qu'il trouve lui-même assujetti aux choses extérieures et inférieures, il en est lui-même dépendant et contraint de mendier dans ces objets les plaisirs qui en reviennent à ses sens.

 

1 De Civit. Dei, lib. XIV, cap. XIII et seq.

 

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Voilà donc la chute de l'homme tout entière. Semblable à une eau qui d'une haute montagne coule premièrement sur un haut rocher, où elle se disperse pour ainsi parler jusqu'à l'infini, et se précipite jusqu'au plus profond des abîmes; l'aine raisonnable tombe de Dieu sur elle-même, et se trouve précipitée à ce qu'il va de plus bas.

Voilà une image véritable de la chute de notre nature. Nous en sentons le dernier effet dans ce corps qui nous accable, et dans les plaisirs des sens qui nous captivent. Nous nous trouvons au-dessous de tout cela, et vraiment esclaves de la nature corporelle, nous qui étions nés pour la commander. Telle est donc l'extrémité de notre chute : mais il a fallu auparavant tomber sur nous-mêmes : car comme cette eau qui tombe premièrement sur ce rocher, le cave à l'endroit de sa chute et y fait une impression profonde : ainsi l’âme tombant sur elle-même, fait aussi en elle-même une première et profonde plaie, qui consiste dans l'impression de son excellence propre, de sa grandeur propre, voulant toujours se persuader qu'elle est quelque chose d'admirable, se repaissant de la vue de sa propre perfection, qu'elle veut toujours concevoir extraordinaire, et ne voyant rien autour d'elle qu'elle ne veuille s'assujettir; d'où vient l'ambition, la domination, l'injustice, la jalousie : ni rien en elle-même qu'elle ne veuille s'attribuer comme sien ; d'où vient la présomption de ses propres forces : et c'est en tout cela qu'il faut reconnaître la naissance de ce qui s'appelle orgueil.

 

 

CHAPITRE XVI.
Les effets de l'orgueil sont distribués en deux principaux : il est traité du premier.

 

Par là donc nous concevons que l'orgueil, c'est-à-dire comme nous l'avons défini, l'amour et l'opinion de sa grandeur propre, a deux effets principaux, dont l'un est de vouloir en tout exceller au-dessus des autres, l'autre est de s'attribuer à soi-même sa propre excellence.

 

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Quant au premier effet, on pourrait croire qu'il ne se trouve que dans les gens savane ou riches; et qu'il n'est guère dans le bas peuple accoutumé au travail, à la pauvreté et à la dépendance. Mais ceux qui regardent les choses de plus près, voient que ce vice règne dans tous les états jusqu'au plus bas. Il n'y a qu'à voir la peine qu'on a à réconcilier les esprits dans les conditions les plus viles   lorsqu'il s'élève des querelles ou des procès pour cause d'injures. On trouve les cœurs ulcérés jusqu'au fond et disposés à pousser la vengeance, qui est le triomphe de l'orgueil, jusqu'à la dernière extrémité, ceux qui voient tous les jours les emporterons des paysans pour des bancs dans leurs paraisses, et qui les entendent porter leur ressentiment jusqu'à dire qu'ils n'iront plus à l'église si on ne les satisfait, sans écouter aucune raison ni céder à aucune autorité, ne reconnaissent que trop dans ces âmes basses la plaie de l'orgueil et le même fond qui allume les guerres parmi les peuples et pousse les ambitieux à tout remuer pour se faire distinguer des autres. Il ne faut pas beaucoup étudier les dispositions de ceux qui dominent dans leurs paraisses, et qui s'y donnent une primauté et un ascendant sur leurs compagnons, pour reconnaître que l'orgueil et le désir d'exceller les transporte avec la même force et plus de brutalité que les autres hommes.

Et pour passer des aines les plus grossières aux plus épurées, combien a-t-il fallu prendre de précautions pour empêcher dans es élections, même ecclésiastiques et religieuses, l'ambition, les cabales, les brigues, les secrètes sollicitations, les promesses et les pratiques les plus criminelles, les pactes simoniaques et toutes les autres ordures trop connues en cette matière, sans qu'on se puisse vanter d'avoir peut-être fait autre chose que de couvrir ou pallier ces vices, loin de les avoir entièrement déracinés? Malheur donc, malheur à la terre infectée de tous côtés par le venin de l'orgueil !

Ecoutons saint Paul, qui nous en remarque les fruits par ces paroles : « Les fruits de la chair, » dit-il (1), et sous ce nom il comprend l'orgueil, « sont les inimitiés, les disputes, les jalousies, les colères, les querelles, » sous lesquelles il faut comprendre les

 

1 Galat., V, 19.

 

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guerres, « les dissensions, » les schismes, les hérésies, « les sectes, l'envie, les meurtres » (dont la vengeance, fille de l'orgueil, cause la plus grande partie), «les médisances » (où l'on enfonce jusqu'au vif une dent aussi venimeuse que celle des vipères, dans la réputation qui est une seconde vie du prochain) : ces pestes du genre humain, qui couvrent toute la face de la terre, « sont autant d'enfants » de l'orgueil, autant de branches sorties de cette racine empoisonnée.

Arrêtons-nous un moment sur chacun de ces vices, que saint Paul ne fait que nommer ; et nous verrons combien s'étend l'empire de l'orgueil. On en voit les derniers excès dans les guerres, dans tout leur appareil sanguinaire, dans tous leurs funestes effets, c'est-à-dire dans tous les ravages et dans toutes les désolations qu'elles causent dans le genre humain, puisque dans tout cela il ne s'agit que d'assouvir le désir de domination et la gloire dont les premières têtes du genre humain sont enivrées. Les sectes et les hérésies font encore mieux voir cet esprit d'orgueil, puisque c'est là uniquement ce qui anime ceux qui, pour se faire un nom parmi les hommes, les arrachent à Dieu, à Jésus-Christ, à son Eglise, pour se faire des disciples qui portent le leur. Et si nous voulons entendre la malignité de l'orgueil dans des vices plus communs, il ne faut que s'attacher un moment à l'envie et à sa fille la médisance, pour voir tous les hommes pleins de venin et de haine mutuelle, qui fait changer la langue en arme offensive, plus tranchante qu'une épée et portant plus loin qu'une flèche, pour désoler tout ce qui se présente. Tout cela vient de ce que chacun épris de soi-même, veut tout mettre à ses pieds, et s'établir une damnable supériorité, en dénigrant tout le genre humain. Voilà le premier effet de l'orgueil, et ce qu'il fait paraître au dehors.

Il entre dans toutes les passions, et donne aux autres concupiscences plus grossières et plus charnelles, je ne sais quoi qui les pousse à l'extrémité. Voyez-moi cette femme dans sa superbe beauté, dans son ostentation, dans sa parure. Elle veut vaincre, elle veut être adorée comme une déesse du genre humain Mais elle se rend premièrement elle-même cette adoration ; elle est elle-même son idole ; et c'est après s'être adorée et admirée elle-même,

 

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qu'elle veut tout soumettre à son empire. Jézabel vaincue et prise, s'imagine encore désarmer son vainqueur, en se montrant par ses fenêtres avec son fard. Une Cléopâtre croit porter dans ses yeux et sur son visage de quoi abattre à ses pieds les conquérants; et accoutumée à de semblables victoires, elle ne trouve plus de secours que dans la mort quand elles lui manquent. Tous les siècles portent de ces fameuses beautés, que le Sage nous décrit par ces paroles : « Elle a renversé un nombre infini de gens percés de ses traits : toutes ses blessures sont mortelles, et les plus forts sont tombés sous ses coups : » Multos vulneratos dejecit, et fortissimi quique interfecti sunt ab eà (1). Ainsi la gloire se mêle dans la concupiscence de la chair. Les hommes, comme les femmes, se piquent d'être vainqueurs. « C'est un opprobre parmi les Assyriens, si une femme se moque d'un homme en se sauvant de ses mains (2). »

Quelle nation n'est pas assyrienne de ce côté-là ? Où ne se glorifie-t-on pas de ces damnables victoires? Où ne célèbre-t-on pas ces insignes corrupteurs de la pudeur, qui font gloire de tendre des pièges si sûrs, que nulle vertu n'échappe à leurs mains impures? La gloire se mêle donc dans les désirs sensuels; et on imagine une certaine excellence, d'un côté à se faire désirer, et de l'autre à corrompre, ou, comme parle l'Ecriture, à humilier un sexe infirme.

 

CHAPITRE XVII.
Faiblesse orgueilleuse d'un homme qui aime les louanges, comparée avec celle d'une femme qui veut se croire belle.

 

Mon Dieu, que je considère un peu de temps sous vos yeux la faiblesse de l'orgueil, et la vaine délectation des louanges où il nous engage. Qu’est-ce, ô Seigneur, que la louange, sinon l'expression d'un bon jugement que les hommes font de nous? et si ce jugement et cette expression s'étendent beaucoup parmi les hommes, c'est ce qui s'appelle la gloire ; c'est-à-dire une louange

 

1 Prov., VII, 20. — 2 Judith., XII, 11.

 

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célèbre et publique. Mais, Seigneur, si ces louanges sont fausses ou injustes, quelle est mon erreur de m'y plaire tant? Et si elles sont véritables, d'où me vient cette autre erreur, de me délecter moins de la vérité que du témoignage que lui rendent les hommes? Est-ce que me défiant de mon jugement, je veux être fortifié dans l'estime que j'ai de moi-même par le témoignage des autres, et s'il se peut, de tout le genre humain ? Quoi ! la vérité m'est-elle si peu connue, que je veuille l'aller chercher dans l'opinion d'autrui ? Ou bien est-ce que connaissant trop mes faiblesses et mes défauts, dont ma conscience est le premier et inévitable témoin, j'aime mieux me voir, comme dans un miroir flatteur, dans le témoignage de ceux à qui je les cache avec tant de soin? Quelle faiblesse pareille !

Voyez cette femme amoureuse de sa fragile beauté, qui se fait à elle-même un miroir trompeur, où elle répare sa maigreur extrême et rétablit ses traits effacés; ou qui fait peindre dans un tableau trompeur ce qu'elle n'est plus, et s'imagine reprendre ce que les ans lui ont ôté. Telle est donc la séduction, telle est la faiblesse de la louange, de la réputation, de la gloire. La gloire ordinairement n'est qu'un miroir où l'on fait paraître le faux avec un certain éclat. Qu'est-ce que la gloire d'un César ou d'un Alexandre ; de ces deux idoles du monde, que tous les hommes semblent encore s'efforcer de porter par leur louange et leur admiration au faite des choses humaines : qu'est-ce, dis-je, que leur gloire, si ce n'est un amas confus de fausses vertus et de vices éclatons, qui, soutenus par des actions pleines d'une vigueur mal entendue, puisqu'elle n'aboutissait qu'à des injustices, ou en tout cas à des choses périssables, ont imposé au genre humain et ont même ébloui les sages du monde, qui sont engagés dans de semblables erreurs et transportés par de semblables passions? Vanité des vanités, et tout est vanité : et plus l'orgueil s'imagine avoir donné dans le solide, plus il est vain et trompeur.

Mais enfin mettons la louange avec la vertu et la vérité, comme elle y doit être naturellement : quelle erreur de ne pouvoir estimer la vertu sans la louange des hommes ! La vertu est-elle si peu considérable par elle-même? Les yeux de Dieu sont-ce si peu de

 

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chose pour un vertueux? Et qui donc les estimera, si les sages ne s'en contentent pas? Et toutefois je vois un saint Augustin (1), un si grand homme, un homme si humble, un homme si persuadé qu'on ne doit aimer la louange que comme un bien de celui qui loue, dont le bonheur est de connaître la vérité et de faire justice à la vertu : je vois, dis-je, un si saint homme, qui s'examinait lui-même sous les yeux de Dieu, se tourmente pour ainsi dire à rechercher s'il n'aime point les louanges pour lui-même plutôt que pour ceux qui les lui donnent; s'il ne veut point être aimé des hommes pour d'autre motif que pour celui de leur profiter; et en un mot, s'il n'est point plutôt un superbe qu'un vertueux : tant l'orgueil est un mal caché; tant il est inhérent à nos entrailles; tant l'appât en est subtil et imperceptible; et tant il est vrai que les humbles ont à craindre jusqu'à la mort quelque mélange d'orgueil, quelque contagion d'un vice qu'on respire avec l'air du monde et dont on porte en soi-même la racine.

 

CHAPITRE XVIII.
Un bel esprit, un philosophe.

 

Parlons d'une autre espèce d'orgueil, c'est-à-dire d'une autre espèce de faiblesse. On en voit qui passent leur vie à tourner un vers, à arrondir une période; en un mot à rendre agréables des choses non-seulement inutiles, mais encore dangereuses, comme à chanter un amour feint ou agréable, et à remplir l'univers des folies de leur jeunesse égarée. Aveugles admirateurs de leurs ouvrages, ils ne peuvent souffrir ceux des autres ; ils tâchent parmi les grands, dont ils flattent les erreurs et les faiblesses, de gagner des suffrages pour leurs vers. S'ils remportent ou qu'ils s'imaginent remporter L'applaudissement du public, enflés de ce succès ou vain ou imaginaire, ils apprennent à mettre leur félicité dans des voix confuses, dans un bruit qui se fait dans l'air; et prennent rang parmi ceux à qui le prophète adresse ce reproche : « Vous

 

1 S. August. Confess., lib. X, cap. XXXVII et seq., n. 60 et seq.

 

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qui vous réjouissez dans le néant (1). » Que si quelque critique vient à leurs oreilles, avec un dédain apparent et une douleur véritable, ils se font justice à eux-mêmes : de peur de les affliger, il faut bien qu'une troupe d'amis flatteurs prononce pour eux et les assure du public. Attentifs à son jugement où le goût, c'est-à-dire ordinairement la fantaisie et l'humeur, a plus de part que la raison, ils ne songent pas à ce sévère jugement où la vérité condamnera l'inutilité de leur vie ; la vanité de leurs travaux, la bassesse de leurs flatteries et à la fois le venin de leurs mordantes satyres ou de leurs épigrammes piquantes, plus que tout cela les douceurs et les agréments qu'ils auront versés sur le poison de leurs écrits, ennemis de la piété et de la pudeur. Si leur siècle ne leur paraît pas assez favorable à leurs folies, ils attendront la justice delà postérité, c'est-à-dire qu'ils trouveront beau et heureux d'être loués parmi les hommes pour des ouvrages que leur conscience aura condamnés avec Dieu même, et qui auront allumé autour d'eux un feu vengeur. O tromperie! ô aveuglement! ô vain triomphe de l'orgueil !

Une autre espèce d'orgueilleux, les philosophes condamnent ces vains écrits. Il n'y a rien en apparence de plus grave, ni de plus vrai que le jugement qu'un Socrate, un Platon, d'autres philosophes à leur exemple portent des écrits des poètes. Ils n'ont, disent-ils, c'est le discours de Platon, aucun égard à la vérité : pourvu qu'ils disent des choses qui plaisent, ils sont contents : c'est pourquoi on trouvera dans leurs vers le pour et le contre : des sentences admirables pour la vertu et contre elle : les vices y seront blâmés et loués également ; et pourvu qu'ils le fassent en de beaux vers, leur ouvrage est accompli. On trouvera dans ce philosophe un recueil de vers d'Homère pour et contre la vérité et la vertu : le poète ne parait pas se soucier de ce qu'on suivra ; et pourvu qu'il arrache à son lecteur le témoignage que son oreille a été agréablement flattée, il croit avoir satisfait aux règles de son art : comme un peintre, qui sans se mettre en peine d'avoir peint des objets qui portent au vice ou qui représentent la vertu, croit avoir accompli ce qu'on attend de son pinceau, lorsqu'il a parfaitement

 

1 Amos., VI, 14.

 

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imité la nature. C'est pourquoi, ceci est encore le raisonnement de Platon, sous le nom de Socrate, lorsqu'on trouve dans les poètes de grandes et admirables sentences, on n'a qu'à approfondir et à les faire raisonner dessus, on trouvera qu'ils ne les entendent pas : Pourquoi, dit ce philosophe ? Parce que songeant seulement à plaire, ils ne se sont mis en aucune peine de chercher la vérité.

Ainsi voit-on dans Virgile le vrai et le faux également étalés. Il trouve à propos de décrire dans son Enéide l'opinion de Platon sur la pensée et l'intelligence qui anime le monde; il le fera en vers magnifiques : s'il plait à sa verve poétique et au feu qui en anime les mouvements, de décrire le concours d'atomes qui assemble fortuitement les premiers principes des terres, des mers, des airs et du feu, et d'en faire sortir l'univers, sans qu'on ait besoin pour les arranger, du secours d'une main divine, il sera aussi bon épicurien dans une de ses églogues que bon platonicien dans son poème héroïque. Il a contenté l'oreille; il a étalé le beau tour de son esprit, le beau son de ses vers, et la vivacité de ses expressions : c'est assez à la poésie : il ne croit pas que la vérité lui soit nécessaire.

Les poètes et les beaux esprits chrétiens prennent le même esprit : la religion n'entre non plus dans le dessein et dans la composition de leurs ouvrages que dans ceux des païens : celui-là s'est mis dans l'esprit de blâmer les femmes : il ne se met point en peine s'il condamne le mariage , et s'il en éloigne ceux à qui il a été donné comme un remède : pourvu qu'avec de beaux vers il sacrifie la pudeur des femmes à son humeur satyrique, et qu'il fasse de belles peintures d'actions bien souvent très-laides, il est content. Un autre croira fort beau de mépriser l'homme dans ses vanités et ses airs; il plaidera contre lui la cause des bêtes, et attaquera en forme jusqu'à la raison, sans songer qu'il déprise l'image de Dieu dont les restes sont encore si vivement empreints dans notre chute, et qui sont si heureusement renouvelés par notre régénération. Ces grandes vérités ne lui sont de rien ; au contraire, il les cache de dessein formé à ses lecteurs, parce qu'elles rompraient le cours de ses fausses et dangereuses plaisanteries : tant on s'éloigne de la vérité quand on cultive les arts à qui la

 

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coutume et l'erreur ne donnent dans la pratique d'autre objet que le plaisir.

Un philosophe blâme ces arts, et les bannit de sa république avec des couronnes sur la tête et une branche de laurier dans sa main. Mais ce philosophe est-il lui-même plus sérieux, lui qui ayant connu Dieu ne le connaît pas pour Dieu, qui n'ose annoncer au peuple la plus importante des vérités , qui adore avec lui des idoles et sacrifie la vérité à la coutume? Il en est de même des autres qui enflés de leur vaine philosophie, parce qu'ils seront ou physiciens ou géomètres, ou astronomes, croiront exceller en tout et soumettront à leur jugement les oracles que Dieu envoie au monde pour le redresser : la simplicité de l'Ecriture causera un dégoût extrême à leur esprit préoccupé; et autant qu'ils sembleront s'approcher de Dieu par l'intelligence, autant s'en éloigneront-ils par leur orgueil : Quantum propinquaverunt intelligentià, tantùm superbia recesserunt, dit saint Augustin (1). Voilà ce que fait dans l'homme la philosophie, quand elle n'est pas soumise à la sagesse de Dieu : elle n'engendre que des superbes et des incrédules.

 

CHAPITRE XIX.
De la gloire : merveilleuse manière dont Dieu punit l'orgueil, en lui donnant ce qu'il demande.

 

Mon Dieu, que vous punissez d'une merveilleuse manière l'orgueil des hommes! La gloire est le souverain bien qu'ils se proposent : et vous, Seigneur, comment les punissez-vous? En leur ôtant cette gloire dont ils sont avides? Quelquefois : car vous en êtes le maître, et vous la donnez ou l’ôtez comme il vous plaît, selon que vous tournez l'esprit des hommes. Mais pour montrer combien elle est, non-seulement vaine, mais encore trompeuse et malheureuse, vous la donnez très-souvent à ceux qui la demandent, et vous en faites leur supplice.

Que désirait ce grand conquérant qui renversa le trône le plus

 

1 S. August. Serm. CXLI, n. 2. et alibi.

 

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auguste de l'Asie et de tout le monde, sinon de faire parler de lui c'est-à-dire d'avoir une grande gloire parmi les hommes? « Que de peine, disait-il, il se faut donner pour faire parler les Athéniens! Lui-même il reconnaissait la vanité de la gloire qu'il recherchait avec tant d'ardeur; mais il y était entraîné par une espèce de manie, dont il n'était pas le maître. Et que fait Dieu pour le punir, sinon de le livrer à l'illusion de son cœur, et de lui donner cette gloire dont la soif le tourmentait avec encore plus d'abondance qu'il n'en pouvait imaginer ? Ce ne sont pas seulement les Athéniens qui parlent de lui : tout le monde est entré dans sa passion, et l'univers étonné lui a donné plus de gloire qu'il n'en avait osé espérer. Son nom est grand en Orient comme en Occident, et les Barbares l'ont admiré comme les Grecs. Loin de refuser la gloire à son ambition, Dieu l'en a comblé; il l'en a rassasié pour ainsi parler jusqu'à la gorge ; il l'en a enivré; et il en a bu plus que sa tête n'était capable d'en porter. O Dieu, quel bien est celui que vous prodiguez aux hommes que vous avez livrés à eux-mêmes, et que vous avez repoussés de votre royaume! Et pour la gloire du bel esprit, qui peut espérer d'en avoir autant, et durant sa vie et après sa mort, qu'un Homère, qu'un Théocrite, qu'un Anacréon, qu'un Cicéron, qu'un Horace, qu'un Virgile? On leur a rendu des honneurs extraordinaires pendant qu'ils étaient au monde, et la postérité en a fait ses modèles et presque ses idoles. La folie de les louer a été poussée jusqu'à leur dresser des temples : ceux qui n'ont pas été jusque-là n'ont pas laissé de les adorer à leur mode, comme des esprits divins et au-dessus de l'humanité. Et qu'avez-vous prononcé dans votre Evangile de cette gloire qu'ils ont reçue, et reçoivent continuellement dans la bouche de tous les hommes? «Je vous le dis en vérité, ils ont reçu leur récompense (1). »

O  vérité, ô justice et sagesse éternelle, qui pesez tout dans votre balance et donnez le prix à tout le bien, pour petit qu'il soit, vous avez préparé une récompense convenable à cette telle quelle industrie qui paraît dans les actions de ceux qu'on nomme héros, et dans les écrits de ceux qu'on nomme les grands auteurs ! Vous

 

1 Matth., VI, 2.

 

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les avez récompensés et punis tout ensemble : vous les avez repus de vent : enflés par la gloire, vous les en avez pour ainsi dire crevés. Combien ces grands auteurs ont-ils donné la gêne à leur esprit, pour arranger leurs paroles et composer leurs poèmes? Celui-là étonné lui-même du long et furieux travail de son Enéide, dont tout le but après tout était de flatter le peuple régnant et la famille régnante, avoue dans une lettre qu'il s'est engagé dans cet ouvrage par une espèce de manie, penè vitio mentis. Leur conscience leur reprochait qu'ils se donnaient beaucoup de peine pour rien, puisque ce n'était après tout que pour se faire louer. Que d'étude, que d'application, que de curieuses recherches, que d'exactitude, que de savoir, que de philosophie, que d'esprit faut-il sacrifier à cette vanité ! Dieu la condamne et à la fois il la contente, pour laisser aux hommes un monument éternel du mépris qu'il fait de cette gloire si désirée par des gens qui ne le connaissent pas; il leur en donne plus qu'ils n'en veulent. Ainsi, dit saint Augustin, ces conquérants, ces héros, ces idoles du monde trompé, en un mot ces grands hommes de toutes les sortes, tant renommés dans le genre humain, sont élevés au plus haut degré de réputation où l'on puisse parvenir parmi les hommes; et vains ils ont reçu une récompense aussi vaine que leurs desseins : Perceperunt mercedem suam, vani vanam (1).

 

CHAPITRE XX.
Erreur encore plus grande de ceux qui tournent à leur propre gloire les œuvres qui appartiennent à la véritable vertu.

 

Ce ne sont pas là toutefois ceux que la gloire trompe le plus. Plus vains encore et plus déçus par leur orgueil sont ceux qui sacrifient à la gloire, non des choses vaines, mais les propres œuvres que la vertu devait produire. Tels sont « ceux qui font leurs boittes œuvres pour être glorifiés des hommes : qui sonnent de la trompette devant eux-mêmes quand ils font l'aumône : qui

 

1 S. August., in Psal, CXVIII, Serm. XII, n. 2.

 

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affectent de prier dans les coins des rues et d'attrouper le monde autour d'eux : qui veulent rendre leurs jeûnes publics et veulent les faire paraître dans la pâleur de leur visage (1). »

Ceux qui parmi les païens, ou parmi les Juifs, ou même par le dernier des aveuglements parmi les chrétiens, ont été justes, équitables, tempérants, déments, pour se faire admirer des hommes, sont de ce rang. Et tous « ils ont reçu leur récompense ; » et ils sont beaucoup plus punis que ceux qui mettent la gloire dans des choses vaines. Car plus les œuvres qu'ils étalent sont solides par elles-mêmes; plus est-il indigne et injuste de les sacrifier à l'orgueil, et de tenir la vertu si peu de chose, qu'on ne daigne la rechercher que pour en être loué par les hommes, comme si Dieu ne lui suffisait pas.

 

CHAPITRE XXI.
Ceux qui dans la pratique des vertus ne cherchent point la gloire du monde, mais se font eux-mêmes leur gloire, sont plus trompés que les autres.

 

Mais, o mon Dieu, ô éternelle Vérité, qui illuminez tout homme venant au monde, vous me découvrez dans votre lumière une autre plus dangereuse séduction et déception de l'esprit humain dans ceux qui s'élevant, à ce qui leur semble, au-dessus des louanges humaines, s'admirent eux-mêmes en secret, se font eux-mêmes leur dieu et leur idole, en se repaissant de l'idée de leur vertu, qu'ils regardent comme le fruit de leur propre travail, et qu'ils croient en un mot se donner eux-mêmes !

Tels étaient ceux qui disaient parmi les païens : « Que Dieu me donne la beauté et les richesses; pour moi je me donnerai la vertu et un esprit équitable et toujours égal; » et qui par là même s'élevaient en quelque façon au-dessus de leur Dieu, « parce qu'il était, disaient-ils, sage et vertueux par sa nature, et qu'ils l'étaient eux par leur industrie. » Et ils croyaient dans cette pensée se mettre au-dessus des hommes et de leurs louanges : comme si

 

1 Matth., XXIII, 5; VI, 2, 5, 16.

 

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eux-mêmes, qui se louaient et s'admiraient en cette sorte, étaient autre chose que des hommes et les louanges qu'ils se donnaient secrètement autre chose que des louanges humaines, ou que tout cela fût autre chose que de servir la créature plutôt que le Créateur, puisqu'eux-mêmes bien certainement ils étaient des créatures, et des créatures d'autant plus faibles et d'autant plus livrées à l'orgueil, que leur orgueil paraissait plus indépendant et plus épuré; lorsqu'affranchis, s'ils l'étaient, du joug de la dépendance des opinions et des louanges des autres, ils faisaient leur félicité et l'objet unique de leur admiration d'eux-mêmes et de leurs vertus , qu'ils regardaient comme leur ouvrage et en même temps comme le plus bel ouvrage de la raison.

O  Dieu! qu'ils étaient superbes et que leur orgueil était grossier, encore qu'ils prissent un tour apparemment plus délicat pour se reposer en eux-mêmes! Oh! qu'ils étaient pleins de faste et de jalousie, qu'ils étaient dédaigneux, et qu'ils méprisaient les autres hommes! Ils ne faisaient en effet que de les plaindre comme des aveugles, et de déplorer leur erreur, réservant toute leur admiration pour eux-mêmes. Tel était ce pharisien qui disait à Dieu dans sa prière : « Je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont ravisseurs, injustes, impudiques, tel qu'est aussi ce publicain (1) » S'il appliquait à cet homme particulier son mépris universel pour le genre humain, c'est parce qu'il le trouva le premier devant ses yeux, et il en eût fait autant à tout autre qui se serait présenté de même : et ce dédain était l'effet de l'aveugle admiration dont il était plein pour lui-même. Il est vrai qu'en apparence il attribuait à Dieu les vertus dont il se croyait revêtu, puisqu'en se mettant au-dessus du reste des hommes, il disait à Dieu : « Je vous en rends grâces (2), » et semblait le reconnaître comme l'auteur de tout le bien qu'il louait en lui-même. Mais s'il eût été de ceux qui disent sincèrement avec David : « Mon aine sera louée dans le Seigneurs, » non content de lui rendre grâces , il aurait connu son besoin et lui aurait fait quelque demande ; il ne se serait pas regardé comme un vertueux parfait, qui n'a pas besoin de se corriger d'aucun défaut, mais seulement de remercier de

 

Luc., XVIII, 11.— 2 Ibid, — 3 Psal. XXXIII, 3.

 

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ses vertus; enfin il n'aurait pas cru que Dieu le regardât seul et l'honorât seul de ses dons.

Quand donc il disait à Dieu : « Je vous rends grâces, » c’était dans sa bouche une formule de prier plutôt qu'une humilité sincère dans son cœur : et qui eût pénétré le dedans de ce cœur tout à lui-même, y eût trouvé qu'en rendant grâces à Dieu de ses vertus, dans un fond plus intérieur il se rendent grâces à lui-même de s'être attiré le don de Dieu, et de s'être seul rendu digne qu'il arrêtât ses yeux sur lui. Par où il retombait nécessairement dans cette malédiction du prophète : « Maudit l'homme qui espère en l'homme, et qui se fait un bras de chair (1), » puisque lui-même qui se confiait en lui-même était un homme de chair, c'est-à-dire un homme faible, qui mettait sa confiance en lui-même, en lui-même sa force et sa vertu. Et son erreur est, poursuit le prophète, de retirer son cœur de Dieu, pour l'occuper de soi-même et de sa vertu : Maledictus homo qui confidit in homine, et ponit carnem brachium suum, et à Domino recedit cor ejus.

 

CHAPITRE XXII.
Si le chrétien bien instruit des maximes de la foi, peut craindre de tomber dans cette espèce d'orgueil ?

 

Tels étaient les pharisiens et telle était leur justice, pleine d'elle-même et de son propre mérite. Ils se regardaient comme les seuls dignes du don de Dieu; et de même que s'ils étaient d'une autre nature ou formés d'une autre masse et d'une autre boue que le reste des humains, ils les excluaient de sa grâce, ne pouvant souffrir qu'on annonçât l'Evangile aux gentils, ni qu'on louât d'autres hommes qu'eux. C'est là donc cette fausse et abominable justice qui est détestée par saint Paul en tant d'endroits : et une telle justice, si clairement réprouvée dans l'Evangile, ne devrait point trouver de place parmi les chrétiens. Mais les hommes corrompent tout, et abusent du christianisme, comme du reste des dons

 

1 Jerem., XVII, 5.

 

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de Dieu. Il s'est trouvé des hérétiques, tels qu'étaient les pélagiens, qui ont cru se devoir à eux-mêmes tout leur salut ; et il s'en est trouvé d'autres qui, en ne s'en attribuant qu'une partie , ont cru avoir toute l'humilité nécessaire au christianisme et rendre à Dieu toute la gloire qui lui était due. Mais les véritables chrétiens , tel qu'était un saint Cyprien tant loué par saint Augustin pour cette sentence, ont dit qu'il « fallait donner, non une partie du salut, mais le tout à Dieu, et ne nous glorifier jamais de rien, parce que rien n'était à nous (1) : » et ils l'a voient pris de saint Paul, dont toute la doctrine aboutit à conclure, non que celui qui se glorifie se puisse glorifier du moins en partie en lui-même, mais qu'il ne doit nullement se glorifier en lui-même, mais en Dieu , c'est-à-dire uniquement en lui.

 

CHAPITRE XXIII.
Comment il arrive aux chrétiens de se glorifier en eux-mêmes.

 

Telle est donc la justice chrétienne, opposée à la justice judaïque et pharisaïque, que saint Paul appelle « la propre justice (2), » c'est-à-dire celle qu'on trouve en soi-même, et non pas en Dieu. On tombe dans cette fausse justice, ou par une erreur expresse, lorsqu'on croit avoir quelque chose, pour peu que ce soit, ne fût-ce qu'une petite « pensée » et le moindre de tous les désirs, « de soi-même, comme de soi-même (3), » contre la doctrine de saint Paul, ou sans erreur dans l'esprit, par une certaine attache ou complaisance du cœur. Car comme, après Dieu, il n'y a rien de plus beau ni de plus semblable à Dieu que la créature raisonnable, sanctifiée par sa grâce, soumise à sa grâce, pleine de ses dons, vivante selon la raison et selon Dieu, usant bien de son libre arbitre, une âme qui voit ou croit voir cette beauté en elle-même , qui sent qu'elle fait le bien et s'y attache par un amour

 

1 S. Cypr., Test. adversùs Judœos, ad Quirin., lib. III, cap. IV, edit. Baluz, pag., 395; S. August., Contrà duas, Ep. Pelag., lib. IV, cap. X, n. 25 et seq., alibi. — 2 Rom., X 3.— 3 II Cor., III, 5.

 

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sincère autant qu'elle peut, touchée d'un si beau spectacle, s'y arrête et regarde un si grand bien plutôt comme étant en soi que comme venant de Dieu : ce qui fait qu'insensiblement elle oublie que Dieu en est le principe, et se l'attribue à soi-même par un sentiment d'autant plus vraisemblable, qu'en effet elle y concourt par son libre arbitre.

C'est par son libre arbitre qu'elle croit, qu'elle espère, qu'elle aime, qu'elle consent à la grâce, qu'elle la demande. Ainsi, comme ce bien qu'elle fait lui est propre en quelque façon, elle se l'approprie et se l'attribue, sans songer que tous les bons mouvements du libre arbitre sont prévenus, préparés, dirigés, excités, conservés par une opération propre et spéciale de Dieu, qui nous fait faire de la manière qu'il sait tout le bien que nous faisons ; et nous donne le bon usage de notre propre liberté , qu'il a faite et dont il opère encore le bon exercice ; en sorte qu'il n'y a rien de ce qui dépend le plus de nous, qu'il ne faille demandera Dieu et lui en rendre grâces.

L’âme oublie cela par un fonds d'attache qu'elle a à elle-même, par la pente qu'elle a de s'attribuer et s'approprier tout le bien qu'elle a, encore qu'il lui vienne de Dieu, et aime mieux s'occuper d'elle-même qui le possède que de Dieu qui le donne : ou si elle l'attribue à Dieu, c'est à la manière de ce pharisien qui dit à Dieu : «  Je vous rends grâces, » et qui s'attribue à soi-même de rendre grâces : ou si elle surpasse ce pharisien, qui se contente de rendre grâces, sans rien demander, et qu'elle demande à Dieu son secours, elle s'attribue encore cela même et s'en glorifie : ou si elle cesse de s'en glorifier, elle se glorifie de cela même, et fait renaître l'orgueil par la pensée qu'elle a de l'avoir vaincu.

O  malheur de l'homme, où ce qu'il y a de plus épuré, de plus sublime, de plus vrai dans la vertu, devient naturellement la pâture de l'orgueil! Et à cela quel remède, puisqu'encore on se glorifie du remède même? En un mot, on se glorifie de tout, puisque même on se glorifie de la connaissance qu'on a de son indigence et de son néant, et que les retours sur soi-même se multiplient jusqu'à l'infini.

Mais c'est peut-être que c'est là un petit défaut? Non : c'est la

 

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plus grande de toutes les fautes, et il n'y a rien de si vrai que cette parole de saint Fulgence, dans la lettre à Théodore (1) : « C'est à l'homme un orgueil détestable. quand il fait ce que Dieu condamne dans les hommes : mais c'est encore un orgueil plus détestable, lorsque les hommes s'attribuent ce que Dieu leur donne, c'est-à-dire la vertu et la grâce. Car plus ce don est excellent, plus est grande la perversité de l'ôter à Dieu pour se le donner à soi-même, et plus injuste est l'ingratitude de méconnaître l'auteur d'un si grand bien. »

C'est donc la plus grande peste, et en même temps la plus grande tentation de la vie humaine, que cet orgueil de la vie, que saint Jean nous fait détester. C'est pourquoi il nous le rapporte après les deux autres, comme le comble de tous les maux et le dernier degré du mal : « Mes petits enfants , nous dit-il, n'aimez pas le monde ni tout ce qui est dans le monde , parce que tout y est concupiscence de la chair ; » c'est ce qui présente le premier et ce qui fait le premier degré de notre chute : ou « concupiscence des yeux, » curiosité et ostentation ; qui est comme le second pas que vous faites dans le mal : ou « orgueil de la vie, » qui est l'abîme des abîmes, et le mal dont toute la vie et tous ses actes sont infectés radicalement et dans le fond.

 

CHAPITRE XXIV.
Qui a inspiré à l'homme cette pente prodigieuse à s'attribuer tout le bien  qu'il a de Dieu.

 

Mon Dieu, quel est le principe de cette attache prodigieuse que nous avons à nous-mêmes, et qui nous l'a inspirée ? Qui nous a, dis-je, inspiré cette aveugle et malheureuse inclination, cette pitoyable facilité d'attribuer à nos propres forces et à nos propres efforts, en un mot à nous-mêmes, tout le bien qui est en nous par votre libéralité? Ne sommes-nous pas assez néant pour être

 

1 S. Fulg. Epist. VI, cap. VIII, n. 11.

 

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capables d'entendre du moins que nous sommes un néant, et que nous n'avons rien qui ne soit de vous? Et d'où vient que la chose du monde la plus difficile à ce néant, c'est de dire véritablement : Je suis un néant, je ne suis rien? En voici la cause première.

Parmi toutes les créatures, Dieu, dès l'origine et avant toute autre nature, en avait fait une qui devait être la plus belle et la plus parfaite de toutes : c'était la nature angélique ; et dans une nature si parfaite il s'était comme délecté à faire un ange plus excellent, plus beau, plus parfait que tous les autres : en sorte que sous Dieu et après Dieu l'univers ne devait rien voir de si parfait ni de si beau. Mais tout ce qui est tiré du néant peut succomber au péché. Une si belle intelligence se plut trop à considérer qu'elle était belle. Elle n'était pas, comme l'homme, attachée à un corps; de sorte que n'ayant point à tomber plus bas qu'elle-même par l'inclination aux biens corporels, toute sa force se réunit tellement à s'admirer elle-même et à aimer sa propre excellence, qu'elle ne put aimer autre chose.

Vraiment toute créature n'est rien ; et quiconque s'aime soi-même et sa propre perfection, excepté Dieu qui est seul parfait, se dégrade, en pensant s'élever. Que servirent à ce bel ange tant de lumières, dont son entendement était orné? « Il ne demeura pas dans la vérité », » où il avait été créé. C'est ce qu'a prononcé la Vérité même. Que veut dire cette parole : « Il ne demeura pas dans la vérité? » Est-ce qu'il tomba dans l'erreur ou dans l'ignorance ? Point du tout : il connaît encore la vérité dans sa chute même ; et, comme dit l'apôtre saint Jacques, « lui et ses anges la croient et en tremblent (2). » Ainsi, ne demeurer pas dans la vérité, fut à cet ange superbe la vouloir plutôt regarder en soi-même qu'en Dieu, et la perdre en cessant d'en faire sa règle et de l'aimer, comme elle veut et doit être aimée, c'est-à-dire comme la maîtresse et la souveraine de tous les esprits.

Ange malheureux, qui êtes comparé à cause de vos lumières à l'étoile du matin, « comment êtes-vous tombé du ciel (3)? » dit Isaïe. Et Ezéchiel : « Vous étiez le sceau de la ressemblance (4) : » nulle créature n'était plus semblable à Dieu que vous : « vous étiez plein

 

1 Joan., VIII, 44. — 2 Jacob., II, 19. — 3 Isa., XIV, 12. —  4 Ezech., XXVIII, 12-15.

 

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de sagesse et parfait dans votre beauté. Créé dans les délices du paradis de votre Dieu, vous étiez orné, » comme d'autant « de pierres précieuses, » de toutes les plus belles connaissances : « l'or» précieux de la charité a vous avait été donné, » et dès votre création vous aviez été préparé à la recevoir. « Vous étiez parfait dans vos voies dès le jour de votre origine, jusqu'à ce que l'iniquité s'est trouvée en vous. » Et quelle est cette iniquité, sinon de vous trop regarder vous-même, et de faire votre piège de votre propre excellence?

Une intelligence si lumineuse, qui perçoit tout d'un seul regard, avait aussi une force dans sa volonté qui, dès sa première détermination, fixait ses résolutions et les rendait immuables : qui était l'un des plus beaux traits et peut-être le plus parfait de la divine ressemblance. Mais pendant qu'il l'admire trop et qu'il en est trop épris, il pèche et en même temps il se rend inflexible dans le mal; et sa force, que Dieu abandonne à elle-même, le perd à jamais.

Malheur, malheur, encore une fois et cent fois malheur à la créature qui ne veut pas se voir en Dieu; et se fixant en elle-même, se sépare de la source de son être, qui l'est aussi par conséquent de sa perfection et de son bonheur! Ce superbe, qui s'était fait son dieu à lui-même, mit la révolte dans le ciel; et Michel, qui se trouva à la tête de l'ordre où la rébellion faisait peut-être le plus de ravage, s'écria : « Qui est comme Dieu?» D'où lui vient le nom de Michel ; Michel, c'est-à-dire « Qui est comme Dieu? » comme s'il eût dit : Quel est celui-ci qui nous veut paraître comme un autre Dieu, et qui a dit dans son orgueil: « Je m'élèverai jusqu'aux cieux; » (je dominerai tous les esprits), et «j'exalterai mon trône par-dessus les astres de Dieu : je monterai sur les nuées les plus hautes (dont Dieu fait son char), et je serai semblable au Très-Haut (1) ? » Qui est donc ce nouveau Dieu, qui se veut ainsi élever au-dessus de nous? Mais il n'y a qu'un seul Dieu : rallions-nous tous à le suivre : disons tous ensemble : « Qui est comme Dieu? » car voyez ce que devient tout à coup ce faux dieu, qui se voulait faire adorer de nous : Dieu l'a frappé, et

 

1 Isa., XIV, 13, 14.

 

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il tombe avec les anges ses imitateurs. Toi qui t'élevais au plus haut du ciel, « tu es précipité dans les enfers, dans les cachots les plus profonds : » In infernum detraheris, in profundum laci (1). Dans sa chute il conserve tout son orgueil, parce que son orgueil doit être son supplice. N'ayant pu gagner tous les anges, pour étendre le plus qu'il pouvait ce règne d'orgueil dont il est le malheureux fondateur, il attaque l'homme que « Dieu avait mis au-dessous des anges, mais seulement un peu au-dessous, » parce que c'était après eux la créature la plus excellente, une créature où l'image de Dieu reluisait comme dans les anges mêmes, quoique dans un degré un peu inférieur : Minuisti eum paulò minus ab angelis (2).

Cet ange devenu rebelle, devenu satan, devenu le diable, vient donc à L'homme dans le paradis, où Dieu l'avait fait heureux et saint. Chaque chose qui en touche une autre, la pousse par l'endroit par où elle est elle-même le plus en mouvement. Le mouvement par lequel ce mauvais ange est entraîné, c'est l'orgueil ; et jamais il n'y en eut ni il ne peut y en avoir de plus violent ni de plus rapide que le sien. Il pousse donc l'homme par l'endroit par où il était tombé lui-même; et l'impression qu'il lui communique est celle qui était en lui la plus puissante, c'est-à-dire celle de l'orgueil : Unde cecidit, vide dejecit (3). L'homme se trouva trop faible pour y résister; et l'empire de l'orgueil, qui avait commencé dans le ciel par un seul coup, s'étendit sur toute la terre.

 

CHAPITRE XXV.
Séduction du démon. Chute de nos premiers parents : naissance des trois concupiscences dont la dominante est l’orgueil.

 

Mon Dieu, je repasserai dans mon esprit l’histoire trop véritable de ma chute dans celui en qui j'étais avec tous les hommes, en qui j'ai été lente, en qui j'ai été vaincu, de qui j'ai tiré en naissant

 

1 Isa., XIV, 15.— 2 Psal. VIII, 6. — 3 S. August., Serm. CLXIV, n. 8.

 

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toute la faiblesse et toute la corruption que je sens. Malheureux fruit du péché où je suis né, preuve incontestable et irréprochable témoin de ma misère ! O Dieu, j'ai écouté dans ma mère Eve, le tentateur, qui lui disait par la bouche du serpent (1) : « Pourquoi Dieu vous a-t-il commandé de ne point manger » du fruit de cet arbre? Ce n'est qu'une question : ce n'est qu'un doute qu'il veut introduire dans notre esprit : « Pourquoi Dieu vous a-t-il commandé? » Mais qui est capable d'écouter une question contre Dieu et de se laisser ébranler par le moindre doute, est capable d'avaler tout le poison. Eve lui répondit la vérité : « Dieu a mis tous les autres fruits en notre puissance : il n'y a que l'arbre qui est au milieu de ce jardin de délices dont il nous a commandé de ne manger point le fruit, et même de ne le point toucher , de peur que nous ne mourions (2). » Elle répondit la vérité; mais le premier mal fut de répondre : car il n'y a point de « pourquoi » à écouter contre Dieu ; et tout ce qui met en doute la souveraine raison et la souveraine sagesse , devait dès là nous être en horreur. Le tentateur s'étant donc fait écouter, passe du doute à la décision : « Vous ne mourrez point, dit-il, mais Dieu sait qu'au jour que vous mangerez de ce fruit, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux sachant le bien et le mal (3). Vos yeux seront ouverts : » vous vous verrez vous-mêmes en vous-mêmes ; et au lieu de vous voir toujours en Dieu, vous aurez vous-mêmes une excellence divine; et tout à coup devenus comme des dieux, vous saurez par vous-mêmes le bien et le mal, et tout ce qui vous peut faire bons ou mauvais, heureux ou malheureux : vous en aurez la clef : vous y entrerez par vous-mêmes : vous serez parfaitement libres et dans une sorte d'indépendance.

Le père de mensonge , pour se faire écouter, enveloppait ici le vrai avec le faux ; car il est vrai qu'en se soulevant contre Dieu et se faisant un dieu soi-même, on devient comme indépendant de la loi de Dieu : on connaît d'une certaine façon le bien en le perdant : on connaît le mal qu'on n'aurait jamais éprouvé : on a les yeux ouverts pour voir son malheur, et un désordre en soi-même qu'on n'aurait jamais vu sans cela, comme il arriva à Adam et à

 

1 Genes., III, 1. —2 Ibid., 2, 3. — 3 Ibid., 4.

 

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Eve : aussitôt après qu'ils eurent désobéi : « leurs yeux furent ouverts, » dit le texte sacré, « et ils virent qu'ils étaient nus (1); » et leur nudité commença à les confondre. Et dans tout cela il s'éleva dans leur cœur une certaine attention à eux-mêmes qui ne leur était point permise, un arrêt à leur propre volonté, un amour de leur propre excellence , et de tout cela un secret plaisir de se goûter eux-mêmes avant que de goûter le fruit défendu, et de se plaire en eux-mêmes et en leur propre perfection, que jusqu'alors innocents et simples ils n'avoient vue qu'en Dieu seul.

Cela commença par Eve, que le démon avait attaquée la première comme la plus faible; mais il lui parla pour tous les deux : « Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu? » Cur prœcepit vobis Deus? « Vous ne mourrez point : vous saurez : » Nequaquam moriemini : scientes (2) en nombre pluriel. Eve porta en effet à son mari toute la tentation du malin, qui l'avait séduite : elle commença par considérer ce fruit défendu, qu'apparemment elle n'avait encore osé regarder, par respect pour l'ordre de Dieu : elle vit qu'il était bon à manger, beau à voir (a), et promettant par la seule vue un goût agréable : elle se promit en le mangeant un nouveau plaisir, qui manquait encore à ses sens. Elle en mangea et en donna à manger à son mari, qui le prenant de sa main avec les mêmes sentiments qui l'avoient séduite, mit le comble à notre malheur, et fut à toute sa postérité une source éternelle de péché et de mort.

Comprenons donc tous les degrés de notre perte. Dans une si grande félicité, dans une si grande facilité de ne pécher pas , n'y ayant dans le corps nulle faiblesse, nulle révolte dans les sens, nulle sorte de concupiscence dans l'esprit, l'homme n'était accessible au mal que par la complaisance pour soi-même, par l'amour de sa propre excellence , et en un mot, par l'orgueil. C'est donc par là qu'on le tente : obliquement on lui montre Dieu comme jaloux de son bien : « Pourquoi le Seigneur vous commande-t-il de ne point toucher à ce fruit? C'est qu'il sait qu'en le mangeant, » vous éprouverez un bonheur qu'il vous envie : « Vous serez

 

1 Genes., III, 7. — 2 Ibid., 4, 5.
(a) Var : A regarder.

 

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comme des dieux, » et vous aurez par vous-mêmes la science du bien et du mal, qui est un attribut divin.

C'était donc alors qu'il fallait dire, comme avait fait saint Michel : « Qui est comme Dieu? » Qui, comme lui, doit se plaire dans sa propre volonté , être par lui-même parfait et heureux, savoir tout et n'être guidé dans tous ses desseins que de sa propre lumière? L'homme, à l'exemple de l'ange rebelle et par son instigation, se laissa prendre à ce vain éclat : et dès là l'amour de soi-même el de sa propre grandeur pénétra tout le genre humain , s'enfonça dans notre sein pour se produire à toute occasion et infecter toute notre vie; et fit en nous une empreinte et une plaie si profonde, qu'elle ne se peut jamais ni effacer ni guérir entièrement, tant que nous vivons sur la terre. Et ce fut l'effet de ces paroles : « Vous serez comme des dieux. » Les mêmes paroles portèrent encore une curiosité infinie au fond de nos cœurs : car étant le propre de Dieu de tout savoir, en nous flattant de la pensée d'être une espèce de divinité, le tentateur ajouta à cette promesse la science du bien et du mal, c'est-à-dire toute science; et enveloppa sous ce nom les sciences bonnes et mauvaises et tout ce qui pou voit repaître l'esprit par sa nouveauté, par sa singularité, par son éclat.

Ce qui vint après tout cela fut l'amour du plaisir des sens : en voyant avec agrément le fruit défendu, en le dévorant d'abord par les yeux et prévenant par son appétit son goût délectable, l'amour du plaisir est entré, et nos premiers païens nous l'ont inspiré jusque dans la moelle des os. Hélas! hélas! le plaisir des sens se fit bientôt sentir par tout le corps : ce ne fut point seulement le fruit défendu qui plut aux yeux et au goût : Adam et Eve se furent l'un à l'autre une tentation plus dangereuse que toutes les autres sensibles, et il fallut cacher tout ce qu'on sentait de désordre.

 

CHAPITRE XXVI. La vérité de cette histoire trop constante par ses effets.

 

Les esprits superbes, qui dédaignent la simplicité de l'Ecriture

 

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et se perdent dans sa profondeur , traitent cette histoire de vaine et presque de puérile. Un serpent qui parle , un arbre d'où l'on espère la science du bien et du mal, les yeux ouverts tout à coup en mangeant son fruit, la perte du genre humain attachée à une action si peu importante, quelle fable moins croyable trouve-t-on dans les poètes? C'est ainsi que parlent les impies. Et la sagesse éternelle, si on la consulte, répond au contraire : Pourquoi Dieu n'aurait-il pas défendu quelque chose à l'homme, pour lui faire mieux sentir qu'il avait un souverain? Mais n'était-il pas de la félicité de l'état où Dieu l'avait mis, que le commandement qu'il lui feroit fût facile ? Qu'y avait-il de plus doux, dans une si grande abondance de toute sorte de fruits, que de n'en réserver qu'un seul? Quel inconvénient que Dieu, qui avait fait l'homme composé de corps et d'âme, attachât aux objets sensibles des grâces intellectuelles, et fit de l'arbre interdit une espèce de sacrement de la science du bien et du mal? Qui sait si ce n'était pas le dessein de sa sigesse de faire un jour goûter ce fruit à nos premiers parents, et de leur en donner la jouissance après avoir durant quelque temps éprouvé leur fidélité? Quoi qu'il en soit, était-il indigne de Dieu de les mettre à cette épreuve, et de leur laisser attendre de sa seule bonté la connaissance si désirée du bien et du mal?

Pour ce qui était du serpent, vouloit-on qu'Eve en eût horreur, comme nous avons à présent, dans un temps où tous les animaux étaient obéissants à l'homme, sans qu'aucun lui pût nuire, ni par conséquent l'effrayer? Mais pourquoi, sans imaginer que les bêtes eussent un langage, Eve n'aurait-elle pas cru que Dieu, des mains de qui elle sortait et dont la toute-puissance lui était sensible par la création de tant de choses merveilleuses, n'eût pas fait d'autres créatures intelligentes que l'homme; ou que ces créatures lui apparussent et se rendissent sensibles sous la forme des animaux? Dieu même qui avait fait les sens, prenait bien, pour rendre heureux l'homme tout entier, une figure sensible qui ne nous est pas exprimée. On entendait sa voix, on l'entendait comme marcher et s'avancer vers Adam dans le paradis : pourquoi donc les autres esprits, différents de celui de l'homme, ne se seraient-ils pas montrés à ses yeux sous les figures que Dieu permettrait? Le

 

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serpent alors innocent, mais qui devait dans la suite devenir si odieux comme si nuisible à notre nature, devait servir en son temps à nous rendre la séduction du démon plus odieuse ; et les autres qualités de cet animal étaient propres à nous figurer le juste supplice de cet esprit arrogant, atterré par la main de Dieu et devenu si rampant par son orgueil.

Voilà une partie des mystères que contient l'Ecriture sainte, dans sa merveilleuse et profonde brièveté. Mais, sans tous ces raisonnements, l'histoire de notre perte ne nous est devenue que trop sensible et trop croyable par les effets que nous en sentons. Est-ce Dieu qui nous avait faits aussi superbes, aussi curieux, aussi sensuels, en un mot aussi corrompus en toutes manières que nous le sommes? Mon Dieu, n'entends-je pas encore tous les jours le sifflement du serpent, quand j'hésite si je suivrai votre volonté, ou mes appétits? N'est-ce pas lui qui me dit secrètement : « Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu? » quand je m'admire moi-même, dès que je sens en moi la moindre lumière ou le moindre commencement de vertu, et que je m'y attache plus qu'à Dieu même qui me l'a donné, jusqu'à ne pouvoir en arracher ni mes regards ni ma complaisance, et jusque même à ne pouvoir pas retenir mon cœur qui se l'attribue, comme si j'étais moi-même à moi-même ma règle, mon Dieu et la cause de mon bonheur ?

N'est-ce pas ce serpent qui me dit encore : « Vous serez comme des dieux? » Toutes les adresses par lesquelles il m'insinue l'orgueil, ne sont-ce pas autant d'effets de sa subtilité et autant de marques de ses replis tortueux? Mais quelle source de curiosité ne m'ouvre-t-il pas dans le sein, en me promettant de m'ouvrir les yeux, et de me faire trouver dans le fruit qu'il me montre la science du bien et du mal? Et lorsqu'à la moindre atteinte du plaisir des sens je me sens si faible, et que mes résolutions que je croyais si fermes dans l'amour de Dieu, tout d'un coup se perdent en l'air, sans que ma raison impuissante puisse tenir un moment contre cet attrait : hélas ! qu'est- ce autre chose que le serpent qui me montre ce fruit décevant? Je ne le vois encore que de loin ; et déjà mes yeux en sont épris : si je le touche, quel plaisir trompeur ne se coule pas dans mes veines! Et combien serai-je perdu, si je

 

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le mange ! Qu'y a-t-il donc de si incroyable que l'homme ait péri dans son origine, par ce qui me rend encore si malade, ou plutôt par ce qui me montre que je suis vraiment mort par le péché?

 

CHAPITRE XXVII.
Saint Jean explique toute la corruption originelle dans les trois concupiscences.

 

Ainsi il est manifeste que saint Jean, en nous expliquant la triple concupiscence, celle de la chair et des sens, celle des yeux et de la curiosité, et enfin celle de l'orgueil, est remonté à l'origine de notre corruption, dans laquelle nous avons vu celte triple concupiscence et dans la tentation du démon et dans le consentement du premier homme. Qu'a prétendu le démon, que de me rendre superbe comme lui, savant et curieux comme lui et à la fin sensuel, ce qu'il n'était pas parce qu'il n'avait point de corps; mais ce qu'il nous a fait être, en ravilissant notre esprit jusqu'à le rendre esclave du corps pour y effacer d'autant plus l'image de Dieu, qu'il tomberait par ce moyen dans une bassesse et abjection plus extrême ?

Voilà les trois concupiscences : saint Jean les rapporte dans un autre ordre qu'elles ne paraissent dans l'histoire de la tentation, que nous venons de voir, parce que dans cette histoire primitive le Saint-Esprit a voulu tracer tout l'ordre de notre chute. Il fallait que la tentation commençât à inspirer l'orgueil d'où sortît la curiosité, qui est mère, comme on a vu, de l'ostentation, afin que notre chute se terminât enfin, comme à l'endroit le plus bas, dans la corruption de la chair. Comme c'était par ces degrés que nous étions tombés, Moïse, qui nous a d'abord regardés comme étant encore debout, dans la rectitude de notre première institution, a voulu marquer nos maux comme ils sont venus. Mais saint Jean qui nous trouve déjà perdus, remonte de degré en degré par la concupiscence de la chair et par la curiosité de l'esprit, au premier principe et au comble de tout le mal, qui est l'orgueil de la vie.

 

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Qui pourrait dire quelle complication, quelle infinie diversité de maux sont sortis de ces trois concupiscences? On craint, on espère, on désespère, on entreprend, on avance, on recule suivant les désirs, c'est-à-dire suivant les concupiscences dont on est prévenu : on n'envie aux autres, on n'ôte aux autres que le bien qu'on désire pour soi-même : on n'est ennemi de personne, qu'autant qu'on en est contrarié : on n'est injuste, ravisseur, violent, traître, lâche, trompeur, flatteur, que selon les diverses vues que nous donnent nos concupiscences : on ne veut ôter du monde que ceux qui s'y opposent, ou qui y nuisent en quelque manière que ce soit, ou de dessein ou sans dessein : on ne veut avoir de puissance, ni de crédit, ni de biens que pour contenter ses désirs : on veut ne se rendre redoutable que pour effrayer ceux qui nous pourraient contredire : on ne médit, que pour avoir ses armes comme toujours prêtes dans sa langue, et s'élever sur la ruine des autres.

O  Dieu, dans quel abîme me suis-je jeté? Quelle infinité de péchés ai-je entrepris de décrire ? C'est là le monde dont Satan est lé créateur : c'est sa création opposée à celle de Dieu. Et c'est pourquoi saint Jean nous crie avec tant de charité : « Mes petits enfants, n'aimez pas le inonde ni tout ce qui est dans le monde, parce que tout ce qui est dans le monde, » de quelque nom qu'il s'appelle, de quelque couleur qu'il se pare, n'est après tout « qu'amour du plaisir des sens, » que « curiosité et ostentation, et » enfin que ce « fin orgueil, » par lequel l'homme, enivré de son excellence, s'attribue l'ouvrage de Dieu et se corrompt dans ses dons.

 

CHAPITRE XXVIII.
De ces paroles de saint Jean : Laquelle n'est pas du Père, mais du monde; qui expliquent ces autres paroles du même apôtre : Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui.

 

Tel est donc l'œuvre du démon, opposé à l'œuvre de Dieu; et c'est pourquoi saint Jean, après avoir dit : « N'aimez pas le monde

 

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ni ce qui est dans le monde, parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie, » ajoute : « laquelle » (concupiscence, ainsi divisée dans ses trois branches), « n'est pas du Père, mais du monde (1). » Ce n'est pas l'ouvrage du Père qui d'abord n'avait inspiré à l'homme que la soumission à Dieu seul, la sobriété de l'esprit pour ne savoir et ne voir que ce qu'il voulait dans toutes les choses qui nous environnent, et la parfaite sujétion de la chair à l'esprit.

Ainsi les concupiscences nommées par saint Jean ne sont pas de Dieu, et ne trouvaient aucun rang dans son ouvrage. Car en regardant tous les ouvrages qu'il avait faits pour être vus, parmi lesquels l'homme était le meilleur, il avait dit que « tout était bon et très-bon (2); » et ainsi il n'a pas fait la concupiscence, qui est mauvaise dans sa source et dans ses effets, ni le monde qui est tout entier dans le mal : in maligno, dit saint Jean (3). Elle vient du monde que Satan a fait : de cette fausse création dont il est l'auteur : elle est née en Adam avec le monde ; et passant de lui à tout le genre humain, elle en a composé ce monde, qui n'est que corruption.

Prenez donc garde à n'aimer jamais aucune partie de cet ouvrage, où Dieu ne veut avoir aucune part. De quelque côté que le monde veuille vous attirer, soit que ce soit en vous faisant admirer votre propre perfection ou vous incitant à aimer l'ostentation des sciences et toutes les autres vanités dont se repaissent les créatures, soit en vous engageant dans les plaisirs dont la chair est la source et l'objet, n'entrez en aucune sorte dans cette séduction : n'y entrez, dis-je, par aucun endroit, parce qu'il n'y a rien qui soit de Dieu : tout y est du un mile, qu'il n'a pas fait, qu'il déteste, qu'il condamne. Et c'est aussi ce qui lui avait fait dire : « Si quelqu'un aime le monde » et le moindre de ses attraits, jusqu'à y donner son cœur, « l'amour du Père n'est pas en lui (4) : » on ne peut pas aimer Dieu et le monde : on ne peut pas nager comme entre deux, se donnant tantôt à l'un et tantôt à l'autre, en partie à l'un et en partie à l'autre : Dieu veut tout; et pour peu que vous

 

1 I Joan., II, 16. — 2 Genes., I, 31. — 3 I Joan., V, 19. — 4 Joan., II, 15.

 

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lui ôtiez, ce peu que vous donnerez au monde, à la fin entraînera

tout votre cœur, et sera le tout pour vous.

 

CHAPITRE XXIX.
De ces paroles de saint Jean : Le monde passe et sa concupiscence passe, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement.

 

Après avoir parlé du monde et des plaies de la concupiscence, saint Jean découvre la cause de notre erreur et en même temps le remède de tout le désordre, dans ces dernières paroles de notre passage : « Et le monde passe avec sa concupiscence; mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement (1). » Comme s'il disait : A quoi vous arrêtez-vous, insensés? Au monde? à son éclat ? à ses plaisirs ? Ne voyez-vous pas que le monde passe ? Les jours sont tantôt sereins, tantôt nébuleux : les saisons sont tantôt réglées, tantôt déréglées : les années tantôt abondantes, tantôt infructueuses : et pour passer du monde naturel au monde moral, qui est celui qui nous éblouit et qui nous enchante, les affaires tantôt heureuses, tantôt malheureuses; la fortune toujours inconstante. Le monde passe : « La figure de ce monde passe (2). » Le monde, que vous aimez, n'est point une vérité, une chose, un corps : c'est une figure, et une figure creuse, volage, légère, que le vent emporte : et ce qui est encore plus faible, une ombre qui se dissipe d'elle-même.

« Le monde passe et sa concupiscence : » non-seulement le monde est variable de soi, mais encore la concupiscence varie elle-même : le changement est des deux côtés : souvent le monde change pour vous : ceux qui vous favorisaient, qui vous aimaient, ne vous favorisent plus, ne vous aiment plus : mais souvent même sans qu'ils changent vous changez : le dégoût vous prend : une passion, un plaisir, un goût en chasse un autre ; et de tous côtés vous êtes livrés au changement et à l'inconstance. Ecoutez le Sage : « La vie humaine est une fascination (3), » une

 

1 Joan., II, 17. — 2 I Cor., VII, 31. — 3 Sapient., IV, 12.

 

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tromperie des yeux : on croit voir ce qu'on ne voit pas ; on voit tout avec des yeux malades. Mais vous l'aimiez si éperdument, et maintenant vous ne l'aimez plus : — J'étais ébloui; j'avais les yeux fascinés; je les avais troubles. — Qui vous avait fasciné les yeux ? — Une passion insensée : il me semble que c'est un songe qui s'est dissipé.

Ajoutez à la déception , la folie, la niaiserie, la stupidité : Fascinatio nugacitatis (1). Ajoutez-y l'inconstance de la concupiscence : Inconstantia concupiscentiœ : voilà son propre caractère. Elle va par des mouvements irréguliers, selon que le vent la pousse. Non-seulement on veut autre chose malade que sain; autre chose dans la jeunesse que dans l'enfance, et dans l'âge plus avancé que dans la jeunesse, et dans la vieillesse que dans la force de l'âge; autre chose dans le beau temps que dans le mauvais ; autre chose pendant la nuit, qui vous présente des idées sombres, que dans le jour qui les dissipe; mais encore dans le même âge, dans le même état on change, sans savoir pourquoi : le sang s'émeut, le corps s'altère, l'humeur varie : on se trouve aujourd'hui tout autre qu'hier : on ne sait pourquoi, si ce n'est qu'on aime le changement : la variété divertit, elle désennuie : on change pour n'être pas mieux; mais la nouveauté nous charme pour un moment : Inconstantia concupiscentiœ.

« Prenez garde, disait Moïse, à vos yeux et à vos pensées : ne les suivez pas : car elles vous souilleront sur divers objets (2).» Souvenons-nous, dit saint Paul, « quels nous étions tous autrefois, lorsque nous vivions dans les désirs de notre chair, faisant la volonté de notre chair et de nos pensées (3). » Il ne s'élève pas plus de vagues dans la mer que de pensées et de désirs dans notre esprit et dans notre cœur : elles s'effacent mutuellement, et aussi elles nous emportent tour à tour : nous allons au gré de nos désirs : il n'y a plus de pilote : la raison dort, et se laisse emporter aux flots et aux vents.

Saint Augustin compare un homme qui aime le monde, qui est guidé par les sens, à un arbre qui s'élevant au milieu des airs, est poussé tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, selon que le vent qui

 

1 Sapient., IV, 12. — 2 Num., XV, 39. — 3 Ephes., II, 3.

 

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souffle le mène : « Tels, dit-il, sont les hommes sensuels et voluptueux : ils semblent se jouer avec les vents et jouir d'un certain air de liberté, en promenant deçà et delà leurs vagues désirs. » Tels sont donc les hommes du monde : ils vont deçà et delà avec une extrême inconstance et ils appellent liberté leur égarement, comme un enfant qui se croit libre lorsqu'échappé à son conducteur il court deçà et delà sans savoir où il veut aller.

O  homme! ne verras-tu jamais ton erreur? Tous ces désirs qui t'entraînent l'un après l'autre, sont autant de fantaisies de malades, autant de vaines images qui se promènent dans un cerveau creux : il ne faudrait que la santé pour dissiper tout. Ta santé, ô homme, c'est de faire la volonté du Seigneur et de t'attacher à sa parole : « Le monde passe, la concupiscence passe, dit saint Jean; mais celui qui fait la volonté du Seigneur demeure éternellement (1) : » rien ne passe plus : tout est fixe, tout est immuable.

O  homme! tu étais fait pour cet état immuable, pour cette stabilité, pour cette éternité : tu étais fait pour être avec Dieu un même esprit, et participer par ce moyen à son immutabilité. Si tu t'attaches à ce qui passe, une autre immutabilité, une autre éternité t'attend : au lieu d'une éternité pleine de lumière, une éternité ténébreuse et malheureuse te sera donnée ; et l'homme se rendra digne d'un mal éternel, pour avoir fait mourir en soi un bien qui le devait être : Et factus est malo dignus aeterno, qui hoc in se peremit bonum, quod esse posset œternum (2).

Ainsi, dit saint Jean, mes frères, mes petits enfants, «n'aimez pas le monde, ni tout ce qui est dans le monde (3), » parce que tout y passe et s'en va en pure perte : « Ne nous arrêtons point à ce qui se voit, mais à ce qui ne se voit pas, parce que ce qui se voit est temporel, mais les choses qui ne se voient point sont éternelles. Ce moment si court et si léger des afflictions de cette vie, » que nous pleurons tant et qui nous fait perdre patience, « produira en nous dans un excès surprenant, l'excès inespéré et tout le poids éternel d'une gloire qui ne finira jamais (4). »

 

1  Joan., II, 17.— 2 S. August., De Civit. Dei, lib. XXI, cap. XII. — 3 I Joan. II, 15 — 4 II Cor., IV, 17, 18.

 

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CHAPITRE XXX. Jésus-Christ vient changer en nous, par trois saints désirs, la triple concupiscence que nous avons héritée d'Adam.

 

Voilà donc la folie et l'erreur de l'homme. Dieu l'avait fait heureux et saint : ce bien de sa nature était immuable; car Dieu, lorsqu'il l'a donné, de lui-même ne le retire jamais, parce qu'il est Dieu et ne change pas : Ego Dominus et non mutor (1). L'homme donc n'avait qu'à ne changer pas, et il serait demeuré dans un état immuable : et il a changé volontairement, et la triple concupiscence s'en est ensuivie : il est devenu superbe : il est devenu curieux : il est devenu sensuel. Mais pour nous guérir de ces maux, Dieu nous a envoyé un Sauveur humble, un Sauveur qui n'est curieux que du salut des hommes, un Sauveur noyé dans la peine et qui est un homme de douleurs.

L'homme superbe s'attribue tout à lui-même : et Jésus, qui fait de si grandes choses, dont la doctrine est si sublime et les œuvres si admirables, ne s'attribue rien à lui-même : «Ma doctrine n'est pas ma doctrine, mais de celui qui m'a envoyé (2) : Mon Père, qui demeure en moi, y fait les œuvres » que vous admirez (3) : « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père (4) : » Il a des élus, et c'est sa gloire ; mais « son Père les lui a donnés : et si on ne peut les lui ôter, c'est que son Père qui les lui a donnés, est plus grand que tout, et que rien ne peut être ôlé de ses mains » toutes-puissantes  (5) : « Toute puissance m'est donnée dans le ciel et dans la terre (6) : » je l'ai, mais comme donnée : j'ai en moi-même, et je donne à qui je veux la vie éternelle; mais c'est mon Père qui m'a donné d'avoir la vie en moi-même : « Vous boirez bien mon calice; mais pour être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n'est pas à moi de le donner, mais ceux-là l'auront à qui mon Père l'a préparé (7) : » c'est lui qui dispose et de moi-même et des places

 

1 Malach., III, 6. — 2 Joan., VII, 16. — 3 Joan., XIV, 10. — 4 Joan., IV, 34. — 5 Joan., X, 28. — 6  Matth., XXVIII, 18. — 7 Matth., XX, 23.

 

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qu'on aura autour de moi : il a mis tous les temps en sa puissance, et je ne suis que le ministre de ses conseils.

Chrétien, écoute : ne sois point superbe : ne fais point ta volonté : ne t'attribue rien : tu es le disciple de Jésus, qui ne fait que la volonté de son Père , qui lui rapporte tout et lui attribue tout ce qu'il fait.

Jésus-Christ était « la science et la sagesse de Dieu (1) : » quelle doctrine ne pouvait-il pas étaler? Mais il ne montre aucune science que celle du salut. A la vérité, de ce côté-là sa science est haute au delà de toute hauteur; mais, dans les choses humaines, il n'est curieux ni de doctrine ni d'éloquence, ni il ne montre aucune étude recherchée : ses similitudes sont tirées des choses les plus communes, de l'agriculture, de la pêche, du trafic, de la marchandise, de l'économie, des choses les plus communes et les plus connues, de la royauté, et ainsi du reste. Il voile les secrets de Dieu sous cette apparence vulgaire, sans aucune ostentation : il dit seulement ce que son Père lui met à la bouche pour l'instruction du genre humain : il ne veut point qu'il se trouve parmi ses disciples plusieurs sages, ni plusieurs savants, non plus que plusieurs puissants, plusieurs nobles et plusieurs riches : Toute la science qu'il faut avoir dans son école, « est de connaître Jésus-Christ, et encore Jésus-Christ crucifié (2) : » le plus docte de tous ses disciples ne sait ni ne veut savoir autre chose, et c'est de quoi uniquement il se glorifie.

Peut-être sera-t-il curieux de ce qui se passe dans le monde, ou des desseins des politiques ? Non : il se laisse raconter, à la vérité, ce qui était arrivé à ceux dont Pilate mêla le sang à leur sacrifice ; mais sans s'arrêter à cette nouvelle, non plus qu'à celle de la tour de Siloë dont la chute avait écrasé dix-huit hommes, il conclut de là seulement à profiter de cet exemple (3). Et pour ce qui est de la politique, il montre qu'il connaît bien celle d'Hérode, et ce qu'il tramait secrètement contre lui, mais seulement pour le mépriser; et il lui fait dire : « Allez, dites à ce renard que, » malgré lui et ses finesses, « je chasserai les démons et je guérirai les malades aujourd'hui et demain ; et » quoi qu'il fasse «je ne mourrai qu'au

 

1 I Cor., I, 30; Coloss., II, 3. — 2 I Cor., II, 2. — 3 Luc., XIII, 1, 3-5.

 

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troisième jour (1) : » par où il entend le troisième an, parce que c'est le moment de son Père. C'est tout ce qu'il faut savoir des choses du monde : que Dieu en dispose, et qu'elles roulent selon ses ordres. C'est pourquoi étant renvoyé au même Hérode, loin de contenter le vain désir qu'il avait de voir des miracles, il ne daigne pas même lui dire une parole ; et pour confondre la vanité et la curiosité des politiques du monde, il se laisse traiter de fol par Hérode et par sa cour curieuse, qui lui mettent par mépris un habit blanc, comme à un insensé : il ne les reprend ni ne les punit : c'est à la sagesse divine assez punir et assez convaincre les fols, que de se retirer du milieu d'eux, sans daigner s'en faire connaître et les laisser dans leur aveuglement.

S'il n'est curieux ni des sciences ni des nouvelles du monde, il l'est encore moins des riches habits et des riches ameublements : « Les renards ont leurs tanières, et les oiseaux leurs nids ; mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête (2) : » il dort dans un bateau, sur un coussin étranger : ne pensez pas lui prendre les yeux par des édifices éclatons : quand on lui montre ces belles pierres et ces belles structures du temple, il ne les regarde que pour annoncer que tout y sera bientôt détruit (3) : il ne voit dans Jérusalem, une ville si superbe et si belle, que sa ruine qui viendrait bientôt ; et au lieu de regards curieux, ses yeux ne lui fournissent pour elle que des larmes.

Enfin pour combattre la concupiscence de la chair, il oppose au plaisir des sens un corps tout plongé dans la douleur, des épaules toutes déchirées par des fouets, une tête couronnée d'épines et frappée avec une canne par des mains impitoyables, un visage couvert de crachats, des yeux meurtris, des joues flétries et livides à force de soufflets, une langue abreuvée de fiel et de vinaigre, et par-dessus tout cela une âme triste jusqu'à la mort ; des frayeurs, des désolations, et une détresse inouïe. Plongez-vous dans les plaisirs, mortels : voilà votre Maître abîmé corps et âme dans la douleur.

 

1 Luc., XIII, 32. —2 Matth., VIII, 20; Marc., IV, 38. — 3 Matth., XXIV, 2.

 

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CHAPITRE XXXI. De ces paroles de saint Jean : Je vous écris, pères; je vous écris, jeunes gens; je vous écris, petits enfants. Récapitulation de ce qui est contenu dans tout le passage de cet apôtre.

 

En cet état de douleur, que nous dit Jésus autre chose, si ce n'est ce que nous dit en son nom son disciple bien-aimé : « N'aimez point le monde ni tout ce qui est dans le monde : » car je l'ai couvert de honte et d'horreur par ma croix : n'en aimez pas les concupiscences, que j'ai déclarées mauvaises par ma mort.

Ne présumez point de vous-même; car c'est là le commencement de tout péché : c'est par là que votre mère a été séduite et que votre père vous a perdu.

Ne désirez pas la gloire des hommes : car vous auriez reçu votre récompense, et vous n'auriez à attendre que d'inévitables supplices.

Ne vous glorifiez pas vous même : car tout ce que vous vous attribuez dans vos bonnes œuvres, vous l'ôtez à Dieu qui en est l'auteur, et vous vous mettez en sa place.

Ne secouez point le joug de la discipline du Seigneur et ne dites point en vous-même, comme un rebelle orgueilleux : « Je ne servirai point (1) : » car si vous ne servez à la justice, vous serez esclave du péché et enfant de la mort.

Ne dites point : « Je ne suis point souillé (2); » et ne croyez pas que Dieu ait oublié vos péchés, parce que vous les avez oubliés vous-même : car le Seigneur vous éveillera en vous disant : « Voyez vos voies dans ce vallon secret : je vous ai suivi partout, et j'ai compté tous vos pas (3). »

Ne résistez point aux sages conseils et ne vous emportez pas quand on vous reprend : car c'est le comble de l'orgueil de se soulever contre la vérité même lorsqu'elle vous avertit, et de regimber contre l'éperon.

Ne recherchez point à savoir beaucoup : apprenez la science du

 

1 Jerem.,  II, 20. — 2 Ibid., 23. — 3 Ibid., et Job., XIV, 16.

 

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salut : toute autre science est vaine; et, comme disait le Sage, « en beaucoup de sagesse, il y a beaucoup de fureur et d'indignation; et qui ajoute la science, ajoute le travail (1). »

Ne soyez point curieux en choses vaines, en nouvelles, en politique , en riches habillements, en maisons superbes, en jardins délicieux : « Vanité des vanités, a dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, et tout est vanité (2). Malgré elle la créature est assujettie à la vanité, » et en est frappée ; mais elle doit gémir en elle-même, jusqu'à ce qu'elle ait secoué ce joug, et soit appelée « à la liberté des enfants de Dieu (3). »

N'aimez point à amasser des trésors , ni à repaître vos yeux de votre or et de votre argent : car « où sera votre trésor, là sera votre cœur (4) : » et jamais vous n'écouterez l'Eglise , qui vous crie de toute sa force à chaque sacrifice qu'elle offre : Sursum corda : Le cœur en haut.

N'aimez point les plaisirs des sens : n'attachez point vos yeux sur un objet qui leur plait, et songez que David périt par un coup d'œil (5).

Ne vous plaisez point à la bonne chère, qui appesantit votre cœur ; ni au vin, qui vous porte dans le sein le feu de la concupiscence : « Sa couleur trompe, dit le Sage, dans une coupe ; mais à la fin il vous pique comme une couleuvre (6). »

Ne vous plaisez point aux chants qui relâchent la vigueur de l’âme, ni à la musique amoureuse, qui fait entrer la mollesse dans les cœurs par les oreilles.

N'aimez point les spectacles du monde, qui le font paraître beau et en couvrent la vanité et la laideur.

N'assistez point aux théâtres : car tout y est comme dans le monde , dont ils sont l'image , ou concupiscence de la chair , ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie ; on y rend les passions délectables, et tout le plaisir consiste à les réveiller.

Ne croyez pas qu'on soit innocent en jouant ou en faisant un jeu des vicieuses passions des autres, par là en nourrit les siennes : un spectateur du dehors est au dedans un acteur secret. Ces

 

1 Eccle., I, 18.— 2 Ibid., 2. — 3 Rom., VIII, 20, 21. — 4 Matth., VI, 21.— 5 II Reg., XI, 2. — 6 Prov., XXIII, 31, 32.

 

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maladies sont contagieuses, et de la feinte on en veut venir à la vérité.

        « Je vous l'écris , pères ; je vous l'écris, jeunes gens ; je vous l'écris, petits enfants, (1) » dit saint Jean. Il parle à trois âges; aux pères, qui sont déjà vieux ou approchent de la vieillesse ; aux jeunes gens, qui sont dans la force ; et aux enfants.

Vieillards, qui dans la faiblesse de votre âge mettez votre gloire dans vos enfants, mettez-la plutôt à connaître celui qui est dès le commencement et à l'avoir pour votre père.

Jeunes gens, saint Jean vous parle deux fois. Vous vous glorifiez dans votre force; et par vos vives saillies et vos fougues impétueuses vous voulez tout emporter : mais vous devez mettre votre gloire à vaincre le malin, qui inspire à vos jeunes cœurs tant de désirs, d'autant plus dangereux qu'ils paraissent doux et flatteurs.

Je dirai un mot aux enfants ; et puis, jeunes gens, dont les périls sont si grands, je reviendrai encore à vous. Petits enfants, c'est par tendresse que je vous appelle ainsi ; car je n'adresserais pas mon discours à ceux qui dans le berceau ne m'écouteraient pas encore : je parle donc à vous, ô enfants, qui commencez à avoir de la connaissance. Dès qu'elle commence à poindre, connaissez votre véritable père, qui est Dieu : honorez-le dans vos parents, qui sont les images de son éternelle paternité : ayez sa crainte dans le cœur, et apprenez de bonne heure à vous laisser enseigner , corriger et conduire à sa sagesse.

Qu'on ne vous apprenne point à aimer l'ostentation et les parures : que la vanité ne soit en vous ni l'attrait ni la récompense du bien que vous faites : et surtout qu'on ne fasse point un jeu de vos passions. Parents, ne nous donnez point ces petites comédies dans vos familles : ces jeux encore innocents, viennent d'un fond qui ne l'est pas. Les filles n'apprennent que trop tôt qu'il faut avoir des galants : les garçons ne sont que trop prêts à en faire le personnage : le vice naît sans qu'on y pense, et on ne sait quand il commence à germer.

Enfin je reviens à vous, jeunes gens. Il est vrai, vous êtes dans

 

1 I Joan., II, 13.

 

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la force : fortes estis  (1) ; mais votre force n'est que faiblesse, si elle ne se fait paraître que par l'ardeur et la violence de vos passions. Que la parole de Dieu demeure en vous : vous commencez à l'entendre, commencez à la révérer : vous voulez l'emporter sur tout le monde; mais je vous ai déjà dit que celui sur qui il faut l'emporter, c'est le malin qui vous tente.

Tous ensemble, pères déjà avancés en âge, jeunes gens, enfants, chrétiens tant que vous êtes, « n'aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde : » car tout y est amour des plaisirs, curiosité et ostentation ; enfin un orgueil foncier qui étouffe la vertu dans sa semence , et ne cessant de la persécuter, la corrompt non-seulement quand elle est née, mais encore quand elle semble avoir pris son accroissement et sa perfection.

 

 

CHAPITRE XXXII.
De la racine commune de la triple concupiscence, qui est l'amour de soi-même : à quoi il faut opposer le saint et pur amour de Dieu.

 

Souvenons-nous, malheureux enfants d'Adam, qu'en quittant Dieu en qui est la source et la perfection de notre être, nous nous sommes attachés à nous-mêmes, et que c'est dans ce malheureux et aveugle amour que consiste la tache originelle, principalement dans cet amour de notre excellence propre, puisque c'est celui qui nous fait véritablement dieux à nous-mêmes, idolâtres de nos pensées, de nos opinions, de nos vices, de nos vertus mêmes ; incapables de porter, je ne dirai pas seulement les faux biens du monde qui nous maîtrisent et nous transportent, mais encore les vrais biens qui viennent de Dieu, parce qu'au lieu de nous élever à celui qui les donne afin qu'on s'unisse à lui, nous nous y attachons je ne sais comment, de même que s'ils nous étaient propres ou que nous en fussions les auteurs. Notre libre arbitre, qui a trompé nos premiers parents, nous séduit encore : et parce que vous avez voulu, ô mon Dieu, qu'il concourût à votre grande

 

1 I Joan., II, 14

 

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œuvre qui est notre sanctification, sans songer que c'est vous, ô moteur secret, qui lui inspirez le bon choix qu'il fait, il s'arrête je ne sais comment en lui-même, et croit être quelque chose, quoiqu'il ne soit rien.

        Mon Dieu, sanctifiez-nous en vérité : que nous soyons saints , non pas à nos yeux, mais aux vôtres : cachez-nous à nous-mêmes, et que nous ne nous trouvions plus qu'en vous seul.

Je me suis levé pendant la nuit avec David, « pour voir vos cieux qui sont les ouvrages de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez fondées (1) : » qu'ai-je vu, ô Seigneur, et quelle admirable image des effets de votre lumière infinie ! Le soleil s'avançait, et son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui se répandait de tous côtés : les étoiles étaient disparues, et la lune s'était levée avec son croissant d'un argent si beau et si vif, que les yeux en étaient charmés. Elle semblait vouloir honorer le soleil, en paraissant claire et illuminée par le côté qu'elle tournait vers lui : tout le reste était obscur et ténébreux ; et un petit demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-là un ravissant éclat par les rayons du soleil, comme du père de la lumière. Quand il la voit de ce côté, elle reçoit une teinte de lumière : plus il la voit, plus sa lumière s'accroît : quand il la voit tout entière , elle est dans son plein ; et plus elle a de lumière, plus elle fait honneur à celui d'où elle lui vient. Mais voici un nouvel hommage qu'elle rend à son céleste illuminateur. A mesure qu'il approchait, je la voyais disparaître; le faible croissant diminuait peu à peu ; et quand le soleil se fut montré tout entier, sa pâle et débile lumière s'évanouissant, se perdit dans celle du grand astre qui paraissait, dans laquelle elle fut comme absorbée : on voyait bien qu'elle ne pouvait avoir perdu sa lumière par l'approche du soleil qui l'éclairait ; mais un petit astre cédait au grand, une petite lumière se confondait avec la grande ; et la place du croissant ne parut plus dans le ciel, où il tenait auparavant un si beau rang parmi les étoiles.

Mon Dieu, lumière éternelle , c'est la figure de ce qui arrive à mon âme, quand vous l'éclairez : elle n'est illuminée que du côté

 

1 Psal. VIII, 4.

 

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que vous la voyez : partout où vos rayons ne pénètrent pas, ce n'rst que ténèbre»; et quand ils se retirent tout à fait, l'obscurité et la défaillance sont entières. Que faut-il donc que je fasse, ô mon Dieu, sinon de reconnaître de vous toute la lumière que je reçois ? Si vous détournez votre face, une nuit affreuse nous enveloppe , et vous seul êtes la lumière de notre vie. « Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrai-je? Le Seigneur est le protecteur de ma vie : de qui aurai-je peur (1)? » Nous sommes de ceux à qui l’Apôtre a écrit : « Vous avez été autrefois ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière en Notre-Seigneur (2). » Comme s'il eût dit : Si vous étiez par vous-mêmes lumineux, pleins de sainteté , de vérité et de vertu ; et si vous étiez vous-mêmes votre lumière, vous n'auriez jamais été dans les ténèbres, et la lumière ne vous aurait jamais quittés. Mais maintenant vous reconnaissez par tous vos égarements que vous ne pouvez être éclairés que par une lumière qui vous vienne du dehors et d'en haut ; et si vous êtes lumière, c'est seulement en Notre-Seigneur.

O  lumière incompréhensible, par laquelle vous illuminez tous les hommes qui viennent au monde, et d'une façon particulière ceux de qui il est écrit : « Marchez comme des enfants de lumière (3) : » outre l'hommage que nous vous devons, de vous rapporter toute la lumière et toute la grâce qui est en nous, comme la tenant uniquement de vous, qui êtes le vrai Père des lumières ; nous vous en devons encore un autre, qui est que notre lumière, telle quelle, doit se perdre dans la vôtre, et s'évanouir devant vous. Oui, Seigneur, toute lumière créée et qui n'est pas vous, quoiqu'elle vienne de vous, vous doit ce sacrifice de s'anéantir, de disparaître en votre présence et disparaître principalement à nos propres yeux : en sorte que, s'il y a quelque lumière en nous, nous la voyions, non point en nous-mêmes, mais en celui que vous nous avez donné « pour nous être sagesse, et justice, et sainteté, et rédemption (4), » afin «que celui qui se glorifie se glorifie,» non point en lui-même, mais uniquement « en Notre-Seigneur (5). » Voilà, ô mon Dieu, le sacrifice que je vous offre : et l'oblation

 

1 Psal. XXVI, 1. —  2 Ephes., V, 8. — 3 Ibid. — 4 I Cor , I, 30, 31. — 5 II Cor., X, 17.

 

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pure de la nouvelle alliance, qui vous doit être offerte en Jésus-Christ et par Jésus-Christ dans toute la terre. Je vous l'offre, ô Dieu vivant et éternel : autant de fois que je respire, je veux vous l'offrir : autant de fois que je pense, je souhaite de penser à vous, et que vous soyez tout mon amour. Car je vous dois tout : vous n'êtes pas seulement la lumière de mes yeux; mais si j'ouvre les yeux pour voir la lumière que vous leur présentez, c'est vous-même qui m'en inspirez la volonté.

O  Seigneur, de qui je tiens tout, je vous aimerai à jamais : je vous aimerai, ô Dieu, qui êtes ma force : allumez en moi cet amour : envoyez-moi du plus haut des deux et de votre sein éternel votre Saint-Esprit, ce Dieu amour, qui ne fait qu'un cœur et qu'une âme de tous ceux que vous sanctifiez : qu'il soit la flamme invisible qui consume mon cœur d'un saint et pur amour; d'un amour qui ne prenne rien pour soi-même, pas la moindre complaisance, mais qui vous renvoie tout le bien qu'il reçoit de vous.

O  Dieu, votre Saint-Esprit peut seul opérer cette merveille : qu'il soit en moi un charbon ardent, qui purifie de telle sorte mes lèvres et mon cœur, qu'il n'y ait plus rien du mien en moi ; et que l'encens que je brûlerai devant votre face, aussitôt qu'il aura touché ce brasier ardent que vous allumerez au fond de mon âme, sans qu'il m'en demeure rien s'exhale tout en vapeurs vers le ciel, pour vous être en agréable odeur. Que je ne me délecte qu'en vous, en qui seul je veux trouver mon bonheur et ma vie, maintenant et aux siècles des siècles. Amen, Amen.

 

 

 

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