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TROISIÈME SERMON
POUR
LA FÊTE DE LA CIRCONCISION (a).
Vocabis nomen ejus Jesum : ipsc enim
salvum faciet populum suum à
peccatis eorum.
Vous lui donnerez le nom de Jésus, c'est-à-dire Sauveur,
parce que c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. Matth., I, 21.
Si nous avions conservé les
sentiments que Dieu avait mis d'abord dans notre nature, il ne faudrait aucun
effort pour nous faire entendre que le péché est le plus grand de tous les maux,
et sans le secours des prédicateurs notre conscience nous en dirait plus que
tous leurs discours. Ce qui nous trompe, mes frères, ce qui fait que nous avons
peine à donner au péché le nom de mal, c'est à cause qu'il est volontaire. Mais
en cela notre erreur est visible, puisqu'au contraire c'est de notre faute qui
est volontaire que la peine qui ne l'est pas prend sa naissance ; c'est pour
venger le consentement que nous avons donné de nous-mêmes à notre perte et à
notre honte que la mortalité , que les maladies, que l'enfer même et tous ses
supplices viennent en foule nous accabler malgré nous. Et quiconque sera le
Sauveur des hommes, il doit
(a) On lit en tête du manuscrit : « Circoncision,
chez les Jésuites, l'an 1687; » et l'on peut ajouter : A Paris, dans l'église
Saint-Louis.
Déjà plusieurs années avant
l’époque indiquée, les phrases de Bossuet deviennent plus longues, les périodes
plus soutenues, et les nécessités de la ponctuation amènent plus souvent les
deux points.
A la fin de notre sermon Bossuet
dit, en s’adressant aux Jésuites: « Célébre compagnie. » A quoi l'édition de
Versailles a rattaché cette note : « Dom Déforis a cru important de remarquer
que Bossuet avait d'abord mis sainte et savante, qu’il a effacé
pour y substituer célèbre. » Le fait est vrai: mais pourquoi n'a-t-on
pas cru important de remarquer aussi que Bossuet a remplacé le mot sainte
par ceux qu’on va lire : « (Clélèbre compagnie), qui ne portez pas en vain le
nom de Jésus, à qui la grâce a inspiré ce grand dessein de conduire les enfants
de Dieu dès leur plus bas âge jusqu'à la maturité de l'homme parfait en
Jésus-Christ ; à qui Dieu a donné vers la fin des temps des docteurs, des
apôtres, des évangélistes, afin de faire éclater par tout l'univers ? » etc..
344
uniquement s'attacher à ce principe volontaire et universel
de tous nos maux. C'est pourquoi Dieu nous avertit que si aujourd'hui, parmi les
douleurs de la circoncision, il donne à son Fils le nom de Sauveur et relève par
un si grand nom son humiliation, c'est à cause qu'il doit sauver son peuple
fidèle de ce grand mal du péché. D'autres ont porté ce beau nom pour avoir
délivré le peuple ou d'une longue captivité, ou des périls de la guerre, ou des
horreurs de la famine. Toute langue doit confesser que celui-ci est un Sauveur à
meilleur titre (a), puisqu'il ne vient pas nous sauver comme les autres
des peines ou de quelques suites du péché ; il vient nous sauver du péché même ;
et attaquant le mal jusque dans sa source, il est le véritable Libérateur et le
Sauveur par excellence. C'est, mes frères, en peu de paroles l'explication de
mon texte (b), et c'est par là que le nom sacré de Jésus est au-dessus de
tout nom. Je pourrais vous faire voir avec saint Paul « qu'à ce nom tout fléchit
dans le ciel, dans la terre et dans les enfers (1), » et par ce moyen remplir
vos esprits d'admiration et d'étonnement pour un nom si auguste et si
magnifique. Mais j'aime mieux vous faire voir, par le propre sens de mon texte,
qu'à ce nom le ciel et la terre sont remplis de joie, d'espérance, d'actions de
grâces, et que tout cœur doit être enflammé d'un saint amour : c'est à quoi je
consacre tout ce discours. Et comme j'apprends de saint Paul que « nul ne peut
même nommer le Seigneur Jésus que par la grâce du Saint-Esprit (2), » je la
demande humblement par l'intercession de la bienheureuse Vierge. Ave.
La rémission des péchés, le
propre ouvrage du Sauveur (c), et la grâce particulière de la nouvelle
alliance se commence dans le baptême, se continue dans toute la vie et s'achève
dans le ciel. C'est ce que saint Augustin nous explique par une excellente
doctrine. En interprétant cette parole de saint Jean-Baptiste : « Voilà l'Agneau
de Dieu, voilà celui qui ôte les péchés du monde (3) ; » il dit ces belles
paroles : « Le Fils de Dieu ôte les péchés et parce qu'il
1 Philip., II, 10.— 2 I Cor.,
XII, 3. — 3 Joan., I, 29.
(a) Var. : Celui-ci est un Sauveur. ... — (b)
Ce que veut dire mon texte. — (c) De Jésus-Christ.
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remet ceux qu'on a commis, et parce qu'il nous aide à n'en
plus commettre durant cette vie, et parce que par plusieurs périls et par divers
exercices il nous mène enfin à la vie heureuse où nous ne pouvons plus en
commettre aucun (a). »
Ainsi le règne du péché est
entièrement détruit, et la grâce de notre Sauveur remporte sur cet ennemi une
pleine victoire. Car, mes frères, quand nous nous livrons au péché, il a sa
tache qui nous déshonore et qui entraîne après elle la mort éternelle ; et
lorsque le péché est effacé dans les âmes par la grâce du saint baptême ou par
celle de la pénitence, il y laisse encore ses appas trompeurs et ses attraits
qui nous tentent ; et dans la plus grande vigueur de la résistance, si nous
vivons sans péché, du moins sans ces péchés qui donnent la mort, nous ne vivons
pas sans périls, puisque nous avons toujours en nous-mêmes cette liberté
malheureuse et cette déplorable facilité de succomber à un mal si dangereux (b).
Pour être notre Sauveur et remplir toute l'étendue d'un titre si glorieux, il
faut que le Fils de Dieu nous délivre de ces trois maux : il ôte le mal du péché
par la grâce qui nous le pardonne : il en réprime l'attrait par la grâce qui
nous soutient durant tout le cours de la vie : enfin il en arrache jusqu'à la
racine et en ôte tout le péril par la grâce qui nous couronne et nous
récompense. Tel est l'ouvrage du Sauveur. Ah ! mes frères, faisons le nôtre : à
ces trois grâces qu'il nous donne, doivent répondre de notre côté trois
dispositions ; retenez-les, chrétiens. Et si vous voulez jouir du salut qui vous
est offert en Jésus-Christ, reconnaissez avant toutes choses avec amour et
actions de grâces le pardon qui vous a été accordé ; combattez sans vous
relâcher jamais
(a) Var. : C'est ce que saint Augustin nous
explique par une excellente doctrine, en interprétant cette parole de saint
Jean-Baptiste : « Voilà l'Agneau «le Dieu; voilà celui qui ôte les péchés du
monde. » Les paroles de saint Augustin sont trop belles et trop précises pour
n'être pas rapportées au commencement de ce discours, puisqu'aussi bien elles en
sont tout le fondement : Tollit autem, et dimittendo quœ facta sunt..., et
adjuvando ne fiant, et perducendo ad ritam ubi fieri omnino non possint (Op.
imperfect. Cont. Julian., lib. II, n. 84). « Jésus-Christ ôte le péché,
et parce qu'il nous le pardonne lorsque nous y sommes tombés : » et
dimittendo quœ facta sunt; « et parce qu'il nous aide à n'y tomber plus : »
et adjuvando ne fiant; « et parce qu'il nous enduit à la vie
bienheureuse, où nous ne pouvons plus y tomber jamais : » et perducendo ad
vitam ubi fieri omnino non possint. — (b) A un ennemi si dangereux.
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l'attrait pernicieux (a) qui vous porte au mal, et
aspirez de tout votre cœur à l'état heureux où vous n'aurez plus à craindre
aucune faiblesse (b). Voilà toute la vie chrétienne, qui répond au nom
adorable de Jésus-Christ. Et, mes frères, je serai heureux si je puis vous
imprimer dans le cœur ces trois vérités.
PREMIER POINT.
Pour comprendre parfaitement ce
que vous devez au Sauveur, comprenez avant toutes choses ce que c'est que le
péché dont il vous délivre. Je ne veux pas ici, chrétiens, que vous regardiez
dans le péché ni la faiblesse qui le produit, ni la honte qui l'environne, ni le
supplice affreux qui le suit de près; non, non, pour le détester, je ne veux que
vous attendiez ni la sentence du juge, ni la sanglante exécution de ce dernier
jugement, ni le soulèvement universel des créatures unies pour venger l'outrage
de leur Créateur, ni l'ardeur d'un feu dévorant, ou, comme l'appelle saint,
Paul, son émulation, ignis œmulatio (1), et cette force toujours
renaissante qui s'irrite de plus en plus contre les méchants. Ce n'est point
tout cela que je veux que vous remarquiez ; ce que je voudrais vous faire
entendre, c'est ce qui mérite tout cela : ce qui par conséquent est plus
funeste, plus mauvais et plus digne de notre haine : c'est-à-dire le
dérèglement, l'iniquité, la laideur, la malice même du péché.
Et d'où vient cette laideur et
cette malice qui le rend si digne d'exécration ? Il est aisé de l'entendre.
C'est que l'homme est soumis par sa nature, et il doit être soumis par son choix
à la volonté divine et à la raison éternelle qui en dirige la conduite : il s'y
doit unir de tout son cœur ; car c'est ce qui le fait juste, ce qui le fait
droit, ce qui le fait vertueux. Quand il pèche, il s'en détache; il préfère sa
volonté à celle de Dieu, la volonté dépendante et subordonnée à la volonté
souveraine, la volonté errante et défectueuse à la volonté toujours droite, qui
est sa règle elle-même ; la volonté particulière, qui se borne aussi à contenter
un particulier, c'est-à-dire
1 Hebr., X, 27.
(a) Var. : Fallacieux. — (b) Au
parfait repos où vous n'aurez plus à craindre le poids intérieur d'aucune
faiblesse.
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soi-même, à la volonté première et universelle par laquelle
tout subsiste, où tout ce qui est, tout ce qui vit, tout ce qui entend trouve
son ordre, sa consistance, son repos. Il n'y a rien de plus indigne ni de plus
inique, et il n'est pas possible de pousser plus loin, ni la rébellion contre
Dieu, ni ce qui en est une suite, la haine contre soi-même.
Voilà sans doute de tous les
maux le plus pernicieux. La rébellion contre Dieu : « Contre qui vous êtes-vous
soulevés (a) ? Contre le Saint d'Israël (1). » La haine contre soi-même :
« Celui qui aime l'iniquité est ennemi de son âme (2). » Oui, chrétiens, tout
pécheur est ennemi de son âme, corrupteur dans sa conscience de son plus grand
bien, qui est l'innocence. Nid ne pèche qu'il ne s'outrage lui-même : nul
n'attente à l'intégrité d'autrui que par la perte de la sienne, nul ne se venge
de son ennemi qu'il ne porte le premier coup et le plus mortel dans son propre
sein ; et la haine, ce venin mortel de la vie humaine, commence sa funeste
opération dans le cœur où elle est conçue, puisqu'elle y éteint la charité et la
grâce. Parjure, qui voulais rendre le ciel complice de ta perfidie, ce dépôt de
la bonne foi que Dieu avait confié à ta garde, mais que tu te ravis à toi-même,
combien valait-il mieux que celui que tu refuses de reconnaître ?
Ainsi le péché est le plus grand
et le plus extrême de tous les maux : plus grand sans comparaison que tous les
maux qui nous menacent par le dehors, parce que c'est le dérèglement et
l'entière dépravation du dedans : plus grand et plus dangereux que les maladies
du corps les plus pestilentielles, parce que c'est un venin (b) fatal à
la vie de l’âme : plus grand que la perte de la raison, parce que c'est la perte
de la probité et de la vertu, et qu'après tout c'est perdre plus que la raison
que d'en perdre le bon usage, sans quoi (c) la raison même n'est plus
qu'une extravagance et un égarement criminel : mal intime qui efface en nous et
qui y déracine tout ce qui nous unit à Dieu, et qui faisant entrer la malice
jusque dans le fond de notre âme, l'ouvre aussi de toutes
1 IV Reg., XIX, 22.— 2 Psal. X, 6
(a) Var. ; Contre qui élevez-vous vos regards
superbes ? — (b) Poison. — (c) Sans lequel
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parts à la vengeance. Par conséquent, pour conclure, mal
pardessus tous les maux ; malheur excédant tous les malheurs, parce que nous y
trouvons tout ensemble et un malheur et un crime : malheur qui nous accable,
mais crime qui nous déshonore ; malheur qui nous ôte toute espérance, mais crime
qui nous ôte toute excuse ; malheur qui nous fait tout perdre, mais crime qui
nous rend coupables de notre perte, à qui même ne reste pas le triste droit de
se plaindre, et dont la honte est plus grande que les infortunes, digne à la
fois d'une haine et d'un mépris éternel.
C'en est assez, c'en est assez :
je ne puis plus seulement souffrir le nom de péché. Accablé que je suis d'un si
grand mal, si je ne trouve un Sauveur, je ne vis plus. Car, ô Dieu ! sans ce
Sauveur miséricordieux, ô Dieu ! où trouverai-je un remède contre le mal qui me
presse ? où trouverai-je un remède contre les désordres ou un asile contre les
frayeurs de ma conscience, tristes avant-coureurs des rigueurs inexorables de
votre justice ? Quel recours chercherai-je ? Non, mes frères, il n'y a plus que
le Sauveur qui nous puisse donner le moyen de respirer un moment. Ne dites pas
avec les impies dont il est parlé dans le prophète : « Le Seigneur ne nous fera
ni bien ni mal : » Non faciet benè Dominus et non faciet malè (1). Car
aussi quel mal lui pouvons-nous faire, pour attirer ses vengeances ? Occupé
autour des cieux dont il roule continuellement la grande machine, nos injures ne
vont pas jusqu'à lui; nos péchés, dont on dit qu'il est offensé, ne pénètrent
pas jusqu'à lui : c'est ainsi que parle l'impie, et il se rassure sur son
impuissance. Ignorant, qui ne voit pas au contraire que quiconque est le vengeur
des injustices, doit par sa propre grandeur être au-dessus de ses attaques.
C'est à cause que la règle est inaltérable, que le tort et l'injustice se
brisent contre elle. C'est à cause que la vérité est invincible, que le mensonge
et l'erreur sont confondus en sa présence. Le châtiment doit partir d'une main
inaccessible aux injures ; autrement plus occupés à se défendre des crimes qu'à
les punir, elle laissera triompher l'iniquité. A Dieu ne plaise ! Sous un Dieu
si saint, si nos péchés pouvaient nuire à son règne, si nous pouvions affaiblir
sa puissance par nos rébellions
1 Soph., I, 12.
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ou blesser sa dignité par nos outrages, il serait un
vengeur trop peu redoutable. Mais parce que son trône est hors d'atteinte, que
la justice l'environne, que son jugement procède toujours en puissance et en
vérité, malheur, malheur encore une fois, et malheur jusqu'à l'infini, à
quiconque pèche sous ses yeux !
Et cette vérité est si
importante, qu'il fallait qu'elle parût dans le Sauveur même ; c'est pour cela
que Dieu fait paraître un Sauveur chargé de nos crimes sur la croix. Qu'était-ce
en effet que le Sauveur ? qu'était-ce que ce Verbe incarné, mes frères ?
qu'était-ce autre chose, si ce n'est la vérité même manifestée dans la chair ?
Ainsi toute vérité y devait être manifestée , et autant la vérité des rigueurs
de Dieu que celle de ses miséricordes. Dieu donc « a mis sur le Sauveur
l'iniquité de nous tous (1), » comme disait le prophète ; et en même temps pour
concilier toutes choses et de peur qu'au milieu des miséricordes les rigueurs ne
fussent oubliées, il a fait du médiateur de sa grâce un exemple de sa justice.
Jésus-Christ a subi ce joug pour l'amour de nous. Dès le commencement de sa vie
il a reçu la circoncision, c'est-à-dire le sacrement des pécheurs et la marque
de leur servitude. Quand il commencera son ministère ; quand sorti de sa
retraite profonde, il commencera l'ouvrage pour lequel il est envoyé, il recevra
encore un autre sacrement des pécheurs, dans le baptême. Quoi ! Jésus être
baptisé ! Jésus, l'innocence même, être mis au rang des pénitents ! Saint Jean à
qui il s'adresse en est troublé lui-même : « Seigneur, que je vous baptise ! —
Laissez-moi, répond le Sauveur : c'est ainsi que nous devons accomplir toute
justice (2) ; » et prêt à porter la peine de tous les pécheurs, il est juste que
j'en prenne la ressemblance. « Dieu a donc mis sur lui, dit le prophète,
l'iniquité de nous tous : » il a subi ce joug volontairement. Le voilà donc en
quelque façon le plus grand de tous les pécheurs, puisqu’il les représente tous
dans sa personne; et voilà en même temps, je ne m'étonne pas, la vengeance qui
le poursuit à sa naissance, à sa mort, dans tout le cours de sa vie. Il y aurait
succombé, s'il n'eut été Dieu.
Quel est, mes frères, ce nouveau
prodige ! Le paganisme a bien
1 Isa., LIII, 6. — 2 Matth.,
III, 14, 15.
350
pu comprendre qu'il faut être Dieu pour exercer la justice
dans toute son étendue, et on en vit quelque idée dans le platonisme. Mais qu'il
fallût être Dieu pour la souffrir, c'est le mystère du christianisme, mais
mystère très-manifeste aux yeux épurés : car le poids de la vengeance divine sur
le pécheur est si grand, que s'il faut une puissance infinie pour l'envoyer, il
n'en faut pas une moindre pour le soutenir. Que Jésus-Christ prenne seulement la
forme d'esclave et la ressemblance du péché, que Jésus-Christ ne soit que
pécheur (entendez toujours par la représentation de tous les pécheurs et la
charge qu'il s'est imposée de porter la peine de tous les crimes) : sa croix
l'accablera de son poids ; il demeurera enseveli dans les ombres de la mort, et
les prisons de l'enfer où il a fallu qu'il descendit le tiendront éternellement
captif (a). Mais parce que ce pécheur par représentation est en effet un
Dieu tout-puissant, c'est pour cela, comme dit David, qu'il a été « libre entre
les morts (1) » et supérieur non-seulement à la peine du péché, mais au péché
même ; il est devenu par son sang la propitiation de tous les péchés et le
Sauveur de tous les hommes.
Accourez donc, ô pécheurs, quels
que vous soyez, soit que votre or soit votre force, ou que vous mettiez votre
force et votre confiance dans vos déguisements (b), ou que vous vous
soyez fait à vous-même une fausse divinité dans une créature aussi malheureuse
et aussi aveugle que vous ; soit que votre flamme naissante vous laisse encore
la liberté de vous reconnaître, ou que votre joug se soit appesanti, et
qu'endurci dans le mal vous sembliez avoir fait avec le péché une alliance
éternelle. Par la grâce de Jésus-Christ qui vous appelle, « votre pacte avec
l'enfer sera rompu, et le traité que vous avez fait avec la mort ne tiendra pas
(2). » Vous recevrez gratuitement la rémission de vos péchés par les mérites du
Sauveur ; et vous entendrez de sa bouche : «Allez en paix (3). » Ecoutez
seulement, pécheurs, la douce loi qu'il vous impose ; c'est qu'attendris par
tant de bontés vous lui donniez votre cœur. Vous lui devez donc votre amour,
quand il vous donne la grâce : vous en devez davantage, quand il l'a
1 Psal. LXXXVII, 6. — 2 Isa., XXVIII, 18. — 3 Luc.,
VII, 50.
(a) Var. : Renfermé.» (b) Vos
artifices.
351
donnée ; et si vous voulez savoir la mesure de l'amour
qu'il attend de vous, connaissez-la par vos crimes.
« Un créancier avait deux
débiteurs : l'un lui devait cinq cents deniers, et l’autre en devait cinquante.
Comme ils n'avaient pas de quoi le payer, il leur remit à tous deux la dette
entière. Lequel des deux l'aime le plus? » Vous reconnaissez, chrétiens, la
parabole de l'Evangile (1) ; c'est ce que demande Jésus au pharisien, vous le
savez. Et que répond le pharisien, c'est-à-dire que répond la dureté même et la
sécheresse même ? (a) Lequel des deux aime le plus ? Sans doute que c'est
celui à qui on remet davantage ? Le pharisien répond ainsi, et sa réponse mérite
l'approbation du Sauveur. Et vous, mes frères, que répondrez-vous ? Votre cœur
insensible ne dira-t-il rien à votre Libérateur? Et si, selon son oracle, celui
à qui on remet le plus aime davantage, après tant de péchés remis, après tant de
grâces reçues, où trouverez-vous assez d'amour pour les reconnaître? Mais si
vous n'en avez pas; si votre amour, loin de s'enflammer, ne fait que languir et
va s'éteindre ; si la grâce de la pénitence tant et tant de fois méprisée, pour
tout fruit n'a produit dans votre cœur ingrat qu'une confiance insensée, et dans
des rechutes continuelles une insensibilité étonnante, n'entendez-vous pas déjà
votre sentence? Si Jésus ne voit rien en vous de ce qui doit suivre comme
naturellement la rémission des péchés, et qu'il n'aperçoive dans vos œuvres
aucune étincelle d'amour, insensibles, ne craignez-vous pas qu'il ne vous ait
rien remis? Non, vous n'étiez pas disposés à recevoir une telle grâce. Ainsi
votre pénitence n'était qu'une illusion. Je puis vous dire avec saint Paul : «
Vous êtes encore dans vos péchés (2), » c'est-à-dire vous êtes encore dans la
perdition et dans la mort. Que votre état est funeste ! Mais quand vous aurez
reçu la rémission de vos péchés, si le médecin qui vous a guéris ne vous
continue son secours, la rechute est inévitable. Car il est ce Sauveur
miséricordieux qui non-seulement entre quand on lui ouvre, mais encore qui
frappe pour se faire ouvrir (3).
1 Luc., VII, 41 et seq. — 2 I Cor., XV, 17. —
3 Apoc., III, 20.
(a) Note marg. ; Ne répondez pas, mes frères,
plus durement que lui.
352
SECOND POINT.
C'est ici qu'il nous faut
entendre les faiblesses, les blessures, la captivité de notre nature vaincue
parle péché. Et au dedans et au dehors tout concourt à établir son empire. Et
premièrement au dehors : enivrés de notre bonne fortune, envieux de celle des
autres, insensibles à leurs malheurs, troublés et abattus par nos moindres
pertes, nous ne gardons ni envers nous-mêmes, ni envers nos frères, le juste
milieu : tout ce qui paraît au dehors nous est une occasion de scandale. Et au
dedans, quelles ténèbres! quelle ignorance ! Les biens véritables sont les moins
connus ; on ne peut nous les faire entendre. Et pour ce qui est de nos
connaissances, ou la passion les obscurcit, ou l'inconsidération les rend
inutiles, témoins tant de savants déréglés; ou la curiosité les rend
dangereuses, témoins tant d'impiétés et tant d'hérésies. Dans toutes les
rencontres de la vie, la raison nous conseille mieux, les sens nous pressent
davantage ; c'est pourquoi le bien nous plaît, mais cependant le mal prévaut; la
beauté de la vertu nous attire, mais les passions nous emportent ; et pendant
que celle-là combat faiblement, celles-ci remportent une trop facile victoire,
établissent leur tyrannie et se font un règne paisible. Tout ce qu'il y a de
meilleur en nous se tourne en excès, le courage en fierté (a), l'activité
en empressement, la circonspection en incertitude. Que deviendrai-je? où me
tournerai-je, homme misérable? que ferai-je de ma volonté toujours affaiblie par
la contrariété de ses désirs ? Ou la paresse l'engourdit, ou la témérité la
précipite, ou l'irrésolution la suspend, ou l'opiniâtreté la tient engagée et ne
lui permet plus de rien entendre. Tantôt le péril l'étonné, tantôt la sûreté la
relâche, tantôt la présomption l'égaré. O pauvre cœur humain! de combien
d'erreurs es-tu la proie ! de combien de vanités es-tu le jouet! de combien de
passions es-tu le théâtre? Etrange, misère de l'homme , que ses ignorances
aveuglent, que ses lumières confondent, « à qui sa propre sagesse est un lacet,
et sa vertu même un écueil contre lequel ses forces se brisent, » parce que son
humilité y succombe (b) !
(a) Var. : Dédain. — (b) Note
marg. : Cui sua fit laqueus sapientia, cui sua virtus est scopulus
(S. Prosper., Carm. De Ingratis),
353
Dans cette faiblesse déplorable
. mes frères, je me sens pressé de vous exciter à rendre au Sauveur vos
reconnaissances, non tant pour les péchés qu’il vous a remis que pour ceux dont
sa grâce vous a préservés. C'est un beau sentiment de saint Augustin, dans le
livre de la Sainte Virginité: Omnia peccata sic habenda tanquam dimittantur,
à quibus Deus custodit ne committantur (1) : « Vous devez croire qu'il vous
a remis tous les péchés où sa grâce vous a empêché de tomber, » parce que nous
les portons tous, pour ainsi parler, dans le fonds de corruption que nous avons
dans le sein. Non, mes frères, il n'y a erreur si extravagante , ni passion si
désordonnée dont nous n'ayons en nous le principe ; que Dieu seulement laisse
aller la main pour nous livrer à nous-mêmes, comme dit saint Paul (2), qu'il
lève tant soit peu la digue, notre âme sera inondée de toutes sortes de péchés.
Et ne me dites pas qu'il y a des crimes pour lesquels vous vous sentez tant de
répugnance, que vous les pouvez éviter sans ce secours : car qui pourrait ici
vous représenter l'enchaînement de nos passions, et comment ces passions que
vous chérissez introduisent l'une après l'autre , pour ainsi parler, leurs
compagnes qui vous font horreur (a)? Combien éloigné de l'idolâtrie
devait être le sage Salomon, à qui Dieu s'était fait connaître par des
apparitions si manifestes ! Ses aveugles amours l'y précipitent. Quoi de plus
opposé à la clémence et au cœur magnanime de David, que de répandre le sang
innocent d'un de ses plus fidèles serviteurs, d'un Brie qui ne respirait que son
service? Un regard, jeté mal à propos et trop doucement arrêté, l'a engagé peu à
peu contre son humeur à une action si noire et si sanguinaire. Combien était
ennemi de l'incontinence Lot, qui s'était conservé sans tache avec sa famille
parmi les abominations de ces villes qu'on n'ose nommer! On sait où le vin
l'emporta. Nabuchodonosor n'était que superbe : son orgueil méprisé le fait
devenir cruel. Qu'avait besoin Balthasar, dans ses banquets dissolus , des
vaisseaux du temple de Jérusalem? n'y avait-il pas assez d'autres coupes d'or
1 Lib. De Sanct. Virginit., n. 42. — 2 Rom.
I, 24.
(a) Var. : Nous représenter l'enchaînement
des péchés, et comment ceux que nous aimons introduisent ceux qui nous font
horreur.
354
dans Babylone enrichie de la dépouille de tant de rois ?
Qu'on les apporte néanmoins ; précipitez vos pas, troupe d'esclaves.
Enivrons-nous, dit-il à ses femmes et à ses maîtresses, enivrons-nous dans ces
coupes sacrées d'où l'on a fait tant d'effusions au Dieu des Juifs ! C'est ainsi
que son intempérance le pousse (a) jusqu'à la profanation et au
sacrilège. Tant il est vrai que la lumière de Dieu étant une fois éteinte, le
principe de la droiture entamé (b) et la conscience affaiblie, tous les
crimes l'un après l'autre se naturalisent pour ainsi parler dans notre cœur, et
nous tombons d'excès en excès.
En effet l'auriez-vous cru, je
vous le demande, l'auriez-vous cru, si on vous l'eût dit dans votre jeunesse,
que vous eussiez dû vous durcir ce front (c) jusqu'à mépriser tous les
bruits et tous les reproches du monde? Et vous, l'eussiez-vous pensé, que vos
lèvres accoutumées je ne sais comment à ce plaisir qu'on ne connaît pas de
mentir toujours, à la fin dussent proférer gratuitement autant de mensonges ou
même autant de parjures que de paroles ? Vous êtes tombés par degrés dans cet
abîme ; et pour vous faire descendre dans ces profondeurs dont vous aviez tant
d'horreur, il n'a fallu que vous y conduire par une pente plus douce et plus
insensible. Ainsi, ô divin Sauveur, je bornerais trop ma reconnaissance envers
vous, si je la renfermais seulement dans les crimes que vous m'avez pardonnes.
Hélas ! « ils se sont multipliés par-dessus les cheveux de ma tête, et mon cœur
m'abandonne quand j'y pense (1). » Enfin le nombre en est infini; et je vois
paraître à mes yeux une suite qui n'a point de fin, de péchés connus et
inconnus. Si mes mains en sont innocentes, je le dois à la bonté du Sauveur. O
grâce ! apprenons donc à connaître la société des péchés, et dans un seul que
nous commettons, concevons l'infinité tout entière de notre malice.
Un respect humain vous empêche
de faire une bonne action. Pendant qu'on se déchaîne contre les dévots, vous
rougissez de la profession (d) de la piété véritable. C'est par un
semblable commencement que durant la persécution tant d'ames infirmes firent
1 Psal. XXXIX, 13.
(a) Var : C'est ainsi qu'il est poussé par la
débauche jusqu'à..... — (b) Violé, — diminué. — (c) Durcir votre
front. — (d) Vous craignez de faire profession...
355
naufrage dans la foi, et que l'Eglise pleura leur
apostasie. Si bientôt vous le corrigez l'indifférence inhumaine que vous avez
pour les malheureux et pour les pauvres, vous viendrez, plein de vous-même et de
vos plaisirs, à l'insensibilité du mauvais riche (a). Qu'on pousse à bout
cette vanité qui exige tant de complaisances, ou cet intérêt qui vous fait faire
un faux pas dans le chemin de la bonne foi et de la justice , on verra naître
d'un côté ces monstres d'orgueil qu'on ne pourra plus supporter, et de l'autre
les trahisons et les perfidies signalées. Regardez donc dans ce premier pas où
la main du Sauveur vous a soutenu, toute l'horreur de la chute. Ce que nous ne
craignons pas de notre malice, craignons-le de notre foi blesse (b)
: ou plutôt craignons tout de notre malice et de notre faiblesse tout
ensemble, parce que de l'un à l'autre notre malice nous porte à tout, et que
notre faiblesse sans défense et découverte de tous côtés, hélas ! ne résiste à
rien. Soyons donc toujours en garde contre nous-mêmes : nous avons à entretenir
un édifice branlant ; pour en soutenir la structure qui se dément de toutes
parts, il faut être toujours vigilant, toujours attentif et en action, étayer
d'un côté, réparer de l'autre, affermir le fondement , appuyer cette muraille
caduque qui entraînera tout le bâtiment, recouvrir le comble : c'est par là que
la faiblesse succombe, c'est par là que les pluies pénètrent.
Jusqu'à ce que nous connaissions
toutes ces infirmités, nous ne connaîtrons pas assez le Sauveur. Que ce nom me
donne de confusion ! mais que ce nom me donne de joie et de confiance ! Qu'il me
donne de confusion ! car combien me dois-je tenir pour perdu, puisque j'ai
besoin d'un Sauveur à chaque moment ! Mais combien aussi d'autre part me dois-je
pour ainsi dire tenir pour sauvé, puisque j'ai un Sauveur si puissant et si
secourable, un Sauveur qui ne se refuse à personne, « dont le nom est un parfum
répandu (1) » et dont les grâces s'étendent sur tous les pécheurs, c'est-à-dire
sur tous les hommes ; qui ouvre ses bras à tous, à tous ses plaies, à tous ses
grâces (c) !
1 Cant., I, 2.
(a) Var. : C’est ce principe qui fit
autrefois les apostasies. Qu'on pousse à bout cette vanité, etc. — (b) Ce
que vous ne craignez pas de votre malice craignez-le de votre faiblesse, etc. —
(c) Note marg. : De quoique tempérament, de quelque âge, de quelque
condition que vous soyez, ne craignez pas de venir à lui, qui non-seulement
entre quand ou lui ouvre, mais qui de lui-même frappe toujours pour se faire
ouvrir (Apoc., III, 20). Cette pécheresse a trouvé à ses pieds un plus
digne objet de ses tendresses, un meilleur emploi de ses parfums, un plus bel
usage de ses longs cheveux (Luc., VII). Les pécheurs grossiers y ont
épuré leurs pensées : les publicains s'y sont enrichis du vrai trésor; un saint
Paul a puisé dans sa croix une science plus éminente que celle qu'il avait
acquise aux pieds de Gamaliel (Act., XXII, 3); la contemplation et
l'action y goûtent d'égales délices; enfin il a des consolations pour tous les
maux, des attraits pour toutes les complexions, des soutiens pour toutes les
infirmités.
356
« Ah ! je me glorifierai au
Seigneur mon Dieu, et je me réjouirai en Dieu mon Sauveur : » In Deo salutari
meo (1). « Mon âme, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est en moi célèbre
son saint nom; mon âme, encore une fois, bénis le Seigneur, et ne laisse
échapper à ton souvenir aucune de ses bontés. C'est lui qui a pardonné tous tes
péchés, c'est lui qui soutient toutes tes faiblesses (2). » Mais, pour comble de
félicité, c'est lui qui te délivrera de tous tes périls et qui t'élevant à une
si haute et si parfaite liberté (a), fera que tu ne pourras plus servir
au péché.
C'est donc ici, chrétiens, la
dernière grâce, le prix, la perfection et le comble de toutes les autres. C'est
ce sabbat éternel, c'est ce parfait repos qui nous est promis, où notre fidélité
ne sera pas moins assurée que celle de Dieu, parce qu'alors il fixera nos désirs
errants par la pleine communication du bien véritable. Encore un mot, chrétiens,
sur cette dernière grâce.
TROISIÈME POINT.
Cette dernière grâce sera donnée
au fidèle par notre Sauveur, lorsqu'après la fin de cette vie il lui adressera
ces paroles : « Courage , bon serviteur ; parce que vous avez été fidèle dans
les petites choses, les grandes vous seront données : entrez dans la joie de
votre Seigneur (3). » Entendez-vous, chrétiens, la force de cette parole : «
Entrez dans la joie de votre Seigneur ? » Entendez-vous cette joie sublime,
divine, incompréhensible, qui n'entre pas dans votre cœur comme dans un vaisseau
plus vaste qu'elle, mais qui, plus grande que votre cœur, dit saint Augustin
(4), l'inonde, le pénètre, l'enlève à lui-même? Ce n'est pas sa joie qu'il
1 Luc., I, 46, 47.— 2 Psal.
en, 3.— 3 Matth., XXV, 23.— 4 Confess., lib. IX, cap. X.
(a) Var. : Au plus haut degré de liberté.
357
ressent, c'est la joie de son Seigneur où il entre ; c'est
la félicité de son Dieu, parce qu'il est fait (a), comme dit saint Paul
(1), un même esprit par un amour immuable : si bien que semblable à Dieu, et
Dieu en quelque façon dans cette union (b), tout ce qu'il y a de mortel
en lui est englouti par la vie; il ne sent plus que Dieu seul et entre dans la
plénitude de la joie de Dieu, in gaudium Domini tui. Alors non-seulement
il ne pèche plus, mais encore il ne peut plus pécher. Tous ses désirs sont
contents; avec la capacité de son âme, son espérance est remplie. Qu'est devenue
cette liberté qui ne cessait d'errer d'objets en objets (c) ? Il n'en
connaît plus l'appât. Nul mouvement de son cœur, nulle partie de lui-même ne
peut échapper au souverain bien qui le possède. Le commencement de notre repos,
c'est de pouvoir ne plus pécher ; la fin, ne pouvoir plus pécher : voilà, mes
frères, où il faut tendre, voilà ce que nous avons à désirer. « Hâtons-nous, dit
saint Paul, d'entrer dans ce repos (2). » On ne vient pas à un si grand bien
sans en avoir désiré la jouissance : il faut goûter par avance ces saintes
douceurs. C'est pourquoi Dieu nous a donné dès cette vie un écoulement de la
gloire dans la grâce , un essai de la claire vue dans la foi, un avant-goût de
la possession dans l'espérance, une étincelle de la charité consommée dans la
charité commencée. Commençons donc « à goûter et à voir combien le Seigneur est
doux (3). »
Mais, quoi! on ne m'entend plus.
Tu m'échappes à ce coup, auditeur distrait (d). On nous entend quelque
temps pendant que nous débitons une morale sensible ou que nous reprenons les
vices communs du siècle. L'homme curieux de spectacles s'en fait un , tant il
est vain t de la peinture de ses erreurs et de ses défauts, et croit avoir
satisfait à tout quand il laisse du moins censurer ce qu’il ne corrige pas.
Quand nous venons à ce qui fait l'homme intérieur, c'est-à-dire à ce qui fait le
chrétien, à ces désirs du règne de Dieu (e), à ces tendres gémissements
d'un cœur dégoûté du monde et touché des biens éternels, c'est une langue
inconnue.
1 I Cor., VI, 17. — 2 Hebr.,
IV, 11. — 3 Psal., XXXIII, 9.
(a) Var. : En ce qu’il est fait. — (b)
Si bien que devenu Dieu par cette union. — (c) Il ne connaît plus cette
liberté inquiète qui n'était qu'un égarement et une erreur continuelle. — (d)
Charnel. (e) De la vie céleste.
358
Je ne m'en étonne pas : ce cantique des joies célestes que
je commençais à chanter, c'est le cantique de Jérusalem. Et de qui sont
environnés les prédicateurs ? De qui sont composés ordinairement les grands
auditoires, si ce n'est des habitons de Babylone, des mondains qui apportent
leurs vanités, leur corruption, leur vie sensuelle à ces saints discours? Et
bientôt ils condamneront encore , si Dieu le permet, le prédicateur, s'il ne
sait pas caresser les tendres oreilles et flatter par quelque nouvel artifice,
contenter ou surprendre leur goût ou raffiné ou bizarre. Et je pourrais espérer
que des âmes ainsi prévenues des joies de la terre entendissent les joies du
ciel !
Malheur à nous, malheur à nous,
non pas à cause de ce déluge de maux dont la vie humaine est accablée, ni à
cause de la pauvreté et des maladies, et de la vieillesse et de la mort !
malheur à nous à cause des joies qui nous trompent, qui obscurcissent nos yeux,
qui nous cachent nos devoirs et la fin malheureuse de tous nos desseins !
Malheur à une jeunesse enivrée qui se glorifie dans ses désordres, et qui a
honte de donner des bornes à ses excès ! Malheur au pécheur fortuné qui dit en
son cœur aveugle : « J'ai péché, et que m'est-il arrivé de mal (1) ? » Il ne
songe pas que le Tout-Puissant l'attend au mauvais jour, et qu'assuré de son
coup il ne précipite pas sa vengeance. Malheur à l'impie qui se délecte dans la
singularité de ses sentiments ! Il craindrait de paraître faible, s'il en
revenait; et plus faible, il craint de perdre les vaines louanges de quelques
amis qui, aussi peu résolus que lui sur les vérités de la vie future, sont
néanmoins bien aises d'éprouver jusqu'où l'on peut pousser l'apparence de la
sûreté au milieu de l'incertitude et du doute. Mais Dieu confondra bientôt leur
vaine philosophie ; et malgré cette honteuse dissimulation , il trouvera dans
leur cœur de quoi les convaincre. « Il n'y a point de paix pour l'impie (2), »
dit le Seigneur. Malheur enfin à ceux qui vivent dans les délices, puisqu'ils
sont morts tout vivants, » comme dit l'Apôtre (3)! Jésus-Christ ne sera pas leur
Sauveur; car « son royaume n'est pas de ce monde (4), » et il ne l'a pas préparé
à ceux qui veulent triompher sur la terre. Au contraire c'est d'eux qu'il a
prononcé
1 Eccli., V, 4. — 2 Isa.,
XLVIII, 22. — 3 I Timoth., V, 6. — 4 Joan., XVIII, 36.
359
cette sentence : « Ils ont reçu leur consolation; » et
encore : « Vous avez reçu vos biens (1). » C'est ce que Jésus-Christ a toujours
prêché en public et en particulier, au peuple comme à ses disciples, dans toutes
ses conversations et dans toutes ses paraboles. Quoi ! n'y aura-t-il que des
excès dans son Evangile? N'aura-t-il jamais parlé qu'en exagérant, ou
faudra-t-il forcer toutes ses paroles en faveur de nos passions et pour y
trouver des excuses ?
Mais sans raisonner davantage,
j'appelle ici votre conscience (a) : voulez-vous achever vos jours parmi
ces plaisirs et dans ce continuel empressement ? Répondez-moi, gens du monde, si
vous n'avez pas encore oublié le christianisme. Je ne vous parlerai pas de ces
commerces dangereux, ni de ces intrigues qui se mènent parmi les ténèbres. Je ne
vous parlerai pas de ces rapines cachées, de ces concussions, ni de tout ce
négoce d'iniquité. Mais voulez-vous que la mort survienne , pendant
qu'appesantis par les soins du siècle (b) ou dissipés par ses
divertissements (2) ; pendant qu'incapables de vous occuper ni du siècle à
venir, ni de la prière, ni des œuvres de charité, ni d'aucune pensée sérieuse,
vous ne songez qu'à remplir un temps qui vous pèse, ou d'un jeu qui vous occupe
(c) les jours et les nuits, ou de ces conversations dans lesquelles , pour ne
point parler des médisances dont on les réveille, ce qu'il y a de plus innocent
c'est après tout d'agréables inutilités , dont l'Evangile nous apprend qu'il
faudra un jour rendre comptes ? Voulez-vous passer dans ces vanités la dernière
année de votre vie, qui est peut-être celle que vous commencez aujourd'hui ? Car
quel caractère particulier aura cette année fatale où vous serez comptés parmi
les morts ? Egalement trompeuses, toutes les années se ressemblent ; et c'est à
nous à y mettre de la différence.
— Mais je languis jusqu'à
mourir, dans ces exercices de piété, dans ces oraisons, dans ces lectures. — Que
vous dirai-je? Ce dégoût, c'est un reste de la maladie : le goût vous reviendra
avec la santé ; tâchez seulement de vous guérir. Le temps des
1 Luc., XVI, 25. — 2 Ibid. XXI, 34. — 3
Matth., XII, 36.
(a) Var. : Je ne veux plus faire parler que
votre propre conscience. Répondez-moi, gens du monde, etc. — (b) Pendant
que vous avez le cœur appesanti des affaires, des soucis du monde, de la bonne
chère, des plaisirs. — (c) Travaille, — consume.
360
épreuves est long. Le monde nous le prêche assez par ses
amertumes : nous n'en sommes que trop dégoûtés. Mais vous, en attendant le
moment des consolations, portez votre pénitence : portez la peine de la mollesse
où vous languissez depuis si longtemps, et n'espérez pas, comme un nouveau Paul,
être d'abord ravi au troisième ciel. Souvenez-vous de Jésus qui, avant ses
grandes douleurs et le supplice de la croix, a voulu souffrir pour votre salut
des abattements, des ennuis, des détresses extrêmes, laissez-moi dire ce mot, et
une tristesse jusqu'à la mort. Prenez ce remède nécessaire, et buvez le calice
de sa passion ; la joie vous reviendra avec la santé. Mais puisque les joies de
la terre sont si mortelles à l’âme (a), ne cessons de réveiller sur ce
sujet le genre humain endormi ; répandons dans les saints discours le baume de
la piété, et au lieu de ces finesses dont le monde est las, la vive et
majestueuse simplicité, les douces promesses et l'onction céleste de l'Evangile.
Et vous, célèbre compagnie, qui
ne portez pas en vain le nom de Jésus, à qui la grâce a inspiré ce grand dessein
de conduire les enfants de Dieu dès leur plus bas âge jusqu'à la maturité de
l'homme partait en Jésus-Christ ; à qui Dieu a donné vers la fin des temps (b)
des docteurs, des apôtres, des évangélistes, afin de faire éclater par tout
l'univers et jusque dans les terres les plus inconnues la gloire de l'Evangile,
ne cessez d'y faire servir selon votre sainte institution tous les talents de
l'esprit, de l'éloquence, la politesse, la littérature ; et afin de mieux
accomplir un si grand ouvrage, recevez avec toute cette assemblée, en témoignage
d'une éternelle charité, la sainte bénédiction du Père, etc.
(a) Var. : Nous sont si mortelles. — (b)
Dans ces derniers temps.
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