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PREMIER SERMON
POUR
LE DIMANCHE DE LA QUINQUAGÉSIME,
SUR L'UTILITÉ DES SOUFFRANCES (a).

 

Ipsi nihil horum intellexerunt, et erat verbum istud absconditum ab eis, et non intelligebant quae dicebantur (b) .

 

Les apôtres ne comprirent rien dans tout ce discours que le Fils de Dieu leur fit de sa passion; et ces choses leur étaient cachées (c), et ils n'entendirent point ce qu'il leur disait. Luc, XVIII, 34.

 

L'histoire sacrée de l'Evangile nous représente les saints apôtres en trois états différents depuis leur vocation. Elle nous les représente premièrement dans une grande ignorance des célestes vérités; ensuite nous les voyons dans une incrédulité manifeste ; enfin ils nous sont montrés pleins de lumières et de connaissances, et tellement éclairés qu'ils éclairent eux-mêmes tout le monde. Lorsque Jésus-Christ était avec eux, leur entendement grossier ne pénétrait pas les mystères. Quand il se retira du monde, le scandale de la croix les troubla de sorte qu'ils en perdirent la foi (d). Enfin quand le Saint-Esprit fut descendu, leur foi fut établie immuablement, et toutes les ténèbres qui enveloppaient leurs esprits furent dissipées. Ne nous persuadons pas que ces divers

 

(a) Prêché vers 1659.

Portant l’empreinte de l'école, ce sermon rappelle un peu ces élucubrations août les prœmittenda et les notanda font la principale partie; moins rapide crue tant de chefs-d'oeuvre, il marche à travers les témoignages, et les textes, et les sentences, et même les citations grecques. Mais, d'une autre part, il a moins d’emphase et plus de force réelle, il offre plus de simplicité et moins de termes vieillis que les premiers essais de l'auteur. Placé entre ces deux considérations, on ne peut guère, ce me semble, s'éloigner de la date fixée tout à l'heure; il faut la mettre aux confins de l'époque de Metz et de l'époque de Paris.

(b)  Apres le latin : Kai autoi ouden touton sunekan, kai en to rema touto kekrumenon ap auton, kai ouk eginoskon ta legomena (Luc., XVIII, 34).— (c) Var. : Et le sens de cette parole leur était caché. _ (d) Qu'ils tombèrent dans l'infidélité.

 

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changements nous soient inutiles ; tout se fait ici pour notre salut. Les saints Pères nous ont appris que non-seulement ces hommes choisis de Dieu nous ont instruits parleur sainte et salutaire doctrine ; mais encore qu'ils nous ont appuyés par leurs doutes, qu'ils ont affermi notre foi par leur incrédulité, et je puis bien ajouter qu'ils nous ont aussi enseignés par leur ignorance. C'est pour cela, chrétiens, que la voyant si bien marquée dans les paroles de notre évangile que j'ai récitées, j'ai cru que je de vois m'appliquer à vous proposer aujourd'hui les instructions admirables que le Saint-Esprit veut que nous tirions de l'ignorance où étaient nos maîtres, lorsque se laissant encore guider par leurs sens, ils entendaient si peu les secrets de la sagesse éternelle. Mais comme c'est un ouvrage divin de faire sortir la lumière du sein des ténèbres, et que c'est par un tel ouvrage que Dieu a commencé la création de l'univers : Dixit de tenebris lumen splendescere (1); avant que de nous engager dans une semblable entreprise , appelons à notre secours sa toute-puissance, et demandons-lui tous ensemble la grâce de son Saint-Esprit par l'intercession de la bienheureuse Vierge, en lui disant avec l'ange : Ave.

 

Quand Jésus-Christ propose aux peuples avec des paroles sublimes (a) les impénétrables secrets qu'il a vus dans le sein de son Père ; quand il enveloppe dans des paraboles les mystères du royaume de Dieu, afin, comme il dit lui-même, que les hommes ingrats et superbes « en voyant ne voient point, et en écoutant n'entendent point (2), » on ne doit pas s'étonner beaucoup, chrétiens (b), si les apôtres ne comprennent point ces mystérieux discours. Mais qu'ils n'aient pu concevoir les choses que le Fils de Dieu leur dit aujourd'hui en termes si clairs, je vous confesse, mes frères, que j'en suis surpris. En effet écoutez, je vous prie, de quelle sorte il leur parle dans notre évangile. « Nous montons, leur dit-il, en Jérusalem, et toutes les choses que les prophètes ont écrites du Fils de l'homme seront bientôt accomplies (c). Car

 

1 II Cor., IV, 6. — 2 Marc., IV, 12.

(a) Var. : Avec des paroles sublimes et mystérieuses. — (b)  le ne m'étonne pas, chrétiens. — (c) Lui arriveront bientôt.

 

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il sera livré aux gentils, il sera moqué, flagellé , on lui crachera au visage ; et après l'avoir fouetté, ils le feront mourir, et il ressuscitera le troisième jour (1). » Je vous demande, Messieurs, en quelle partie de ce discours vous trouvez de l'obscurité ; au contraire ne paraît-il pas que tout y est fort intelligible? Il spécifie tout fort distinctement ; et il ne s'était pas énoncé en ternies plus clairs, quand les apôtres lui dirent en un autre endroit (a) : « Maître, vous nous parlez à cette heure tout ouvertement, et vous n'usez d'aucune figure ni parabole : » Ecce nunc palàm loqueris, et proverbium (b) nullum dicis (2). Et toutefois admirez que Jésus ayant dit ces choses sans aucune ambiguïté, saint Luc remarque aussitôt qu'ils ne comprirent rien en tout son discours ; et comme si c'était peu de l'avoir observé une seule fois, il continue en disant : « Cette parole leur était cachée ; » et enfin il ajoute encore : « Et ils n'entendaient pas ce qu'il leur disait. »

Certainement ce n'est pas en vain que l’Evangéliste insiste si fort sur cette ignorance des apôtres ; il veut que nous entendions par ces fréquentes répétitions combien étaient épais les nuages qui enveloppaient leurs esprits, et tout ensemble il nous avertit qu'il ne  faut point passer ici légèrement, mais nous arrêter avec attention et sérieusement réfléchir sur une telle ignorance. Or, mes frères, pour me conformer à l'intention de l'auteur sacré et à celle du Saint-Esprit, j'ai dessein de vous proposer les réflexions que j'ai faites. Ce que je découvre d'abord, c'est qu'il ne suffit pas (c) que le soleil luise et que les flambeaux soient allumés, si la vue est mal disposée, et que la clarté se présente en vain lorsque les yeux sont malades. Mais quel était cet aveuglement qui empêchait les apôtres d'entendre des paroles si manifestes et de voir pour ainsi dire dans un si grand jour? C'est ce qu'il nous faut rechercher, et c'est là qu'en trouvant la cause qui offusque leur intelligence, nous connaîtrons les empêchements qui obscurcissent aussi

 

1 Luc., XVIII, 31-33.— 2 Joan., XVI, 29.

(a) Var. : Ne paraît-il pas que tout y est fort intelligible, et qu'il ne leur parlait pas plus clairement lorsque les apôtres lui dirent en un autre endroit. — Et que jamais les apôtres n’ont eu plus de raison de dire au Sauveur ce qu'ils ont dit en un autre endroit. — (b) Note marg. : Paroimian. — (c) Je vois avant toutes choses qu'il ne suffit pas.

 

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si souvent la nôtre. Pour pénétrer ce secret, conférons un autre passage avec celui-ci; c'est une excellente méthode pour entendre les Ecritures ; je m'en servirai en ce lieu, et saint Luc nous expliquera les sentiments de saint Luc.

Après qu'il a rapporté (a) dans son chapitre IX un discours du Sauveur des âmes sur le sujet de sa passion et de sa mort, semblable à celui qu'il tient dans l'évangile de ce jour, il remarque pareillement que les apôtres n'y comprirent rien : « Et les disciples, dit-il, n'entendirent point cette parole, et elle était comme voilée devant eux, en sorte qu'ils n'en sentaient pas la force, et ils craignaient de l'interroger sur cette parole : » At illi ignorabant verbum istud, et erat velatum ante eos, ut non sentirent illud, (b)  et timebant eum interrogare de hoc verbo. Je vois, si je ne me trompe, les deux causes de l'aveuglement. Si les apôtres n'entendent pas les paroles très-évidentes du Sauveur Jésus, c'est que non-seulement leur esprit, mais encore leur volonté est mal disposée. Premièrement ils n'entendent pas, parce qu'ils ont l'esprit occupé par d'autres pensées et obscurci par les préjugés qui naissent des sens, et voilà ce voile qui est devant eux et les empêche de voir : Et erat velatum ante eos. Secondement ils n'entendent pas, parce qu'ils ne veulent pas chercher l'éclaircissement, et ils ne découvrent pas la lumière à cause qu'ils détournent volontairement les yeux. « Ils craignaient, dit l'Evangéliste, de l'interroger sur cette parole : » Et timebant eum interrogare de hoc verbo. Voilà donc les deux grands obstacles qui nous empêchent d'entendre les paroles de Jésus-Christ : obstacle de la part de l'entendement, qui prévenu de ses pensées et couvert de ses préjugés comme d'un voile ténébreux (c), ne peut pénétrer à travers ce voile qui lui couvre les vérités évangéliques, ni le percer par ses regards ; obstacle de la part de la volonté, qui fuit l'éclaircissement et ne veut pas être instruite. Telles sont les causes profondes de l'aveuglement des mortels sur la passion du Sauveur. L'esprit préoccupé ne peut recevoir la lumière, la volonté dépravée l'évite et la craint. O Jésus ! dans quelque évidence

 

(a) Var. : Raconté. — (b) Note marg. ; Ina me aithontai auto (Luc., IX, 45). — (c) Var. : Et enveloppé pour ainsi dire dans ses préjugée comme dans...

 

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que vous exposiez le mystère de vos souffrances, les homme n'entendront jamais ; et notre aveuglement (a) sera sans remède, si nous ne déracinons ces deux maux extrêmes qui nous empêchent de voir, la préoccupation dans l'esprit et une crainte secrète dans la volonté qui nous fait appréhender la lumière. C'est aussi ce que j'entreprends avec le secours de la grâce, dans les deux parties de mon discours.

 

PREMIER POINT.

 

Saint Thomas voulant nous décrire ce que c'est qu'un bon entendement, et quel est l'homme bien sensé, dit que c'est celui dont l'esprit est disposé comme une glace nette et bien unie (b), « où les choses s'impriment telles qu'elles sont, sans que les couleurs s'altèrent ou que les traits se courbent et se défigurent : » In quo objecta non distorta, sed simplici intuitu recta videntur (1). Qu'il y a peu d'entendements qui soient disposés de cette sorte ! que cette glace est inégale et mal polie ! que ce miroir est souvent terni, et que rarement il arrive que les objets y paraissent en leur naturel ! Mais il n'est pas encore temps de nous plaindre de nos erreurs ; il en faut rechercher les causes, et tous les sages sont d'accord que l'une des plus générales, ce sont nos préventions, nos vains préjugés, nos opinions anticipées.

Le même saint Thomas remarque qu'il y a un certain mouvement dans nos esprits qui s'appelle précipitation, et je vous prie, Messieurs, de le bien entendre. Ce grand homme, pour nous le rendre sensible, nous l'explique par la ressemblance des mouvements corporels (2). Il y a beaucoup de différence entre un homme qui descend et un homme qui se précipite. Celui qui descend, dit-il, marche posément et avec ordre, et s'appuie sur tous les degrés ; mais celui qui se précipite se jette comme à l'aveugle par un mouvement rapide et impétueux, et semble vouloir atteindre les extrémités sans passer par le milieu. Appliquons ceci, avec saint Thomas, aux mouvements de l'esprit. La raison, poursuit ce grand homme, doit s'avancer avec ordre et passer considérément d'une

 

1 Ia Iae, Quaest. LI, art. 3. — 2 Ibid., Quœst. LIII, art. 3.

(a) Var. : Notre ignorance. — (b) Comme un miroir très-net et très-poli.

 

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chose à l'autre (a) : si bien qu'elle a comme ses degrés par où il faut qu'elle passe avant que d'asseoir son jugement; mais l'esprit ne s'en donne pas toujours le loisir. Car il a je ne sais quoi de vif qui fait qu'il se hâte toujours et se précipite. Il aime mieux juger que d'examiner les raisons, parce que la décision lui plaît et que l'examen le travaille. Comme donc son mouvement est fort vif et sa vitesse incroyable, comme il n'est rien de plus malaisé que de fixer la mobilité et de contenir ce feu des esprits, il s'avance témérairement, il juge avant que de connaître ; il n'attend pas que les choses se découvrent et se représentent comme d'elles-mêmes, mais il prend des impressions qui ne naissent pas des objets, et trop subtil ouvrier il se forme lui-même de fausses images. C'est ce qui s'appelle précipitation, et c'est la source féconde de tous les faux préjugés qui obscurcissent notre intelligence.

En effet, Messieurs, ces préventions et ces opinions anticipées sont autant de nuages devant l'esprit et autant de taches sur ce beau miroir, qui empêchent que la vérité n'y soit imprimée. Vous sollicitez un juge, vous vous excusez envers un maître, vous voulez instruire un égal ; vous le trouvez prévenu : ô le grand et inutile travail ! oh ! que vos paroles sont faibles et que vous vous consumez par un vain effort ! L'esprit est engagé et a pris sa forme. Les idées qui sont déjà au dedans repoussent tout ce qui vient du dehors, (b) La vérité se présente, on ne la voit plus, on ne l'entend plus. Ah ! mes frères, donnons-nous garde de cette dangereuse précipitation. Laissons agir les raisons, laissons faire les choses ; c'est-à-dire recevons les impressions que la vérité fera sur notre esprit, mais n'en prenons point de nous-mêmes. Apprenons à arrêter cette mobilité inquiète (c) ; car ensuite, pour l'ordinaire, on ne revient plus : et comme si notre entendement avait fait son effort, il semble n'avoir plus d'activité que pour suivre l'impression qu'il s'est donnée à lui-même et s'engager dans la route qu'il a commencée. Car ces pernicieuses préoccupations

 

(a) Var. : Doit marcher avec ordre et aller considérément d'une chose à l'autre. — (b)  Note marg. : Et conversum est retrorsum judicium, et justitia longè stetit quia corruit in plateà veritas, et œquitas non potuit ingredi (Isa., LIX, 14). Combien de fois un ferme l'oreille aux plaintes  générales des innocents !— (c) Var.: Impétueuse.

 

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nous troublent tellement la vue, que «la lumière de nos yeux n'es! plus avec nous : » Lumen ocidorum meorum et iptum non est mecum (1) ; et nous enchantent de sorte, si vous me permettez de parler ainsi, que nous ne sommes capables de voir ni les objets qui se présentent, ni même ce voile obscur qu'elles nous mettent subtilement devant les yeux.

        Considérez les apôtres : vous avez ouï les paroles par lesquelles le Fils de Dieu leur explique les opprobres de sa passion et l'ignominie de sa mort prochaine ; et vous avez reconnu (a) qu'il n'y a rien ni de plus clair ni de plus formel. Toutefois, vous le voyez, ils sont tellement occupés de la fausse imagination des grandeurs mondaines, car c'est là ce qui les tient arrêtés, du règne temporel du Messie, de son trône, de ses triomphes, qu'ils se figurent semblables à ceux que le monde admire, qu'ils ne peuvent comprendre ses discours. Et remarquez, chrétiens, qu'ils avaient déjà entendu que Jésus était le Fils de Dieu. Saint Pierre l'avait confessé lorsqu'il avait rendu au nom de tous ce témoignage admirable que la chair et le sang ne lui avaient point révélé : « Vous êtes le Christ Fils du Dieu vivant (2) ; » témoignage qui changea Simon en Pierre, et le fit véritablement fils de la colombe et le fondement de l'Eglise. Mais aussitôt qu'il commence à parler des traitements inhumains que lui feront les anciens du peuple et les scribes, et de sa croix, non-seulement ils n'entendent plus, mais encore ils le contredisent de toute leur force, jusqu'à s'en faire appeler Satan. « A Dieu ne plaise, Seigneur, disent-ils ; cela ne vous arrivera point : » Absit à te, Domine, non erit tibi hoc (3) ! « Allez, Satan, dit Jésus à Pierre, vous m'êtes un scandale, parce que vos sentiments ne sont pas selon Dieu, mais selon les hommes. » Etrange effet de la prévention ! les apôtres se sont élevés au-dessus du ciel et de toute la nature, pour contempler Jésus-Christ dans le sein de son Père céleste et découvrir le secret de sa génération éternelle ; et ils ne peuvent entendre le sacré mystère de ses humiliations. Et toutefois, chrétiens, n'est-il pas bien plus difficile de croire qu'un homme soit le Fils de Dieu, que de croire

 

1 Psal. XXXVII, 11. — 2 Matth., XVI, 16. — Ibid., 22, 23.

(a) Var. : Confessé.

 

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qu'un homme soit exposé aux accidents communs de l'humanité ? Le chemin n'est-il pas de beaucoup plus long et la chute bien plus étrange du ciel en la terre, du sein du Père céleste dans celui d'une créature mortelle, que de là à la mort et au sépulcre ? Et néanmoins les apôtres ont bien entendu cette première démarche, et ils ne peuvent entendre que leur maître fasse la seconde ; ils ne peuvent s'imaginer ni qu'il souffre, ni qu'il meure. J'ai même remarqué que la résurrection choque leur esprit, parce que pour ressusciter il faut mourir ; et ils ne conçoivent pas que le Sauveur se rabaisse jusque-là : tant ils s'étaient mis dans l'esprit que tout devait être grand et magnifique dans le Fils de Dieu, tant ils s'étaient rempli l'imagination des opinions judaïques touchant le règne pompeux de leur Messie. C'est pourquoi (a), dans quelque évidence que Jésus-Christ leur puisse parler de sa croix et de ses souffrances, ils ne peuvent rien comprendre dans ses paroles ; « et leur premier préjugé est un voile qui les empêche d'en sentir la force : » Et erat velatum ante eos, ut non sentirent illud (1).

Que si vous me demandez d'où naissait dans les saints apôtres une si violente préoccupation, je vous le dirai, Messieurs, en peu de paroles : c'est qu'ils voulaient juger des desseins de Dieu selon la mesure du sens humain. Je l'ai déjà dit, Messieurs, que ce qui est cause que nous jugeons mal, c'est que nous jugeons précipitamment, et que notre esprit trop prompt se laisse emporter, penche d'un côté ou d'un autre avant que de bien entendre, parce que si notre esprit évitait cette précipitation, il aimerait mieux s'arrêter et demeurer en suspens, que de prendre mal son parti. Mais il faut encore ajouter qu'à l'égard des choses divines, quelque soin que nous apportions à les pénétrer et avec quelque considération que nous balancions pour ainsi dire notre jugement, nous sommes toujours téméraires et précipités, lorsque nous espérons connaître ou que nous osons juger par nous-mêmes. Pour connaître les choses de Dieu, il faut que Dieu nous enseigne et forme lui-même notre jugement : Et erunt omnes docilites Dei...,

 

1 Luc., IX, 45.

(a) Var. : Ainsi.

 

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docti à Domino (1). Car il est tellement au-dessus de nous, que tout ce que nous en pouvons penser de nous-mêmes nous est un obstacle invincible pour entendre ce qu'il est. C'est pourquoi ce sublime théologien, dont saint Denis Aréopagite ne désavouerait jamais la doctrine ni les sentiments, dans ce traité admirable qu'il a composé de la Théologie mystique, dit que nous ne sommes capables d'entendre Dieu que par une entière cessation de toute notre intelligence : Pases tes gnoseos anenergesia (2). Il faut entendre, mes frères, que tout l'effort que nous faisons de nous-mêmes pour connaître Dieu, ce premier Etre, toute notre activité et notre pénétration naturelle ne sert qu'à obscurcir et confondre notre intelligence ; nous ne faisons que tournoyer. Il ne suffit pas de nous élever au-dessus des sens avec Moïse sur la montagne dans la plus haute partie de l'esprit; il faut imposer silence à nos pensées, à nos discours et à notre raison, et entrer avec Moïse dans la nuée, c'est-à-dire dans les saintes ténèbres de la foi, pour connaître Dieu et ses vérités. Que s'il est si fort au-dessus de nous, ne s'ensuit-il pas aussi qu'il ne pense pas comme nous, qu'il ne résout pas comme nous? mais plutôt, connue il dit lui-même par son prophète Isaïe : «Mes pensées ne sont pas vos pensées, et mes voies ne sont pas vos voies ; car autant que le ciel est élevé par-dessus la terre, autant sont élevés mes conseils au-dessus de vos conseils, et mes voies au-dessus de vos voies (3). » Et il ne faut pas distinguer ici les grossiers d'avec les subtils. Car la plus haute subtilité de l'esprit humain, qu'est-ce autre chose devant Dieu qu'une misérable ignorance? C'est pourquoi il parle ainsi dans son Ecriture : « Où sont les sages? où sont les savants? où sont les docteurs? n'est-ce pas moi qui ai confondu toute la sagesse du siècle (4)? » Et ailleurs : Qui dat secretorum scrutatores quasi non sint, ac judices terrœ velut inane fecit (5) : « C'est lui qui anéantit ceux qui se mêlent de pénétrer les secrets, et réduit a rien les pensées de ceux qui entreprennent de juger de toutes choses. »

Et en effet écoutons ce que dit le  Fils de Dieu dans notre

 

1 Joan., VI, 45 ; Isa., LIV, 13. — 2 de Myst. theol., cap. I. — 3 Isa., LV, 8, 9. — 4 Isa., XL, 23.

 

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évangile : « Nous allons à Jérusalem, et ce qui est écrit du Fils de l'homme sera accompli. » Quoi? les prophéties de son règne? Nullement. «Il sera livré entre les mains des gentils, et il sera moqué, flagellé, attaché à un bois infâme. » O Dieu ! quel est ce mystère? Appelons ici pour un moment notre sens humain, et voyons si nous en pouvons espérer quelque secours. Seigneur, que nous dites-vous? Vous êtes notre Dieu, notre Rédempteur; vous êtes venu pour nous délivrer de la main de nos ennemis et régner sur nous éternellement : pourquoi donc tant d'opprobres, tant d'ignominies? O profondeur des conseils de Dieu et hauteur impénétrable de ses pensées! Jésus-Christ se fait admirer par sa doctrine céleste; on admire l'autorité avec laquelle il enseigne. Ceux qui venaient pour le prendre et se saisir de sa personne, sont pris eux-mêmes et comme arrêtés (a) intérieurement par la force de ses discours ; ils s'écrient, ravis et hors d'eux-mêmes : « Jamais homme n'a parlé comme celui-là : » Nunquam sic locutus est homo sicut hic homo (1). Jésus-Christ étonne le monde par ses miracles, il éclaire les aveugles-nés, il fait marcher (b) les paralytiques, il délivre les possédés, il ressuscite les morts : ce n'est pas là qu'il nous sauve. Jésus-Christ est livré à ses ennemis et se laisse écraser comme un ver de terre : c'est là qu'il devient notre Rédempteur. O Dieu! qui le pourrait croire? Il ne nous rachète pas en se montrant Dieu, il nous rachète en se rabaissant au-dessous des hommes ; il ne nous rachète pas en faisant des miracles incompréhensibles, il nous rachète en souffrant des indignités inouïes. C'est pour cela que nous voyons dans son Evangile que, pendant que tout le peuple était étonné d'un miracle qu'il venait de faire (c), il parle ainsi à ses disciples : « Mettez vous autres ces paroles dans vos cœurs : Le Fils de l'homme sera livré entre les mains des pécheurs : » Ponite vos in cordibus vestris sermones istos : Filius enim hominis futurum est ut tradatur in manus peccatorum (2). De même que s'il eût dit : Cette nation infidèle s'attache seulement à mes miracles; mais vous qui êtes

 

1 Joan., VII, 46. — 2 Matth., XXVI, 45.

(a) Var. : Comme liés — (b)  Il redresse. — (c) Note marg. : Omnibus  mirantibus in omnibus quœ faciebat (Luc, IX, 44).

 

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mes disciples, je veux que vous vous attachiez à mes souffrances. Ne regardez pas tant les maux que je guéris dans les autres, que ceux que j'endurerai moi-même pour votre salut. Sachez que j’opérerai votre salut, non en guérissant dans les autres les maux corporels, mais en les souffrant moi-même : « Mettez ceci dans vos cœurs. » Voyez qu'il parle de sa passion comme d'une chose incompréhensible, à laquelle l'esprit répugne et qu'on a peine à y faire entrer quand il est préoccupé des pensées du monde.

En effet que voient les yeux de la chair dans la passion de Jésus? que voient-ils, Messieurs, autre chose que des témoins subornés, des juges corrompus, des soldats insolents, une populace irritée et un innocent accablé par le concours de ses envieux « et rangé avec les méchants?» Et cum iniquis reputatus est (1). Mais faisons taire la raison humaine, entrons dans les voies de Dieu sous la conduite de Dieu même. Ces plaies sont notre santé; cette croix c'est notre espérance (a) ; cette couronne d'épines nous assure la couronne de gloire; ce sang répandu est notre baptême ; ce visage défiguré et ce corps déchiré inhumainement par les coups de fouet nous promettent l'immortalité. « O merveille ! s'écrie ici le philosophe martyr, je veux dire saint Justin (2) ; ô échange incompréhensible et surprenant artifice de la sagesse de Dieu ! Un seul est frappé, et tous sont délivrés; le juste est déshonoré , et les coupables en même temps remis en honneur ; l'innocent subit ce qu'il ne doit pas, et il acquitte tous les pécheurs de ce qu'ils doivent (b). Car qu'est-ce qui pouvait couvrir nos péchés, si ce n'était sa justice? Comment peut être mieux expiée la rébellion des serviteurs que par l'obéissance du Fils? L'iniquité de plusieurs est cachée dans un seul juste, et la justice d'un seul fait  que plusieurs sont justifiés. » C'est ce que dit saint, Justin, c'est ce qu’il  a appris de l'Apôtre. Voilà, mes frères, ce grand conseil a suisse de Dieu : conseil profond, conseil inconnu aux plus hautes puissances du ciel, que le Père, dit saint Justin, n'avait

 

1 Isa., LIII, 12 ; Marc., XV, 28, — 2 Epist. ad Diognet., n. 9.

 

(a) Var. : Autel. — (b) Dieu frappe son Fils innocent pour l'amour des hommes coupables pour l'amour de son Fils innocent.

 

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communiqué qu'à son Fils et à l'Esprit éternel qui procède de l'un et de l'autre ; conseil qui s'est découvert dans les derniers temps et qui a fait, dit l'Apôtre (1), que «la sagesse de Dieu a été manifestée par l'Eglise aux célestes intelligences; » conseil dont la raison ne se doutait pas et qui ne pouvait monter dans le cœur de l'homme, mais que ceux-là ont appris qui savent renoncer à leur propre sens.

Apportons à Dieu un esprit dompté, abaissons nos entende-mens, portons avec joie le joug de la foi, aimons ses saintes ténèbres, adorons Dieu humblement dans cette vénérable obscurité ; ne recherchons pas curieusement, mais adorons avec respect les choses divines. La foi est le chemin à l'intelligence, (a) Si nous présentons à Dieu un esprit vide de ses pensées propres, Dieu le remplira de ses lumières : Magna scientia est scienti conjungi (2). Ne permettons pas à nos sens de mêler ici leurs images, ni à notre esprit ses vues, ni à notre jugement ses décisions : Quœstiones omnes una fides solvat. S'il s'élève des doutes, écoutons les paroles de Jésus-Christ. Car, comme dit le saint martyr que je vous ai déjà tant cité (3), «Dieu a répandu dans les paroles de son Fils je ne sais quoi de terrible et de vénérable, qui a la force d'abaisser les esprits et de captiver les entendements. » Ne combattez pas les doutes par des raisons ni par des disputes, mais combattez-les par des œuvres; modérez vos passions ; fuyez vos plaisirs corrompus; réprimez vos emportements. Que prétend le malin, quand il jette dans vos esprits des doutes subtils? arrêter le progrès de vos bonnes œuvres, vous faire marcher incertains entre Jésus-Christ et le monde. (b) Prenez une voie contraire pour réfuter tous les doutes et toutes les tentations qui combattent en vous l'Evangile : la pratique de l'Evangile. La foi à couvert par

 

1 Ephes., III, 9, 10.— 2 S. August., serm., II in Psal. XXXVI, n. 2.— 3 Exposit. rect. Confess., int. Oper. S. Just., p. 432.

(a) Note marg. : «Celui-là est savant, qui ne sait pas seulement où il faut s'avancer, mais où il faut s'arrêter. » (S. Chrysost., homil. VIII in Epist. II ad Tim.) Comme dans un fleuve celui-là le connaît, qui sait où est le gué et où les abîmes sont impénétrables. Si non intellexisti, craie; intellectus enim merces est fidei (S. August., Tract, XXIX in Joan., n. 6). Voy. sainte Catherine. — (b)  Quand dans un corps défaillant vous avez peine à espérer l'immortalité, vous ne savez... ; vie future ; vous flottez incertains entre les sens.

 

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les oeuvres. Votre esprit refuse de franchir ce pas, semblable à un cheval indompté; poussez-le avec plus de force; ne lui permettez pas de se relâcher. L'ennemi affaiblit la créance pour que la volonté se ralentisse. Engagez si fortement la volonté, qu'elle fortifie la créance. Mais vous entendrez mieux cette vérité dans ma seconde partie.

 

SECOND  POINT.

 

C'était la coutume des apôtres, après que le Fils de Dieu avait enseigné quelque grand mystère ou proposé au peuple quelque parabole, de l'interroger en particulier sur les choses qu'ils n'avaient pas entendues; et ils lui disaient ordinairement : Maître, expliquez-nous ce discours. Ce n'est donc pas sans mystère que saint Luc a remarqué si expressément que Jésus leur ayant parlé de sa passion, non-seulement ils ne comprirent pas ses paroles, mais encore « ils appréhendaient de l'interroger et de lui en demander l'intelligence : » Et timebant eum interrogare de verbo hoc (1). Par où vous voyez manifestement qu'une des causes de leur ignorance, c'est qu'ils fuyaient la lumière et ne voulaient entendre en aucune sorte ce que Jésus leur disait de ses humiliations. D'où leur vient ce sentiment inusité, et pourquoi est-ce que leur curiosité languit en ce point? Les interprètes remarquent que l'amour tendre et sensible qu'ils avaient pour le Fils de Dieu, faisait qu'entendant parler de sa croix et de ses souffrances, ils détournaient les oreilles et ne pouvaient consentir à de telles indignités. J'accorde cette vérité; mais j'ai appris des saints Pères et des Ecritures divines quelque chose de plus profond.

Je dis donc qu'ils comprenaient qu'ils auraient leur part aux travaux et à l'ignominie de leur Maître; si bien que, lorsqu'il parlait de sa passion et de sa mort, ils voyaient assez clairement à quoi il les engageait. Il les avait appelés pour le suivre et l'accompagner, et ils ne doutaient nullement qu'ils ne dussent participer à tous les états de sa vie. C'est pourquoi j'ai observé dans son Evangile qu'ils avaient une grande pente et beaucoup de facilité à reconnaître ses grandeurs, parce qu'ils se laissaient flatter à une

 

1 Luc., IX, 45.

 

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douce espérance d'entrer en société de sa gloire, (a) Ils entendaient parler avec joie de son règne, de ses victoires, de son auguste souveraineté et même de sa divinité. Nous ne lisons pas, si je ne me trompe, qu'ils eussent peine à recevoir ces magnifiques vérités; et il leur fâchait seulement qu'il ne déclarait pas assez tôt sa toute-puissance. Il n'y a que les mystères de sa passion qu'ils ne veulent pas comprendre, de peur d'être enveloppés dans les disgrâces de leur Maître. Aussi comme ils avaient vu en plusieurs rencontres la haine furieuse et envenimée qu'avaient contre lui les principaux de Jérusalem, quand ils virent qu'il y allait, ils furent saisis d'étonnement, et saint Marc a observé « qu'ils le sui-voient en tremblant : » Et sequentes timebant (1). Et quand il se déclara sur les maux qu'il allait souffrir, vous avez déjà vu, mes frères, combien ils appréhendaient ces paroles. En effet saint Matthieu remarque que ce fut aussitôt après qu'il eut achevé ce qu'il leur avait dit de sa passion, que les deux enfants de Zébédée, comme pour changer de discours et dissiper ces idées funèbres, s'approchèrent pour lui demander les premières places de son royaume (2) : tant il est vrai qu'ils ne voulaient croire que les grandeurs de leur Maître, pour y avoir part avec lui, et refusaient d'entendre parler de ses peines par la crainte d'être appelés à cette société.

Mais j'ai pris garde, au contraire, en lisant les saintes paroles de Jésus-Christ notre Seigneur, que c'est dans le même temps qu'il déclare le plus ses grandeurs divines, qu'il appuie aussi le plus fortement sur ses humiliations. Quand ces deux disciples inconsidérés lui demandent les places d'honneur autour de son trône, il leur présente le calice de sa passion (3). Au jour de sa glorieuse transfiguration, il s'entretient avec Moïse et avec Elie de la fin tragique qu'il devait faire en Jérusalem; et vous verrez en saint Matthieu que ce fut dans le temps précis qu'ils reconnurent sa divinité, qu'il s'attacha plus que jamais à les instruire des cruautés inouïes qu'il devait endurer à Jérusalem par la malice de ses en-

 

1 Marc., X, 32. — 2 Matth., XX, 20. — 3 Ibid., 22.

(a) Note marg. : Que les hommes croient facilement ce qui favorise leurs inclinations et ce qui flatte leur espérance !

 

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vieux (1). Tout cela se fait-il en vain? Et au contraire ne voyez-vous pas que le Sauveur veut faire entendre aux apôtres, et non-seulement à eux, mais encore à nous, à nous qui avons été baptisés en sa croix et en sa mort, qu'il n'y a point d'espérance d'avoir part à ses grandeurs, si nous n'entrons généreusement dans la société de ses souffrances?

La voilà, Messieurs, cette parole que les apôtres n'entendaient pas et qu'ils ne voulaient pas entendre : c'est qu'il faut souffrir, c'est qu'il faut mourir, c'est qu'il faut être crucifié avec Jésus-Christ. Oh! qu'ils l'ont entendue depuis, lorsqu'ils s'estimaient si heureux d'être maltraités pour son nom ! Mais nous, mes frères, l'entendons-nous, cette parole fondamentale du christianisme? Chrétiens, enfants de la croix et des plaies de Jésus-Christ (a), qui n'approchez jamais de sa sainte table sans communiquer à sa mort et à ses blessures, songez-vous qu'il n'y a point de salut pour vous si vous ne souffrez avec lui? Oh ! que ce discours est véritable ! mais aussi qu'il est dur aux sens! Et que j'appréhende, mes frères, que vous ne craigniez de m'interroger sur cette parole ! mais aussi n'attendrai-je pas que l'on m'interroge, mais je vous dirai en finissant ce que Jésus-Christ et ses apôtres nous ont enseigné sur l'étroite obligation que nous avons tous de participer à sa croix.

Il y a deux sortes de peines qui exercent les enfants de Dieu, dont les unes résultent nécessairement de l'observation de ses saints préceptes, et les autres nous sont envoyées par une occulte disposition de son éternelle providence. Pesez donc, chrétiens, avant toutes choses, que la vie chrétienne est laborieuse, parce que la voie du ciel est étroite et les préceptes de l'Evangile forts et vigoureux, qui vont à séparer l'homme de lui-même, à le faire mourir à ses sens, à lui apprendre à crucifier sa propre chair. Car si le Sauveur des âmes est entré dans sa gloire par sa croix, il a donné la munie loi à tous ceux qui marchent sous ses étendards. « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce soi-même, et qu'il porte sa croix tous les jours et me suive (2). » A qui dit-il cette parole? Est-ce aux religieux et aux solitaires? Ouvrez

 

1 Luc., IX, 31 ; Matth., XVI, 21. — 2 Luc., IX, 23.

(a) Var. : De la croix et des douleurs infinies.

 

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l'Evangile, lisez : Dicebat autem ad omnes (1) : « Et Jésus disait à tous. » Vous le voyez, c'est à tous qu'il parle, à vous mes frères qui écoutez, aussi hien qu'à moi qui vous prêche. Il faut que nous entendions que la vie chrétienne est un travail sans relâche, parce qu'il faut à chaque moment nous arracher à ce qui nous plaît, combattre tous les jours nos mauvais désirs. Il faut craindre ce qui nous attire, pardonner ce qui nous irrite, souvent rejeter ce qui nous avance et nous opposer nous-mêmes aux accroissements de notre fortune. Car les moyens légitimes ordinairement sont bien lents, la voie de la vertu longue et ennuyeuse; mais aussi les chemins abrégés sont infiniment dangereux.

Que les hommes aiment ici à être flattés! ils veulent que nous leur fassions un Evangile commode, qui joigne le monde avec Jésus-Christ. Ils consultent, ils font des questions sur la morale chrétienne. Tant que nous nous tenons sur les maximes générales de la régularité, ils écoutent tranquillement. Que si l'on vient au détail, si l'on commence à leur faire voir les obligations particulières, si on leur annonce en simplicité les salutaires rigueurs des voies étroites de l'Evangile; si on commence à leur faire voir que ces moyens de profiter ne sont pas permis, que ce commerce est pernicieux et que « qui aime le péril y périra (2) ; » que ces grands divertissements qui semblent innocents sont très-dangereux, parce qu'ils emportent une étrange dissipation, qui fait que l'homme s'échappe à lui-même ; et qu'enfin il n'est pas permis au chrétien d'abandonner tout à fait son cœur, non-seulement aux plaisirs défendus, (a) mais même aux plaisirs licites, etc., nous éprouvons tous les jours qu'on nous arrête, qu'on nous détourne : on craint que nous n'enfoncions trop avant, on cesse d'interroger et on appréhende de voir trop clair : Et timebant eum interrogare de verbo hoc.

Optimus minister tuus est, qui non mugis intuetur hoc a te audire quod ipse voluerit, sed potiùs hoc velle quod à te audierit (3) : «Celui-là est un véritable disciple de Jésus-Christ et de l'Evangile, qui s'approche de ce divin Maître, non pour entendre ce qu'il

 

1 Luc., IX, 23. — 2 Eccli., III, 27. — 3 Confess., lib. X, cap. XXVI.

(a) Note marg. : Nec nominentur in vobis (Ephes., V, 3).

 

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veut mais pour vouloir ce qu'il entend.» Aimons donc qu'on nous mène par les sentiers droits, laissons les voies détournées à ceux qui ne craignent pas de hasarder leur éternité. Aimons ce qui abat le règne du péché, la tyrannie de la convoitise, ce qui fait vivre l'esprit. Si cette voie est pénible, consolons-nous, chrétiens; la voie des passions ne l'est guère moins, elle l'est même beaucoup davantage : ce n'est pas seulement la raison qui les combat, elles se contrarient les unes les autres; le monde les traverse. Nul ne fait moins ce qu'il veut que celui qui veut faire tout ce qu'il veut. Car pendant que chacun s'abandonne à ses volontés, elles se heurtent mutuellement; et pendant que je lâche la bride à ma volonté, je me trouve arrêté tout court par la volonté d'autrui, qui n'est pas moins violente (a). Tales cupiditates faciliùs resecantur in eis qui Deum diligunt, quàm in eis qui mundum diligunt aliquando satiantur (1). Modérons-les donc plutôt dans la source même; que ce soit plutôt la raison qui retienne nos volontés précipitées, qu'une malheureuse nécessité qui ajoute au désir d'avoir la rage de n'avoir pas. (b)  Si la vertu est un fardeau, celui que le monde impose est beaucoup plus dur; et le joug de Jésus-Christ n'est pas seulement le plus honnête, mais encore le plus doux et le plus léger : Onus meum leve (2).

Mais pendant que vous vous ferez à vous-mêmes une sainte violence pour mortifier en vous les mauvais désirs et dompter vos passions déréglées, ne croyez pas, ô enfants de Dieu, que ce bon Père vous laisse en repos de son coté. Autrefois, durant la loi de Moïse, il promettait les fruits de la terre à ceux qui marchaient dans ses commandements (c). Il n'en est pas de la sorte sous celui qui a dit dans son Evangile que « son royaume n'est pas de ce monde (3). » Au contraire, depuis qu'il s'est livré lui-même à la mort, et à la mort de la croix comme une victime volontaire, il veut que nous croyions malgré tous nos sens que les souffrances

 

1 S. August., Epist., CXX ad Bonif., n. 6. — 2 Matth., XI, 30.— 3 Joan., XVIII, 36.

(a) Var.: Pendant que notre volonté surmonte les empêchements que la raison formait au dedans, elle se trouve empêchée par la volonté des antres. — (b) Note marg. : Quiconque ne résiste pas à ses volontés, il est injuste au prochain, incommode an monde, outrageux à Dieu, pénible à lui-même. — (c) Var. : Qui gardaient ses commandements.

 

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sont une grâce, et les persécutions une récompense. « Personne, dit le Fils de Dieu, ne quittera les avantages du monde pour moi et pour l'Evangile, qu'il ne reçoive le centuple dès le temps présent, avec des persécutions, et dans le siècle à venir la vie éternelle : » Qui non accipiet centies tantùm, nunc in tempore hoc..., cum persecutionibus, et in futuro sœculo vitam œternam (1). Pour la peine d'avoir tout quitté, vous recevrez d'autres peines. Tous n'entendent pas cette parole ; mais qui a des oreilles pour écouter, qu'il écoute ; qui a le cœur ouvert à l'Evangile, qu'il entende ces vérités et qu'il adore leur salutaire (a) rigueur. Oui, je le dis encore une fois, les grandes prospérités ordinairement sont des supplices, et les châtiments sont des grâces. « Car qui est le fils, dit l'Apôtres, que son père ne corrige pas? Car le Seigneur châtie miséricordieusement les enfants qu'il aime. Ainsi persévérez (b) sous sa discipline. Que s'il néglige de vous corriger, poursuit le grand Paul, c'est donc qu'il ne vous tient pas pour des enfants légitimes, mais pour des enfants d'adultère : » Ergo adulteri, et non filii estis. S'il vous épargne la verge et la correction, craignez qu'il ne vous réserve au supplice.

Il n'est pas à propos que tout nous succède : il est juste que la terre refuse ses fruits à qui a voulu goûter le fruit défendu. Après avoir été chassés du paradis, il faut que nous travaillions avec Adam, et que ce soit par nos fatigues et par nos sueurs que nous achetions (c) le pain de vie. Quand tout nous rit dans le monde, nous nous y attachons trop facilement ; le charme est trop puissent et l'enchantement est trop fort. Ainsi, mes frères, si Dieu nous aime, croyez qu'il ne permet pas que nous dormions à notre aise dans ce lieu d'exil. Il nous trouve dans nos vains divertissements, il interrompt le cours de nos imaginaires félicités, de peur que nous ne nous laissions entraîner aux fleuves de Babylone, c'est-à-dire au courant des plaisirs qui passent. Croyez donc très-certainement, ô enfants de la nouvelle alliance, que lorsque Dieu vous envoie des afflictions, c'est qu'il veut briser les liens (d) qui

 

1 Marc., X, 29, 30. — 2 Hebr., XII, 6, 7, 8.

(a) Var. : Sainte. — (b) Demeurez donc. — (c) Que nous mangions — (d) Lorsqu'il vous arrive des afflictions, c'est que Dieu veut briser les liens, etc.

 

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vous tenaient attachés au monde, et vous rappeler à votre patrie. Ce soldat est trop lâche qui veut toujours être à l'ombre, et c'est être trop délicat que de vouloir vivre à son aise et en ce monde et en l'autre. Il est écrit : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez un jour (1). » Ne t'étonne donc pas, chrétien, si Jésus-Christ te donne part à ses souffrances, afin de t'en donner à sa gloire ; et si de tant d'épines qui percent sa tête, il t'en fait sentir quelques-unes (a). Est-ce être maltraité que d'être traité comme Jésus-Christ? Est-ce être maltraité que d'être inquiété où le plus grand malheur c'est d'être en repos?

Par conséquent, chrétiens, montons avec Jésus-Christ en Jérusalem : prenons part à ses opprobres et à ses souffrances, buvons avec lui le calice de sa passion. La matière ne manquera pas à la patience. La nature a assez d'infirmités, le monde assez d'injustices, ses affaires assez d'épines, ses faveurs assez d'inconstances, ses rebuts assez d'amertumes, ses engagements les plus agréables assez de captivités. Il y a assez de bizarreries dans le jugement des hommes et assez de contrariétés dans leurs humeurs. Ainsi de quelque côté et par quelque main que la croix de Jésus-Christ nous soit présentée, embrassons-la avec joie, et portons-la du moins avec patience. « Regardez, dit le saint Apôtre, Jésus-Christ qui nous a donné et qui couronne notre foi. Songez que la joie lui étant offerte, il a préféré la croix, il a choisi la confusion ; et maintenant il est assis glorieux à la droite de son Père. Pensez donc sérieusement à celui qui a souffert une si horrible persécution par la malice des pécheurs, afin que votre courage ne défaille pas et que votre espérance demeure ferme : » Ut ne fatigemini animis vestris deficientes (2).

Quels vices avons-nous corrigés? quelles passions avons-nous domptées? quel usage avons-nous fait des biens et des maux de la vie? Et populus ejus non est reversus ad percutientem se, et Dominum exercituum non exquisierunt (3). Quand Dieu a diminué nos biens, avons-nous songé en même temps à modérer nos excès? Quand la fortune nous a trompés, avons-nous tourné notre

 

1 Luc., VI, 25. — 2 Hebr., XII, 3. — 3 Isa., IX, 13.

(a) Var. : Et s'il te fait sentir les piqûres des épines qui percent sa tête.

 

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cœur aux biens qui ne sont point de son ressort ni de son empire?

Au contraire n'avons-nous pas été de ceux dont il est écrit : Dissipati sunt, nec compuncti (1) : « Ils ont été affligés sans être touchés de componction ? » Serviteurs opiniâtres et incorrigibles, qui se révoltent même sous la verge, frappés et non corrigés, abattus et non humiliés, châtiés et non convertis. Pharaon endurcit son cœur sous les coups redoublés de la justice : la mer l'engloutit dans ses abîmes.

O Dieu, que nous recevons mal les afflictions ! Nous sentons la peine du péché, et nous n'en fuyons pas (a) la malice. Notre foi-blesse gémit sous les fléaux de Dieu, et notre cœur endurci ne se change pas. « Quand il appuie sa main, nous promettons de nous convertir ; s'il retire son glaive, nos promesses s'évanouissent ; s'il frappe, nous crions qu'il nous pardonne ; s'il pardonne, nous le contraignons de redoubler ses coups : » Si feriat, clamamus ut parcat; si partit, iterum provocamus ut feriat (2). L'impatience nous emporte, s'il tarde à nous secourir; nous redevenons insolents, s'il est prompt et facile à se relâcher; sous les coups nous reconnaissons la justice qui nous châtie, et après nous oublions la bonté qui nous épargne. Quand nous sommes pressés par la maladie, nous demandons du temps pour nous convertir; si Dieu nous rend la santé, nous nous moquons, nous abusons de la patience qui nous attend. Prenez garde seulement; n'irritez pas Dieu par vos murmures et n'aigrissez pas vos maux par l'impatience. Vous qui n'avez que Dieu pour témoin, vous qui êtes à la croix avec Jésus-Christ, non comme le voleur qui blasphème, mais comme le pénitent qui se convertit, hodie mecum eris in paradiso (3) : hodie, aujourd'hui, quelle promptitude ! mecum, avec moi, quelle compagnie ! in paradiso, dans le paradis, quel repos !

 

1 Psal. XXXIV, 16. — 2 Ex Miss. Gallic., tom. II Annal. Eccl. Franc., p. 505. — 3 Luc., XXIII, 43.

(a) Var., : Nous n'en évitons pas.

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