III Carême Mardi
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
I Carême I
I Carême II
I Carême III
I Carême IV
I Carême Plan
I Carême Ld
I Carême Vd
II Carême I
II Carême II
II Carême Ld
Honneur
II Carême Jd I
II Carême Jd II
III Carême I
III Carême II
III Carême Mardi
III Carême Vdi
III Carême Sdi
III Carême Sdi abr.
IV Carême I
IV Carême II
IV Carême III
IV Carême Mardi abr.
IV Carême Mcdi Plan
IV Carême Vdi
Brièveté Vie frg
Passion I
Passion II
Passion III
Passion Mardi
Sem. Passion (3) I
Sem. Passion (3) II
Sem. Passion (3) III
Vendr. Passion I
Vendr. Passion II
Sem. Passion abrg.
Rameaux I
Rameaux II
Rameaux III
Rameaux IV

 

SERMON
POUR
LE MARDI DE LA IIIe SEMAINE DE CARÊME,
SUR LA CHARITÉ FRATERNELLE (a).

 

Ubi sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sunt in medio eorum.

 

Où il y a deux ou trois personnes assemblées en mon nom, je serai là au milieu d'elles. Matth., XVIII, 20.

 

Ce que dit saint Augustin est très-véritable , qu'il n'y a rien ni de si paisible, ni de si farouche que l'homme; rien de plus sociable par sa nature, ni rien de plus discordant et de plus contredisant par son vice : Nihil est enim quàm hoc genus tam discordiosum vitio, tam sociale naturâ (1). L'homme était fait pour la paix, et il ne respire que la guerre ; il s'est mêlé dans le genre humain un esprit de dissension et d'hostilité qui bannit pour toujours le repos du monde : ni les lois, ni la raison, ni l'autorité ne sont pas capables d'empêcher que l'on ne voie toujours parmi nous la confiance

 

1 De Civit. Dei, lib. XII, cap. XXVII.

 

(a) Prêché en 1002, dans le Carême du Louvre, devant le roi.

L'auteur dit dans la péroraison : « Salomon suivant ce conseil, à l'âge environ de vingt-deux ans, fit voir à la Judée un roi consommé; et la France, qui sera bientôt un Etat heureux par les soins de son monarque, jouit maintenant d'un pareil spectacle. » On voit par ces mots que Louis XIV avait à peu prés vingt-deux ans, et qu'il venait de prendre les rênes du gouvernement : deux choses qui nous révèlent jusqu'à l'évidence l'année 1662. Le prédicateur continue : » Sire, votre piété, votre justice, votre innocence font la meilleure partie de la félicité publique. Conservez-nous ce bonheur, seul capable de nous consoler parmi tous les Beaux que Dieu nous envoie. » Ces fléaux et ces vertus placent noire date dans un nouveau jour.

Autre remarque. Une note écrite de la main de Bossuet porte, à la lin du manuscrit :« Il faut bien méditer trois serinons qui regardent la société du genre humain, dans la troisième semaine du Carême du Louvre. Le fond m'en paraît très-solide, mais il en faut changer la forme.» Le discours sur la Charité fraternelle est manifestement un de ces sermons. D'autre part Bossuet nous apprend aussi dans une note que le même discours l'ut prêché aux Nouvelles Catholiques en 1669. C'est probablement alors qu'il relut les trois serinons composés en 1662, et qu'il exprima la nécessité « d'en changer la forme. »

 

237

 

tremblante et les amitiés incertaines, pendant que les soupçons sont extrêmes, les jalousies furieuses, les médisances cruelles, les flatteries malignes, les inimitiés implacables.

Jésus-Christ s'oppose dans notre évangile au cours et au débordement de tant de maux ; et il y établit la concorde et la société entre les hommes par trois préceptes admirables, qui comprennent les devoirs les plus essentiels de notre mutuelle correspondance. Premièrement il ordonne que l'on s'unisse en son nom, et se déclare le protecteur d'une telle société : Ubi fuerint duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum. En second lieu il nous enseigne de nous corriger mutuellement par des avis charitables : Corripe eum inter te et ipsum solum (1) : « Reprenez, dit-il, votre frère entre vous et lui. » Enfin il commande expressément de pardonner les injures, et il ne donne aucunes bornes à cette indulgence : « Pardonnez, dit-il, les offenses, je ne dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à septante fois sept fois, » c'est-à-dire jusqu'à l'infini et sans aucunes limites, usque septuagies septies (2). Je trouve dans ces trois préceptes tout ce qu'il y a de plus important dans la charité fraternelle. Car trois choses étant nécessaires, d'en établir le principe, d'en ordonner l'exercice, d'en surmonter les obstacles, Jésus-Christ établit le principe de l'amitié chrétienne dans l'autorité de son nom : In nomine meo ; il en prescrit le plus noble et le plus utile exercice dans les avertissements mutuels : Corripe eum ; enfin il en surmonte le plus grand obstacle par le pardon des injures : Non dico ubi usque septies, sed usque septuagies septies. C'est le sujet de ce discours. Entrons d'abord en matière, et montrons avant toutes choses dans le premier point, que Dieu seul est le fondement (a) de toute amitié véritable.

 

PREMIER  POINT.

 

Quoique l'esprit de division se soit mêlé bien avant dans le genre humain, il ne laisse pas de se conserver au fond de nos cœurs un principe de correspondance et de société mutuelle qui nous rend

 

1 Matth., XVIII, 15. — 2 Ibid., 22.

(a) Var. : Et montrons que Dieu seul est le fondement, etc.

 

238

 

ordinairement assez tendres, je ne dis pas seulement à la première sensibilité de la compassion, mais encore aux premières impressions de l'amitié. (a) Par là nous pouvons comprendre que cette puissance divine, qui a comme partagé la nature humaine entre tant de particuliers, ne nous a pas tellement détachés les uns des autres, qu'il ne reste toujours dans nos cœurs un lien secret et un certain esprit de retour pour nous rejoindre. C'est pourquoi nous avons presque tous cela de commun, que non-seulement la douleur, qui étant faible et impuissante demande naturellement du soutien, mais la joie, qui abondante en ses propres biens semble se contenter d'elle-même, cherche le sein d'un ami pour s'y répandre, sans quoi elle est imparfaite et assez souvent insipide : tant il est vrai, dit saint Augustin, que rien n'est plaisant à l'homme s'il ne le goûte avec quelque autre homme dont la société lui plaise : Nihil est homini amicum sine homine amico (1).

Mais comme ce désir naturel de société n'a pas assez d'étendue, puisqu'il se restreint ordinairement à ceux qui nous plaisent par quelque conformité de leur humeur avec la nôtre; ni assez de cordialité, puisqu'il est le plus souvent cimenté par quelque intérêt (b), faible et ruineux fondement de l'amitié mutuelle; ni en tin assez de force, puisque nos humeurs et nos intérêts sont des choses trop changeantes pour être l'appui principal d'une concorde solide (c), Dieu a voulu, chrétiens, que notre société et notre mutuelle confédération dépendît d'une origine plus haute, et voici l'ordre qu'il a établi. Il ordonne que l'amour et la charité s'attachent premièrement à lui comme au principe de toutes choses, que de là elle se répande par un épanchement général sur tous les hommes qui sont nos semblables, et que, lorsque nous entrerons dans des liaisons et des amitiés particulières, nous les fassions dériver de ce principe commun, c'est-à-dire de lui-même;

 

1 Epist. CXXX ad Prob., n. 4.

 

(a) Note marg. : De là naît ce plaisir si doux de la conversation, qui nous fait entrer comme pas à pas dans l’âme les uns des autres. Le cœur s'échauffe et se dilate; on dit souvent plus qu'on ne veut, si l'on ne se retient avec soin; et c'est peut-être pour cette raison que le Sage dit quelque part, si je ne me trompe, que la conversation enivre, parce qu'elle pousse au dehors le secret de l'aine par une certaine chaleur et presque sans qu'on y pense. — (b) Var. : Par quelque intérêt commun. — (c) D'aucune union.

 

239

 

sans quoi je ne crains point de vous assurer que jamais vous ne trouverez d'amitié solide, constante, sincère.

Cet ordre de la charité est établi, chrétiens, dans ces deux commandements, qui sont, dit le Fils de Dieu, le mystérieux « abrégé de la loi et des prophètes : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et tu aimeras ton prochain comme toi-même (1). » Et afin que vous entendiez avec combien de sagesse Jésus-Christ a renfermé dans ces deux préceptes toute la justice chrétienne, vous remarquerez, s'il vous plaît, que pour garder la justice nous n'avons que deux choses à considérer, premièrement sous qui nous avons à vivre, et ensuite avec qui nous avons à vivre. Nous vivons sous l'empire souverain de Dieu (a) et nous sommes faits pour lui seul ; c'est pourquoi le devoir essentiel de la nature raisonnable, c'est de s'unir saintement à Dieu par une fidèle dépendance; mais comme en vivant ensemble sous son empire suprême (b), nous avons aussi à vivre avec nos semblables en paix et en équité, il s'ensuit que l'accessoire et le second bien, que nous ne devons chérir que pour Dieu, mais aussi qui nous doit être après Dieu le plus estimable, c'est notre société mutuelle. Par où vous voyez manifestement qu'en effet toute la justice consiste dans l'observance de ces deux préceptes, conformément à cette parole de notre Sauveur : « Toute la loi et les prophètes dépendent de ces deux commandements : » In his duobus mandatis universel lex pendet et prophetœ (2).

Cette doctrine étant supposée, il est aisé de comprendre que le premier de ces préceptes, c'est-à-dire celui de l'amour de Dieu, est le fondement nécessaire1 de l'autre qui regarde l'amour du prochain. Car qui ne voit clairement que pour aimer le prochain comme nous-mêmes, il faut être capable de lui désirer et même de lui procurer le même bien que nous désirons? Et pour pouvoir s'élever à une si haute et si pure disposition, ne faut-il pas avoir détaché son cœur des biens particuliers, où nous pouvons être divisés parla partialité et la concurrence, pour retourner par un

 

1 Luc, X, 27. — 2 Matth., XXII, 40.

 

(a) Var. : Sous l'empire de Dieu.— (b) Le bien essentiel de la nature raisonnable, c'est qu'elle lui soit unie par une fidèle dépendante; mais comme en vivant sous-l'empire de Dieu, nous avons aussi, etc.

 

240

 

amour chaste au bien commun et général de la créature raisonnable, c'est-à-dire Dieu, qui seul suffit à tous par son abondance, et que nous possédons d'autant plus que nous travaillons davantage à en faire part aux autres? Celui donc qui aime Dieu d'un cœur véritable, comme parle l'Ecriture sainte (1), est capable d'aimer cordialement, non-seulement quelques hommes, mais tous les hommes, et de vouloir du bien à tous avec une charité parfaite. Mais celui au contraire qui n'aime pas Dieu, quoi qu'il die (a) et quoi qu'il promette, il n'aimera que lui-même ; et ainsi tout ce qu'il aura d'amour pour les autres ne peut jamais être ni pur ni sincère, ni enfin assez cordial pour mériter qu'on s'y fie.

En effet cette attache intime que nous avons à nous-mêmes, c'est la ligne de séparation, c'est la paroi mitoyenne entre tous les cœurs; c'est ce qui fait que chacun de nous se renferme tout entier dans ses intérêts et se cantonne en lui-même, toujours prêt à dire avec Caïn : « Qu'ai-je affaire de mon frère ? » Num custos fratris mei sum ego (2)? C'est pourquoi l'apôtre saint Paul parlant de « ceux qui s'aiment eux-mêmes, dit que ce sont des hommes sans affection et ennemis de la paix. » (b) Car il est vrai que notre amour-propre nous empêche d'aimer le prochain, comme la loi le prescrit. La loi veut que nous l'aimions comme nous-mêmes, sicut teipsum, parce que selon la nature et selon la grâce il est notre prochain et notre semblable, et non pas notre inférieur; mais l'amour-propre bien mieux obéi fait que nous l'aimons pour nous-mêmes, et non pas comme nous-mêmes; non pas dans un esprit de société pour vivre avec lui en concorde, mais dans un esprit de domination pour le faire servir à nos desseins. C'est ainsi que le monde aime, vous le savez ; et c'est pourquoi il est véritable que le monde n'aime rien, et qu'on n'y trouve point d'amitié solide : Sine affectione, sine pace. Non, jamais l'homme ne sera capable d'aimer son prochain comme soi-même et dans un esprit de société, jusqu'à ce qu'il ait triomphé de son amour-propre

 

1 Jos., XXIV, 14. — 2 Genes., IV, 9.

 

(a) Var. : Dise. — (b) Note marg. : Erant homines seipsos amantes, sine affectione, sine pace (II Timoth., III, 2, 3).

 

241

 

en aimant Dieu plus que soi-même, (a) Car pour faire ce grand effort de nous détacher de nous-mêmes, il faut avoir quelque objet qui soit dans une si haute élévation, que nous croyions ne rien perdre en renonçant à nous-mêmes pour nous abandonner à lui sans réserve. Or est-il que Dieu est le seul à qui cette haute supériorité et cet avantage appartient; et les créatures qui nous environnent, bien loin d'être naturellement au-dessus de nous, sont au contraire rangées avec nous dans le même degré de bassesse sous l'empire souverain de ce premier Etre.

Par conséquent, chrétiens, jusqu'à ce que nous aimions celui qui peut seul par sa dignité nous arracher à nous-mêmes, nous n'aimerons que nous-mêmes ; la source de notre amitié pourra bien en quelque sorte couler sur les autres; mais elle aura toujours son reflux (b) sur nous, et toute notre générosité ne sera qu'un art un peu plus honnête de se faire des créatures ou de contenter une gloire intérieure (c). Ainsi le véritable amour du prochain a son principe nécessaire dans l'amour de Dieu, il marche avec lui d'un pas égal; et quoiqu'on trouve quelquefois des naturels nobles qui semblent s'élever beaucoup au-dessus de toutes les faiblesses communes, je soutiens qu'il n'y a que l'amour de Dieu qui puisse changer dans nos cœurs cette pente de la nature de ne s'attacher qu'à soi-même. Comme donc Dieu est peu aimé, il ne faut pas s'étonner si le prophète s'écrie qu'il ne sait plus à qui se fier. Nous habitons, dit-il, au milieu des fraudes, et des tromperies. Chacun se défie et chacun trompe. Il n'y a plus

 

(a) Note marg. : On ne peut jamais aimer sincèrement le prochain sans aimer Dieu.

L'aimer sincèrement, c'est l'aimer comme nous, et non pour nous.

Il n'y a que Dieu qui doive tout aimer pour soi-même.

Amour de société et non amour d’intérêt.

Pour cela, il faut être détaché de soi-même.

Nulle créature ne mérite qu'on se détache de soi-même pour elle, et l'on ne peut pas faire cet effort pour la créature.

Mais Dieu est infiniment au-dessus de nous : après l'effort de l'aimer plus que soi-même, ou peut faire celui d'aimer le prochain comme soi-même.

On trouve, en réunissant à Dieu tout son amour, une abondance infinie qui ensuite peut se répandre sur tous les hommes sans exception.

Sans cette abondance d'amitié, l'amitié n'est que partialité et dégénère eu cabale.

Prendre garde de ne gâter jamais ni ne détourner en nous la source de l'amour.

(b) Var. : Retour. — (c) Une gloire interne, — une gloire cachée.

 

242

 

de droiture, il n'y a plus de sûreté, il n'y a plus de foi parmi les hommes, (a) Je pourrais bien, chrétiens, faire aujourd'hui les mêmes plaintes; et encore qu'on ne vit jamais plus de caresses, plus d'embrassements, plus de paroles choisies, pour témoigner une parfaite cordialité, ah ! si nous pouvions percer dans le fond des cœurs, si une lumière divine venait découvrir tout à coup ce que la bienséance, ce que l'intérêt, ce que la crainte tient si bien caché, ô quel étrange spectacle et que nous serions étonnés de nous voir les uns les autres avec nos soupçons, et nos jalousies, et nos répugnances secrètes les uns pour les autres ! Non, l'amitié n'est qu'un nom en l'air, dont les hommes s'amusent mutuellement et auquel aussi ils ne se fient guère. Que si ce nom est de quelque usage, il signifie seulement un commerce de politique et de bienséance. On se ménage par discrétion les uns les autres, on oblige par honneur et on sert par intérêt ; mais on n'aime pas véritablement. La fortune fait les amis, la fortune les change bientôt. Comme chacun aime par rapport à soi, cet ami de toutes les heures est au hasard à chaque moment de se voir sacrifié à un intérêt plus cher ; et tout ce qui lui restera de cette longue familiarité et de cette intime correspondance, c'est que l'on gardera un certain dehors, afin de soutenir pour la forme quelque simulacre d'amitié et quelque dignité d'un nom si saint. C'est ainsi que savent aimer les hommes du monde. (b) Démentez-moi, Messieurs, si je ne dis pas la vérité. Et certes si je parlais en un autre

 

(a) Note marg. : Periit sanctus de terra, et rectus in hominibus non est : omnes in sanguine insidiantur, vir fratrem suum ad mortem venatur... Nolite credere amico… et inimici hominis domestici ejus (Midi., VII, 2,5, 6).— Unusquisque se à proximo suo custodiat, et in omni fratre suo non hubeat fiduciam... ; et omnis amicus fraudulenter incedet, et vir fratrem suum deridebit... Habitatio tua in medio doli (Jerem. IX, 4, 5, 6).— (b) Les hommes plus ruineux aux hommes que toute autre cause de ruine. Apparente société, dans le fond rien de plus mal assorti. Presque tous les esprits incompatibles : à la longue on se sépare, les uns des ennemis qui nous contrarient, les autres des importuns qui nous choquent; de celui-là on ne peut plus souffrir les injures, de l'autre les défauts; un geste qui nous déplaît, une parole qui nous fâche. Quand on n'a point sujet de haïr par contrariété des intérêts, par contrariété des humeurs, on hait par caprice et par fantaisie; on se fait des portraits odieux ; on met dans cette aversion à certaines gens une espèce de délicatesse qu'il y ait des personnes qui nous déplaisent; si le Fils de Dieu nous ordonne de vaincre les aversions pour cause, à plus forte raison... Pardonner à ceux qui nous offensent, supporter ceux qui nous importunent, à qui notre humeur peut-être n'est pas moins à charge.

 

243

 

lieu, j'alléguerais peut-être la Cour pour exemple; mais puisque c’est à elle que je parle (a), qu'elle se connaisse elle-même e1 qu'elle serve de preuve à la vérité que je prêche.

Concluons donc, chrétiens, que la charité envers Dieu est le fondement nécessaire de la société envers les hommes. C'est de cette haute origine que la charité doit s'épancher généreusement sur tous nos semblables par une inclination générale de leur bien faire dans toute l'étendue du pouvoir que Dieu nous en donne. C'est de ce même principe que doivent naître nos amitiés particulières, qui ne seront jamais plus inviolables ni plus sacrées que lorsque Dieu en sera le médiateur. Jonathas et David étaient unis en cette sorte, et c'est pourquoi le dernier appelle leur amitié mutuelle « l'alliance du Seigneur, » fœdus Domini (1), parce qu'elle avait été contractée sous les yeux de Dieu et qu'il devait en être le protecteur, comme il en était le témoin. Aussi le monde n'en a jamais vu ni de plus tendre, ni de plus fidèle, ni de plus désintéressée. Un trône à disputer entre ces deux parfaits amis n'a pas été capable de les diviser, et le nom de Dieu a prévalu à un si grand intérêt. Heureux celui, chrétiens, qui pourrait trouver un pareil trésor ! Il pourrait bien mépriser à ce prix toutes les richesses du monde. Car une telle amitié contractée au nom de Dieu et jurée pour ainsi dire entre ses mains, ne craint pas les dissimulations ni les tromperies. Tout s'y fait aux yeux de celui qui voit dans le fond des cœurs; et sa vérité éternelle, fidèle caution de la foi donnée, garantit cette amitié sainte des changements infinis dont le temps et les intérêts menacent toutes les autres. Un ami de cette sorte, fidèle à Dieu et aux hommes, est un trésor inestimable ; et il nous doit être sans comparaison plus cher que nos yeux, parce que souvent nous voyons mieux par ses yeux que par les nôtres, et qu'il est capable de nous éclairer quand notre intérêt nous aveugle. C'est ce qu'il faut vous expliquer dans la seconde partie.

 

1 I Reg., XX, 8.

(a) Var. : Que je prêche.

 

244

 

SECOND POINT.

 

La science la plus nécessaire à la vie humaine, c'est de se connaître soi-même ; et saint Augustin a raison de dire (1) qu'il vaut mieux savoir ses défauts que de pénétrer tous les secrets des Etats et des empires, et de savoir démêler toutes les énigmes de la nature. Cette science est d'autant plus belle qu'elle n'est pas. seulement la plus nécessaire, mais encore la plus rare de toutes. Nous jetons nos regards bien loin; et pendant que nous nous perdons dans des pensées infinies, nous nous échappons à nous-mêmes ; tout le monde connaît nos défauts; nous seuls ne les savons pas, et deux choses nous en empêchent.

Premièrement, chrétiens, nous nous voyons de trop près; l'œil se confond avec l'objet, et nous ne sommes pas assez détachés de nous pour nous regarder d'un regard distinct et nous voir d'une pleine vue (a). Secondement, et c'est le plus grand désordre, nous ne voulons pas nous connaître, si ce n'est par les beaux endroits. Nous nous plaignons du peintre qui n'a pas su couvrir nos défauts; et nous aimons mieux ne voir que notre ombre et notre ligure si peu qu'elle semble belle, que notre propre personne si peu qu'il y paraisse d'imperfection. Le roi Achab, violent, imbécile et faible, ne pouvait endurer Michée qui lui disait de la part de Dieu la vérité de ses fautes et de ses affaires qu'il n'avait pas la force de vouloir apprendre ; et il voulait qu'il lui contât avec ses flatteurs des triomphes imaginaires. C'est ainsi que sont faits les hommes ; et c'est pourquoi le divin Psalmiste a raison de s'écrier : Delicta quis intelligit (2) ? « Qui est-ce qui connaît ses défauts ? » Où est l'homme qui sait acquérir cette science si nécessaire ? Combien sommes-nous ardents et vainement curieux ! Dans quel abîme des cœurs, dans quels mystères secrets de la politique, dans quelle obscurité de la nature n'entreprenons-nous pas de pénétrer ? Malgré cet espace immense qui nous sépare d'avec le soleil, nous avons su découvrir ses taches, c'est-à-dire remarquer des ombres dans le sein même de la lumière. Cependant nos propres taches

 

1 De Trinit., lib. IV, n. 1. — 2 Psal. XVIII, 13.

 

(a) Var. : Pour nous considérer d'une pleine vue.

 

248

 

nous sont inconnues ; nous seuls voulons être sans ombre ; et nos défauts, qui sont la fable du peuple, nous sont cachés à nous-mêmes : Delicta quis intelligit ?

Pour acquérir, chrétiens, une science si nécessaire, il ne faut point d'autre docteur qu'un ami fidèle. Venez donc, ami véritable, s'il y en a quelqu'un sur la terre ; venez me montrer mes défauts que je ne vois pas. Montrez-moi les défauts de mes mœurs, ne me cachez pas même ceux de mon esprit. Ceux que je pourrai réformer, je les corrigerai par votre assistance ; et s'il y en a qui soient, sans remède , ils serviront à confondre ma présomption. Venez donc, encore une fois, ô ami fidèle, ne me laissez pas manquer en ce que je puis, ni entreprendre plus que je ne puis, afin qu'en toutes rencontres je mesure ma vie à la raison et mes entreprises (a) à mes forces.

Cette obligation, chrétiens, entre les personnes amies est de droit étroit et indispensable. Carie précepte delà correction étant donné pour toute l'Eglise dans l'évangile que nous traitons, il serait sans doute à désirer que nous fussions tous si bien disposés que nous pussions profiter des avis de tous nos frères. Mais comme l'expérience nous fait voir que cela ne réussit pas, et qu'il importe que nous regardions à qui nos conseils peuvent être utiles, ce précepte de nous avertir mutuellement se réduit pour l'ordinaire envers ceux dont nous professons d'être amis. Je suis bien aise, Messieurs, de vous dire aujourd'hui ces choses, parce que nous tombons souvent dans de grands péchés pour ne pas assez connaître les sacrés devoirs de l'amitié chrétienne. La charité, dit saint Augustin (1), voudrait profiter à tous ; mais comme elle ne peut s'étendre autant dans l'exercice qu'elle fait dans son intention, elle nous attache principalement à ceux qui par le sang, ou par l'amitié ou par quelqu'autre disposition des choses humaines, nous sont en quelque sorte échus en partage. Regardons nos amis en cette manière : pensons (b) qu'un sort bienheureux nous les a donnés pour exercer envers eux ce que nous devrions à tous, si tous en étaient capables. C'est une parole digne de Caïn que de

 

1 De Verà relig., n. 91.

 

(a) Var. : Mes desseins. — (b) Croyons.

 

246

 

dire : Ce n'est pas à moi à garder mon frère. Croyons, Messieurs, au contraire, que nos amis sont à notre garde, qu'il n'y a rien de plus cruel que la complaisance que nous avons pour leurs vices, que nous taire en ces rencontres c'est les trahir ; et que ce n'est pas Je trait d'un ami, mais l'action d'un barbare, que de les laisser tomber dans un précipice faute de lumière, pendant que nous avons en main un flambeau que nous pourrions leur mettre (a) devant les yeux (b).

Après avoir établi l'obligation de ces avis charitables, montrons-en les conditions dans les paroles précises de notre évangile. Premièrement, chrétiens, il y faut de la fermeté et de la vigueur. Car remarquez, le Sauveur n'a pas dit : Avertissez votre frère, mais, « Reprenez votre frère (1). » Usez de la liberté que le nom d'amitié vous donne, ne cédez pas, ne vous rendez pas, soutenez vos justes sentiments, parlez à votre ami en ami. Jetez-lui quelquefois au front des vérités toutes sèches qui le fassent rentrer en lui-même ; ne craignez point de lui faire honte, afin qu'il se sente pressé de se corriger, et que confondu par vos reproches il se rende enfin digne de louanges.

Mais avec cette fermeté et cette vigueur, gardez-vous bien de sortir des bornes de la discrétion. Je hais ceux qui se glorifient des avis qu'ils donnent, qui veulent s'en faire honneur plutôt que d'en tirer de l'utilité, et triompher de leur ami plutôt que de le servir. Pourquoi le reprenez-vous, ou pourquoi vous en vantez-vous devant tout le monde ? C'était une charitable correction, et non une insulte outrageuse (c) que vous aviez à lui faire. Le Maître avait commandé ; écoutez le Sauveur des âmes : « Reprenez-le, dit-il (2), entre vous et lui : » parlez en secret, parlez à l'oreille. N'épargnez pas le vice, mais épargnez la pudeur, et que votre discrétion fasse sentir au coupable que c'est un ami qui parle.

Mais surtout venez animé d'une charité véritable. Pesez cette parole du Sauveur des âmes : « S'il vous écoute, dit-il (3), vous

 

(1) Matth., XVIII, 15. — 2 Ibid. — 3 Ibid.

 

(a) Var. : Que nous pourrions mettre devant leurs yeux. — (b) Note marg. : Vir iniquus lactat amicum suum, et ducii eum per viam non bonam (Prov., XVI, 29). — (c) Var.: Injurieuse.

 

247

 

aurez gagné votre frère. » Quoiqu'il se fâche, quoiqu'il s'irrite, ne vous emportez jamais. Faites comme les médecins ; pendant qu'un malade troublé leur dit des injures , ils lui appliquent des remèdes : Audiunt convicium, prœbent medicamentum, dit saint Augustin ». Suivez l'exemple de saint Cyprien, dont le même saint Augustin a dit ce beau mot, qu'il reprenait les pécheurs avec une force invincible, et aussi qu'il les supportait avec une patience infatigable : Et veritatis libertate redarguit, et charitatis virtute sustinuit (2).

Mais pendant que le Fils de Dieu nous prépare avec tant de soin des avertissements autant charitables que fermes et vigoureux , songeons à les bien recevoir. Apprenons de lui à connaître nos véritables amis et à les distinguer d'avec les flatteurs. Que dirai-je ici, chrétiens, et quel remède pourrai-je trouver contre un poison si subtil ? Il ne suffit pas d'avertir les hommes de se tenir sur leurs garnies. Car qui ne se tient pas pour tout averti ? Où sont ceux qui ne craignent pas les embûches de la flatterie ? mais en les craignant on y tombe, et le flatteur nous tourne en tant de façons qu'il est malaisé de lui échapper. De dire avec cet ancien (3) qu'on le connaîtra par une certaine affectation de plaire en toute rencontre, ce n'est pas aller à la source ; c'est parler de l'artifice le plus vulgaire et du fard le plus grossier de la flatterie. Celle de la Cour est bien plus subtile. Elle sait non-seulement avoir de la complaisance, mais encore résister et contredire pour céder plus agréablement en d'autres rencontres. Elle imite tout de l'ami, jusqu'à sa franchise et sa liberté (a) ; et nous voyons tous les jours que pendant que nous triomphons d'être sortis des mains d'un flatteur, un autre nous engage insensiblement, que nous ne croyons plus flatteur parce qu'il flatte d'une autre manière : tant l'appât est délicat et imperceptible, tant la séduction est puissante.

Donc pour arracher la racine, cessons de nous prendre aux autres d'un mal qui vient de nous-mêmes. Ne parlons plus des

 

1 Serm. CCCLVII, n. 4. — 2 De Bapt., cont. Donat., lib. V, cap. XVII, n. 23. — 5 Cicer., De Amicit., n. 15.

(a) Var. : Elle imite non-seulement la douceur de l'ami, mais sa franchise et sa liberté.

 

248

 

flatteurs qui nous environnent par le dehors; parlons d'un flatteur qui est au dedans, par lequel tous les autres sont autorisés. Toutes nos passions sont des flatteuses ; nos plaisirs sont des flatteurs, surtout notre amour-propre est un grand flatteur qui ne cesse de nous applaudir au dedans ; et tant que nous écouterons ce flatteur, jamais nous ne manquerons d'écouter les autres. Car les flatteurs du dehors, âmes vénales et prostituées, savent bien connaître la force de cette flatterie intérieure. C'est pourquoi ils s'accordent avec elle ; ils agissent de concert et d'intelligence ; ils s'insinuent si adroitement dans ce commerce de nos passions, dans cette secrète intrigue de notre cœur, dans cette complaisance de notre amour-propre, qu'ils nous font demeurer d'accord de tout ce qu'ils disent. Ils rassurent dans ses propres vices notre conscience tremblante ; « et mettent, dit saint Paulin, le comble à nos péchés par le poids d'une louange injuste et artificieuse. » (a) Que si nous voulons les déconcerter et rompre cette intelligence, voici l'unique remède : un amour généreux de la vérité, un désir de nous connaître nous-mêmes. Oui, je veux résolument savoir mes défauts ; je voudrais bien ne les avoir pas ; mais puisque je les ai, je les veux connaître, quand même je ne voudrais pas encore les corriger. Car quand mon mal me plairait encore, je ne prétends pas (b) pour cela le rendre incurable ; et si je ne presse pas ma guérison, du moins ne veux-je pas rendre ma mort assurée.

Apprenons donc nos défauts avec joie et reconnaissance de la bouche de nos amis ; et si peut-être nous n'en avons pas qui nous soient assez fidèles pour nous rendre ce bon office, apprenons-les du moins de la bouche des prédicateurs. Car à qui ne parle-t-on pas dans cette chaire, sans vouloir parler à personne? A qui la lumière de l'Evangile ne montre-t-elle pas ses péchés ? La loi de Dieu, chrétiens, que nous vous mettons devant les yeux, n'est-ce pas un miroir fidèle où chacun , et les rois et les sujets, se peut reconnaître ? mais personne ne s'applique rien. On est bien aise d'entendre parler contre les vices des hommes, et l'esprit se

 

(a) Note  marg. :  Sarcinam peccatorum  pondere  indebitae laudis accumulat (Epist. XXIV ad Sever., n. 1). — (b) Var. : Je ne veux pas.

 

249

 

divertit à écouter reprendre les mauvaises mœurs ; (a) mais l'on ne s'émeut non plus que si l'on n'avait aucune part à cette juste censure. Ce n'est pas ainsi, chrétiens, qu'il faut écouter l'Evangile , mais plutôt il faut pratiquer ce que dit si sagement l’Ecclésiastique : Verbum sapiens quodcumque audierit scius, laudahit et ad se adjiciet (1) : « L'homme sage qui entend, dit-il, quelque parole sensée, la loue et se l'applique à lui-même. » Voyez qu'il ne se contente pas de la trouver belle et de la louer. Il ne fait pas comme plusieurs qui regardent à droite et à gauche à qui elle est propre, et à qui elle pourrait convenir. Il ne s'amuse pas à deviner la pensée de celui qui parle et à lui faire dire des choses à quoi il ne songe pas. Il rentre profondément en sa conscience et s'applique tout ce qui se dit : Ad se adjiciet. C'est là tout le fruit des discours sacrés. Pendant que l'Evangile parle à tous, chacun se doit parler en particulier, confesser humblement ses fautes, reconnaître la honte de ses actions, trembler dans la vue de ses périls. Ouvrez donc les yeux sur vous-mêmes et n'appréhendez jamais de connaître vos péchés. Vous avez un moyen facile d'en obtenir le pardon : « Remettez, dit le Fils de Dieu (2), cl il vous sera remis; » pardonnez, et il vous sera pardonné.

 

TROISIÈME POINT.

 

C'est à quoi je vous exhorte, mes frères, sur la fin de ce discours. Car après vous avoir montré la nécessité de reconnaître vos fautes, il est juste de vous donner aussi les remèdes, et le pardon des injures en est un des plus efficaces. A la vérité, chrétiens, il y a sujet de s'étonner que les hommes pèchent si hardiment à la vue (b) du ciel et de la terre, et qu'ils craignent si peu un Dieu si juste. Mais je m'étonne beaucoup davantage que pendant que nous multiplions nos iniquités par-dessus les sablons de la mer, et que nous avons tant de besoin que Dieu nous soit bon et indulgent, nous soyons nous-mêmes si inexorables et si rigoureux à nos frères. Quelle indignité et quelle injustice : nous

 

1 Eccli., XXI, 18. — 2 Luc., VI, 37.

 

(a) Note marg. : Tonnez tant qu'il vous plaira, ô prédicateur. — (b) Var. : A la face.

 

250

 

voulons que Dieu souffre tout de nous, et nous ne pouvons rien souffrir de personne ! Nous exagérons sans mesure les fautes qu'on fait contre nous; et l'homme, ver de terre, croit que le presser tant soit peu du pied c'est un attentat énorme, pendant qu'il compte pour rien ce qu'il entreprend hautement contre la souveraine majesté de Dieu et contre les droits de son empire. Mortels aveugles et misérables, serons-nous toujours si sensibles et si délicats ? Jamais n'ouvrirons-nous les yeux à la vérité ? Jamais ne comprendrons-nous que celui qui nous fait injure est toujours beaucoup plus à plaindre que nous qui la recevons; que lui-même, dit saint Augustin (1), se perce le cœur pour nous effleurer la peau ; et qu'enfin nos ennemis sont des furieux qui voulant nous faire boire pour ainsi dire tout le venin de leur haine, en font eux-mêmes un essai funeste et avalent les premiers le poison qu'ils nous préparent (a)? Que si ceux qui nous fout du mal sont des malades emportés, pourquoi les aigrissons-nous par nos vengeances cruelles, et que ne tâchons-nous plutôt de les ramener à leur bon sens par la patience et par la douceur (b) ? Mais nous sommes bien éloignés de ces charitables dispositions. Bien loin de faire effort sur nous-mêmes pour endurer une injure, nous croirions nous dégrader et penser trop bassement de nous mêmes, si nous ne nous piquions d'être délicats dans les choses qui nous touchent (c) ; et nous pensons nous faire grands par cette extrême sensibilité. Aussi poussons-nous sans bornes nos ressentiments ; nous exerçons sur ceux qui nous fâchent des vengeances impitoyables; ou bien nous nous plaisons de les accabler par une vaine ostentation d'une patience et d'une pitié outrageuse qui ne se remue pas par dédain, et qui feint d'être tranquille pour insulter davantage : tant nous sommes cruels ennemis et implacables vengeurs, qui faisons des armes offensives et des instruments de la colère, de la patience même et de la pitié (d). Mais encore ne sont-ce pas là nos plus grands excès. Nous n'attendons pas toujours, pour nous irriter, des injures effectives; nos ombrages,

 

1 Serm. LXXXII, n. 3.

(a) Var. : Et s'empoisonnent les premiers du poison qu'ils nous préparent. — (b) Par la compassion et par la douceur. — (c) Nous croirions nous dégrader, si nous ne nous piquions d'être délicats. — (d) D'une pitié outrageante.

 

251

 

nos jalousies, nos défiances secrètes suffisent pour nous armer l'un contre l'autre, et souvent nous nous haïssons seulement parce que nous croyons nous haïr : l'inquiétude nous prend, nous frappons de peur d'être prévenus ; et trompés (a) par nos soupçons, nous vengeons une injure qui n'est pas encore. Jalousies, soupçons, défiances, cruels bourreaux des hommes du monde et source de mille injustices, à quels excès les engagez-vous ?

Mais si vous vous laissez gagner aux soupçons, si vous prenez facilement des ombrages et des défiances, prenez garde pour le moins, au nom de Dieu, de ne les porter pas aux oreilles importantes, et surtout ne les portez pas jusqu'aux oreilles du prince. Songez qu'elles sont sacrées, et que vous les profanez trop indignement lorsque vous y portez ou les inventions d'une haine injuste, d'une jalousie cachée, ou les injustes raffinements d'un zèle affecté. Infecter les oreilles du prince, ah! c'est un crime plus grand que d'empoisonner les fontaines publiques, et plus grand sans comparaison que de voler les trésors publics. Le grand trésor d'un Etat, c'est la vérité dans l'esprit du prince. Et n'est-ce pas pour cela que le roi David avertit si sérieusement en mourant le jeune Salomon son fils et son successeur? « Prenez garde, lui dit-il, mon fils, que vous entendiez tout ce que vous faites, et de quel côté vous vous tournerez : » Ut intelligas universel quœ facis, et quoeumque te verteris (1). Comme s'il disait : Tournez-vous de plus d'un côté pour découvrir tout à l'entour les traces de la vérité qui sont dispersées : elle ne viendra guère à vous de droit fil et d'un seul endroit; car les rois ne sont pas si heureux (b). Mais que ce soit vous-même qui vous tourniez, et que nul ne se joue à vous donner de fausses impressions. Entendez distinctement tout ce que vous faites, et connaissez tous les ressorts de la grande machine que vous conduisez : Ut intelligas aniversa quœ facis. Salomon suivant ce conseil, à l'âge environ de vingt-deux ans, fit voir à la Judée un roi consommé ; et la France, qui

 

1 III Reg., II, 3.

 

(a) Var.: Emportés.— (b) Pour découvrir tout à l'entour les vestiges de la vérité, qui ne viendra guère à vous de droit fil.

 

252

 

sera bientôt un Etat heureux par les soins de son monarque, jouit maintenant d'un pareil spectacle.

O Dieu, bénissez ce roi que vous nous avez donné. Que vous demanderons-nous pour ce grand monarque? Quoi? toutes les prospérités? Oui, Seigneur; mais bien plus encore, toutes les vertus et royales et chrétiennes. Non, nous ne pouvons consentir qu'aucune lui manque, aucune, aucune. Elles sont toutes nécessaires , quoi que le monde puisse dire, parce que vous les avez toutes commandées. Nous le voulons voir tout parfait, nous le voulons admirer en tout. C'est sa gloire, c'est sa grandeur qu'il soit obligé d'être notre exemple; et nous estimerions un malheur public, si jamais il nous paraissait quelque ombre dans une vie qui doit être toute lumineuse. Oui, Sire, votre piété, votre justice, votre innocence, font la meilleure partie de la félicité publique. Conservez-nous ce bonheur, seul capable de nous consoler parmi tous les fléaux que Dieu nous envoie, et vivez en roi chrétien. Il y a un Dieu dans le ciel qui venge les péchés des peuples, mais surtout qui venge les péchés des rois. C'est lui qui veut que je parle ainsi ; et si Votre Majesté l'écoute, il lui dira dans le cœur ce que les hommes ne peuvent pas dire. Marchez, ô grand Roi, constamment sans vous détourner, par toutes les voies qu'il vous inspire, et n'arrêtez pas le cours de vos grandes destinées, qui n'auront jamais rien de grand , si elles ne se terminent à l'éternité bienheureuse.

 

 

SECONDE CONCLUSION DU SERMON POUR  LE  MARDI   DE  LA  IIIe  SEMAINE  DE  CARÊME.

 

Jalousies, soupçons, défiances, cruels bourreaux dès hommes du monde et source de mille injustices, à quels excès les engagez-vous? Que méditez-vous, malheureux, et que vous vois-je rouler dans votre esprit? Quoi! vous les allez porter vos soupçons

 

253

 

jusqu'aux oreilles importantes! vous méditez même de les porter jusqu'aux oreilles du prince! Ah ! songez qu'elles sont sacrées, et que c'est les profaner trop indignement que d'y vouloir porter, comme vous faites, ou les injustes préventions d'une haine aveugle, ouïes malicieuses inventions (a) d'une jalousie cachée, ou les pernicieux raffinements d'un zèle affecté.

Arrêtons-nous donc, chrétiens; prenons garde comme nous parlons du prochain, surtout à la Cour, où tout est si important et si délicat. Ce demi-mot que vous dites, ce trait que vous lancez en passant, cette parole malicieuse qui donne tant à penser par son obscurité affectée, tout cela, dit le Sage, ne tombera pas à terre : A detractione parcite linguœ, quoniam sermo obscurus in vacuum non ibit (1). A la Cour on recueille tout, et ensuite chacun commente et tire ses conséquences à sa mode. Prenez donc garde encore une fois à ce que vous dites, retenez votre colère maligne et votre langue trop impétueuse. Car il y a un Dieu au ciel qui nous ayant déclaré qu'il nous demandera compte à son jugement des paroles inutiles (2), quelle justice ne fera-t-il pas de celles qui sont outrageantes et malicieuses? Par conséquent, chrétiens, révérons ses yeux et sa présence; songeons qu'il nous sera fait dans son jugement comme nous aurons fait à notre prochain. Si nous pardonnons, il nous pardonnera; si nous vengeons nos injures, « il nous gardera nos péchés, » comme dit l’Ecclésiastique, peccata illius servans servabit (3) : sa vengeance nous poursuivra à la vie et à la mort; et ni en ce monde ni en l'autre, jamais elle ne nous laissera aucun repos. Ainsi n'attendons pas l'heure de la mort pour pardonner à nos ennemis; mais plutôt pratiquons ce que dit l'Apôtre : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère : » Sol non occidat super iracundiam vestram (4). Ce cœur tendre, ce cœur paternel ne peut (b) comprendre qu'un chrétien, enfant de paix, puisse dormir d'un sommeil tranquille, ayant le cœur ulcéré et aigri contre son frère, ni qu'il puisse goûter du repos, voulant du mal à son prochain dont Dieu prend en main la querelle et les intérêts. Mes frères, le jour décline , le soleil est

 

1 Sap., I, 11. — 2 Matth., XII, 36. — 3 Eccli., XXVIII, 1. — 4 Ephes., IV, 26.

 

(a) Var. « Ou les criminelles inventions. — (b) L'Apôtre ne peut...

 

254

 

sur son penchant ; l'Apôtre ne vous donne guère de loisir, et vous n'avez plus guère de temps pour lui obéir. Ne différons pas davantage une œuvre si nécessaire hâtons-nous de donner à Dieu nos ressentiments. Le jour de la mort, Messieurs, sur lequel on rejette toutes les affaires du salut, n'en aura que trop de pressées; commençons de bonne heure à nous préparer les grâces qui nous seront nécessaires en ce dernier jour; et en pardonnant sans délai, assurons-nous dès aujourd'hui l'éternelle miséricorde du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

 

 

Précédente Accueil Suivante