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SERMON
POUR
LE MARDI DE LA IIIe SEMAINE DE CARÊME,
SUR LA CHARITÉ FRATERNELLE (a).
Ubi sunt duo vel tres congregati in
nomine meo, ibi sunt in medio eorum.
Où il y a deux ou trois personnes assemblées en mon nom, je
serai là au milieu d'elles. Matth., XVIII, 20.
Ce que dit saint Augustin est
très-véritable , qu'il n'y a rien ni de si paisible, ni de si farouche que
l'homme; rien de plus sociable par sa nature, ni rien de plus discordant et de
plus contredisant par son vice : Nihil est enim quàm hoc genus tam
discordiosum vitio, tam sociale naturâ (1). L'homme était fait pour la paix,
et il ne respire que la guerre ; il s'est mêlé dans le genre humain un esprit de
dissension et d'hostilité qui bannit pour toujours le repos du monde : ni les
lois, ni la raison, ni l'autorité ne sont pas capables d'empêcher que l'on ne
voie toujours parmi nous la confiance
1 De Civit. Dei, lib. XII, cap. XXVII.
(a) Prêché en 1002, dans le Carême du Louvre, devant
le roi.
L'auteur dit dans la péroraison : « Salomon suivant ce
conseil, à l'âge environ de vingt-deux ans, fit voir à la Judée un roi consommé;
et la France, qui sera bientôt un Etat heureux par les soins de son monarque,
jouit maintenant d'un pareil spectacle. » On voit par ces mots que Louis XIV
avait à peu prés vingt-deux ans, et qu'il venait de prendre les rênes du
gouvernement : deux choses qui nous révèlent jusqu'à l'évidence l'année 1662. Le
prédicateur continue : » Sire, votre piété, votre justice, votre innocence font
la meilleure partie de la félicité publique. Conservez-nous ce bonheur, seul
capable de nous consoler parmi tous les Beaux que Dieu nous envoie. » Ces fléaux
et ces vertus placent noire date dans un nouveau jour.
Autre remarque. Une note écrite de la main de Bossuet
porte, à la lin du manuscrit :« Il faut bien méditer trois serinons qui
regardent la société du genre humain, dans la troisième semaine du Carême du
Louvre. Le fond m'en paraît très-solide, mais il en faut changer la forme.» Le
discours sur la Charité fraternelle est manifestement un de ces sermons.
D'autre part Bossuet nous apprend aussi dans une note que le même discours l'ut
prêché aux Nouvelles Catholiques en 1669. C'est probablement alors qu'il relut
les trois serinons composés en 1662, et qu'il exprima la nécessité « d'en
changer la forme. »
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tremblante et les amitiés incertaines, pendant que les
soupçons sont extrêmes, les jalousies furieuses, les médisances cruelles, les
flatteries malignes, les inimitiés implacables.
Jésus-Christ s'oppose dans notre
évangile au cours et au débordement de tant de maux ; et il y établit la
concorde et la société entre les hommes par trois préceptes admirables, qui
comprennent les devoirs les plus essentiels de notre mutuelle correspondance.
Premièrement il ordonne que l'on s'unisse en son nom, et se déclare le
protecteur d'une telle société : Ubi fuerint duo vel tres congregati in
nomine meo, ibi sum in medio eorum. En second lieu il nous enseigne de nous
corriger mutuellement par des avis charitables : Corripe eum inter te et
ipsum solum (1) : « Reprenez, dit-il, votre frère entre vous et lui. » Enfin
il commande expressément de pardonner les injures, et il ne donne aucunes bornes
à cette indulgence : « Pardonnez, dit-il, les offenses, je ne dis pas jusqu'à
sept fois, mais jusqu'à septante fois sept fois, » c'est-à-dire jusqu'à l'infini
et sans aucunes limites, usque septuagies septies (2). Je trouve dans ces
trois préceptes tout ce qu'il y a de plus important dans la charité fraternelle.
Car trois choses étant nécessaires, d'en établir le principe, d'en ordonner
l'exercice, d'en surmonter les obstacles, Jésus-Christ établit le principe de
l'amitié chrétienne dans l'autorité de son nom : In nomine meo ; il en
prescrit le plus noble et le plus utile exercice dans les avertissements mutuels
: Corripe eum ; enfin il en surmonte le plus grand obstacle par le pardon
des injures : Non dico ubi usque septies, sed usque septuagies septies.
C'est le sujet de ce discours. Entrons d'abord en matière, et montrons avant
toutes choses dans le premier point, que Dieu seul est le fondement (a)
de toute amitié véritable.
PREMIER POINT.
Quoique l'esprit de division se
soit mêlé bien avant dans le genre humain, il ne laisse pas de se conserver au
fond de nos cœurs un principe de correspondance et de société mutuelle qui nous
rend
1 Matth., XVIII, 15. — 2 Ibid., 22.
(a) Var. : Et montrons que Dieu seul est le
fondement, etc.
238
ordinairement assez tendres, je ne dis pas seulement à la
première sensibilité de la compassion, mais encore aux premières impressions de
l'amitié. (a) Par là nous pouvons comprendre que cette puissance divine,
qui a comme partagé la nature humaine entre tant de particuliers, ne nous a pas
tellement détachés les uns des autres, qu'il ne reste toujours dans nos cœurs un
lien secret et un certain esprit de retour pour nous rejoindre. C'est pourquoi
nous avons presque tous cela de commun, que non-seulement la douleur, qui étant
faible et impuissante demande naturellement du soutien, mais la joie, qui
abondante en ses propres biens semble se contenter d'elle-même, cherche le sein
d'un ami pour s'y répandre, sans quoi elle est imparfaite et assez souvent
insipide : tant il est vrai, dit saint Augustin, que rien n'est plaisant à
l'homme s'il ne le goûte avec quelque autre homme dont la société lui plaise :
Nihil est homini amicum sine homine amico (1).
Mais comme ce désir naturel de
société n'a pas assez d'étendue, puisqu'il se restreint ordinairement à ceux qui
nous plaisent par quelque conformité de leur humeur avec la nôtre; ni assez de
cordialité, puisqu'il est le plus souvent cimenté par quelque intérêt (b),
faible et ruineux fondement de l'amitié mutuelle; ni en tin assez de force,
puisque nos humeurs et nos intérêts sont des choses trop changeantes pour être
l'appui principal d'une concorde solide (c), Dieu a voulu, chrétiens, que
notre société et notre mutuelle confédération dépendît d'une origine plus haute,
et voici l'ordre qu'il a établi. Il ordonne que l'amour et la charité
s'attachent premièrement à lui comme au principe de toutes choses, que de là
elle se répande par un épanchement général sur tous les hommes qui sont nos
semblables, et que, lorsque nous entrerons dans des liaisons et des amitiés
particulières, nous les fassions dériver de ce principe commun, c'est-à-dire de
lui-même;
1 Epist. CXXX ad Prob.,
n. 4.
(a) Note marg. : De là naît ce plaisir si
doux de la conversation, qui nous fait entrer comme pas à pas dans l’âme les uns
des autres. Le cœur s'échauffe et se dilate; on dit souvent plus qu'on ne veut,
si l'on ne se retient avec soin; et c'est peut-être pour cette raison que le
Sage dit quelque part, si je ne me trompe, que la conversation enivre, parce
qu'elle pousse au dehors le secret de l'aine par une certaine chaleur et presque
sans qu'on y pense. — (b) Var. : Par quelque intérêt commun. — (c)
D'aucune union.
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sans quoi je ne crains point de vous assurer que jamais
vous ne trouverez d'amitié solide, constante, sincère.
Cet ordre de la charité est
établi, chrétiens, dans ces deux commandements, qui sont, dit le Fils de Dieu,
le mystérieux « abrégé de la loi et des prophètes : Tu aimeras le Seigneur ton
Dieu de tout ton cœur, et tu aimeras ton prochain comme toi-même (1). » Et afin
que vous entendiez avec combien de sagesse Jésus-Christ a renfermé dans ces deux
préceptes toute la justice chrétienne, vous remarquerez, s'il vous plaît, que
pour garder la justice nous n'avons que deux choses à considérer, premièrement
sous qui nous avons à vivre, et ensuite avec qui nous avons à vivre. Nous vivons
sous l'empire souverain de Dieu (a) et nous sommes faits pour lui seul ;
c'est pourquoi le devoir essentiel de la nature raisonnable, c'est de s'unir
saintement à Dieu par une fidèle dépendance; mais comme en vivant ensemble sous
son empire suprême (b), nous avons aussi à vivre avec nos semblables en
paix et en équité, il s'ensuit que l'accessoire et le second bien, que nous ne
devons chérir que pour Dieu, mais aussi qui nous doit être après Dieu le plus
estimable, c'est notre société mutuelle. Par où vous voyez manifestement qu'en
effet toute la justice consiste dans l'observance de ces deux préceptes,
conformément à cette parole de notre Sauveur : « Toute la loi et les prophètes
dépendent de ces deux commandements : » In his duobus mandatis universel lex
pendet et prophetœ (2).
Cette doctrine étant supposée,
il est aisé de comprendre que le premier de ces préceptes, c'est-à-dire celui de
l'amour de Dieu, est le fondement nécessaire1 de l'autre qui regarde l'amour du
prochain. Car qui ne voit clairement que pour aimer le prochain comme
nous-mêmes, il faut être capable de lui désirer et même de lui procurer le même
bien que nous désirons? Et pour pouvoir s'élever à une si haute et si pure
disposition, ne faut-il pas avoir détaché son cœur des biens particuliers, où
nous pouvons être divisés parla partialité et la concurrence, pour retourner par
un
1 Luc, X, 27. — 2 Matth., XXII, 40.
(a) Var. : Sous l'empire de Dieu.— (b)
Le bien essentiel de la nature raisonnable, c'est qu'elle lui soit unie par une
fidèle dépendante; mais comme en vivant sous-l'empire de Dieu, nous avons aussi,
etc.
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amour chaste au bien commun et général de la créature
raisonnable, c'est-à-dire Dieu, qui seul suffit à tous par son abondance, et que
nous possédons d'autant plus que nous travaillons davantage à en faire part aux
autres? Celui donc qui aime Dieu d'un cœur véritable, comme parle l'Ecriture
sainte (1), est capable d'aimer cordialement, non-seulement quelques hommes,
mais tous les hommes, et de vouloir du bien à tous avec une charité parfaite.
Mais celui au contraire qui n'aime pas Dieu, quoi qu'il die (a) et quoi
qu'il promette, il n'aimera que lui-même ; et ainsi tout ce qu'il aura d'amour
pour les autres ne peut jamais être ni pur ni sincère, ni enfin assez cordial
pour mériter qu'on s'y fie.
En effet cette attache intime
que nous avons à nous-mêmes, c'est la ligne de séparation, c'est la paroi
mitoyenne entre tous les cœurs; c'est ce qui fait que chacun de nous se renferme
tout entier dans ses intérêts et se cantonne en lui-même, toujours prêt à dire
avec Caïn : « Qu'ai-je affaire de mon frère ? » Num custos fratris mei sum
ego (2)? C'est pourquoi l'apôtre saint Paul parlant de « ceux qui s'aiment
eux-mêmes, dit que ce sont des hommes sans affection et ennemis de la paix. » (b)
Car il est vrai que notre amour-propre nous empêche d'aimer le prochain, comme
la loi le prescrit. La loi veut que nous l'aimions comme nous-mêmes, sicut
teipsum, parce que selon la nature et selon la grâce il est notre prochain
et notre semblable, et non pas notre inférieur; mais l'amour-propre bien mieux
obéi fait que nous l'aimons pour nous-mêmes, et non pas comme nous-mêmes; non
pas dans un esprit de société pour vivre avec lui en concorde, mais dans un
esprit de domination pour le faire servir à nos desseins. C'est ainsi que le
monde aime, vous le savez ; et c'est pourquoi il est véritable que le monde
n'aime rien, et qu'on n'y trouve point d'amitié solide : Sine affectione,
sine pace. Non, jamais l'homme ne sera capable d'aimer son prochain comme
soi-même et dans un esprit de société, jusqu'à ce qu'il ait triomphé de son
amour-propre
1 Jos., XXIV, 14. — 2 Genes., IV, 9.
(a) Var. : Dise. — (b) Note marg.
: Erant homines seipsos amantes, sine affectione, sine pace (II Timoth.,
III, 2, 3).
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en aimant Dieu plus que soi-même, (a) Car pour faire
ce grand effort de nous détacher de nous-mêmes, il faut avoir quelque objet qui
soit dans une si haute élévation, que nous croyions ne rien perdre en renonçant
à nous-mêmes pour nous abandonner à lui sans réserve. Or est-il que Dieu est le
seul à qui cette haute supériorité et cet avantage appartient; et les créatures
qui nous environnent, bien loin d'être naturellement au-dessus de nous, sont au
contraire rangées avec nous dans le même degré de bassesse sous l'empire
souverain de ce premier Etre.
Par conséquent, chrétiens,
jusqu'à ce que nous aimions celui qui peut seul par sa dignité nous arracher à
nous-mêmes, nous n'aimerons que nous-mêmes ; la source de notre amitié pourra
bien en quelque sorte couler sur les autres; mais elle aura toujours son reflux
(b) sur nous, et toute notre générosité ne sera qu'un art un peu plus honnête de
se faire des créatures ou de contenter une gloire intérieure (c). Ainsi
le véritable amour du prochain a son principe nécessaire dans l'amour de Dieu,
il marche avec lui d'un pas égal; et quoiqu'on trouve quelquefois des naturels
nobles qui semblent s'élever beaucoup au-dessus de toutes les faiblesses
communes, je soutiens qu'il n'y a que l'amour de Dieu qui puisse changer dans
nos cœurs cette pente de la nature de ne s'attacher qu'à soi-même. Comme donc
Dieu est peu aimé, il ne faut pas s'étonner si le prophète s'écrie qu'il ne sait
plus à qui se fier. Nous habitons, dit-il, au milieu des fraudes, et des
tromperies. Chacun se défie et chacun trompe. Il n'y a plus
(a) Note marg. : On ne peut jamais aimer
sincèrement le prochain sans aimer Dieu.
L'aimer sincèrement, c'est l'aimer comme nous, et non pour
nous.
Il n'y a que Dieu qui doive tout aimer pour soi-même.
Amour de société et non amour d’intérêt.
Pour cela, il faut être détaché de soi-même.
Nulle créature ne mérite qu'on se détache de soi-même pour
elle, et l'on ne peut pas faire cet effort pour la créature.
Mais Dieu est infiniment au-dessus de nous : après l'effort
de l'aimer plus que soi-même, ou peut faire celui d'aimer le prochain comme
soi-même.
On trouve, en réunissant à Dieu tout son amour, une
abondance infinie qui ensuite peut se répandre sur tous les hommes sans
exception.
Sans cette abondance d'amitié, l'amitié n'est que
partialité et dégénère eu cabale.
Prendre garde de ne gâter jamais ni ne détourner en nous la
source de l'amour.
(b) Var. : Retour. — (c) Une gloire
interne, — une gloire cachée.
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de droiture, il n'y a plus de sûreté, il n'y a plus de foi
parmi les hommes, (a) Je pourrais bien, chrétiens, faire aujourd'hui les
mêmes plaintes; et encore qu'on ne vit jamais plus de caresses, plus
d'embrassements, plus de paroles choisies, pour témoigner une parfaite
cordialité, ah ! si nous pouvions percer dans le fond des cœurs, si une lumière
divine venait découvrir tout à coup ce que la bienséance, ce que l'intérêt, ce
que la crainte tient si bien caché, ô quel étrange spectacle et que nous serions
étonnés de nous voir les uns les autres avec nos soupçons, et nos jalousies, et
nos répugnances secrètes les uns pour les autres ! Non, l'amitié n'est qu'un nom
en l'air, dont les hommes s'amusent mutuellement et auquel aussi ils ne se fient
guère. Que si ce nom est de quelque usage, il signifie seulement un commerce de
politique et de bienséance. On se ménage par discrétion les uns les autres, on
oblige par honneur et on sert par intérêt ; mais on n'aime pas véritablement. La
fortune fait les amis, la fortune les change bientôt. Comme chacun aime par
rapport à soi, cet ami de toutes les heures est au hasard à chaque moment de se
voir sacrifié à un intérêt plus cher ; et tout ce qui lui restera de cette
longue familiarité et de cette intime correspondance, c'est que l'on gardera un
certain dehors, afin de soutenir pour la forme quelque simulacre d'amitié et
quelque dignité d'un nom si saint. C'est ainsi que savent aimer les hommes du
monde. (b) Démentez-moi, Messieurs, si je ne dis pas la vérité. Et certes
si je parlais en un autre
(a) Note marg. : Periit sanctus de terra, et
rectus in hominibus non est : omnes in sanguine insidiantur, vir fratrem suum ad
mortem venatur... Nolite credere amico… et inimici hominis domestici ejus
(Midi., VII, 2,5, 6).— Unusquisque se à proximo suo custodiat, et in omni fratre
suo non hubeat fiduciam... ; et omnis amicus fraudulenter incedet, et vir
fratrem suum deridebit... Habitatio tua in medio doli (Jerem. IX, 4, 5,
6).— (b) Les hommes plus ruineux aux hommes que toute autre cause de
ruine. Apparente société, dans le fond rien de plus mal assorti. Presque tous
les esprits incompatibles : à la longue on se sépare, les uns des ennemis qui
nous contrarient, les autres des importuns qui nous choquent; de celui-là on ne
peut plus souffrir les injures, de l'autre les défauts; un geste qui nous
déplaît, une parole qui nous fâche. Quand on n'a point sujet de haïr par
contrariété des intérêts, par contrariété des humeurs, on hait par caprice et
par fantaisie; on se fait des portraits odieux ; on met dans cette aversion à
certaines gens une espèce de délicatesse qu'il y ait des personnes qui nous
déplaisent; si le Fils de Dieu nous ordonne de vaincre les aversions pour cause,
à plus forte raison... Pardonner à ceux qui nous offensent, supporter ceux qui
nous importunent, à qui notre humeur peut-être n'est pas moins à charge.
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lieu, j'alléguerais peut-être la Cour pour exemple; mais
puisque c’est à elle que je parle (a), qu'elle se connaisse elle-même e1
qu'elle serve de preuve à la vérité que je prêche.
Concluons donc, chrétiens, que
la charité envers Dieu est le fondement nécessaire de la société envers les
hommes. C'est de cette haute origine que la charité doit s'épancher
généreusement sur tous nos semblables par une inclination générale de leur bien
faire dans toute l'étendue du pouvoir que Dieu nous en donne. C'est de ce même
principe que doivent naître nos amitiés particulières, qui ne seront jamais plus
inviolables ni plus sacrées que lorsque Dieu en sera le médiateur. Jonathas et
David étaient unis en cette sorte, et c'est pourquoi le dernier appelle leur
amitié mutuelle « l'alliance du Seigneur, » fœdus Domini (1), parce
qu'elle avait été contractée sous les yeux de Dieu et qu'il devait en être le
protecteur, comme il en était le témoin. Aussi le monde n'en a jamais vu ni de
plus tendre, ni de plus fidèle, ni de plus désintéressée. Un trône à disputer
entre ces deux parfaits amis n'a pas été capable de les diviser, et le nom de
Dieu a prévalu à un si grand intérêt. Heureux celui, chrétiens, qui pourrait
trouver un pareil trésor ! Il pourrait bien mépriser à ce prix toutes les
richesses du monde. Car une telle amitié contractée au nom de Dieu et jurée pour
ainsi dire entre ses mains, ne craint pas les dissimulations ni les tromperies.
Tout s'y fait aux yeux de celui qui voit dans le fond des cœurs; et sa vérité
éternelle, fidèle caution de la foi donnée, garantit cette amitié sainte des
changements infinis dont le temps et les intérêts menacent toutes les autres. Un
ami de cette sorte, fidèle à Dieu et aux hommes, est un trésor inestimable ; et
il nous doit être sans comparaison plus cher que nos yeux, parce que souvent
nous voyons mieux par ses yeux que par les nôtres, et qu'il est capable de nous
éclairer quand notre intérêt nous aveugle. C'est ce qu'il faut vous expliquer
dans la seconde partie.
1 I Reg., XX, 8.
(a) Var. : Que je prêche.
244
SECOND POINT.
La science la plus nécessaire à
la vie humaine, c'est de se connaître soi-même ; et saint Augustin a raison de
dire (1) qu'il vaut mieux savoir ses défauts que de pénétrer tous les secrets
des Etats et des empires, et de savoir démêler toutes les énigmes de la nature.
Cette science est d'autant plus belle qu'elle n'est pas. seulement la plus
nécessaire, mais encore la plus rare de toutes. Nous jetons nos regards bien
loin; et pendant que nous nous perdons dans des pensées infinies, nous nous
échappons à nous-mêmes ; tout le monde connaît nos défauts; nous seuls ne les
savons pas, et deux choses nous en empêchent.
Premièrement, chrétiens, nous
nous voyons de trop près; l'œil se confond avec l'objet, et nous ne sommes pas
assez détachés de nous pour nous regarder d'un regard distinct et nous voir
d'une pleine vue (a). Secondement, et c'est le plus grand désordre, nous
ne voulons pas nous connaître, si ce n'est par les beaux endroits. Nous nous
plaignons du peintre qui n'a pas su couvrir nos défauts; et nous aimons mieux ne
voir que notre ombre et notre ligure si peu qu'elle semble belle, que notre
propre personne si peu qu'il y paraisse d'imperfection. Le roi Achab, violent,
imbécile et faible, ne pouvait endurer Michée qui lui disait de la part de Dieu
la vérité de ses fautes et de ses affaires qu'il n'avait pas la force de vouloir
apprendre ; et il voulait qu'il lui contât avec ses flatteurs des triomphes
imaginaires. C'est ainsi que sont faits les hommes ; et c'est pourquoi le divin
Psalmiste a raison de s'écrier : Delicta quis intelligit (2) ? « Qui
est-ce qui connaît ses défauts ? » Où est l'homme qui sait acquérir cette
science si nécessaire ? Combien sommes-nous ardents et vainement curieux ! Dans
quel abîme des cœurs, dans quels mystères secrets de la politique, dans quelle
obscurité de la nature n'entreprenons-nous pas de pénétrer ? Malgré cet espace
immense qui nous sépare d'avec le soleil, nous avons su découvrir ses taches,
c'est-à-dire remarquer des ombres dans le sein même de la lumière. Cependant nos
propres taches
1 De
Trinit., lib. IV, n. 1. — 2 Psal. XVIII, 13.
(a) Var. : Pour nous considérer d'une pleine
vue.
248
nous sont inconnues ; nous seuls voulons être sans ombre ;
et nos défauts, qui sont la fable du peuple, nous sont cachés à nous-mêmes :
Delicta quis intelligit ?
Pour acquérir, chrétiens, une
science si nécessaire, il ne faut point d'autre docteur qu'un ami fidèle. Venez
donc, ami véritable, s'il y en a quelqu'un sur la terre ; venez me montrer mes
défauts que je ne vois pas. Montrez-moi les défauts de mes mœurs, ne me cachez
pas même ceux de mon esprit. Ceux que je pourrai réformer, je les corrigerai par
votre assistance ; et s'il y en a qui soient, sans remède , ils serviront à
confondre ma présomption. Venez donc, encore une fois, ô ami fidèle, ne me
laissez pas manquer en ce que je puis, ni entreprendre plus que je ne puis, afin
qu'en toutes rencontres je mesure ma vie à la raison et mes entreprises (a)
à mes forces.
Cette obligation, chrétiens,
entre les personnes amies est de droit étroit et indispensable. Carie précepte
delà correction étant donné pour toute l'Eglise dans l'évangile que nous
traitons, il serait sans doute à désirer que nous fussions tous si bien disposés
que nous pussions profiter des avis de tous nos frères. Mais comme l'expérience
nous fait voir que cela ne réussit pas, et qu'il importe que nous regardions à
qui nos conseils peuvent être utiles, ce précepte de nous avertir mutuellement
se réduit pour l'ordinaire envers ceux dont nous professons d'être amis. Je suis
bien aise, Messieurs, de vous dire aujourd'hui ces choses, parce que nous
tombons souvent dans de grands péchés pour ne pas assez connaître les sacrés
devoirs de l'amitié chrétienne. La charité, dit saint Augustin (1), voudrait
profiter à tous ; mais comme elle ne peut s'étendre autant dans l'exercice
qu'elle fait dans son intention, elle nous attache principalement à ceux qui par
le sang, ou par l'amitié ou par quelqu'autre disposition des choses humaines,
nous sont en quelque sorte échus en partage. Regardons nos amis en cette manière
: pensons (b) qu'un sort bienheureux nous les a donnés pour exercer
envers eux ce que nous devrions à tous, si tous en étaient capables. C'est une
parole digne de Caïn que de
1 De Verà relig., n. 91.
(a) Var. : Mes desseins. — (b)
Croyons.
246
dire : Ce n'est pas à moi à garder mon frère. Croyons,
Messieurs, au contraire, que nos amis sont à notre garde, qu'il n'y a rien de
plus cruel que la complaisance que nous avons pour leurs vices, que nous taire
en ces rencontres c'est les trahir ; et que ce n'est pas Je trait d'un ami, mais
l'action d'un barbare, que de les laisser tomber dans un précipice faute de
lumière, pendant que nous avons en main un flambeau que nous pourrions leur
mettre (a) devant les yeux (b).
Après avoir établi l'obligation
de ces avis charitables, montrons-en les conditions dans les paroles précises de
notre évangile. Premièrement, chrétiens, il y faut de la fermeté et de la
vigueur. Car remarquez, le Sauveur n'a pas dit : Avertissez votre frère, mais, «
Reprenez votre frère (1). » Usez de la liberté que le nom d'amitié vous donne,
ne cédez pas, ne vous rendez pas, soutenez vos justes sentiments, parlez à votre
ami en ami. Jetez-lui quelquefois au front des vérités toutes sèches qui le
fassent rentrer en lui-même ; ne craignez point de lui faire honte, afin qu'il
se sente pressé de se corriger, et que confondu par vos reproches il se rende
enfin digne de louanges.
Mais avec cette fermeté et cette
vigueur, gardez-vous bien de sortir des bornes de la discrétion. Je hais ceux
qui se glorifient des avis qu'ils donnent, qui veulent s'en faire honneur plutôt
que d'en tirer de l'utilité, et triompher de leur ami plutôt que de le servir.
Pourquoi le reprenez-vous, ou pourquoi vous en vantez-vous devant tout le monde
? C'était une charitable correction, et non une insulte outrageuse (c)
que vous aviez à lui faire. Le Maître avait commandé ; écoutez le Sauveur des
âmes : « Reprenez-le, dit-il (2), entre vous et lui : » parlez en secret, parlez
à l'oreille. N'épargnez pas le vice, mais épargnez la pudeur, et que votre
discrétion fasse sentir au coupable que c'est un ami qui parle.
Mais surtout venez animé d'une charité véritable. Pesez
cette parole du Sauveur des âmes : « S'il vous écoute, dit-il (3), vous
(1) Matth., XVIII, 15. — 2 Ibid. — 3 Ibid.
(a) Var. : Que nous pourrions mettre devant
leurs yeux. — (b) Note marg. : Vir iniquus lactat amicum suum,
et ducii eum per viam non bonam (Prov., XVI, 29). — (c) Var.:
Injurieuse.
247
aurez gagné votre frère. » Quoiqu'il se fâche, quoiqu'il
s'irrite, ne vous emportez jamais. Faites comme les médecins ; pendant qu'un
malade troublé leur dit des injures , ils lui appliquent des remèdes :
Audiunt convicium, prœbent medicamentum, dit saint Augustin ». Suivez
l'exemple de saint Cyprien, dont le même saint Augustin a dit ce beau mot, qu'il
reprenait les pécheurs avec une force invincible, et aussi qu'il les supportait
avec une patience infatigable : Et veritatis libertate redarguit, et
charitatis virtute sustinuit (2).
Mais pendant que le Fils de Dieu
nous prépare avec tant de soin des avertissements autant charitables que fermes
et vigoureux , songeons à les bien recevoir. Apprenons de lui à connaître nos
véritables amis et à les distinguer d'avec les flatteurs. Que dirai-je ici,
chrétiens, et quel remède pourrai-je trouver contre un poison si subtil ? Il ne
suffit pas d'avertir les hommes de se tenir sur leurs garnies. Car qui ne se
tient pas pour tout averti ? Où sont ceux qui ne craignent pas les embûches de
la flatterie ? mais en les craignant on y tombe, et le flatteur nous tourne en
tant de façons qu'il est malaisé de lui échapper. De dire avec cet ancien (3)
qu'on le connaîtra par une certaine affectation de plaire en toute rencontre, ce
n'est pas aller à la source ; c'est parler de l'artifice le plus vulgaire et du
fard le plus grossier de la flatterie. Celle de la Cour est bien plus subtile.
Elle sait non-seulement avoir de la complaisance, mais encore résister et
contredire pour céder plus agréablement en d'autres rencontres. Elle imite tout
de l'ami, jusqu'à sa franchise et sa liberté (a) ; et nous voyons tous
les jours que pendant que nous triomphons d'être sortis des mains d'un flatteur,
un autre nous engage insensiblement, que nous ne croyons plus flatteur parce
qu'il flatte d'une autre manière : tant l'appât est délicat et imperceptible,
tant la séduction est puissante.
Donc pour arracher la racine,
cessons de nous prendre aux autres d'un mal qui vient de nous-mêmes. Ne parlons
plus des
1 Serm. CCCLVII, n. 4. — 2 De Bapt., cont. Donat.,
lib. V, cap. XVII, n. 23. — 5 Cicer., De Amicit., n. 15.
(a) Var. : Elle imite non-seulement la
douceur de l'ami, mais sa franchise et sa liberté.
248
flatteurs qui nous environnent par le dehors; parlons d'un
flatteur qui est au dedans, par lequel tous les autres sont autorisés. Toutes
nos passions sont des flatteuses ; nos plaisirs sont des flatteurs, surtout
notre amour-propre est un grand flatteur qui ne cesse de nous applaudir au
dedans ; et tant que nous écouterons ce flatteur, jamais nous ne manquerons
d'écouter les autres. Car les flatteurs du dehors, âmes vénales et prostituées,
savent bien connaître la force de cette flatterie intérieure. C'est pourquoi ils
s'accordent avec elle ; ils agissent de concert et d'intelligence ; ils
s'insinuent si adroitement dans ce commerce de nos passions, dans cette secrète
intrigue de notre cœur, dans cette complaisance de notre amour-propre, qu'ils
nous font demeurer d'accord de tout ce qu'ils disent. Ils rassurent dans ses
propres vices notre conscience tremblante ; « et mettent, dit saint Paulin, le
comble à nos péchés par le poids d'une louange injuste et artificieuse. » (a)
Que si nous voulons les déconcerter et rompre cette intelligence, voici l'unique
remède : un amour généreux de la vérité, un désir de nous connaître nous-mêmes.
Oui, je veux résolument savoir mes défauts ; je voudrais bien ne les avoir pas ;
mais puisque je les ai, je les veux connaître, quand même je ne voudrais pas
encore les corriger. Car quand mon mal me plairait encore, je ne prétends pas (b)
pour cela le rendre incurable ; et si je ne presse pas ma guérison, du moins ne
veux-je pas rendre ma mort assurée.
Apprenons donc nos défauts avec
joie et reconnaissance de la bouche de nos amis ; et si peut-être nous n'en
avons pas qui nous soient assez fidèles pour nous rendre ce bon office,
apprenons-les du moins de la bouche des prédicateurs. Car à qui ne parle-t-on
pas dans cette chaire, sans vouloir parler à personne? A qui la lumière de
l'Evangile ne montre-t-elle pas ses péchés ? La loi de Dieu, chrétiens, que nous
vous mettons devant les yeux, n'est-ce pas un miroir fidèle où chacun , et les
rois et les sujets, se peut reconnaître ? mais personne ne s'applique rien. On
est bien aise d'entendre parler contre les vices des hommes, et l'esprit se
(a) Note marg. : Sarcinam peccatorum
pondere indebitae laudis accumulat (Epist. XXIV ad Sever., n. 1). —
(b) Var. : Je ne veux pas.
249
divertit à écouter reprendre les mauvaises mœurs ; (a)
mais l'on ne s'émeut non plus que si l'on n'avait aucune part à cette juste
censure. Ce n'est pas ainsi, chrétiens, qu'il faut écouter l'Evangile , mais
plutôt il faut pratiquer ce que dit si sagement l’Ecclésiastique : Verbum
sapiens quodcumque audierit scius, laudahit et ad se adjiciet (1) : «
L'homme sage qui entend, dit-il, quelque parole sensée, la loue et se l'applique
à lui-même. » Voyez qu'il ne se contente pas de la trouver belle et de la louer.
Il ne fait pas comme plusieurs qui regardent à droite et à gauche à qui elle est
propre, et à qui elle pourrait convenir. Il ne s'amuse pas à deviner la pensée
de celui qui parle et à lui faire dire des choses à quoi il ne songe pas. Il
rentre profondément en sa conscience et s'applique tout ce qui se dit : Ad se
adjiciet. C'est là tout le fruit des discours sacrés. Pendant que l'Evangile
parle à tous, chacun se doit parler en particulier, confesser humblement ses
fautes, reconnaître la honte de ses actions, trembler dans la vue de ses périls.
Ouvrez donc les yeux sur vous-mêmes et n'appréhendez jamais de connaître vos
péchés. Vous avez un moyen facile d'en obtenir le pardon : « Remettez, dit le
Fils de Dieu (2), cl il vous sera remis; » pardonnez, et il vous sera pardonné.
TROISIÈME POINT.
C'est à quoi je vous exhorte,
mes frères, sur la fin de ce discours. Car après vous avoir montré la nécessité
de reconnaître vos fautes, il est juste de vous donner aussi les remèdes, et le
pardon des injures en est un des plus efficaces. A la vérité, chrétiens, il y a
sujet de s'étonner que les hommes pèchent si hardiment à la vue (b) du
ciel et de la terre, et qu'ils craignent si peu un Dieu si juste. Mais je
m'étonne beaucoup davantage que pendant que nous multiplions nos iniquités
par-dessus les sablons de la mer, et que nous avons tant de besoin que Dieu nous
soit bon et indulgent, nous soyons nous-mêmes si inexorables et si rigoureux à
nos frères. Quelle indignité et quelle injustice : nous
1 Eccli., XXI, 18. — 2 Luc., VI, 37.
(a) Note marg. : Tonnez tant qu'il vous plaira, ô
prédicateur. — (b) Var. : A la face.
250
voulons que Dieu souffre tout de nous, et nous ne pouvons
rien souffrir de personne ! Nous exagérons sans mesure les fautes qu'on fait
contre nous; et l'homme, ver de terre, croit que le presser tant soit peu du
pied c'est un attentat énorme, pendant qu'il compte pour rien ce qu'il
entreprend hautement contre la souveraine majesté de Dieu et contre les droits
de son empire. Mortels aveugles et misérables, serons-nous toujours si sensibles
et si délicats ? Jamais n'ouvrirons-nous les yeux à la vérité ? Jamais ne
comprendrons-nous que celui qui nous fait injure est toujours beaucoup plus à
plaindre que nous qui la recevons; que lui-même, dit saint Augustin (1), se
perce le cœur pour nous effleurer la peau ; et qu'enfin nos ennemis sont des
furieux qui voulant nous faire boire pour ainsi dire tout le venin de leur
haine, en font eux-mêmes un essai funeste et avalent les premiers le poison
qu'ils nous préparent (a)? Que si ceux qui nous fout du mal sont des
malades emportés, pourquoi les aigrissons-nous par nos vengeances cruelles, et
que ne tâchons-nous plutôt de les ramener à leur bon sens par la patience et par
la douceur (b) ? Mais nous sommes bien éloignés de ces charitables
dispositions. Bien loin de faire effort sur nous-mêmes pour endurer une injure,
nous croirions nous dégrader et penser trop bassement de nous mêmes, si nous ne
nous piquions d'être délicats dans les choses qui nous touchent (c) ; et
nous pensons nous faire grands par cette extrême sensibilité. Aussi
poussons-nous sans bornes nos ressentiments ; nous exerçons sur ceux qui nous
fâchent des vengeances impitoyables; ou bien nous nous plaisons de les accabler
par une vaine ostentation d'une patience et d'une pitié outrageuse qui ne se
remue pas par dédain, et qui feint d'être tranquille pour insulter davantage :
tant nous sommes cruels ennemis et implacables vengeurs, qui faisons des armes
offensives et des instruments de la colère, de la patience même et de la pitié (d).
Mais encore ne sont-ce pas là nos plus grands excès. Nous n'attendons pas
toujours, pour nous irriter, des injures effectives; nos ombrages,
1 Serm. LXXXII, n. 3.
(a) Var. : Et s'empoisonnent les premiers du
poison qu'ils nous préparent. — (b) Par la compassion et par la douceur.
— (c) Nous croirions nous dégrader, si nous ne nous piquions d'être
délicats. — (d) D'une pitié outrageante.
251
nos jalousies, nos défiances secrètes suffisent pour nous
armer l'un contre l'autre, et souvent nous nous haïssons seulement parce que
nous croyons nous haïr : l'inquiétude nous prend, nous frappons de peur d'être
prévenus ; et trompés (a) par nos soupçons, nous vengeons une injure qui
n'est pas encore. Jalousies, soupçons, défiances, cruels bourreaux des hommes du
monde et source de mille injustices, à quels excès les engagez-vous ?
Mais si vous vous laissez gagner
aux soupçons, si vous prenez facilement des ombrages et des défiances, prenez
garde pour le moins, au nom de Dieu, de ne les porter pas aux oreilles
importantes, et surtout ne les portez pas jusqu'aux oreilles du prince. Songez
qu'elles sont sacrées, et que vous les profanez trop indignement lorsque vous y
portez ou les inventions d'une haine injuste, d'une jalousie cachée, ou les
injustes raffinements d'un zèle affecté. Infecter les oreilles du prince, ah!
c'est un crime plus grand que d'empoisonner les fontaines publiques, et plus
grand sans comparaison que de voler les trésors publics. Le grand trésor d'un
Etat, c'est la vérité dans l'esprit du prince. Et n'est-ce pas pour cela que le
roi David avertit si sérieusement en mourant le jeune Salomon son fils et son
successeur? « Prenez garde, lui dit-il, mon fils, que vous entendiez tout ce que
vous faites, et de quel côté vous vous tournerez : » Ut intelligas universel
quœ facis, et quoeumque te verteris (1). Comme s'il disait : Tournez-vous de
plus d'un côté pour découvrir tout à l'entour les traces de la vérité qui sont
dispersées : elle ne viendra guère à vous de droit fil et d'un seul endroit; car
les rois ne sont pas si heureux (b). Mais que ce soit vous-même qui vous
tourniez, et que nul ne se joue à vous donner de fausses impressions. Entendez
distinctement tout ce que vous faites, et connaissez tous les ressorts de la
grande machine que vous conduisez : Ut intelligas aniversa quœ facis.
Salomon suivant ce conseil, à l'âge environ de vingt-deux ans, fit voir à la
Judée un roi consommé ; et la France, qui
1 III Reg., II, 3.
(a) Var.: Emportés.— (b) Pour découvrir tout
à l'entour les vestiges de la vérité, qui ne viendra guère à vous de droit fil.
252
sera bientôt un Etat heureux par les soins de son monarque,
jouit maintenant d'un pareil spectacle.
O Dieu, bénissez ce roi que vous
nous avez donné. Que vous demanderons-nous pour ce grand monarque? Quoi? toutes
les prospérités? Oui, Seigneur; mais bien plus encore, toutes les vertus et
royales et chrétiennes. Non, nous ne pouvons consentir qu'aucune lui manque,
aucune, aucune. Elles sont toutes nécessaires , quoi que le monde puisse dire,
parce que vous les avez toutes commandées. Nous le voulons voir tout parfait,
nous le voulons admirer en tout. C'est sa gloire, c'est sa grandeur qu'il soit
obligé d'être notre exemple; et nous estimerions un malheur public, si jamais il
nous paraissait quelque ombre dans une vie qui doit être toute lumineuse. Oui,
Sire, votre piété, votre justice, votre innocence, font la meilleure partie de
la félicité publique. Conservez-nous ce bonheur, seul capable de nous consoler
parmi tous les fléaux que Dieu nous envoie, et vivez en roi chrétien. Il y a un
Dieu dans le ciel qui venge les péchés des peuples, mais surtout qui venge les
péchés des rois. C'est lui qui veut que je parle ainsi ; et si Votre Majesté
l'écoute, il lui dira dans le cœur ce que les hommes ne peuvent pas dire.
Marchez, ô grand Roi, constamment sans vous détourner, par toutes les voies
qu'il vous inspire, et n'arrêtez pas le cours de vos grandes destinées, qui
n'auront jamais rien de grand , si elles ne se terminent à l'éternité
bienheureuse.
SECONDE CONCLUSION DU SERMON POUR LE MARDI DE LA IIIe SEMAINE
DE CARÊME.
Jalousies, soupçons, défiances,
cruels bourreaux dès hommes du monde et source de mille injustices, à quels
excès les engagez-vous? Que méditez-vous, malheureux, et que vous vois-je rouler
dans votre esprit? Quoi! vous les allez porter vos soupçons
253
jusqu'aux oreilles importantes! vous méditez même de les
porter jusqu'aux oreilles du prince! Ah ! songez qu'elles sont sacrées, et que
c'est les profaner trop indignement que d'y vouloir porter, comme vous faites,
ou les injustes préventions d'une haine aveugle, ouïes malicieuses inventions (a)
d'une jalousie cachée, ou les pernicieux raffinements d'un zèle affecté.
Arrêtons-nous donc, chrétiens;
prenons garde comme nous parlons du prochain, surtout à la Cour, où tout est si
important et si délicat. Ce demi-mot que vous dites, ce trait que vous lancez en
passant, cette parole malicieuse qui donne tant à penser par son obscurité
affectée, tout cela, dit le Sage, ne tombera pas à terre : A detractione
parcite linguœ, quoniam sermo obscurus in vacuum non ibit (1). A la Cour on
recueille tout, et ensuite chacun commente et tire ses conséquences à sa mode.
Prenez donc garde encore une fois à ce que vous dites, retenez votre colère
maligne et votre langue trop impétueuse. Car il y a un Dieu au ciel qui nous
ayant déclaré qu'il nous demandera compte à son jugement des paroles inutiles
(2), quelle justice ne fera-t-il pas de celles qui sont outrageantes et
malicieuses? Par conséquent, chrétiens, révérons ses yeux et sa présence;
songeons qu'il nous sera fait dans son jugement comme nous aurons fait à notre
prochain. Si nous pardonnons, il nous pardonnera; si nous vengeons nos injures,
« il nous gardera nos péchés, » comme dit l’Ecclésiastique, peccata illius
servans servabit (3) : sa vengeance nous poursuivra à la vie et à la mort;
et ni en ce monde ni en l'autre, jamais elle ne nous laissera aucun repos. Ainsi
n'attendons pas l'heure de la mort pour pardonner à nos ennemis; mais plutôt
pratiquons ce que dit l'Apôtre : « Que le soleil ne se couche pas sur votre
colère : » Sol non occidat super iracundiam vestram (4). Ce cœur tendre,
ce cœur paternel ne peut (b) comprendre qu'un chrétien, enfant de paix,
puisse dormir d'un sommeil tranquille, ayant le cœur ulcéré et aigri contre son
frère, ni qu'il puisse goûter du repos, voulant du mal à son prochain dont Dieu
prend en main la querelle et les intérêts. Mes frères, le jour décline , le
soleil est
1 Sap., I, 11. — 2 Matth.,
XII, 36. — 3 Eccli., XXVIII, 1. — 4 Ephes., IV, 26.
(a) Var. « Ou les criminelles inventions. — (b)
L'Apôtre ne peut...
254
sur son penchant ; l'Apôtre ne vous donne guère de loisir,
et vous n'avez plus guère de temps pour lui obéir. Ne différons pas davantage
une œuvre si nécessaire hâtons-nous de donner à Dieu nos ressentiments. Le jour
de la mort, Messieurs, sur lequel on rejette toutes les affaires du salut, n'en
aura que trop de pressées; commençons de bonne heure à nous préparer les grâces
qui nous seront nécessaires en ce dernier jour; et en pardonnant sans délai,
assurons-nous dès aujourd'hui l'éternelle miséricorde du Père, du Fils et du
Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
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