Sem. Passion (3) II
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SECOND SERMON
POUR
LES TROIS DERNIERS JOURS DE LA SEMAINE DE LA PASSION,
SUR L'ARDEUR DE LA PÉNITENCE (a).

 

Et ecce mulier, quae erat in civitate peccatrix, ut cognovit quòd occuluissset in domo Pharisaei, attulit alabastrum unguenti.

 

Et voici qu'une femme connue par ses désordres dans la ville, aussitôt qu'elle eut appris que Jésus était en la maison du Pharisien, elle lui apporta ses parfums et se jeta à ses pieds. Luc, VII, 37.

 

Jésus-Christ veut être pressé ; ceux qui vont à lui lentement n'y peuvent jamais atteindre ; il aime les âmes généreuses qui lui arrachent sa grâce par une espèce de violence comme cette fidèle Chananée, ou qui la gagnent promptement par la force d'un amour extrême comme Madeleine pénitente. Voyez-vous, Messieurs, cette femme qui va chercher Jésus-Christ jusqu'à la table du Pharisien (b)? C'est qu'elle trouve que c'est trop tarder que de différer un moment de courir à lui. Il est dans une maison étrangère ; mais partout où se rencontre le Sauveur des âmes, elle sait qu'il y est toujours pour les pécheurs. C'est un titre infaillible pour l'aborder que de sentir qu'on a besoin de son secours ; et il n'y a point de rebut à craindre, pourvu qu'on ne tarde pas à lui exposer ses misères.

Allons donc, mes frères, d'un pas diligent, et courons avec Madeleine au divin Sauveur qui nous attend depuis tant d'années. Que dis-je, qui nous attend? qui nous prévient, qui nous cherche et qui nous aurait bientôt trouvés, si nous ne faisions effort pour

 

(a) Prêché en 1662, devant la Cour.

Ce sermon fait pour ainsi dire partie du précédent.— V. la note de la p. 450, 451.

(b) Var. : Jusque dans la maison du Pharisien, — dans une maison étrangère.

 

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le perdre (a). Portons-lui nos parfums avec cette sainte pénitente, c'est-à-dire de saints désirs, et allons répandre à ses pieds des larmes pieuses. Ne différons pas un moment de suivre l'attrait de sa grâce; et pour obtenir cette promptitude qui fera le sujet de ce discours, demandons la grâce du Saint-Esprit par l'intercession de la sainte Vierge.

 

Une lumière soudaine et pénétrante brille aux yeux de Madeleine ; une flamme toute pure et toute céleste commence à s'allumer dans son cœur; une voix s'élève au fond de son âme, qui l'appelle par plusieurs cris redoublés aux larmes, aux regrets, à la pénitence. Elle est troublée et inquiète : sa vie passée lui déplaît, mais elle a peine à changer si tôt. Sa jeunesse vigoureuse (b) lui demande encore quelques années. Ses anciens attachements lui reviennent et semblent se plaindre en secret d'une rupture si prompte ; son entreprise (c) l'étonné elle-même; enfin toute la nature conclut à remettre et à prendre un peu de temps pour se résoudre.

Tel est, Messieurs, l'état du pécheur, lorsque Dieu l'invite à se convertir (d) : il trouve toujours de nouveaux prétextes, afin de retarder l'œuvre de la grâce. Que ferons-nous, et que dirons-nous? Lui donnerons-nous le temps de délibérer sur une chose toute décidée (e) et que l'on perd si peu qu'on hésite? Ah ! ce serait outrager l'Esprit de Jésus, qui ne veut pas qu'on doute un moment de ce qu'on lui doit. Mais s'il faut pousser ce pécheur encore incertain et irrésolu, et toutefois déjà ébranlé, par quelle raison le pourrons-nous vaincre? Il voit toutes les raisons, il en voit la force; son esprit est rendu, son cœur tient encore et ne demeure invincible que par sa propre faiblesse. Chrétiens, parlons à ce cœur ; mais certes la voix d'un homme ne perce pas si avant : faisons parler Jésus-Christ, et tâchons seulement d'ouvrir tous les Cœurs à cette voix pénétrante. « Maison de Jacob, dit le saint prophète , écoutez la voix du Seigneur (1); » âmes rachetées du sang

 

1 Jerem., II, 4.

 

(a) Var. ; Pour nous perdre. — (b) Florissante, — fleurissante. — (c) Un si grand changement. — (d) L'invite à la pénitence. — (e) Si bien décidée.

 

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d'un Dieu, écoutez ce Dieu qui vous parle. Ce n'est pas la voix de son tonnerre, ni le cri de sa justice irritée, que je veux faire retentir à vos oreilles. Comme j'ai dessein de parler au cœur, je veux faire parler le divin amour : vous le verrez attendri, vous le verrez indigné ; vous entendrez ses caresses, vous entendrez ses reproches; celles-là pour amollir votre dureté, celles-ci pour confondre votre ingratitude. En un mot, pour surmonter ces remises d'un cœur qui diffère toujours de se rendre à Dieu, j'ai dessein de vous faire entendre les douceurs de son amour attirant, et les menaces pressantes (a) de son amour méprisé.

 

PREMIER  POINT.

 

Qui me donnera des paroles pour vous exprimer aujourd'hui la bonté immense de notre Sauveur et les empressements infinis de sa charité pour les âmes? C'est lui-même qui nous les explique dans la parabole du bon Pasteur, où nous découvrons trois effets de l'amour d'un Dieu pour les âmes dévoyées (b) : il les cherche, il les trouve, il les rapporte. « Le bon Pasteur, dit le Fils de Dieu, court après sa brebis perdue : » Vadit ad illam quae perierat (1). Vous voyez bien, Messieurs, comme il la cherche : c'est le premier effet de la grâce, chercher les pécheurs qui s'égarent ; mais il court « jusqu'à ce qu'il la trouve, » donec inveniat eam (2) : c'est le second effet de l'amour, trouver les pécheurs qui fuient; et après qu'il l'a retrouvée, il la charge sur ses épaules : c'est le dernier trait de miséricorde, porter les pécheurs affaiblis qui tombent.

Ces trois degrés de miséricorde répondent admirablement à trois degrés de misère où l’âme pécheresse est précipitée ;' elle s'écarte, elle fuit, elle perd ses forces. Voyez une âme engagée dans les voies du monde; elle s'éloigne du bon Pasteur, et en s'éloignant elle l'oublie, elle ne connaît plus son visage, elle perd tout le goût de ses vérités. Il s'approche, il l'appelle, il touche son cœur : Retourne à moi, dit-il, pauvre abandonnée; quitte tes ordures, quitte tes plaisirs, quitte tes attaches; c'est moi qui suis le

 

1 Luc, XV, 4. — 2 Ibid.

 

(a) Var. : Charitables. — (b) Egarées.

 

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Seigneur ton Dieu, jaloux de ton innocence et passionné pour ton âme. Elle ne reconnaît plus la voix du pasteur qui la veut désabuser de ce qui la trompe, et elle le fuit comme un ennemi qui lui veut ôter ce qui lui plaît. Dans cette fuite précipitée, elle s'engage, elle s'embarrasse, elle s'épuise et tombe dans une extrême impuissance. Que deviendrait-elle, Messieurs, et quelle serait la fin de cette aventure, sinon la perdition éternelle, si le pasteur charitable ne cherchait sa brebis égarée, ne trouvait sa brebis fuyante, ne rapportait sur ses épaules sa brebis lasse et fatiguée, qui n'est plus capable de se soutenir? Car (a), comme dit Tertullien,errant deçà et delà, elle s'est beaucoup travaillée dans ses malheureux égarements : Multùm enim errando laboraverat (1).

Voilà, chrétiens, en général, trois funestes dispositions que Jésus-Christ a dessein de vaincre par trois effets de sa grâce. Mais imitons ce divin Pasteur, cherchons avec lui les âmes perdues ; et ce que nous avons dit en général des égarements du péché et des attraits pressants de la grâce, disons-le tellement que chacun puisse trouver dans sa conscience les vérités que je prêche (b). Viens donc, âme pécheresse, et que je te fasse voir d'un côté ces éloignements quand on te laisse, ces fuites quand on te poursuit, ces langueurs (c) quand on te ramène ; et de l'autre côté ces impatiences d'un Dieu (d) qui te cherche, ces touches pressantes d'un Dieu qui te trouve, ces secours, ces miséricordes, ces condescendances, ces soutiens tout-puissants d'un Dieu qui te porte.

Premièrement, chrétiens, je dis que le pécheur s'éloigne de Dieu, et il n'y a page de son Ecriture en laquelle il ne lui reproche cet éloignement. Mais sans le lire dans l'Ecriture, nous pouvons le lire dans nos consciences. C'est là que les pécheurs doivent reconnaître les deux funestes démarches par lesquelles ils se sont séparés de Dieu. Ils l'ont éloigné de leurs cœurs, ils l'ont éloigné de leurs pensées. Ils l'ont éloigné du cœur en retirant de lui leur affection. Veux-tu savoir, chrétien, combien de pas tu as faits pour te séparer de Dieu? Compte tes mauvais désirs, les affections

 

1 De Pœnit., n. 8.

 

(a) Var. : Parce que. — (b) Faisons-le voir en particulier, et que chacun puisse trouver .....— (c) Tes faiblesses. — (d) Les empressements d'un Dieu.

 

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dépravées, tes attaches, tes engagements, tes complaisances pour la créature. Oh! que de pas il a faits, et qu'il s'est avancé malheureusement dans ce funeste voyage, dans cette terre étrangère! Dieu n'a plus de place en son cœur; et pour l'amour de son cœur, la mémoire, trop fidèle amie et trop complaisante pour ce cœur ingrat, l'a aussi banni de son souvenir. Il ne songe ni au mal présent qu'il se fait lui-même par son crime, ni aux terribles approches du jugement (a) qui le menace. Parlez-lui de son péché : Eh bien, «j'ai péché, dit-il hardiment; et que m'est-il arrivé de triste (1)? » Que si vous pensez lui parler du jugement à venir, cette menace est trop éloignée pour presser sa conscience à se rendre : In longum differuntur dies...., et in tempora longa iste prophetat (2). Parce qu'il a oublié Dieu, il croit que Dieu l'oublie et ne songe plus à punir ses crimes : Dixit enim in corde suo : Oblitus est Deus (3); de sorte qu'il n'y a plus rien désormais qui rappelle Dieu en sa pensée, parce que le péché qui est le mal présent n'est pas sensible, et que le supplice qui est le mal sensible n'est pas présent.

Non content de se tenir éloigné de Dieu, il fuit les approches de sa grâce. Et quelles sont ses fuites, sinon ses délais, ses remises de jour en jour, ce demain qui ne vient jamais, cette occasion qui manque toujours, cette affaire qui ne finit point et dont l'on attend toujours la conclusion pour se donner tout à fait à Dieu? N'est-ce pas fuir ouvertement l'inspiration? Mais après avoir fui longtemps, on fait enfui quelques pas, quelque demi-restitution, quelque effort pour se dégager, quelque résolution imparfaite. Nouvelle espèce de fuite. Car dans la voie du salut, si l'on ne court on retombe; si on languit on meurt bientôt; si l'on ne fait tout on ne fait rien; enfin marcher lentement c'est retourner en arrière.

Mais après avoir parlé des égarements, il est temps maintenant, mes frères, de vous faire voir un Dieu qui vous cherche. Pour cela, faites parler votre conscience. Qu'elle vous raconte elle-même combien de fois Dieu l'a troublée, afin qu'elle vous troublât dans vos joies pernicieuses; combien de fois il a rappelé (b) la terreur

 

1 Eccli., V, 4. — 2 Ezech., XII, 22, 27. — 3 Psal. X, H, 11.

 

(a) Var. : De l'avenir. — (b) Ramené.

 

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de ses jugements et les saintes vérités de son Evangile, dont la pureté incorruptible fait honte à votre vie déshonnête. Vous ne voulez pas les voir ces vérités saintes; vous ne les voulez pas devant vous, mais derrière vous; et cependant, dit saint Augustin, quand elles sont devant vous elles vous guident, quand elles sont derrière vous elles vous chargent. Ah ! Jésus a pitié de vous : il veut ôter de dessus votre dos ce fardeau qui vous accable et mettre devant vos yeux cette vérité qui vous éclaire. La voilà, la voilà dans toute sa force, dans toute sa pureté, dans toute sa sévérité, cette vérité évangélique qui condamne toute perfidie, toute injustice, toute violence, tout attachement impudique. Envisagez cette beauté, et ayez confusion de vous-même; regardez-vous dans cette glace, et voyez si votre laideur est supportable.

Autant de fois, chrétiens, que cette vérité vous paraît, c'est Jésus-Christ qui vous cherche. Combien de fois vous a-t-il cherchés dans les saintes prédications ? Il n'y a sentier qu'il n'ait parcouru, il n'y a vérité qu'il n'ait rappelée. Il vous a suivis dans toutes les voies dans lesquelles votre âme s'égare. Tantôt on a parlé des impiétés, tantôt des superstitions, tantôt de la médisance, tantôt de la flatterie, tantôt des attaches et tantôt des aversions criminelles. Un mauvais riche vous a paru pour vous faire voir le tableau de l'impénitence; un Lazare mendiant vous a paru pour exciter votre cœur à la compassion et votre main aux aumônes, dans ces nécessités désespérantes. Enfin on a couru par tous les détours par lesquels vous pouviez vous perdre ; on a battu toutes les voies par lesquelles on peut entrer dans une âme; et l'espérance, et la crainte, et la douceur et la force, et l'enfer et le paradis, et la mort certaine et la vie douteuse, tout a été employé.

Et après cela vous n'entendriez pas de quelle ardeur on court après vous ! Que si, en tournant de tous côtés par le saint empressement d'une charitable recherche, quelquefois il est arrivé qu'on ait mis la main sur votre plaie, qu'on soit entré dans le cœur par l'endroit où il est sensible; si l'on a tiré de ce cœur quelques larmes, quelque regret, quelque crainte, quelque forte réflexion , quelque soupir après Dieu, après la vertu, après l’innocence , c'est alors que vous pouvez dire que maigre vos

 

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égarements Jésus a trouvé votre âme ; il est descendu aux enfers encore une fois, car quel enfer plus horrible qu'une âme rebelle à Dieu, soumise à son ennemi, captive de ses passions? Ah! si Jésus y est descendu, si dans cette horreur et ces ténèbres il a fait luire ses saintes lumières, s'il a touché votre cœur par quelque retour sur ses vérités que vous aviez oubliées, rappelez ce sentiment précieux, cette sainte réflexion, cette douleur salutaire. Abandonnez-y votre cœur et dites avec le Psalmiste : Tribulationem et dolorem inveni (1) : « J'ai trouvé l'affliction et la douleur. » Enfin je l'ai trouvée cette affliction fructueuse, cette douleur salutaire de la pénitence : mille douleurs, mille afflictions m'ont persécuté malgré moi, et les misères nous trouvent toujours fort facilement. Mais enfin j'ai trouvé une douleur qui méritait bien que je la cherchasse, cette affliction d'un cœur contrit et d'une âme attristée de ses péchés : je l'ai trouvée, cette douleur, « et j'ai invoqué le nom de Dieu : » et nomen Domini invocavi (2). Je me suis affligé de mes crimes, et je me suis converti à celui qui les efface; on m'a sauvé, parce qu'on m'a blessé ; on m'a donné la paix, parce qu'on m'a offensé; on m'a dit des vérités qui ont déplu premièrement à ma faiblesse, et ensuite qui l'ont guérie. S'il est ainsi, chrétiens, si la grâce de Jésus-Christ a fait en vous quelque effet semblable, courez vous-mêmes après le Sauveur; et quoique cette course soit laborieuse, ne craignez pas de manquer de force.

Il faudrait ici vous représenter la faiblesse d'une âme épuisée par l'attache à la créature. Mais comme je veux être court, j'en dirai seulement ce mot, que j'ai appris de saint Augustin, qui l'a appris de l'Apôtre. L'empire qui se divise s'affaiblit; les forces qui se partagent se dissipent. Or il n'y a rien sur la terre de plus misérablement partagé que le cœur de l'homme : toujours, dit saint Augustin (3), une partie qui marche et une partie qui se traîne, toujours une ardeur qui presse avec un poids qui accable, toujours aimer et haïr, vouloir et ne vouloir pas, craindre et désirer la même chose. Pour se donner tout à fait à Dieu, il faut continuellement arracher son cœur de tout ce qu'il voudrait aimer. La volonté commande, et elle-même qui commande ne s'obéit pas; éternel obstacle à ses

 

1 Psal. CXIV, 3. — 2 Ibid., 4. — 3 Confess., lib. VIII, cap. IX, X.

 

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désirs propres, elle est toujours aux mains avec ses propres désirs (a) : ainsi, dit saint Augustin, elle se dissipe elle-même ; et cette dissipation, quoiqu'elle se fasse malgré nous, c'est nous néanmoins qui la faisons.

Dans une telle langueur de nos volontés dissipées, je le confesse, Messieurs, notre impuissance est extrême ; mais voyez le bon Pasteur qui vous présente ses épaules. N'avez-vous pas ressenti souvent certaines volontés fortes, desquelles si vous suiviez l'instinct généreux, rien ne vous serait impossible? C'est Jésus-Christ qui vous soutient, c'est Jésus-Christ qui vous porte.

Que reste-t-il donc, mes frères, sinon que je vous exhorte à ne recevoir pas en vain une telle grâce : Ne in vacuum gratiam Dei recipiatis (1) ? Pour vous presser de la recevoir, je voudrais bien, chrétiens, n'employer ni l'appréhension de la mort, ni la crainte de l'enfer et du jugement, mais le seul attrait de l'amour divin. Et certes, en commençant de respirer l'air, nous devions commencer aussi de respirer pour ainsi dire le divin amour ; ou, parce que notre raison empêchée ne pouvait pas vous connaître encore, ô Dieu vivant, nous devions du moins vous aimer sitôt que nous avons pu aimer quelque chose. O beauté par-dessus toutes les beautés, ô bien par-dessus tous les biens, pourquoi avons-nous été si longtemps sans vous dévouer nos affections (b)? Quand nous n'y aurions perdu qu'un moment, toujours aurions-nous commencé trop tard. Et voilà que nos ans se sont échappés (c), et encore languissons-nous dans l'amour des choses mortelles.

O homme fait à l'image de Dieu, tu cours après les plaisirs mortels, tu soupires après les beautés mortelles ; les biens périssables ont gagné ton cœur. Si tu ne connais rien qui soit au-dessus, rien de meilleur ni de plus aimable, repose-toi, à la bonne heure, en leur jouissance. Mais si tu as une âme éclairée d'un rayon de l'intelligence divine ; si en suivant ce petit rayon, tu peux remonter jusqu'au principe, jusqu'à la source du bien, jusqu'à Dieu même ; si tu peux connaître qu'il est, et qu'il est infiniment beau,

 

1 II Cor., VI, I.

 

(a) Var. : Elle est va éternel pressentent et un éternel obstacle à elle-même. — (b) Notre cœur. — (c) Et voilà que notre vie est presque écoulée.

 

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infiniment bon, et qu'il est toute beauté et toute bonté, comment peux-tu vivre et ne l'aimer pas? Homme, puisque tu as un cœur, il faut que tu aimes ; et selon que tu aimeras bien ou mal, tu seras heureux ou malheureux. Dis-moi, qu'aimeras-tu donc? L'amour est fait pour l'aimable, et le plus grand amour pour le plus aimable, et le souverain amour pour le souverain aimable : quel enfant ne le verrait pas? quel insensé le pourrait nier ? C'est donc une folie manifeste, et de toutes les folies la plus folle, que de refuser son amour à Dieu qui nous cherche. Qu'attendons-nous, chrétiens? Déjà nous devrions mourir de regret de l'avoir oublié durant tant d'années; mais quel sera notre aveuglement et notre fureur, si nous ne voulons pas commencer encore ! Car voulons-nous ne l'aimer jamais, ou voulons-nous l'aimer quelque jour? Jamais! qui le pourrait dire? jamais, le peut-on seulement penser? en quoi donc différerions-nous d'avec les démons? Mais si nous le voulons aimer quelque jour, quand est-ce que viendra ce jour? Pourquoi ne sera-ce pas celui-ci? Quelle grâce, quel privilège a ce jour que nous attendons, que nous voulions le consacrer entre tous les autres en le donnant à l'amour de Dieu? Tous les jours ne sont-ils pas à Dieu? Oui, tous les jours sont à Dieu; mais jamais il n'y en a qu'un qui soit à nous, et c'est celui qui se passe. Eh quoi ! voulons-nous toujours donner au monde ce que nous avons, et à Dieu ce que nous n'avons pas?

— Mais je ne puis, direz-vous ; je suis engagé. — Malheureux, si vos liens sont si forts que l'amour de Dieu ne les puisse rompre! malheureux, s'ils sont si faibles que vous ne vouliez pas les rompre pour l'amour de Dieu! Ah! laissez démêler cette affaire : mais plutôt voyez, dans l'empressement que cette affaire vous donne, celui que mérite l'affaire de Dieu ; Jésus ne permet pas d'ensevelir son propre père. — Mais laissez apaiser cette passion; après, j'irai à Dieu d'un esprit plus calme. — Voyez cet insensé sur le bord d'un fleuve, qui voulant passer à l'autre rive, attend que le fleuve se soit écoulé, et il ne s'aperçoit pas qu'il coule sans cesse. Il faut passer par-dessus le fleuve, il faut marcher contre le torrent , résister au cours de nos passions, et non attendre de voir écoulé ce qui ne s'écoule jamais tout à fait.

 

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Mais peut-être que je me trompe, et les passions en effet s'écoulent bientôt. Elles s'écoulent souvent, il est véritable ; mais une autre succède en sa place; chaque âge a sa passion dominante; le plaisir cède à l'ambition, et l'ambition cède à l'avarice. Une jeunesse emportée ne songe qu'à la volupté ; l'esprit étant mûri tout à fait, on veut pousser sa fortune et on s'abandonne à l'ambition ; enfin dans le déclin et sur le retour, la force commence à manquer; pour avancer ses desseins, on s'applique à conserver ce qu'on a acquis, à le faire profiter, à bâtir dessus, et on tombe insensiblement dans le piège de l'avarice. C'est l'histoire de la vie humaine. L'amour du monde ne fait que changer de nom, un vice cède la place à un autre vice ; et au lieu de la remettre à Jésus le légitime Seigneur, il laisse un successeur de sa race, enfant comme lui de la même convoitise. Interrompons aujourd'hui le cours de cette succession malheureuse. Renversons la passion qui domine en nous ; et de peur qu'une autre n'en prenne la place, faisons promptement régner celui auquel le règne appartient. Il vous y presse par ses saints attraits; et plût à Dieu que vous vous donnassiez tellement à lui, que vous m'épargnassiez le soin importun de vous faire ouïr ses menaces ! Mais comme il faut peut-être ce dernier effort pour vaincre notre dureté, écoutons les jusles reproches d'un cœur outragé par nos indignes refus. C'est ma seconde partie.

 

SECOND  POINT.

 

Encore qu'un Dieu irrité ne paraisse point aux hommes qu'avec un appareil étonnant, toutefois il n'est jamais plus terrible qu'en l'état où je dois le représenter, non point, comme on pourrait croire, porté sur un nuage enflammé d'où sortent des éclairs et des foudres, mais armé de ses bienfaits et assis sur un trône de grâce.

C'est, Messieurs, en cette sorte que la justice de Dieu nous paraît dans le Nouveau Testament. Car il me semble qu'elle a deux faces, dont l'une s'est montrée à l'ancien peuple, et l'autre se découvre au peuple nouveau. Durant la loi de Moïse, c'était sa coutume ordinaire de faire connaître ses rigueurs par ses rigueurs mêmes; c'est pourquoi elle est toujours l'épée à la main, toujours

 

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menaçante, toujours foudroyante et faisant sortir de ses yeux un feu dévorant; et je confesse, chrétiens, qu'elle est infiniment redoutable en cet état. Mais dans la nouvelle alliance elle prend une autre figure, et c'est ce qui la rend sans aucune comparaison plus insupportable et plus accablante, parce que ses rigueurs ne se forment que dans l'excès de ses miséricordes, et que c'est par des coups de grâces que sont fortifiés (a) les coups de foudre, qui perçant aussi avant dans le cœur que l'amour avait résolu d'y entrer, y causent une extrême désolation, y font un ravage inexplicable. Vous le comprendrez aisément, quand je vous aurai dit en un mot ce que tout le monde sait, qu'il n'est rien de si furieux qu'un amour méprisé et outragé. Mais comme je n'ai pas dessein dans cette chaire, ni d'arrêter longtemps vos esprits sur les emportements de l'amour profane, ni de vous faire juger de Dieu comme vous feriez d'une créature, j'établirai ce que j'ai à dire sur des principes plus hauts, tirés de la nature divine, selon qu'elle nous est montrée dans les saintes Lettres (b).

Il faut donc savoir, chrétiens, que l'objet de la justice de Dieu, c'est la contrariété qu'elle trouve en nous; et j'en remarque de deux sortes : ou nous pouvons être opposés à Dieu considéré en lui-même, ou nous pouvons être opposés à Dieu agissant en nous ; et cette dernière façon est sans comparaison la plus outrageuse. Nous sommes opposés à Dieu considéré en lui-même, en tant que notre péché est contraire à sa sainteté et à sa justice; et en ce sens, chrétiens, comme ses divines perfections sont infiniment éloignées de la créature, l'injure qu'il reçoit de nous, quoiqu'elle soit d'une audace extrême, ne porte pas son coup, ne fait pas une, impression si prochaine, ne le touche pas de si pris. Mais ce Dieu qui est si fort éloigné de nous par toutes ses autres qualités, entre avec nous en société, s'égale et se mesure avec nous par les tendresses de son amour, par les pressements de sa miséricorde qui attire à soi notre cœur. Comme donc c'est par cette voie qu'il s'efforce d'approcher de nous, l'injure que nous lui faisons en contrariant son amour porte coup immédiatement sur lui-même; et l'insulte en retombe, si je l'ose dire, et fait son

 

(a) Var. : Imprimés. — (b) Selon que nous la connaissons par son Ecriture.

 

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impression sur le front propre d'un Dieu approchant de nous, qui s'avance, s'il m'est permis de parler ainsi. Mais il faut bien, ô grand Dieu, que vous permettiez aux hommes de parler de vous comme ils l'entendent, et d'exprimer comme ils peuvent ce qu'ils ne peuvent assez exprimer comme il est.

C'est ce qui s'appelle dans les Ecritures, selon l'expression de l'Apôtre en l’Epître aux Ephésiens, affliger et contrister l'Esprit de Dieu : Nolite contristare Spiritum sanctum Dei, in quo signait estis (1). Car cette affliction du Saint-Esprit ne marque pas tant l'injure qui est faite à sa sainteté par notre injustice, que l'extrême violence que souffre son amour méprisé et sa bonne volonté frustrée par notre résistance opiniâtre : c'est là, dit le saint Apôtre, ce qui afflige le Saint-Esprit, c'est-à-dire l'amour de Dieu opérant en nous pour gagner nos cœurs. Dieu est irrité contre les démons; mais comme il ne demande plus leur affection, il n'est plus contristé par leur révolte (a). C'est à un cœur chrétien qu'il veut faire sentir ses tendresses, c'est dans un cœur chrétien qu'il veut trouver la correspondance, et ce n'est que d'un cœur chrétien que peut sortir le rebut qui l'afflige et qui le contriste. Mais gardons-nous bien de penser que cette tristesse de l'Esprit de Dieu soit semblable à celle des hommes ; (b) et croyons que l'Apôtre nous veut exprimer un certain zèle de justice, mais zèle pressant et violent qui anime un Dieu méprisé contre un cœur ingrat, et qui lui fait appesantir sa main et précipiter sa vengeance. Voilà, mes frères, deux effets terribles de cet amour méprisé; mais que veut dire ce poids, et d'où vient cette promptitude? Il faut tâcher de le bien entendre.

Je veux donc dire, mes frères, que l'amour de Dieu indigné (c) par le mépris de ses grâces, appuie la main sur un cœur rebelle avec une efficace extraordinaire. L'Ecriture, toujours puissante pour exprimer fortement les œuvres de Dieu, nous explique cette efficace par une certaine joie qu'elle fait voir dans le cœur d'un Dieu pour se venger d'un ingrat, (d) Mais chrétiens, est-il

 

1 Ephes., IV, 30.

 

(a) Var.: Par leur désobéissance. — (b) Note marg. : Cette tristesse de l'Esprit de Dieu signifle un certain dégoût, qui fait que les hommes ingrats lui sont à charge. — (c) Var. : Irrité. — (d) Note marg. : Ce qui se fait avec joie, se fait avec application.

 

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possible que cette joie de punir se trouve dans le cœur d'un Dieu, source infinie de bonté? Oui, sans doute, quand il y est forcé par l'ingratitude. Car écoutez ce que dit Moïse au chapitre XXVIII du Deutéronome : « Comme le Seigneur s'est réjoui vous accroissant, vous bénissant, vous faisant du bien, il se réjouira de la même sorte en vous ruinant, en vous ravageant, en vous accablant : » Sicut ante laetatus est Dominus super vos, bene vobis faciens vosque multiplicans, sic laetabitur disperdens vos atque subvertens (1). Quand son cœur s'est épanché en nous bénissant, il a suivi sa nature et son inclination bienfaisante. Mais nous l'avons contristé, mais nous avons affligé son Saint-Esprit et nous avons changé la joie de bien faire en une joie de punir; et il est juste qu'il répare la tristesse que nous avons donnée à l'Esprit de grâce (a) par une joie efficace, par un triomphe de son cœur, par un zèle de sa justice à venger notre ingratitude.

Justement, certes justement; car il sait ce qui est dû à son amour victorieux, et il ne laisse pas ainsi perdre ses grâces. Non, elles ne périssent pas, ces grâces rebutées, ces grâces dédaignées, ces grâces frustrées; il les rappelle à lui-même, il les ramasse en son propre sein, où sa justice les tourne toutes en traits pénétrants dont les cœurs ingrats sont percés. C'est là, Messieurs, cette justice dont je vous parlais tout à l'heure ; justice du Nouveau Testament , qui s'applique par le sang, par la bonté même et par les grâces infinies d'un Dieu rédempteur; justice d'autant plus terrible que tous ses coups de foudre sont des coups de grâces.

C'est ce que prévoyait en esprit le prophète Jérémie, lorsqu'il a dit ces paroles : Fuyons, fuyons bien loin « devant la colère de la colombe , devant le glaive de la colombe : » A facie ira; columbœ... à facie gladii columbae (2). Et nous voyons dans l’ Apocalypse les réprouvés qui s'écrient : « Montagnes, tombez sur nous, et mettez-nous à couvert de la face et de la colère de l'Agneau : » Cadite super nos, et abscondite nos... ab ira Agni (3). Ce qui les presse, ce qui les accable, ce n'est pas tant la face du Père irrité ; c'est la face de cette colombe tendre et bienfaisante

 

1 Deuter., XXVIII, 63. — 2 Jerem., XXV, 38; XLVI, 16. — 3 Apoc., VI, 16.

(a) Var. : Son Saint-Esprit.

 

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qui a gémi tant de fois pour eux, qui les a toujours appelés par les soupirs de sa miséricorde ; c'est la face de cet Agneau qui s'est immolé pour eux, dont les plaies ont été pour eux une vive source de grâces. Car d'où pensez-vous que sortent les flammes qui dévorent les chrétiens ingrats? De ses autels, de ses sacrements, de ses plaies, de ce côté ouvert sur la croix pour nous être une source d'amour infini : c'est de là que sortira l'indignation; delà la juste fureur, et d'autant plus implacable qu'elle aura été détrempée dans la source même des grâces. Car il est juste et très-juste que tout et les grâces mêmes tournent en amertume à un cœur ingrat. O poids des grâces rejetées, poids des bienfaits méprisés, plus insupportable que les peines mêmes; ou plutôt et pour dire mieux, accroissement infini dans les peines! Ah! mes frères, que j'appréhende que ce poids ne tombe sur vous, et qu'il n'y tombe bientôt! Et en effet, chrétiens, si la grâce refusée aggrave le poids des supplices, elle en précipite le cours. Car il est bien juste et bien naturel qu'un cœur épuisé par l'excès de son abondance, fasse tarir la source des grâces pour ouvrir tout à coup celle des vengeances; et il faut, avant que de finir, prouver encore en un mot cette vérité.

Dieu est pressé de régner sur nous. Car à lui, comme vous savez, appartient le règne, et il doit à sa grandeur souveraine de l'établir promptement (a). Il ne peut régner qu'en deux sortes, ou par sa miséricorde, ou par sa justice. Il règne sur les pécheurs convertis par sa sainte miséricorde. Il règne sur les pécheurs condamnés (b) par sa juste et impitoyable vengeance. Il n'y a que ce cœur rebelle qu'il presse et qui lui résiste, qu'il cherche et qui le fuit, qu'il touche et qui le méprise, sur lequel il ne règne ni par sa bonté ni par sa justice, ni par sa grâce ni par sa rigueur. Il n'y souffre que des rebuts plus indignes que ceux des Juifs dont il a été le jouet.

Ah ! ne vous persuadez pas que sa toute-puissance endure longtemps ce malheureux interrègne. Non, non, pécheurs, ne vous trompez pas, le royaume de Dieu approche : Appropinquavit (1) :

 

1 Matth., III, 2.

 

(a) Var. : De ne tarder pas à l'établir. — (b) Damnés.

 

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il faut qu'il y règne sur nous par l'obéissance à sa grâce, ou Lien il v léguera par l'autorité de sa justice. Plus sont grandes les grâces que vous méprisez, plus la vengeance est prochaine. Saint Jean commençant sa prédication pour annoncer le Sauveur, dénonçait à toute la terre que la colère allait venir, que le royaume de Dieu allait s'approcher ; tant la grâce et la justice sont inséparables. Mais quand ce divin Sauveur commence à paraître, il ne dit point qu'il approche, ni que la justice s'avance; mais écoutez comme il parle : « La cognée est déjà, dit-il, à la racine de l'arbre : » Jam securis ad radicem arborum posita est (1). Oui, la colère approche toujours avec la grâce ; la cognée s'applique toujours par le bienfait même ; et la sainte inspiration, si elle ne nous vivifie, elle nous tue.

 

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