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PREMIER SERMON
LA FÊTE DE L'EXALTATION
DE LA SAINTE CROIX (a).

 

Mihi autem absit gloriari, nisi in cruce Domini nostri Jesu Christi!

 

Pour moi à Dieu ne plaise que jamais je me glorifie, si ce n'est en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ! Galat, VI, 14.

Ce n'a pas été une petite entreprise de rendre la croix vénérable : jamais chose aucune ne fut attaquée avec des moqueries

 

1 Hebr., VI, 6.

 

(a) Prêché à Metz, vers 1056.

Tout continue cette date. Avant tout les expressions comme celles-ci : « Le Prince Jésus; les Juifs en faisaient (de la croix) une pièce de raillerie; le Fils de Dieu a été pendu à la croix; le pendu au bois; quelle est notre audace, d'adorer un Maître pendu, et quel est le front de l'Apôtre..., qui s'en glorifie?» etc. Ensuite, sans parler de la longueur de l'exorde, la méthode didactique, les textes bibliques allégués peut-être avec plus de profusion que d’à-propos, le témoignage de Cicéron cité sous le nom de « Maître de l'éloquence; » choses qui montrent les souvenirs de l'école encore tout vivants dans l’esprit de l'auteur. Enfin des phrases semblables à celles que voici : « Sitôt que Jésus a pu étendre les bras (sur la croix), tout le monde a recherché ses embrassements ;... il a changé l'instrument du plus infâme supplice en une machine céleste pour enlever tous les cœurs, c'est-à-dire que le Sauveur est tombé de la croix au sépulcre... et tous les peuples sont tombés à ses pieds. » Ces manières de dire rappellent l'afféterie des prédicateurs dans la première moitié du XVIIe siècle; mais ne font-elles pas aussi penser au romantisme de certains prédicateurs dans le XIXe?

 

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plus plausibles. Les Juifs et les gentils en faisaient une pièce de raillerie; et il faut bien que les premiers chrétiens aient eu une hardiesse et une fermeté plus qu'humaine, pour prêcher à la face du monde avec une telle assurance une chose si extravagante. C'est pourquoi le grave Tertullien se vante que la croix de Jésus, en lui faisant mépriser la honte, l'a rendu impudent de la bonne sorte et heureusement insensé. « Laissez-moi, disait ce grand homme quand on lui reprochait les opprobres de l'Evangile, laissez-moi jouir de l'ignominie de mon Maître et du déshonneur nécessaire de notre foi. Le Fils de Dieu a été pendu à la croix; je n'en ai point de honte, à cause que la chose est honteuse. Le Fils de Dieu est mort ; il est croyable, parce qu'il est ridicule. Le Fils de Dieu est ressuscité ; je le crois d'autant plus certain, que selon la raison humaine il paraît entièrement impossible (1). » Ainsi la simplicité de nos pères se plaisait d'étourdir les sages du siècle par des propositions étranges et inouïes, dans lesquelles ils ne pouvaient rien comprendre, afin que la gloire du monde s'évanouissant en fumée, il ne restât plus d'autre gloire que celle de la croix de Jésus.

Bienheureuse Mère de mon Sauveur, que la Providence divine voulant éprouver votre patience, amena aux pieds de la croix où l'on décbiroit vos entrailles, puisque vous êtes de toutes les créatures celle, qui en a le mieux vu l'infamie et celle qui en a le mieux connu la grandeur, aidez-nous par vos pieuses intercessions à célébrer la gloire de votre Fils crucifié pour l'amour de nous. Je vous le demande par cette douleur maternelle qui perça votre âme sur le Calvaire, et par la joie infinie que vous ressentîtes, quand le Saint-Esprit descendit sur vous pour former le

 

1 De Carne Christi, n. 5.

 

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corps de Jésus, après que l'ange vous eut saluée par ces divines paroles : Ave, etc.

 

Le grand Dieu tout-puissant, qui de rien a fait le ciel et la terre, qui a tiré les astres et la lumière du sein d'un abîme infini de ténèbres ; ce Dieu, pour faire éclater sa puissance d'une façon extraordinaire en la personne de son cher Fils, a voulu que la plus grande infamie fut une source de gloire incompréhensible. C'est pourquoi le Sauveur Jésus, après avoir vécu (a) comme un innocent, a fini sa vie comme un criminel ; et comme si le gibet et la mort n'eussent point eu pour lui assez de bassesse, il a choisi volontairement de tous les supplices le plus honteux, et de toutes les morts la plus inhumaine. En effet le tourment de la croix, qu'est-ce autre chose qu'une longue mort par laquelle la vie est arrachée peu à peu avec une violence incroyable, pendant qu'une nudité ignominieuse expose le pauvre supplicié à la risée des spectateurs inhumains ? si bien que le misérable patient semble en quelque sorte n'être élevé au-dessus de ce bois infâme, qu'afin de découvrir de plus loin une multitude de peuple qui repaît ses yeux du spectacle de sa misère.

Non, l'imagination humaine ne se peut rien représenter de plus effroyable; et jamais on n'a rien inventé ni déplus rigoureux pour les scélérats, ni de plus infâme pour les esclaves. Aussi le Maître de l'éloquence accusant un gouverneur de province d'avoir fait crucifier un Romain, représente cette action comme la plus noire et la plus furieuse qui puisse tomber dans l'esprit d'un homme, et proteste que par un tel attentat la liberté, publique et la majesté de l'Empire étaient violées (1) (b). C'était assez d'être né libre, fidèles, pour être exempt de cet horrible supplice. Il ne fallait pas seulement que ceux que l'on attachait à la croix fussent les plus détestables de tous les mortels, mais encore les derniers et les plus abjects. Ainsi ce que les Romains trouvaient insupportable pour leurs citoyens, les Juifs parricides l'ont fait souffrir à leur Roi.

 

1 Cicer., in Verrem, orat. VII.

 

(a) Var. : Encore qu'il eût vécu. — (b) Est anéantie.

 

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Mais ce qui surpasse tous les malheurs, c'est que, selon la remarque du saint Apôtre, « le crucifié est maudit de Dieu (1), » comme il est écrit au Deutéronome : « Maudit de Dieu le pendu au bois (2). » Et qu'y a-t-il donc de plus honteux que la croix, puisque nous y voyons jointes ensemble l'exécration des hommes et la malédiction du Dieu tout-puissant? Après cela dites-moi, je vous prie, quelle est notre audace de ne rougir pas d'adorer un Maître pendu? Et où est le front de l'Apôtre , qui ayant dit aux Corinthiens « qu'il ne souffrira pas que sa gloire lui soit ravie (3), » ne craint pas de dire aux Galates : « A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Jésus ! » Quel honneur, quelle gloire à un homme qui témoigne en être jaloux ! Ah ! pénétrons sa pensée, chrétiens, et apprenons à nous glorifier avec lui dans les opprobres de notre Sauveur. Pour cela suivez, s'il vous plaît, ce raisonnement.

La gloire du chrétien ne peut être que la gloire de Dieu, d'autant que le chrétien ne trouve rien qui soit digne de son ambition et de son courage que les choses divines et immortelles. Or la gloire de Dieu consiste en deux choses : premièrement en sa puissance absolue , et après en sa miséricorde infinie. Car pour avoir de la gloire, il faut être grand, et il faut faire éclater sa grandeur. Si l'éclat n'est appuyé sur une grandeur solide, il est faible et n'a qu'un faux jour ; et si la grandeur est cachée, elle ne brille pas de cette belle et pure lumière sans laquelle la gloire ne peut subsister. Je dis donc que la gloire de Dieu est en sa puissance et en sa bonté. Par la première, il est majestueux en lui-même; par l'autre, il est magnifique envers nous. Par la puissance, il enferme en son sein des trésors et des richesses immenses; mais c'est la miséricorde qui ouvre ce sein, pour les faire monder sur les créatures. La puissance est comme la source , et la miséricorde est comme un canal. La puissance fournit ce que distribue la miséricorde, et c'est du mélange de ces deux choses que naît ce divin éclat que nous appelons la gloire de Dieu.

Ce qui a fait dire ces beaux mots au Psalmiste : « Dieu, dit-il, a parlé une fois (4). » J'entends ici par cette parole le bruit de la gloire

 

1 Galat., III, 13. — 2 Deuter., XXI, 23. — 3  I Cor., IX, 15. — 4 Psal. LXI   12.

 

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de Dieu, qui retentit par tout l'univers, selon ce que dit le même Psalmiste : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament publie la grandeur de ses œuvres (1). » Dieu donc a parlé une fois dit David ; et qu'est-ce qu'il a dit, grand Prophète ? « Il a parlé une fois ; et j'ai, dit-il, entendu ces deux choses, qu'à Dieu appartient la puissance et qu'à lui appartient la miséricorde (2). » Par où vous voyez manifestement que Dieu ne se glorifie que de sa puissance et de sa bonté. C'est la véritable gloire de Dieu, parce que la miséricorde divine touchée de compassion de la bassesse des créatures et sollicitant en leur faveur la puissance, en même temps qu'elle orne ce qui n'a aucun ornement par soi-même, elle fait retourner tout l'honneur à Dieu, qui seul est capable de relever ce qui n'est rien par sa condition naturelle.

Ces choses étant ainsi supposées, passons outre maintenant et disons : La gloire de notre Dieu est en sa puissance et en sa bonté, ainsi que nous l'avons vu fort évidemment. Or c'est en la croix que paraissent le mieux la puissance et la miséricorde divine , ce que je me propose de vous faire voir avec la grâce du Saint-Esprit. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul, qui dit « que tout l'Evangile consiste en la croix, » appelle l'Evangile « la force et la puissance de Dieu (3). » Et d'ailleurs il ne nous prêche autre chose, sinon que « la croix nous rend Dieu propice et nous assure sa miséricorde par Notre-Seigneur Jésus-Christ (4). » Par conséquent il est vrai que la croix est la gloire des chrétiens; et quand je vous aurai montré dans le supplice de notre Maître ces deux qualités excellentes, je pourrai dire avec l'apôtre saint Paul : « A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Jésus ! » C'est le sujet de cet entretien. Je considère aujourd'hui comme les deux bras de la croix du Sauveur Jésus ; dans l'un je me représente un trésor infini de puissance; et dans l'autre, une source immense de miséricorde.

 

Inspirez-nous, ô Seigneur Jésus, afin que nous célébrions dignement la gloire de votre croix. Et vous, ô peuple d'acquisition (5), vous que le sang du prince Jésus a délivré d'une servitude

 

1 Psal. XVIII, 1. — 2 Psal. LXI, 12, 13. —  3 I Cor., I, 17, 18. — 4 Ephes., II, 16, 18; Coloss., I, 20. — 5 I Petr., II, 9.

 

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éternelle, contemplez attentivement les merveilles de la mort triomphante de votre invincible Libérateur. Commençons avec l'assistance de Dieu, et glorifions sa toute-puissance dans l'exaltation de sa croix.

 

PREMIER POINT.

 

Si vous voyez Notre-Seigneur Jésus-Christ abandonné à la fureur des bourreaux, s'il rend l’âme parmi des douleurs incroyables , ne vous imaginez pas, chrétiens, qu'il soit réduit à cette extrémité par faiblesse ou par impuissance : ce n'est pas la rigueur des tourments qui le fait mourir; il meurt, parce qu'il le veut; « et il sort du monde sans contrainte, parce qu'il y est venu volontairement : » Abscessit potestate, quia non venerat necessitate (1). La mort dans les animaux est une défaillance de la nature : la mort en Jésus-Christ est un effet de puissance. C'est pourquoi lui-même parlant de sa mort, il dit : « J'ai la puissance de quitter la vie, et j'ai la puissance de la reprendre (2). » Où vous voyez manifestement qu'il met en même rang sa résurrection et sa mort, et qu'il ne se glorifie pas moins du pouvoir qu'il a de mourir que de celui qu'il a de ressusciter.

Et en effet ne fallait-il pas qu'il eût en lui-même un préservatif infaillible contre la mort, puisque par sa seule parole il faisait revivre des corps pourris et ranimait la corruption ? Ce jeune mort de Naïm, et la fille du prince de la Synagogue, et le Lazare déjà puant (3), ont-ils pas ressenti la vertu de cette parole vivifiante ? Celui donc qui avait le pouvoir de rendre la vie aux autres, avec quelle facilité pouvait-il se la conserver à lui-même ? En vain s'efforcerait-on de faire sécher les grandes rivières, ou de faire tarir les fontaines d'eau vive : à mesure que vous en ôtez, la source (a) toujours féconde répare sa perte par elle-même, et s'enrichit continuellement de nouvelles eaux : ainsi était-il du Sauveur Jésus. Il avait en lui-même une source éternelle de vie, je veux dire le Verbe divin; et cette source est trop abondante,

 

1 S. August., in Joan., tract. XXXI, n. 6. — 2 Joan., X, 18. — 3 Luc, VII, 15; Marc, V, 42; Joan., XI, 44.

 

(a) Var. : Parce que la source...

 

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pour pouvoir être jamais épuisée. Frappez tant que vous voudrez à bourreaux ; faites des ouvertures de toutes parts sur le corps de mon aimable Sauveur, afin de faire pour ainsi dire écouler cette belle vie : il en porte la source en lui-même ; et comme cette source ne peut tarir, elle ne cessera jamais de couler, si lui-même ne retient son cours. Mais ce que votre haine ne peut pas faire, son amour le fera pour notre salut. Lui qui commande, ainsi qu'il lui plaît, à la santé et aux maladies, il commandera à la vie de se retirer pour un temps de son divin corps. Il ne veut pas que la nécessité naturelle ait aucune part dans sa mort, parce qu'il en réserve toute la gloire à la charité infinie qu'il a pour les hommes. Par où vous voyez, chrétiens, « que notre Maître est mort par puissance, et non par infirmité : » Potestate mortuus est, dit saint Augustin (1).

Aussi l'évangéliste saint Jean observe une chose qui mérite d'être considérée : c'est que le Sauveur étant à la croix fait une revue générale sur tout ce qui était écrit de lui dans les prophéties ; et voyant qu'il ne lui restait plus rien à faire que de prendre ce breuvage amer que lui promettait le Psalmiste, il demanda à boire : « J'ai soif, dit-il aussitôt, afin que toutes choses fussent accomplies (2). » Puis après avoir légèrement goûté de la langue le fiel et le vinaigre qu'on lui présentait, il remarqua lui-même que tout était consommé, qu'il avait exécuté de point en point toutes les volontés de son Père : et enfin ne voyant plus rien qui le pût retenir au monde, élevant fortement sa voix, il rendit l’âme avec une action si paisible, si libre, si préméditée, qu'il était aisé de juger que personne ne la lui ôtait, mais qu'il la donnait lui-même de son plein gré, ainsi qu'il l'avait assuré : « Personne, dit-il, ne m'ôte mon âme, mais je la donne moi-même de ma pure et franche volonté (3). »

O gloire ! ô puissance du crucifié ! Quel autre voyons-nous qui s'endorme si précisément quand il veut, comme Jésus est mort quand il lui a plu ? Quel homme méditant un voyage marque si certainement l'heure de son départ, que Jésus a marqué l'heure de son trépas ? De là vient que le centenier qui avait ordre de

 

De Nat. et Grat, n. 26. — 2 Joan., XIX, 28. — 3 Ibid., X, 18.

 

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garder la croix, considérant cette mort non-seulement si tranquille , mais encore si délibérée et entendant ce grand cri dont Jésus accompagna son dernier soupir, étonné de voir tant de force dans cette extrémité de faiblesse, s'écria lui-même tout effrayé : « Vraiment cet homme est le Fils de Dieu (1). » Et lui, qui ne faisait point d'état du Sauveur vivant, reconnut tant de puissance en sa mort, qu'elle lui fit confesser sa divinité.

Vous dirai-je ici, chrétiens, à la gloire de la croix de Jésus, que ce mort que vous y voyez attaché remue le ciel et les éléments, qu'il renverse tout l'ordre du monde, qu'il obscurcit le soleil et la lune, et, si j'ose parler de la sorte, qu'il fait appréhender à toute la nature le désordre et la confusion du premier chaos? Certes, je vous entretiendrais volontiers de tant d'étranges événements, n'était que je me suis proposé de vous dire de plus grandes choses. La croix a dompté les démons ; la croix a abattu l'orgueil et l'arrogance des hommes ; la croix a renversé leur fausse sagesse, et a triomphé de leurs cœurs. J'estime plus glorieux d'avoir remporté une si belle victoire (a) que d'avoir troublé l'ordre de l'univers, parce que je ne vois rien dans tout l'univers de plus indocile, ni de plus lier, ni de plus indomptable que le cœur de l'homme. C'est en cela que la croix me paraît puissante, et vous le verrez très-évidemment par la suite de ce discours. Renouvelez, s'il vous plaît, vos attentions, et suivez mon raisonnement.

Où la puissance paraît le mieux, c'est dans la victoire, surtout quand on la gagne sur des ennemis superbes et audacieux. Or, fidèles, ce Dieu infiniment bon, sous le règne duquel toutes les créatures seraient heureuses si elles étaient soumises, il a eu des rebelles et des ennemis, parce qu'il y a eu des ingrats et des insolents. Il a fallu dompter ces rebelles : mais pourquoi les dompter par la croix ? C'est le miracle de la toute-puissance; c'est le grand mystère du christianisme. Pénétrons dans ces vérités adorables sous la conduite des Ecritures.

Sachez donc que le plus grand ennemi de Dieu, celui qui lui est

 

1 Marc, XV, 39.

 

(a) Var. : Cette victoire me semble plus glorieuse.

 

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le plus insupportable, celui qui choque le plus sa grandeur et sa souveraineté, c'est l'orgueil : car encore que les autres vices abusent des créatures de Dieu contre son service, ils ne nient pas qu'elles ne soient à lui ; au lieu que l'orgueil, autant qu'il le peut, les tire de son domaine. Et comment ? C'est parce que l'orgueilleux veut se rendre maître de toutes choses; il croit que tout lui est dû : son ordinaire est de s'attribuer tout à lui-même ; et par là il se fait lui-même son dieu, secouant le joug de l'autorité souveraine. C'est pourquoi le diable s'étant élevé par une arrogance extraordinaire , les Ecritures ont dit qu'il avait affecté la divinité (1) : et Dieu lui-même nous déclare souvent qu'il est un Dieu jaloux (2), qui ne peut souffrir les superbes ; qu'il rejette les orgueilleux de devant sa face (3), parce que les superbes sont ses rivaux et veulent traiter d'égal avec lui : par conséquent il est véritable que l'orgueil est le capital ennemi de Dieu.

En effet n'est-ce pas l'orgueil, chrétiens, qui a soulevé contre lui tout le monde ? L'orgueil est premièrement monté dans le ciel où est le trône de Dieu et lui a débauché ses anges, il a porté jusque dans son sanctuaire le flambeau de la rébellion ; après il est descendu dans la terre, et ayant déjà gagné les intelligences célestes, il s'est servi d'elles pour dompter les hommes. Lucifer, cet esprit superbe, conservant sa première audace même dans les cachots éternels, ne conçoit que de furieux desseins. Il médite de subjuguer l'homme, à cause que Dieu l'honore et le favorise: mais sachant qu'il n'y peut réussir tant que les hommes demeureront dans la soumission pour leur Créateur, il en fait premièrement des rebelles, afin d'en faire après cela des esclaves. Pour les rendre rebelles, il fallait auparavant les rendre orgueilleux. Il leur inspire donc l'arrogance qui le possède : de là l'histoire de nos malheurs, de là cette longue suite de maux qui affligent notre nature opprimée par la violence de ce tyran.

Enflé de ce bon succès, il se déclare publiquement le rival de Dieu; il abolit son culte par toute la terre; il se fait adorer en sa place par les hommes qu'il a assujettis à sa tyrannie. C'est pourquoi le Fils de Dieu l'appelle « le prince du monde (4); » et l'Apôtre

 

1 Isa., XIV, 14. — 2 Exod., XXXIV, 14. — 3 Isa., XLII, 8. — 4 Joan., XII, 31.

 

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encore plus énergiquement, « le dieu de ce siècle (1). » Voilà de quelle sorte l'orgueil a armé le ciel et la terre, tâchant d'abattre le trône de Dieu. C'est lui qui est le père de l'idolâtrie : car c'est par l'orgueil que les hommes, méprisant l'autorité légitime et devenus amoureux d'eux-mêmes, se sont fait des divinités à leur mode. Ils n'ont point voulu de dieux que ceux qu'ils faisaient ; ils n'ont plus adoré que leurs erreurs et leurs fantaisies : dignes, certes, d'avoir des dieux de pierre et de bronze et de servir aux créatures inanimées, eux qui se lassaient du culte du Dieu vivant, qui les avait formés à sa ressemblance. Ainsi toutes les créatures agitées de l'esprit d'orgueil, qui dominait par tout l'univers, faisaient la guerre à leur Créateur avec une rage impuissante.

« Elevez-vous, Seigneur; que vos ennemis disparaissent, et que ceux qui vous haïssent soient renversés devant votre face (2). » Mais, ô Dieu, de quelles armes vous servez-vous pour défaire ces escadrons furieux? Je ne vois ni vos foudres, ni vos éclairs, ni cette majesté redoutable devant laquelle les plus hautes montagnes s'écoulent comme de la cire : je vois seulement une chair meurtrie et du sang épanché avec violence, et une mort infâme et cruelle, une croix et une couronne d'épines : c'est tout votre appareil de guerre ; c'est tout ce que vous opposez à vos ennemis. Justement, certes, justement; et en voici la raison solide, que je vous prie, chrétiens, de considérer.

C'est honorer l'orgueil que d'aller contre lui par la force; il faut que l'infirmité même le dompte. Ce n'est pas assez qu'il succombe, s'il n'est contraint de reconnaître son impuissance ; il faut le renverser par ce qu'il dédaigne le plus. Tu t'es élevé, ô Satan, tu t'es élevé contre Dieu de toute ta force : Dieu descendra contre toi armé seulement de faiblesse, afin de montrer combien il se rit de tes téméraires projets. Tu as voulu être le dieu de l'homme; un homme sera ton Dieu : tu as amené la mort sur la terre ; la mort ruinera tes desseins : tu as établi ton empire en attachant les hommes à de faux honneurs, à des richesses mal assurées, à des plaisirs pleins d'illusion; les opprobres, la pauvreté,

 

1 II Cor., IV, 4. — 2 Psal. LXVII, 1.

 

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l'extrême misère, la croix en un mot détruira ton empire de fond en comble. O puissance de la croix de Jésus !

Les vérités de Dieu étaient bannies de la terre; tout était obscurci par les ténèbres de l'idolâtrie. Chose étrange mais très-véritable! les peuples les pins polis avaient les religions les plus ridicules; ils se vantaient de n'ignorer rien, et ils étaient si misérables que d'ignorer Dieu. Ils réussissaient en toutes choses jusqu'au miracle : sur le fait de la religion, qui est le capital de la vie humaine, ils étaient entièrement insensés. Qui le pourrait croire, fidèles, que les Egyptiens, les pères de la philosophie; les Grecs, les maîtres des beaux-arts; les Romains si graves et si avisés, que leur vertu faisait dominer par toute la terre ; qui le croirait, qu'ils eussent adoré les bêtes, les éléments, les créatures inanimées, des dieux parricides et incestueux; que non-seulement les fièvres et les maladies, mais les vices les plus infâmes et les plus brutales des passions eussent leurs temples dans Rome ? Qui ne serait contraint de dire en ce lieu que Dieu avait abandonné à l'erreur ces grands mais superbes esprits, qui ne voulaient pas le reconnaître, et qu'ayant quitté la véritable lumière, le dieu de ce siècle les a aveuglés pour ne voir pas des choses si manifestes?

Et le monde et les maîtres du monde, le diable les tenait captifs et tremblants sous de serviles religions, desquelles néanmoins ils étaient jaloux, non moins que de la grandeur de leur république. Qu'y avait-il de plus méchant que leurs dieux? Quoi de plus superstitieux que leurs sacrifices? Quoi de plus impur que leurs profanes mystères? Quoi de plus cruel que leurs jeux, qui faisaient parmi eux une partie du culte divin ; jeux sanglants et dignes de bêtes farouches, où ils soûlaient leurs faux dieux de spectacles barbares et de sang humain? — Cependant tant de philosophes , tant de grands esprits que le bel ordre du monde forçait à reconnaître l'unique Divinité qui gouverne toute la nature, encore qu'ils fussent choqués de tant de désordres, ils n'ont pu persuader aux hommes de les quitter. Avec leurs raisonnements si sublimes, avec leur éloquence toute-puissante, ils n'ont pu désabuser les peuples de leurs ridicules cérémonies et de leur religion monstrueuse.

 

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        Mais sitôt que la croix de Jésus a commencé de paraître au monde, sitôt que l'on a prêché la mort et le supplice du Fils de Dieu, les oracles menteurs se sont tus, le règne des idoles a été peu à peu ébranlé, enfin elles ont été renversées : et Jupiter, et Mars, et Neptune, et l'Egyptien Sérapis, et tout ce que l'on adorait dans la terre a été enseveli dans l'oubli. Le monde a ouvert les yeux pour reconnaître le Dieu Créateur, et s'est étonné de son ignorance. L'extravagance du christianisme a été plus forte que la plus sublime philosophie. La simplicité de douze pêcheurs sans secours, sans éloquence, sans art, a changé la face de l'univers. Ces pêcheurs ont été plus heureux que ce fameux Athénien (a) à qui la fortune, ce lui semblait, apportait les villes prises dans des rets. Ils ont pris tous les peuples dans leurs filets, pour en faire la conquête de Jésus - Christ, qui ramène tout à Dieu par sa croix.

Car vous remarquerez, chrétiens, que tandis qu'il a conversé parmi nous, encore qu'il fît des miracles extraordinaires, encore qu'il eût à la bouche des paroles de vie éternelle, il a eu peu de sectateurs : ses amis mêmes rougissaient souvent de se voir rangés sous la discipline d'un Maître si méprisé. Mais est-il monté sur la croix, est-il mort à ce bois infâme, quelle affluence de peuples accourent à lui (b) ! O Dieu, quel est ce nouveau prodige? Maltraité et mésestimé dans la vie, il commence à régner après qu'il est mort. Sa doctrine toute céleste, qui devait le faire respecter partout, le fait attacher à la croix; et cette croix infâme, qui devait le faire mépriser partout, le rend vénérable à tout l'univers. Sitôt qu'il a pu étendre les bras, tout le monde a recherché ses embrassements. Ce mystérieux grain de froment n'est pas plutôt tombé dans la terre, qu'il s'est multiplié par sa propre corruption. Il ne s'est pas plutôt élevé de terre, que selon qu'il l'avait prédit en son Evangile, « il a attiré à lui toutes choses (1), » et a changé l'instrument du plus infâme supplice en une machine céleste pour enlever tous les cœurs, c'est-à-dire que le Sauveur

 

1 Joan., XII, 32.

 

(a) Timothée, fils de Conon. (Plut., Vit. parall.). — (b) Var. — Viennent à lui.

 

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est tombé de la croix au sépulcre, et par un merveilleux contre-coup tous les peuples sont tombés à ses pieds.

Voyez cette affluence de gens, qui de toutes les parties de la terre accourent à la croix de Jésus; qui non-seulement se glorifient de porter son nom, mais s'empressent à imiter ses souffrances, à être déshonorés pour sa gloire, à mourir pour l'amour de lui. Si quelqu'un parmi les anciens méprisait la mort, on admirait cette fermeté de courage comme une chose presque inouïe. Grâce à la croix de Jésus, ces exemples sont si communs parmi nous, que leur abondance nous empêche de les raconter. Depuis qu'on a prêché un Dieu mort, la mort a eu pour nous des délices : on a vu la vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile, les vierges tendres et délicates y courir comme à l'honneur du triomphe. C'esf pourquoi on disait que les chrétiens étaient un certain genre d'hommes destinés et comme dévoués à la mort. La croix toute-puissante avait familiarisé avec eux ce fantôme hideux, qui est l'horreur de toute la nature. Le monde s'est plutôt lassé de tuer, que les chrétiens n'ont fait de souffrir. Toutes les inventions de la cruauté se sont épuisées pour ébranler la foi de nos pères, toutes les puissances du monde s'y sont employées ; mais, ô aveugle fureur, qui établit ce qu'elle pense détruire! c'est par la croix que le Roi Jésus a résolu de conquérir tout le monde : c'est pourquoi il imprime cette croix victorieuse sur le corps de ses braves soldats, en les associant à ses souffrances; c'est par là qu'ils surmonteront tous les peuples; ils désarmeront leurs persécuteurs par leur patience ; les loups à la fin deviendront agneaux, en immolant les agneaux à leur cruauté.

Il faut que la croix de Jésus soit adorée par toute la terre : son empire n'aura point de bornes, parce que sa puissance n'a point de limites : elle étendra sa domination jusqu'aux provinces les plus éloignées, jusqu'aux îles les plus inaccessibles, jusqu'aux nations les plus inconnues. Quelle joie en vérité, fidèles, de voir et Barbares et Grecs, et les Scythes et les Arabes, et les Indiens et tous les peuples du monde, faire tous ensemble un nouveau royaume qui aura pour sa loi l'Evangile, et Jésus pour son chef, et la croix pour son étendard ! Rome même, cette ville superbe,

 

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après s'être si longtemps enivrée du sang des martyrs de Jésus; Rome la maîtresse baissera la tête : elle portera plus loin ses conquêtes par la religion de Jésus qu'elle n'a fait autrefois par ses armes ; et nous lui verrons rendre plus d'honneur au tombeau d'un pauvre pêcheur qu'au temple de son Romulus.

Vous y viendrez aussi, ô Césars : Jésus crucifié veut voir abattue à ses pieds la majesté de l'Empire. Constantin, ce triomphant empereur, dans le temps marqué par la Providence élèvera l'étendard de la croix au-dessus des aigles romaines. Par la croix il surmontera les tyrans, par la croix il donnera la paix à l'Empire, par la croix il affermira sa maison : la croix sera son unique trophée, parce qu'il publiera hautement qu'elle lui a donné toutes ses victoires.

Certes je ne m'étonne plus, ô Seigneur Jésus, si peu de temps avant votre mort, vous vous écriiez avec tant de joie que votre heure glorieuse approchait, et que « le prince du mon.de allait être bientôt chassé (1). » Je ne m'étonne plus si je vous vois dans le palais d'Hérode et devant le tribunal de Pilate, avec une contenance si ferme, bravant pour ainsi dire la pompe de la Cour royale et la majesté des faisceaux romains, par la générosité de votre silence. C'est que vous sentiez bien que le jour de votre crucifiement était pour vous un jour de triomphe. En effet vous avez triomphé, ô Jésus, et vous menez en triomphe les puissances des ténèbres captives et tremblantes après votre croix. « Vous avez surmonté le monde, non par le fer, mais par le bois : » Domuit orbem, non ferro, sed ligna (2). Car il était bien digne de votre grandeur « de vaincre la force par l'impuissance, et les choses les plus hautes par les plus abjectes, et ce qui est par ce qui n'est pas, comme parle l'Apôtre (3), et une fausse et superbe sagesse par une sage et modeste folie. » Par ce moyen, vous avez fait voir qu'il n'y avait rien de faible en vos mains, et que vous faites des foudres de tout ce qu'il vous plaît employer.

Mais ne vous dirai-je pas, chrétiens, une belle marque que nous a donnée Jésus-Christ, pour nous convaincre très-évidemment que c'est la croix qui a opéré ces merveilles? C'est que sous

 

1 Joan., XII, 31. — 2 S. August., in Psal. LIV, n. 12. — 3 1 Cor., I, 27, 28.

 

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le règne de Constantin, dans le temps que la paix fut donnée à l'Eglise, que le vrai Dieu fut reconnu publiquement par toute la terre, que tous les peuples du monde confessèrent la divinité de Jésus: la croix de notre bon Maître, qui n'avait point paru jusqu'alors, fut reconnue par des miracles extraordinaires, dont toute l'antiquité s'est glorifiée. Elle fut exaltée dans un temple auguste à la gloire du Crucifié et à la consolation des fidèles. Est-ce par un événement fortuit que cela s'est rencontré dans ce temps? Une chose si illustre est-elle arrivée sans quelque ordre secret de la Providence? Ah! ne le croyez pas, chrétiens. Eh quoi donc? C'est que tout a fléchi sous le joug du Sauveur Jésus. Les puissances infernales sont confondues ; tout le monde vient adorer le vrai Dieu dans l'Eglise qui est son temple, et par Jésus-Christ qui est son pontife.

Paraissez, paraissez, il est temps, ô croix, qui avez fait ces miracles : c'est vous qui avez brisé les idoles; c'est vous qui avez subjugué les peuples; c'est vous qui avez donné la victoire aux valeureux soldats de Jésus, qui ont tout surmonté par la patience. Vous serez gravée sur le front des rois ; vous serez le principal ornement de la couronne des empereurs ; vous serez l'espérance et la gloire des chrétiens r qui diront avec l'apôtre saint Paul « qu'ils ne veulent jamais se glorifier si ce n'est en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, » à cause que la croix par la bienheureuse victoire qu'elle a remportée en faisant éclater la toute-puissance divine, a aussi répandu sur nous les trésors de sa miséricorde : c'est ce qui me reste à vous dire en peu de paroles.

 

SECOND POINT.

 

Ce nous est à la vérité une grande gloire de servir un Dieu si puissant qu'est celui que nous adorons ; mais c'est particulièrement sa miséricorde qui nous oblige à nous glorifier en lui seul. Qui ne se tiendrait infiniment honoré de voir un Dieu si grand qui met sa gloire à nous enrichir, et n'est-ce pas nous presser vivement de mettre toute la nôtre à le louer? C'est ce que fait la miséricorde. Ce Dieu qui par sa toute-puissance est si fort au-dessus de nous, lui-même par sa bonté daigne se rabaisser

 

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jusqu'à nous, et nous communique tout ce qu'il est par une miséricordieuse condescendance. Avouons que cela touche les cœurs ; et que s'il est glorieux à la toute-puissance de faire craindre la miséricorde, il ne l'est pas moins à la miséricorde de ce qu'elle fait aimer la puissance.

        Car, certes, il y a de la gloire à se faire aimer. C'est pourquoi le grave Tertullien nous enseigne que « dans l'origine des choses, Dieu n'avait que de la bonté, et que sa première inclination c'est de nous bien faire : » Deus à primordio tantùm bonus ». Et la raison qu'il en rend est bien évidente et bien digne d'un si grand homme : car pour bien connaître quelle est la première des inclinations , il faut choisir celle qui se trouvera la plus naturelle, d'autant que la nature est le principe de tout le reste. Or notre Dieu, chrétiens, a-t-il rien de plus naturel que cette inclination de nous enrichir par la profusion de ses grâces? Comme une source envoie ses eaux naturellement, comme le soleil naturellement répand ses rayons, ainsi Dieu naturellement fait du bien. Etant bon , abondant, plein de trésors infinis par sa dignité naturelle , il doit être aussi par nature bienfaisant, libéral, magnifique.

Quand il te punit, ô impie, la raison n'en est pas en lui-même : il ne veut pas que personne périsse ; c'est ta malice, c'est ton ingratitude qui attire son indignation sur ta tête. Au contraire si nous voulons l'exciter à nous faire du bien, il n'est pas nécessaire de chercher bien loin des motifs : sa nature, d'elle-même si bienfaisante , lui est un motif très-pressant et une raison qui ne le quitte jamais. Quand il nous fait du mal, il le fait à cause de nous ; quand il nous fait du bien , il le fait à cause de lui-même. « Ce qu'il est bon , c'est du sien , c'est de son propre fond, dit Tertullien ; ce qu'il est juste, c'est du nôtre : » c'est nous qui fournissons par nos crimes la matière à sa juste vengeance : De suo optimus, de nostro justus (2). Il est donc vrai ce que nous disions, que Dieu n'a pu commencer ses ouvrages que par un épanchement général de sa bonté sur les créatures, et que c'est là par conséquent sa plus grande gloire.

 

1 Advers. Marcion., lib. II, n. 11. — 2 De Resurr. carn., n. 14.

 

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Maintenant je vous demande : Le Sauveur Jésus, notre amour et notre espérance, notre Pontife, notre Avocat, notre Intercesseur, pourquoi est-il monté sur la croix? pourquoi est-il mort sur ce bois infâme ? qu'est-ce que nous en apprend le grand apôtre saint Paul? N'est-ce pas « pour renouveler toutes choses en sa personne (1), » pour ramener tout à la première origine, pour reprendre les premières traces de Dieu son Père, et réformer les hommes selon le premier dessein de ce grand ouvrier ? C'est la doctrine du christianisme : donc ce qui a porté le Sauveur à vouloir mourir en la croix , c'est qu'il était touché de ces premiers sentiments de son Père, c'est-à-dire, ainsi que je l'ai exposé tout à l'heure, de clémence, de bonté, de charité infinie.

En effet n'est-ce pas à la croix qu'il a présenté devant le trône de Dieu, non point des génisses et des taureaux , mais sa sainte chair formée par le Saint-Esprit, oblation sainte et vivante pour l'expiation de nos crimes? N'est-ce pas à la croix qu'il a réconcilié toutes choses, faisant par la vertu de son sang la vraie purification de nos âmes (2)? Les hommes étaient révoltés contre Dieu, ainsi que nous le disions dans la première partie ; et d'autre part, la justice divine était prête à les précipiter dans l'abîme en la compagnie des démons dont ils avaient suivi les conseils et imité la présomption , lorsque tout à coup notre charitable Pontife paraît entre Dieu et les hommes. Il se présente pour porter les coups qui allaient tomber sur nos têtes. Posé sur l'autel de la croix, il répand son sang sur les hommes, il élève à Dieu ses mains innocentes ; « et ainsi pacifiant le ciel et la terre (3), » il arrête le cours de la justice divine, et change une fureur implacable en une éternelle miséricorde.

En suivant l'audace des anges rebelles, nous leur avions vendu nos corps et nos âmes par un détestable marché ; et Dieu sur ce contrat avait ordonné que nous serions livrés en leurs mains. Dieu l'avait prononcé de la sorte par une sentence dernière et irrévocable. Mais qu'a fait le Sauveur Jésus? « Il a pris, dit l'apôtre saint Paul, l'original de ce décret donné contre nous, et il l'a attaché à la croix (4). » Pour quelle raison? C'est afin, ô Père

 

1 Ephes., I, 10; Coloss., III, 10. — 2 Coloss., I, 20. — 3 Ibid. — 4 Ibid., II, 14.

 

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éternel, que vous ne puissiez voir la sentence qui nous condamne, que vous ne voyiez le sacrifice qui nous absout ; afin que si vous rappeliez en votre mémoire le crime qui vous irrite, en même temps vous vous souveniez du sang qui vous apaise et vous adoucit. Ainsi a été accompli cet oracle du prophète Isaïe : «Votre traité avec la mort sera annulé, et votre pacte avec l'enfer ne tiendra pas : » Delebitur fœdus vcstrum cum morte, et pactum vestrum cum inferno non stabit (1). Jésus a rompu ce damnable contrat par une meilleure alliance : dès là nos espérances se sont relevées. Le ciel, qui était de fer pour nous , a commencé de répandre ses grâces sur les misérables mortels : Jésus nous l'a ouvert par sa croix.

C'est pourquoi je la compare à cette mystérieuse échelle qui parut au patriarche Jacob, « où il voyait les anges monter et descendre (2). » Que veut dire ceci, chrétiens? Est-ce pas pour nous faire entendre que la croix de notre Sauveur renoue le commerce entre le ciel et la terre ; que par cette croix les saints anges viennent à nous comme à leurs frères et leurs alliés, et en même temps nous apprennent que par la même croix nous pouvons remonter au ciel avec eux, pour y remplir les places que leurs ingrats compagnons ont laissées vacantes?

Où mettrons-nous donc notre gloire, mes Frères, si ce n'est en la croix de Jésus? Car, comme dit l'apôtre saint Paul, « si lorsque nous étions ennemis, Dieu nous a réconciliés par la mort de son Fils unique ; maintenant que nous avons la paix avec lui par le sang du Médiateur, comment ne nous comblera-t-il pas de ses dons? Et si étant pécheurs, Jésus-Christ nous a tant aimés qu'il est mort pour l'amour de nous, maintenant que nous sommes justifiés par son sang (3), » qui pourrait dire la tendresse de son amour? Or si Dieu a usé envers nous d'une telle miséricorde pendant que nous étions des rebelles, que ne fera-t-il pas maintenant que par la croix du Sauveur nous sommes devenus ses enfants? « Et celui qui nous a donné son Fils unique, que nous pourra-t-il refuser (4) ? »

 

1 Isa., XXVIII, 18. — 2 Genes., XXVIII, 12. — 3 Rom., V, 8-10. — 4 Ibid., VIII, 32.

 

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Pour moi, je vous l'avoue, chrétiens, c'est là toute ma gloire c'est là mon unique consolation ; autrement, dans quel désespoir ne me jetterait pas le nombre infini de mes crimes? Quand je considère le sentier étroit sur lequel Dieu m'a commandé de marcher et l'incroyable difficulté qu'il y a de retenir, dans un chemin si glissant, une volonté si volage et si précipitée que la mienne ; quand je jette les yeux sur la profondeur immense du cœur humain, capable de cacher dans ses replis tortueux tant d'inclinations corrompues, dont nous n'aurons nous-mêmes nulles connaissances : je frémis d'horreur, fidèles, et j'ai juste sujet de craindre qu'il ne se trouve beaucoup de péchés dans les choses qui me paraissent les plus innocentes. Et quand même je serais très-juste devant les hommes, ô Dieu éternel, quelle justice humaine ne disparaîtra pas devant votre face? « Et qui serait celui qui pourrait justifier sa vie, si vous entriez avec lui dans un examen rigoureux (1) ? » Si le grand apôtre saint Paul après avoir dit avec une si grande assurance « qu'il ne se sent point coupable en lui-même, ne laisse pas de craindre de n'être pas justifié devant vous (2), » que dirai-je, moi misérable, et quels devront donc être les troubles de ma conscience ? Mais, ô mon Pontife miséricordieux, mon Pontife fidèle et compatissant à mes maux, c'est vous qui répandez une certaine sérénité dans mon âme. Non, tant que je pourrai embrasser votre croix, jamais je ne perdrai l'espérance : tant que je vous verrai à la droite de votre Père avec une nature semblable à la mienne, portant encore sur votre chair les cicatrices de ces aimables blessures que vous avez reçues pour l'amour de moi, je ne croirai jamais que le genre humain vous déplaise, et la terreur de la majesté ne m'empêchera point d'approcher de l'asile de la miséricorde (a). Cela me rend certain que vous aurez pitié de mes maux : c'est pourquoi votre croix est toute ma gloire, parce qu'elle est toute mon espérance.

Mais est-il bien vrai, chrétiens, que nous nous glorifions en la croix du Sauveur Jésus ? Nos actions ne démentent-elles pas nos paroles? Ne faudrait-il pas dire plutôt que la croix nous est un

 

1 Psal. CXLII, 2. — 3 I Cor., IV, 4.

 

(a) Var. : De l'autel.

 

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scandale, aussi bien qu'elle l'a été aux gentils (1)? La croix ne t'est-elle pas un scandale à toi qui dédaignes la pauvreté, qui ne peux souffrir les injures, qui cours après les plaisirs mortels, qui fuis tout ce que tu vois à la croix, oubliant que Notre-Seigneur Jésus-Christ a trouvé sa vie dans la mort, et ses richesses dans la pauvreté, et ses délices dans les tourments, et sa gloire dans l'ignominie? L'apôtre saint Paul disait à ceux qui voulaient établir la justice par les œuvres et les cérémonies de la loi, que « si la justice était par la loi, Jésus-Christ était mort en vain, et que ce grand scandale de la croix était inutile (2). » Et ne pourrais-je pas dire aujourd'hui avec beaucoup plus de raison qu'en vain Jésus-Christ est mort à la croix, puisque n'étant mort qu'afin de nous rendre un peuple agréable à Dieu, nous vivons avec une telle licence, que nous contraignons presque les infidèles à blasphémer le saint nom qui a été invoqué sur nous? En vain Jésus-Christ est mort à la croix pour renverser la sagesse mondaine, si après sa mort on mène toujours une même vie, si l'on applaudit aux mêmes maximes, si l'on met le souverain bonheur dans les mêmes choses. En vain la croix a-t-elle abattu les idoles par toute la terre, si nous nous faisons tous les jours de nouvelles idoles par nos passions déréglées, sacrifiant non point à Bacchus, mais à l'ivrognerie ; non point à Vénus, mais à l'impudicité ; non point à Plutus, mais à l'avarice ; non point à Mars, mais à la vengeance ; et leur immolant non des animaux égorgés, mais nos esprits remplis de l'Esprit de Dieu, et « nos corps qui sont les temples du Dieu vivant, et nos membres qui sont devenus les membres de Jésus-Christ (3). »

C'est donc une chose trop assurée que la croix de Jésus n'est pas notre gloire : car si elle était notre gloire, nous glorifierions-nous , comme nous faisons, dans les vanités? Pourquoi pensez-vous que l'apôtre saint Paul ne dise pas en ce lieu qu'il se glorifie en la sagesse de Jésus-Christ, en la puissance de Jésus-Christ, dans les miracles de Jésus-Christ, en la résurrection de Jésus-Christ, mais seulement en la mort et en la croix de Jésus-Christ? A-t-il parlé ainsi sans raison? Ou plutôt ne vous souvenez-vous

 

1 I Cor., I, 23. — 2 Galat. II, 21; V, 11. — 3 I Cor., VI, 19, 15; Ephes., V, 30.

 

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pas que je vous ai dit, à l'entrée de ce discours, que la croix était un assemblage de tous les tourments, de tous les opprobres et de tout ce qui paraît non-seulement méprisable, mais horrible, mais effroyable à notre raison? C'est pour cela que saint Paul nous dit « qu'il se glorifie seulement en la croix du Sauveur Jésus, » afin de nous apprendre l'humilité, afin de nous faire entendre que nous autres chrétiens nous n'avons de gloire que dans les choses que le monde méprise.

Eh, dites-moi, mes Frères, « le signe du chrétien n'est-ce pas la croix? N'est-ce pas par la croix , dit saint Augustin , que l'on bénit et l'eau qui nous régénère, et le sacrifice qui nous nourrit, et l'onction sainte qui nous fortifie (1) ? » Avez-vous oublié que l'on a imprimé la croix sur vos fronts, quand on vous a confirmés par le Saint-Esprit? Pourquoi l'imprimer sur le front? N'est-ce pas que le front est le siège de la pudeur? Jésus-Christ par la croix a voulu nous durcir le front contre cette fausse honte, qui nous fait rougir des choses que les hommes estiment basses et qui sont grandes devant la face de Dieu. Combien de fois avons-nous rougi de bien faire ? Combien de fois les emplois les plus saints nous ont-ils semblés bas et ravalés ? La croix imprimée sur nos fronts nous arme d'une généreuse impudence contre cette lâche pudeur? elle nous apprend que les honneurs de la terre ne sont pas pour nous.

Quand les magistrats veulent rendre les personnes infâmes et indignes des honneurs humains, souvent ils leur font imprimer sur le corps une marque honteuse, qui découvre à tout le monde leur infamie. Vous dirai-je ici ma pensée? Dieu a imprimé sur nos fronts, dans la partie du corps la plus éminente, une marque devant lui glorieuse, devant les hommes pleine d'ignominie, afin de nous rendre incapables de recevoir aucun honneur sur la terre. Ce n'est pas que, pour être bons chrétiens, nous soyons indignes des honneurs du monde ; mais c'est que les honneurs du monde ne sont pas dignes de nous. Nous sommes infâmes selon le monde, parce que selon le monde la croix , qui est notre gloire , est un abrégé de toutes sortes d'infamies.

 

1 In Joan., tract., CXVIII, n. 5.

 

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Cependant, comme si le christianisme et la croix de Jésus étaient une fable, nous n'avons d'ambition que pour la gloire du siècle : l'humilité chrétienne nous paraît une niaiserie. Nos premiers pères croyaient qu'à peine les empereurs méritaient-ils d'être chrétiens : les choses à présent sont changées. A peine croyons-nous que la piété chrétienne soit digne de paraître dans les personnes considérables : la bassesse de la croix nous est en horreur; nous voulons qu'on nous applaudisse et qu'on nous respecte.

Mais ma charge, me direz-vous, veut que je me fasse honneur : si on ne respecte les magistrats, toutes choses iront en désordre. Apprenez, apprenez quel usage le chrétien doit faire des honneurs du monde : qu'il les reçoive premièrement avec modestie , connaissant combien ils sont vains : qu'il les reçoive pour la police, mais qu'il ne les recherche pas pour la pompe : qu'il imite l'empereur Heraclius, qui déposa la pourpre et se revêtit d'un habit de pauvre, pour porter la croix de Jésus. Ainsi, que le fidèle se dépouille de tous les honneurs devant la croix de notre bon Maître; qu'il y paroisse comme pauvre, comme nu et comme mendiant : qu'il songe que par la naissance tous les hommes sont ses égaux, et que les pauvres dans le christianisme sont en quelque façon ses supérieurs. Qu'il considère que l'honneur qu'on lui rend n'est pas pour sa propre grandeur, mais pour l'ordre du monde, qui ne peut subsister sans cela ; que cet ordre passera bientôt et qu'il s'élèvera un nouvel ordre de choses, où ceux-là seront les plus grands, qui auront été les plus gens de bien et qui auront mis leur gloire en la croix du Sauveur Jésus.

Adorons la croix dans cette pensée ; assistons dans cette pensée au saint sacrifice qui se fait en mémoire de la passion du Fils de Dieu. Fasse Notre-Seigneur Jésus-Christ que nous comprenions combien sa croix est auguste, combien glorieuse, puisqu'elle seule est capable de faire éclater sur les hommes la toute-puissance de Dieu, et de répandre sur eux les trésors immenses de sa miséricorde infinie, en leur ouvrant l'entrée à la félicité éternelle. Amen.

 

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