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PREMIER SERMON
LA FÊTE DE L'EXALTATION
DE LA SAINTE CROIX (a).
Mihi autem absit gloriari, nisi in cruce Domini nostri
Jesu Christi!
Pour moi à Dieu ne plaise que jamais je me glorifie, si ce
n'est en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ! Galat, VI, 14.
Ce n'a pas été une petite entreprise de rendre la croix
vénérable : jamais chose aucune ne fut attaquée avec des moqueries
1 Hebr., VI, 6.
(a) Prêché à Metz, vers 1056.
Tout continue cette date. Avant tout les expressions comme
celles-ci : « Le Prince Jésus; les Juifs en faisaient (de la croix) une pièce de
raillerie; le Fils de Dieu a été pendu à la croix; le pendu au bois; quelle est
notre audace, d'adorer un Maître pendu, et quel est le front de l'Apôtre..., qui
s'en glorifie?» etc. Ensuite, sans parler de la longueur de l'exorde, la méthode
didactique, les textes bibliques allégués peut-être avec plus de profusion que
d’à-propos, le témoignage de Cicéron cité sous le nom de « Maître de
l'éloquence; » choses qui montrent les souvenirs de l'école encore tout vivants
dans l’esprit de l'auteur. Enfin des phrases semblables à celles que voici : «
Sitôt que Jésus a pu étendre les bras (sur la croix), tout le monde a recherché
ses embrassements ;... il a changé l'instrument du plus infâme supplice en une
machine céleste pour enlever tous les cœurs, c'est-à-dire que le Sauveur est
tombé de la croix au sépulcre... et tous les peuples sont tombés à ses pieds. »
Ces manières de dire rappellent l'afféterie des prédicateurs dans la première
moitié du XVIIe siècle; mais ne font-elles pas aussi penser au romantisme de
certains prédicateurs dans le XIXe?
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plus plausibles. Les Juifs et les gentils en faisaient une
pièce de raillerie; et il faut bien que les premiers chrétiens aient eu une
hardiesse et une fermeté plus qu'humaine, pour prêcher à la face du monde avec
une telle assurance une chose si extravagante. C'est pourquoi le grave
Tertullien se vante que la croix de Jésus, en lui faisant mépriser la honte, l'a
rendu impudent de la bonne sorte et heureusement insensé. « Laissez-moi, disait
ce grand homme quand on lui reprochait les opprobres de l'Evangile, laissez-moi
jouir de l'ignominie de mon Maître et du déshonneur nécessaire de notre foi. Le
Fils de Dieu a été pendu à la croix; je n'en ai point de honte, à cause que la
chose est honteuse. Le Fils de Dieu est mort ; il est croyable, parce qu'il est
ridicule. Le Fils de Dieu est ressuscité ; je le crois d'autant plus certain,
que selon la raison humaine il paraît entièrement impossible (1). » Ainsi la
simplicité de nos pères se plaisait d'étourdir les sages du siècle par des
propositions étranges et inouïes, dans lesquelles ils ne pouvaient rien
comprendre, afin que la gloire du monde s'évanouissant en fumée, il ne restât
plus d'autre gloire que celle de la croix de Jésus.
Bienheureuse Mère de mon
Sauveur, que la Providence divine voulant éprouver votre patience, amena aux
pieds de la croix où l'on décbiroit vos entrailles, puisque vous êtes de toutes
les créatures celle, qui en a le mieux vu l'infamie et celle qui en a le mieux
connu la grandeur, aidez-nous par vos pieuses intercessions à célébrer la gloire
de votre Fils crucifié pour l'amour de nous. Je vous le demande par cette
douleur maternelle qui perça votre âme sur le Calvaire, et par la joie infinie
que vous ressentîtes, quand le Saint-Esprit descendit sur vous pour former le
1 De Carne Christi, n. 5.
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corps de Jésus, après que l'ange vous eut saluée par ces
divines paroles : Ave, etc.
Le grand Dieu tout-puissant, qui
de rien a fait le ciel et la terre, qui a tiré les astres et la lumière du sein
d'un abîme infini de ténèbres ; ce Dieu, pour faire éclater sa puissance d'une
façon extraordinaire en la personne de son cher Fils, a voulu que la plus grande
infamie fut une source de gloire incompréhensible. C'est pourquoi le Sauveur
Jésus, après avoir vécu (a) comme un innocent, a fini sa vie comme un
criminel ; et comme si le gibet et la mort n'eussent point eu pour lui assez de
bassesse, il a choisi volontairement de tous les supplices le plus honteux, et
de toutes les morts la plus inhumaine. En effet le tourment de la croix,
qu'est-ce autre chose qu'une longue mort par laquelle la vie est arrachée peu à
peu avec une violence incroyable, pendant qu'une nudité ignominieuse expose le
pauvre supplicié à la risée des spectateurs inhumains ? si bien que le misérable
patient semble en quelque sorte n'être élevé au-dessus de ce bois infâme,
qu'afin de découvrir de plus loin une multitude de peuple qui repaît ses yeux du
spectacle de sa misère.
Non, l'imagination humaine ne se
peut rien représenter de plus effroyable; et jamais on n'a rien inventé ni
déplus rigoureux pour les scélérats, ni de plus infâme pour les esclaves. Aussi
le Maître de l'éloquence accusant un gouverneur de province d'avoir fait
crucifier un Romain, représente cette action comme la plus noire et la plus
furieuse qui puisse tomber dans l'esprit d'un homme, et proteste que par un tel
attentat la liberté, publique et la majesté de l'Empire étaient violées (1) (b).
C'était assez d'être né libre, fidèles, pour être exempt de cet horrible
supplice. Il ne fallait pas seulement que ceux que l'on attachait à la croix
fussent les plus détestables de tous les mortels, mais encore les derniers et
les plus abjects. Ainsi ce que les Romains trouvaient insupportable pour leurs
citoyens, les Juifs parricides l'ont fait souffrir à leur Roi.
1 Cicer., in Verrem, orat. VII.
(a) Var. : Encore qu'il eût vécu. — (b)
Est anéantie.
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Mais ce qui surpasse tous les malheurs, c'est que, selon la
remarque du saint Apôtre, « le crucifié est maudit de Dieu (1), » comme il est
écrit au Deutéronome : « Maudit de Dieu le pendu au bois (2). » Et qu'y
a-t-il donc de plus honteux que la croix, puisque nous y voyons jointes ensemble
l'exécration des hommes et la malédiction du Dieu tout-puissant? Après cela
dites-moi, je vous prie, quelle est notre audace de ne rougir pas d'adorer un
Maître pendu? Et où est le front de l'Apôtre , qui ayant dit aux Corinthiens «
qu'il ne souffrira pas que sa gloire lui soit ravie (3), » ne craint pas de dire
aux Galates : « A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la
croix de Jésus ! » Quel honneur, quelle gloire à un homme qui témoigne en être
jaloux ! Ah ! pénétrons sa pensée, chrétiens, et apprenons à nous glorifier avec
lui dans les opprobres de notre Sauveur. Pour cela suivez, s'il vous plaît, ce
raisonnement.
La gloire du chrétien ne peut
être que la gloire de Dieu, d'autant que le chrétien ne trouve rien qui soit
digne de son ambition et de son courage que les choses divines et immortelles.
Or la gloire de Dieu consiste en deux choses : premièrement en sa puissance
absolue , et après en sa miséricorde infinie. Car pour avoir de la gloire, il
faut être grand, et il faut faire éclater sa grandeur. Si l'éclat n'est appuyé
sur une grandeur solide, il est faible et n'a qu'un faux jour ; et si la
grandeur est cachée, elle ne brille pas de cette belle et pure lumière sans
laquelle la gloire ne peut subsister. Je dis donc que la gloire de Dieu est en
sa puissance et en sa bonté. Par la première, il est majestueux en lui-même; par
l'autre, il est magnifique envers nous. Par la puissance, il enferme en son sein
des trésors et des richesses immenses; mais c'est la miséricorde qui ouvre ce
sein, pour les faire monder sur les créatures. La puissance est comme la source
, et la miséricorde est comme un canal. La puissance fournit ce que distribue la
miséricorde, et c'est du mélange de ces deux choses que naît ce divin éclat que
nous appelons la gloire de Dieu.
Ce qui a fait dire ces beaux
mots au Psalmiste : « Dieu, dit-il, a parlé une fois (4). » J'entends ici par
cette parole le bruit de la gloire
1 Galat., III, 13. — 2 Deuter.,
XXI, 23. — 3 I Cor., IX, 15. — 4 Psal. LXI 12.
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de Dieu, qui retentit par tout l'univers, selon ce que dit
le même Psalmiste : « Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament
publie la grandeur de ses œuvres (1). » Dieu donc a parlé une fois dit David ;
et qu'est-ce qu'il a dit, grand Prophète ? « Il a parlé une fois ; et j'ai,
dit-il, entendu ces deux choses, qu'à Dieu appartient la puissance et qu'à lui
appartient la miséricorde (2). » Par où vous voyez manifestement que Dieu ne se
glorifie que de sa puissance et de sa bonté. C'est la véritable gloire de Dieu,
parce que la miséricorde divine touchée de compassion de la bassesse des
créatures et sollicitant en leur faveur la puissance, en même temps qu'elle orne
ce qui n'a aucun ornement par soi-même, elle fait retourner tout l'honneur à
Dieu, qui seul est capable de relever ce qui n'est rien par sa condition
naturelle.
Ces choses étant ainsi
supposées, passons outre maintenant et disons : La gloire de notre Dieu est en
sa puissance et en sa bonté, ainsi que nous l'avons vu fort évidemment. Or c'est
en la croix que paraissent le mieux la puissance et la miséricorde divine , ce
que je me propose de vous faire voir avec la grâce du Saint-Esprit. C'est
pourquoi l'apôtre saint Paul, qui dit « que tout l'Evangile consiste en la
croix, » appelle l'Evangile « la force et la puissance de Dieu (3). » Et
d'ailleurs il ne nous prêche autre chose, sinon que « la croix nous rend Dieu
propice et nous assure sa miséricorde par Notre-Seigneur Jésus-Christ (4). » Par
conséquent il est vrai que la croix est la gloire des chrétiens; et quand je
vous aurai montré dans le supplice de notre Maître ces deux qualités
excellentes, je pourrai dire avec l'apôtre saint Paul : « A Dieu ne plaise que
je me glorifie en autre chose qu'en la croix de Jésus ! » C'est le sujet de cet
entretien. Je considère aujourd'hui comme les deux bras de la croix du Sauveur
Jésus ; dans l'un je me représente un trésor infini de puissance; et dans
l'autre, une source immense de miséricorde.
Inspirez-nous, ô Seigneur Jésus,
afin que nous célébrions dignement la gloire de votre croix. Et vous, ô peuple
d'acquisition (5), vous que le sang du prince Jésus a délivré d'une servitude
1 Psal. XVIII, 1. — 2 Psal.
LXI, 12, 13. — 3 I Cor., I, 17, 18. — 4 Ephes., II, 16, 18;
Coloss., I, 20. — 5 I Petr., II, 9.
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éternelle, contemplez attentivement les merveilles de la
mort triomphante de votre invincible Libérateur. Commençons avec l'assistance de
Dieu, et glorifions sa toute-puissance dans l'exaltation de sa croix.
PREMIER POINT.
Si vous voyez Notre-Seigneur
Jésus-Christ abandonné à la fureur des bourreaux, s'il rend l’âme parmi des
douleurs incroyables , ne vous imaginez pas, chrétiens, qu'il soit réduit à
cette extrémité par faiblesse ou par impuissance : ce n'est pas la rigueur des
tourments qui le fait mourir; il meurt, parce qu'il le veut; « et il sort du
monde sans contrainte, parce qu'il y est venu volontairement : » Abscessit
potestate, quia non venerat necessitate (1). La mort dans les animaux est
une défaillance de la nature : la mort en Jésus-Christ est un effet de
puissance. C'est pourquoi lui-même parlant de sa mort, il dit : « J'ai la
puissance de quitter la vie, et j'ai la puissance de la reprendre (2). » Où vous
voyez manifestement qu'il met en même rang sa résurrection et sa mort, et qu'il
ne se glorifie pas moins du pouvoir qu'il a de mourir que de celui qu'il a de
ressusciter.
Et en effet ne fallait-il pas qu'il eût en lui-même un
préservatif infaillible contre la mort, puisque par sa seule parole il faisait
revivre des corps pourris et ranimait la corruption ? Ce jeune mort de Naïm, et
la fille du prince de la Synagogue, et le Lazare déjà puant (3), ont-ils pas
ressenti la vertu de cette parole vivifiante ? Celui donc qui avait le pouvoir
de rendre la vie aux autres, avec quelle facilité pouvait-il se la conserver à
lui-même ? En vain s'efforcerait-on de faire sécher les grandes rivières, ou de
faire tarir les fontaines d'eau vive : à mesure que vous en ôtez, la source (a)
toujours féconde répare sa perte par elle-même, et s'enrichit continuellement de
nouvelles eaux : ainsi était-il du Sauveur Jésus. Il avait en lui-même une
source éternelle de vie, je veux dire le Verbe divin; et cette source est trop
abondante,
1 S. August., in Joan., tract.
XXXI, n. 6. — 2 Joan., X, 18. — 3 Luc, VII, 15; Marc,
V, 42; Joan., XI, 44.
(a) Var. : Parce que la source...
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pour pouvoir être jamais épuisée. Frappez tant que vous
voudrez à bourreaux ; faites des ouvertures de toutes parts sur le corps de mon
aimable Sauveur, afin de faire pour ainsi dire écouler cette belle vie : il en
porte la source en lui-même ; et comme cette source ne peut tarir, elle ne
cessera jamais de couler, si lui-même ne retient son cours. Mais ce que votre
haine ne peut pas faire, son amour le fera pour notre salut. Lui qui commande,
ainsi qu'il lui plaît, à la santé et aux maladies, il commandera à la vie de se
retirer pour un temps de son divin corps. Il ne veut pas que la nécessité
naturelle ait aucune part dans sa mort, parce qu'il en réserve toute la gloire à
la charité infinie qu'il a pour les hommes. Par où vous voyez, chrétiens, « que
notre Maître est mort par puissance, et non par infirmité : » Potestate
mortuus est, dit saint Augustin (1).
Aussi l'évangéliste saint Jean
observe une chose qui mérite d'être considérée : c'est que le Sauveur étant à la
croix fait une revue générale sur tout ce qui était écrit de lui dans les
prophéties ; et voyant qu'il ne lui restait plus rien à faire que de prendre ce
breuvage amer que lui promettait le Psalmiste, il demanda à boire : « J'ai soif,
dit-il aussitôt, afin que toutes choses fussent accomplies (2). » Puis après
avoir légèrement goûté de la langue le fiel et le vinaigre qu'on lui présentait,
il remarqua lui-même que tout était consommé, qu'il avait exécuté de point en
point toutes les volontés de son Père : et enfin ne voyant plus rien qui le pût
retenir au monde, élevant fortement sa voix, il rendit l’âme avec une action si
paisible, si libre, si préméditée, qu'il était aisé de juger que personne ne la
lui ôtait, mais qu'il la donnait lui-même de son plein gré, ainsi qu'il l'avait
assuré : « Personne, dit-il, ne m'ôte mon âme, mais je la donne moi-même de ma
pure et franche volonté (3). »
O gloire ! ô puissance du
crucifié ! Quel autre voyons-nous qui s'endorme si précisément quand il veut,
comme Jésus est mort quand il lui a plu ? Quel homme méditant un voyage marque
si certainement l'heure de son départ, que Jésus a marqué l'heure de son trépas
? De là vient que le centenier qui avait ordre de
1 De Nat. et Grat, n. 26. — 2 Joan., XIX,
28. — 3 Ibid., X, 18.
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garder la croix, considérant cette mort non-seulement si
tranquille , mais encore si délibérée et entendant ce grand cri dont Jésus
accompagna son dernier soupir, étonné de voir tant de force dans cette extrémité
de faiblesse, s'écria lui-même tout effrayé : « Vraiment cet homme est le Fils
de Dieu (1). » Et lui, qui ne faisait point d'état du Sauveur vivant, reconnut
tant de puissance en sa mort, qu'elle lui fit confesser sa divinité.
Vous dirai-je ici, chrétiens, à
la gloire de la croix de Jésus, que ce mort que vous y voyez attaché remue le
ciel et les éléments, qu'il renverse tout l'ordre du monde, qu'il obscurcit le
soleil et la lune, et, si j'ose parler de la sorte, qu'il fait appréhender à
toute la nature le désordre et la confusion du premier chaos? Certes, je vous
entretiendrais volontiers de tant d'étranges événements, n'était que je me suis
proposé de vous dire de plus grandes choses. La croix a dompté les démons ; la
croix a abattu l'orgueil et l'arrogance des hommes ; la croix a renversé leur
fausse sagesse, et a triomphé de leurs cœurs. J'estime plus glorieux d'avoir
remporté une si belle victoire (a) que d'avoir troublé l'ordre de
l'univers, parce que je ne vois rien dans tout l'univers de plus indocile, ni de
plus lier, ni de plus indomptable que le cœur de l'homme. C'est en cela que la
croix me paraît puissante, et vous le verrez très-évidemment par la suite de ce
discours. Renouvelez, s'il vous plaît, vos attentions, et suivez mon
raisonnement.
Où la puissance paraît le mieux,
c'est dans la victoire, surtout quand on la gagne sur des ennemis superbes et
audacieux. Or, fidèles, ce Dieu infiniment bon, sous le règne duquel toutes les
créatures seraient heureuses si elles étaient soumises, il a eu des rebelles et
des ennemis, parce qu'il y a eu des ingrats et des insolents. Il a fallu dompter
ces rebelles : mais pourquoi les dompter par la croix ? C'est le miracle de la
toute-puissance; c'est le grand mystère du christianisme. Pénétrons dans ces
vérités adorables sous la conduite des Ecritures.
Sachez donc que le plus grand
ennemi de Dieu, celui qui lui est
1 Marc, XV, 39.
(a) Var. : Cette victoire me semble plus
glorieuse.
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le plus insupportable, celui qui choque le plus sa grandeur
et sa souveraineté, c'est l'orgueil : car encore que les autres vices abusent
des créatures de Dieu contre son service, ils ne nient pas qu'elles ne soient à
lui ; au lieu que l'orgueil, autant qu'il le peut, les tire de son domaine. Et
comment ? C'est parce que l'orgueilleux veut se rendre maître de toutes choses;
il croit que tout lui est dû : son ordinaire est de s'attribuer tout à lui-même
; et par là il se fait lui-même son dieu, secouant le joug de l'autorité
souveraine. C'est pourquoi le diable s'étant élevé par une arrogance
extraordinaire , les Ecritures ont dit qu'il avait affecté la divinité (1) : et
Dieu lui-même nous déclare souvent qu'il est un Dieu jaloux (2), qui ne peut
souffrir les superbes ; qu'il rejette les orgueilleux de devant sa face (3),
parce que les superbes sont ses rivaux et veulent traiter d'égal avec lui : par
conséquent il est véritable que l'orgueil est le capital ennemi de Dieu.
En effet n'est-ce pas l'orgueil,
chrétiens, qui a soulevé contre lui tout le monde ? L'orgueil est premièrement
monté dans le ciel où est le trône de Dieu et lui a débauché ses anges, il a
porté jusque dans son sanctuaire le flambeau de la rébellion ; après il est
descendu dans la terre, et ayant déjà gagné les intelligences célestes, il s'est
servi d'elles pour dompter les hommes. Lucifer, cet esprit superbe, conservant
sa première audace même dans les cachots éternels, ne conçoit que de furieux
desseins. Il médite de subjuguer l'homme, à cause que Dieu l'honore et le
favorise: mais sachant qu'il n'y peut réussir tant que les hommes demeureront
dans la soumission pour leur Créateur, il en fait premièrement des rebelles,
afin d'en faire après cela des esclaves. Pour les rendre rebelles, il fallait
auparavant les rendre orgueilleux. Il leur inspire donc l'arrogance qui le
possède : de là l'histoire de nos malheurs, de là cette longue suite de maux qui
affligent notre nature opprimée par la violence de ce tyran.
Enflé de ce bon succès, il se
déclare publiquement le rival de Dieu; il abolit son culte par toute la terre;
il se fait adorer en sa place par les hommes qu'il a assujettis à sa tyrannie.
C'est pourquoi le Fils de Dieu l'appelle « le prince du monde (4); » et l'Apôtre
1 Isa., XIV, 14. — 2 Exod., XXXIV, 14. — 3
Isa., XLII, 8. — 4 Joan., XII, 31.
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encore plus énergiquement, « le dieu de ce siècle (1). »
Voilà de quelle sorte l'orgueil a armé le ciel et la terre, tâchant d'abattre le
trône de Dieu. C'est lui qui est le père de l'idolâtrie : car c'est par
l'orgueil que les hommes, méprisant l'autorité légitime et devenus amoureux
d'eux-mêmes, se sont fait des divinités à leur mode. Ils n'ont point voulu de
dieux que ceux qu'ils faisaient ; ils n'ont plus adoré que leurs erreurs et
leurs fantaisies : dignes, certes, d'avoir des dieux de pierre et de bronze et
de servir aux créatures inanimées, eux qui se lassaient du culte du Dieu vivant,
qui les avait formés à sa ressemblance. Ainsi toutes les créatures agitées de
l'esprit d'orgueil, qui dominait par tout l'univers, faisaient la guerre à leur
Créateur avec une rage impuissante.
« Elevez-vous, Seigneur; que vos
ennemis disparaissent, et que ceux qui vous haïssent soient renversés devant
votre face (2). » Mais, ô Dieu, de quelles armes vous servez-vous pour défaire
ces escadrons furieux? Je ne vois ni vos foudres, ni vos éclairs, ni cette
majesté redoutable devant laquelle les plus hautes montagnes s'écoulent comme de
la cire : je vois seulement une chair meurtrie et du sang épanché avec violence,
et une mort infâme et cruelle, une croix et une couronne d'épines : c'est tout
votre appareil de guerre ; c'est tout ce que vous opposez à vos ennemis.
Justement, certes, justement; et en voici la raison solide, que je vous prie,
chrétiens, de considérer.
C'est honorer l'orgueil que
d'aller contre lui par la force; il faut que l'infirmité même le dompte. Ce
n'est pas assez qu'il succombe, s'il n'est contraint de reconnaître son
impuissance ; il faut le renverser par ce qu'il dédaigne le plus. Tu t'es élevé,
ô Satan, tu t'es élevé contre Dieu de toute ta force : Dieu descendra contre toi
armé seulement de faiblesse, afin de montrer combien il se rit de tes téméraires
projets. Tu as voulu être le dieu de l'homme; un homme sera ton Dieu : tu as
amené la mort sur la terre ; la mort ruinera tes desseins : tu as établi ton
empire en attachant les hommes à de faux honneurs, à des richesses mal assurées,
à des plaisirs pleins d'illusion; les opprobres, la pauvreté,
1 II Cor., IV, 4. — 2 Psal.
LXVII, 1.
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l'extrême misère, la croix en un mot détruira ton empire de
fond en comble. O puissance de la croix de Jésus !
Les vérités de Dieu étaient
bannies de la terre; tout était obscurci par les ténèbres de l'idolâtrie. Chose
étrange mais très-véritable! les peuples les pins polis avaient les religions
les plus ridicules; ils se vantaient de n'ignorer rien, et ils étaient si
misérables que d'ignorer Dieu. Ils réussissaient en toutes choses jusqu'au
miracle : sur le fait de la religion, qui est le capital de la vie humaine, ils
étaient entièrement insensés. Qui le pourrait croire, fidèles, que les
Egyptiens, les pères de la philosophie; les Grecs, les maîtres des beaux-arts;
les Romains si graves et si avisés, que leur vertu faisait dominer par toute la
terre ; qui le croirait, qu'ils eussent adoré les bêtes, les éléments, les
créatures inanimées, des dieux parricides et incestueux; que non-seulement les
fièvres et les maladies, mais les vices les plus infâmes et les plus brutales
des passions eussent leurs temples dans Rome ? Qui ne serait contraint de dire
en ce lieu que Dieu avait abandonné à l'erreur ces grands mais superbes esprits,
qui ne voulaient pas le reconnaître, et qu'ayant quitté la véritable lumière, le
dieu de ce siècle les a aveuglés pour ne voir pas des choses si manifestes?
Et le monde et les maîtres du
monde, le diable les tenait captifs et tremblants sous de serviles religions,
desquelles néanmoins ils étaient jaloux, non moins que de la grandeur de leur
république. Qu'y avait-il de plus méchant que leurs dieux? Quoi de plus
superstitieux que leurs sacrifices? Quoi de plus impur que leurs profanes
mystères? Quoi de plus cruel que leurs jeux, qui faisaient parmi eux une partie
du culte divin ; jeux sanglants et dignes de bêtes farouches, où ils soûlaient
leurs faux dieux de spectacles barbares et de sang humain? — Cependant tant de
philosophes , tant de grands esprits que le bel ordre du monde forçait à
reconnaître l'unique Divinité qui gouverne toute la nature, encore qu'ils
fussent choqués de tant de désordres, ils n'ont pu persuader aux hommes de les
quitter. Avec leurs raisonnements si sublimes, avec leur éloquence
toute-puissante, ils n'ont pu désabuser les peuples de leurs ridicules
cérémonies et de leur religion monstrueuse.
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Mais sitôt que
la croix de Jésus a commencé de paraître au monde, sitôt que l'on a prêché la
mort et le supplice du Fils de Dieu, les oracles menteurs se sont tus, le règne
des idoles a été peu à peu ébranlé, enfin elles ont été renversées : et Jupiter,
et Mars, et Neptune, et l'Egyptien Sérapis, et tout ce que l'on adorait dans la
terre a été enseveli dans l'oubli. Le monde a ouvert les yeux pour reconnaître
le Dieu Créateur, et s'est étonné de son ignorance. L'extravagance du
christianisme a été plus forte que la plus sublime philosophie. La simplicité de
douze pêcheurs sans secours, sans éloquence, sans art, a changé la face de
l'univers. Ces pêcheurs ont été plus heureux que ce fameux Athénien (a) à
qui la fortune, ce lui semblait, apportait les villes prises dans des rets. Ils
ont pris tous les peuples dans leurs filets, pour en faire la conquête de Jésus
- Christ, qui ramène tout à Dieu par sa croix.
Car vous remarquerez, chrétiens,
que tandis qu'il a conversé parmi nous, encore qu'il fît des miracles
extraordinaires, encore qu'il eût à la bouche des paroles de vie éternelle, il a
eu peu de sectateurs : ses amis mêmes rougissaient souvent de se voir rangés
sous la discipline d'un Maître si méprisé. Mais est-il monté sur la croix,
est-il mort à ce bois infâme, quelle affluence de peuples accourent à lui (b)
! O Dieu, quel est ce nouveau prodige? Maltraité et mésestimé dans la vie, il
commence à régner après qu'il est mort. Sa doctrine toute céleste, qui devait le
faire respecter partout, le fait attacher à la croix; et cette croix infâme, qui
devait le faire mépriser partout, le rend vénérable à tout l'univers. Sitôt
qu'il a pu étendre les bras, tout le monde a recherché ses embrassements. Ce
mystérieux grain de froment n'est pas plutôt tombé dans la terre, qu'il s'est
multiplié par sa propre corruption. Il ne s'est pas plutôt élevé de terre, que
selon qu'il l'avait prédit en son Evangile, « il a attiré à lui toutes choses
(1), » et a changé l'instrument du plus infâme supplice en une machine céleste
pour enlever tous les cœurs, c'est-à-dire que le Sauveur
1 Joan., XII, 32.
(a) Timothée, fils de Conon. (Plut., Vit. parall.).
— (b) Var. — Viennent à lui.
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est tombé de la croix au sépulcre, et par un merveilleux
contre-coup tous les peuples sont tombés à ses pieds.
Voyez cette affluence de gens,
qui de toutes les parties de la terre accourent à la croix de Jésus; qui
non-seulement se glorifient de porter son nom, mais s'empressent à imiter ses
souffrances, à être déshonorés pour sa gloire, à mourir pour l'amour de lui. Si
quelqu'un parmi les anciens méprisait la mort, on admirait cette fermeté de
courage comme une chose presque inouïe. Grâce à la croix de Jésus, ces exemples
sont si communs parmi nous, que leur abondance nous empêche de les raconter.
Depuis qu'on a prêché un Dieu mort, la mort a eu pour nous des délices : on a vu
la vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile, les vierges
tendres et délicates y courir comme à l'honneur du triomphe. C'esf pourquoi on
disait que les chrétiens étaient un certain genre d'hommes destinés et comme
dévoués à la mort. La croix toute-puissante avait familiarisé avec eux ce
fantôme hideux, qui est l'horreur de toute la nature. Le monde s'est plutôt
lassé de tuer, que les chrétiens n'ont fait de souffrir. Toutes les inventions
de la cruauté se sont épuisées pour ébranler la foi de nos pères, toutes les
puissances du monde s'y sont employées ; mais, ô aveugle fureur, qui établit ce
qu'elle pense détruire! c'est par la croix que le Roi Jésus a résolu de
conquérir tout le monde : c'est pourquoi il imprime cette croix victorieuse sur
le corps de ses braves soldats, en les associant à ses souffrances; c'est par là
qu'ils surmonteront tous les peuples; ils désarmeront leurs persécuteurs par
leur patience ; les loups à la fin deviendront agneaux, en immolant les agneaux
à leur cruauté.
Il faut que la croix de Jésus
soit adorée par toute la terre : son empire n'aura point de bornes, parce que sa
puissance n'a point de limites : elle étendra sa domination jusqu'aux provinces
les plus éloignées, jusqu'aux îles les plus inaccessibles, jusqu'aux nations les
plus inconnues. Quelle joie en vérité, fidèles, de voir et Barbares et Grecs, et
les Scythes et les Arabes, et les Indiens et tous les peuples du monde, faire
tous ensemble un nouveau royaume qui aura pour sa loi l'Evangile, et Jésus pour
son chef, et la croix pour son étendard ! Rome même, cette ville superbe,
442
après s'être si longtemps enivrée du sang des martyrs de
Jésus; Rome la maîtresse baissera la tête : elle portera plus loin ses conquêtes
par la religion de Jésus qu'elle n'a fait autrefois par ses armes ; et nous lui
verrons rendre plus d'honneur au tombeau d'un pauvre pêcheur qu'au temple de son
Romulus.
Vous y viendrez aussi, ô Césars
: Jésus crucifié veut voir abattue à ses pieds la majesté de l'Empire.
Constantin, ce triomphant empereur, dans le temps marqué par la Providence
élèvera l'étendard de la croix au-dessus des aigles romaines. Par la croix il
surmontera les tyrans, par la croix il donnera la paix à l'Empire, par la croix
il affermira sa maison : la croix sera son unique trophée, parce qu'il publiera
hautement qu'elle lui a donné toutes ses victoires.
Certes je ne m'étonne plus, ô
Seigneur Jésus, si peu de temps avant votre mort, vous vous écriiez avec tant de
joie que votre heure glorieuse approchait, et que « le prince du mon.de allait
être bientôt chassé (1). » Je ne m'étonne plus si je vous vois dans le palais
d'Hérode et devant le tribunal de Pilate, avec une contenance si ferme, bravant
pour ainsi dire la pompe de la Cour royale et la majesté des faisceaux romains,
par la générosité de votre silence. C'est que vous sentiez bien que le jour de
votre crucifiement était pour vous un jour de triomphe. En effet vous avez
triomphé, ô Jésus, et vous menez en triomphe les puissances des ténèbres
captives et tremblantes après votre croix. « Vous avez surmonté le monde, non
par le fer, mais par le bois : » Domuit orbem, non ferro, sed ligna (2).
Car il était bien digne de votre grandeur « de vaincre la force par
l'impuissance, et les choses les plus hautes par les plus abjectes, et ce qui
est par ce qui n'est pas, comme parle l'Apôtre (3), et une fausse et superbe
sagesse par une sage et modeste folie. » Par ce moyen, vous avez fait voir qu'il
n'y avait rien de faible en vos mains, et que vous faites des foudres de tout ce
qu'il vous plaît employer.
Mais ne vous dirai-je pas,
chrétiens, une belle marque que nous a donnée Jésus-Christ, pour nous convaincre
très-évidemment que c'est la croix qui a opéré ces merveilles? C'est que sous
1 Joan., XII, 31. — 2 S. August.,
in Psal. LIV, n. 12. — 3 1 Cor., I, 27, 28.
443
le règne de Constantin, dans le temps que la paix fut
donnée à l'Eglise, que le vrai Dieu fut reconnu publiquement par toute la terre,
que tous les peuples du monde confessèrent la divinité de Jésus: la croix de
notre bon Maître, qui n'avait point paru jusqu'alors, fut reconnue par des
miracles extraordinaires, dont toute l'antiquité s'est glorifiée. Elle fut
exaltée dans un temple auguste à la gloire du Crucifié et à la consolation des
fidèles. Est-ce par un événement fortuit que cela s'est rencontré dans ce temps?
Une chose si illustre est-elle arrivée sans quelque ordre secret de la
Providence? Ah! ne le croyez pas, chrétiens. Eh quoi donc? C'est que tout a
fléchi sous le joug du Sauveur Jésus. Les puissances infernales sont confondues
; tout le monde vient adorer le vrai Dieu dans l'Eglise qui est son temple, et
par Jésus-Christ qui est son pontife.
Paraissez, paraissez, il est
temps, ô croix, qui avez fait ces miracles : c'est vous qui avez brisé les
idoles; c'est vous qui avez subjugué les peuples; c'est vous qui avez donné la
victoire aux valeureux soldats de Jésus, qui ont tout surmonté par la patience.
Vous serez gravée sur le front des rois ; vous serez le principal ornement de la
couronne des empereurs ; vous serez l'espérance et la gloire des chrétiens r qui
diront avec l'apôtre saint Paul « qu'ils ne veulent jamais se glorifier si ce
n'est en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, » à cause que la croix par la
bienheureuse victoire qu'elle a remportée en faisant éclater la toute-puissance
divine, a aussi répandu sur nous les trésors de sa miséricorde : c'est ce qui me
reste à vous dire en peu de paroles.
SECOND POINT.
Ce nous est à la vérité une
grande gloire de servir un Dieu si puissant qu'est celui que nous adorons ; mais
c'est particulièrement sa miséricorde qui nous oblige à nous glorifier en lui
seul. Qui ne se tiendrait infiniment honoré de voir un Dieu si grand qui met sa
gloire à nous enrichir, et n'est-ce pas nous presser vivement de mettre toute la
nôtre à le louer? C'est ce que fait la miséricorde. Ce Dieu qui par sa
toute-puissance est si fort au-dessus de nous, lui-même par sa bonté daigne se
rabaisser
444
jusqu'à nous, et nous communique tout ce qu'il est par une
miséricordieuse condescendance. Avouons que cela touche les cœurs ; et que s'il
est glorieux à la toute-puissance de faire craindre la miséricorde, il ne l'est
pas moins à la miséricorde de ce qu'elle fait aimer la puissance.
Car, certes, il
y a de la gloire à se faire aimer. C'est pourquoi le grave Tertullien nous
enseigne que « dans l'origine des choses, Dieu n'avait que de la bonté, et que
sa première inclination c'est de nous bien faire : » Deus à primordio tantùm
bonus ». Et la raison qu'il en rend est bien évidente et bien digne d'un si
grand homme : car pour bien connaître quelle est la première des inclinations ,
il faut choisir celle qui se trouvera la plus naturelle, d'autant que la nature
est le principe de tout le reste. Or notre Dieu, chrétiens, a-t-il rien de plus
naturel que cette inclination de nous enrichir par la profusion de ses grâces?
Comme une source envoie ses eaux naturellement, comme le soleil naturellement
répand ses rayons, ainsi Dieu naturellement fait du bien. Etant bon , abondant,
plein de trésors infinis par sa dignité naturelle , il doit être aussi par
nature bienfaisant, libéral, magnifique.
Quand il te punit, ô impie, la
raison n'en est pas en lui-même : il ne veut pas que personne périsse ; c'est ta
malice, c'est ton ingratitude qui attire son indignation sur ta tête. Au
contraire si nous voulons l'exciter à nous faire du bien, il n'est pas
nécessaire de chercher bien loin des motifs : sa nature, d'elle-même si
bienfaisante , lui est un motif très-pressant et une raison qui ne le quitte
jamais. Quand il nous fait du mal, il le fait à cause de nous ; quand il nous
fait du bien , il le fait à cause de lui-même. « Ce qu'il est bon , c'est du
sien , c'est de son propre fond, dit Tertullien ; ce qu'il est juste, c'est du
nôtre : » c'est nous qui fournissons par nos crimes la matière à sa juste
vengeance : De suo optimus, de nostro justus (2). Il est donc vrai ce que
nous disions, que Dieu n'a pu commencer ses ouvrages que par un épanchement
général de sa bonté sur les créatures, et que c'est là par conséquent sa plus
grande gloire.
1 Advers. Marcion., lib. II, n. 11. — 2 De Resurr.
carn., n. 14.
445
Maintenant je vous demande : Le
Sauveur Jésus, notre amour et notre espérance, notre Pontife, notre Avocat,
notre Intercesseur, pourquoi est-il monté sur la croix? pourquoi est-il mort sur
ce bois infâme ? qu'est-ce que nous en apprend le grand apôtre saint Paul?
N'est-ce pas « pour renouveler toutes choses en sa personne (1), » pour ramener
tout à la première origine, pour reprendre les premières traces de Dieu son
Père, et réformer les hommes selon le premier dessein de ce grand ouvrier ?
C'est la doctrine du christianisme : donc ce qui a porté le Sauveur à vouloir
mourir en la croix , c'est qu'il était touché de ces premiers sentiments de son
Père, c'est-à-dire, ainsi que je l'ai exposé tout à l'heure, de clémence, de
bonté, de charité infinie.
En effet n'est-ce pas à la croix
qu'il a présenté devant le trône de Dieu, non point des génisses et des taureaux
, mais sa sainte chair formée par le Saint-Esprit, oblation sainte et vivante
pour l'expiation de nos crimes? N'est-ce pas à la croix qu'il a réconcilié
toutes choses, faisant par la vertu de son sang la vraie purification de nos
âmes (2)? Les hommes étaient révoltés contre Dieu, ainsi que nous le disions
dans la première partie ; et d'autre part, la justice divine était prête à les
précipiter dans l'abîme en la compagnie des démons dont ils avaient suivi les
conseils et imité la présomption , lorsque tout à coup notre charitable Pontife
paraît entre Dieu et les hommes. Il se présente pour porter les coups qui
allaient tomber sur nos têtes. Posé sur l'autel de la croix, il répand son sang
sur les hommes, il élève à Dieu ses mains innocentes ; « et ainsi pacifiant le
ciel et la terre (3), » il arrête le cours de la justice divine, et change une
fureur implacable en une éternelle miséricorde.
En suivant l'audace des anges
rebelles, nous leur avions vendu nos corps et nos âmes par un détestable marché
; et Dieu sur ce contrat avait ordonné que nous serions livrés en leurs mains.
Dieu l'avait prononcé de la sorte par une sentence dernière et irrévocable. Mais
qu'a fait le Sauveur Jésus? « Il a pris, dit l'apôtre saint Paul, l'original de
ce décret donné contre nous, et il l'a attaché à la croix (4). » Pour quelle
raison? C'est afin, ô Père
1 Ephes., I, 10; Coloss.,
III, 10. — 2 Coloss., I, 20. — 3 Ibid. — 4 Ibid., II, 14.
446
éternel, que vous ne puissiez voir la sentence qui nous
condamne, que vous ne voyiez le sacrifice qui nous absout ; afin que si vous
rappeliez en votre mémoire le crime qui vous irrite, en même temps vous vous
souveniez du sang qui vous apaise et vous adoucit. Ainsi a été accompli cet
oracle du prophète Isaïe : «Votre traité avec la mort sera annulé, et votre
pacte avec l'enfer ne tiendra pas : » Delebitur fœdus vcstrum cum morte, et
pactum vestrum cum inferno non stabit (1). Jésus a rompu ce damnable contrat
par une meilleure alliance : dès là nos espérances se sont relevées. Le ciel,
qui était de fer pour nous , a commencé de répandre ses grâces sur les
misérables mortels : Jésus nous l'a ouvert par sa croix.
C'est pourquoi je la compare à
cette mystérieuse échelle qui parut au patriarche Jacob, « où il voyait les
anges monter et descendre (2). » Que veut dire ceci, chrétiens? Est-ce pas pour
nous faire entendre que la croix de notre Sauveur renoue le commerce entre le
ciel et la terre ; que par cette croix les saints anges viennent à nous comme à
leurs frères et leurs alliés, et en même temps nous apprennent que par la même
croix nous pouvons remonter au ciel avec eux, pour y remplir les places que
leurs ingrats compagnons ont laissées vacantes?
Où mettrons-nous donc notre
gloire, mes Frères, si ce n'est en la croix de Jésus? Car, comme dit l'apôtre
saint Paul, « si lorsque nous étions ennemis, Dieu nous a réconciliés par la
mort de son Fils unique ; maintenant que nous avons la paix avec lui par le sang
du Médiateur, comment ne nous comblera-t-il pas de ses dons? Et si étant
pécheurs, Jésus-Christ nous a tant aimés qu'il est mort pour l'amour de nous,
maintenant que nous sommes justifiés par son sang (3), » qui pourrait dire la
tendresse de son amour? Or si Dieu a usé envers nous d'une telle miséricorde
pendant que nous étions des rebelles, que ne fera-t-il pas maintenant que par la
croix du Sauveur nous sommes devenus ses enfants? « Et celui qui nous a donné
son Fils unique, que nous pourra-t-il refuser (4) ? »
1 Isa., XXVIII, 18. — 2 Genes.,
XXVIII, 12. — 3 Rom.,
V, 8-10. — 4 Ibid., VIII, 32.
447
Pour moi, je vous l'avoue,
chrétiens, c'est là toute ma gloire c'est là mon unique consolation ; autrement,
dans quel désespoir ne me jetterait pas le nombre infini de mes crimes? Quand je
considère le sentier étroit sur lequel Dieu m'a commandé de marcher et
l'incroyable difficulté qu'il y a de retenir, dans un chemin si glissant, une
volonté si volage et si précipitée que la mienne ; quand je jette les yeux sur
la profondeur immense du cœur humain, capable de cacher dans ses replis tortueux
tant d'inclinations corrompues, dont nous n'aurons nous-mêmes nulles
connaissances : je frémis d'horreur, fidèles, et j'ai juste sujet de craindre
qu'il ne se trouve beaucoup de péchés dans les choses qui me paraissent les plus
innocentes. Et quand même je serais très-juste devant les hommes, ô Dieu
éternel, quelle justice humaine ne disparaîtra pas devant votre face? « Et qui
serait celui qui pourrait justifier sa vie, si vous entriez avec lui dans un
examen rigoureux (1) ? » Si le grand apôtre saint Paul après avoir dit avec une
si grande assurance « qu'il ne se sent point coupable en lui-même, ne laisse pas
de craindre de n'être pas justifié devant vous (2), » que dirai-je, moi
misérable, et quels devront donc être les troubles de ma conscience ? Mais, ô
mon Pontife miséricordieux, mon Pontife fidèle et compatissant à mes maux, c'est
vous qui répandez une certaine sérénité dans mon âme. Non, tant que je pourrai
embrasser votre croix, jamais je ne perdrai l'espérance : tant que je vous
verrai à la droite de votre Père avec une nature semblable à la mienne, portant
encore sur votre chair les cicatrices de ces aimables blessures que vous avez
reçues pour l'amour de moi, je ne croirai jamais que le genre humain vous
déplaise, et la terreur de la majesté ne m'empêchera point d'approcher de
l'asile de la miséricorde (a). Cela me rend certain que vous aurez pitié
de mes maux : c'est pourquoi votre croix est toute ma gloire, parce qu'elle est
toute mon espérance.
Mais est-il bien vrai,
chrétiens, que nous nous glorifions en la croix du Sauveur Jésus ? Nos actions
ne démentent-elles pas nos paroles? Ne faudrait-il pas dire plutôt que la croix
nous est un
1 Psal. CXLII, 2. — 3 I Cor., IV, 4.
(a) Var. : De l'autel.
448
scandale, aussi bien qu'elle l'a été aux gentils (1)? La
croix ne t'est-elle pas un scandale à toi qui dédaignes la pauvreté, qui ne peux
souffrir les injures, qui cours après les plaisirs mortels, qui fuis tout ce que
tu vois à la croix, oubliant que Notre-Seigneur Jésus-Christ a trouvé sa vie
dans la mort, et ses richesses dans la pauvreté, et ses délices dans les
tourments, et sa gloire dans l'ignominie? L'apôtre saint Paul disait à ceux qui
voulaient établir la justice par les œuvres et les cérémonies de la loi, que «
si la justice était par la loi, Jésus-Christ était mort en vain, et que ce grand
scandale de la croix était inutile (2). » Et ne pourrais-je pas dire aujourd'hui
avec beaucoup plus de raison qu'en vain Jésus-Christ est mort à la croix,
puisque n'étant mort qu'afin de nous rendre un peuple agréable à Dieu, nous
vivons avec une telle licence, que nous contraignons presque les infidèles à
blasphémer le saint nom qui a été invoqué sur nous? En vain Jésus-Christ est
mort à la croix pour renverser la sagesse mondaine, si après sa mort on mène
toujours une même vie, si l'on applaudit aux mêmes maximes, si l'on met le
souverain bonheur dans les mêmes choses. En vain la croix a-t-elle abattu les
idoles par toute la terre, si nous nous faisons tous les jours de nouvelles
idoles par nos passions déréglées, sacrifiant non point à Bacchus, mais à
l'ivrognerie ; non point à Vénus, mais à l'impudicité ; non point à Plutus, mais
à l'avarice ; non point à Mars, mais à la vengeance ; et leur immolant non des
animaux égorgés, mais nos esprits remplis de l'Esprit de Dieu, et « nos corps
qui sont les temples du Dieu vivant, et nos membres qui sont devenus les membres
de Jésus-Christ (3). »
C'est donc une chose trop
assurée que la croix de Jésus n'est pas notre gloire : car si elle était notre
gloire, nous glorifierions-nous , comme nous faisons, dans les vanités? Pourquoi
pensez-vous que l'apôtre saint Paul ne dise pas en ce lieu qu'il se glorifie en
la sagesse de Jésus-Christ, en la puissance de Jésus-Christ, dans les miracles
de Jésus-Christ, en la résurrection de Jésus-Christ, mais seulement en la mort
et en la croix de Jésus-Christ? A-t-il parlé ainsi sans raison? Ou plutôt ne
vous souvenez-vous
1 I Cor., I, 23. — 2 Galat.
II, 21; V, 11. — 3 I Cor., VI, 19, 15; Ephes., V, 30.
449
pas que je vous ai dit, à l'entrée de ce discours, que la
croix était un assemblage de tous les tourments, de tous les opprobres et de
tout ce qui paraît non-seulement méprisable, mais horrible, mais effroyable à
notre raison? C'est pour cela que saint Paul nous dit « qu'il se glorifie
seulement en la croix du Sauveur Jésus, » afin de nous apprendre l'humilité,
afin de nous faire entendre que nous autres chrétiens nous n'avons de gloire que
dans les choses que le monde méprise.
Eh, dites-moi, mes Frères, « le
signe du chrétien n'est-ce pas la croix? N'est-ce pas par la croix , dit saint
Augustin , que l'on bénit et l'eau qui nous régénère, et le sacrifice qui nous
nourrit, et l'onction sainte qui nous fortifie (1) ? » Avez-vous oublié que l'on
a imprimé la croix sur vos fronts, quand on vous a confirmés par le
Saint-Esprit? Pourquoi l'imprimer sur le front? N'est-ce pas que le front est le
siège de la pudeur? Jésus-Christ par la croix a voulu nous durcir le front
contre cette fausse honte, qui nous fait rougir des choses que les hommes
estiment basses et qui sont grandes devant la face de Dieu. Combien de fois
avons-nous rougi de bien faire ? Combien de fois les emplois les plus saints
nous ont-ils semblés bas et ravalés ? La croix imprimée sur nos fronts nous arme
d'une généreuse impudence contre cette lâche pudeur? elle nous apprend que les
honneurs de la terre ne sont pas pour nous.
Quand les magistrats veulent
rendre les personnes infâmes et indignes des honneurs humains, souvent ils leur
font imprimer sur le corps une marque honteuse, qui découvre à tout le monde
leur infamie. Vous dirai-je ici ma pensée? Dieu a imprimé sur nos fronts, dans
la partie du corps la plus éminente, une marque devant lui glorieuse, devant les
hommes pleine d'ignominie, afin de nous rendre incapables de recevoir aucun
honneur sur la terre. Ce n'est pas que, pour être bons chrétiens, nous soyons
indignes des honneurs du monde ; mais c'est que les honneurs du monde ne sont
pas dignes de nous. Nous sommes infâmes selon le monde, parce que selon le monde
la croix , qui est notre gloire , est un abrégé de toutes sortes d'infamies.
1 In
Joan., tract., CXVIII, n. 5.
450
Cependant, comme si le
christianisme et la croix de Jésus étaient une fable, nous n'avons d'ambition
que pour la gloire du siècle : l'humilité chrétienne nous paraît une niaiserie.
Nos premiers pères croyaient qu'à peine les empereurs méritaient-ils d'être
chrétiens : les choses à présent sont changées. A peine croyons-nous que la
piété chrétienne soit digne de paraître dans les personnes considérables : la
bassesse de la croix nous est en horreur; nous voulons qu'on nous applaudisse et
qu'on nous respecte.
Mais ma charge, me direz-vous,
veut que je me fasse honneur : si on ne respecte les magistrats, toutes choses
iront en désordre. Apprenez, apprenez quel usage le chrétien doit faire des
honneurs du monde : qu'il les reçoive premièrement avec modestie , connaissant
combien ils sont vains : qu'il les reçoive pour la police, mais qu'il ne les
recherche pas pour la pompe : qu'il imite l'empereur Heraclius, qui déposa la
pourpre et se revêtit d'un habit de pauvre, pour porter la croix de Jésus.
Ainsi, que le fidèle se dépouille de tous les honneurs devant la croix de notre
bon Maître; qu'il y paroisse comme pauvre, comme nu et comme mendiant : qu'il
songe que par la naissance tous les hommes sont ses égaux, et que les pauvres
dans le christianisme sont en quelque façon ses supérieurs. Qu'il considère que
l'honneur qu'on lui rend n'est pas pour sa propre grandeur, mais pour l'ordre du
monde, qui ne peut subsister sans cela ; que cet ordre passera bientôt et qu'il
s'élèvera un nouvel ordre de choses, où ceux-là seront les plus grands, qui
auront été les plus gens de bien et qui auront mis leur gloire en la croix du
Sauveur Jésus.
Adorons la croix dans cette
pensée ; assistons dans cette pensée au saint sacrifice qui se fait en mémoire
de la passion du Fils de Dieu. Fasse Notre-Seigneur Jésus-Christ que nous
comprenions combien sa croix est auguste, combien glorieuse, puisqu'elle seule
est capable de faire éclater sur les hommes la toute-puissance de Dieu, et de
répandre sur eux les trésors immenses de sa miséricorde infinie, en leur ouvrant
l'entrée à la félicité éternelle. Amen.
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