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SECOND SERMON
POUR LA
FÊTE DE LA CONCEPTION DE LA SAINTE VIERGE(a).

 

Fecit mihi magna qui potens est.

 

Le Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses. Luc, I, 49.

 

Ce que l'Eglise célèbre aujourd'hui, ce que les prédicateurs enseignent aux peuples, ce que j'espère aussi de vous faire entendre

 

1 Jer., XVIII, 14.

 

(a) Des lois et des dispenses.

Trois choses pour établir une dispense.

Après avoir trouvé Dieu favorable dans ses dispenses, respectons-le dans ses lois.

La sagesse discerne : Marie discernée (S. Eucher). Jésus-Christ à elle d'une façon toute particulière.

Jésus-Christ est un bien commun.

Dieu ne nous prévient qu'afin que nous le prévenions. On ne peut prévenir sa miséricorde ; on peut prévenir sa justice.

Descendre au fond de sa conscience avec un flambeau pour tout éclairer, et un glaive pour couper jusqu'au vif.

 

Prêché vers 1660.

L'écriture du manuscrit, aussi bien que le style de l'ouvrage, indique manifestement cette période intermédiaire.

L'auteur dit dans le premier sermon pour la fêle de la Conception : « De tant de diverses matières que l'on a accoutumé de traiter dans les assemblées ecclésiastiques...; » et dans le second : « De tous les sujets divers qui se traitent dans les assemblées des fidèles. » Ces deux sermons n'ont donc pas été prêches devant le même auditoire : le premier l'a été devant des ecclésiastiques, dans la confrérie du Rosaire, au collège de Navarre ; le second devant de simples fidèles, dans une église de Paris.

 

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avec le secours de la grâce, touchant la pureté de la sainte Vierge dans sa conception bienheureuse, exerce depuis longtemps les plus grands esprits ; et je ne craindrai pas de vous avouer que de tous les sujets divers qui se traitent dans les assemblées des fidèles, celui-ci me paraît le plus difficile. Et ce qui m'oblige de parler ainsi, ce n'est pas que je prétende imiter l'artifice des orateurs qui se plaisent d'exagérer en termes pompeux la stérilité des matières sur lesquelles leur éloquence travaille, afin d'étaler avec plus d'éclat les richesses de leurs inventions et les adresses de leur rhétorique. Chrétiens, ce n'est pas là ma pensée : je sais combien il serait indigne de commencer un discours sacré par un sentiment si profane ; mais ayant dessein de vous faire voir combien pure, combien innocente, combien glorieuse est la conception de Marie, je considère premièrement les difficultés qui s'opposent à cette créance, afin que les doutes étant éclaircis, la vérité que nous recherchons demeure solidement établie.

Quand je considère, Messieurs, cette sentence (a) terrible du divin Apôtre, prononcée généralement contre tous les hommes : « Tous sont morts, tous sont criminels, tous sont condamnés en Adam (1), » je ne sais quelle exception on peut apporter à des paroles si peu limitées. Mais ce qui me fait connaître plus évidemment combien cette malédiction est universelle, ce sont trois expressions (b) différentes , par lesquelles le malheur de notre naissance nous est représenté dans les saintes Lettres. Elles nous disent premièrement qu'il y a une loi suprême qu'elles nomment la loi de mort, qu'il y a un arrêt de condamnation donné indifféremment contre tous, et que pour y être soumis il suffit de naître. Qui s'en pourra exempter? Secondement elles nous apprennent qu'il y a un venin caché et imperceptible (c), qui prenant sa source en Adam , se communique ensuite à toute sa race par une contagion également

 

1 II Cor., V, 14, et Rom., V, 12, 16.

 

(a) Var. : Ecoutons donc avant toutes choses cette sentence. — (b) Mais afin de connaître mieux combien cette malédiction est universelle, remarquons trois expressions. — (c) Secret et imperceptible.

 

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funeste et inévitable, qui est appelée par saint Augustin Contagium mortis antiquae : « La contagion de la mort. » Et c'est ce qui fait dire à ce même saint que toute la masse du genre humain est entièrement infectée ; qui pourra trouver un préservatif contre un poison si subtil et si pénétrant? Mais disons en troisième lieu que tous ceux qui respirent cet air malin contractent nécessairement en eux-mêmes une tache qui les déshonore (a), qui efface en eux l'image de Dieu et qui les rend, comme dit saint Paul (1), « naturellement enfants de colère. » Naturellement, écoutez. Comment peut-on prévenir un mal qui, selon le sentiment de l'Apôtre, nous est depuis si longtemps passé en nature?

Voilà quelles sont les difficultés qui s'opposent au dessein que j'ai médité de vous faire voir aujourd'hui que la conception de la sainte Vierge est toute pure et toute innocente. Je sais qu'il est malaisé de les surmonter et qu'elles ont ébranlé , ému plusieurs grands esprits, dont l'Eglise ne condamne pas les opinions. Mais enfin quelque doute que l'on me propose, je ne puis abandonner au péché la conception de cette Princesse qui doit être en toute façon si privilégiée. Voyons si nous les pouvons éclaircir.

Il est vrai qu'il y a une loi de mort qui condamne tous ceux qui naissent ; mais on dispense des lois les plus générales en faveur des personnes extraordinaires. Il y a une vapeur maligne et contagieuse qui a infecté tout le genre humain ; mais on trouve quelquefois moyen de s'exempter de la contagion, en se séparant. Il y a une tache héréditaire qui nous rend naturellement ennemis de Dieu ; mais la grâce peut prévenir la nature. Suivez, s'il vous plaît, ma pensée. Contre la loi il faut dispenser; contre la contagion il faut séparer; contre un mal naturel il faut prévenir. De sorte que je me propose de vous faire voir Marie dispensée, Marie séparée, Marie prévenue : dispensée de la loi commune, séparée de la contagion universelle (b), prévenue par la grâce contre la colère qui nous poursuit dès notre origine. Pour la dispenser de la loi, j'ai recours à l'autorité souveraine qui s'est tant de fois

 

1 Ephes., II, 3.

 

(a) Var. : Que tous ceux qui sont frappés de cet air malin attirent nécessairement eu eux-mêmes une tache qui les défigure. — (b) Générale.

 

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déclarée pour elle; pour la séparer de la masse, j'appelle au secours la sagesse qui l'a si visiblement séparée des autres par les grands et impénétrables desseins qu'elle a sur elle devant tous les temps ; et pour prévenir la colère , j'emploie l'amour éternel de Dieu qui l'a faite un ouvrage de miséricorde avant qu'elle puisse être un objet de haine.

Et ce sont, Messieurs, les trois choses qu'elle nous propose, si nous l'entendons, dans son admirable cantique. Fecit mihi magna qui potens est : « Le Tout-Puissant a fait en moi de très-grandes choses. » Elle commence par la puissance, pour honorer l'autorité absolue par laquelle elle est dispensée : Qui potens est. Mais ce Tout-Puissant, qu'a-t-il fait? Ah! dit-elle, de grandes choses: Magna; voyez qu'elle se reconnaît séparée des autres par les grands et profonds desseins auxquels la Sagesse l'a prédestinée. Et qui peut exécuter toutes ces merveilles, sinon l'amour éternel de Dieu, cet amour toujours actif et toujours fécond, sans l'entremise duquel (a) la puissance n'agirait pas, et cette Sagesse infinie renfermant en elle-même toutes ses pensées, ne produirait jamais rien au jour? C'est lui par conséquent qui fait tout : Fecit mihi magna (1) ; lui seul ouvre le sein de Dieu sur ses créatures ; il est la cause de tous les êtres, le principe de toutes les libéralités. C'est donc, fidèles, cet amour fécond qui a fait la conception de Marie : Fecit; c'est lui qui a prévenu le mal, en la sanctifiant dès son origine. Et ces choses étant ainsi supposées, j'aurai entièrement expliqué mon texte, et achevé le panégyrique de la sainte Vierge dans sa conception bienheureuse, si je puis vous faire voir en trois points que l'autorité souveraine l'a dispensée de la loi commune, que la sagesse l'a séparée, de la contagion générale, et que l'amour éternel de Dieu a prévenu par miséricorde la colère qui se serait élevée contre elle. C'est ce que j'ai dessein de vous faire entendre avec le secours de la grâce; et après passant à l'instruction , je vous montrerai dans tous les fidèles une image de ces trois grâces, pour exciter en nous la reconnaissance.

 

1 Luc., I, 49.

(a) Var. : Sans lequel.

 

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PREMIER POINT.

 

On pourrait douter, chrétiens, si la souveraineté paraît davantage , ou dans l'autorité de faire des lois auxquelles des peuples entiers obéissent, ou dans la puissance qu'elle se réserve d'en dispenser sagement suivant la nécessité des affaires. Et il semble premièrement que la dispense en s'éloignant du cours ordinaire, ait quelque chose de plus relevé et témoigne plus d'indépendance. Car comme il n'est point dans le monde de majesté pareille à celle des lois, et que le pouvoir de les établir est le droit le plus auguste et le plus sacré d'une monarchie absolue, ne peut-on pas dire avec raison que celui qui dispense des lois, faisant céder leur autorité à la sienne propre, s'élève par ce moyen en quelque façon au-dessus de la souveraineté même? C'est pourquoi Dieu fait des miracles , qui sont comme des dispenses des lois ordinaires, pour montrer plus sensiblement sa toute-puissance ; et par là il semble évident que la marque la plus certaine de l'autorité, c'est de pouvoir dispenser des lois. D'autre part les raisons ne sont pas moins fortes pour prouver (a) qu'elle consiste principalement dans le droit de les établir. Pour cela il faut remarquer que la loi s'étend sur tous les sujets, et que la dispense est restreinte à peu de personnes. Si la dispense s'étendait à tous, elle perdrait le nom de dispense, et ferait un changement de la loi. Maintenant je vous demande, Messieurs, si la puissance la moins limitée n'est pas aussi la plus absolue ; s'il ne paraît pas plus d'autorité à faire des lois sous lesquelles un million d'hommes fléchisse, qu'à en dispenser cinq ou six par des raisons particulières. Et ensuite ne doit-on pas dire que la puissance se fait mieux connaître par un établissement arrêté, tel qu'est sans doute celui de la loi, que par une action extraordinaire, comme est celle de la dispense?

Pour accorder tout ce différend, disons que le caractère de l'autorité paraît (b) également dans l'un et dans l'autre. Car, comme dit très-bien saint Thomas, on peut considérer dans la loi deux choses, le commandement général et l'application particulière. Par exemple, dans cette ordonnance d'Assuérus tous les Juifs sont

 

(a) Var. : Pour montrer. — (b) Reluit.

 

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condamnés à la mort, voilà le commandement général ; l'application particulière, Esther y sera-t-elle comprise? Ce commandement général fait l'autorité de la loi, et c'est sur l'application particulière que peut intervenir la dispense. Comme donc il appartient au même pouvoir qui établit les règlements généraux, de diriger l'application qui s'en fait sur tous les sujets particuliers, il s'ensuit que faire les lois, donner les dispenses, sont des appartenances également nobles de l'autorité souveraine, qu'elles ne peuvent être séparées.

Ces maximes étant établies (a), venons maintenant à notre sujet. Vous m'opposez une loi de mort prononcée contre tous les hommes; vous me dites que d'y apporter quelque exception, quand ce serait en faveur de la sainte Vierge, c'est violer l'autorité delà loi. Et moi je vous réponds au contraire, selon les principes que j'ai posés (b), que la puissance du Législateur ayant deux parties, ce n'est pas moins violer son autorité de dire qu'il ne puisse pas dispenser dans l'application particulière, que de dire qu'il ne peut pas ordonner par un commandement général. Parlons encore plus clairement. Saint Paul assure en termes formels que « tous les hommes sont condamnés (1). » Je ne m'en étonne pas, chrétiens ; il regarde l'autorité de la loi, qui d'elle-même s'étend sur tous; mais il n'exclut pas les réserves que peut faire le Souverain, ni les coups d'une puissance absolue. En vertu de l'autorité de la loi, j'avoue que Marie était condamnée, ainsi que le reste des hommes ; et c'est par les grâces, c'est par les réserves , c'est par la puissance du Souverain, que je dis qu'elle a été dispensée.

Mais, direz-vous, abandonner aux dispenses la sacrée majesté des lois, c'est énerver toute leur vigueur. Il est vrai, si cette dispense n'est accompagnée de trois choses, que je vous prie de remarquer, qu'elle se donne pour une personne éminente, que l'on soit fondé en exemple, que la gloire du souverain y soit engagée. Nous devons le premier à la loi, le second au public , le troisième au prince. Nous devons, dis-je, ce respect à la loi, de ne

 

1 Rom., V, 18.

(a) Var. : Posées. — (b) Etablis.

 

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reconnaître aucune dispense qu'en faveur des personnes extraordinaires ; nous devons cette satisfaction au public , de ne le faire point sans exemple; nous devons au souverain auteur de la loi, et surtout à un souverain tel que Dieu, des égards très-particuliers (a). Mais quand ces trois choses concourent ensemble, on peut raisonnablement attendre une grâce. Considérons-les en la sainte Vierge.

Dites-moi, qu'appréhendez-vous, vous qui craignez de faire une exception en faveur de la bienheureuse Marie? Ce que l'on craint ordinairement, c'est la conséquence. Examinons si elle est à craindre en cette rencontre (b). Je crois que vous prévenez déjà ma pensée, et que vous jugez bien qu'on ne la doit craindre qu'où il y peut avoir de l'égalité. Mais y a-t-il une autre mère de Dieu, y a-t-il une autre vierge féconde, sur laquelle on puisse étendre les prérogatives de l'incomparable Marie? Qui ne sait que cette maternité glorieuse, que cette alliance éternelle qu'elle a contractée avec Dieu, la met en un rang tout singulier qui ne souffre aucune comparaison ? Et dans une telle inégalité, quelle conséquence pouvons-nous craindre? Voulez-vous que nous passions aux exemples? Toutefois ne croyez pas, chrétiens, que j'espère trouver dans les autres saints des exemples de la grandeur de Marie. Car puisqu'elle est toute extraordinaire, ce serait se tromper de chercher ailleurs des privilèges semblables aux siens. Mais d'où tirerons-nous donc les exemples en faveur de la dispense que nous proposons ? Il les faut nécessairement prendre d'elle-même (c) et voici quelle est ma pensée.

Je remarque dans les histoires que lorsque les grâces des souverains ont commencé de prendre un certain cours, elles y coulent avec profusion ; les bienfaits s'attirent les uns les autres, et se servent d'exemple réciproquement. Dieu même nous dit dans son Evangile : Habenti dabitur (1) : « Qu'il aime à donner à ceux qui possèdent;» c'est-à-dire que selon l'ordre de ses libéralités une grâce ne va jamais seule, et qu'elle est le gage de beaucoup

 

1 Matth., XXV, 29.

(a) Var.; De regarder les intérêts de sa gloire. — (b) Voyons quelle peut être cette conséquence. — (c) Mais, chrétiens, où prendrai-je donc les exemples que j'ai promis ? Il les faut nécessairement tirer d'elle-même.

 

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d'autres. Appliquons ceci à la sainte Vierge (a). Si nous reconnaissions, chrétiens, qu'elle eût été assujettie aux ordres communs, nous pourrions croire peut-être qu'elle aurait été conçue en iniquité , ainsi que les autres hommes. Mais si nous y remarquons au contraire une dispense (b) presque générale de toutes les lois ; si nous y voyons selon la foi catholique, ou selon le sentiment des docteurs les plus approuvés, si, dis-je, nous y voyons un enfantement sans douleur, une chair sans fragilité, des sens sans rébellion, une vie sans tache, une mort sans peine ; si son époux n'est que son gardien, son mariage un voile sacré qui couvre et protège sa virginité, son Fils bien-aimé une fleur que son intégrité a poussée ; si, lorsqu'elle le conçut, la nature étonnée et confuse crut que toutes ses lois allaient être à jamais abolies ; si le Saint-Esprit tint sa place, et les délices de la virginité celle qui est ordinairement occupée par la convoitise; en un mot, si tout est singulier en Marie, qui pourra croire qu'il n'y ait rien eu de surnaturel en la conception de cette Princesse , et que ce soit le seul endroit de sa vie qui ne soit marqué par aucun miracle ? Et n'ai-je pas beaucoup de raison après l'exemple de tant de lois dont elle a été dispensée, de juger de celle-ci par les autres? Ainsi l'excellence de la personne et l'autorité des exemples, favorisent la dispense que nous proposons.

Mais je l'appuie en troisième lieu sur ce que la gloire du Souverain, c'est-à-dire de Jésus-Christ même, y est visiblement engagée. Je pourrais rapporter ici un beau mot d'un grand roi (1), chez Cassiodore, qui dit « qu'il y a certaines rencontres où les princes gagnent ce qu'ils donnent, lorsque leurs libéralités leur font honneur : » Lucrantur principes dona sua; et hoc verè thesauris reponimus quod famœ commodis applicamus (2). Si Jésus honore sa Mère, il se fait honneur à lui-même; et il gagne véritablement tout ce qu'il lui donne, parce qu'il lui est plus glorieux de donner qu'à Marie de recevoir. Mais venons à des considérations plus particulières. Je dis donc, ô divin Sauveur, que vous étant revêtu d'une chair humaine pour anéantir cette loi funeste que nous

 

1 Athalaric. — 2 Cassiod., Variar., lib. VIII, epist. XXIII,

 

(a) Var. : C'est ce qui paraît en la sainte Vierge. — (b) Une exemption.

 

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avons appelée la loi du péché, il y va de votre grandeur de l'abolir (a) dans tous les lieux où elle domine. Suivons, s'il vous plaît, ses desseins et tout l'ordre de ses victoires.

Cette loi règne dans tous les hommes. Elle règne dans l'âge avancé : Jésus la détruit par sa grâce. Il n'est pas jusqu'aux en-fans nouvellement nés qui ne gémissent sous sa tyrannie : il l'efface par son baptême : elle pénètre jusqu'aux entrailles des mères et elle fait mourir tout ce qu'elle y trouve : le Sauveur choisit des âmes illustres qu'il affranchit de la loi de mort, en les sanctifiant devant leur naissance, comme par exemple saint Jean-Baptiste. Mais elle remonte jusqu'à l'origine, elle condamne les hommes dès qu'ils sont conçus : O Jésus, vainqueur tout-puissant, n'y aura-t-il donc que ce seul endroit où votre victoire ne s'étende pas? Votre sang, ce divin remède qui a tant de force pour nous délivrer du mal, n'en aura-t-il point pour le prévenir? Pourra-t-il seulement guérir, et ne pourra-t-il pas préserver? Et s'il peut préserver du mal, cette vertu demeurera-t-elle éternellement inutile, sans qu'il y ait aucun de vos membres qui en ressente l'effet? Mon Sauveur, ne le souffrez pas; et pour l'intérêt de votre gloire, choisissez du moins une créature où paroisse tout ce que peut votre sang contre cette loi qui nous tue. Et quelle sera cette créature, si ce n'est la bienheureuse Marie?

Mon Sauveur, permettez-moi de le dire, on doutera de la vertu de votre sang. Il est juste certainement que ce sang précieux du Fils de la Vierge exerce sur elle toute sa vertu, pour honorer le lieu d'où il est sorti. Car remarquez, s'il vous plaît, Messieurs, ce que dit très-éloquemment un ancien évêque de France; c'est le grand Eucher de Lyon. Marie a cela de commun avec tous les hommes, qu'elle est rachetée du sang de son Fils; mais elle a cela de particulier, que ce sang a été tiré de son chaste corps : Profundendum sanguinem pro mandi vite de corpore tuo accepit, ac de te sumpsit quod etiam pro te solvat. Elle a cela de commun avec tous les fidèles, que Jésus lui donne son sang ; mais elle a cela de particulier, qu'il l'a premièrement reçu d'elle. Elle a cela de commun avec nous, que ce sang tombe (b) sur elle pour la sanctifier ;

 

(a) Var. : De la renverser. — (b)  Coule.

 

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mais elle a cela de particulier, qu'elle en est la source. Tellement que nous pouvons dire que la conception de Marie est comme la première origine du sang de Jésus; c'est de là que ce beau fleuve commence à se répandre, ce fleuve de grâces qui coule dans nos veines par les sacrements, et qui porte l'esprit de vie dans tout le corps de l'Eglise. Et de même que les fontaines, se souvenant toujours de leurs sources, portent leurs eaux en rejaillissant jusqu'à leur hauteur qu'elles vont chercher au milieu de l'air, ainsi ne craignons pas d'assurer que le sang de notre Sauveur fera remonter sa vertu jusqu'à la conception de sa Mère, pour honorer le lieu dont il est sorti (a).

Ne cherchez donc plus, chrétiens, ne cherchez plus le nom de Marie dans l'arrêt de mort qui a été prononcé contre tous les hommes. Il n'y est plus, il est effacé ; et comment? Par ce divin sang qui ayant été puisé en son chaste sein, tient à gloire d'employer pour elle tout ce qu'il renferme (b) de force en lui-même contre cette funeste loi qui nous tue dès notre origine. D'où il est aisé de conclure qu'il n'est rien de plus favorable que la dispense dont nous parlons, puisque nous y voyons concourir ensemble l'excellence de la personne, l'autorité des exemples et la gloire du Souverain, c'est-à-dire de Jésus-Christ même.

Un célèbre auteur ecclésiastique dit que la majesté de Dieu est si grande, qu'il y a non-seulement de la gloire à lui consacrer ses services, mais qu'il y a même de la bienséance à descendre pour l'amour de lui jusqu'à la soumission de la flatterie : Non tantùm obsequi ei debeo, sed et adulari (1). Il veut dire que nous devons tenir tous nos mouvements tellement dans la dépendance des ordres de Dieu, que non-seulement nous cédions aux commandements qu'il nous fait, mais encore qu'étudiant avec soin jusqu'aux moindres signes de sa volonté, nous la prévenions, s'il se peut, par la promptitude de notre ponctuelle obéissance.

Ce que Tertullien dit de Dieu, qui est le Père commun de tous les fidèles, j'ose le dire aussi de l'Eglise qui en est la mère. Elle n'emploie ni ses foudres, ni ses anathèmes pour obliger ses enfants

 

1 Tertul., Dejejun., n. 13.

 

(a) Var. : D'où il est premièrement découlé. — (b) Ramasse.

 

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à confesser que la conception de la sainte Vierge est toute pure et toute innocente. Elle ne met pas cette créance entre les articles qui composent la foi chrétienne. Toutefois elle nous invite à la suivre par la solennité de cette journée. Que ferons-nous ici, chrétiens? Non tantùm obsequi, sed et adulari. N'est-il pas juste, non-seulement que nous ohéissions aux commandements d'une mère si bonne et si sainte, mais encore que nous fléchissions au moindre témoignage de sa volonté ? Disons donc avec confiance, que cette conception est sans tache ; honorons Jésus-Christ en sa sainte Mère ; et croyons que le Fils de Dieu a fait quelque chose de particulier en la conception de Marie, puisque cette Vierge est choisie pour coopérer par une action particulière à la conception de Jésus.

Mais en considérant les bienfaits dont le Fils de Dieu honore sa Mère, rappelons en notre mémoire ceux que nous avons reçus de la grâce ; imprimons en notre pensée, chrétiens, combien dure et inévitable est la sentence qui nous condamne, puisque pour en exempter la très-sainte Vierge, il ne faut rien moins que l'autorité souveraine (a); et ce qui est bien plus étonnant, c'est qu'avec toutes les prérogatives qui sont dues à sa qualité, l'Eglise n'a pas encore voulu décider qu'elle en ait été exemptée. Déplorable condition de notre naissance, qui par un long enchaînement de misères sous lesquelles nous gémissons pendant cette vie, nous traîne à un supplice éternel par un juste et impénétrable jugement de Dieu ! Mais grâce à la miséricorde divine, cet arrêt de mort a été cassé à la requête de Jésus mourant, son sang a rompu nos liens et a ôté ce joug de fer de dessus nos têtes. Nous ne sommes plus sous la loi de mort. Chrétien, ne sois pas ingrat envers ton Libérateur; respecte l'autorité souveraine qui t'a exempté d'une loi si rigoureuse. Souviens-toi que nous avons dit que cette autorité souveraine a deux fonctions principales. Elle commande et elle dispense; elle ordonne et elle exempte, ainsi qu'il lui plaît. Après l'avoir trouvée favorable dans l'exemption qu'elle t'a donnée, révère-la aussi dans les lois qu'elle te prescrit. Tu es redevable aux commandements, tu ne l'es pas moins aux dispenses. Tu dois aux commandements une obéissance fidèle, tu dois à la

 

(a) Var. : Il ne faut pas y employer moins que l'autorité souveraine.

 

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dispense, qui t'a délivré d'une loi si rigoureuse, de continuelles actions de grâces. C'est ce que pratique (a) excellemment la très-sainte Vierge : Fecit mihi magna qui potens est : « Le Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses. » Voyez comme elle se sent obligée à la Puissance qui l'a exemptée de la loi funeste, qui rend toutes les conceptions criminelles. Mais elle n'a pas moins d'obligation à la Sagesse qui l'a séparée de la contagion générale. C'est la seconde partie.

 

SECOND POINT.

 

La théologie nous enseigne que c'est à la Sagesse divine de produire la diversité ; et comme c'est à elle qu'il appartient d'établir l'ordre dans les choses, elle y doit mettre aussi la distinction, sans laquelle l'ordre ne peut subsister. En effet nous voyons, fidèles, qu'elle s'y est pour ainsi dire exercée dès l'origine de l'univers, lorsque se répandant sur cette matière qui n'était encore qu'à demi formée, elle sépara la lumière d'avec les ténèbres, les eaux d'ici-bas d'avec les célestes, et démêla la confusion qui enveloppait tous les éléments. Mais ce qu'elle a fait une fois dans la création, elle le fait tous les jours dans la réparation de notre nature. Elle a autrefois séparé les parties du mondé qui n'était qu'une masse sans forme (b) ; elle fait maintenant la séparation dans le genre humain qui n'est qu'une masse criminelle. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (1) : « Quand il a plu à celui qui m'a séparé, » c'est-à-dire qui m'a délivré, c'est-à-dire qui m'a sauvé : si bien que la grâce nous sauve par une bienheureuse séparation, qui nous tire de cette masse gâtée; et c'est l'ouvrage de la Sagesse, parce que c'est elle qui nous choisit dès l'éternité et qui nous prépare les moyens certains par lesquels nous sommes justifiés.

La sainte Vierge est donc séparée, et elle a cela de commun avec tout le peuple fidèle; mais pour voir ce qu'elle a d'extraordinaire, il faut considérer l'alliance particulière qu'elle a contractée avec Jésus-Christ. Chrétiens, apprenez-en le mystère (c) du

 

1 Galat., I, 15.

(a) Var. : Ce que fait. — (b) Qu'une masse informe et confuse.— (c) Mais pour voir ce qu'elle a de particulier, chrétiens, apprenez-en le mystère.

 

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docte et éloquent saint Eucher dans la seconde Homélie qu'il a composée sur la nativité de Notre-Seigneur. C'est là (a) que se réjouissant avec Marie de ce qu'elle a conçu le Sauveur dans ses bénites entrailles, il lui adresse ces belles paroles : « Que vous êtes heureuse, Mère incomparable, puisque vous recevez la première ce qui a été promis à tous les hommes, et que vous possédez toute seule la joie commune de l'univers ! » Per tot sœcula promissum, prima suscipere mereris adventum, et commune mundi gaudium, peculiari munere sola possides. Que veut dire ce saint évêque? Si Jésus-Christ est un bien commun, si ses mystères sont à tout le monde, de quelle sorte la très-sainte Vierge pourra-t-elle le posséder toute seule? Sa mort est le sacrifice public, son sang est le prix de tous les péchés, sa prédication instruit tous les peuples ; et ce qui fait voir clairement qu'il est le bien commun de toute la terre, c'est que ce divin Enfant n'est pas plutôt né que les Juifs sont appelés à lui par les anges, et les gentils par les astres. Cependant, ô dignité de Marie! elle a un droit particulier de le posséder toute seule, parce qu'elle peut le posséder comme fils. Nulle autre créature n'a part à ce titre. Il n'y a que Dieu et Marie qui puissent avoir le Sauveur pour fils; et par cette sainte alliance Jésus-Christ se donne tellement à elle, qu'on peut dire que le trésor commun de tous les hommes devient son bien particulier : Sola possides (b).

Qui n'admirerait, chrétiens, de la voir si glorieusement séparée des autres? Mais que fait cela, direz-vous, pour sanctifier sa conception? C'est ici qu'il faut faire voir que la conception du Sauveur

 

(a) Var. : C'est où. — (b) Entrons dans la pensée de ce saint évêque. Il considère le Fils de Dieu comme un bien commun, et que ses mystères sont à tout le monde. En effet sa mort est le sacrifice public, son sang est le prix de tous les péchés, sa prédication instruit tous les peuples ; et ce qui fait voir clairement qu'il est le bien commun de toute la terre, c'est que ce divin Enfant n'est pas plutôt né que les Juifs sont invités à lui par les anges, et les gentils par les astres. Tout le monde a droit sur le Fils de Dieu, parce que sa bonté nous le donne à tous. Dans cette libéralité générale il n'y a que la sainte Vierge qui par un privilège particulier, peut le posséder toute seule. Jésus-Christ sera donné à tout le monde, nous le savons bien; mais Marie le recevra la première. Saint Joseph, son fidèle époux, aura quelque part à ce grand secret; mais ce sera seulement plusieurs mois après. Cependant dans les commencements de sa grossesse, Dieu seul sera témoin de son bonheur; il semble que le Fils de Dieu n'est là que pour elle, et que le trésor commun de tous les hommes est devenu son bien particulier : Sola possides.

 

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a une influence secrète qui porte la grâce et la sainteté sur celle de la sainte Vierge. Mais pour entendre ce que j'ai à dire, remettons en notre pensée une vérité chrétienne qui est pleine de consolation pour tous les fidèles. C'est que la vie du Sauveur des âmes a un rapport particulier avec toutes les parties de la nôtre, pour y produire la sainteté. Mettons cette vérité dans un plus grand jour par un beau passage tiré de l'Apôtre (1) : « Jésus-Christ est mort et ressuscité, afin que vivants et mourants nous soyons à lui. » Voyez le rapport : la vie du Sauveur sanctifie la nôtre, notre mort est consacrée par la sienne. Disons de même du reste, selon la doctrine de l'Ecriture. Il s'est revêtu de faiblesse ; c'est ce qui soulage nos infirmités. Il a ressenti des douleurs; consolez-vous, chrétiens affligés, c'est pour rendre les vôtres saintes et fructueuses. Enfin il y a un rapport secret entre lui et nous, et c'est cela qui nous sanctifie. C'est pourquoi il a pris tout ce que nous sommes, afin de consacrer tout ce que nous sommes. Et d'où vient cette merveilleuse communication de sa mort avec la nôtre, de ses souffrances avec les nôtres? Ah ! répondrait l'apôtre saint Paul, c'est que le Sauveur mourant est à nous ; il nous donne sa mort, et nous y trouvons une source de grâces qui portent la sainteté dans la nôtre, en la rendant semblable à la sienne. Le Sauveur souffrant est à nous, et nous pouvons prendre dans ses douleurs de quoi sanctifier nos souffrances. C'est ce que peuvent dire tous les chrétiens ; mais la Vierge seule a droit de nous dire : Le Sauveur conçu s'est donné à moi par un titre particulier, et de cette sorte sa conception inspire la sainteté à la mienne par une secrète influence.

Oui, chrétiens, le Sauveur conçu est à elle, le Père céleste lui a fait ce présent. Tout le reste de sa vie est à tous les hommes; mais dans le temps qu'elle le conçoit et qu'elle le porte dans ses entrailles, elle a droit de le posséder toute seule : Peculiari munere sola possides. Et ce droit qu'elle a particulier sur la conception du Sauveur, est-il pas capable d'attirer sur elle une bénédiction particulière pour sanctifier sa conception? Si en qualité de Mère de Dieu elle est choisie par la Sagesse divine pour faire

 

1 Rom., XIV, 9.

 

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quelque chose de singulier dans la conception de Jésus (a), n'était-il pas juste, fidèles, que Jésus (b) aussi réciproquement fît quelque chose de singulier dans la conception de Marie? Après cela qui pourrait douter que la conception de cette Princesse ne soit séparée (c) de toutes les autres, puisque le Fils de Dieu (d) s'y est réservé une opération extraordinaire? O Marie, je vous reconnais séparée, et votre bienheureuse séparation est un ouvrage de la Sagesse, parce que c'est un ouvrage d'ordre. Comme vous avez avec votre Fils une liaison particulière, aussi vous fait-il part de ses privilèges.

La sainte Vierge séparée; et dans sa séparation, quelque chose de commun avec tous les hommes, quelque chose de particulier : pour l'entendre, il faut savoir que nous sommes séparés de la masse, parce que nous appartenons à Jésus-Christ et que nous avons alliance, avec lui. Deux alliances de Jésus-Christ avec la sainte Vierge : l'une comme Sauveur, l'autre comme Fils. Comme Sauveur, commune avec tous les hommes. Jésus-Christ est un bien commun ; mais sur ce bien commun la Vierge y a un droit particulier : Peculiari munere sola possides, « par cette alliance particulière en qualité de fils. » L'alliance avec Jésus-Christ comme Sauveur fait qu'elle doit être séparée de la masse ainsi que les autres. L'alliance particulière avec Jésus-Christ comme fils fait qu'elle en doit être séparée d'une façon extraordinaire. Sagesse divine, je vous appelle : vous avez autrefois démêlé la confusion des éléments, il y a encore ici de la confusion à démêler. Voilà une masse toute criminelle de laquelle il faut séparer une créature pour la rendre mère de son Créateur. Jésus est son Sauveur, elle doit être séparée comme les autres; mais Jésus est son fils, il y a une alliance particulière, elle doit être même séparée des autres. Si les autres sont délivrés du mal, il faut qu'elle en soit préservée, que l'on en empêche le cours. Et comment? Par une plus particulière communication des privilèges de son Fils. Il est exempt du péché, et Marie aussi en doit être exempte. O Sagesse, vous l'avez séparée des autres ; mais ne la confondez pas avec son

 

(a) Var. : Du Verbe incarné. — (b) Le Verbe. — (c) Et de là ne s'ensuit-il pas que la conception de cette Princesse est séparée. — (d) La grâce.

 

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Fils, puisqu'elle doit être infiniment au-dessous. Comment la distinguerons-nous d'avec lui, s'ils sont tous deux exempts du péché? Jésus-Christ l'est par nature et Marie par grâce, Jésus-Christ de droit et Marie par privilège et par indulgence. La voilà séparée : Fecit mihi magna qui potens est. C'en est assez : voyons maintenant comment nous sommes aussi séparés. C'est ma troisième partie, à laquelle je passerai, chrétiens, après vous avoir fait remarquer qu'encore que nous ne soyons pas séparés aussi excellemment que la sainte Vierge, nous ne laissons pas que de l'être.

Car qu'est-ce que le peuple fidèle? C'est un peuple séparé des autres, tiré de la masse de perdition et de la contagion générale. C'est un peuple qui habite au monde, mais néanmoins qui n'est pas du monde. Il a sa possession dans le ciel, il y a sa maison et son héritage. Dieu lui a imprimé sur le front le caractère sacré du baptême, afin de le séparer pour lui seul. Oui, chrétien , si tu t'engages dans l'amour du monde, si tu ne vis comme séparé, tu perds la grâce du christianisme. — Mais comment se séparer, direz-vous? Nous sommes au milieu du monde, dans les divertissements, dans les compagnies. Faut-il se bannir des sociétés? Faut-il s'exclure de tout commerce? — Que te dirai-je ici, chrétien, sinon que tu sépares du moins le cœur? C'est par le cœur que nous sommes chrétiens : Corde creditur (1) ; c'est le cœur qu'il faut séparer. — Mais c'est là, direz-vous, la difficulté. Ce cœur est attiré de tant de côtés, c'est à lui qu'on en veut. Le monde le flatte, le monde lui rit. Là il voit les honneurs, là des plaisirs. L'un lui présente de l'amour, l'autre en veut recevoir de lui. Comment pourra-t-il se défendre? Et comment nous dites-vous donc qu'il faut du moins séparer le cœur ? — Je le sa vois bien , chrétiens, que cette entreprise est bien difficile, d'être toujours au milieu du monde et de tenir son cœur séparé des plaisirs qui nous environnent; et je ne vois ici qu'un conseil. Mais que voulez-vous que je dise ? Puis-je vous prêcher un autre évangile à suivre? De tant d'heures que vous donnez inutilement aux occupations de la terre, séparez-en du moins quelques-unes pour vous retirer en vous-mêmes. Faites-vous quelquefois une solitude, où vous

 

1 Rom., X, 10

 

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méditiez en secret les douceurs des biens éternels et la vanité des choses mortelles. Séparez-vous avec Jésus-Christ, répandez votre âme devant sa face. Pressez-le de vous donner cette grâce, dont les attraits divins puissent vous enlever (a) aux plaisirs du monde, cette grâce qui a séparé la très-sainte Vierge, et qui l'a tellement remplie, que la colère qui menace les enfants d'Adam n'a pu trouver place en sa conception, parce qu'elle a été prévenue par un amour miséricordieux.

 

TROISIÈME POINT.

 

Si nous voyons dans les Ecritures sacrées que le Fils de Dieu prenant notre chair, a pris aussi toutes nos faiblesses à l'exception du péché ; si le dessein qu'il avait conçu de se rendre semblable à nous a fait qu'il n'a pas dédaigné la faim ni la soif, ni la crainte ni la tristesse, ni tant d'autres infirmités qui semblaient indignes de sa grandeur, à plus forte raison doit-on croire qu'il a été vivement touché de cet amour si juste et si saint, que la nature imprime en nos cœurs pour ceux qui nous donnent la vie. Cette vérité est très-claire ; mais je prétends vous faire voir aujourd'hui que c'est cet amour qui a prévenu (b) la très-sainte Vierge dans sa conception bienheureuse; et c'est ce qui mérite plus d'explication.

Je considère en deux états cet amour de fils que le Sauveur a eu pour Marie ; je le regarde dans l'incarnation et devant l'incarnation du Verbe divin. Qu'il ait été dans l'incarnation, chrétiens, il est aisé de le croire. Car comme c'est dans cet auguste mystère (c) que Marie est devenue la Mère de Dieu, c'est aussi dans cet auguste mystère que (d) Dieu prend des sentiments de fils pour Marie. Mais que cet amour de fils se rencontre en Dieu pour sa sainte Mère devant (e) qu'il soit incarné, c'est ce qui paraît assez difficile, puisque le Fils de Dieu n'est son fils qu'à cause de l'humanité qu'il a prise. Toutefois remontons plus haut, et nous trouverons cet amour qui a prévenu la très-sainte Vierge par la profusion de ses dons. Comprenez cette vérité, et vous verrez l'amour de Dieu pour notre nature.

 

(a) Var. : Qui vous enlèvent. — (0) Que cet amour a prévenu. — (c) Dans l'incarnation— (d) Il s'ensuit que c'est aussi là que. — (e) Même devant.

 

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Pour entendre cette doctrine, remarquons que la sainte Vierge a cela de propre qui la distingue de toutes les mères, qu'elle engendre le dispensateur de la grâce ; que son Fils en cela différent des autres, est capable d'agir avec force dès le premier moment de sa vie ; et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est qu'elle est mère d'un Fils qui est devant elle. De là suivent trois beaux effets en faveur de la très-heureuse Marie. Comme son Fils est le dispensateur de la grâce, il lui en fait part avec abondance; comme il est capable d'agir dès le premier instant (a) de sa vie, il n'attend pas le progrès de l'âge pour être libéral envers elle, et le même instant où il est conçu voit commencer ses profusions. Enfin comme elle a un Fils qui est devant elle, elle a ceci de miraculeux, que l'amour de ce Fils peut la prévenir jusque dans sa conception, et c'est ce qui la rend innocente. Car il lui doit servir d'avoir un Fils qui soit devant elle. Mais éclaircissons cette vérité par une excellente doctrine des Pères, et voyons quel a été dès l'éternité l'amour du Fils de Dieu pour la sainte Vierge.

N'avez-vous jamais admiré, Messieurs, comme Dieu parle dans les saintes Lettres, comme il affecte pour ainsi dire d'agir en homme, comme il imite nos actions, nos mœurs, nos coutumes, nos mouvements et nos passions? Tantôt il dit par la bouche de ses prophètes qu'il a le cœur saisi par la compassion, tantôt qu'il l'a enflammé parla colère, qu'il s'apaise, qu'il se repent, qu'il a de la joie ou de la tristesse. Chrétiens, quel est ce mystère? Un Dieu doit-il donc agir de la sorte ? Si le Verbe incarné nous parlait ainsi, je ne m'en étonnerais pas, car il était homme. Mais que Dieu avant que d'être homme, parle et agisse comme font les hommes, il y a sujet de le trouver étrange. Je sais que vous me direz que cette Majesté souveraine veut s'accommoder à notre portée. Je le veux bien : mais j'apprends des Pères qu'il y a une raison plus mystérieuse. C'est que Dieu ayant résolu de s'unir à notre nature, il n'a pas jugé indigne de lui d'en prendre de bonne heure tous les sentiments. Au contraire il se les rend propres, et vous diriez qu'il s'étudie à s'y conformer.

 

(a) Var. : Moment.

 

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Pourrions-nous bien expliquer un si grand mystère par quelque exemple familier ? Un homme veut avoir une charge de robe ou d'épée, il ne l'a pas encore, mais il s'y prépare , il en prend par avance tous les sentiments, et il commence à s'accoutumer ou à la gravité d'un magistrat ou à la brave générosité d'un homme de guerre. Dieu a résolu de se faire homme , il ne l'est pas encore du temps des prophètes, mais il le sera (a). Tellement qu'il ne faut pas s'étonner s'il parle, s'il agit en homme avant que de l'être, s'il prend en quelque sorte plaisir d'apparaître aux prophètes et aux patriarches avec une figure humaine. Pour quelle raison ? Que Tertullien l'explique admirablement ! Ce sont, dit très-bien cet excellent homme, des préparatifs de l'incarnation. Celui qui doit s'abaisser jusqu'à prendre notre nature, fait pour ainsi dire son apprentissage en se conformant à nos sentiments (b). « Peu à peu il s'accoutume à être homme, et il se plaît d'exercer dès l'origine du monde ce qu'il sera dans la fin des temps : » Ediscens jam inde à primordio, jam inde hominem, quod eral futurus in fine (1).

Ne croyez donc pas, chrétiens, qu'il ait attendu Sa venue pour avoir un amour de fils pour la sainte Vierge. C'est assez qu'il ait résolu d'être homme, pour en prendre tous les sentiments. Et s'il prend les sentiments d'homme, peut-il oublier ceux de fils qui sont les plus naturels et les plus humains? il a donc toujours aimé Marie comme mère, il l'a considérée comme telle dès le premier moment qu'elle fut conçue. Et s'il est ainsi, chrétiens, peut-il la regarder en colère ? Le péché s'accordera-t-il avec tant de grâces, l'indignation (c) avec l'amour, l'inimitié avec l'alliance ? Et Marie ne peut-elle pas dire avec le Psalmiste : In Deo meo transgrediar murum (2) : « Je passerai par-dessus la muraille au nom de mon Dieu?» Il y a une muraille de séparation que le péché a faite entre Dieu et l'homme, il y a une inimitié comme naturelle. Mais, dit-elle, je passerai par-dessus, je n'y entrerai pas, je passerai par-dessus ; Transgrediar (d). Et comment? Au

 

1 Lib. II, adv. Marcion., n. 27. — 2 Psal. XVII, 32.

 

(a) Var. : Mais c'est une chose déterminée. — (b) En prenant nos sentiments, — à se revêtir de nos sentiments. — (c) La vengeance. — (d) Transiliam, Hieronymus.

 

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nom de mon Dieu, de ce Dieu qui étant mon Fils est à moi par un droit tout particulier, de ce Dieu qui m'a aimée comme Mère dès le premier moment de ma vie, de ce Dieu dont l'amour tout-puissant a prévenu en ma faveur la colère qui menace tous les enfants d'Eve. C'est ce qui a été fait en la sainte Vierge. Finissons en vous faisant une image de cette grâce dans tous les fidèles, et reconnaissons aussi, chrétiens, que l'amour de Dieu nous a prévenus contre la colère qui nous poursuivait, et qu'il nous prévient tous les jours (a). Que ce soit là le fruit de tout ce discours, comme y est la vérité la plus importante de la religion chrétienne.

Oui certainement, chrétiens, c'est le fondement du christianisme de comprendre que nous n'avons pas aimé Dieu, mais que c'est Dieu qui nous a aimés le premier, non-seulement avant que nous l’aimassions, mais lorsque nous étions ses ennemis. Ce sang du Nouveau Testament versé pour la rémission de nos crimes, rend témoignage à la vérité que je prêche. Car si nous n'eussions pas été ennemis de Dieu, nous n'eussions pas eu besoin de médiateur pour nous réconcilier avec lui, ni de victime pour apaiser sa colère, ni de sang pour contenter sa justice. C'est donc lui qui mus a le premier aimés, en donnant son Fils unique pour l'amour de nous. Mais peut-être que cette grâce est trop générale , et que notre dureté n'en est pas émue. Venons aux bienfaits particuliers par lesquels son amour nous prévient.

Que dirons-nous, chrétiens, de notre vocation au baptême? Avions-nous imploré son secours, l'avions-nous prévenu par quelques prières, afin que sa miséricorde nous amenât aux eaux salutaires où nous avons été régénérés? N'est-ce pas lui au contraire qui s'est avancé et qui nous a aimés le premier? Mais peut-être que ce bienfait est trop ancien, et que notre ingratitude ne s'en souvient plus : disons ce que nous éprouvons tous les jours. Te souviens-tu, pécheur, avec quelle ardeur tu courais au crime? la vengeance ou le plaisir t'emportait : combien de fois Dieu a-t-il parlé à ton cœur, pour te retenir sur ce penchant ? Je ne sais si

 

(a) Var. : Rendons grâces à ce grand Dieu, et glorifions sa bonté de ce qu'il a prévenu la très-sainte Vierge; mais reconnaissons aussi, chrétiens, avec quelle miséricorde son amour nous a prévenus nous-mêmes.

 

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tu as écouté sa voix ; mais je sais qu'il s'est présenté souvent. L'invitais-tu, quand tu le fuyais ? l'appelais-tu , quand tu t'armais contre lui ? Cependant il est venu à toi par sa grâce ; il a frappé, il a appelé, et ainsi ne t'a-t-il pas prévenu et ne t'a-t-il pas aimé le premier ?

Mais, fidèles, j'en vois un autre qui ne court pas au péché ; il est déjà engagé dans sa servitude. Il s'abandonne aux blasphèmes, aux médisances et à l'impudicité. Il n'épargne ni le bien ni l'honneur des autres pour satisfaire son ambition ; il ne respire que l'amour du monde. Jésus-Christ descendra-t-il dans cet abîme ? descendra-t-il dans cet enfer ? Autrefois il est allé aux enfers ; mais il y était appelé par les cris et par les désirs des prophètes. qui soupiraient après sa venue. Ici on rejette ses inspirations, on le fuit, on lui fait la guerre. Il vient toutefois, il s'approche ; dam une fête, dans un jubilé, dans quelque sainte cérémonie il fait sentir ses terreurs à une conscience criminelle, il l'excite intérieurement à la pénitence. Le pécheur fuit, et Dieu le presse ; il ne sent pas , et Dieu redouble ses coups pour réveiller cette âme endormie : n'est-ce pas là prévenir les hommes par un grand excès de miséricorde ?

Mais vous, ô justes, ô enfants de Dieu, je sais que vous aimez votre Père : est-ce vous qui l'avez aimé les premiers? Ne confessez-vous pas avec l'Apôtre (1), que « la charité a été répandue en vos cœurs par le Saint-Esprit qui vous est donné? » Et Dieu vous ferait-il un si beau présent, si avant que de le faire il ne vous aimait? C'est donc lui qui nous prévient, n'en doutons pas ; c'est lui qui fait toutes les avances. Mais apprenez qu'il ne nous prévient qu'afin que nous le prévenions. — Que dites-vous? cela se peut-il? — Oui, fidèles, nous le pouvons. Ecoutez le Psalmiste qui nous y exhorte : « Prévenons sa face, » dit-il : Prœoccupemus faciem ejus  (2). Que faut-il faire pour le prévenir? Il y a deux attributs en Dieu qui regardent particulièrement les hommes, la miséricorde et la justice. On ne peut prévenir la miséricorde , au contraire c'est elle qui prévient toujours ; mais elle ne nous prévient qu'afin que nous prévenions la justice. Tu ne dois pas

 

1 Rom., V, 5. — 2 Psal., XCIV, 2.

 

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ignorer, pécheur, que tes crimes t'amassent des trésors de colère. S'ils sont scandaleux, Dieu en fera justice devant tout le monde; et quand même ils seraient cachés, Dieu les découvrira devant tout le monde. Préviens cette juste fureur; venge-les, et il ne les vengera pas; découvre-les, et il ne les découvrira pas : Prœveniamus faciem ejus in confessione.

Je sais que confession en ce lieu veut dire louange, c'est-à-dire confesser la grandeur de Dieu. Mais je ne croirai pas m'éloigner du sens naturel, si je le fais servir à la pénitence. Car peut-on mieux confesser la grandeur de Dieu que d'humilier le pécheur et le confondre devant sa face? Donc, fidèles, confondons-nous devant Dieu, de peur qu'il ne nous confonde en ce jour terrible. Prévenons sa juste fureur par la confession de nos crimes. Descendons au fond de nos consciences où nos ennemis sont cachés. Descendons-y le flambeau à une main et le glaive à l'autre : le flambeau pour rechercher nos péchés par un sérieux examen, le glaive pour les arracher jusqu'à la racine par une vive douleur. C'est ainsi que nous préviendrons la colère de ce grand Dieu dont la miséricorde nous a prévenus. O Marie, miraculeusement dispensée , singulièrement séparée , miséricordieusement prévenue, secourez nos faiblesses par vos prières; et obtenez-nous cette grâce, que nous prévenions tellement par la pénitence la vengeance qui nous poursuit, que nous soyons à la fin reçus dans ce royaume de paix éternelle avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

 

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