M-A de Beauvais
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SERMON
POUR
LA PROFESSION
DE MADELEINE ANGÉLIQUE
DE  BEAUVAIS (a).

 

Elegi abjectus esse in domo Dei mei.

 

J'ai choisi d'être abaissé et humilié dans la maison de mon Dieu. Psal. LXXXIII, 11.

 

Que l'orgueil monte toujours, selon l'expression du Psalmiste (1), jusqu'à se perdre dans les nues; que les hommes ambitieux ne

 

1 Psal. LXXIII, 23.

 

(a) Prêché à la Visitation de Chaillot, en 1666, devant l'archevêque de Paris et la reine d'Angleterre.

Marie-Angélique de Beauvais, dont le père avait rempli d'importantes fonctions dans la magistrature, était première femme de chambre à la cour d'Anne d'Autriche. Douée de toutes les qualités du corps et de l'esprit, ornée comme à l'envi par la nature et par la grâce, elle commandait les hommages et l'admiration par les charmes de la beauté et l'ascendant de la vérin. Voilà pourquoi l'orateur lui dit, au moment où elle allait renoncer à des conquêtes périssables pour conquérir une couronne immortelle : « Ou sait assez, ma Sœur, que le monde ne vous aurait été que trop favorable, si vous l'aviez jugé digne de vos soins. » Angélique connaissait depuis longtemps ces funestes faveurs. Fuyant un jour des poursuites importunes, elle se retira secrètement à Notre-Dame de Chaillot dans le dessein de s'y cacher sous le voile aux regards des hommes; la reine, son auguste bienfaitrice, sa tendre mère alla pour ainsi dire la redemander aux autels, parce qu'elle ne pouvait se passer de sa présence. L'orateur sacré rappela cette scène touchante dans là cérémonie du sacrifice ; après avoir dit que la victime serait offerte à Dieu par une auguste main, si la reine mère était encore de ce monde, il adresse ces paroles à l'illustre défunte : « Certes il serait juste que l'ayant arrachée de cette maison et l'ayant ôtée à Dieu pour un temps, vous même lui rendissiez ce qu'il n'a fait que vous prêter. » Revenue du sanctuaire, Angélique, toujours plus aimante et toujours plus aimable, entoura sa protectrice de zèle et de dévouement; elle charma les dernières années de sa douloureuse existence parles soins les plus touchants; elle veilla comme un ange du ciel auprès de son lit de mort, et reçut son testament, ses volontés intimes et son dernier soupir. De ce moment, libre de toute affection sur la terre, elle ferma son cœur aux offres de Louis XIV, refusa les legs royaux de sa chère maîtresse, et ne voulut plus servir que Dieu seul; après lui avoir fermé les yeux, elle ferma les siens pour toujours aux vanités du siècle : « Il semble, lui dit le ministre de la parole sainte, que vous n'avez pas voulu même la survivre, puisque dans le même moment que cette âme pieuse a quitté le monde, vous l'avez aussi quitté : vous avez passé de la cour dans le cloître, pour vous consacrer à une mort mystique et spirituelle. » Ou voit par ces paroles qu'Angélique consomma son sacrifice, et qu'ainsi le discours de profession fut prononcé peu de temps après la mort de la reine : or la reine mourut le 20 janvier 1666. — Ajoutons que l'archevêque de Paris et la reine d'Angleterre assistèrent à la cérémonie religieuse ; car le prédicateur dit à la Sœur professe : « C'est ce qui vous est figuré par ce voile mystérieux que votre illustre prélat va mettre sur votre tête ; » et à son auditoire : « Messieurs, ne semble-t-il pas que la présence d'une fille de Henri le Grand, d'une reine si auguste et si grande, donne trop d'éclat à cette cérémonie d'humiliation, à ce mystère d'obscurité sainte? »

Les rhéteurs et les critiques disent que Bossuet laisse souvent, dans ses compositions oratoires, des sens inachevés, des phrases incomplètes, des lacunes importantes; et pour prouver cette découverte, ils citent le sermon qu'on va lire. Il est vrai, Déforis l'a rempli de phrases explétives, de gloses, de crochets; mais tout cela n'a d'autre effet que de fausser le sens quelquefois, de détruire souvent de grandes beautés, et d'appesantir toujours la marche du discours.

 

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donnent aucune borne à leur élévation ; que ceux qui habitent les palais des rois ne cessent de s'empresser, jusqu'à ce qu'ils occupent les plus hautes places : Vous, ma Sœur, qui choisissez pour votre demeure la maison de votre Dieu, vous suivez une autre conduite et vous n'imitez pas ces empressements. Si les rois, si les grands du monde méprisent ceux qu'ils voient dans les derniers rangs, et ne daignent pas arrêter sur eux leurs regards superbes, il est écrit au contraire que Dieu, qui est le seul grand, regarde de loin et avec hauteur tous ceux qui font les grands devant sa face, et tourne ses yeux favorables sur ceux qui sont abaissés (1). C'est pourquoi le Roi-Prophète descend de son trône et choisit d'être le dernier dans la maison de son Dieu, plus assuré d'être regardé dans son humiliation que s'il levait hautement la tête et se mettait au-dessus des autres : Elegi abjectus esse in domo Dei mei.

Réglez-vous sur ce bel exemple (a). Ne soyez pas, dit saint Augustin (2), de ces montagnes que le ciel foudroie, sur lesquelles les pluies ne s'arrêtent pas, mais de ces humbles vallées qui ramassent les eaux célestes et en deviennent fécondes. Songez que la créature que Dieu a jamais le plus regardée, c'est celle qui s'est mise au lieu le plus bas : « Dieu, dit-elle, a regardé la bassesse de sa servante (3). » Parce qu'elle se fait servante, Dieu la fait mère et reine et maîtresse. Ses regards propices la vont découvrir (b) dans la profondeur où elle s'abaisse, dans l'obscurité où elle se cache,

 

1 Psal. CXXXVII, 6. — 2 In Psal. CXLI, n. 5. — 3 Luc, I, 48.

 

(a) Var. : Imitez un si bel exemple. — (b) Chercher.

 

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dans le néant où elle s'abîme. Descendez donc avec elle au dernier degré : heureuse si en vous cachant et au monde et à vous-même, vous vous faites regarder par celui qui aime à jeter les yeux sur les âmes humbles et profondément abaissées devant (a) sa majesté sainte. Pour entrer dans cet esprit d'humiliation, prosternez-vous aux pieds de la plus humble des créatures, et honorant avec l'ange sa glorieuse bassesse, dites-lui de tout votre cœur, Ave.

 

Il a été assez ordinaire aux sages du monde de rechercher la retraite et de se soustraire à la vue des hommes : ils y ont été engagés par des motifs fort divers. Quelques-uns se sont retirés pour vaquer à la contemplation et à l'étude de la sagesse; d'autres ont cherché dans la solitude la liberté et l'indépendance; d'autres, la tranquillité et le repos; d'autres, l'oisiveté ou le loisir; plusieurs s'y sont jetés par orgueil. Us n'ont pas tant voulu se séparer que se distinguer des autres par une superbe singularité, et leur dessein n'a pas tant été d'être solitaires que d'être extraordinaires et singuliers. Ils n'ont pu endurer ou le mépris découvert des grands, ou leurs froides et dédaigneuses civilités; ou bien ils ont voulu montrer du dédain pour les conversations, pour les mœurs, pour les coutumes des autres hommes, et ont affecté de faire paraître que très-contents de leurs propres biens et de leur propre suffisance, ils savaient trouver en eux-mêmes non-seulement tout leur entretien, mais encore tout leur secours et tout leur plaisir. Il s'en est vu un assez grand nombre à qui le monde n'a pas plu, parce qu'ils n'ont pas assez plu au monde. Ils l'ont méprisé tout à fait, parce qu'il ne les a pas assez honorés au gré de leur ambition ; et enfin ils ont mieux aimé tout refuser de sa main, que de sembler trop faciles en se contentant de peu.

Vos motifs sont plus solides et plus vertueux. On sait assez, ma Sœur, que le monde ne vous aurait été que trop favorable, si vous l'aviez jugé digne de vos soins. Vous n'affectez pas non plus de lui montrer du dédain : vous aimez mieux qu'il vous oublie, ou même qu'il vous méprise s'il veut, que de tirer parade et vanité du mépris que vous avez pour lui ; enfin vous cherchez l’abaissement

 

(a) Var. : Ceux qui sont humblement tremblants devant.

 

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et l'abjection dans la maison de votre Dieu; c'est ce que les sages du monde n'ont pas conçu; c'est la propre vertu du christianisme.

Parmi ceux qui aiment la gloire, saint Augustin a remarqué qu'il y en a de deux sortes : les uns veulent éclater aux yeux du monde; les autres, plus finement et plus délicatement glorieux , se satisfont en eux-mêmes (1). Cette gloire cachée et intérieure est sans comparaison la plus dangereuse. L'Ecriture condamne en nous le désir de plaire aux hommes (2), et par conséquent à nous-mêmes, parce que, si vous me permettez de parler ainsi, nous ne sommes que trop hommes, c'est-à-dire trop faibles et trop grands pécheurs. « Il faut, dit le saint Apôtre, que celui qui se glorifie, se glorifie uniquement en Notre-Seigneur, parce que celui-là n'est pas approuvé qui se fait valoir lui-même, mais celui que Dieu estime (3). » Ainsi entrant aujourd'hui dans la maison de votre Dieu par une profession solennelle, il faut quitter toute hauteur, et celle que le monde donne et celle qu'un esprit superbe se donne à soi-même. Il faut choisir l'abaissement et l'abjection, et enfin vous rendre petite, selon le précepte de l'Evangile (4) ; petite aux yeux des autres hommes, très-petite à vos propres yeux. Ce sont les deux vérités que je traiterai dans ce discours, et je les joindrai l'une à l'autre dans une même suite de raisonnement.

 

PREMIER POINT.

 

Il est aisé de remarquer dans l'Evangile que ce que le Fils de Dieu a entrepris par des paroles plus efficaces, c'a été la gloire du monde. C'est elle aussi qui a apporté le plus grand obstacle à l'établissement de sa doctrine, non-seulement à la profession externe et publique, mais à la foi et à la croyance. Elle n'a point eu de plus emportés ni de plus opiniâtres contradicteurs que les pharisiens et les docteurs de la loi ; et le Sauveur ne leur reproche rien avec tant de force que la vanité et le désir de la gloire. « Ils aiment , dit-il, les premières places ; ils se plaisent à recevoir des

 

1 De Civit. Dei, lib. V, cap. XX. — 2 Galat., I, 10. — 2 II Cor., X, 17. 18. — 4 Matth., XVIII, 3, 4.

 

(a) Var. : Repris.

 

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soumissions. Ils veulent qu'on les appelle maîtres et docteurs; ils prient publiquement dans les coins des rues, afin que les hommes les voient; enfin ils ne font rien que pour être vus et honorés (1). » Aussi quelques-uns des sénateurs qui crurent en Jésus n'osèrent le reconnaître publiquement, a de crainte d'être chassés de la Synagogue; car ils aimaient plus la gloire des hommes que la gloire de Dieu : » Ex principibus multi crediderunt in eum; sed propter pharisœos non confitebantur, ut è Synagogà non ejicerentur : dilexerunt enim gloriam hominum magis quàm gloriam Dei (2). Mais il n'a rien dit de plus efficace ou, si vous me permettez cette expression, de plus foudroyant que cette parole que nous lisons en saint Jean : Quomodo vos potestis credere, qui gloriam ab invicem accipitis, et gloriam quœ à solo Deo est non quœritis (3) ? « Comment pouvez-vous croire, vous qui recevez la gloire les uns des autres, et ne recherchez pas la gloire qui vient de Dieu seul? » Méditez cette parole : c'est la gloire qui nourrit dans l'esprit de l'homme ce secret principe d'incrédulité; c'est elle qui entretient la révolte contre l'Evangile. Si la plupart des autres vices combattent la charité, celui-ci combat la foi : les autres détruisent l'édifice ; celui-ci renverse le fondement même.

Le même conseil de la Sagesse divine qui a porté un Dieu à s'abaisser et à se rendre petit, l'a porté à ne se communiquer qu'à ceux qui sont petits et humbles : Revelasti parvulis (4). Un Dieu dépouillé et anéanti. lia pris la faiblesse toute entière, la bassesse, l'humiliation : il n'a rien ménagé, rien épargné de tout ce que les hommes méprisent, de tout ce qui fait horreur à leurs sens. A ces esprits enflés qui se nourrissent de gloire, Jésus-Christ est trop nu et trop bas pour eux, les lumières de l'Evangile trop simples, la doctrine du christianisme trop populaire. Ils n'estiment rien de grand que ce qui fait grande figure dans le monde , et ce qui occupe une grande place. C'est pourquoi le propre de la gloire, c'est d'amasser autour de soi tout ce qu'elle peut. L'homme se trouve trop petit tout seul : ou de grands domaines, ou de grands palais, ou des habits somptueux, ou une suite magnifique, ou les

 

1 Matth., XXIII, 6, 7. — 2 Joan., XII, 42, 43. — 3 Joan., V, 44. — 4 Matth., XI, 25.

 

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louanges et l'admiration publique. Il tâche de s'agrandir et de s'accroître comme il peut : il pense qu'il s'incorpore tout ce qu'il amasse, tout ce qu'il acquiert, tout ce qu'il gagne : il s'imagine croître lui-même avec son train qu'il augmente, avec ses appartements qu'il rehausse, avec son domaine qu'il étend. Il ne peut augmenter sa taille et sa grandeur naturelle, il y applique ce qu'il peut par le dehors; et s'imagine qu'il devient plus grand et se multiplie quand on parle de lui, quand il est dans la bouche de tous les hommes, quand on l'estime, quand on le redoute (a), quand on l'aime, quand on le recherche, enfin quand il fait du bruit dans le monde. La vertu toute seule lui semble trop unie et trop simple. Ces esprits enflés trouvent Jésus-Christ si petit, si humble, si dépouillé! Ils ne peuvent comprendre qu'il soit grand; et ne savent comment attacher ces grands noms de Sauveur, de Rédempteur et de Maître du genre humain, à cette bassesse et à cette pauvreté du Dieu-Homme.

Voulez-vous être capable de connaître les grandeurs de Jésus-Christ, quittez toutes ces idées, plutôt vastes que grandes, plutôt pompeuses que riches, que la gloire inspire, dont la gloire remplit les esprits, ou plutôt dont elle les enfle; car l'esprit ne se remplit pas de choses si vaines. Il faut savoir que Dieu seul est tout; que tout ce que nous amassons autour de nous pour nous faire valoir et nous rendre recommandables, n'est pas une marque de notre abondance, mais plutôt de notre disette qui emprunte de tous côtés. Dieu seul est grand ; et toute la grandeur consiste à lui plaire, à être à lui, à le posséder, à faire sa volonté sainte et ne se glorifier qu'en lui seul, parce que « ceux qui recherchent la gloire des hommes, ne sauraient chercher celle qui vient de Dieu seul. » Gloriam ab invicem accipitis, et quœ à solo Deo est non

quœritis.

A quoi travaillent dans le monde, je ne dis pas les âmes basses et vulgaires, mais ceux que l'on appelle les honnêtes gens et les vertueux, sinon à la gloire et à l'éclat? Gloriam ab invicem accipitis. On loue pour être loué; on fait honneur aux autres pour en recevoir, et on se paie mutuellement d'une si vaine récompense.

 

(a) Var. : Quand on le craint.

 

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Ne parlons pas de ces esprits faibles qu'on mène où l'on veut par des louanges, qui s'arrêtent à tous les miroirs qui les flattent, qui s'éblouissent à la première lueur (a) d'une faveur même feinte. Vains admirateurs d'eux-mêmes, qui ne se sentent pas plutôt le moindre avantage, qu'ils fatiguent toutes les oreilles de leurs faits et de leurs dits : le monde même les traite de faibles et de ridicules. Mais ceux-là sont-ils plus solides, sont-ils moins vains dans le fond et devant Dieu, qui plus adroits à dissimuler leur faiblesse, savent s'attirer la gloire par des détours plus artificieux? En sont-ils moins les esclaves de la gloire ? La demander misérablement, ou la ménager par adresse, et la recevoir comme chose due : Gloriam ab invicem accipitis, et gloriam quœ à solo Deo est non quœritis : « Vous recherchez la gloire que vous vous donnez les uns aux autres, et vous ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul. » Lorsque la gloire se présente comme d'elle-même, et vient, pour ainsi dire, de bonne grâce, je ne sais quoi nous dit dans le cœur que nous la méritons d'autant plus que nous l'avons moins recherchée.

C'est cette gloire qui corrompt toutes les vertus : elle en corrompt la fin ; elle fait faire pour les hommes ce qu'il faut faire pour Dieu; elle fait servir la vérité à l'opinion, ce qui est solide à ce qui est vain et qui n'a point de substance; et ne songe pas, dit saint Augustin, combien c'est une chose indigne que la solidité des vertus serve à la vanité des opinions et des jugements des hommes : Undè non digne tantœ inanitati servit soliditas quœdam firmitasque virtutum (1). Elle renverse l'ordre; elle fait marcher après ce qui doit aller devant. Vous voulez être libéral ; il faudrait auparavant être juste, vous dégager avant que d'acquérir les autres, être libre vous-même avant que de songer à vous faire des créatures, enfin, parlons sans figure, à acquitter vos dettes avant que d'épancher des présents. Elle détruit la récompense de la vertu : Qui magni in hoc sœcido nominati sunt, multùmque laudati in civitatibus gentium, quœsierunt non apud Deum, sed apud homines gloriam ;... ad quam pervenientes perceperunt

 

1 De Civ. Dei, lib. V, cap. XX.

 

(a) Var. : Au moindre éclat.

 

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mercedem suam, vani vanam (1) : « Ainsi ces hommes d'une si grande réputation, tant célébrés parmi les nations, ont cherché la gloire non en Dieu, mais auprès des hommes ; ils ont obtenu ce qu'ils demandaient; ils ont acquis cette gloire qu'ils avoient si ardemment poursuivie; et vains, ils ont reçu une récompense aussi vaine que leurs pensées. » Voilà ce que sont les vertus du monde, des vices colorés qui en imposent par un vain simulacre de probité. Les vicieux que la gloire engendre, ne sont pas de ces vicieux abandonnés à toutes sortes d'infamies. Les vices que le monde honore et couronne, sont des vices plus spécieux ; il y a quelque apparence de vertu. L'honneur, qui était destiné pour la servir, sait de quelle sorte elle s'habille, et lui dérobe quelques-uns de ses ornements pour en parer le vice qu'il veut établir dans le monde.

Il y a deux sortes de vertus; la véritable et la chrétienne, sévère, constante, inflexible, toujours attachée à ses règles et incapable de s'en détourner pour quoi que ce soit ; ce n'est pas la vertu du monde; elle n'est pas propre aux affaires; il faut quelque chose de plus souple pour ménager la faveur des hommes ; d'ailleurs elle est trop sérieuse et trop retirée ; et si elle n'entre dans le monde par quelque intrigue, veut-elle qu'on l'aille chercher dans son cabinet? Ne parlez pas au monde de cette vertu; il s'en fait une autre à sa mode, plus accommodante et plus douce; une autre ajustée, non point à la règle, mais à l'humeur, au temps, à l'apparence, à l'opinion. Vertu de commerce, elle prendra bien garde de ne manquer pas toujours de parole; mais il y aura des occasions où elle ne sera point scrupuleuse, et saura bien faire sa cour. Malgré toute la droiture qu'elle étale avec tant de pompe dans les occasions médiocres, elle ne s'oubliera pas et saura bien ployer, quand il faudra de la faveur, dans les grands besoins et dans les coups décisifs. Il faut remarquer que le monde pardonne tout quand on réussit. Vous êtes parvenu à vos fins cachées; n'avez-vous pas honte de vous-même?...

Voilà quelles sont les vertus du monde, c'est-à-dire les vertus de ceux qui n'en ont point. Le monde n'aime pas les vices qui ne

 

1 S. August., in Psal. CXVIII, serm. XII, n. 2.

 

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sont que vices. Car, comme dit saint Jean Chrysostome (1), le mal n'a point de nature pour se soutenir lui-même; et s'il était sans mélange, il se détruirait par son propre excès. Mais aussi, si peu qu'on prenne de soin de mêler avec le vice quelque couleur de vertu, il pourra, sans trop se cacher et presque sans se contraindre, paraitre avec honneur dans le monde. Il n'est pas besoin d'emprunter le masque d'une vertu sévère, ni le fard d'une hypocrisie trop étudiée; le moindre mélange suffit, la plus légère teinture d'une vertu trompeuse et falsifiée impose aux yeux de tout le monde, concilie de l'honneur au vice, et il ne faut pas pour cela beaucoup d'industrie.

Ceux qui ne se connaissent point en pierreries sont trompés par le moindre éclat; et le monde se connaît si peu en vertu solide, que la moindre apparence éblouit sa vue. C'est pourquoi il ne s'agit presque plus parmi les hommes d'éviter les vices, il s'agit seulement de trouver des noms et des prétextes honnêtes. Pousser ses amis à quelque prix que ce soit, venger hautement ses injures... Le nom et la dignité d'homme de bien se soutiennent plus par esprit et par industrie, que par probité et par vertu; et on est en effet assez vertueux et assez réglé pour le monde, quand on a l'adresse de se ménager et l'invention de se couvrir.

Elegi abjectus esse in domo Dei mei. Je ne veux point de cette gloire qui donne du prix au vice. Comment pourrions-nous recevoir la gloire que le monde donne au vice, nous qui ne recevons pas (a) celle qu'il donne à la vertu? Ce n'est pas la vertu des temps; mais la vertu de l'Evangile... Vous apprendrez la vertu selon la règle en détruisant ces vertus et ces qualités que le monde admire, cette hauteur de courage, cette grandeur d'âme, ces ingénieuses curiosités, cette pénétration d'un esprit subtil et perçant. Tout cela étant corrigé, on s'en servira toutefois...

Les personnes de votre sexe, quel est leur égarement quand la gloire les possède? Je ne daignerais ici vous représenter la faiblesse de celles qui mettent toute leur gloire dans la parure; qui s'imaginent être assez ornées, quand elles amassent autour de

 

1 Hom. II, in Act. Apost., n. 5.

 

(a) Var. : Qui avons refusé.

 

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leur corps ce qu'il y a de plus curieux ou de plus rare dans l'art ou dans la nature : « Comme si c'était là, dit saint Augustin, le souverain bien et la véritable gloire de l'homme, que tout ce qu'il a soit riche et précieux, excepté lui-même : « Quasi hoc sit hominis maximum bonum habere omnia bona prœter seipsum (1)».

Parlons plutôt de celles qui, fières par leur beauté ou par la supériorité de leur génie, sont d'autant plus captives de la gloire, qu'elles pensent que pour l'acquérir elles n'ont besoin que de leurs personnes et de leurs propres avantages. C'est par là qu'elles prétendent se faire un empire, qui se soutient de soi-même sans aucun secours emprunté. Ah! le malheureux empire! Et peuvent-elles en être orgueilleuses, quand elles songent à quel joug et à quelle honte les destinent leurs propres captifs? Et toutefois elles se flattent de cette souveraineté. En effet l'image en est éclatante. Les hommes ne méprisent rien tant que la flatterie et la servitude (a). Pour elles on peut descendre à tout ce que la servitude a de plus bas, et la flatterie de plus servile et de plus rampant, jusqu'à les traiter de divinités; et ce titre, que les flatteurs n'ont jamais donné aux plus grands monarques sans offenser les oreilles des courtisans les plus dévoués, se prodigue tous les jours à ces idoles avec l'applaudissement de tout le beau monde. Pour elles enfin on croit tout permis ; et le monde, tant il est aveugle et sensuel (b), excuse en leur faveur non-seulement la folie et l'extravagance, mais encore le crime et la perfidie : tout est permis pour leur plaire et les servir.

Quelle est après cela leur vanité et leur emportement? C'est ce que je n'entreprends pas de vous expliquer. Aussi mettent-elles toute leur vertu dans leur fierté. Le dirai-je dans cette chaire? leur chasteté même est un orgueil : elles craignent plutôt d'abaisser leur gloire que de souiller leur vertu et leur innocence. Ce n'est pas leur honnêteté qu'elles veulent conserver, mais leur supériorité et leurs avantages. Et certes si elles aimaient la vertu, se plairaient-elles à faire naître tant de désirs qui lui sont contraires (c) et les verrions-nous se piquer non moins de corrompre

 

1 De Civit. Dei, lib. III, cap. I.

(a) Var. : Sujétion. — (b) Corrompu. — (c) Tant de désirs déshonnêtes.

 

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dans les autres la chasteté que de la garder en elles-mêmes? C'est par là qu'elles se rendent coupables de l'idolâtrie publique. J'appelle ainsi les attachements criminels qui déshonorent la face du christianisme, et mettent tant de fausses divinités en la place du Dieu véritable. Tertullien disait autrefois aux sculpteurs qui fabriquaient les idoles : Tu colis idola, qui facis ut coli possint (1) : « Tu es coupable du crime d'adorer les idoles, toi qui es cause qu'on les peut adorer. » Et vous, superbes beautés, vaines idoles du monde, pensez-vous être innocentes de l'idolâtrie que vous faites régner sur la terre? C'est vous qui ornez l'idole, vous qui parez l'autel profane, vous-mêmes qui recevez l'encens et agréez le sacrifice d'abomination. Bien plus, vous ne fabriquez pas seulement l'idole, comme ceux dont parle Tertullien, mais vous-mêmes vous êtes l'idole que le monde adore; et non-seulement le soin de vous montrer et de plaire, mais encore ces complaisances, et cette gloire cachée, et ce secret triomphe de votre cœur dans les damnables victoires que vous remportez, en attirent sur vous tout le crime.

Ah! cachons-nous à jamais dans la maison de notre Dieu : Elegi abjeclus esse in domo Dei mei. Assez et trop longtemps nous avons étalé au inonde les attraits de l'esprit et du corps. Cette belle parole, qu'un historien ecclésiastique a recueillie de la bouche du grand saint Martin, doit vous servir de règle. Il disait, au rapport de Sulpice Sévère, que « le triomphe de la modestie et la dernière perfection de l'honnêteté dans votre sexe, c'est de ne se pas laisser voir : » Prima virtus et consummata victoria est non videris. Que votre vertu soit un mystère entre Dieu et vous : entrez dans le cabinet, et fermez la porte sur vous. Il est temps de se cacher avec Jésus-Christ : il est temps non de paraître, mais de se cacher ; non de dominer, mais de dépendre; non de s'élever au-dessus des autres, mais de se mettre aux pieds de tous; non de se pousser aux premiers rangs dans le siècle, mais de tenir le dernier dans la maison de votre Dieu.

Comment pourrions-nous recevoir la gloire que le monde donne au vice, puisque nous ne voulons pas même recevoir celle qu'il

 

1 De Idololat., n. 6. — 2 Sulpic. Sever., Dialog. II, n. 12.

 

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donne à la vertu? « Glorifiez-moi vous-même, mon Père, parce que je ne reçois point la gloire des hommes : » Clarifica me tu, Pater (1) ;... claritatem ab hominibus non accipio (2). Non-seulement je ne la recherche pas, mais même je ne la reçois pas : elle me veut donner le change. Ainsi puissiez-vous dans votre retraite trouver Dieu qui seul vous contente (a), et rencontrer par sa grâce autant d'ornements dans vos mœurs que vous en avez généreusement méprisé dans votre fortune : Tam pretiosa requirit in moribus quàm contempsit in rébus (3).

 

SECOND POINT.

 

Mais, ma Sœur, il faut prendre garde qu'en méprisant la gloire des hommes, vous ne retombiez sur vous-même, et que vous ne receviez plus agréablement de vos propres mains cet encens que vous refusez de la main des autres. C'est un défaut ordinaire de l'esprit humain, après qu'il s'est élevé au-dessus des vices, au-dessus des désirs vulgaires, au-dessus des jugements et de l'estime des autres, de se plaire uniquement en soi-même. Et il faut ici vous expliquer tout le progrès de l'orgueil, par une excellente doctrine de saint Augustin (4).

Il n'y a rien au-dessous de Dieu de plus noble (b) que la créature raisonnable : d'où il s'ensuit qu'une âme vertueuse, qui se cultive elle-même, ne découvre (c) rien sur la terre qui soit capable de la délecter plus qu'elle-même ; et elle trouve d'autant plus à se plaire dans son propre bien, que le bien qu'elle recherche est plus excellent. C'est pourquoi, si l'on n'y prend garde attentivement, en épurant son jugement et son esprit, en réprimant les mauvais désirs et les faiblesses humaines, on nourrit en soi-même insensiblement une gloire cachée et intérieure qui est d'autant plus à craindre (d), qu'il reste moins de défauts pour lui servir de contrepoids. Et comme j'ai déjà dit, il ne faut point nous imaginer que nous avons évité cette maladie, quand nous avons méprisé

 

1 Joan., XVII, 5.— 2 Joan., V, 41. — 3 Epist. ad Demetriad., in Append. Oper. S. August., t. II, Epist. XVII, cap. I. — 4 Cant. Jul., lib. IV, cap. III, n. 28.

 

(a) Var. : Duquel seul vous vous contentez. — (b) De plus excellent. — (c) D'où il suit qu'un fidèle qui travaille à sa perfection, ne rencontre. — (d) D'autant plus dangereuse.

 

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l’estime des hommes. Car c'est alors que nous renfermant et nous ramassant en nous-mêmes, nous sommes ordinairement encore plus livrés à notre amour-propre.

Ainsi en cet état, chrétiens, bien loin de mépriser la vaine gloire, au contraire nous en séparons pour nous le plus délicat et le plus exquis; nous en prenons le plus fin parfum, et tirons pour ainsi dire l'esprit et la quintessence de cet agréable poison (a). Car notre gloire est d'autant plus grande, qu'elle se contente d'elle-même. Nous trouvons je ne sais quoi de plus fin dans notre propre jugement, quand il a eu la force de s'élever au-dessus des jugements des autres ; ce qui fait que nous en sommes et plus amoureux et plus jaloux. Et alors, quand il arrive que nous nous plaisons en nous-mêmes, nous nous y plaisons d'autant plus que rien ne nous plaît que nous. C'est ainsi que nous nous faisons des dieux en nous-mêmes.

En effet ce qu'il y a de plus dangereux pour nous dans les louanges que l'on nous donne, n'est pas le péril d'être flattés par la bonne estime des autres. Cette complaisance secrète que nous avons pour nous-mêmes, c'est ce qui fait notre plus grand mal ; c'est elle que les louanges et les approbations qu'on donne à notre conduite ou à notre esprit, viennent fortifier dans le fond du cœur. Et certes rien ne nourrit tant cette estime que nous avons de notre mérite, que les applaudissements de ceux qui nous environnent; ce concours de leur opinion avec la nôtre fait un concert trop agréable pour nous. C'est ce concours de leur complaisance avec la nôtre qui fait que la nôtre se croit bien fondée, et s'imprime avec plus de force. Cette même complaisance nous revient par plusieurs endroits, et se réveille de toutes parts : quand nous la prenons toute seule, elle n'est pas moins dangereuse.

C'est, ma Sœur, à cet excès qu'arrivent ceux qui ne se glorifient pas en Notre-Seigneur, selon le précepte de l'Apôtre (1). « Maudit l'homme qui s'appuie et se plaît en l'homme ! » dit l'oracle de l'Ecriture (2). Et par là, dit saint Augustin (3), celui-là est maudit de Dieu, qui se plaît ou se confie en lui-même, parce que lui-même

 

1 I Cor., I, 31. — 2 Jerem., XVII, 5. — 3 Enchirid., n. 30.

 

(a) Var, : D'un poison si subtil.

 

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est un homme : de sorte qu'il ne suffit pas de vouloir être petit aux veux de tous, si nous ne sommes petits à nous-mêmes, et si nous ne nous tenons les derniers de tous. « Chacun par le sentiment d'une humilité sincère, doit croire les autres au-dessus de soi : » In humilitate superiores sibi invicem arbitrantes (1).

Etudiez vos défauts : vous venez dans la religion pour vous détacher de vous-même. Séparée par l'obéissance de votre esprit propre et de vos propres lumières, vous commencerez à vous voir et à vous connaître dans une lumière supérieure.

La science la plus nécessaire à la vie humaine, c'est de se connaître soi-même. Et saint Augustin a raison de dire (2) qu'il vaut mieux savoir ses défauts, que de pénétrer tous les secrets des Etats et de savoir démêler toutes les énigmes de la nature. Cette science est d'autant plus belle qu'elle n'est pas seulement la plus nécessaire, mais la plus rare de toutes. Delicta quis intelligit (3)? « Qui est-ce qui connaît ses fautes ? » Nous jetons nos regards bien loin ; et pendant que nous nous perdons dans des pensées infinies, nous nous échappons à nous-mêmes. Tout le monde connaît nos défauts, ils font la fable du peuple ; nous seuls ne les savons pas, et deux choses nous en empêchent : premièrement nous nous voyons de trop près, l'œil se confond avec l'objet, nous ne sommes pas assez détachés de nous-mêmes pour nous considérer d'un regard distinct, et nous voir d'une pleine vue; secondement, et c'est le plus grand désordre, nous ne voulons pas nous connaître, si ce n'est par les beaux endroits. Nous nous plaignons du peintre qui n'a pas su couvrir nos défauts; et nous aimons mieux ne voir que notre ombre et notre figure, si peu qu'elle semble belle, que notre propre personne, si peu qu'il y paroisse d'imperfection. Cette ignorance nous satisfait; et par la même faiblesse qui fait que nous nous imaginons être sains quand nous ne sentons pas nos maux, assurés quand nous fermons les yeux aux périls, riches quand nous négligeons de voir l'embarras et la confusion de nos comptes et de nos affaires; nous croyons aussi être parfaits quand nous n'apercevons pas nos défauts. Quand notre conscience nous les reproche, nous nous étourdissons nous-mêmes.

 

1 Philip., II, 3. — 2 De Trinit., lib. IV, n. 1. — 3 Psal. XVIII, 13.

 

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Dans ce silence, dans cette retraite, envisagez vos défauts, connaissez exactement vos péchés : vous trouverez tous les jours de quoi vous déplaire à vous-même. « Dieu, dit saint Augustin , a voulu pour nous empêcher de tomber dans l'orgueil, que nous eussions un besoin continuel de la rémission des péchés : » Ne superbi viveremus, ut sub quolidianà peccatorum remissione vivamus (1). Qui demande qu'on lui pardonne, ne croit pas mériter de gloire. C'est quelque chose de ferme et de vigoureux. Regardez ce qui reste à faire, vous n'avez rien moins que Jésus-Christ pour modèle, d'oublier ce qui est derrière vous, et de vous avancer sans cesse vers ce qui est devant vous : Quœ retrô sunt obliviscens ad ea quœ sunt priora extendens meipsum (2). Telle est la posture de l'humilité : oubliant ce qui est derrière, et s'étendant au-devant de toute sa force ; elle porte ses regards bien loin devant soi dans la crainte qu'elle a de se voir soi-même, et considère toujours ce qui reste à faire pour n'être jamais flattée de ce qu'elle a fait.

Enfoncez-vous donc aujourd'hui dans une obscurité sainte : vous êtes morte par ce sacrifice sous un glaive spirituel. Cachez à la droite ce que fait la gauche ; que votre vie soit cachée avec Jésus-Christ; soyez cachée au monde et à vous-même. Celui qui se plaît en soi-même, dit excellemment saint Jean Chrysostome , et se glorifie en ses bonnes œuvres, ravage sa propre moisson et détruit son propre édifice. C'est ce qui vous est figuré par ce voile mystérieux que votre illustre prélat va mettre sur votre tête : vous allez être enveloppée et ensevelie dans une éternelle obscurité. Abaissez-vous donc sous la main sacrée de ce charitable et religieux pasteur, et dites avec le Psalmiste : « J'ai choisi d'être humiliée et anéantie dans la maison de mon Dieu (3). »

Mais, Messieurs, ne semble-t-il pas que la présence d'une fille de Henri le Grand, d'une Reine si auguste et si grande, donne trop d'éclat à cette cérémonie d'humiliation, à ce mystère d'obscurité sainte? Non, Madame; Votre Majesté ne vient pas ici pour y apporter la gloire du monde, mais pour prendre part aux abaissements de la vie religieuse et humiliée. Le sang de saint Louis ne vous a pas seulement donné une grandeur auguste et royale,

 

1 Cont. Jul, lib. IV, cap. III, n. 28. — 2 Philip., III, 13. — 3 Psal. LXXXIII, 11.

 

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mais encore vous a inspiré une piété toute chrétienne ; et il est digne de vous qu'étant obligée par votre rang à faire une si grande partie des pompes du monde, votre foi vous invite à assister aux cérémonies où l'on apprend à les mépriser.

Mais, Messieurs, n'avez-vous pas remarqué encore qu'une autre reine nous manque ? Anne, vous n'êtes plus, puisque vous n'honorez pas de votre présence ce grand et religieux spectacle. Grande Reine, si vous étiez, cette fille qui vous fut chère, dont vous connaissiez si bien la vertu, qui a eu votre confiance jusqu'à votre dernier soupir, ne serait présentée à Dieu que de votre main. Et certes il serait juste que l'ayant arrachée de cette maison et l'ayant ôtée à Dieu pour un temps, vous-même lui rendissiez ce qu'il n'a fait que vous prêter.

Mais, Messieurs, suis-je chrétien quand je parle comme je fais? Traiterai-je comme morte celle qui vit avec Dieu; et croirai-je qu'elle nous manque aujourd'hui, parce qu'elle ne se montre pas à ces yeux mortels? Non, non; il n'est pas ainsi. Nous avons ici plus d'une reine, s'il est vrai, comme nous enseigne la théologie, qu'on voit dans ce miroir infini de la divine essence. Si les âmes bienheureuses y découvrent principalement ce qui touche les personnes qui leur sont attachées par des liaisons particulières, ma Sœur, Anne-Maurice d'Espagne, votre unique et chère maîtresse, vous voit du plus haut des cieux : sans doute, elle a trop de part au sacrifice que vous faites. Après elle vous n'avez voulu servir que Dieu seul. Après lui avoir fermé les yeux, vous avez fermé pour jamais les vôtres aux folles vanités du siècle. Il semble que vous n'avez pas voulu même la survivre, puisque dans le même moment que cette âme pieuse a quitté le monde, vous l'avez aussi quitté : vous avez passé de sa Cour dans le cloître, pour vous consacrer à une mort mystique et spirituelle. En sortant de cette Cour si chrétienne, si sainte, si religieuse, vous avez cru qu'aucune maison n'était digne de vous recevoir que celles qui sont dédiées à votre Dieu; et vous venez professer ici solennellement qu'une Reine si puissante et si magnifique, après vous avoir honorée de son affection et comblée si abondamment de ses grâces, n'a pu néanmoins vous rendre heureuse. Et tant s'en faut que vous estimiez

 

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qu'elle ait pu faire votre bonheur par toutes ses largesses, qu'au contraire mieux éclairée par les lumières de la foi, vous mettez votre bonheur à quitter généreusement tout ce qu'elle a pu faire pour vous, tout ce qu'une libéralité royale a voulu accumuler de biens sur votre tête. O pauvreté et impuissance des rois, qui peuvent faire leurs serviteurs riches, puissants, fortunés, mais qui ne peuvent pas les faire heureux ! Et certes il n'appartient qu'à celui qui est lui-même le souverain bien de donner la félicité.

Venez donc, ma chère Sœur en Jésus-Christ, venez vous jeter entre ses bras ; venez vous cacher sous ses ailes, venez vous humilier dans sa maison. Recevez-la, Monseigneur, au nombre des vierges sacrées, que votre haute sagesse et votre sollicitude pastorale sait si bien conduire dans la voie étroite. Donnez-lui de ce cœur toujours pacifique et véritablement paternel votre sainte bénédiction, que je vous demande aussi pour moi-même, comme une authentique approbation de la doctrine que j'ai prêchée. Ainsi soit-il.

 

 

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