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PANÉGYRIQUE
DE
SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY (a).
In morte mirabilia operatus est.
Il a fait des choses merveilleuses dans sa mort, Eccli.,
XLVIII, 15.
Les mystères de Jésus-Christ
sont une chute continuelle; et tant qu'il a vu devant soi quelque nouvelle
bassesse, il n'a jamais cessé
(a) Prêché le 29 décembre 1668, dans l'Avent de
Saint-Thomas du Louvre, devant la Reine, la Cour, Turenne, etc.
Bientôt après la conversion de Turenne, Bossuet prêcha
trois panégyriques pour l'affermir dans la foi : le Panégyrique de saint André,
apôtre, le 30 novembre, aux Carmélites; puis dans l'Avent de Saint-Thomas du
Louvre, le Panégyrique du saint Etienne, premier martyr, le 26 décembre; et
celui de Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, le 29 du même mois 1668.
Le Panégyrique de saint Etienne n'est pas arrivé jusqu'à
nous. Bossuet eu parle dans celui de saint Thomas de Cantorbéry : « Nous avons
honoré ces jours derniers, dit-il, le premier martyr de la foi : aujourd'hui
nous célébrons le triomphe du premier martyr de la discipline. »
On verra dans notre panégyrique avec quelle sainte
indépendance Bossuet défendait, en face des puissances du monde, les droits de
l'Eglise. Déjà dans le premier Carême du Louvre, en 1662, il ne parla pas avec
moins de fermeté devant Louis XIV, et il déploya le même zèle dans l'Oraison
funèbre de Michel le Tellier.
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de descendre. Il se compare lui-même dans son Evangile à un
grain de froment qui tombe (1); et en effet, il est allé toujours tombant,
premièrement du ciel en la terre, de son trône dans une crèche : de là par
plusieurs degrés il est tombé (a) jusqu'à l'ignominie du supplice,
jusqu'à l'obscurité du tombeau, jusqu'à la profondeur de l'enfer. Mais comme il
ne pouvait tomber plus bas, c'était là aussi le terme fatal de ses chutes
mystérieuses; et ce cours d'abaissements étant rempli, c'est de là qu'il a
commencé de se relever couronné d'honneur et de gloire.
Ce que notre Chef a fait une
fois en sa personne sacrée, tous les jours il l'accomplit dans ses membres, et
le martyr que nous honorons nous en est un illustre exemple. Saint Thomas,
archevêque de Cantorbéry, s'étant trouvé engagé pour les intérêts de l'Eglise
dans de longs et fâcheux démêlés avec un grand roi, avec Henri II, roi
d'Angleterre, on l'a vu tomber peu à peu de la faveur à la disgrâce, de la
disgrâce au bannissement, du bannissement à une espèce de proscription, et enfin
à une mort violente. Mais la Providence divine ayant lâché la main jusqu'à ce
terme, a fait commencer de là son élévation. Elle a honoré de miracles le
tombeau de cet illustre martyr; elle a mené à ses cendres un roi pénitent; elle
a conservé les droits de l'Eglise par le sang de ce saint évêque, persécuté
injustement pour sa cause et tirant sa gloire de ses souffrances. Elle m'a donné
lieu de dire de lui ce que l’Ecclésiastique a dit d'Elisée, « que sa mort
a opéré des miracles : » In morte mirabilia operatus est. Mais afin de
vous découvrir toutes ces merveilles, demandons l'assistance du Saint-Esprit par
l'entremise de Marie. Ave.
C'est une loi établie, que l'Eglise ne peut jouir d'aucun
avantage qui ne lui coûte la mort de ses enfants, et que pour affermir ses
droits, il faut qu'elle répande du sang. Son Epoux l'a rachetée par le sang
qu'il averse pour elle, et il veut qu'elle achète par un prix semblable les
grâces qu'il lui accorde. C'est par le sang des martyrs qu'elle a étendu ses
conquêtes bien au delà de l'empire
1 Joint., XII, 24.
(a) Var. : Descendu.
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romain ; son sang lui a procuré, et la paix dont elle a
joui sous les empereurs chrétiens, et la victoire qu'elle a remportée sur les
empereurs infidèles. Il paraît donc qu'elle devait du sang à l'affermissement de
son autorité, comme elle en avait donné à l'établissement de sa doctrine; et
ainsi la discipline, aussi bien que la foi de l'Eglise, a dû avoir des martyrs.
C'est pour cette cause,
Messieurs, que votre glorieux patron a donné sa vie. Nous avons honoré ces
derniers jours le premier martyr de la foi : aujourd'hui nous célébrons le
triomphe du premier martyr de la discipline ; et afin que tout le monde
comprenne combien ce martyre a été semblable à ceux que nous ont fait voir les
anciennes persécutions, je m'attacherai à vous montrer que la mort de notre
saint archevêque a opéré les mêmes merveilles dans la cause de la discipline,
que celle des autres martyrs a autrefois opérées lorsqu'il s'agissait de la
croyance.
En effet pour ne pas vous
laisser longtemps en suspens, comme les martyrs qui ont combattu pour la foi,
ont affermi (a) par le témoignage de leur sang cette foi que les tyrans
voulaient abolir, calmé par leur patience la haine publique qu'on voulait
exciter contre eux en les traitant comme des scélérats, confirmé par leur
constance invincible les fidèles qu'on avait dessein d'effrayer par le terrible
spectacle de tant de supplices; en sorte que profitant des persécutions, ils les
ont lait servir contre leur nature à l'établissement de leur foi, à la
conversion de leurs ennemis, à l'instruction et à l'affermissement de leurs
frères : ainsi vous verrez bientôt, chrétiens, que des effets tout semblables
ont suivi la mort du grand archevêque de Cantorbéry ; et la suite de cet
entretien vous fera paraître que le sang de ce nouveau martyr de la discipline a
affermi l'autorité ecclésiastique qui était violemment opprimée, que sa mort a
converti les cœurs indociles des ennemis de la discipline de l'Eglise (b),
enfin qu'elle a échauffé le zèle de ceux qui sont préposés pour en être les
défenseurs. Voilà ce que j'ai dessein de vous faire entendre dans les trois
parties de ce discours.
(a) Var. : Comme ceux que j'ai nommés les derniers
oui appuyé, — ont établi. — (b) Des persécuteurs de l'Eglise.
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PREMIER POINT.
Pour bien entendre le sujet dos
fameux combats du grand saint Thomas de Cantorbéry pour l'honneur de l'Eglise et
du sacerdoce, il faut considérer avant toutes choses quelques vérités
importantes qui regardent l'état de l'Eglise : ce qu'elle est, ce qui lui est dû
et ce qu'elle doit; quels droits elle a sur la terre, et quels moyens lui sont
donnés pour s'y maintenir. Je sais que cette matière est fort étendue et pleine
de questions épineuses : mais comme la décision de ces doutes dépend d'un ou
deux principes, j'espère qu'en laissant un grand embarras de difficultés fort
enveloppées, je pourrai vous dire en peu de paroles ce qui est essentiel et
fondamental , et absolument nécessaire pour connaître l'état de la cause pour
laquelle saint Thomas a donné sa vie. J'avance donc deux vérités qui expliquent
parfaitement, si je ne me trompe, l'état de l'Eglise sur la terre. Je dis
qu'elle y est comme une étrangère, et qu'elle y est toutefois revêtue d'un
caractère royal par la souveraineté toute divine et toute spirituelle qu'elle y
exerce. Ces deux vérités éclaircies nous donneront par ordre la résolution des
difficultés que j'ai proposées.
Et premièrement l'Eglise est
dans le monde comme une étrangère : cette qualité fait sa gloire. Elle montre sa
dignité et son origine céleste, lorsqu'elle dédaigne d'habiter la terre : elle
ne s'y arrête donc pas, mais elle y passe; elle ne s'y habitue pas, mais elle y
voyage. Ce qu'elle appréhende le plus, c'est que ses enfants s'y naturalisent,
et qu'ils ne fassent leur principal établissement où ils ne doivent avoir qu'un
lieu de passage. Mais nous comprendrons plus facilement cette qualité
d'étrangère, si nous faisons en un mot la comparaison de l'Eglise de
Jésus-Christ avec la Synagogue ancienne.
Il n'y a personne qui n'ait
remarqué que les Livres sacrés de Moïse, outre les préceptes de religion, sont
pleins de lois politiques et qui regardent le gouvernement d'un Etat. Ce sage
législateur ordonne d*u commerce et de la police, des successions et des
héritages, de la justice et de la guerre, et enfin de toutes les choses qui
peuvent maintenir un empire. Mais le Prince du
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nouveau peuple, le Législateur de l'Eglise a pris une
conduite opposée. Il laisse faire aux princes du monde l'établissement des lois
politiques; et toutes celles qu'il nous donne et qui sont écrites dans son
Evangile, ne regardent que la vie future. D'où vient cette différence entre
l'ancien et le nouveau peuple, si ce n'est que la Synagogue devant avoir sa
demeure et faire son séjour sur la terre, il fallait lui donner des lois pour y
établir son gouvernement : au lieu que l'Eglise de Jésus-Christ voyageant comme
une étrangère parmi tous les peuples du monde, elle n'a point de lois
particulières touchant la société politique; et il suffit de lui dire
généralement ce qu'on dit aux étrangers et aux voyageurs, qu'en ce qui regarde
le gouvernement, elle suive les lois du pays où elle fera son pèlerinage, et
qu'elle en révère les princes et les magistrats : Omnis anima potestatibus
sublimioribus subdita sit (1) ? C'est le seul commandement politique que le
Nouveau Testament nous donne.
Cette vérité étant supposée, si
vous me demandez, chrétiens, quels sont les droits de l'Eglise (a),
qu'attendez-vous que je vous réponde, sinon qu'elle a sans doute de grands
avantages et des prétentions glorieuses; mais que celui dont elle attend tout
ayant dit que son royaume n'est pas de ce monde (2), tout le drait qu'elle peut
avoir d'elle-même sur la terre, c'est qu'on lui laisse pour ainsi dire passer
son chemin et achever son voyage en paix? Tellement que rien ne lui convient
mieux, a elle et à ses enfuis , que ces mots de Tertullien : « Toute notre
affaire en ce monde , c'est d'en sortir au plus tôt : » Nihil nostrâ refert
in hoc œvo, nisi de eo quàm celeriter excedere (3).
Mais peut-être que vous penserez
que je représente l'Eglise comme une étrangère trop faible, et que je la laisse
sans autorité et sans fonction sur la terre, enfin trop nue et trop désarmée au
milieu de tant de puissances ennemies de sa doctrine ou jalouses de sa grandeur.
Non, mes Frères, il n'en est pas ainsi. Elle ne voyage pas sans sujet dans ce
monde : elle y est envoyée par un ordre suprême, pour y recueillir les enfants
de Dieu et rassembler
1 Rom.,
XIII, 1. — 2 Joan., XVIII, 36. — 3 Apolog., n. 41.
(a) Var. : De cette étrangère.
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ses élus dispersés aux quatre vents (a). Elle a
charge de les tirer du inonde; mais il faut qu'elle les vienne chercher dans le
monde : et en attendant, chrétiens, qu'elle les présente à Dieu, maintenant
qu'elle voyage avec eux et qu'elle les tient sous son aile, n'est-il pas juste
qu'elle les gouverne, qu'elle dirige leurs pas incertains et qu'elle conduise
leur pèlerinage? C'est pourquoi elle a sa puissance; elle a ses lois et sa
police spirituelle; elle a ses ministres et ses magistrats, par lesquels elle
exerce, dit Tertullien, « une divine censure contre tous les crimes : »
Exhortationes, castigationes et censura divina (1). Malheur à ceux qui la
troublent, ou qui se mêlent dans cette céleste administration, ou qui osent en
usurper la moindre partie. C'est une injustice inouïe de vouloir profiter des
dépouilles de cette Epouse du Roi des rois, à cause seulement qu'elle est
étrangère et qu'elle n'est pas armée (b). Son Dieu prendra en main sa
querelle, et sera un rude vengeur contre ceux qui oseront porter (c)
leurs mains sacrilèges sur l'arche de son alliance. Mais laissons ces réflexions
et avançons dans notre sujet.
Jusqu'ici l'Eglise n'a aucun
drait qui relève de la puissance des hommes, elle ne tient rien que de son
Epoux. Mais les rois du inonde ont fait leur devoir; et pendant que cette
illustre étrangère voyageait dans leurs Etats, ils lui ont accordé de grands
privilèges, ils ont signalé leur zèle envers elle par des présents magnifiques.
Elle n'est pas ingrate de leurs bienfaits, elle les publie (d) par toute
la terre. Mais elle ne craint point de leur dire que parmi leurs plus grandes
libéralités, ils reçoivent plus qu'ils ne donnent; et enfin, pour nous expliquer
nettement, qu'il y a plus de justice que de grâce dans les privilèges qu'ils lui
accordent. Car pour ne pas raconter ici les avantages spirituels que l'Eglise
leur communique, pouvaient-ils refuser de lui faire part de quelques honneurs de
leur royaume, qu'elle prend tant de soin de leur conserver? Ils règnent sur les
corps par la force, et peut-être sur les cœurs par l'inclination ou par les
bienfaits. L'Eglise leur a ouvert une
1 Apolog., n. 39.
(a) Var. : Par tout l'univers. — (b) A cause
qu'elle n'a pas d'armes ni (l'exécution contre les lâches et téméraires
usurpateurs. — (c) Etendre. — (d) Elle s'en glorifie.
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place plus sûre et plus vénérable : elle leur a fait un
trône dans les consciences, en présence et sous les yeux de Dieu même : elle a
fait un des articles de sa foi delà sûreté de leurs personnes sacrées, et une
partie de sa religion de l'obéissance qui leur est due. Elle va étouffer dans le
fond des cœurs, non-seulement les premières pensées de rébellion, mais encore
les moindres murmures; et pour ôter tout prétexte de soulèvement contre les
puissances légitimes, elle a enseigné constamment, et par sa doctrine et par ses
exemples, qu'il en faut tout souffrir jusqu'à l'injustice , par laquelle
s'exerce secrètement la justice même de Dieu. Après des services si importons (a),
si on lui accorde des privilèges, n'est-ce pas une récompense qui lui est bien
due? Et les possédant à ce titre, peut-on concevoir le dessein de les lui ravir
sans une extrême injustice?
Cependant Henri second, roi
d'Angleterre, se déclare l'ennemi de l'Eglise. Il l'attaque au spirituel et au
temporel, en ce qu'elle tient de Dieu et en ce qu'elle tient des hommes : il
usurpe ouvertement sa puissance. Il met la main dans son trésor, qui enferme la
subsistance des pauvres. Il flétrit l'honneur de ses ministres par l'abrogation
de leurs privilèges, et opprime leur liberté par des lois qui lui sont
contraires. Prince téméraire et mal avisé, que ne peut-il découvrir de loin les
renversements étranges que fera un jour dans son Etat le mépris de l'autorité
ecclésiastique, et les excès inouïs où les peuples seront emportés, quand ils
auront secoué ce joug nécessaire (b) ? Mais rien ne peut arrêter ses
emportements (c). Les mauvais conseils ont prévalu, et c'est en vain que
l'on s'y oppose : il a tout fait fléchir à sa volonté, et il n'y a plus que le
saint archevêque de Cantorbéry qu'il n'a pu encore ni corrompre par ses
caresses, ni abattre par ses menaces.
A la vérité il met sa constance
à des épreuves bien dures. Qu'on le dépouille, qu'on le déshonore, qu'on le
bannisse, il s'en réjouit : mais pourquoi ruiner les siens? C'est ce qui lui
perce le cœur. Il n y a rien de plus insensible, ni de plus sensible tout à la
fois que la chanté véritable. Insensible à ses propres maux, et en cela
directement contraire à l'amour-propre, elle a une extrême
(a) Var. : Si considérables. — (b)
Salutaire. — (c) Ralentir sa fureur aveugle.
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sensibilité pour les maux des autres. Aussi le grand Apôtre
très-peu touché de tout ce qui le regardait, disait aux fidèles : « J'ai appris
à me contenter de l'état où je me trouve : je sais vivre pauvre-menthe sais
vivre dans l'abondance; j'ai été instruit en toutes choses et en toutes
rencontres à être bien traité et à souffrir la faim, à être dans l'abondance et
à être dans l'indigence : » Scio et humiliari, scio et abundare ; ubique et
in omnibus institutus sum, et satiari et esurire, et abundare et penuriam pati
(1). Et cependant cet homme tout céleste, si indifférent, si dur pour lui-même,
ressent le contre-coup de tous les maux, de toutes les peines que peut souffrir
le moindre des fidèles. « Qui est faible, s'écrie-t-il, sans que je le sois avec
lui? Qui est scandalisé sans que je brûle? » Quis infirmatur, et ego non
infirmor ? Quis scandalizatur, et ego non uror (2)? Sa tendresse pour ses
frères est si grande qu'il ne peut les voir dans les larmes et dans
l'affliction, qu'il n'en soit pénétré d'une vive douleur : « Que faites-vous de
pleurer ainsi et de me briser le cœur? » Quid facitis flentes et affligentes
(a) cor meum? C'est en vain que vous me fendez le cœur par vos
larmes : « car pour moi je suis tout prêt de souffrir non-seulement les chaînes,
mais la mort même pour le nom du Seigneur Jésus : » Ego enim non solùm
alligari, sed et mori paratus sum (3). Ce cœur de diamant, qui semble défier
le ciel, et la terre, et l'enfer de l'émouvoir, peut souffrir la mort et les
plus dures extrémités; il ne peut souffrir les larmes de ses frères. Combien a
dû être touché saint Thomas de voir les siens affligés et persécutés à son
occasion! Il se souvient de Jésus, qui n'est pas plutôt né qu'il attire des
persécutions à ses parents, qui sont contraints de quitter leur maison pour
l'amour de lui. Il a reçu sa loi d'en haut, et ne peut rien faire pour les
siens, sinon de leur souhaiter qu'ayant part aux persécutions ils aient part à
la grâce.
Le prophète Zacharie semble
avoir voulu nous représenter l'immuable et éternelle concorde qui doit être
entre l'empire et le sacerdoce. « Celui-là, dit-il parlant du prince, sera
revêtu de gloire, il sera assis et dominera sur son trône; et le pontife sera
1 Philipp., IV, 12. — 2 II
Cor., XI, 29. — 3 Act., XXI, 13.
(a) Selon le Grec : Comminuentes, conterentes.
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aussi sur son trône, et il y aura un conseil de paix entre
ces deux : » Ipse portabit gloriam, et sedebit, et dominabitur super solio
suo; et erit sacerdos super solio suo, et consilium pacis erit inter illos duos
(1). Vous voyez que la gloire, et l'éclat, et l'autorité dominante sont dans le
trône royal. Mais quoique le Fils de Dieu ait enseigné à ses ministres qu'ils ne
doivent pas dominer à la manière du monde, le sacerdoce néanmoins ne laisse pas
d'avoir son trône. Car le prophète en établit deux; il reconnaît deux puissances
qui sont, comme vous voyez, plutôt unies que subordonnées : Consilium pacis
inter illos (2); et le genre humain se repose à l'ombre (a) de cette
concorde.
Saint Thomas a souvent
représenté au roi d'Angleterre par des lettres pleines d'une force, d'une
douceur et d'une modestie apostolique , que ces puissances doivent concourir et
se prêter la main mutuellement, et non se regarder avec jalousie, puisqu'elles
ont des fins si diverses qu'elles ne peuvent se choquer sans quitter leur route
et sortir de leurs limites. Il soutient ces charitables avertissements avec
toute l'autorité que pouvait donner non-seulement la sainteté de son caractère,
mais la sainteté de sa vie, qui était l'exemple et l'admiration de tout
l'univers.
Notre France l'avait connue,
puisque lorsqu'il fut exilé, elle lui avait ouvert les bras; et le roi Louis VII
témoin oculaire des vertus apostoliques de ce grand homme, a toujours
constamment favorisé, et sa personne et la cause qu'il défendait, par toutes
sortes de bons offices. Rendons ici témoignage à l'incomparable piété de nos
monarques très-chrétiens. Comme ils ont vu que Jésus-Christ ne règne pas si son
Eglise n'est autorisée, leur propre autorité ne leur a pas été plus chère que
l'autorité de l'Eglise. Cette puissance royale, qui doit donner le branle dans
les autres choses, n'a jamais jugé indigne d'elle de ne faire que seconder dans
les affaires spirituelles (b) ; et un roi de France, empereur, n'a pas
cru se rabaisser, lorsque écrivant aux évêques, il les assure de sa protection (c)
dans les fonctions de leur ministère, afin, dit ce grand roi, que notre
puissance royale servant, comme il est
1 Zachar., VI, 13. — 2 Matth., XX, 25, 26.
(a) Var. : A l'abri. — (b)
Ecclésiastiques. — (c) De son appui.
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convenable, à ce que demande votre autorité, vous puissiez
exécuter vos décrets : Ut nostro auxilio suffulti, quod vestra auctoritas
exposcit, famulante ut decet potestate nostrâ, perficere valeatis (1).
Telles sont les maximes saintes
et durables de la monarchie très-chrétienne, et plût à Dieu que le roi
d'Angleterre eût suivi les sentiments et imité les exemples de ses augustes
voisins? Saint Thomas ne se verrait pus réduit a la dure nécessité de s'opposer
à son prince. Mais connue ce monarque se rend inflexible, l'Eglise opprimée est
contrainte de recourir aux derniers efforts (a). Vous attendez peut-être
des foudres et des anathèmes. Mais quoique Henri les eût mérités, Thomas, aussi
modéré que vigoureux, ne fulmine pas aisément contre une tête royale. Voici ces
derniers efforts dont je veux parler : le saint archevêque offre à Dieu sa vie;
et sachant que l'Eglise n'est jamais plus forte que lorsqu'elle parle par la
voix du sang, il revient d'un long exil avec, un esprit de martyr, préparé aux
violences d'un roi implacable et de toute sa Cour irritée.
Saint Ambroise a remarqué (2)
dès son temps que les hommes apostoliques, qui entreprennent d'un grand courage
les œuvres de piété et la censure des vices, sont assez souvent traversés (b)
par des raisons politiques. Car comme les pécheurs ne peuvent souffrir ceux qui
viennent les troubler dans leur faux repos (c), et comme le monde n'a
rien tant à cœur que de voir l'Eglise sans force et la piété sans défense, il se
plaît de lui opposer ce qu'il a de plus redoutable, c'est-à-dire le nom de César
et les intérêts de l'Etat. Ainsi quand Néhémias relevait les tours abattues et
les murailles désolées de Jérusalem, les ministres du roi de Perse publiaient
partout qu'il méditait un dessein de rébellion (3); et comme le moindre soupçon
d'infidélité attire des difficultés infinies, ils tâehoient de ralentir l'ardeur
de son zèle par cette vaine terreur. Quoique le saint archevêque n'élevât ni des
tours ni des forteresses, et qu'il songeât seulement à réparer les ruines d'une
1 Ludovic. Pius, Capital., an.
823, cap. IV.— 2 Serm., contra Auxent., n. 30. — 3 II Esdr.,
VI, 6, 7.
(a) Var. : Remèdes. — (b) Sont
troublés ordinairement. — (c) Dans leurs fautes joies.
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Jérusalem spirituelle, toutefois il fut exposé aux mêmes
reproches. Henri déjà prévenu et irrité (a) par les faux rapports,
témoigna avec une aigreur extrême que la vie de ce prélat lui était à charge.
Que de mains furent armées contre lui par cette parole !
Chrétiens, soyez attentifs :
s'il y eut jamais un martyre qui ressembla parfaitement à un sacrifice, c'est
celui que je dois vous représenter. Voyez les préparatifs : l'évêque est à
l'église avec son clergé, et ils sont déjà revêtus. Il ne faut pas chercher bien
loin la victime : le saint pontife est préparé, et c'est la victime que Dieu a
choisie. Ainsi tout est prêt pour le sacrifice, et je vois entrer dans l'église
ceux qui doivent donner le coup (b). Le saint homme va au-devant d'eux ta
l'imitation de Jésus-Christ; et pour imiter en tout ce divin modèle, il défend à
son clergé toute résistance, et se contente de demander sûreté pour les siens. «
Si c'est moi que vous cherchez, laissez, dit Jésus, retirer ceux-ci (1). » Ces
choses étant accomplies et l'heure du sacrifice étant arrivée, voyez comme saint
Thomas en commence la cérémonie. Victime et pontife tout ensemble , il présente
sa tête et fait sa prière. Voici les vœux solennels et les paroles mystiques de
ce sacrifice : Et ego pro Deo mori paratus sum, et pro assertione justitiœ,
et pro Ecclesiœ libertate, dummodo effusione sanguinis mei pacem et libertatem
consequatur : « Je suis prêt à mourir, dit-il, pour la cause de Dieu et de
son Eglise ; et toute la grâce que je demande, c'est que mon sang lui rende la
paix et la liberté qu'on lui veut ravir. » Il se prosterne devant Dieu ; et
comme dans le sacrifice solennel nous appelons les Saints pour être nos
intercesseurs, il n'omet pas une partie si considérable de cette cérémonie
sacrée : il appelle les saints martyrs et la sainte Vierge au secours de
l'Eglise opprimée; il ne parle que de l'Eglise ; il n'a que l'Eglise dans le
cœur et dans la bouche ; et abattu par le coup, sa langue froide et inanimée
semble encore nommer l'Eglise.
Mais voici un nouveau spectacle.
Après qu'on a dépouillé le saint martyr, on découvre un autre martyre non moins
admirable, qui est le martyre de sa pénitence, un cilice affreux tout
1 Joan., XVIII, 8.
(a) Var. : Prévenu et aigri. — (b) Et
voici les meurtriers qui entrent.
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plein de vermine. Ah! ne méprisons point cette peinture, et
ne craignons point de remuer ces ordures si précieuses. Ce cilice lui perce la
peau, et il est si attaché à sa peau, qu'il semble qu'il soit une autre peau
autour de son corps (a). On voit que ce Saint a été martyr durant tout le
cours de sa vie; et on ne s'étonne plus de ce qu'il est mort avec tant de force,
mais de ce qu'il a pu vivre au milieu de telles souffrances (b). O digne
défenseur de l'Eglise! Voilà les hommes qui méritent de parler pour elle, et de
combattre pour ses intérêts : aussi sa victoire est-elle assurée. Les lois qui
l'oppriment vont être abolies; et ce que le saint archevêque n'a pas obtenu
vivant, il l'accomplira par sa mort.
Le Ciel se déclare
manifestement. Pendant que les politiques raffinent et raisonnent à leur mode,
Dieu parle par des miracles si visibles et si fréquents, que les rois mêmes et
les plus grands rois; oui, mes Frères, nos rois très-chrétiens passent les mers
pour aller honorer ses saintes reliques. Louis le Jeune va en personne lui
demander la guérison de son fds aîné, attaqué d'une maladie mortelle. Nous
devons Philippe-Auguste au grand saint Thomas, nous lui devons saint Louis, nous
lui devons tous nos rois et toute la famille royale qu'il a sauvée dans sa tige.
Voyez, mes Frères, quels défenseurs trouve l'Eglise dans sa faiblesse, et
combien elle a raison de dire avec l'Apôtre : Cùm infirmor, tunc potens sum
(1). Ce sont ces bienheureuses faiblesses qui lui donnent cet invincible
secours, et qui arment en sa faveur les plus valeureux soldats et les plus
puissants conquérants du monde, je veux dire les saints martyrs. Quiconque ne
ménage pas (c) l'autorité de l'Eglise, qu'il craigne ce sang précieux des
martyrs, qui la consacre et qui la protège. Pour avoir violé ses droits, Henri
est mal assuré dans son trône ; sa couronne est ébranlée sur sa tête, son
sceptre ne tient pas dans ses mains. Dieu permet que tous ses voisins se
liguent, que tous ses sujets se révoltent et oublient leur devoir, que son
propre fds oublie sa naissance et se mette à la tête de ses ennemis. Déjà la
vengeance du Ciel commence à le
1 II Cor., XII, 10.
(a) Var. : El il semble qu'il couvre une
seconde peau, ou plutôt il est comme une seconde peau sur sou corps. — (b) Avec
une telle patience. — (c) Ne révère pas.
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presser de toutes parts ; mais c'est une vengeance
miséricordieuse, qui ne l'abat que pour le rendre humble, et pour faire d'un roi
pécheur un roi pénitent : c'est la seconde merveille qu'a opérée la mort du
saint archevêque : In morte mirabilia operatus est.
SECOND POINT.
Dans ce démêlé célèbre où les
intérêts de l'Eglise ont engagé saint Thomas contre un grand monarque, je me
sens obligé de vous avertir qu'il ne lui a pas résisté en rebelle et dans un
esprit de faction : il a joint la fermeté avec le respect. S'il a toujours songé
qu'il était évêque, il n'a jamais oublié qu'il était sujet ; et la charité
pastorale animait de telle sorte toute sa conduite, qu'il ne s'est opposé au
pécheur que dans le dessein de sauver le roi.
Il ne doit pas être nouveau aux
chrétiens d'avoir à se défendre des grands (a) de la terre, et c'est une
des premières leçons que Jésus-Christ a données à ses saints apôtres. Mais
encore que cette instruction nous prépare principalement contre les rois
infidèles, plusieurs exemples illustres, et entre autres celui du grand saint
Thomas, nous font voir assez clairement que l'Eglise a souvent besoin de
rappeler toute sa vigueur au milieu de sa paix et de son triomphe. Combien ces
occasions sont fortes et dangereuses, vous le comprendrez aisément, si vous me
permettez, chrétiens, de vous représenter comme eu deux tableaux les deux temps
et les deux états du christianisme : l'Empire ennemi de l'Eglise, et l'Empire
réconcilié avec l'Eglise.
Durant le temps de l'inimitié,
il y avait entre l'un et l'autre une entière séparation. L'Eglise n'avait que le
ciel, et l'Empire n'avait que la terre : les charges, les dignités, les
magistratures, c'est ce qui selon le langage de l'Eglise s'appelait le siècle
auquel elle obligeait ses enfants de renoncer. C'était une espèce de désertion
que d'aspirer aux honneurs du monde, et les sages ne pensaient pas qu'un
chrétien de la bonne marque put devenir magistrat. Quand cela fut permis à
certaines conditions au premier concile d'Arles dans les premières années du
grand Constantin les termes
(a) Var. : A combattre les grands.
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mêmes de la permission marquaient toujours quelque
répugnance : Ad prœsidatum prosilire (1), par un mot qui voulait dire
qu'on s'égarait hors des bornes, qu'on s'échappait, qu'on sortait des lignes. Ce
n'est pas que les fidèles ne sussent que les puissances de l'Etat étaient
légitimes, puisque même saint Paul leur avait appris qu'elles étaient ordonnées
de Dieu (2). Mais dans cette première ferveur l'Eglise respirait tellement le
Ciel, qu'elle ne voulait rien voir dans les siens qui ne fût céleste ; et elle
était encore tellement remplie de la simplicité presque rustique de ses saints
et divins pêcheurs, qu'elle ne pouvait accoutumer ses yeux à la pompe et aux
grandeurs de la terre.
Il faut vous dire, Messieurs,
l'opinion qu'on avait en ce temps-là des empereurs sur le sujet de la religion.
On ne considérait pas seulement qu'ils étaient ennemis de l'Eglise, mais
Tertullien a bien osé dire qu'ils n'étaient pas capables d'y être reçus ; vous
allez être étonnés de la liberté de cette parole : « Les Césars, dit-il,
seraient chrétiens, si le siècle qui nous persécute se pouvait passer des
Césars, ou s'ils pouvaient être Césars et chrétiens tout ensemble : » Cœsares
credidissent super Christo, si aut Cœsares non essent sœculo necessarii, aut si
et christiani potuissent esse et Cœsares (3). Voilà, direz-vous, de ces
excès de Tertullien. Eh quoi donc ! n'avons-nous pas vu les Césars obéir enfin à
l'Evangile, et abaisser leur majesté au pied de la croix? Il est vrai, mais il
faut savoir distinguer les temps. Durant les temps des combats qui devaient
engendrer les martyrs, les Césars étaient nécessaires au siècle, le parti
contraire à l'Eglise les devait avoir à sa tête ; et Tertullien a raison de dire
que le nom d'Empereur et de César, qui selon les occultes dispositions de la
Providence était un nom de majesté, était incompatible avec le nom de Chrétien,
qui devait être alors un nom d'opprobre. Les fidèles de ces temps-là regardant
les empereurs de la sorte, n'avoient garde de corrompre leur simplicité à la
Cour : il ne fallait pas craindre que les faveurs des empereurs fussent capables
de les tenter (a) ; et leurs mains, qu'ils voyaient trempées et encore
toutes dégoutantes du
1 Concil. Arelat. I, can. VII. —
2 Rom., XIII, 1. — 3
Apolog., n. 21.
(a) Var. : Toucher.
51
sang des martyrs, leur rendaient leurs offres et leurs
présents non-seulement suspects, mais odieux. Pour ce qui regardait leurs
menaces, il fallait à la vérité beaucoup de vigueur pour n'en être pas ému ;
mais ils avoient du moins cet avantage, qu'une guerre si déclarée les
déterminait à la résistance, et qu'il n'y avait pas à délibérer si on
s'opposerait (a) à une puissance qu'on voyait si ouvertement armée contre
l'Evangile.
Mais après la paix de l'Eglise,
après que l'Empire s'est uni avec elle, les choses peu à peu ont été changées.
Comme le monde a paru ami, les fidèles n'ont plus refusé ses présents. Ces
chrétiens sauvages et durs, qui ne pouvaient s'apprivoiser avec la Cour, ont
commencé à la trouver belle ; et la voyant devenue chrétienne, ils ont appris à
en briguer les faveurs. Ainsi les douceurs de la paix ont amolli ces courages
mâles que l'exercice de la guerre rendait invincibles; l'ambition, la flatterie,
l'amour des grandeurs se coulant insensiblement dans l'Eglise, ont énervé peu à
peu cette vigueur ancienne, même dans l'ordre ecclésiastique qui en était le
plus ferme appui ; et comme dit saint Grégoire (1), on a cherché l'honneur du
siècle dans une puissance que Dieu avait établie pour l'anéantir.
Dans cet état du christianisme,
s'il arrive qu'un roi chrétien, comme Henri d'Angleterre, entreprenne contre
l'Eglise, ne faudra-t-il pas pour lui résister une résolution extraordinaire?
Combien a désiré notre saint prélat, puisqu'il plaisait à Dieu qu'il souffrît
persécution pour la justice, que Dieu lui envoyât un Néron ou quelque monstre
semblable pour persécuteur? Il n'eût pas eu à combattre tant de fortes
considérations qui le retenaient contre un roi enfant de l'Eglise, son maître,
son bienfaiteur, dont il avait été le premier ministre. De plus, un ennemi
déclaré, à qui le prétexte du nom chrétien n'aurait pas donné le moyen de
tromper les évoques par de belles apparences, aurait-il pu détacher (b)
tous ses frères les évêques pour le laisser seul et abandonné dans la défense de
la bonne cause? Voici donc une nouvelle espèce de persécution, qui s'élève
contre saint Thomas; persécution formidable,
1 Pastor., part. I, cap. VIII.
(a) Var. : Si on céderait. — (b)
Gagner.
52
à qui la puissance royale donne de la force, à qui la
profession du christianisme (a) donne le moyen d'employer la ruse.
N'est-ce pas en de pareilles rencontres que la justice a besoin d'être soutenue
avec toute la vigueur (b) ecclésiastique? D'autant plus qu'il ne suffit
pas de résister seulement à ce roi superbe, mais il faut encore tâcher de
l'abattre, mais de l'abattre pour son salut par l'humilité de la pénitence.
Notre saint évêque n'ignore pas
qu'il n'est rien de plus utile aux pécheurs que de trouver des obstacles à leurs
desseins criminels (c). Il ne cède donc pas à l'iniquité sous prétexte
qu'elle est armée et soutenue d'une main royale : au contraire lui voyant
prendre son cours d'un lieu éminent d'où elle peut se répandre avec plus de
force, il se croit plus obligé de s'élever contre, comme une digue que l'on
élève à mesure que l'on voit les ondes enflées. Ainsi le désir de sauver le roi
l'oblige à lui résister de toute sa force. Mais que dis-je, de toute sa force?
Est-il donc permis à un sujet d'avoir de la force contre son prince; et pensant
en faire un généreux, n'eu ferons-nous point un rebelle? Non, mes Frères, ne
craignez rien, ni de la conduite de saint Thomas, ni de la simplicité de mes
expressions. Selon le langage ecclésiastique, la force a une autre signification
que dans le langage du monde. La force selon le monde s'étend jusqu'à
entreprendre; la force selon l'Eglise ne va pas plus loin que de tout souffrir :
voilà les bornes qui lui sont prescrites. Ecoutez l'apôtre saint Paul :
Nondùm usque ad sanguinem restitistis (1) ; comme s'il disait : Vous n'avez
pas tenu jusqu'au bout, parce que vous ne vous êtes pas défendus jusqu'au sang.
Il ne dit pas jusqu'à attaquer, jusqu'à verser le sang de vos ennemis, mais
jusqu'à répandre le vôtre.
Au reste saint Thomas n'abuse
pas de ces maximes vigoureuses. Il ne prend pas par fierté ces armes
apostoliques, pour se faire valoir dans le monde : il s'en sert comme d'un
bouclier nécessaire dans l'extrême besoin de l'Eglise. La force du saint évêque
ne dépend donc pas du concours de ses amis, ni d'une intrigue finement
1 Hebr., XII, 1.
(a) Var. : Le nom de chrétien. — (b)
La fermeté. — (c) A leurs mauvais desseins.
53
ment menée. Il ne sait point étaler au monde sa patience
pour rendre son persécuteur plus odieux, ni faire jouer de secrets ressorts pour
soulever les esprits. Il n'a pour lui que les prières des pauvres, les
gémissements des veuves et des orphelins. Voilà, disait saint Ambroise (1), les
défenseurs des évêques; voilà leurs gardes, voilà leur armée. Il est fort, parce
qu'il a un esprit également incapable et de crainte et de murmure. Il peut dire
véritablement à Henri, roi d'Angleterre, ce que disait Tertullien au nom de
toute l'Eglise, à un magistrat de l'Empire, grand persécuteur de l'Eglise :
Non te terremus, qui nec timemus (2). Apprends à connaître quels nous sommes
et vois quel homme c'est qu'un chrétien : « Nous ne pensons pas à te faire peur,
et nous sommes incapables (a) de te craindre. » Nous ne sommes ni
redoutables ni lâches : nous ne sommes pas redoutables, parce que nous ne savons
pas cabaler ; et nous ne sommes pas lâches, parce que nous savons mourir.
C'est ce que semble dire le
grand saint Thomas, et c'est par ce sentiment qu'il unit ensemble les devoirs de
l'épiscopat avec ceux de la sujétion. Non te terremus : voilà le sujet
toujours soumis et respectueux; qui nec timemus : voilà l'évêque toujours
ferme et inébranlable. Non te terremus : je ne médite rien (b)
contre l'Etat ; qui nec timemus : je suis prêt à tout souffrir pour
l'Eglise. J'ai donc eu raison de vous dire qu'il résiste de toute sa force; mais
cette force n'est point rebelle, parce que cette force c'est sa patience. Encore
n'étale-t-il pas au monde cette patience avec une contenance fière et un air de
dédain, pour rendre son persécuteur odieux : au contraire sa modestie est connue
de tous, selon le précepte de l'Apôtre (3). C'est par là qu'il espère convertir
le roi : il se propose de l'apaiser, du moins en lassant sa fureur. Il ne désire
que de souffrir, afin que sa vengeance épuisée se tourne à de meilleurs
sentiments. Quoiqu'il voie que ses biens ravis, sa réputation déchirée, les
fatigues d'un long exil, l'injuste (c) persécution de tous les siens,
n'aient pu assouvir sa colère, il sait ce une peut le sang d'un martyr, et le
sien est tout prêt à couler pour amollir le
1 Serm. contra Auxent., n. 33. —
2 Ad Scapul., n. 4. — 3 Philipp. IV, 5.
(a) Var. : Nous gardons bien. — (b) Je
n'entreprends rien. — (c) La cruelle.
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cœur de son prince. Il n'a pas été trompé dans son
espérance : le sang de ce martyr, le sacrifice sanglant de Thomas a produit un
autre sacrifice, sacrifice d'humilité et de pénitence; il a amené à Dieu une
autre victime, victime royale et couronnée.
Je vous ai représenté l'appareil
du premier sacrifice : que celui-ci est digne encore de vos attentions! Là, un
évêque à la tête de son clergé; et ici, un roi environné de toute sa Cour : là,
un évêque nous a paru revêtu de ses ornements; ici, nous voyons un roi
humblement dépouillé des siens : là, vous avez vu des épées tirées, qui sont les
armes de la cruauté; ici, une discipline et une haire, qui sont les instruments
de la pénitence. Dans le premier sacrifice, si vous avez eu de l'admiration pour
le courage, vous avez eu de l'horreur pour le sacrilège : ici, tout est plein de
consolation. La victime est frappée; mais c'est la contrition qui perce son cœur
: la victime est abattue; mais c'est l'humilité qui la renverse. Le sang qui est
répandu, ce sont les larmes de la pénitence : Quidam sanguis animae (1);
l'autel du sacrifice, c'est le tombeau même du saint martyr. Le roi se prosterne
devant ce tombeau, il fait une humble réparation aux cendres du grand saint
Thomas, il honore ces cendres, il baise ces cendres, il arrose ces cendres de
larmes, il môle ses larmes au sang du martyr, il sanctifie ces larmes par la
société de ce sang; et ce sang qui criait vengeance, apaisé par ces larmes d'un
roi pénitent, demande protection pour sa couronne. Il affermit son trône
ébranlé; il relève le courage de ses serviteurs; il met le roi d'Ecosse, son
plus grand ennemi, entre ses mains ; il fait rentrer son fils dans son devoir
qu'il avait oublié; enfin en un même jour il rend la concorde à sa maison, la
tranquillité à son Etat et le repos à sa conscience. Voilà ce qu'a fait la mort
de Thomas; voilà la seconde merveille qu'elle a opérée, la conversion des
persécuteurs : la dernière dépend en partie de nous; c'est, mes Frères, que
notre zèle pour la sainte Eglise soit autant échauffé comme il est instruit par
l'exemple de ce grand homme.
1 S. August., serm., CCCLI, n. 7.
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TROISIÈME POINT.
A la mort de Thomas, le clergé
d'Angleterre commença à reprendre cœur : le sang de ce martyr ranima et réunit
tous les esprits, pour soutenir par un saint concours les intérêts de l'Eglise.
Apprenons aussi à l'aimer et à être jaloux de sa gloire. Mais, Messieurs, ce
n'est pas assez que nous apprenions du grand saint Thomas à conserver
soigneusement son autorité et ses droits : il faut qu'il nous montre à en bien
user chacun selon le degré où-Dieu l'a établi dans le ministère; et vous ne
pouvez ignorer quel doit être ce bon usage que je vous demande, si vous écoutez
un peu la voix de ce sang. Car considérons seulement pour quelle cause il est
répandu, et d'où vient que toute l'Eglise célèbre avec tant de dévotion le
martyre de saint Thomas. C'est qu'on voulait lui ravir (a) ses
privilèges, usurper sa puissance, envahir ses biens; et ce grand archevêque y a
résisté.
Mais si l'on ne se sert de ces
privilèges que pour s'élever orgueilleusement au-dessus des autres, si l'on
n'use de cette puissance que pour faire les grands dans le siècle ; si l'on
n'emploie ces richesses que pour contenter de mauvais désirs ou pour se faire
considérer par une pompe mondaine : est-ce là de quoi faire un martyr? Etait-ce
là un digne sujet pour donner du sang et pour troubler tout un grand royaume?
N'est-ce pas pour faire dire aux politiques impies que saint Thomas a été le
martyr de l'avarice ou de l'ambition du clergé; et que nous consacrons sa
mémoire, parce qu'il nous a soutenus dans des intérêts temporels?
Voilà, direz-vous, un discours
d'impie; voilà un raisonnement digne d'un hérétique ou d'un libertin. Je le
confesse, Messieurs; mais répondons à cet hérétique, fermons la bouche à ce
libertin, justifions le martyre du grand saint Thomas de Cantorbéry : il ne sera
pas difficile. Nous dirons que si le clergé a des privilèges, c'est afin que la
religion soit honorée; que s'il possède des biens, c'est pour l'exercice des
saints ministères, pour la décoration des autels, et pour la subsistance des
pauvres ; que s'il a de l'autorité c'est afin qu'elle serve de frein à la
licence, de barrière à l'iniquité,
(a) Var. : Oter.
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d'appui à la discipline. Nous ajouterons qu'il est
peut-être à propos que le clergé ait quelque force même dans le siècle, quelque
éclat même temporel quoique modéré, afin de combattre le monde par ses propres
armes, pour attirer ou réprimer les âmes infirmes par les choses qui ont coutume
de les frapper (a) . Cet éclat, ces secours, ces soutiens externes de
l'Eglise, empêchent peut-être le monde de l'attaquer pour ainsi dire dans ses
propres biens, dans cette divine puissance, dans le cœur même de la religion ;
et ce sont si vous voulez comme les dehors de cette sainte Sion, de cette belle
forteresse de David, qu'il ne faut point laisser prendre ni abandonner, et moins
encore livrera ses ennemis. D'ailleurs comme le monde gagne insensiblement,
quand saint Thomas n'aurait fait qu'arrêter un peu son progrès, le dessein en
est toujours glorieux. Voilà une défense invincible, et sans doute on ne pouvait
pas répandre son sang pour une cause plus juste.
Mais si le monde nous presse
encore, s'il convainc un si grand nombre d'ecclésiastiques de faire servir ces
droits à l'orgueil, cette puissance à la tyrannie, ces richesses à la vanité ou
à l'avarice; si cette apologie et notre défense n'est que dans notre bouche et
dans nos discours, et non dans nos mœurs et dans notre vie : ne dira-t-on pas
qu'à la vérité notre origine était sainte, mais que nous nous sommes démentis
nous-mêmes; que nous avons tourné en mondanité la simplicité de nos pères, et
que nous couvrons du prétexte de la religion nos passions particulières?
N'est-ce pas déshonorer le sang du grand saint Thomas, faire servir son martyre
à nos intérêts, et exposer aux dérisions injustes (b) de nos ennemis la
cause si juste et si glorieuse pour laquelle il a immolé sa vie?
Fasse donc ce divin Sauveur, qui
a établi le clergé pour être la lumière du monde, que tous ceux qui sont appelés
aux honneurs ecclésiastiques, en quelque degré du saint ministère qu'ils aient
été établis (c) emploient si utilement leur autorité, qu'on loue à jamais
le grand saint Thomas de l'avoir si bien défendue; qu'ils dispensent si
saintement, si chastement les biens de l'Eglise, que
(a) Var. : Toucher. — (b) Criminelles.
— (c) Quelque partie du saint ministère qui leur ait été confiée.
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l'on voie par expérience la raison qu'il y avait de les
conserver par un sang si pur et si précieux. Qu'ils maintiennent la dignité de
l'ordre sacré par le mépris des grandeurs du monde, et non pour la recherche de
ses honneurs; par l'exemple de leur modestie plutôt que par les marques de la
vanité, par la mortification et la pénitence plutôt que par l'abondance et la
délicatesse des enfants du siècle : que leur vie soit l'édification des peuples,
leur parole l'instruction des simples, leur doctrine la lumière des dévoyés,
leur vigueur et leur fermeté la confusion des pécheurs ; leur charité l'asile
des pauvres, leur puissance le soutien des faibles, leur maison la retraite des
affligés, leur vigilance le salut de tous. Ainsi nous réveillerons dans l'esprit
de tous les fidèles cette ancienne vénération pour le sacerdoce; nous irons tous
ensemble, nous et les peuples que nous enseignons, recevoir avec saint Thomas la
couronne d'immortalité qui nous est promise. Au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit. Amen.
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