Saint Gorgon II
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Académie Française

 

 

SECOND PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON (a).

 

Quorum intuentes exitum conversationis, imitamini fidem.

En regardant la fin de leur conversation, imitez leur foi. Hebr., XIII, 7.

 

Après que les bienheureux martyrs avoient rendu l’âme, les fidèles avoient soin de ramasser au péril de leur vie ce qui restait de leurs corps; et l'Eglise conservait si chèrement ce sacré dépôt, que les tyrans, pour leur ôter les honneurs qu'on leur rendait, étaient contraints de faire jeter dans la rivière leurs saintes reliques : que si elle pouvait les dérober à cette dernière cruauté, elle célébrait leurs funérailles avec des cantiques d'actions de grâces, élevant au ciel son cœur et ses yeux pour louer Dieu de

 

(a) Prêché à Metz dans l'église de Saint-Gorgon, eu présence de Jean-Baptiste Colbert, le 9 septembre 1658.

La famille de Bossuet habitait à Metz dans la paroisse de Saint-Gorgon.

Jean-Baptiste Colbert de Saint-Pouage avait l'intendance du pays Messin. C'est à ce personnage, et non pas au maréchal de Schomberg, comme le disent tous les éditeurs, que fut adressée l'allocution de l'exorde.

En 1658, les intempéries de l'air, désolant le laboureur, avoient détruit la plus grande partie des récoltes. Voilà pourquoi l'orateur dit, dans la péroraison : « Dieu punit par la guerre celle que nous lui faisons tous les jours. La terre nous refuse par son commandement le fruit de nos travaux, parce que nos aines ne lui en rapportent point, bien qu'il les ait si soigneusement cultivées.» Aux angoisses de la disette, se joignaient les terreurs de la guerre Placée entre les deux parties belligérantes, Metz voyait souvent le pillage, l'incendie et le meurtre porter la dévastation et la mort sur son territoire. Des négociations ouvertes eu 1656 firent espérer la paix pendant deux ans; mais toujours elle disparaissait au moment où elle semblait promettre des jours réparateurs. De là ces paroles de Bossuet : « Il y a près de vingt ans qu'elle porte (la ville de Metz) quasi tout le fardeau delà guerre; su situation trop importante semble ne lui avoir servi que pour l'exposer en proie. » Et plus bas : « C'est par là (par la pénitence) qu'il nous faut obtenir cette paix que nous attendons il y a si longtemps,» etc.

Le miel ne tombe pas, comme on le lira tout à l'heure, du ciel avec la rosée; il est élaboré dans la végétation de la plante, et purifié dans l'estomac de l'abeille.

On a vu dans le premier Panégyrique de saint Gorgon plusieurs locutions qui signalent l'époque de Metz; l'auteur les a mitigées et quelquefois supprimées dans le second.

Nous avons imprimé d'après le manuscrit original, qui se trouve à la bibliothèque du séminaire de Meaux.

 

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les avoir rendus dignes d'un si grand honneur. Au reste elle ne voulait point qu'on appelât des tombeaux les lieux où elle renfermait leur sainte dépouille : elle les nommait d'un nom plus auguste les Mémoires des martyrs. Et si les tombeaux des hommes ordinaires sont des marques qu'ils ont succombé aux attaques de la mort, elle témoignait au contraire que les tombeaux des martyrs étaient des trophées qu'elle érigeait à leur nom, pour être un monument éternel (a) de la victoire qu'ils ont remportée glorieusement sur la mort.

Mais parmi tout cela les chrétiens ne croyaient point leur pouvoir rendre de plus grands respects, qu'en se les proposant pour exemple. Tout ainsi, dit saint Basile (1), que les abeilles sortent de leur ruche quand elles voient le beau temps ; et parcourant les fleurs de quelque belle campagne, s'en retournent chargées de cette douce liqueur que le ciel y verse tous les matins avec la rosée : de même aux jours illustres par la solennité des martyrs nous accourons en foule à leurs mémoires, pour y recueillir comme un don céleste l'exemple de leurs vertus.

Voilà , Messieurs, ce qui nous assemble aujourd'hui. Saint Gorgon en mourant a laissé une certaine odeur de sainteté sur la terre, que l'Eglise ne manque point de rafraîchir tous les ans : c'est là sans doute ce qui nous en est demeuré de meilleur. Nous ne pouvons pas appeler ces précieux restes les reliques de sou corps; mais nous ne nous éloignerons pas de la raison, quand nous les nommerons les reliques de sa sainteté. Conservez-les dans vos cœurs comme dans un saint reliquaire , et faites en sorte que toutes vos affections s'en ressentent. Quelle joie vous sera-ce, lorsque vous ressusciterez avec saint Gorgon, de reconnaître en cette bienheureuse entrevue les endroits de son corps que vous aurez baisés sur la terre, et les vertus que vous y aurez imitées! Je n'ai que faire de vous demander ni silence, ni attention : vous devez le silence à La majesté de ce lieu ; vous devez vos attentions au récit d'une histoire si mémorable, que je vous ferai simplement et brièvement.

 

1 Homil. XVIII, n. 1.

(a) Var. : Pour servir à la postérité d'un mémorial éternel.

 

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Monseigneur,

 

Si nous ne devions ce jour tout entier à la gloire de saint Gorgon, ou si j'étais en un lieu où je pusse vous témoigner la joie que toute la ville a reçue de votre arrivée, je vous dépeindrais si bien et avec tant de naïveté les sentiments de ce peuple qu'il a plu à Dieu de commettre à votre garde, que mes auditeurs une  pourraient s'empêcher de donner sur ce sujet à mon discours une approbation publique. Mais outre que votre vertu a paru suffisamment par vos grands emplois, et que votre science a été assez reconnue dans la plus célèbre compagnie de savants qui soit dans le monde, la dignité de cette chaire, ce temple auguste que Dieu remplit de sa gloire, ces sacrés autels où l'on va célébrer le saint sacrifice demandent de moi une telle retenue qu'il faut que je m'abstienne de dire la vérité, pour qu'il ne paroisse dans mon discours aucune apparence de flatterie. Seulement je vous dirai que l'honneur imprévu de votre présence, est pour moi une rencontre si favorable que je ne puis vous en dissimuler mon ressentiment. Vous venez d'entendre le sujet que je dois traiter devant vous : plus il est important, plus j'ai besoin des lumières d'en-haut pour le faire dignement, et d'une manière qui puisse tourner à l'édification de cet auditoire. Prosternons-nous tous ensemble devant le trône de Dieu pour lui demander sa grâce; et si nous n'osons approcher une grandeur si terrible, la sainte Vierge, que nous allons saluer par les paroles de l'ange, aura assez de bonté pour se rendre notre avocate auprès de son Fils. Ave.

Ce n'est pas sans raison que l'Apôtre nous exhorte à être toujours sous les armes (1), puisque nous apprenons par les oracles divins que notre vie est une guerre continuelle (2). L'Esprit de Dieu, que. nous avons reçu par le saint baptême, remplit nos âmes de l'idée du souverain bien, pour nous faire regarder avec mépris les mouvements éternels qui agitent la vie humaine. Mais vous le savez, Messieurs, il n'y a point de grande entreprise qui ne trouve de grands obstacles. Le monde entier s'efforce de combattre ce

 

1 Ephes., VI, 11. — 2 Job. VII, 1.

 

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dessein : Adversùm nos omnis mundus ormatur. Il orne de faux appas toutes les créatures qu'il comprend dans son enceinte, pour tâcher de nous surprendre par ce vain éclat. Que si nous sommes assez généreux pour dédaigner ses faveurs, il nous représente un grand appareil (a) de peines et de supplices pour nous émouvoir; tellement qu'il faut que le serviteur de Dieu soit également sans crainte et sans espérance en la terre, qu'il se rende de tous côtés immobile et inexorable.

Voilà donc les deux batteries que le monde dresse contre nous. Il veut l'emporter de gré ou de force : s'il ne peut se faire aimer, il tâche de se faire craindre; et quoiqu'il semble que la crainte doive avoir un effet plus prompt, j'estime néanmoins que les complaisances du monde sont pour nous plus dangereuses, parce que nous nous y trouvons engagés d'inclination. Ce qu'il nous sera facile de conclure, si nous comprenons la différence de la mort et de la crainte que saint Augustin marque si habilement en divers lieux (1).

Toute la force de la crainte consiste à retenir ou à troubler l’âme, mais de la changer il n'est pas en son pouvoir. Par exemple, si vous rencontrez des voleurs qui vous voient en état de leur résister, ou ils se retirent, ou s'ils vous abordent c'est avec beaucoup de civilité. Ils n'en sont pas pour cela ni moins voleurs, ni moins avides de carnages et de larcins; mais la crainte les oblige à dissimuler. Vous voyez donc bien qu'elle étouffe les sentiments de l’âme, mais qu'elle ne les détruit pas. Cela n'appartient qu'à l'amour; c'est lui qui pour ainsi dire tient la clef de l’âme, qui l'ouvre et qui la dilate pour y faire entrer les objets. Os nostrum patet ad vos, ô Corinthii, cor nostrum dilatatum est : « L'amour que j'ai pour vous, ô Corinthiens, ouvre ma bouche et mon cœur, » dit le grand Apôtre (2) pour leur témoigner son affection. Et c'est pour cela que, selon la doctrine du grand Apôtre, la loi ancienne qui était une loi de crainte, « a été écrite au dehors sur des tables de pierre : » Forinsecùs in tabulis lapideis, parce que la crainte n’a point d'accès au dedans de l’âme; au lieu que la loi

 

1 Serm. CLXXIX, n. 10. — 2 II Cor., VI, 11.

(a) Var. : Attirail.

 

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nouvelle est gravée dans le fond du cœur : In tabulis cordis carnalibus (1), parce que c'est la loi d'amour. Par où il appert qu'il est bien plus difficile de vaincre un mauvais amour qu'une mauvaise crainte, parce que l'amour tenant dans l’âme la place principale, il faut faire pour le chasser une plus grande révolution, et partant ceux que le monde a pris par inclination sont bien plus captifs que ceux qu'il abat par la frayeur des supplices. Ce que j'ai dû vous faire remarquer afin que vous connaissiez quelle est la nature de la guerre que le monde vous a déclarée, et combien il faut que le soldat de Jésus-Christ soit armé de tous côtés. Car du reste il importe peu à la gloire de saint Gorgon laquelle des deux entreprises est la plus difficile, puisqu'il a également triomphé du monde en l'une et en l'autre : c'est le partage de mon discours.

Et c'est là, Messieurs, ce qui a animé les puissances de la terre contre les défenseurs de la foi. Ces âmes héroïques n'ont pu plaire au monde, et le monde ne leur a pu plaire : voilà la cause de leurs contrariétés. Le monde ne leur a pas plu, c'est pourquoi ils l'ont méprisé. Ils n'ont pas plu au monde, de là vient que le monde a pris plaisir d'affliger ce qui n'était pas à lui. Et le tout est arrivé par un ordre secret de la Providence, afin d'accomplir cette parole mémorable de notre divin Sauveur : « Je ne suis pas venu pour donner la paix, mais pour allumer la guerre : » Non veni pacem mittere, sed gladium (2).

Vous voyez bien par là en quoi consiste le courage d'un véritable martyr. Je vous ai promis de vous en faire voir une idée excellente en la personne de notre Saint : c'est ce que je ferai, s'il plaît à Dieu, dans la suite de ce discours. Je m'en vais tâcher de vous mettre devant les yeux en deux points une âme héroïque, un courage inflexible, que l'espoir des grandeurs n'a point amolli, que la crainte des supplices n'a point ébranlé. Plaise seulement à cet Esprit qui souffle où il veut, de graver dans nos cœurs l'image de tant de vertus, afin que tout autant que nous sommes assemblés dans ce temple au nom du Seigneur, nous soyons tellement animés d'un si bel exemple, que nous ne vivions et ne respirions plus que pour Jésus-Christ.

 

1 II Cor., III, 3. — 2 Matth., X, 34.

 

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PREMIER POINT.

 

Saint Gorgon vivait en la Cour des empereurs Dioclétien et Maximien, et avait une charge très-considérable ;dans leur maison. Chacun sait combien l'on estime ces sortes d'emplois chez les princes, et combien les font valoir ceux qui les possèdent. Surtout quiconque a tant soit peu lu l'Histoire romaine y a pu remarquer quel crédit les empereurs donnaient ordinairement à leurs domestiques, que leurs offices appelaient plus souvent près de leurs personnes. Mais sans m'amuser à des conjectures, je n'ai qu'à vous produire le témoignage d'Eusèbe, évoque de Césarée, qui a vécu dans le siècle de notre Saint, personnage grave et recommandable à jamais pour nous avoir donné en si beau style l'histoire des premiers temps de l'Eglise. Voici donc ce qu'il dit de saint Gorgon et des compagnons de son martyre : « Ils étaient montés au suprême degré d'honneur auprès de leurs maîtres, et leur étaient chers ne plus ne moins que s'ils eussent été leurs enfants. » Voilà peu de mots, mais il ne pouvait rien dire quj peignit mieux un si grand crédit. Vous remarquez bien que ces paroles nous font entendre, non-seulement qu'ils étaient en très-bonne posture auprès de leurs maîtres, que les empereurs avoient de grands desseins pour les avancer, mais encore qu'ils avoient pour eux une tendresse très-particulière, que notre historien n'a pu exprimer qu'en disant qu'ils les aimaient comme leurs propres enfants : Iis œquè ac germani filii chari erant (1). Or ce n'est pas mon dessein de vous exagérer beaucoup leur pouvoir : je vous prie seulement de considérer quelle était l'opposition de ces deux qualités, de favoris des empereurs et de disciples de Jésus-Christ. L'une les faisait respecter partout où s'étendait l'empire romain, c'est-à-dire par tout le monde : l'autre les exposait à la risée, à la haine, aux exécrations de toute la terre. Et puisque nous sommes sur ce sujet, peut-être ne sera-t-il point hors de propos de vous dépeindre quelle était l'estime que l'on avait en ces temps du christianisme, afin que vous connaissiez mieux jusqu’à quel point Gorgon a méprisé les honneurs du monde.

 

1 Histor. Eccles., lib. VIII, cap. VI.

 

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Les chrétiens étaient à tout le monde un spectacle de mépris et de moquerie. Chacun les foulait aux pieds, et les rejetait « comme les ordures et les excréments de la terre : » Tanquàm purgamenta hujus mundi, ainsi que parle l'Apôtre ». On eût dit que les prisons n'étaient faites que pour eux, jusque-là qu'elles étaient tellement remplies de fidèles qu'il n'y avait plus de place pour les malfaiteurs, comme nous rapporte l'histoire. Aux crimes les plus énormes, les lois ont ordonné de la qualité du supplice; il n'était pas permis de passer outre. Elles ont bien voulu donner des bornes même à la justice, de peur de lâcher la bride à la cruauté. Il n'y avait que les chrétiens contre lesquels on n'appréhendait point de faillir qu'en les épargnant; il fallait donner toute licence à la barbarie , et leur arracher la vie par tout ce qu'il y peut avoir d'esprit et d'invention dans la cruauté, per atrociora ingenia pœnarum (2), dit le grave Tertullien. Quelle fureur! Mais bien plus, donner un chrétien aux bêtes farouches, c'était le divertissement ordinaire du peuple romain, quand il était las des sanglants spectacles des gladiateurs. De là ces clameurs si cruelles dont on a ouï si souvent résonner les amphithéâtres. Christiani ad bestias, Chiristiani ad bestias ! « Que l'on donne les chrétiens aux bêtes farouches! » On n'observait contre eux ni formes ni procédures. Cela était bon pour les voleurs et les meurtriers; mais pour les chrétiens, on n'avait garde d'y faire tant de façons. On les traînait aux gibets tout ainsi qu'on mènerait de pauvres agneaux à la boucherie, sans qu'ils ouvrissent la bouche ni aux plaintes ni aux murmures. C'étaient des incestes, des magiciens, des parricides qui mangeaient leurs propres enfants dans des sacrifices nocturnes. Que s'il se trouvait quelqu'un qui voulût les défendre de ces horribles reproches, on les faisait passer pour de pauvres insensés, pour des esprits faibles qui s'amusaient à de vaines superstitions; de sorte qu'on ne les excusait qu'en les chargeant de nouvelles calomnies. Et voilà, Messieurs, sans feinte et sans exagération, quelle était l'estime que l'on avait dans le monde des premiers chrétiens.

Ne vous en étonnez pas : Jésus-Christ devait être tout ensemble

 

1 I Cor., IV, 13. — 2 De Resurr. carn., n. 8.

 

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un signe de paix et un signe de contradiction. La vérité était étrangère en ce monde; il n'est pas merveille si elle n'y trouvait pas d'appui. Mais voyez par là ce que le zèle du christianisme a fait quitter à Gorgon et ce qu'il lui a fait prendre. Si on sait juger tout ce qu'il y a d'honneur en un cœur noble, combien ces reproches et cette ignominie doit-elle être insupportable aux âmes les plus communes, et bien plus encore aux hommes généreux , nourris comme notre Saint dans la Cour et dans le grand monde, qui peuvent espérer d'y faire une si belle fortune? En vérité, Messieurs, n'eussions-nous pas craint de choquer l'empereur et de faire tort à notre réputation? Nous sommes bien obligés à la Providence divine, qui nous a fait naître dans un siècle et dans un royaume où le nom de chrétien est une qualité honorable. Le peu de soin que nous avons de la gloire de notre Maître, cette lâcheté qui nous fait abandonner son service pour de si légères considérations, la limite que nous avons de nous ranger à notre devoir nous font assez connaître que nous devons à cette bonne rencontre de ce que nous ne rougissons point du christianisme. Que si nous eussions vécu dans ces premiers temps, où être chrétien c'était un crime d'Etat, nous eussions bien épargné aux tyrans la peine de nous tourmenter.

Car enfin que peut-on présumer autre chose des dérèglements de notre vie, sinon que nous n'eussions pas fait grand scrupule de renoncer au nom de chrétien, puisque nous ne craignons point de renoncer pour si peu de chose aux plus saints devoirs du christianisme? Je tremble pour moi, quand je considère à combien peu il tient que nous ne soyons infidèles. Ah! race de tant de millions de martyrs qui nous ont engendrés en Jésus-Christ par leur sang, jamais la vertu de ceux qui nous ont précédés dans la toi ne réveillera-t-elle en nos cœurs les mouvements généreux du christianisme? Jusqu'à quand porterons-nous à crédit le titre de chrétiens, pour faire blasphémer par les infidèles le saint nom qui a été invoqué sur nous? Conduite contraire aux saints martyrs, qui ayant fait profession du christianisme dans un temps où il était odieux a toute la terre, font rendu illustre par la gloire de leurs belles actions; au lieu que nous qui l'avons reçu depuis qu'il

 

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est devenu vénérable parmi tous les peuples, nous ne cessons de le déshonorer par nos lâchetés. Obsecro vos, fratres, per misericordiam Dei, ut digne ambuletis vocatione quà vocati estis (1) : « Je vous conjure, mes frères, par les entrailles de la miséricorde de Dieu, de vous conduire d'une manière convenable à votre vocation. » Relevons un peu notre courage ; osons du moins mépriser les faveurs du monde, puisque nous ne sommes plus obligés de passer par l'épreuve des tourments.

Saint Gorgon ne l'a pas eu si aisé. Ce n'a pas été tout d'avoir méprisé les grandeurs-; l'empereur lui fit payer bien cher la grâce qu'il lui avait faite de le recevoir en son amitié. Outre la haine qu'il avait généralement pour tous les chrétiens, telle qu'il quitta l'empire désespéré de n'en pouvoir éteindre la race, il était encore rongé d'un secret dépit d'avoir nourri en sa maison un ennemi de l'empire et même de lui avoir donné part de sa confidence. Il se résout donc d'en faire un exemple qui puisse donner de l'épouvante aux plus déterminés , et voici par où il commence. Il commande au saint martyr de sacrifier aux idoles ; ce qu'il refuse de faire généreusement, disant qu'il n'a garde de rendre cet honneur à un métal insensible ; pour lui, il avait appris dans l'Ecole de Jésus-Christ à adorer en esprit et en vérité un seul Dieu créateur du ciel et de la terre, dont la beauté pure ne pouvait être vue par ces yeux mortels, ni représentée sur une matière comme la nôtre. Le peuple ignorant, à qui Dieu n'avait point parlé dans le cœur de ces vérités, prit pour un blasphème cette céleste philosophie, et s'écria qu'il fallait punir l'ennemi des dieux. Là-dessus on le dépouille ; on l'élève avec, des cordes pour le faire voir à toute la ville, qui était accourue pour voir quelle serait la fin de cette aventure ; puis on le bat de verges si cruellement, qu'en peu de temps il ne resta plus en son corps aucune partie entière. Déjà le sang ruisselait de tous côtés sur la face des bourreaux : a les nerfs et les os étaient découverts ; et la peau étant toute déchirée, ce n'était plus ses membres, mais ses plaies que l'on tourmentait. » Ruptà compage viscerum, torquebantur in servo Dei non jam membra, sed vulnera (2). Cependant Gorgon, glorieux de confesser

 

1 Ephes., IV, 1. — 2 S. Cyprian., ad Martyr, et Confess., epist. VIII.

 

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par tant de bouches la vérité, se réjouit avec l'Apôtre de voir qu'il n'y a aucun endroit sur son corps où la passion de son Maître crucifié ne soit imprimée. Or il était de tous côtés tellement meurtri, et la douleur l'avait réduit en un état si pitoyable, qu'on ne pouvait lui donner un plus grand soulagement que de le laisser ainsi suspendu dans le lieu de son supplice : quelle extrémité! Et néanmoins on lui refuse cette misérable grâce. Le tyran ordonne qu'on le descende, et ce pauvre corps déchiré , à qui les plus doux onguents eussent causé des douleurs insupportables, est frotté de sel et de vinaigre. Il reçoit ce nouveau supplice comme une nouvelle grâce que Dieu lui faisait pour accomplir en lui, aussi bien qu'en Jésus-Christ, cette prophétie du Psalmiste : Super dolorem vulnerum meorum addiderunt (1) : «Ils ont ajouté sur la douleur de mes plaies. »

Mais ce n'est pas tout. La cruauté cherche de nouveaux artifices ; et si elle ne peut le vaincre par la grandeur des tourments, elle tâche au moins de l'étonner par la nouveauté. Ce sel et ce vinaigre n'ont fait que de lui éveiller l'appétit ; il lui faut pour la rassasier quelque assaisonnement plus barbare. Je vous demande un moment de patience, pour ne pas laisser notre narration imparfaite.

Le tyran fait coucher le saint martyr sur un gril de fer déjà tout rouge par la véhémence de la chaleur, qui aussitôt rétrécit ses nerfs dépouillés avec une douleur que je ne vous puis exprimer. Quel horrible spectacle ! Gorgon gisait sur un lit de charbons ardents, fondant de tous côtés par la force du feu et nourrissant de ses entrailles une flamme pâle qui le dévorait. Il s'élevait à l'entour de lui une vapeur noire que le tyran humait pour contenter son avidité. Jusqu'à tant que ne pouvant plus ni voir sa constance, ni supporter ses reproches, ni écouter les louanges qu'il donnait à Jésus-Christ d'une voix mourante, il lui fit promptement arracher le peu qui lui restait de vie, et envoya sa belle âme jouir à jamais des embrassements de son bien-aimé. Voilà, Messieurs, quelle a été la fin de notre Martyr, qui a méprisé le monde dans ses promesses et dans ses menaces, dans ses délices et dans ses

 

1 Psal. LXVIII, 27.

 

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tourments, laissant par sa mort un reproche éternel à la mollesse et au peu de foi de ces derniers siècles.

Après cela que me reste-t-il autre chose, sinon de conclure par ces paroles qui ont fait l'ouverture de mon discours, de vous dire avec l'Apôtre : Quorum intuentes exitum, imitamini fidem ? Vous avez vu en esprit comment la constance de Gorgon a duré jusqu'à la mort, dont il a goûté à longs traits toute l’amertume, reste maintenant que vous imitiez sa foi, cette foi ardente qui lui a fait préférer à tous les honneurs l'opprobre de Jésus-Christ, et a rendu son esprit entier et inébranlable pendant que son corps s'en allait pièce à pièce comme une vieille masure.

 

SECOND  POINT.

 

Que si après avoir vu quelles impressions la douleur a faites sur son corps, vous êtes mus d'une louable curiosité de savoir ce que Dieu opérait invisiblement dans son âme et d'où lui venait parmi une telle agitation une si grande tranquillité; en un mot si vous désirez connaître quelles étaient les pensées dont s'entretenait un chrétien souffrant, je vous les dirai en peu de mots, pour votre édification, telles que nous les apprend la théologie.

Premièrement les martyrs n'étaient point de ces âmes basses qui se croient incontinent délaissées de Dieu, sitôt qu'elles ressentent quelque affliction ; au contraire, rien n'affermissait si bien leurs espérances que la considération de leurs supplices. Car « c'est la tribulation qui produit la souffrance, et la souffrance fait l'épreuve (1), » comme dit l'Apôtre. Or il est tout évident que quand on prend quelqu'un pour en faire épreuve, c'est signe que l'on a dessein de s'en servir. Ainsi les martyrs, à qui Dieu avait appris sa conduite, se persuadaient par une souffrance très-salutaire que Dieu les réservait à quelque chose de grand, puisqu'il voulait bien avoir la bonté de les éprouver. Et c'est à mon avis pourquoi l'Apôtre ajoute que « l'épreuve fait l'espérance : » Probatio verà spem.

Saint Cyprien, dans le livre qu'il a fait de l'Exhortation des Martyrs, nous en fournit encore cette belle raison : Notre-Seigneur

 

1 Rom., V, 41.

 

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prophétise en divers endroits que la vie de ceux qui écouteront sa parole sera continuellement traversée; mais aussi il leur promet après leurs travaux un soulagement éternel (1). Et voyez comme le Saint-Esprit se sert de toutes choses pour relever nos courages : il nous fait entendre par un discours digne de lui que Dieu, dont on ne peut compter les miséricordes, n'est pas moins fidèle dans les biens que dans les maux, et que l'accomplissement de la moitié de la prophétie leur est un témoignage indubitable de la vérité de l'autre. Tellement qu'ils prenaient leur disgrâce présente pour un gage certain de leur future félicité ; et mesurant leurs consolations à venir par leurs peines, ils croyaient qu'elles ne leur étaient pas tant envoyées pour les tourmenter dans le temps que pour leur donner de nouvelles assurances d'un bonheur sans fin.

Ces pensées ne sont-elles pas pleines d'une grande consolation? Mais leur esprit nourri depuis longtemps de la Parole, leur en faisait concevoir de bien plus sublimes. Comme ils ne jugeaient pas des choses par l'extérieur, ils considéraient que l'homme n'était pas ce qu'il nous paraît ; mais que Dieu, pour le former, avait fait sortir de sa bouche un esprit de vie qu'il avait caché comme un trésor céleste dans cette masse du corps; que cet esprit, bien qu'il fût d'une race divine, comme le dit si bien l'Apôtre au milieu de l'Aréopage (2), bien qu'il portât imprimé sur soi l'image de son Créateur, était néanmoins accablé d'un amas île pourriture où il contractait par nécessité quelque chose de mortel et de terrestre, dégénérant de la pureté de son origine. Dans cette pensée il croyait que les tourments ne faisaient qu'en détacher ce qu'il y avait d'étranger, « tout ainsi que le feu sépare de l'or ce qui s'y mêle d'impur, » tanquàm aurum in fornace (3). On eût dit à les voir qu'à mesure qu'on leur emportait quelques lambeaux de leur chair, leur âme s'en serait trouvée beaucoup allégée, comme si on les eût déchargés d'un pesant fardeau; et ils espéraient qu'à force d arracher leur chair pièce après pièce, elle resterait toute pure et toute céleste, et en cet état serait présentée au nom de Jésus-Christ devant le trône de Dieu.

 

1 De exhort. Martyr. — 2 Act., XVII, 29. — 3 Sapient., III, 6.

 

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Dans ces considérations vous les eussiez vus, d'un cœur brûlant de charité, s'animer eux-mêmes contre leurs supplices. Tantôt ils se plaignaient de ce qu'ils étaient trop lents, ne souhaitant rien tant que de voir bientôt abattue cette masure ruineuse de leur corps qui les séparait de leur Maître, et s'écriant avec l'Apôtre : Cupio dissolvi et esse cum Christo (1). Tantôt ravis d'une certaine douceur que ressentent les grands courages à souffrir pour ce qu'ils aiment, ils se réjouissaient de se voir enveloppés d'une chair mortelle qui put fournir matière à la cruauté. De tels et semblables discours consolaient les martyrs en attendant avec patience qu'il plût à Dieu de les appeler à soi ; et saint Gorgon sut si bien prendre ces sentiments de ceux qu'il avait vus, qu'il devint lui-même à la postérité un exemple signalé.

C'est vous particulièrement, Messieurs, que cet exemple regarde, puisque vous avez pris saint Gorgon pour votre patron. Vous n'êtes pas obligés de souffrir les mêmes peines; mais comme vous participez à la même foi, vous devez entrer dans les mêmes sentiments. Il faut que votre paroisse illustre par tant de raisons, mais surtout pour être sous la protection d'un si grand martyr, se rende encore plus illustre en imitant sa foi, après avoir considéré sa mort si attentivement : Quorum intuentes exitum, imitamini fidem. C'est par où je m'en vais conclure.

Or il en est des martyrs comme d'un excellent original, dont chaque peintre cherche de copier quelque trait pour embellir son ouvrage. Nous voyons dans leur vie la vie de notre Sauveur si bien exprimée, qu'il n'y a presque rien qui ne nous y doive servir d'exemple. Mais dans un si grand éclat de vertus, il nous faut choisir celles qui nous sont plus nécessaires dans les occurrences où nous nous trouvons.

Martyr et témoin, c'est la même chose. On appelle martyrs de Jésus-Christ ceux qui souffrant pour la foi, en ont témoigné la vérité par leurs souffrances et l'ont signée de leur sang. Maintenant il n'y a plus de tyrans qui nous persécutent; mais nous sommes instruits par l'Evangile que Dieu qui est notre Père, distribue à ses enfants les biens et les maux selon les conseils de sa

 

1 Phil., I, 23.

 

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Providence (1). Ainsi quand nous sommes affligés, si nous prenons nos afflictions de la main de Dieu avec humilité, ne témoignons-nous pas par cette déférence qu'il y a une Intelligence première et universelle, qui par des raisons occultes, mais équitables, fait notre bonne ou notre mauvaise fortune ? Et cela qu'est-ce autre chose, sinon être les témoins et les martyrs de la Providence ?

Messieurs, nous vivons dans un temps et dans une ville où nous avons sujet de mériter cet honneur. Il y a près de vingt ans qu'elle porte quasi tout le fardeau de la guerre ; sa situation trop importante semble ne lui avoir servi que pour l'exposer en proie : Diripuerunt eam omnes transeuntes viam (2). Et comme si ce n'était pas assez de tant de misères, Dieu en cette année ayant trompé l'espérance de nos moissons, a mis la stérilité dans la terre. Car il ne faut point douter que tous ces maux ne soient arrivés par son ordre. Il punit par la guerre celle que nous lui faisons tous les jours. La terre nous refuse par son commandement le fruit de nos travaux, parce que nos âmes ne lui en rapportent point, bien qu'il les ait si soigneusement cultivées. Ah ! Messieurs, humilions-nous sous la puissante main de Dieu, de peur qu'après avoir tout perdu, nous ne perdions encore le fruit de l'affliction que nos maux nous apportent, au lieu de la faire profiter à notre salut.

Il ne faut point flatter. Nous voyons assez de personnes qui plaignent les malheurs du temps; le Ciel ne nous a fait encore que les premières menaces ; et déjà le pauvre tâche d'amasser de quoi vivre par des tromperies, se défiant de la Providence, pendant que le riche prépare ses greniers pour engloutir la nourriture du pauvre, qu'il lui fera acheter bien cher dans son indigence. Les plus sages pensent à pourvoir à la nécessité du pays ; leur zèle est louable, mais nous n'avançons rien par ces soins. S’il est  vrai que Dieu soit irrité contre nous, comme il nous le fait paraître par les fléaux qu'il nous envoie, pensons-nous pouvoir arrêter le torrent de sa colère? Si tu montes jusqu'au ciel, dit le Seigneur, je t'en arracherai, et ma colère t'ira trouver jusqu'au plus profond des abîmes (3). Il faut aller a la source du mal,

 

1 Matth., V, 45. — 2 Psal. LXXXVIII, 42. —  3 Abd., 4.

 

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puisqu'aussi bien nos prévoyances toujours incertaines ne peuvent rien contre ses ordres inévitables.

Que si reconnaissant nos péchés, nous confessons qu'ils ont justement attiré son indignation sur nos têtes, qu'attendons-nous à faire pénitence? Que ne prévenons-nous sa fureur par un sacrifice de larmes? Que ne mettons-nous fin au long désordre de notre vie? Que ne rachetons-nous nos iniquités par nos aumônes, ouvrant nos cœurs sur la misère du pauvre? Ah! Seigneur , nous vous avons grandement offensé, nous ne sommes pas dignes d'être appelés vos enfants ; détournez votre colère de dessus nous, de peur que nous ne disparaissions devant votre face comme la poudre qui est emportée par un tourbillon. Nous vous en prions par Jésus-Christ votre Fils, qui s'est offert pour nous en odeur de suavité.

C'est ainsi, Messieurs, qu'il nous faut fléchir sa miséricorde ; c'est par là qu'il nous faut obtenir cette paix que nous attendons il y a si longtemps. Il semble à tout coup que Dieu nous la veut donner; et si elle a été retardée, ne l'attribuons à aucune raison humaine, c'est lui qui attend de nous les derniers devoirs. Elle semble prête à descendre vers nous, on dirait qu'il y dispose les choses ; arrachons-la-lui par la ferveur de nos prières ; et surtout si nous voulons qu'il nous fasse miséricorde, ayons compassion de nos pauvres frères, que la misère du temps réduira peut-être à d'étranges extrémités. Ainsi puissions-nous recevoir abondamment les faveurs du Ciel ; que Dieu rende le premier lustre à cette ville autrefois si florissante ; qu'il rétablisse les campagnes désolées; qu'il fasse revivre partout aux environs le repos et la douceur d'une paix bien affermie ; et pour établir une concorde éternelle entre les citoyens, qu'il ramène à l'union de la sainte Eglise ceux qui s'en sont séparés par le prétexte d'une réformation sans effet, afin que les forces du christianisme étant réunies, nous chantions d'une même voix les grandeurs de notre Dieu et les bontés de notre Sauveur Jésus-Christ, par qui nous espérons, etc. Amen.

 

 

 

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