Nicolas Cornet
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Académie Française

 

ORAISON FUNÈBRE
DE
MESSIRE NICOLAS CORNET,
GRAND MAITRE DU COLLÈGE DE NAVARRE.

 

Oraison Funèbre

REMARQUES HISTORIQUES.

 

Nicolas Cornet vit le jour à Amiens, le 12 octobre 1592. Son père, seigneur d'Hunval, de Coupel et de l'Angle, présida lui-même à son éducation; et sa mère, femme pleine de mérite, lui inspira de bonne heure les sentiments de la piété chrétienne, particulièrement la dévotion à la sainte Vierge. Ses cinq frères, dont il était l'aîné, se consacrèrent au service de Dieu dans la vie religieuse (1).

Après ses premières études, il entra comme novice chez les Jésuites, et s'y fortifia dans la langue de Rome et dans celle d'Athènes, ù tel point qu'il les partait l'une et l'autre avec une égale perfection. Sa santé ne put se soutenir dans l'institut de saint Ignace; il le quitta malgré l'estime et l'affection qu'il lui avait données pour toujours.

Il vint étudier la théologie en Sorbonne, et reçut le grade de docteur en 1626. Après avoir été doyen de Saint-Thomas du Louvre, prieur de Notre-Dame de Vouvant en Poitou, prieur de Vielarsi près de Soissons, il fut nommé grand maître du collège de Navarre et syndic de la Faculté de théologie. Il remplit les devoirs de cette double charge avec autant de zèle et de désintéressement que de science et d'habileté. Parmi les professeurs qu'il sut gagner au collège de Navarre, il suffît de

 

1 Eloge de Nicolas Cornet, par son neveu Charles-François Cornet, seigneur de Coupel, etc., avocat au bailliage d'Amiens. Après l’Oraison funèbre, publiée à Amsterdam, en 1698.

 

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nommer Guischard, le Feuvre, du Saussoy, Nicolas Mercier. Sous des maîtres aussi distingués, les disciples avançaient rapidement dans la voie des connaissances humaines, et remportaient de brillants succès devant la Sorbonne. C'est à ce foyer de lumière que Bossuet vint éclairer sa jeune intelligence, c'est sous la direction de Nicolas Cornet qu'il étudia la science divine; comme il le dit lui-même dans une langue immortelle, il trouva dans ce savant modeste un maître qui « cultiva son esprit avec une bonté paternelle, » un homme de goût qui « fut longtemps le censeur et l'arbitre de ses discours; » que dirai-je encore ? « un trésor inépuisable de sages conseils, de bonne foi, de sincérité, d'amitié constante et inviolable. »

Tant de sagesse et tant de vertu commandait la confiance. Le cardinal de Richelieu pria Nicolas Cornet d'être son confesseur ; soit modestie, soit délicatesse de conscience, le saint prêtre refusa. Il entra néanmoins dans le conseil du ministre, et l'aida dans la composition de ses ouvrages ; c'est a lui qu'on attribue la préface de la Méthode des Controverses, le meilleur ou le moins mauvais écrit du prélat. En même temps les théologiens et les évêques consultaient de toutes parts « ce docteur de l'ancienne marque, de l'ancienne simplicité, de l'ancienne probité, » comme l'appelle Bossuet; et l'on révérait ses réponses comme on avait autrefois révéré les avis de Gerson, de Pierre d'Ailly, de Henri de Gand. Louis XIII, Louis XIV et la reine-mère lui offrirent des abbayes, des prélatines, même le siège primatial de Bourges; il opposa constamment à ces offres des refus que les plus vives instances ne purent vaincre. Aussi bien qu'avait-il besoin de nouveaux revenus? Son bénéfice de douze cents livres suffisait, non-seulement à son entretien, mais a de grandes aumônes. On verra, dans l'Oraison funèbre, un acte qui honore l'extrême délicatesse de sa probité.

Cependant les questions de la grâce et du libre arbitre agitaient vivement les esprits. Le vigilant syndic, chargé de veiller au dépôt de la saine doctrine, avait souvent remarqué, dans les thèses des bacheliers, des nouveautés contraires à l'enseignement de l'Eglise; il les avait effacées cent fois, et cent fois elles s'étaient reproduites plus ou moins déguisées sous des formes variées ; pour tarir le mal dans sa source, il les soumit à la Sorbonne dans cinq propositions tirées d'un livre que Jansénius, évêque d'Ypres, venait de publier en Hollande sous le titre de l’Augustinus. Ces propositions furent censurées par la Sorbonne, et bientôt après condamnées comme hérétiques par le Saint-Siège. De ce jour, tout le zèle des jansénistes se tourna contre le docteur charitable qui avait cherché pour le salut de ses frères la lumière dans les ténèbres, le port au milieu de la tempête; les plus modérés dirent qu'il protégeait les Jésuites, et dérobait leurs ouvrages à la censure; qu'il accordait une injuste préférence aux religieux mendiants, et s'efforçait

 

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de les introduire comme docteurs dans les conseils de la Sorbonne; en un mot, qu'il favorisait l'ultramontanisme aux dépens des libertés de l'Eglise gallicane; les chefs du parti firent plus encore : Arnauld, par exemple, l'accusa d'avoir altéré les décisions de la Sorbonne, corrompu les ouvrages de ses adversaires et falsifié les écrits des saints Pères (1). Déforis reproduit avec complaisance toutes ces accusations (2). Nous ne les réfuterons pas; car les calomnies répandues contre les défenseurs de la vérité sont autant de couronnes, comme s'exprime Bossuet dans une autre circonstance.

Au milieu de ces luttes et de ces combats, après tant de fatigues et tant de travaux, Nicolas Cornet sentait le fardeau de sa charge s'appesantir sur ses épaules; il offrit a Bossuet la direction du collège de Navarre, Bossuet ne put se rendre aux prières de son maitre vénéré ; l'amour de la science l'engagea de se retirer dans la solitude, à Metz, pour continuer l'étude de l'Ecriture sainte, des Pères, de la théologie (3).

Ainsi Nicolas Cornet servit la cause des lettres, de la science et de la religion. Il mourut le 18 avril 1663, âgé de soixante-onze ans. Selon son vœu formellement exprimé par acte testamentaire, il fut enterré dans l'église de Navarre, à l’endroit le plus obscur, au milieu de la nef, près de la porte (4).

 

Bossuet prononça son Oraison funèbre le 21 juin 1663. On vit se presser autour de la chaire sacrée, non-seulement les nombreux amis du défunt, les docteurs de la. Faculté de théologie, les sommités de la science et les membres les plus distingués de la magistrature, mais un grand nombre de prélats dont la plupart avoient fait leurs études au collège de Navarre, l'évêque de Lisieux, celui du Puy, ceux de Bennes, de Lavaur, de Valence, de Laon, de Chartres, d'Amiens, de Soissons, de Châlons-sur-Marne et l'archevêque de Paris. La Mothe-Houdancourt, ancien évêque de Rennes, nommé grand proviseur de Navarre, officia pontificalement.

On a remarqué les deux dates qui viennent d'être indiquées, celle de la mort de Nicolas Cornet, 18 avril 1663, et celle de son oraison

 

1 Considérations sur l'entreprise faite par M. N. Cornet, syndic, etc. — 2  Œuvres de Bossuet, édition d'Antoine Boudet, 1778, vol. VIII, p. 587-594. — 3 Déforis donne un autre motif à sa conduite ; il dit : Bossuet « regarda le projet de Nicolas Cornet comme inspiré plutôt par la rivalité et la vanité que par des motifs de religion (Œuvres de Bossuet, ubi supra, p. 594). » Ce n'était donc pas assez pour le religieux des Blancs-Manteaux d'avoir reproduit toutes les calomnie? des jansénistes contre Nicolas Cornet; il fait accuser ses intentions par son disciple le plus fidèle et le plus dévoué. — 4  Epitaphe du Nicolas Cornet, après l'Oraison funèbre, publiée à Amsterdam.

 

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funèbre, 27 juin 1663 : ces deux dates sont certaines (1). Bossuet eut donc plus de deux mois, juste soixante-dix jours pour préparer le discours funèbre. Néanmoins dom Déforis et le cardinal de Bausset, rapprochant le service religieux du décès, voudraient nous faire accroire qu'il n'eut que neuf jours. Ces auteurs s'efforcent partout d'affaiblir l'autorité dé notre discours : on verra bientôt pourquoi. Continuons.

L’Oraison funèbre de Nicolas Cornet fut publiée en 1698 à Amsterdam, chez Henry Wetstein, par Charles-François Cornet, seigneur de Coupel, avocat du roi au bailliage d'Amiens, neveu du défunt. Outre l'Oraison funèbre, l'opuscule renferme un éloge du grand maître par son neveu, et plusieurs pièces en vers latins qui furent lues par les élèves du collège après la cérémonie religieuse. Dès le premier jour, l'authenticité de cette publication fut reconnue d'une voix unanime par tous ceux qu'elle intéressait directement : et par Bossuet, alors évêque de Meaux, qui ne fit aucune réclamation ; et par la maison de Navarre, qui communiqua sans doute le manuscrit à l'éditeur, avec les pièces latines dont nous venons de parler ; et par les parents de Nicolas Cornet, aussi nombreux qu'estimés en Picardie, qui remplissaient des charges importantes dans l'armée, dans la magistrature et dans l'Eglise. Le Journal des Savants, rédigé par des hommes graves, amis de Bossuet, lui attribua sans aucune hésitation l'Oraison funèbre qui venait de paraître (2) ; et dans la première moitié du XVIIIe siècle, les éditeurs les plus habiles, l'abbé Perau et l'abbé Leroi, la réimprimèrent parmi ses œuvres, comme sortant de sa plume.

Mais Bossuet réprouve, dans l'éloge funèbre du grand maître de Navarre , ces moralistes chagrins, « qui trouvent partout des crimes et accablent la faiblesse humaine en ajoutant au joug que Dieu nous impose ; » il flétrit « les docteurs indignes de ce nom, qui traînent toujours l'enfer après eux et ne fulminent que des anathèmes :» les jansénistes devaient révoquer en doute l'authenticité d'un écrit qui les condamne. Déforis dit : « Le discours que fit M. Bossuet, était très-différent de celui qu'on a imprimé en 1698. Le secrétaire du prélat nous atteste dans son Journal que lorsque cette oraison funèbre parut, il dit que ce n'était pas là son discours, et qu'il ne se reconnaissait point dans cette pièce. Pour peu qu'on l'examine avec des yeux non prévenus, on conviendra aisément qu'il n'est en effet point digne de ce grand homme , ni quant au fond, ni quant à la forme. Aussi M. Bossuet ne l'a-t-il point inséré dans le recueil qu'il a donné lui-même de ses Oraisons funèbres en 1699, un an après la publication de celle de Cornet, que ses parents firent imprimer en Hollande (3). » Ces raisonnements

 

1 Eloge de Nic. Corn., après l'Oraison funèbre, édit. d'Amsterdam. — 2 Journ. des Sav., 1er septembre 1698. — 3 Œuvres de Bossuet, édition d'Antoine Boudet, vol. VIII, p. 504.

 

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ne reposent que sur des méprises. D'abord rien ne nous oblige d'admettre ici le témoignage de l'abbé Ledieu; car il se trompe presque toutes les fois qu'il parle des œuvres oratoires de Bossuet, parce qu'il ne pouvait en parler que d'après des rapports fondés sur des souvenirs vagues, confus, remontant à trente années dans le passé. D'ailleurs il ne dit rien dans son Journal de l'oraison funèbre, et nulle part il n'en dit tout ce qu'on lui fait dire. Il n'a écrit que trois mots sur ce discours; les voici : « L'auteur ne s'y est pas reconnu (1). » Quand nous admettrions le fait, qu'aurait-il de surprenant? Il y avait trente-cinq ans que Bossuet avait prononcé, le panégyrique de Cornet, quand il parut en Hollande : ne pouvait-il pas en avoir oublié les raisonnements, les phrases, les mots? Ensuite le lecteur le trouvera digne de Bossuet, et quant au fond, et quant à la forme : « On y reconnaît, dit un juge compétent, la touche mâle et ferme du grand orateur (2); » on reconnaît cette touche inimitable surtout dans les passages qui condamnent les jansénistes. Enfin pourquoi Bossuet n'a-t-il pas publié l'éloge funèbre de Cornet dans le Recueil de 1699 ? Parce que ce Recueil n'était pas une nouvelle édition, mais tout simplement l'édition de 1689 ; on ne changea que le frontispice, mettant chez « Grégoire Dupuis » au lieu de « chez Marbre-Cramoisy. » Le Recueil de 1699 ne renferme ni l'Oraison funèbre du P. Bourgoing, ni celle de Mlle Yolande de Monterby, ni celle de Henri de Gornay; ces œuvres oratoires sont-elles donc apocryphes?

Au lieu d'attaquer l'Oraison funèbre publiée par le neveu de Cornet, Déforis et ses copistes auraient mieux fait de la reproduire fidèlement. Ils disent, par exemple : « Docteur de l'ancienne marque,... incapable d'être surpris des détours des intérêts humains [de se prêter] aux inventions de la chair et du sang (3) ; pour : « .. D'être surpris des détours des intérêts humains, aux inventions de la chair et du sang. »—« Certes, je ne vois rien dans le monde qui soit plus à charge à l'Eglise que ces esprits vainement subtils, qui réduisent (4);...»pour : «Certes, je ne vois rien dans le monde qui soit plus à charge à l'Eglise. Vainement subtils ceux qui ... » — « Selon le précepte de l'Apôtre (5); » pour : « Selon le principe de l'Apôtre. » — « Connaissance exquise (6); » pour : « Exquise connaissance. » Nous ne relevons ni les sens faussés par la ponctuation, ni plusieurs transpositions de mots, ni d'autres fautes : la liste en serait trop longue.

 

1 Mémoires, 1663. — 2 Recherches bibliographiques sur le Télémaque, les  Oraisons funèbres de Bossuet et le Discours sur l'Histoire universelle (par l'abbé Caron, directeur au Séminaire de Saint-Sulpice). — 3 Edition de Versailles, vol. XVII, p. 619. Tontes les fautes que nous signalons dans l'édition de Lebel se trouvent dans toutes les autres, sans en excepter aucune. — 4 Ibid., p. 620. — 5 Ibid., p. 629.— 6 Ibid., p. 631.

 

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ORAISON FUNÈBRE
DE
MESSIRE   NICOLAS   CORNET.

 

Simile est regnum cœlorum thesauro abscondito.

Le royaume des cieux est semblable à un trésor caché. Matth., XIII, 44.

 

Ceux qui ont vécu dans les dignités et dans les places relevées, ne sont pas les seuls d'entre les mortels dont la mémoire doit être honorée par des éloges publics. Avoir mérité les dignités et les avoir refusées, c'est une nouvelle espèce de dignité qui mérite d'être célébrée par toutes sortes d'honneurs; et comme l'univers n'a rien de plus grand que les grands hommes modestes, c'est principalement en leur faveur, et pour conserver leurs vertus, qu'il faut épuiser toutes sortes de louanges. Ainsi l'on ne doit pas s'étonner si cette maison royale ordonne un panégyrique à M. Nicolas Cornet, son Grand Maître, qu'elle aurait vu élevé aux premiers rangs de l'Eglise si, juste en toutes autres choses, il ne s'était opposé en cette seule rencontre à la justice de nos Rois. Elle doit ce témoignage à sa vertu, cette reconnaissance à ses soins, cette gloire publique à sa modestie; et étant si fort affligée par la perte d'un si grand homme, elle ne peut pas négliger le seul avantage qui lui revient de sa mort, qui est la liberté de le louer. Car comme, tant qu'il a vécu sur la terre, la seule autorité de sa modestie supprimait les marques d'estime qu'elle eût voulu rendre aussi solennelles que son mérite était extraordinaire ; maintenant qu'il lui est permis d'annoncer hautement ce qu'elle a connu de si près, elle ne peut manquer à ses devoirs particuliers, ni envier au public l'exemple d'une vie si réglée. Et moi (si toutefois vous me permettez de dire un mot de moi-même) ; moi, dis-je, qui ai trouvé en ce personnage, avec tant d'autres rares qualités, un trésor inépuisable de sages conseils, de bonne foi, de sincérité,

 

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d'amitié constante et inviolable, puis-je lui refuser quelques fruits d'un esprit qu'il a cultivé avec une bonté paternelle dès sa première jeunesse, ou lui dénier quelque part dans mes discours, après qu'il en a été si souvent et le censeur et l'arbitre? Il est donc juste, Messieurs, puisqu'on a bien voulu employer ma voix, que je rende comme je pourrai à ce collège royal son Grand Maître, aux maisons religieuses leur père et leur protecteur, à la Faculté de théologie l'une de ses plus vives lumières, et celui de tous ses enfants qui peut-être a autant soutenu [qu'aucun] cette ancienne réputation de doctrine et d'intégrité, qu'elle s'est acquise par toute la terre ; enfin à toute l'Eglise et à notre siècle l'un de ses plus grands ornements.

Sortez, grand homme, de ce tombeau; aussi bien y êtes-vous descendu trop tôt pour nous : sortez, dis-je, de ce tombeau que vous avez choisi inutilement dans la place la plus obscure et la plus négligée de cette nef. Votre modestie vous a trompé aussi bien que tant de saints hommes, qui ont cru qu'ils se cacheraient éternellement en se jetant dans les places les plus inconnues. Nous ne voulons pas vous laisser jouir de cette noble obscurité que vous avez tant aimée; nous allons produire au grand jour, malgré votre humilité, tout ce trésor de vos grâces, d'autant plus riche qu'il est plus caché. Car, Messieurs, vous n'ignorez pas que l'artifice le plus ordinaire de la Sagesse céleste est de cacher ses ouvrages , et que le dessein de couvrir ce qu'elle a de plus précieux est ce qui lui fait déployer une si grande variété de conseils profonds. Ainsi toute la gloire de cet homme illustre , dont je dois aujourd'hui prononcer l'éloge, c'est d'avoir été un trésor caché ; et je ne le louerai pas selon ses mérites, si non content de vous faire part de tant de lumières, de tant de grandeurs, de tant de grâces du divin Esprit, dont nous découvrons en lui un si bel amas, je ne vous montre encore un si bel artifice par lequel il s'est efforcé de cacher au monde toutes ses richesses.

Vous verrez donc Nicolas Cornet, trésor public et trésor caché; plein de lumières célestes et couvert autant qu'il a pu de nuages épais, illuminant l'Eglise par sa doctrine et ne voulant lui faire savoir que sa seule soumission ; plus illustre sans comparaison

 

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par le désir de cacher toutes ses vertus, que par le soin de les acquérir et la gloire de les posséder. Enfin pour réduire ce discours à quelque méthode, et vous déduire per ordre les mystères qui sont compris dans ce mot évangélique de trésor caché, vous verrez, Messieurs, dans te premier point de ce discours, les richesses immenses et inestimables qui sont renfermées dans ce trésor ; et vous admirerez dans le second l'enveloppe mystérieuse et plus riche que le trésor même, dans laquelle il nous l'a caché. Voilà l'exemple que je vous propose; voilà le témoignage saint et véritable que je rendrai aujourd'hui devant les autels, au mérite d'un si grand homme. J'en prends à témoin ce grand Prélat, sous la conduite duquel cette grande maison portera sa réputation. Il a voulu paraître à l'autel, il a voulu offrir à Dieu son sacrifice pour lui. C'est ce grand prélat que je prends à témoin de ce que je vais dire; et je m'assure, Messieurs, que vous ne me refuserez pas vos attentions.

 

Ce que Jésus-Christ Notre-Seigneur a été naturellement et par excellence, il veut bien que ses serviteurs le soient par écoulement de lui-même et par effusion de sa grâce. S'il est Docteur du monde, ses ministres en font la fonction ; et comme en qualité de Docteur du monde, «en lui, dit l'Apôtre, ont été cachés les trésors de science et de sagesse (1) : » ainsi il a établi des docteurs, qu'il a remplis de grâce, et de vérité, pour en enrichir ses fidèles ; et ces docteurs, illuminés par son Saint-Esprit, sont les véritables trésors de l'Eglise universelle.

En effet, chrétiens, lorsque la Faculté de théologie est et a été si souvent consultée en corps, et que ses docteurs particuliers le sont tous les jours touchant le devoir de la conscience : n'est-ce pas un témoignage authentique, qu'autant qu'elle a de docteurs, autant devrait-elle avoir de trésors publics, d'où l'on puisse tirer, selon les besoins et les occurrences différentes, de quoi relever les faibles, confirmer les forts, instruire les simples et les ignorants, confondre et réprimer les opiniâtres? Personne ne peut ignorer que ce saint homme dont nous parlons, ne se soit très-dignement acquitté d'un si divin ministère : ses conseils étaient droits, ses

 

1 Coloss., II,3.

 

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sentiments purs, ses réflexions efficaces, sa fermeté invincible. C'était un docteur de l'ancienne marque, de l'ancienne simplicité, de l'ancienne probité; également élevé au-dessus de la flatterie et de la crainte, incapable de céder aux vaines excuses des pécheurs, d'être surpris des détours des intérêts humains, aux inventions de la chair et du sang ; et comme c'est en ceci que consiste principalement l'exercice des docteurs, permettez-moi, chrétiens, de reprendre ici d'un plus haut principe la règle de cette conduite.

Deux maladies dangereuses ont affligé en nos jours le corps de l'Eglise : il a pris à quelques docteurs une malheureuse et inhumaine complaisance, une pitié meurtrière, qui leur a fait porter des coussins sous les coudes des pécheurs, chercher des couvertures à leurs passions, pour condescendre à leur vanité et flatter leur ignorance affectée. Quelques autres, non moins extrêmes, ont tenu les consciences captives sous des rigueurs très-injustes : ils ne peuvent supporter aucune faiblesse, ils traînent toujours l'enfer après eux et ne fulminent que des anathèmes. L'ennemi de notre salut se sert également des uns et des autres, employant la facilité de ceux-là pour rendre le vice aimable, et la sévérité de ceux-ci pour rendre la vertu odieuse. Quels excès terribles, et quelles armes opposées! Aveugles enfants d'Adam, que le désir de savoir a précipités dans un abîme d'ignorance, ne trouverez-vous jamais la médiocrité, où la justice, où la vérité, où la droite raison a posé son trône?

Certes je ne vois rien dans le monde qui soit plus à charge à l'Eglise. Vainement subtils ceux qui réduisent tout l'Evangile en problèmes, qui forment des incidents sur l'exécution de ses préceptes, qui fatiguent les casuistes par des consultations infinies; ceux-là ne travaillent, en vérité, qu'à nous envelopper la règle des mœurs : « Ce sont des hommes, dit saint Augustin, qui se tourmentent beaucoup pour ne pas trouver ce qu'ils cherchent : » Nihil laborant, nisi non invenire quod quœrunt; « et, comme dit le même Saint, qui tournant s'enveloppent eux-mêmes dans les ombres de leurs propres ténèbres (1) ; » c'est-à-dire dans leur ignorance

 

1 De Genes., cont. Munich., lib. II, cap. II.

 

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et dans leurs erreurs, et s'en font une couverture. Mais plus malheureux encore les docteurs indignes de ce nom, qui adhèrent à leurs sentiments, et donnent poids à leur folie. « Ce sont des astres errants (1), » comme parle l'apôtre saint Jude, qui pour n'être pas assez attachés à la route immuable de la vérité, gauchissent et se détournent au gré des vanités, des intérêts et des passions humaines. Ils confondent le ciel et la terre; ils mêlent Jésus-Christ avec Déliai; ils cousent l'étoffe vieille avec la neuve, contre l'ordonnance expresse de l'Evangile (2), des lambeaux de mondanité avec la pourpre royale : mélange indigne de la piété chrétienne ; union monstrueuse, qui déshonore la vérité, la simplicité, la pureté incorruptible du christianisme.

Mais que dirai-je de ceux qui détruisent par un autre excès l'esprit de la piété, qui trouvent partout des crimes nouveaux et accablent la faiblesse humaine en ajoutant au joug que Dieu nous impose? Qui ne voit que cette rigueur enfle la présomption, nourrit le dédain, entretient un chagrin superbe et un esprit de fastueuse singularité, fait paraître la vertu trop pesante, l'Evangile excessif, le christianisme impossible? O faiblesse et légèreté de l'esprit humain, sans point, sans consistance, seras-tu toujours le jouet des extrémités opposées? Ceux qui sont doux deviennent trop lâches; ceux qui sont fermes deviennent trop durs. Accordez-vous, ô docteurs; et il vous sera bien aisé, pourvu que vous écoutiez le Docteur céleste : « Son joug est doux, nous dit-il, et son fardeau est léger (3). » « Voyez, dit saint Chrysostome, le tempérament : il ne dit pas simplement que son Evangile soit ou pesant ou léger; mais il joint l'un et l'autre ensemble, afin que nous entendions que ce bon Maître ni ne nous décharge ni ne nous accable; et que, si son autorité veut assujettir nos esprits, sa bonté veut en même temps ménager nos forces. »

Vous donc, docteurs relâchés, puisque l'Evangile est un joug, ne le rendez pas si facile, de peur que si vous êtes chargés de sou poids, vos passions indomptées ne le secouent trop facilement; et qu'ayant rejeté le joug, nous ne marchions indociles, superbes,

 

1 Jud., 13. — 2 Marc., II, 21. — 3 Matth., XI, 30. — 4 In Matth., hom. XXXVIII, n. 3.

 

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indisciplinés, au gré de nos désirs impétueux. Vous aussi, docteurs trop austères, puisque l'Evangile doit être léger, n'entreprenez pas d'accroître son poids; n'y ajoutez rien de vous-mêmes ou par faste, ou par caprice, ou par ignorance. Lorsque ce Maître commande, s'il charge d'une main il soutient de l'autre ; ainsi tout ce qu'il impose est léger, mais tout ce que les hommes y mêlent est insupportable.

Vous voyez donc, chrétiens, que pour trouver la règle des mœurs, il faut tenir le milieu entre les deux extrémités; et c'est pourquoi l'Oracle toujours sage nous avertit de ne nous détourner jamais ni à la droite ni à la gauche (1). Ceux-là se détournent à la gauche, qui penchent du côté du vice et favorisent le parti de la corruption; mais ceux qui mettent la vertu trop haute, à qui toutes les faiblesses paraissent des crimes horribles, ou qui des conseils de perfection font la loi commune de tous les fidèles , ne doivent pas se vanter d'aller droitement, sous prétexte qu'ils semblent chercher une régularité plus scrupuleuse. Car l'Ecriture nous apprend que si l'on peut se détourner en allant à gauche, on peut aussi s'égarer du côté de la droite; c'est-à-dire en s'avançant à la perfection, en captivant les âmes infirmes sous des rigueurs trop extrêmes. Il faut marcher au milieu; c'est dans ce sentier où la justice et la paix se baisent de baisers sincères, c'est-à-dire qu'on rencontre la véritable droiture et le calme assuré des consciences : Misericordia et veritas obviaverunt sibi, justitia et pax osculatœ sunt (2).

Il est permis aux enfants de louer leur mère, et je ne dénierai point ici à l'Ecole de théologie de Paris la louange qui lui est due, et qu'on lui rend aussi par toute l'Eglise. Le trésor de la vérité n'est nulle part plus inviolable; les fontaines de Jacob ne coulent nulle part plus incorruptibles ; elle semble divinement être établie avec une grâce particulière, pour tenir la balance droite, conserver le dépôt de la tradition. Elle a toujours la bouche ouverte pour dire la vérité : elle n'épargne ni ses enfants ni les étrangers, et tout ce qui choque la règle n'évite pas sa censure.

Le sage Nicolas Cornet, affermi dans ses maximes, exercé dans

 

 

1 Prov., IV, 27.— 2 Psal. LXXXIV, 11.

 

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ses emplois, plein de son esprit, nourri du meilleur suc de sa doctrine, a soutenu dignement sa gloire et l'ancienne pureté de ses maximes. Il ne s'est pas laissé surprendre à cette rigueur affectée qui ne fait que des superbes et des hypocrites; mais aussi s'est-il montré implacable à ces maximes moitié profanes et moitié saintes, moitié chrétiennes et moitié mondaines; ou plutôt toutes mondaines et toutes profanes, parce qu'elles ne sont qu'à demi chrétiennes et à demi saintes. Il n'a jamais trouvé belles aucunes des couleurs de la simonie ; et pour entrer dans l'état ecclésiastique, il n'a pas connu d'autre porte que celle qui est ouverte par les saints canons. Il a condamné l'usure sous tous ses noms et sous tous ses titres; sa pudeur a toujours rougi de tous les prétextes honnêtes des engagements déshonnêtes, où il n'a pas épargné le fer et le feu pour éviter les périls des occasions prochaines. Les inventeurs trop subtils de vaines contentions et de questions de néant, qui ne servent qu'à faire perdre, parmi des détours infinis, la trace toute droite de la vérité, lui ont paru, aussi bien qu'à saint Augustin, des hommes inconsidérés et volages, « qui soufflent sur de la poussière et se jettent de la terre dans les yeux : » Sufflant es pulverem et excitantes terrain in oculos suos (1). Ces chicanes raffinées, ces subtilités en vaines distinctions, sont véritablement de la poussière soufflée, de la terre dans les yeux, qui ne font que troubler la vue. Enfin il n'a écouté aucun expédient pour accorder l'esprit et la chair, entre lesquels nous avons appris que la guerre doit être immortelle. Toute la France le sait : car il a été consulté de toute la France; et il faut même que ses ennemis lui rendent ce témoignage, que ses conseils étaient droits, sa doctrine pure, ses discours simples, ses réflexions sensées, ses jugements sûrs, ses raisons pressantes, ses résolutions précises, ses exhortations efficaces, son autorité vénérable, et sa fermeté invincible.

C'était donc véritablement un grand et riche trésor; et tous ceux qui le consultaient, parmi cette simplicité qui le rendait vénérable, voyaient paraître avec abondance dans ce trésor évangélique, les choses vieilles et nouvelles, les avantages naturels et

 

1 Conf., lib. XII, cap. XVI.

 

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surnaturels, les richesses des deux Testaments, l'érudition ancienne et moderne, la connaissance profonde des saints Pères et des Scholastiques, la science des antiquités et de l'état présent de l'Eglise et le rapport nécessaire de l'un et de l'autre. Mais parmi tout cela, Messieurs, rien ne donnait plus d'autorité à ses décisions que l'innocence de sa vie. Car il n'était pas de ces docteurs licencieux dans leurs propres faits, qui se croyant suffisamment déchargés de faire de bonnes œuvres par les bons conseils, n'épargnent ni ne ménagent la bonne conscience des autres, indignes prostituteurs de leur intégrité. Au contraire Nicolas Cornet ne se pardonnait rien à lui-même; et pour composer ses mœurs, il entrent dans les sentiments de la justice, de la jalousie, de l'exactitude d'un Dieu qui veut rendre la vérité redoutable. Nous savons que dans une affaire de ses amis, qu'il avait recommandée comme juste, craignant que le juge , qui le respectait, n'eût trop déféré à son témoignage et à sa sollicitation, il a réparé de ses deniers le tort qu'il reconnut, quelque temps après, avoir été fait à la partie : tant il était lui-même sévère censeur de ses bonnes intentions.

Que vous dirai-je maintenant, Messieurs, de sa régularité dans tous ses autres devoirs? Elle paraît principalement dans cette admirable circonspection qu'il avait pour les bénéfices. Bien loin de les désirer, il crut qu'il en aurait trop , quand il en eut pour environ douze cents livres de rente. Ainsi il se défit bientôt de ses titres, voulant honorer en tout la pureté des canons, et servir à la sainteté et à l'ordre de la discipline ecclésiastique. Tant qu'il les a tenus, les pauvres et les fabriques en ont presque tiré tout le fruit. Pour ce qui touchait sa personne, on voyait qu'il prenait à lâche d'honorer le seul nécessaire par un retranchement effectif de toutes les superfluités; tellement que ceux qui le consultaient, voyant cette sagesse, cette modestie, cette égalité de ses mœurs, le poids de ses actions et de ses paroles, enfin cette piété et cette innocence, qui dans la plus grande chaleur des partis étaient toujours demeurées sans reproche ; et admirant le consentement de sa vie et de sa doctrine, croyaient que c'était la justice même qui parlait par sa bouche , et ils révéraient ses réponses comme

 

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des oracles d'un Gerson, d'un Pierre d'Ailli et d'un Henri de Gand. Et plût à Dieu, Messieurs, que le malheur de nos jours ne l'eût jamais arraché de ce paisible exercice !

Vous le savez, juste Dieu , vous le savez que c'est malgré lui que cet homme modeste et pacifique a été contraint de se signaler parmi les troubles de votre Eglise. Mais un docteur ne peut pas se taire dans la cause de la foi, et il ne lui était pas permis de manquer en une occasion où sa science exacte et profonde et sa prudence consommée ont paru si fort nécessaires. Je ne puis non plus omettre en ce lieu le service très-important qu'il a rendu à l'Eglise, et je me sens obligé de vous exposer l'état de nos malheureuses dissensions, quoique je désirerais beaucoup davantage de les voir ensevelies éternellement dans l'oubli et dans le silence.  Quelle effroyable tempête s'est excitée en nos jours, touchant la grâce et le libre arbitre ? Je crois que tout le monde ne le sait que trop ; et il n'y a aucun endroit si reculé de la terre, où le bruit n'en ait été répandu. Comme presque le plus grand effort de cette nouvelle tempête tomba dans le temps qu'il était syndic de la Faculté de Théologie, voyant les vents s'élever, les nues s'épaissir, les flots s'enfler de plus en plus ; sage, tranquille et posé qu'il était, il se mit à considérer attentivement quelle était cette nouvelle doctrine et quelles étaient les personnes qui la soutenaient. Il vit donc que saint Augustin, qu'il tenait le plus éclairé et le plus profond de tous les docteurs , avait exposé à l'Eglise une doctrine toute sainte et apostolique touchant la grâce chrétienne ; mais que, ou par la faiblesse naturelle de l'esprit humain, ou à cause de la profondeur ou de la délicatesse des questions, ou plutôt par la condition nécessaire et inséparable de notre foi durant cette nuit d'énigmes et d'obscurités, cette doctrine céleste s'est trouvée nécessairement enveloppée parmi des difficultés impénétrables ; si bien qu'il y avait à craindre qu'on ne se fût jeté insensiblement dans des conséquences ruineuses à la liberté de l'homme ; ensuite il considéra avec combien de raisons toute l'Ecole et toute l'Eglise s'étaient appliquées à défendre les conséquences ; et il vit que la Faculté des nouveaux docteurs en était si prévenue, qu'au lieu de les rejeter, ils en avoient fait

 

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une doctrine propre : si bien que la plupart de ces conséquences, que tous les théologiens avoient toujours regardées jusqu'alors comme des inconvénients fâcheux, au-devant desquels il fallait aller pour bien entendre la doctrine de saint Augustin et de l'Eglise, ceux-ci les regardaient au contraire comme des fruits nécessaires, qu'il en fallait recueillir; et que ce qui avait paru à tous les autres comme des écueils contre lesquels il fallait craindre d'échouer le vaisseau, ceux-ci ne craignaient point de nous le montrer comme le port salutaire auquel devait aboutir la navigation. Après avoir ainsi regardé la face et l'état de cette doctrine, que les docteurs sans doute reconnaîtront bien sur cette idée générale, il s'appliqua à connaître le génie de ses défenseurs. Saint Grégoire de Nazianze, qui lui était fort familier , lui avait appris que les troubles ne naissent pas dans l'Eglise par des âmes communes et faibles : «Ce sont, dit-il, de grands esprits, mais ardents et chauds , qui causent ces mouvements et ces tumultes ; » mais ensuite les décrivant par leurs caractères propres, il les appelle excessifs, insatiables et portés plus ardemment qu'il ne faut aux choses de la religion; paroles vraiment sensées, et qui nous représentent au vif le naturel de tels esprits.

Vous êtes étonnés peut-être d'entendre parler de la sorte un si saint évoque. Car, Messieurs, nous devons entendre que si l'on peut avoir trop d'ardeur, non point pour aimer la saine doctrine, mais pour l'éplucher de trop près et pour la rechercher trop subtilement, la première partie d'un homme qui étudie les vérités saintes, c'est de savoir discerner les endroits où il est permis de s'étendre, et où il faut s'arrêter tout court, et se souvenir des bornes étroites dans lesquelles est resserrée notre intelligence : de sorte que la plus prochaine disposition à l'erreur, est de vouloir réduire les choses à la dernière évidence de la conviction. Mais il faut modérer le feu d'une mobilité inquiète, qui cause en nous cette intempérance et cette maladie de savoir, et être sages sobrement et avec mesure , selon le principe de l'Apôtre (1), et se contenter simplement des lumières qui nous sont données plutôt pour réprimer notre curiosité, que pour éclaircir tout à fait le

 

1 Rom., XII, 3.

 

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fond des choses. C'est pourquoi ces esprits extrêmes, qui ne se lassent jamais de chercher, ni de discourir, ni de disputer, ni d'écrire, saint Grégoire de Nazianze les a appelés excessifs et insatiables.

Notre sage et avisé Syndic jugea que ceux desquels nous parlons étaient à peu près de ce caractère, grands hommes, éloquents, hardis, décisifs, esprits forts et lumineux; mais plus capables de pousser les choses à l'extrémité que de tenir le raisonnement sur le penchant, et plus propres à commettre ensemble les vérités chrétiennes qu'à les réduire à leur unité naturelle ; tels enfin, pour dire en un mot, qu'ils donnent beaucoup à Dieu, et que c'est pour eux une grande grâce de céder entièrement à s'abaisser sous l'autorité suprême de l'Eglise et du Saint-Siège. Cependant les esprits s'émeuvent, et les choses se mêlent de plus en plus. Ce parti zélé et puissant charmait du moins agréablement, s'il n'emportait tout à fait la fleur de l'Ecole et de la jeunesse. Enfin il n'oubliait rien pour entraîner après soi toute la Faculté de Théologie.

C'est ici qu'il n'est pas croyable combien notre sage Grand Maître a travaillé utilement parmi ces tumultes, convainquant les uns par sa doctrine, retenant les autres par son autorité, animant et soutenant tout le monde par sa constance; et lorsqu'il parlait en Sorbonne dans les délibérations de la Faculté, c'est là qu'on reconnaissait par expérience la vérité de cet Oracle : « La bouche de l'homme prudent est désirable dans les assemblées, et chacun pèse toutes ses paroles en son cœur : » Os prudentis quœritur in ecclesiâ, et verba illius cogitabunt in cordibus suis (1). Car il parlait avec tant de poids, dans une si belle suite et d'une manière si considérée, que même ses ennemis n'avoient point de prise. Au reste il s'appliquait également à démêler la doctrine, et à prévenir les pratiques par sa sage et admirable prévoyance ; en quoi il se conduisait avec une telle modération, qu'encore qu'on n'ignorât pas la part qu'il avait en tous les conseils, toutefois à peine aurait-il paru, n'était que ses adversaires, en le chargeant publiquement presque de toute la haine, lui donnèrent aussi malgré

 

1 Eccli., XXI, 20.

 

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lui-même la plus grande partie de la gloire. Et certes, il est véritable qu'aucun n'était mieux instruit du point décisif de la question. Il connaissait très-parfaitement et les confins et les bornes de toutes les opinions de l'Ecole, jusqu'où elles couraient et ou elles commençaient à se séparer : surtout il avait grande connaissance de la doctrine de saint Augustin et de l'école de saint Thomas. Il connaissait les endroits par où ces nouveaux doreurs semblaient tenir les limites certaines, par lesquels ils s'en étaient divisés. C'est de cette expérience, de cette exquise connaissance et du concert des meilleurs cerveaux de la Sorbonne, que nous est né cet extrait de ces cinq propositions, qui sont cornue les justes limites par lesquelles la vérité est séparée de l'erreur ; et qui étant, pour ainsi parler, le caractère propre et singulier des nouvelles opinions, ont donné le moyen à tous les autres de courir unanimement contre leurs nouveautés inouïes.

C'est donc ce consentement qui a préparé les voies à ces grandes décisions que Rome a données ; à quoi notre très-sage docteur par la créance qu'avait même le souverain Pontife à sa parfaite intégrité, ayant si utilement travaillé, il en a aussi avance l'exécution avec une pareille vigueur, sans s'abattre, sans se détourner, sans se ralentir : si bien que par son travail, sa conduite et par celle de ses fidèles coopérateurs, ils ont été contraints de céder. On ne fait plus aucune sortie, on ne parle plus que de paix. O qu'elle soit véritable ! ô qu'elle soit effective ! ô qu'elle soit éternelle ! Que nous puissions avoir appris par expérience combien il est dangereux de troubler l'Eglise, et combien on outrage la sainte doctrine, quand on l'applique malheureusement parmi des extrêmes conséquences ! Puissent naître de ces conflits des connaissances plus nettes, des lumières plus distinctes, des flammes de charité plus tendres et plus ardentes, qui rassemblent bientôt en un, par cette véritable concorde, les membres dispersés de l'Eglise!

Mais je reviens à celui qui nous fournit à ce jour une si riche matière de justes louanges. Quelqu'un entendant son panégyrique, voyant tant de grands services qu'il a rendus à l'Eglise ; et découvrant en ce personnage un si admirable trésor de rares et

 

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excellentes qualités, murmurera peut-être en secret de ce qu'une lumière si vive n'a pas été exposée plus haut sur le chandelier, et déclamera en son cœur contre l'injustice du siècle. Cette plainte paraît équitable, mais je dois néanmoins la faire cesser. Vous qui paraissez indignés qu'une vertu si rare n'a pas été couronnée, n'avez-vous pas entendu que j'ai dit, au commencement de ce discours, que ce grand homme s'était éloigné de toutes les dignités? Je l'ai dit, et je le dis encore une fois : le siècle n'a pas été injuste, mais Nicolas Cornet a été modeste. On a recherché son humilité ; mais il n'y a pas eu moyen de la vaincre. Nos rois ont connu son mérite, l'ont voulu reconnaître; mais on n'a pu le résoudre à recevoir d'une main mortelle, quoique royale, les ministres et les prélats concourant également à l'estimer. Je pourrais ici alléguer cet illustre prélat, qui fera paraître bientôt une nouvelle lumière dans le siège de saint Denis et de saint Marcel, et qui a cette noble satisfaction de voir croître tous les jours sa gloire avec celle de notre monarque. Quand je considère les grands avantages qui lui ont été offerts, je ne puisque je n'admire cette vie modeste, et je ne vois pas dans notre siècle un plus bel exemple à imiter.

Les deux augustes cardinaux, qui ont soutenu la majesté de cet empire, ont voulu donner la récompense qui était due à son mérite, mais il a tout refusé.

Le premier l'ayant appelé, lui fit des offres dignes de son Eminence. Le second l'ayant présenté à notre auguste Reine, mère de notre invincible Monarque, lui proposa ses intentions pour une prélature; mais il remercia sa Majesté et son Eminence, déclarant qu'il n'avait pas les qualités naturelles et surnaturelles, nécessaires pour les grandes dignités. Vous voyez par là quelle a été son humilité, et combien il a été soigneux de cacher les illustres avantages qu'il avait reçus de Dieu, puisque même il allait jusqu'au-devant des propositions qu'on lui voulait faire.

Et, Messieurs, permettez-moi que je fasse une petite digression. J’ai vu un grand homme mépriser ce qu'il y a de plus éclatant dans le siècle; et cependant je vois une jeunesse emportée, qui n a de toutes les qualités nécessaires que des désirs violents pour

 

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s'élever aux charges ecclésiastiques, sans considérer si elle pourra s'acquitter des obligations qui sont attachées à ces dignités. On emploie tous les amis; on brigue la faveur des princes ; on croit que c'est assez de monter sur le trône de Pharaon, comme Joseph, pour gouverner l'Egypte ; mais il faut, comme lui, avoir été dans le cachot auparavant que d'être le favori de Pharaon. Ah ! modération de Cornet, tu dois bien confondre cette jeunesse aveuglée. On t'a présenté des dignités, et tu les as refusées. Rara virtus, humilitas honorata (1) : « Que c'est une chose rare de voir une personne humble, quand elle est élevée dans l'honneur! » Notre Grand Maître a eu cette vertu pendant sa vie; mais parce qu'il s'est humilié, il faut qu'il soit glorifié après sa mort.

Le Fils de Dieu, qui n'a prononcé que des Oracles, a dit « que celui qui s'humilie sera exalté : » Qui se humiliat, exaltabitur (2). Nicolas Cornet ayant été humble toute sa vie, est et sera bientôt en possession de la gloire. Comme il a eu l'humilité, il a eu toutes les autres vertus dont elle est le fondement. Il a été sage dès son enfance; la pudeur est née avec lui : il a voué sa virginité à Dieu dès ses plus tendres années; il a suivi le conseil de saint Paul, qui ordonne à tous les chrétiens « de se consacrer à Dieu comme des hosties saintes et vivantes : » Obsecro vos per viscera misericordiœ, ut exhibeatis vos hostiam sanctam viventem (3), etc. Il fit un sacrifice de son corps et de son âme à Dieu ; il consacra son entendement à la foi, sa mémoire au souvenir éternel de Dieu, sa volonté à l'amour, son corps au jeune et à la piété. Il fut simple dans ses discours, inviolable dans sa parole, incorruptible dans sa foi, fidèle aux exercices de l'oraison, et surtout attaché aux affaires de notre salut. Ah! sainte Vierge, je vous en prends à témoin : vous savez combien de nuits il a été prosterné au pied de vos autels; combien il a imploré votre assistance pour le soulagement des pauvres peuples, et pour la consolation des affligés.

Ce grand homme, cette âme forte et solide, qui sa voit que Jésus-Christ nous a recommandé d'être des lumières (4), c'est-à-dire

 

1 S. Bern., hom. IV. super Missus est, n. 9. — 2 Lit., XIV, 11. — 3 Rom., XII, 1. — 4 Matth., V, 14.

 

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de donner de bons exemples; et d'ailleurs que notre vie doit être cachée, c'est-à-dire doit être humble, a pratiqué parfaitement ces deux préceptes ; il fut humble et exemplaire ; il faisait quelques petites aumônes en public pour édifier le prochain, mais en particulier il en faisait de grandes : il était le protecteur des pauvres et le soulagement des hôpitaux. Voilà les vertus qu'il a cachées.

Je ne parle point du respect envers notre Monarque, de sa soumission à l'Eglise, de son amour immense envers son prochain. Il est certain que la France n'a pas eu d’âme plus française que la sienne, et que l'Etat n'a pas eu d'esprit plus attaché à son prince que le sien. Mais il ne s'est pas contenté de cette fidélité qui a duré toute sa vie; il a, avant que de mourir, inspiré son esprit à cette maison royale.

Je ne finirais jamais, Messieurs, si je voulais faire le dénombrement de toutes ses belles qualités. Finissons et retenons ce torrent : mais avant que de finir, voyons à quelle fin on m'a obligé de faire cet éloge funèbre. Quel fruit faut-il tirer de ce discours? Ah ! Messieurs, je ne suis monté en cette chaire que pour vous proposer ses vertus pour exemple. Heureux seront ceux qui vivront comme il a vécu ! heureux seront ceux qui pratiqueront les vertus qu'il a pratiquées ! heureux seront ceux qui mépriseront les charges et les titres que le monde recherche ! heureux seront ceux qui retranchent les choses superflues ! heureux seront ceux qui ne s'enivrent pas de la fumée du siècle ! heureux seront ceux qui ne vont pas se plonger dans la boue des plaisirs du monde ! C'est ce que ce grand homme a fait, et que vous devez faire. Pourquoi, homme du monde, vous arrêter à un plaisir d'un moment? pourquoi occuper tous vos soins et toutes vos pensées, pour amasser des choses que vous n'emporterez pas? pourquoi assiéger tous les matins la porte des grands ? Ne pensez qu'à une seule chose; c'est le Fils de Dieu qui l'a dit : Porrò unum est necessarium (1) : « Il n'y a qu'une chose nécessaire ; » il n'y a qu'une chose importante, qui est notre salut. In me imicum negotium mihi est, dit Tertullien (2) : « Je n'ai qu'une affaire, » et cette affaire est bien secrète ; elle est dans le fond de mon cœur : c'est

 

1 Luc., X, 42. — 2 Tertull., de Pall., n. 5.

 

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une affaire qui se doit passer entre Dieu et moi; et comme elle est de si grande importance, elle doit toute ma vie, tous les jours, toutes les heures, à tout moment, occuper mes soins et mes pensées.

Voilà, Messieurs, l'affaire à laquelle s'est occupé Nicolas Cornet. Entrez dans les sentiments de ce grand homme, imitez ses vertus, pratiquez l'humilité comme lui, aimez l'obscurité comme il l'a aimée. Mais avant que de finir, il faut que je m'adresse à toi, royale Maison, et que je te dise deux mots. Célèbre sa mémoire, conserve son souvenir; et si je puis demander quelque récompense pour ses travaux, imite ses vertus, va croissant de perfection en perfection. Ce grand exemple est digne d'être imité. Mais je me trompe, tu l'imites et dans la doctrine et dans ses mœurs ; continue et persévère.

Et vous, grandes mânes, je vous appelle, sortez de ce tombeau. Je crois que vous êtes dans la gloire ; mais si vous n'êtes pas encore dans le Sanctuaire, vous y serez bientôt. Nous allons tous offrir à Dieu des sacrifices pour votre repos. Souvenez-vous de cette Maison royale, que vous avez si tendrement chérie, et lui procurez les bénédictions du ciel. C'est ce que je vous souhaite au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

 

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