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HISTOIRE DES VARIATIONS
DES ÉGLISES PROTESTANTES.

 

 

LIVRE PREMIER.
Depuis l’an 1517 jusqu'à l’an 1520.

 

SOMMAIRE.

 

Le commencement des disputes de Luther. Ses agitations. Ses soumissions envers l'Eglise et envers le Pape. Les fondements de sa Réforme dans la justice imputée; ses propositions inouïes; sa condamnation. Ses emportements, ses menaces furieuses, ses vaines prophéties et les miracles dont il se vante. La Papauté devait tomber tout à coup sans violence. Il promet de ne point permettre de prendre les armes pour son évangile.

 

Il y avait plusieurs siècles (a) qu'on désirait la réformation de la discipline ecclésiastique : « Qui me donnera, disait saint Bernard, que je voie, avant de mourir, l'Eglise de Dieu comme elle était dans les premiers jours (1) ? » Si ce saint homme a eu quelque chose à regretter en mourant, c'a été de n'avoir pas vu un changement si heureux. Il a gémi toute sa vie des maux de l'Eglise. Il n'a cessé d'en avertir les peuples, le clergé, les évêques, les Papes mêmes : il ne craignait pas d'en avertir aussi ses religieux, qui s'en affligeaient avec lui dans leur solitude, et louaient d'autant plus la bonté divine de les y avoir attirés, que la corruption était plus grande dans le monde. Les désordres s'étaient encore augmentés depuis. L'Eglise romaine, la Mère des églises, qui durant neuf siècles entiers, en observant la première avec une exactitude exemplaire la discipline ecclésiastique, la maintenait de toute sa force par tout l'univers, n'était pas exempte de mal;

 

1 Bern., Epist. 237 ad Eugen. Papam.

(a) 1ère édit. : Depuis plus d'un siècle.

 

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et dès le temps du concile de Vienne un grand évêque, chargé par le Pape de préparer les matières qui devaient y être traitées, mit pour fondement de l'ouvrage de cette sainte assemblée qu'il y fallait « réformer l'Eglise dans le chef et dans les membres (1). » Le grand schisme arrivé un peu après mit plus que jamais cette parole à la bouche, non-seulement des docteurs particuliers, d'un Gerson, d'un Pierre d'Ailly, des autres grands hommes de ce temps-là, mais encore des conciles, et tout en est plein dans le concile de Pise et dans le concile de Constance. On sait ce qui arriva dans le concile de Bâle, où la réformation fut malheureusement éludée, et l'Eglise replongée dans de nouvelles divisions. Le cardinal Julien représentait à Eugène IV les désordres du clergé, principalement de celui d'Allemagne, « Ces désordres, lui disait-il, excitent la haine du peuple contre tout l'ordre ecclésiastique; et si on ne les corrige, on doit craindre que les laïques ne se jettent sur le clergé à la manière des hussites, comme ils nous en menacent hautement (2). » Si on ne réformait promptement le clergé d'Allemagne, il prédisait qu'après l'hérésie de Bohême, et « quand elle serait éteinte, il s'en élèverait bientôt une autre » encore plus dangereuse (3) ; car « on dira, poursuivait-il, que le clergé est incorrigible, et ne veut point apporter de remède à ses désordres. On se jettera sur nous, continuait ce grand cardinal, quand on n'aura plus aucune espérance de notre correction. Les esprits des hommes sont en attente de ce qu'on fera, et ils semblent devoir bientôt enfanter quelque chose de tragique. Le venin qu'ils ont contre nous se déclare : bientôt ils croiront faire à Dieu un sacrifice agréable, en maltraitant ou en dépouillant les ecclésiastiques comme des gens odieux à Dieu et aux hommes, et plongés dans la dernière extrémité du mal. Le peu qui reste de dévotion envers l'ordre sacré achèvera de se perdre. On rejettera la faute de tous ces désordres sur la cour de Rome, qu'on regardera comme la cause de tous les maux (4), » parce qu'elle aura négligé d'y apporter le remède nécessaire. Il le prenait dans

 

1 Guill. Durand., Episc. Mimat., Speculator dictas; Tract, de modo Gen. Conc. celeb., tit. 1, part. I; lit. 1, part. III; ejusd. part. tit. 33, etc.— 2 Epist. I, Julian. card. ad Eug. IV, inter. Op. Aen. Silv., p. 76. — 3 Ibid., p. 67.— 4 Ibid., p. 68.

 

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la suite d'un ton plus haut : « Je vois, disait-il, que la cognée est à la racine : l'arbre penche ; et au lieu de le soutenir pendant qu'on le pourrait encore, nous le précipitons à terre. » Il voit une prompte désolation dans le clergé d'Allemagne (1). Les biens temporels dont on voudra le priver, lui paraissent comme l'endroit par où le mal commencera : « Les corps, dit-il, périront avec les âmes : Dieu nous ôte la vue de nos périls, comme il a coutume de faire à ceux qu'il veut punir : le feu est allumé devant nous, et nous y courons. »

 C'est ainsi que dans le quinzième siècle ce cardinal, le plus grand homme de son temps, en déplorait les maux et en prévoyait la suite funeste : par où il semble avoir prédit ceux que Luther allait apporter à toute la chrétienté en commençant par l'Allemagne ; et il ne s'est pas trompé, lorsqu'il a cru que la réformation méprisée, et la haine redoublée contre le clergé, allait enfanter une secte plus redoutable à l'Eglise que celle des Bohémiens. Elle est venue cette secte sous la conduite de Luther ; et en prenant le titre de Réforme, elle s'est vantée d'avoir accompli les vœux de toute la chrétienté, puisque la réformation était désirée par les peuples, par les docteurs et parles prélats catholiques. Ainsi pour autoriser cette réformation prétendue, on a ramassé avec soin ce que les auteurs ecclésiastiques ont dit contre les désordres et du peuple et du clergé même. Mais c'est ,une illusion manifeste, puisque de tant de passages qu'on allègue, il n'y en a pas un seul où ces docteurs aient seulement songé à changer la foi de l'Eglise ; à corriger son culte, qui consistait principalement dans le sacrifice de l'autel ; à renverser l'autorité de ses prélats, et principalement celle du Pape, qui était le but où tendait toute cette nouvelle réformation, dont Luther était l'architecte.

Nos réformés nous allèguent saint Bernard, qui faisant le dénombrement des maux de l'Eglise, et de ceux qu'elle a soufferts dans son origine durant les persécutions, et de ceux qu'elle a sentis dans son progrès par les hérésies, et de ceux qu'elle a éprouvés dans les derniers temps par la dépravation des mœurs (2),

 

1 Epist. I, Julian. card. ad Eug. IV, inter Op. Aen. Silv., p. 76. — 2 Bern., serm. XXXIII, in Cant., 10.

 

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dit que ceux-ci sont le plus à craindre, parce qu'ils gagnent le dedans, et remplissent toute l'Eglise de corruption : d'où ce grand homme conclut que l'Eglise peut dire avec Isaïe que « son amertume la plus amère et la plus douloureuse est dans la paix (1) ; » lorsqu'en paix du côté des infidèles, et en paix du côté des hérétiques, elle est plus dangereusement combattue par les mauvaises mœurs de ses enfants. Mais il n'en faut davantage pour montrer que ce qu'il déplore n'est pas, comme ont fait nos réformateurs , les erreurs où l'Eglise était tombée, puisqu'au contraire il la représente comme étant à couvert de ce côté-là, mais seulement les maux qui venaient du relâchement de la discipline. D'où il est aussi arrivé que, lorsqu'au lieu de la discipline, des esprits inquiets et turbulents comme un Pierre de Bruis, un Henri, un Arnaud de Bresce, ont commencé à reprendre les dogmes : ce grand homme n'a jamais souffert qu'on en affaiblit aucun, et a combattu avec une force invincible tant pour la foi de l'Eglise que pour l'autorité de ses prélats (2).

Il en est de même des autres docteurs catholiques, qui dans les siècles suivants ont déploré les abus, et en ont demandé la réformation. Gerson est le plus célèbre de tous, et nul n'a proposé avec plus de force la réformation de l'Eglise dans le chef et dans les membres. Dans un sermon qu'il fit après le concile de Pise devant Alexandre V, il introduisit l'Eglise demandant au Pape la réformation et le rétablissement du royaume d'Israël : mais pour montrer qu'il ne se plaignait d'aucune erreur qu'on put remarquer dans la doctrine de l'Eglise, il adresse au Pape ces paroles : « Pourquoi, dit-il, n'envoyez-vous pas aux Indiens, dont la foi peut être facilement corrompue, puisqu'ils ne sont pas unis à l'Eglise romaine, de laquelle se doit tirer la certitude de la foi (3)? » Son maître, le cardinal Pierre d'Ailly, évêque de Cambrai, soupirait aussi après la réformation : mais il en posait le fondement sur un principe bien différent de celui que Luther établissait, puisque celui-ci écrivait à Mélanchthon « que la bonne doctrine ne pouvait subsister, tant que l'autorité du Pape serait conservée (4) : »

 

1 Isaï, XXXVIII, 17. — 2 Bern., Serm. LXV, LXVI, in Cant. — 3 Gers., Serm. de Ascens. Dom., ad Alex. V. — 4 Sleid., liv. VII, fol. 112.

 

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et au contraire ce cardinal estimait que « durant le schisme les membres de l'Eglise étant séparés de leur chef, et n'y ayant point d'économe et de directeur apostolique, » c'est-à-dire n'y ayant point de Pape que toute l'Eglise reconnût, « il ne fallait pas espérer que la réformation se pût bien faire (1). » Ainsi l'un faisait dépendre la réformation de la destruction de la Papauté, et l'autre du parfait rétablissement de cette autorité sainte, que Jésus-Christ avait établie pour entretenir l'unité parmi ses membres, et tenir tout dans le devoir.

Il y avait donc de deux sortes d'esprits qui demandaient la réformation : les uns vraiment pacifiques et vrais enfants de l'Eglise, en déploraient les maux sans aigreur, en proposaient avec respect la réformation, dont aussi ils toléraient humblement le délai ; et loin de la vouloir procurer par la rupture, ils regardaient au contraire la rupture comme le comble de tous les maux : au milieu des abus ils admiraient la divine Providence, qui savait selon ses promesses conserver la foi de l'Eglise : et si on semblait leur refuser la réformation des mœurs, sans s'aigrir et sans s'emporter, ils s'estimaient assez heureux de ce que rien ne les empêchait de la faire parfaitement en eux-mêmes. C'étaient là les forts de l'Eglise, dont nulle tentation ne pouvait ébranler la foi, ni les arracher de l'unité. Mais il y avait outre cela des esprits superbes, pleins de chagrin et d'aigreur, qui frappés des désordres qu'ils voyaient régner dans l'Eglise, et principalement parmi ses ministres, ne croyaient pas que les promesses de son éternelle durée pussent subsister parmi ces abus : au lieu que le Fils de Dieu avait enseigné à respecter « la chaire de Moïse » malgré les mauvaises œuvres « des docteurs et des pharisiens assis dessus (2); » ceux-ci devenus superbes, et par là devenus faibles, succombaient à la tentation qui porte à haïr la chaire en haine de ceux qui y président ; et comme si la malice des hommes pouvait anéantir l'œuvre de Dieu, l'aversion qu'ils avaient conçue pour les docteurs leur faisait haïr tout ensemble et la doctrine qu'ils enseignaient, et l'autorité qu'ils avaient reçue de Dieu pour enseigner.

Tels étaient les albigeois et les vaudois; tels étaient Jean Viclef

 

1 Conc. I, de S. Lud.— 2 Matth., XXIII, 2, 3.

 

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et Jean Hus. L'appât le plus ordinaire dont ils se servaient pour attirer les âmes infirmes dans leurs lacets, était la haine qu'ils leur inspiraient pour les pasteurs de l'Eglise : par cet esprit d'aigreur on ne respirait que la rupture ; et il ne faut pas s'étonner si dans le temps de Luther, où les invectives et l'aigreur contre le clergé furent portées à la dernière extrémité, on vit aussi la rupture la plus violente et la plus grande apostasie qu'on eût peut-être jamais vue jusqu'alors dans la chrétienté.

Martin Luther, augustin de profession, docteur et professeur en théologie dans l'université de Vitenberg, donna le branle à ces mouvements. Les deux partis de ceux qui se sont dits réformés, l'ont également reconnu pour l'auteur de cette nouvelle réformation. Ce n'a pas été seulement les luthériens ses sectateurs qui lui ont donné à l'envi de grandes louanges. Calvin admire souvent ses vertus, sa magnanimité, sa constance, l'industrie incomparable qu'il a fait paraître contre le Pape; c'est la trompette, ou plutôt c'est le tonnerre; c'est le foudre qui a tiré le monde de sa léthargie; ce n'était pas Luther qui parlait, c'était Dieu qui foudroyait par sa bouche (1).

Il est vrai qu'il eut de la force dans le génie, de la véhémence dans ses discours, une éloquence vive et impétueuse, qui entraînait les peuples et les ravissait; une hardiesse extraordinaire quand il se vit soutenu et applaudi, avec un air d'autorité qui faisait trembler devant lui ses disciples : de sorte qu'ils n'osaient le contredire ni dans les grandes choses ni dans les petites.

Il faudrait ici raconter les commencements de la querelle de 1517, s'ils n'étaient connus de tout le monde. Mais qui ne sait la publication des indulgences de Léon X, et la jalousie des augustins contre les jacobins qu'on leur avait préférés en cette occasion? Qui ne sait que Luther, docteur augustin., choisi pour maintenir l'honneur de son ordre, attaqua premièrement les abus que plusieurs faisaient des indulgences, et les excès qu'on en prêchait? Mais il était trop ardent pour se renfermer dans ces bornes : des abus il passa bientôt à la chose même. Il avançait par

 

1 Calv., II Def. cont. Vestph., opusc. f. 785, 787 et seq.; Resp. cont. ibid.,  fol. 137, 141, etc.

 

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degrés et encore qu'il allât toujours diminuant les indulgences, et les réduisant presque à rien par la manière de les expliquer : dans le fond il faisait semblant d'être d'accord avec ses adversaires, puisque lorsqu'il mit ses propositions par écrit, il y en eut une couchée en ces termes : « Si quelqu'un nie la vérité des indulgences du Pape, qu'il soit anathème (1). »

Cependant une matière le menait à l'autre. Comme celle de la justification et de l'efficace des sacrements touchait de près à celle des indulgences, Luther se jeta sur ces deux articles, et cette dispute devint bientôt la plus importante.

La justification, c'est la grâce qui nous remettant nos péchés, nous rend en même temps agréables à Dieu. On avait cru jusqu'alors que ce qui faisait cet effet devait à la vérité venir de Dieu, mais enfin devait être en nous ; et que pour être justifié, c'est-à-dire de pécheur être fait juste, il fallait avoir en soi la justice, comme pour être savant et vertueux, il faut avoir en soi la science et la vertu. Mais Luther n'avait pas suivi une idée si simple. Il voulait que ce qui nous justifie, et ce qui nous rend agréables aux yeux de Dieu, ne fût rien en nous ; mais que nous fussions justifiés, parce que Dieu nous imputait la justice de Jésus-Christ comme si elle eût été la nôtre propre, et parce qu'en effet nous pouvions nous l'approprier par la foi.

Mais le secret de cette foi justifiante avait encore quelque chose de bien particulier : c'est qu'elle ne consistait pas à croire en général au Sauveur, à ses mystères et à ses promesses ; mais à croire très-certainement, chacun dans son cœur, que tous nos péchés nous étaient remis. On était justifié, disait sans cesse Luther, dès qu'on croyait l'être avec certitude ; et la certitude qu'il exigeait n'était pas seulement cette certitude morale, qui fondée sur des motifs raisonnables exclut l'agitation et le trouble : mais une certitude absolue, une certitude infaillible, où le pécheur devait croire qu'il était justifié, de la même foi dont il croit que Jésus-Christ est venu au monde (2). Sans cette certitude il n'y avait point de justification pour le

 

1 Prop. 1517,71, tom. I, Viteb.— 2 Luth., prop. 1518, fol. 52; Serm. de Indulg., fol. 61; Act. op. Legat. Apost., fol. 211; Luth, ad Frider., fol 222.

 

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fidèle : car il ne pouvait, lui disait-on, ni invoquer Dieu, ni se confier en lui seul, tant qu'il avait le moindre doute, non-seulement de la bonté divine en général, mais encore de la bonté particulière par laquelle Dieu imputait à chacun de nous la justice de Jésus-Christ ; et c'est ce qui s'appelait la foi spéciale.

Il s'élevait ici une nouvelle difficulté, savoir si pour être assuré de sa justification, il fallait l'être en même temps de la sincérité de sa pénitence. C'est ce qui d'abord venait dans l'esprit à tout le monde ; et puisque Dieu ne promettait de justifier que les pénitents, si l’on était assuré de sa justification, il semblait qu'il le fallait être en même temps de la sincérité de sa pénitence. Mais cette dernière certitude était l'aversion de Luther; et loin qu'on fût assuré de la sincérité de sa pénitence, « on n'était pas même assuré, disait-il, de ne pas commettre plusieurs péchés mortels dans ses meilleures œuvres, à cause du vice très-caché de la vaine gloire ou de l'amour-propre (1). »

Luther poussait encore la chose plus loin : car il avait inventé cette distinction entre les œuvres des hommes et celles de Dieu, « que les œuvres des hommes, quand elles seraient toujours belles en apparence et sembleraient bonnes probablement, étaient des péchés mortels; et qu'au contraire les œuvres de Dieu, quand elles seraient toujours laides et qu'elles paraîtraient mauvaises, sont d'un mérite éternel (2). » Ebloui de son antithèse et de ce jeu de paroles, Luther s'imagine avoir trouvé la vraie différence entre les œuvres de Dieu et celles des hommes, sans considérer seulement que les bonnes œuvres des hommes sont en même temps des œuvres de Dieu, puisqu'il les produit en nous par sa grâce: ce qui, selon Luther même, leur devait nécessairement donner « un immortel mérite : » mais c'est ce qu'il voulait éviter, puisqu'il concluait au contraire, « que toutes les œuvres des justes seraient des péchés mortels, s'ils n'appréhendaient qu'elles n'en fussent; et qu'on ne pouvait éviter la présomption, ni avoir une véritable espérance, si on ne craignait la damnation dans chaque œuvre qu'on faisait (3) »

 

1 Luth., tom. I, prop. 1518, prop. 48.— 2 Prop. Heidls., an. 1518; ibid., prop. 3, 4, 7, 11. — 3 Ibid.

 

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Sans doute la pénitence ne compatit pas avec des péchés mortels actuellement commis : car on ne peut ni être vraiment rebutant de quelques péchés mortels sans l'être de tous, ni l'être de ceux qu'on fait pendant qu'on les fait. Si donc on n'est jamais assuré de ne pas faire à chaque bonne œuvre plusieurs péchés mortels : si au contraire on doit craindre d'en faire toujours, on n'est jamais assuré d'être vraiment pénitent ; et si on était assuré de l'être, on n'aurait pas à craindre la damnation, comme Luther le prescrit, à moins de croire en même temps que Dieu contre sa promesse condamnerait à l'enfer un cœur pénitent. Et cependant s'il arrivait qu'un pécheur doutât de sa justification à cause de son indisposition particulière dont il n'était pas assuré, Luther lui disait qu'à la vérité il n'était pas assuré de sa bonne disposition, et ne savait pas, par exemple, s'il était vraiment pénitent, vraiment contrit, vraiment affligé de ses péchés : mais qu'il n'en était pas moins assuré de son entière justification, parce qu'elle ne dépendait d'aucune bonne disposition de sa part. C'est pourquoi ce nouveau docteur disait au pécheur : « Croyez fermement que vous êtes absous, et dès là vous Têtes, quoi qu'il puisse être de votre contrition (1); » comme s'il eût dit : Vous n'avez pas besoin de vous mettre en peine si vous êtes pénitent ou non. « Tout consiste, disait-il toujours, à croire sans hésiter que vous êtes absous (2) : » d'où il concluait, « qu'il n'importait pas que le prêtre vous baptisât, ou vous donnât l'absolution sérieusement, ou en se moquant (3), » parce que dans les sacrements il n'y avait qu'une chose à craindre, qui était de ne croire pas assez fortement que tous vos crimes vous étaient pardonnes, dès que vous aviez pu gagner sur vous de le croire.

Les catholiques trouvaient un terrible inconvénient dans cette doctrine. C'est que le fidèle étant obligé de se tenir assuré de sa justification sans l'être de sa pénitence, il s'ensuivrait qu'il devait croire qu'il serait justifié devant Dieu, quand même il ne serait pas vraiment pénitent et vraiment contrit : ce qui ouvrait le chemin à l'impénitence.

 

1 Serm. de Indulgent., tom. I, fol. 59. — 2 Prop. 1518, ibid. — 3 Serm. de Indulgent.

 

 

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 n'excluait pas de la justification une sincère pénitence, c'est-à-dire l'horreur de son péché et la volonté de bien faire, en un mot la conversion du cœur : et il trouvait absurde, aussi bien que nous, qu'on pût être justifié sans pénitence et sans contrition. Il ne paraissait sur ce point nulle différence entre lui et les catholiques, si ce n'est que les catholiques appelaient ces actes des dispositions à la justification du pécheur, et que Luther croyait bien mieux rencontrer en les appelant seulement des conditions nécessaires. Mais cette subtile distinction au fond ne le tirait pas d'embarras : car enfin, de quelque sorte qu'on nommât ces actes, qu'ils fussent ou condition, ou disposition et préparation nécessaire à la rémission des péchés, quoi qu'il en soit, on est d'accord qu'il les faut avoir pour l'obtenir : ainsi la question revenait toujours, comment Luther pouvait dire que le pécheur devait croire très-certainement qu'il était absous, « quoi qu'il en fût de sa contrition ; » c'est-à-dire quoi qu'il en fût de sa pénitence : comme si être pénitent ou non, était une chose indifférente à la rémission des péchés.

C'était donc la difficulté du nouveau dogme, ou, comme on parle à présent, du nouveau système de Luther : Comment, sans prêtre être assuré et sans pouvoir l'être qu'on fût vraiment pénitent et vraiment converti, on ne laissait pas d’être assuré d’avoir le pardon entier de ses péchés ? Mais c'était assez, disait Luther, d'être assuré de sa foi. Nouvelle difficulté, d'être assuré de sa foi sans l'être de la pénitence, que la foi, selon Luther, produit toujours. Mais, répond-il (1), le fidèle peut dire : Je crois, et par là sa foi lui devient sensible ; comme si le même fidèle ne disait pas de la même sorte : Je me repens, et qu'il n'eût pas le même moyen de s'assurer de sa repentance. Que si l'on répond enfin que le doute lui reste toujours, s'il se repent comme il faut, j'en dis autant de la foi ; et tout aboutit à conclure que le pécheur se tient assuré de sa  justification, sans pouvoir être assuré d'avoir accompli comme il faut la condition que Dieu exigeait de lui pour l'obtenir.

C'était encore ici un nouvel abîme. Quoique la foi, selon

 

1 Ass., art. damnat., tom. II, ad prop. 14.

 

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Luther, ne disposât pas à la justification (car il ne pouvait souffrir ces dispositions), c'en était la condition nécessaire, et l'unique moyen que nous eussions pour nous approprier Jésus-Christ et sa justice. Si donc après tout l'effort que fait le pécheur de se bien mettre dans l'esprit que ses péchés lui sont remis par sa foi, il venait à dire en lui-même : Qui me dira, faible et imparfait comme je suis, si j'ai cette vraie foi qui change le coeur? C'est une tentation, selon Luther. Il faut croire que tous nos péchés nous sont remis par la foi, sans s'inquiéter si cette foi est telle que Dieu la demande, et même sans y penser : car y penser seulement, c'est faire dépendre la grâce et la justification d'une chose qui peut être en nous ; ce que la gratuité, pour ainsi parler, de la justification, selon lui, ne souffrait pas.

Avec cette certitude que mettait Luther de la rémission des péchés, il ne laissait pas de dire qu'il y avait un certain état dangereux à l’âme, qu'il appelle la sécurité, « Que les fidèles prennent garde, dit-il, à ne venir pas à la sécurité (1) : » et incontinent après : «  Il y a une détestable arrogance et sécurité dans ceux qui se flattent eux-mêmes, et ne sont pas véritablement affligés de leurs péchés, qui tiennent encore bien avant dans leur cœur. » Si l'on joint à ces deux thèses de Luther celle où il disait, comme on a vu (2) qu'à cause de l'amour-propre on n'est jamais assuré de ne pas commettre plusieurs péchés mortels dans ses meilleures œuvres, » de sorte qu'il y « fallait toujours craindre la damnation (3) : » il pouvait sembler que ce docteur était d'accord dans le fond avec les catholiques, et qu'on ne devrait pas (a) prendre la certitude qu'il pose à la dernière rigueur, comme nous avons fait, Mais il ne s'y faut pas tromper : Luther tient au pied de la lettre ces deux propositions qui paraissent si contraires : « On n'est jamais assuré d'être affligé comme il faut de ses péchés; » et : « On doit se tenir pour assuré d'en avoir la rémission; » d'où suivent ces deux autres propositions qui ne semblent pas moins opposées : la certitude doit être admise : la sécurité est à craindre.

 

1 V. disp. 1538, prop. 44, 45, tom. I. — 2 Ci-dessus, n. IX.— 3 Prop. 1518, 48, tom. I.

(a) 1ère édit. : Qu'il ne faudrait pas.

 

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Mais quelle est donc (a) cette certitude, si ce n'est la sécurité ? C'était l'endroit inexplicable de la doctrine de Luther, et on n'y trouvait aucun dénouement.

Pour moi, tout ce que j'ai pu trouver dans ses écrits qui serve à développer ce mystère, c'est la distinction qu'il fait entre les péchés que Ton commet sans le savoir, et ceux que l'on commet « sciemment et contre sa conscience : » lapsus contra conscientiam (1). Il semble donc que Luther ait voulu dire qu'un chrétien ne peut s'assurer de n'avoir pas les péchés du premier genre, mais qu'il peut être assuré de n'en avoir pas du second : et si en les commettant il se tenait assuré de la rémission de ses péchés, il tomberait dans cette damnable et pernicieuse sécurité que Luther condamne : au lieu qu'en les évitant, il se peut tenir assuré de la rémission de tous les autres, et même des plus cachés ; ce qui suffit pour la certitude que Luther veut établir.

Mais la difficulté revenait toujours : car il demeurait pour indubitable, selon Luther, que l'homme ne sait jamais si ce vice caché de l'amour-propre n'infecte pas ses meilleures Œuvres. toujours. qu'au contraire, pour éviter la présomption, il doit tenir pour certain qu'elles en sont mortellement infectées : qu'il « se flatte, » et que, lorsqu'il croit « être affligé (b) véritablement de son péché, » il ne s'ensuit pas qu'il le soit autant qu'il faut pour en obtenir la rémission. Si cela est, malgré tout ce qu'il croit ressentir, il ne sait jamais si le péché ne règne pas dans son cœur, d'autant plus dangereusement qu'il est plus caché. Nous en serons donc réduits à croire que nous serons réconciliés avec Dieu, quand même le péché régnerait en nous : autrement il n'y aura jamais de certitude.

Ainsi tout ce qu'on nous dit de la certitude qu'on peut avoir sur le péché commis contre la conscience, est inutile. Ce n'est pas aller assez avant que de ne pas reconnaître que ce péché qui se cache, cet orgueil secret, cet amour-propre qui prend tant de formes, et même celle de la vertu, est peut-être le plus grand

 

1 Luth., Themat., tom. I, fol. 490; Conf. Aug., cap. de bon. op. Synt. Gen., II part., p. 21.

(a) Qu'est-ce donc que. — (b) 1ère édit. : Lorsqu'il croit s'affliger.

 

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obstacle de notre conversion, et toujours l'inévitable sujet de ce tremblement continuel, que les catholiques enseignaient après saint Paul. Les mêmes catholiques observaient que tout ce qu'on leur répondait sur cette matière, était manifestement contradictoire. Luther avait avancé cette proposition : «  Personne ne doit répondre au prêtre qu'il est contrit (1), » c'est-à-dire pénitent. Et comme cette proposition fut trouvée étrange, il la soutint (a) de ces passages : «Saint Paul dit : Je ne me sens coupable en rien, mais je ne suis pas pour cela justifié (2). David dit : Qui connaît ses péchés (3)? Saint Paul dit : Celui qui s'approuve lui-même n'est pas approuvé ; mais celui que Dieu approuve (4). » Luther concluait de ces passages que nul pécheur n'est en état de répondre au prêtre: «Je suis vraiment pénitent; » et à le prendre à la rigueur et pour une certitude entière, il avait raison. On n'était donc pas assuré absolument, selon lui, qu'on fut pénitent; et néanmoins, selon lui, on était absolument assuré que ses péchés sont remis : on était donc assuré que le pardon est indépendant de la pénitence. Les catholiques n'entendaient rien dans ces nouveautés : Voilà, disaient-ils, un prodige dans les mœurs et dans la doctrine ; l'Eglise ne peut pas souffrir un tel scandale.

Mais, disait Luther, on est assuré de sa foi : et la foi est inséparable de la contrition (5). On lui répliquait : Permettez donc au fidèle de répondre de sa contrition comme de sa foi ; ou si vous défendez l'un, défendez l'autre.

« Mais, poursuivait-il, saint Paul a dit : Examinez-vous vous-même, si vous êtes dans la foi; éprouvez-vous vous-même (6). » Donc on sent la foi, conclut Luther : et on concluait, au contraire, qu'on ne la sent pas. Si c'est une matière d'épreuve, si c'est un sujet d'examen, ce n'est donc pas une chose que l'on connaisse par sentiment, ou, comme on parle, par conscience. Ce qu'on appelle la foi, poursuivait-on, n'en est peut-être qu'une vaine image ou une faible répétition de ce qu'on a lu dans les livres, de ce qu'on a entendu dire aux autres fidèles. Pour être assuré

 

1 Assert., art. damnat., ad art. 14, tom. II. — 2 I Cor., IV, 4. — 3 Psal. XVIII, 13. — 4 II Cor., X, 18. — 5 Ibid., ad prop. 12 et 14. — 6 II Cor., XIII, 5.

(a) 1ère édit, : Il la soutient.

 

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voir cette foi vive qui opère la véritable conversion du cœur, il faudrait être assuré que le péché ne règne plus en nous ; et c'est ce que Luther ne me peut ni ne me veut garantir, pendant qu'il me garantit ce qui en dépend, c'est-à-dire la rémission des péchés. Voilà toujours la contradiction, et le faible inévitable de sa doctrine.

Et qu'on n'allègue pas ce que dit saint Paul : «Qui sait ce qui est en l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui (1) ? » Il est vrai : nulle autre créature, ni homme, ni ange, ne voit en nous ce que nous n'y voyons pas : mais il ne s'ensuit pas de là que nous-mêmes nous le voyions toujours : autrement comment David aurait-il dit ce que Luther objectoit : « Qui connaît ses péchés ? » Ces péchés ne sont-ils pas en nous ? Et puisqu'il est certain que nous ne les connaissons pas toujours, l'homme sera toujours à lui-même une grande énigme, et son propre esprit lui sera toujours le sujet d'une éternelle et impénétrable question. C'est donc une folie manifeste de vouloir qu'on soit assuré du pardon de son péché, si on n'est pas assuré d'en avoir entièrement retiré son cœur.

Luther disait beaucoup mieux au commencement de la dispute ; car voici ses premières thèses sur les indulgences en 1517 et dès l'origine de la querelle : « Nul n'est assuré de la vérité de sa contrition ; et à plus forte raison ne l'est-il pas de la plénitude du pardon (2). » Alors il reconnaissait par l'inséparable union de la pénitence et du pardon, que l'incertitude de l'un emportait l'incertitude de l'autre. Dans la suite il changea, mais de bien en mal : en retenant l'incertitude de la contrition, il ôta l'incertitude du pardon ; et le pardon ne dépendait plus de la pénitence. Voilà comme Luther se réformait. Tel fut son progrès à mesure qu’il s’échauffait contre l’Eglise, et qu’il s’enfonçait dans le schisme. Il s'étudiait en toutes choses à prendre le contre-pied de l'Eglise. Bien loin de s'efforcer comme nous à inspirer aux pécheurs la crainte des jugements de Dieu, pour les exciter à la pénitence, Luther en était venu à cet excès de dire « que la contrition par laquelle on repasse ses ans écoulés dans l'amertume de son cœur,

 

1 I Cor., II, 11. — 2 Prop. 1517; prop. 30; tom. I, fol. 50.

 

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en pesant la grièveté de ses péchés, leur difformité, leur multitude, la béatitude perdue et la damnation méritée, ne faisait que rendre les hommes plus hypocrites (1) : » comme si c'était une hypocrisie au pécheur, de commencer à se réveiller de son assoupissement.

Mais peut-être qu'il voulait dire que ces sentiments de crainte ne suffisaient pas, et qu'il y fallait joindre la foi et l'amour de Dieu. J'avoue qu'il s'explique ainsi dans la suite (2), mais contre ses propres principes : car il voulait au contraire (et nous verrons dans la suite que c'est un des fondements de sa doctrine), que la rémission des péchés précédât l'amour ; et il abusoit pour cela de la parabole des deux débiteurs de l'Evangile, dont le Sauveur avait dit : «Celui à qui on remet la plus grande dette aime aussi avec plus d'ardeurs : » d'où Luther et ses disciples concluaient qu'on n'aimait qu'après que la dette, c'est-à-dire les péchés étaient remis. Telle était la grande indulgence que prêchait Luther, et qu'il opposait à celles que les jacobins publiaient, et que Léon X avait données. Sans s'exciter à la crainte, sans avoir besoin de l'amour, pour être justifié de tous ses péchés, il ne fallait que croire, sans hésiter, qu'ils étaient tous pardonnes et dans le moment l'affaire était faite.

Parmi les singularités qu'il avançait tous les jours, il y en eut une qui étonna tout le monde chrétien. Pendant que l'Allemagne menacée par les armes formidables du Turc, était toute en mouvement pour lui résister, Luther établissait ce principe : «Qu'il fallait vouloir, non-seulement ce que Dieu veut que nous voulions, mais absolument tout ce que Dieu veut : » d'où il concluait que « combattre contre le Turc, c'était résister à la volonté de Dieu qui nous voulait visiter (4). »

Au milieu de tant de hardies propositions, il n'y avait à l'extérieur rien de plus humble que Luther. Homme timide et retiré, « il avait, disait-il, été traîné par force dans le public, et jeté dans ces troubles plutôt par hasard que de dessein. Son style

 

1 Serm. de Indulgent. — 2 Adver. exec. Antich. Bull., tom. II, fol. 93 ; ad prop. 6, disp. 1535 ; prop. 16, 17 ; ibid. — 2 Luc., VII, 42, 43. — 4 Prop. 1517, 98, fol. 56.

 

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n'avait rien d'uniforme : il était même grossier en quelques endroits, et il écrivent exprès de cette manière. Loin de se promettre l'immortalité de son nom et de ses écrits, il ne l'avait jamais recherchée (1). » Au surplus il attendent avec respect le jugement de l'Eglise, jusqu'à déclarer en termes exprès que s'il ne s'en tenait à sa détermination, il consentait d'être traité comme hérétique (2). » Enfin tout ce qu'il disait était plein de soumission, non-seulement envers le concile, mais encore envers le Saint-Siège et envers le Pape : car le Pape, ému des clameurs qu'excitait dans toute l'Eglise la nouveauté de sa doctrine, en avait pris connaissance; et ce fut alors que Luther parut le plus respectueux, « Je ne suis pas, disait-il, assez téméraire pour préférer mon opinion particulière à celle de tous les autres (3). » Et pour le Pape, voici ce qu'il lui écrit le dimanche de la Trinité en 1518 : « Donnez la vie ou la mort, appelez ou rappelez, approuvez ou réprouvez comme il vous plaira, j'écouterai votre voix comme celle de Jésus-Christ même (4). » Tous ses discours furent pleins de semblables protestations durant environ trois ans. Bien plus, il s'en rapportait à la décision des universités de Bâle, de Fribourg et de Louvain (5). Un peu après il y ajouta celle de Paris, et il n'y avait dans l'Eglise aucun tribunal qu'il ne voulût reconnaître.

Il semblait même qu'il partait de bonne foi sur l'autorité du Saint-Siège. Car les raisons dont il appuyait son attachement pour ce grand Siège, étaient en effet les plus capables de toucher un cœur chrétien. Dans un livre qu'il écrivit contre Silvestre de Prière, jacobin, il alléguait en premier lieu ces paroles de Jésus-Christ : « Tu es Pierre; » et celles-ci : «Pais mes brebis. » « Tout le monde confesse, dit-il, que l'autorité du Pape vient de ces passages (6). » Là même, après avoir dit : «que la foi de tout le inonde se doit conformer à celle que professe l'Eglise romaine, » il continue en cette sorte : «Je rends grâces à Jésus-Christ de ce qu'il conserve sur la terre cette Eglise unique par un grand miracle, et qui seul peut montrer que notre foi est véritable, en

 

1 Resol. de Pot. Papœ, Prœfat., tom. I, fol. 310; Prœf. oper., ibid., 2. — 2 Cont. Prier., tom. I, fol. 177. — 3 Protest. Luth., tom. I, fol. 195. — 4 Epist. ad Leon. X, ibid. — 5 Ad. ap. Legat., ibid., fol. 208. — 5 Cont. Prier., tom. I, p. 173, 188.

 

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sorte qu'elle ne s'est jamais éloignée de la vraie foi par aucun décret. » Après même que dans l'ardeur de la dispute ces bons principes se furent un peu ébranlés, « le consentement de tous les fidèles le retenait dans la révérence de l'autorité du Pape. Est-il possible, disait-il, que Jésus-Christ ne soit pas avec ce grand nombre de chrétiens (1) ? » Ainsi il condamnait « les Bohémiens qui s'étaient séparés de notre communion, et protestait qu'il ne lui arriverait jamais de tomber dans un semblable schisme. »

On ressentait cependant dans ses écrits je ne sais quoi de fier et d'emporté. Mais encore qu'il attribuât ses emportements à la violence de ses adversaires, dont les excès en effet n'étaient pas petits, il ne laissait pas de demander pardon de ceux où il tombait : « Je confesse, écrivait-il au cardinal Cajétan, légat alors en Allemagne, que je me suis emporté indiscrètement, et que j'ai manqué de respect envers le Pape. Je m'en repens. Quoique poussé, je ne devais pas répondre au fol qui écrivait contre moi, selon sa folie. Daignez, poursuivait-il, rapporter l'affaire au saint Père : je ne demande qu'à écouter la voix de l'Eglise et la suivre (2). »

Après qu'il eut été cité à Rome, en formant [a] son appel du Pape mal informé au Pape mieux informé, il ne laissait pas de dire « que l'appellation, quant à lui, ne lui semblait pas nécessaire (3), » puisqu'il demeurait toujours soumis au jugement du Pape : mais il s'excusait d'aller à Rome à cause des frais. Et d’ailleurs, disait-il, cette citation devant le Pape était inutile contre un homme qui n'attendait que son jugement pour y obéir (4).

Dans la suite de la procédure, il appela du Pape au concile le dimanche 28 novembre 1518. Mais dans son acte d'appel il persista toujours à dire « qu'il ne prétendait ni douter de la primauté et de l'autorité du Saint-Siège, ni rien dire qui fût contraire à la puissance du Pape bien avisé et bien instruits (5). »

En effet le 3 mars 1519, il écrivait encore à Léon X, « qu'il ne

 

1 Disp. Lips., tom. I, fol. 251.— 2 Ibid., fol. 215.— 3 Ad card. Caj. — 4 Ibid. — 5 Ibid., Appell. Lut, ad Conc.

(a) 1ère édit. : Tout en formant.

 

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prétendent en aucune sorte toucher à sa puissance, ni à celle de l'Eglise romaine (1). » Il s'obligeait à un silence éternel, comme il avait toujours fait, pourvu qu'on imposât une loi semblable à ses adversaires : car il ne pou voit souffrir un traitement inégal; et il fût demeuré content du Pape, à ce qu'il disait, s'il eût voulu seulement ordonner aux deux parties un égal silence : tant il jugeait la réformation qu'on a depuis tant vantée (a), peu nécessaire au bien de l'Eglise.

Pour ce qui est de rétractation, il n'en voulut jamais entendre parler, encore qu'il y en eût assez de matière, comme on a pu voir : et cependant je n'ai pas tout dit, il s'en faut beaucoup. Mais, disait-il, « étant engagé, sa réputation chrétienne ne permettait pas qu'il se cachât dans un coin, » ou qu'il reculât en arrière. Voilà ce qu'il dit pour s'excuser après la rupture ouverte. Mais durant la contention, il alléguait une excuse plus vraisemblable comme plus soumise. Car après tout, dit-il, «je ne vois pas à quoi est bonne ma rétractation, puisqu'il ne s'agit pas de ce que j'ai dit, mais de ce que me dira l'Eglise, à laquelle je ne prétends pas répondre comme un adversaire, mais l'écouter comme un disciple (2). »

Au commencement de 1520, il le prit d'un ton un peu plus haut : aussi la dispute s'échauffait-elle, et le parti grossissait. Il écrivit donc au Pape : «Je hais les disputes : je n'attaquerai personne; mais aussi je ne veux pas être attaqué. Si on m'attaque, puisque j'ai Jésus-Christ pour Maître, je ne demeurerai pas sans réplique. Pour ce qui est de chanter la palinodie, que personne ne s'y attende : Votre Sainteté peut finir toutes ces contentions par un seul mot, en évoquant l'affaire à elle, et en imposant silence aux uns et aux autres (3) » Voilà ce qu'il écrivit à Léon X, en lui dédiant le livre de la Liberté chrétienne, plein de nouveaux paradoxes, dont nous verrons bientôt les effets funestes. La même année, après la censure des universités de Louvain et de Cologne, tant contre ce livre que contre les autres, Luther

 

1 Luth. ad Leon. X, 1519, ibid. — 2 Ad card. Caj., tom. I, p. 216 et seq. — 3 Ad Leon. X, tom. II, fol. 2, 6 april. 1520.

(a) 1ère édit. : Ce qu'on a depuis tant vanté.

 

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s’en plaignit en cette sorte : « En quoi est-ce que notre saint Père Léon a offensé ces universités, pour lui avoir arraché des mains un livre dédié à son nom, et mis à ses pieds pour y attendre sa pénitence? » Enfin il écrivit à Charles V « qu'il serait jusqu'à la mort un fils humble et obéissant de l'Eglise catholique, et promettait de se taire si ses ennemis le lui permettaient (1). » Il prenait ainsi à témoin tout l'univers et ses deux plus grandes puissances, qu'on pouvait cesser de parler de toutes les choses qu'il avait remuées; et lui-même il s'y obligeait de la manière du monde la plus solennelle.

Mais cette affaire avait fait un trop grand éclat pour être dissimulée. La sentence partit de Rome : Léon X publia sa bulle de condamnation du 18 juin 1520; et Luther oublia en même temps toutes ses soumissions, comme si c'eût été de vains compliments. Dès lors il n'eut que de la fureur : on vit voler des nuées d'écrits contre la bulle. Il fît paraître d'abord des notes ou des apostilles pleines de mépris (2). Un second écrit portait ce titre : Contre la bulle exécrable de l’Antéchrist (3). Il le finissait par ces mots : «De même qu'ils m'excommunient, je les excommunie aussi à mon tour. » C'est ainsi que prononçait ce nouveau pape. Enfin il publia un troisième écrit pour « la défense des articles condamnés par la bulle (4). » Là, bien loin de se rétracter d'aucune de ses erreurs , ou d'adoucir du moins un peu ses excès, il enchérit pardessus, et confirma tout jusqu'à cette proposition, que «tout chrétien, une femme ou un enfant peuvent absoudre en l'absence du prêtre, en vertu de ces paroles de Jésus-Christ : Tout ce que vous délierez sera délié (5) ; » jusqu'à celle où il avait dit, que « c'était résister à Dieu que de combattre contre le Turc (6). » Au lieu de se corriger sur une proposition si absurde et si scandaleuse, il l'appuyait de nouveau; et prenant un ton de prophète, il parlait en cette sorte : « Si l'on ne met le Pape à la raison, c'est fait de la chrétienté. Fuie qui peut dans les montagnes ou qu'on ôte la vie à cet homicide romain. Jésus-Christ le détruira par son glorieux

 

1 Prot. Lut. ad Car. V, ibid., 44. — 2 Tom. I, fol. 56. — 3 Ibid., 88, 91. — 4 Assert., art. per Bull. damnat. — 5 Ibid., 1520, tom. II, prop. 13, fol. 94. — 6 Ibid., prop. 33.

 

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avènement; ce sera lui, et non pas un autre (1). » Puis empruntant les paroles d'Isaïe : « O Seigneur, » s'écriait ce nouveau prophète, « qui croit à votre parole? » et concluait en donnant aux hommes ce commandement comme un oracle venu du ciel : « Cessez de faire la guerre au Turc, jusqu'à ce que le nom du Pape soit ôté de dessous le ciel. J'ai dit. »

C'était dire assez clairement que le Pape dorénavant serait l'ennemi commun contre lequel il se fallait réunir. Mais Luther s'en expliqua mieux dans la suite, lorsque fâché que les prophéties n'allassent pas assez vite, il tâchait d'en hâter l'accomplissement par ces paroles : «Le Pape est un loup possédé du malin esprit: il faut s'assembler de tous les villages et de tous les bourgs contre lui. Il ne faut attendre ni la sentence du juge, ni l'autorité du concile : n'importe que les rois et les Césars fassent la guerre pour lui : celui qui fait la guerre sous un voleur la fait à son dam : les rois et les Césars ne s'en sauvent pas, en disant qu'ils sont défenseurs de l'Eglise, parce qu'ils doivent savoir ce que c'est que l'Eglise (2). » Enfin, qui l'en eût cru eût tout mis en feu, et n'eût fait qu'une même cendre du Pape et de tous les princes qui le soutenaient. Et ce qu'il y a ici de plus étrange, c'est qu'autant de propositions que l'on vient de voir étaient autant de thèses de théologie, que Luther entreprenait de soutenir. Ce n'éjoit pas un harangueur qui se laissât emporter à des propos insensés dans la chaleur du discours : c'était un docteur qui dogmatisait de sang froid, et qui mettait en thèses toutes ses fureurs.

Quoiqu'il ne criât pas encore si haut dans l'écrit qu'il publiait contre la bulle, on y a pu voir des commencements de ces excès; et le même emportement lui faisait dire au sujet de la citation à laquelle il n'avait pas compara : «J'attends pour y comparaître que je sois suivi de vingt mille hommes de pied et de cinq mille chevaux ; alors je me ferai croire (3). » Tout était de ce caractère, et on voyait dans tout son discours les deux marques d'un orgueil outré, la moquerie et la violence.

On le reprenait dans la bulle d'avoir soutenu quelques-unes

 

1 Assert., art. per bull. damnat., 1520, tom. II, prop. 33. — 3 Disp., 1540, prop. 59 et seq., tom. I, fol. 408. — 3 Adv. execr. Antich. bull., tom. II, fol. 91.

 

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des propositions de Jean Hus : au lieu de s'en excuser, comme il aurait fait autrefois : « Oui, disait-il en parlant au Pape, tout ce que vous condamnez dans Jean Hus, je l'approuve ; tout ce que vous approuvez, je le condamne. Voilà la rétractation que vous m'avez ordonnée : en voulez-vous davantage (1)? »

Les fièvres les plus violentes ne causent pas de pareils transports. Voilà ce qu'on appelait dans le parti hauteur de courage ; et Luther dans les apostilles qu'il fit sur la bulle, disait au Pape sous le nom d'un autre : «Nous savons bien que Luther ne vous cédera, pas, parce qu'un si grand courage ne peut pas abandonner la défense de la vérité qu'il a entreprise (2). » Lorsqu'en haine de ce que le Pape avait fait brûler ses écrits à Rome, Luther aussi à son tour fit brûler à Vitenberg les Décrétales, les actes qu'il fit dresser de cette action portaient, « qu'il avait parlé avec un grand éclat de belles paroles, et une heureuse élégance de sa langue maternelle (3). » C'est par où il enlevait tout le monde. Mais surtout il n'oublia pas de dire que ce n'était pas assez d'avoir brûlé ces Décrétales, et « qu'il eût été bien à propos d'en faire autant au Pape même; c'est-à-dire, » ajoutait-il pour tempérer un peu son discours, « au Siège papal. »

Quand je considère tant d'emportement après tant de soumission, je suis en peine d'où pouvait venir cette humilité apparente à un homme de ce naturel. Etait-ce dissimulation et artifice? Ou bien est-ce que l'orgueil ne se connaît pas lui-même dans ses commencements et que timide d'abord, il se cache sous son contraire, jusqu'à ce qu'il ait trouvé l'occasion de se déclarer avec avantage?

En effet Luther reconnaît après la rupture ouverte, que dans les commencements il était « comme au désespoir, » et que personne ne peut comprendre « de quelle faiblesse Dieu l'a élevé à un tel courage, ni comment d'un tel tremblement il a passé à tant de force (4) » Si c'est Dieu ou l'occasion qui ont fait ce changement, j'en laisse le jugement au lecteur, et je me contente pour

 

1 Assert. art. per bull., Leon X damn., ad prop. 30, fol. 109.— 2 Not. in bull., tom. II, fol. 56. — 3 Exust. acta, tom. II, fol. 123. — 4 Prœf. oper., tom. I, fol. 49, 50 et seq.

 

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moi du fait que Luther avoue. Alors dans cette frayeur, il est bien vrai en un certain sens, que « son humilité, » comme il dit, « n'était pas feinte. » Ce qui pourrait toutefois faire soupçonner de l'artifice dans ses discours, c'est qu'il s'échappait de temps en temps jusqu'à dire « qu'il ne changerait jamais rien dans sa doctrine ; et que s'il avait remis toute sa dispute au jugement du souverain Pontife, c'est qu'il fallait garder le respect envers celui qui exerçait une si grande charge (1). » Mais qui considérera l'agitation d'un homme que son orgueil d'un côté, et les restes de la foi de l'autre, ne cessaient de déchirer au dedans, ne croira pas impossible que des sentiments si divers aient paru tour à tour dans ses écrits. Quoi qu'il en soit, il est certain que l'autorité de l'Eglise le retint longtemps; et on ne peut lire sans indignation, non plus que sans pitié, ce qu'il en écrit. « Après, dit-il, que j'eus surmonté tous les arguments qu'on m'opposait, il en restait un dernier qu'à peine je pus surmonter par le secours de Jésus-Christ avec une extrême difficulté et beaucoup d'angoisse : c'est qu'il fallait écouter l'Eglise (2). » La grâce, pour ainsi dire, avait peine à quitter ce malheureux. A la fin il l'emporta ; et pour comble d'aveuglement, il prit le délaissement de Jésus-Christ méprisé pour un secours de sa main. Qui eût pu croire qu'on attribuât à la grâce de Jésus-Christ l'audace de n'écouter plus son Eglise contre son précepte ? Après cette funeste victoire, qui coûta tant de peine à Luther, il s'écrie comme affranchi d'un joug importun : « Rompons leurs liens, et rejetons leur joug de dessus nos têtes (3); » car il se servit de ces paroles, en répondant à la bulle (4), et secouant avec un dernier effort l'autorité de l'Eglise, sans songer que ce malheureux cantique est celui que David met à la bouche des rebelles, dont les complots s'élèvent « contre le Seigneur et contre son Christ. » Luther aveuglé se l'approprie, ravi de pouvoir dorénavant parler sans contrainte, et décider à son gré de toutes choses. Ses soumissions méprisées se tournent en poison dans son cœur : il ne garde plus de mesure : les excès qui devaient rebuter ses disciples, les animent; on se transporte avec

 

1 Pio Lect., tom. I, fol. 212. — 2 Prœf. oper. Luth., tom. I, fol. 49. — 3 Psal. II, 3. — 4 Not. in bull., tom. I, fol. 63. - 5 Psal. II, 2.

 

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lui en l'écoutant. Un mouvement si rapide se communique bien loin au dehors, et un grand parti regarde Luther comme un homme envoyé de Dieu pour la réformation du genre humain.

Alors il se mit à soutenir crue sa vocation était extraordinaire et divine. Dans une lettre qu'il écrivait « aux évêques, qu'on appelait, disait-il, faussement ainsi, » il prit le titre d'Ecclésiaste ou de Prédicateur de Vitenberg, que personne ne lui avait donné. Aussi ne dit-il autre chose, sinon « qu'il se l'était donné lui-même ; que tant de bulles et tant d'anathèmes, tant de condamnations du Pape et de l'empereur lui avaient ôté tous ses anciens titres, et avaient effacé en lui le caractère de la bête; qu'il ne pouvait pourtant pas demeurer sans titre, et qu'il se donnait. celui-ci pour marque du ministère auquel il avait été appelé de Dieu, et qu'il avait reçu non des hommes, ni par l'homme, mais par le don de Dieu, et par la révélation de Jésus-Christ. » Le voilà donc appelé à même titre que saint Paul, aussi immédiatement, aussi extraordinairement. Sur ce fondement il se qualifie à la tête et dans tout le corps de la lettre, Martin Luther, par la grâce de Dieu, ecclésiaste de Vitenberg, et déclare aux évêques, afin qu'ils n'en prétendent cause d'ignorance, que c'est là sa nouvelle qualité qu'il se donne lui-même, avec un magnifique mépris d'eux et de Satan; qu'il pourrait à aussi bon titre s'appeler Evangéliste par la grâce de Dieu, et que très-certainement Jésus-Christ le nommait ainsi et le tenait pour ecclésiaste (1). »

En vertu de cette céleste mission, il faisait tout dans l'église ; il prêchait, il visitait, il corrigeait, il ôtait des cérémonies, il en laissait d'autres, il instituait et destituait. Il osa, lui qui ne fut jamais que prêtre, je ne dis pas faire d'autres prêtres, ce qui seul serait un attentat inouï dans toute l'Eglise depuis l'origine du christianisme ; mais, ce qui est bien plus inouï, faire un évêque. On trouva à propos dans le parti d'occuper par forcé l'évêché de Naümbourg (2). Luther fut à celle ville, où par une nouvelle consécration il ordonna évêque Nicolas Amsdorf, qu'il avait déjà ordonné ministre et pasteur de Magdebourg. Il ne le fit donc pas évêque au sens qu'il appelle quelquefois de ce nom tous les pasteurs ;

 

1 Ep. ad falso nominat. ordin. Episcop., tom. II, fol. 305. — 2 Sleid., XIV, 220.

 

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car Amsdorf était déjà établi pasteur; il le fit évêque avec toute la prérogative attachée à ce nom sacré, et lui donna le caractère supérieur que lui-même n'avait pas. Mais c'est que tout était compris dans sa vocation extraordinaire, et qu'enfin un évangéliste, envoyé immédiatement de Dieu comme un nouveau Paul, peut tout dans l'Eglise.

Ces entreprises Je le sais, sont comptées pour rien dans la nouvelle Réforme. Ces vocations et ces missions tant respectées dans tous les siècles, selon les nouveaux docteurs, ne sont après tout que formalités, et il en faut revenir au fond. Mais ces formalités établies de Dieu conservent le fond. Ce sont des formalités, si l'on veut, au même sens que les sacrements en sont aussi ; formalités divines, qui sont le sceau de la promesse et les instruments de la grâce. La vocation, la mission, la succession et l'ordination légitime sont formalités dans le même sens. Par ces saintes formalités Dieu scelle la promesse qu'il a faite à son Eglise de la conserver éternellement : «Allez, enseignez et baptisez; et voilà, je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (1). » Avec vous enseignant et baptisant, ce n'est pas avec vous qui êtes présents, et que j'ai immédiatement élus; c'est avec vous en la personne de ceux qui vous seront; éternellement substitués par mon ordre. Qui méprise ces formalités de mission légitime et ordinaire, peut avec la même raison mépriser les sacrements, et confondre tout l'ordre de l'Eglise. Et sans entrer plus avant dans cette matière, Luther, qui se disait envoyé avec un titre extraordinaire et immédiatement émané de Dieu comme un évangéliste et comme un apôtre, n'ignorait pas que la vocation extraordinaire ne dût être confirmée par des miracles. Quand Muncer avec ses anabaptistes entreprit de s'ériger en pasteur, Luther ne voulait pas qu'on en vînt au fond avec ce nouveau docteur, ni qu'on le reçût à prouver la vérité de sa doctrine par les Ecritures : mais il ordonnait. qu'on lui demandât qui lui avait donné la charge d'enseigner ? « S'il répond que c'est Dieu, poursuivait-il, qu'il le prouve par un miracle manifeste ; car c'est par de tels signes que Dieu se déclare, quand il veut changer quelque chose dans la forme

 

1 Matth., XXVIII, 19 et 20.

 

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ordinaire de la mission (1). » Luther avait été élevé dans de bons principes, et il ne pouvait s'empêcher d'y revenir de temps en temps. Témoin le traité qu'il fit de l'autorité des magistrats en 1534 (2). Cette date est considérable, parce qu'alors, quatre ans après la Confession d'Augsbourg et quinze ans après la rupture, on ne peut pas dire que la doctrine luthérienne n'eût pas pris sa forme : et néanmoins Luther y disait encore, « qu'il aimait mieux qu'un luthérien se retirât d'une paraisse que d'y prêcher malgré son pasteur; que le magistrat ne devait souffrir, ni les assemblées secrètes, ni que personne prêchât sans vocation légitime; que si l'on avait réprimé les anabaptistes, dès qu'ils répandirent leurs dogmes sans vocation, on aurait bien épargné des maux à l'Allemagne; qu'aucun homme vraiment pieux ne devait rien entreprendre sans vocation ; ce qui devait être si religieusement observé, que même un évangélique (c'est ainsi qu'il appelait ses disciples) ne devait pas prêcher dans une paroisse d'un papiste ou d'un hérétique , sans la participation de celui qui en était le pasteur : ce qu'il disait, poursuit-il, pour avertir les magistrats d'éviter ces discoureurs, s'ils n'apportaient de bons et assurés témoignages de leur vocation ou de Dieu, ou des hommes; autrement, qu'il ne fallait pas les admettre, quand même ils voudraient prêcher le pur Evangile, ou qu'ils seraient des anges du ciel. » C'est-à-dire qu'il ne suffit pas d'avoir la saine doctrine, et qu'il faut outre cela de deux choses l'une, ou des miracles pour témoigner une vocation extraordinaire de Dieu, ou l'autorité des pasteurs qu'on avait trouvés en charge pour établir la vocation ordinaire et dans les formes.

A ces mots, Luther sentit bien qu'on lui pouvait demander où il avait pris lui-même son autorité; et il répondit « qu'il était docteur et prédicateur; qu'il ne s'était pas ingéré ; et qu'il ne devait pas cesser de prêcher après qu'une fois on l'avait forcé à le faire ; qu'après tout, il ne pouvait se dispenser d'enseigner son église ; et pour les autres églises, qu'il ne faisait autre chose que de leur communiquer ses écrits, ce qui n'était qu'un simple devoir de charité. »

 

1 Sleid., lib. V, édit. 1535, 69. — 2 In Psal. LXXXII; De Magistr., tom. III.

 

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Mais quand il parlait si hardiment de son église, la question était de savoir qui lui en avait confié le soin, et comment la vocation qu'il avait reçue avec dépendance était tout à coup devenue indépendante de toute hiérarchie ecclésiastique. Quoi qu'il en soit, à cette fois il était d'humeur à vouloir que sa vocation fût ordinaire : ailleurs, lorsqu'il sentait mieux l'impossibilité de se soutenir, il se disait, comme on vient de voir, immédiatement envoyé de Dieu, et se réjouissait d'être dépouillé de tous les titres qu'il avait reçus dans l'Eglise romaine, pour jouir dorénavant d'une vocation si haute. Au reste les miracles ne lui manquaient pas : il voulait qu'on crût que le grand succès de ses prédications tenait du miracle; et lorsqu'il abandonna la vie monastique, il écrivit à son père, qui paraissait un peu ému de son changement, que Dieu l'avait tiré de son état par des miracles visibles. «  Satan, dit-il, semble avoir prévu dès mon enfance tout ce qu'il aurait un jour à souffrir de moi. Est-il possible que je sois le seul de tous les mortels qu'il attaque maintenant? Vous avez voulu, poursuit-il , me tirer autrefois du monastère. Dieu m'en a bien tiré sans vous. Je vous envoie un livre où vous verrez par combien de miracles et d'effets extraordinaires de sa puissance il m'a absous des vœux monastiques (1). » Ces vertus et ces prodiges, c'était et la hardiesse et le succès inespéré de son entreprise : car c'est ce qu'il donnait pour miracle, et ses disciples en étaient persuadés.

Ils prenaient même pour quelque chose de miraculeux, qu'un petit moine eût osé attaquer le Pape, et qu'il parût intrépide au milieu de tant d'ennemis. Les peuples le regardaient comme un héros et comme un homme divin, quand ils lui entendaient dire qu'on ne pensât pas l'épouvanter ; que s'il s'était caché un peu de temps, «le diable savait bien (le beau témoin ) que ce n'était point par crainte; que lorsqu'il avait paru à Vorms devant l'empereur, rien n'avait été capable de l'effrayer; et que quand il eût été assuré d'y trouver autant de diables prêts à le tirer qu'il y avait de tuiles dans les maisons, il les aurait affrontés avec la même confiance (2). » C'était ses expressions ordinaires. Il avait

 

1 De vot. monast., ad Joannem Luth., parent, suum, tom. II, fol. 269. — 2 Ep. ad Frid. Sax. Ducem; apud Chytr., lib. X, p. 247.

 

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toujours à la bouche le diable et le Pape, comme des ennemis qu'il allait abattre ; et ses disciples trouvaient dans ces paroles brutales « une ardeur divine, un instinct céleste, et l'enthousiasme d'un cœur enflammé de la gloire de l'Evangile (1). »

Lorsque quelques-uns de son parti entreprirent, comme nous verrons bientôt, de renverser les images dans Vitenberg durant son absence et sans le consulter : « Je ne fais pas, disait-il, comme ces nouveaux prophètes, qui s'imaginent faire un ouvrage merveilleux et digne du Saint-Esprit, en abattant des statues et des peintures. Pour moi, je n'ai pas encore mis la main à la moindre petite pierre pour la renverser; je n'ai fait mettre le feu à aucun monastère : mais presque tous les monastères sont ravagés par ma plume et par ma bouche ; et on publie que sans violence j'ai moi seul fait plus de mal au Pape, que n'aurait pu faire aucun roi avec toutes les forces de son royaume (2). » Voilà les miracles de Luther. Ses disciples admiraient la force de ce ravageur de monastères, sans songer que cette force formidable pouvait être celle de l'ange que saint Jean appelle exterminateur (3).

Luther le prenait d'un ton de prophète contre ceux qui s'opposaient à sa doctrine. Après les avoir avertis de s'y soumettre, à promet de la fin il les menaçait de prier contre eux. « Mes prières, disait-il, ne seront pas un foudre de Salmonée, ni un vain murmure dans l'air : on n'arrête pas ainsi la voix de Luther, et je souhaite que V. A. ne l'éprouve pas à son dam (4). » C'est ainsi qu'il écrivait à un prince de la maison de Saxe. « Ma prière, poursuivait-il, est un rempart invincible, plus puissant que le diable même : sans elle, il y a longtemps qu'on ne parlerait plus de Luther ; et on ne s'étonnera pas d'un si grand miracle ! » Lorsqu'il menaçait quelqu'un des jugements de Dieu, il ne voulait pas qu'on crût qu'il le fît comme un homme qui en avait seulement des vues générales. Vous eussiez dit qu'il lisait dans les décrets éternels. On le voyait parler si certainement de la ruine prochaine de la Papauté, que les siens n'en doutaient plus. Sur sa parole on tenait pour assuré dans le parti qu'il y avait deux Antéchrists clairement marqués

 

1 Chytr., ibid. — 2 Frider. duci elcct., etc., tom. VII, p. 507, 509. — 3 Apoc., IX, 11. — 4 Epist. ad Georg. duc. Sax., tom. II, fol. 491.

 

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dans les Ecritures, le Pape et le Turc. Le Turc allait tomber, et les efforts qu'il faisait alors dans la Hongrie étaient le dernier acte de la tragédie. Pour la Papauté, c'en était fait, et à peine lui donnait-il deux ans à vivre ; mais surtout qu'on se gardât bien d'employer les armes dans ce grand ouvrage. C'est ainsi qu'il parla tant qu'il fut faible ; et il défendait dans la cause de son évangile tout autre glaive que celui de la parole. Le règne papal devait tomber tout à coup par le souffle de Jésus-Christ, c'était-à-dire par la prédication de Luther. Daniel y était exprès : saint Paul ne permettait pas d'en douter, et Luther leur interprète l'assurait ainsi. On en revient encore à ces prophéties : le mauvais succès de celles de Luther n'empêche pas les ministres d'en hasarder de semblables : on connaît le génie des peuples, et il les faut toujours fasciner par les mêmes voies. Ces prophéties de Luther se voient encore dans ses écrits!, en témoignage éternel contre ceux qui les ont crues si légèrement. Sleidan, son historien, les rapporte d'un air sérieux (1) : il emploie toute l'élégance de son style et toute la pureté de son langage poli à nous représenter une peinture dont Luther avait rempli toute l'Allemagne, la plus sale, la plus basse et la plus honteuse qui fut jamais : cependant, si nous en croyons Sleidan, c'était une image prophétique : au reste, « on voyait déjà l'accomplissement de beaucoup de prophéties de Luther, et les autres étaient encore entre les mains de Dieu. »

Ce ne fut donc pas seulement le peuple qui regarda Luther comme un prophète. Les doctes du parti le donnaient pour tel. Philippe Mélanchthon, qui se rangea sous sa discipline dès le commencement de ses disputes, et qui fut le plus capable aussi bien que le plus zélé de ses disciples, se laissa d'abord tellement persuader qu'il y avait en cet homme quelque chose d'extraordinaire et de prophétique qu'il fut longtemps sans en pouvoir revenir, malgré tous les défauts qu'il découvrait de jour en jour dans son maître; et il écrivit à Erasme, parlant de Luther : «Vous savez qu'il faut éprouver, et non pas mépriser les prophètes (3). »

 

1 Ass., art. damnat., tom. II, fol. 3, ad prop. 33 ; adv. lib. Amb. Cathar., ibid., fol. 161; Cont. Henr., reg. Ang., ibid., 331, 332 et seq. — 2 Sleid., lib. IV, 70; XIV, 225 ; XVI, 261, etc. — 3 Mel., lib. III, epist. 65.

 

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Cependant ce nouveau prophète s'emportait à des excès inouïs. Il outrait tout : parce que les prophètes par ordre de Dieu faisaient de terribles invectives, il devint le plus violent de tous les hommes et le plus fécond en paroles outrageuses. Parce que saint Paul, pour le bien des hommes, avait relevé son ministère et les dons de Dieu en lui-même avec toute la confiance que lui donnait. la vérité manifeste que Dieu appuyait d'en haut par des miracles, Luther parlait de lui-même d'une manière à faire rougir tous ses amis. Cependant on s'y était accoutumé ; cela s'appelait magnanimité : on admirent « la sainte ostentation, les saintes vanteries, la sainte jactance » de Luther ; et Calvin même, quoique fâché contre lui, les nomme ainsi (1).

Enflé de son savoir, médiocre au fond, mais grand pour le temps, et trop grand pour son salut et pour le repos de l'Eglise, il se mettait au-dessus de tous les hommes, et non-seulement de ceux de son siècle, mais encore des plus illustres des siècles passés. Dans la question du libre arbitre, Erasme lui objectait le consentement des Pères et de toute l'antiquité : « C'est bien fait, lui disait Luther ; vantez-nous les anciens Pères, et fiez-vous à leurs discours, après avoir vu que TOUS ENSEMBLE ils ont négligé saint Paul, et que, plongés dans le sens charnel, ils se sont tenus, COMME DE DESSEIN FORME , éloignés de ce bel astre du matin, ou plutôt de ce soleil (2). » Et encore : « Quelle merveille que Dieu ait laissé TOUTES LES PLUS GRANDES églises aller dans leurs voies, puisqu'il y avait laissé aller autrefois toutes les nations de la terre (3)? » Quelle conséquence ! Si Dieu a livré les gentils à l'aveuglement de leur cœur, s'ensuit-il qu'il y livre encore les églises qu'il en a retirées avec tant de soin ? Voilà néanmoins ce que dit Luther dans son livre du serf Arbitre : et ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est que dans ce qu'il y soutient, non-seulement « contre tous les Pères et contre toutes les églises, » mais encore contre tous les hommes et contre la voix commune du genre humain, que le libre arbitre n'est rien du tout : il est abandonné, comme nous verrons, de tous ses disciples, et même dans la Confession

 

1 II Def. cont. Vestph., opusc., fol. 788. — 2 De serv. Arb., tom. II, fol. 480, etc. — 3 De serv. Arb., tom. II, fol. 438.

 

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d'Augsbourg : ce qui fait voir à quel excès sa témérité s'est emportée, puisqu'il a traité avec un mépris si outrageux et les Pères et les églises, dans un point où il avait un tort si visible. Les louanges que ces saints docteurs ont données d'une même voix à la continence, le révoltent plutôt que de le toucher. Saint Jérôme lui devient insupportable pour l'avoir louée. Il décide que lui et tous les saints Pères, qui ont pratiqué tant de saintes mortifications pour la garder inviolable, eussent mieux fait de se marier. Il n'est pas moins emporté sur les autres matières. Enfin en tout et partout, les Pères, les Papes, les conciles généraux et particuliers, à moins qu'ils ne tombent (a) dans son sens, ne lui sont rien. Il en est quitte pour leur opposer l'Ecriture tournée à sa mode ; comme si avant lui l'Ecriture avait été ignorée, ou que les Pères, qui l'ont gardée et étudiée avec tant de religion, eussent négligé de l'entendre.

Voilà où Luther en était venu : de cette extrême modestie qu'il  avait professée au commencement, il était passé à cet excès. Que dirai-je des bouffonneries aussi plates que scandaleuses, dont il remplissait ses écrits? Je voudrais qu'un de ses sectateurs des plus prévenus prît la peine de lire seulement un discours qu'il composa du temps de Paul III contre la Papauté (1) : je suis certain qu'il rougirait pour Luther, tant il y trouverait partout, je ne dirai pas de fureur et d'emportement, mais de froides équivoques, de basses plaisanteries et de saletés; je dis même des plus grossières, et de celles qu'on n'oit (b) sortir que de la bouche des plus vils artisans. «Le Pape, dit-il, est si plein de diables, qu'il en crache, qu'il en mouche : » n'achevons pas ce que Luther n'a pas eu honte de répéter trente fois. Est-ce là le discours d'un réformateur ? Mais c'est qu'il s'agit du Pape : à ce seul nom il rentrait dans ses fureurs, et il ne se possédait plus. Mais oserai-je rapporter la suite de cette invective insensée ? Il le faut malgré mes horreurs, afin qu'on voie une fois quelles furies possédaient ce chef de la nouvelle Réforme. Forçons-nous donc pour transcrire ces mots qu'il adresse au Pape : «Mon petit Paul, mon petit

 

1 Advers. Papat., tom. VII, fol. 451 et seq.

(a) 1ère édit. : A moins qu'ils tombent. — (b) qu'on n'entend.

 

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pape, mon petit ânon, allez doucement ; il fait glacé : vous vous rompriez une jambe ; vous vous gâteriez, et on dirait : Que diable est ceci? Comme le petit papelin s'est gâté! » Pardonnez-moi, lecteurs catholiques, si je répète ces irrévérences. Pardonnez-moi aussi, ô luthériens, et profitez du moins de votre honte. Mais après ces sales idées, il est temps de voir les beaux endroits. Ils consistent dans ces jeux de mots : Cœlestissimus, scelestissimus ; sanctissimus, satanissimus ; et c'est ce qu'on trouve à chaque ligne. Mais que dira-t-on de cette belle figure ? « Un âne sait qu'il est âne ; une pierre sait qu'elle est pierre ; et ces ânes de papelins ne savent pas qu'ils sont des ânes (1). » De peur qu'on ne s'avisât d'en dire autant de lui, il va au-devant de l'objection, « Et, dit-il, le Pape ne me peut pas tenir pour un âne ; il sait bien que par la bonté de Dieu et par sa grâce particulière, je suis plus savant dans les Ecritures que lui et que tous ses ânes (2). » Poursuivons : voici le style qui va s'élever : « Si j'étais le maître de l'empire , » où ira-t-il avec un si beau commencement ? « je ferais un même paquet du Pape et des cardinaux, pour les jeter tous ensemble dans ce petit fossé de la mer de Toscane. Ce bain les guérirait ; j'y engage ma parole, et je donne Jésus-Christ pour caution (3). » Le saint nom de Jésus-Christ n'est-il pas ici employé bien à propos ? Taisons-nous : c'en est assez ; et tremblons sous les terribles jugements de Dieu, qui pour punir notre orgueil, a permis que de si grossiers emportements eussent une telle efficace de séduction et d'erreur.

Je ne dis rien des séditions et des pilleries, le premier fruit des prédications de ce nouvel évangéliste. Il en tirait vanité. L'Evangile, disait-il, et tous ses disciples après lui, a toujours causé du trouble, et il faut du sang pour l'établir (4). Zuingle en disait autant. Calvin se défend de même : «Jésus-Christ, disaient-ils tous, est venu pour jeter le glaive au milieu du monde (5 ; » aveugles , qui ne voyaient pas ou qui ne voulaient pas voir quel glaive Jésus-Christ avait jeté, et quel sang il avait fait répandre. Il est vrai que les loups au milieu desquels il envoyait ses disciples,

 

1 Advers. Papat., tom. VII, fol. 470. — 2 Ibid. — 3 Ibid., p. 474. — 4 De serv. Arb., fol. 431, etc. — 5 Matth., X, 34.

 

 

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devaient répandre le sang de ses brebis innocentes : mais « voit-il dit que ces brebis cesseraient d'être brebis, formeraient de séditieux complots, et répandraient à leur tour le sang des loups ? L'épée des persécuteurs a été tirée contre ses fidèles ; mais ses fidèles tiraient-ils l'épée, je ne dis pas pour attaquer les persécuteurs, mais pour se défendre de leurs violences? En un mot, il s'est excité des séditions contre les disciples de Jésus-Christ; mais les disciples de Jésus-Christ n'en ont jamais excité aucune durant trois cents ans d'une persécution impitoyable. L'Evangile les rendait modestes, tranquilles , respectueux envers les puissances légitimes , quoiqu'ennemies de la foi, et les remplissait d'un vrai zèle; non pas de ce zèle amer qui oppose l'aigreur à l'aigreur, les armes aux armes, et la force à la force. Que les catholiques soient donc, si l'on veut (a), des persécuteurs injustes : ceux qui se vantaient de les réformer (b) sur le modèle de l'Eglise apostolique, devaient commencer la Réforme par une invincible patience. Mais au contraire, disait Erasme, qui en a vu naître les commencements : « Je les voyais sortir de leurs prêches avec un air farouche et des regards menaçants, » comme gens « qui venaient d'ouïr des invectives sanglantes et des discours séditieux. » Aussi voyait-on c ce peuple évangélique toujours prêt à prendre les armes, et aussi propre à combattre qu'à disputer (1). » Peut-être que les ministres nous avoueront bien que les prêtres des Juifs et ceux des idoles donnaient lieu à des satyres aussi fortes que les prêtres de l'Eglise romaine, de quelques couleurs qu'ils nous les dépeignent. Quand est-ce qu'on a vu, au sortir de la prédication de saint Paul, ceux qu'il avait convertis, aller piller les maisons de ces prêtres sacrilèges, comme on a vu si souvent, au sortir des prédications de Luther et des prétendus réformateurs, leurs auditeurs aller piller tous les ecclésiastiques, sans distinction des bons ni des mauvais? Que dis-je des prêtres des idoles? Les idoles mêmes étaient en quelque sorte épargnées par les chrétiens. Vit-on jamais à Ephèse ou à Corinthe, où tous les coins en étaient remplis, en renverser une seule après les prédications de saint Paul et des

 

1 Lib. XIX, epist. 113; XXIV, 31, 47, p. 2053, etc.

(a) 1ère édit : S'ils le veulent — (b) De venir les réformer.

 

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apôtres? Au contraire, ce secrétaire de la commune d'Ephèse rend témoignage à ses citoyens que saint Paul et ses compagnons « ne blasphémaient point contre leur déesse (1) ; » c'est-à-dire, qu'ils parlaient contre les faux dieux sans exciter aucun trouble, sans altérer la tranquillité publique. Je crois pourtant que les idoles de Jupiter et de Vénus étaient bien aussi odieuses que les images de Jésus-Christ, de sa sainte Mère et de ses Saints que nos réformés ont abattues.

 

1 Act., XIX, 37.

 

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