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LIVRE V.

Réflexions générales
sur les agitations de Mélanchthon,
et sur l'état de la Réforme.

 

SOMMAIRE.

 

Les agitations, les regrets, les incertitudes de Mélanchthon. La cause de ses erreurs, et ses espérances déçues. Le triste succès de la Réforme, et les malheureux motifs qui y attirent les peuples, avoués par les auteurs du parti. Mélanchthon confesse en vain la perpétuité de l'Eglise, l'autorité de ses jugements et celle de ses prélats. La justice imputative l'entraîne, encore qu'il reconnaisse qu'il n'en trouve rien dans les Pères, ni même dans saint Augustin, dont il s'était autrefois appuyé.

 

Les commencements de Luther, durant lesquels Mélanchthon se donna tout à fait à lui, étaient spécieux. Crier contre des abus qui n'étaient que trop véritables avec beaucoup de force et de liberté ; remplir ses discours de pensées pieuses, restes d'une bonne institution;

 

1 Mél., liv. X, ep. LXXVI.

 

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et encore avec cela mener une vie, sinon parfaite, du moins sans reproche devant les hommes, sont choses assez attirantes. Il ne faut pas croire que les hérésies aient toujours pour auteurs des impies ou des libertins, qui de propos délibéré fassent servir la religion à leurs passions. Saint Grégoire de Nazianze ne nous représente pas les hérésiarques comme des hommes sans religion, mais comme des hommes qui prennent la religion de travers. « Ce sont, dit-il, de grands esprits : car les âmes faibles sont également inutiles pour le bien et pour le mal. Mais ces grands esprits, poursuit-il, sont en même temps des esprits ardents et impétueux, qui prennent la religion avec une ardeur démesurée (1) : » c'est-à-dire qui ont un faux zèle, et qui mêlant à la religion un chagrin superbe, une hardiesse indomptée et leur propre esprit, poussent tout à l'extrémité ; il y faut même trouver une régularité apparente, sans quoi où serait la séduction tant prédite dans l'Ecriture? Luther avait goûté la dévotion. Dans sa première jeunesse, effrayé d'un coup de tonnerre dont il avait pensé périr, il s'était fait religieux d'assez bonne foi. On a vu ce qui se passa dans l'affaire des indulgences. S'il avançait des dogmes extraordinaires, il se soumettait au Pape. Condamné par le Pape, il réclama le concile que toute la chrétienté réclamait aussi depuis plusieurs siècles, comme le seul remède des maux de l'Eglise. La réformation des mœurs corrompues était désirée de tout l'univers; et quoique la saine doctrine subsistât toujours également dans l'Eglise, elle n'y était pas également bien expliquée par tous les prédicateurs. Plusieurs ne prêchaient que les indulgences, les pèlerinages, l'aumône donnée aux religieux, et faisaient le fond de la piété de ces pratiques qui n'en étaient que les accessoires. Ils ne parlaient pas autant qu'il fallait de la grâce de Jésus-Christ; et Luther, qui lui donnait. tout d'une manière nouvelle par le dogme de la justice imputée, parut à Mélanchthon jeune encore et plus versé dans les belles-lettres que dans les matières de théologie, le seul prédicateur de l'Evangile.

Il est juste de tout donner à Jésus-Christ. L'Eglise lui donnait tout dans la justification du pécheur, aussi bien et mieux que

 

1 Orat. 26, tom. I, p. 441.

 

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Luther, mais d'une autre sorte. On a vu que Luther lui donnait tout, en ôtant absolument tout à l'homme; et que l'Eglise au contraire lui donnait, tout, en regardant comme un effet de sa grâce tout ce que l'homme avait de bien, et même le bon usage de son libre arbitre dans tout ce qui regarde la vie chrétienne. La nouveauté de la doctrine et des pensées de Luther fut un charme pour les beaux esprits. Mélanchthon en était le chef en Allemagne. Il joignait à l'érudition, à la politesse et à l'élégance du style une singulière modération. On le regardait comme seul capable de succéder dans la littérature à la réputation d'Erasme ; et Erasme lui-même l'eût élevé par son suffrage aux premiers honneurs parmi les gens de lettres, s'il ne l'eût vu engagé dans un parti contre l'Eglise : mais la nouveauté l'entraîna comme les autres. Dès les premières années qu'il s'était attaché à Luther, il écrivit à un de ses amis : « Je n'ai pas encore traité comme il faut la matière de la justification, et je vois qu'aucun des anciens ne l'a encore traitée de cette sorte (1). » Ces paroles nous font sentir un homme tout épris du charme de la nouvelle doctrine : il n'a encore qu'effleuré une si grande matière, et déjà il en sait plus que tous les anciens. On le voit ravi d'un sermon qu'avait fait Luther sur le jour du Sabbat (2) : il y avait prêché le repos où Dieu faisait tout, où l'homme ne faisait rien. Un jeune professeur de la langue grecque entendait débiter de si nouvelles pensées au plus véhément et au plus vif orateur de son siècle, avec tous les ornements de sa langue naturelle et un applaudissement inouï; c'était de quoi être transporté. Luther lui paraît le plus grand de tous les hommes, un homme envoyé de Dieu, un prophète. Le succès inespéré de la nouvelle Réforme le confirme dans ses pensées. Mélanchthon était impie et crédule; les bons esprits le sont souvent; le voilà pris. Tous les gens de belles-lettres suivent son exemple, et Luther devient leur idole. On l'attaque, et peut-être avec trop d'aigreur. L'ardeur de Mélanchthon s'échauffe ; la confiance de Luther l'engage de plus en plus, et il se laisse entraîner à la tentation de réformer avec son maître, aux dépens de l'unité et de la paix, et les évêques, et les Papes, et les princes, et les rois, et les empereurs.

 

1 Lib. IV, ep. CXXVI., col. 574. — 2 Ibid., col. 575.

 

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Il est vrai. Luther s’emportait à des excès inouïs : c'était un sujet de douleur à disciple modéré. Il tremblait lorsqu'il pensait à la colère implacable de cet Achille, et il ne craignait « rien moins de la vieille d’un homme dont les passions étaient si violentes que les les emportements d'un Hercule, d'un Philoctète, et d'un Marius (1) ; » c'est-à-dire qu’il prévoyait, ce qui arriva en effet, quelque chose de furieux. C’est ce qu’il écrit confidemment, et en grec à son ordinaire, à son ami Camerarius : mais un bon mot d'Erasme (que ne peut un bon mot sur un bel esprit?) le soutenait, Erasme disait que tout le monde opiniâtre et endurci comme il était, avait besoin d'un maître aussi rude que Luther (2) : c'était-à-dire, comme il l'expliquait, que Luther lui paraissait nécessaire au monde comme les tyrans que Dieu envoie pour le corriger, comme un Nabuchodonosor, comme un Holoferne, en un mot comme un fléau de Dieu. Il n'y avait pas là de quoi se, glorifia : mais Mélanchthon l'avait pris du beau côté, et voulait croire au commencement que pour réveiller le monde, il ne fallait rien moins que les violences et le tonnerre de Luther.

Mais enfin l'arrogance de ce maître impérieux se déclara. Tout le monde se soulevait contre lui, et même ceux qui voulaient avec lui réformer l'Eglise. Mille sectes impies s'élevaient sous ses étendards ; et sous le nom de réformation les armes, les séditions, les guerres civiles ravageaient la chrétienté. Pour comble de douleur la querelle sacramentaire partagea la Réforme naissante en deux partis presque égaux : cependant Luther poussait tout à bout, et ses discours ne faisaient qu'aigrir les esprits au heu de les calmer. Il parut tant de faiblesse dans sa conduite ; et ses excès furent si étranges, que Mélanchthon ne les pouvait plus ni excuser, ni supporter. Depuis ce temps ses agitations furent immenses, à chaque moment on lui voyait souhaiter la mort. Ses larmes ne tarirent point durant trente ans (3); et « l'Elbe, disait-il lui-même, avec tous ses flots, ne lui aurait pu fournir assez d'eaux » pour pleurer les malheurs de la Réforme divisée (4).

Les succès inespérés de Luther, dont il avait été ébloui d'abord

 

1 Lib. IV, ep. CCXL, p. 315. — 2 Lib. XVIII, ep. XXV; XIX, III.— 3 Lib. IV, ep. c, 119, 842. — 4 Lib. II, ep. CCII.

 

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et qu'il prenait avec tous les autres pour une marque du doigt de Dieu, n'eurent plus pour lui qu'un faible agrément, lorsque le temps lui eut découvert les véritables causes de ces grands progrès et leurs effets déplorables. Il ne fut pas longtemps s’apercevoir que la licence et l'indépendance faisaient la plus grande partie de la réformation. Si l'on voyait les villes de l'Empire accourir en foule à ce nouvel évangile, ce n'était pas qu'elles se graciassent de la doctrine. Nos réformés souffriront avec peine ce discours; mais c'est Mélanchthon qui l'écrit, et qui l'écrit à Luther : « Nos gens me blâment de ce que je rends la juridiction , aux évoques. Le peuple accoutumé à la liberté, après avoir une bis secoué ce joug, ne le veut plus recevoir, et les villes de l'Empire sont celles qui haïssent le plus cette domination. Elles ne se mettent point en peine de la doctrine et de la religion, mais seulement de l'empire et de la liberté (1). » Il répète encore cette plainte au même Luther : « Nos associés, dit-il, disputent non pour l'Evangile, mais pour leur domination (2). » Ce n'était donc pas la doctrine, c'était l'indépendance que cherchaient les villes ; et si elles haïssaient leurs évêques, ce n'était pas tant parce qu'ils étaient leurs pasteurs que parce qu'ils étaient leurs souverains.

Il faut tout dire, Mélanchthon n'était pas beaucoup en peine de rétablir la puissance temporelle des évêques : ce qu'il voulait rétablir, c'était la police ecclésiastique, la juridiction spirituelle, et en un mot « l'administration épiscopale, » parce qu'il voyait que sans elle tout allait tomber en confusion. « Plût à Dieu, plût à Dieu que je pusse, non point confirmer la domination des évêques, mais en rétablir l'administration; car je vois quelle église nous allons avoir, si nous renversons la police ecclésiastique. Je vois que la tyrannie sera plus insupportable que jamais (3). » C'est ce qui arrive toujours quand on secoue le joug de l'autorité légitime. Ceux qui soulèvent les peuples sous prétexte de liberté, se font eux-mêmes tyrans ; et si on n'a pas encore assez vu que Luther était de ce nombre, la suite le fera paraître d’une manière à ne laisser aucun doute. Mélanchthon continue ; et après avoir blâmé ceux qui n'aimaient Luther « qu'à cause

 

1 Lib. I, ep. XVII. — 2 Lib. I, ep. XX. — 3 Lib. IV, ep. civ.

 

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que par son moyen ils se sont défaits des évêques, » il conclut « qu'ils se sont donné une liberté qui ne ferait aucun bien à la postérité. Car quel «sera, poursuit-il, l'état de l'Eglise, si nous changeons toutes les coutumes anciennes, et qu'il n'y ait plus de prélats ou de conducteurs certains? »

Il prévoit que dans ce désordre chacun se rendra le maître. Si puissances ecclésiastiques, à qui l'autorité des apôtres est venue par succession, ne sont point reconnues, les nouveaux ministres qui ont pris leur place, comment subsisteront-ils? Il ne faut qu'entendre parler Capiton, collègue de Bucer dans le ministère de l'église de Strasbourg : « L'autorité des ministres est, dit-il, entièrement abolie : tout se perd, tout va en ruine. Il n'y a parmi nous aucune église, pas même une seule, où il y ait de la discipline.... Le peuple nous dit hardiment : Vous voulez vous faire les tyrans de l'Eglise qui est libre : vous voulez établir une nouvelle papauté. » Et un peu après : «Dieu me fait connaître ce que c'est qu'être pasteur, et le tort que nous avons fait à l'Eglise par le jugement précipité, et la véhémence inconsidérée qui nous a fait rejeter le Pape. Car le peuple accoutumé et comme nourri à la licence, a rejeté tout à fait le frein; comme si en détruisant la puissance des papistes, nous avions détruit en même temps toute la force des sacrements et du ministère. Ils nous crient : Je sais assez l'Evangile : qu'ai-je besoin de votre secours pour trouver Jésus-Christ? Allez prêcher ceux qui veulent vous entendre (1). » Quelle Babylone est plus confuse que cette église qui se vantait d'être sortie de l'église romaine comme d'une Babylone ? Voilà quelle était l'Eglise de Strasbourg, elle que les nouveaux réformés proposaient sans cesse à Erasme, lorsqu'il se plaignait de leurs désordres, comme la plus réglée et la plus modeste de toutes leurs églises ; voilà quelle elle était environ l'an 1537, c'est-à-dire dans sa force et dans sa fleur.

Bucer, le collègue de Capiton, n'en avait pas meilleure opinion en 1549, et il avoue qu'on n'y avait rien tant recherché « que le plaisir de vivre à sa fantaisie (2). »

Un autre ministre se plaint à Calvin qu'il n'y a nul ordre dans

 

1 Ep. ad Farel, int. ep. Calv., p. 5. — 2 Int. ep. Calv., p. 509, 510.

 

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leurs églises, et il en rend cette raison, « qu'une grande partie des leurs croit s'être tirée de la puissance de l'Antéchrist, en se jouant à sa fantaisie des biens de l'Eglise, et en ne reconnaissant aucune discipline (1). » Ce ne sont pas là des discours où l'on reprenne les désordres avec exagération. C'est ce que les nouveaux pasteurs s'écrivent confidemment les uns aux autres, et on y voit les tristes effets de la Réforme.

Un des fruits qu'elle produisit fut la servitude où tomba l'Eglise.  Il ne faut pas s'étonner si la nouvelle Réforme plaisait aux princes et aux magistrats, qui s'y rendaient maîtres de tout, et même de la doctrine. Le premier effet du nouvel évangile dans une ville voisine de Genève, c'est Montbéliard (a), fut une assemblée qu'on y tint des principaux habitants pour apprendre « ce que le prince ordonnerait de la Cène (2). » Calvin s'élève inutilement contre cet abus : il y espère peu de remède, et tout ce qu'il peut faire est de s'en plaindre comme du plus grand désordre qu'on pût introduire dans l'Eglise. Mycon, successeur d'Oecolampade dans le ministère de Bâle, fait la même plainte aussi vainement : « Les laïques, dit-il, s'attribuent tout, et le magistrat s'est fait pape (3). »

C'était un malheur inévitable dans la nouvelle Réforme : elle s'était établie en se soulevant contre les évêques sur les ordres du magistrat. Le magistrat suspendit la messe à Strasbourg, l'abolit en d'autres endroits, et donna la forme au service divin. Les nouveaux pasteurs étaient institués par son autorité ; il était juste après cela qu'il eût toute la puissance dans l'Eglise. Ainsi ce qu'on gagna dans la Réforme en rejetant le Pape ecclésiastique, successeur de saint Pierre, fut de se donner un Pape laïque, et de mettre entre les mains des magistrats l'autorité des apôtres.

Luther tout fier qu'il était de son nouvel apostolat, ne se put défendre d'un tel abus. Seize ans s'étaient écoulés depuis l'établissement de sa Réforme dans la Saxe, sans qu'on eût seulement songé à visiter les églises, ni à voir si les pasteurs qu'on y avait établis faisaient leur devoir, et si les peuples savaient du moins

 

1 Int. ep. Calv., p. 43. — 2 Calv., Ep., p. 50-52. — 8 Int. ep. Calv., p. 52. (a) Il y a quarante lieues de Genève à Montbéliard.

 

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leur catéchisme. On leur avait fort bien appris, dit Luther, « à manger de la chair les vendredis et les samedis; à ne se confesser plus, à croire qu'on était justifié par la seule foi, et que les bonnes œuvres ne méritaient rien (1) : » mais pour prêcher sérieusement la pénitence, Luther fait bien connaître que c'était à quoi on pensait le moins. Les réformateurs avaient bien d'autres affaires. Pour enfin s'opposer à ce désordre, en 1538 on s'avisa du remède de la visite si connu dans les canons, « Mais personne, dit Luther, n'était encore parmi nous appelé à ce ministère ; et saint Pierre défend de rien faire dans l'Eglise, sans être assuré par une députation certaine que ce qu'on fait est l'œuvre de Dieu (2) : » c'est-à-dire en un mot qu'il faut pour cela une mission, une vocation, une autorité légitime. Remarquez que les nouveaux évangélistes avaient bien reçu d'en haut une mission extraordinaire pour soulever les peuples contre leurs évêques, prêcher malgré eux, et s'attribuer l'administration des sacrements contre leur défense : mais pour faire la véritable fonction épiscopale, qui est de visiter et de corriger, personne n'en avait reçu la vocation ni l'ordre de Dieu; tant cette céleste mission était imparfaite, tant ceux qui la vantaient s'en défiaient dans le fond. Le remède qu'on trouva à ce défaut, fut d'avoir recours au prince, comme « à la puissance indubitablement ordonnée de Dieu dans ce pays (3). » C'est ainsi que parle Luther. Mais cette puissance établie de Dieu, l'a-t-elle été pour cette fonction? Non, Luther l'avoue, et il pose pour fondement que la visite est une fonction apostolique. Pourquoi donc ce recours au prince? C'est, dit Luther, « qu'encore que par sa puissance séculière il ne soit point chargé de cet office » il ne laissera pas « par charité de nommer des visiteurs; » et Luther exhorte les autres princes à suivre cet exemple, c'est-à-dire qu'il fait exercer la fonction des évêques par l'autorité des princes, et on appelle cette entreprise une charité dans le langage de la Réforme.

Ce récit fait voir que les sacramentaires n'étaient pas les seuls, qui destitués de l'autorité légitime, avaient rempli leurs églises de confusion. Il est vrai que Capiton, après s'être plaint dans la lettre

 

1 Visit. Sax., cap. de doct.; cap. De libert. christ., etc. — 2 Ibid., Prœf. — 3 Ibid.

 

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qu'on vient de voir que la discipline était « inconnue » dans les églises de sa secte, ajoute « qu'il n'y avait de discipline que dans les églises luthériennes (1). » Mais Mélanchthon, qui les connaissait,  raconte en parlant de ces églises en 1532 et à peu près dans le même temps que Capiton écrivit sa lettre, «que la discipline y était ruinée ; qu'on y doutait des plus grandes choses : cependant qu'on n'y voulait point entendre, non plus que parmi les autres, à expliquer nettement les dogmes, et que ces maux étaient incurables (2) : » si bien qu'il ne reste aucun avantage aux luthériens, si ce n'est que leur discipline telle quelle, était encore si fort au-dessus de celle des sacramentaires, qu'elle leur faisait envie.

Il est bon d'apprendre encore de Mélanchthon comment les grands du parti traitaient la théologie et la discipline ecclésiastique. On parlait assez faiblement de la confession des péchés parmi les luthériens; et néanmoins le peu qu'on y en disait, et ce petit reste de la discipline chrétienne qu'on y avait voulu retenir, frappa tellement un homme d'importance, qu'au rapport de Mélanchton il avança dans un grand festin «  (car c'est là, dit-il, seulement qu'ils traitent la théologie) qu'il s'y fallait opposer; que tous ensemble ils devaient prendre garde à ne se laisser pas ravir la liberté qu'ils avaient recouvrée; autrement qu'on les replongerait dans une nouvelle servitude, et que déjà on renouvelait peu à peu les anciennes traditions (3). » Voilà ce que c'est que d'exciter l'esprit de révolte parmi les peuples, et de leur inspirer sans discernement la haine des traditions. On voit dans un seul festin l'image de ce qu'on faisait dans les autres. Cet esprit régnait dans tout le peuple : et Mélanchthon dit lui-même à son ami Camérarius, en parlant de ces nouvelles églises : «Vous voyez les emportements de la multitude, et ses aveugles désirs (4); » on n'y pouvait établir la règle.

Ainsi la réformation véritable, c'est-à-dire celle des mœurs, reculait au lieu d'avancer pour deux raisons : l'une, que l'autorité était détruite: l'autre, que la nouvelle doctrine portait au relâchement.

 

1 Int. ep. Calv., p. 5, n. 7. — 2 Lib. IV, ep. CXXXV. — 3 Lib. IV, ep. LXXI. — 4 Ibid, 769.

 

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Je n'entreprends pas de prouver que la nouvelle justification avait ce mauvais effet : c'est une matière rebattue, et qui n'est point de mon sujet. Mais je dirai seulement ces faits constants, qu'après l'établissement de la justice imputée, la doctrine des bonnes œuvres baissa tellement, que des principaux disciples de Luther dirent que c'était un blasphème d'enseigner qu'elles fussent nécessaires. D'antres passèrent jusqu'à dire qu'elles étaient contraires au salut; tous décidèrent d'un commun accord qu'elles n'y étaient pas nécessaires. On peut bien dire dans la nouvelle Réforme que les bonnes œuvres sont nécessaires comme des choses que Dieu exige de l'homme : mais on ne peut pas dire qu'elles sont nécessaires au salut. Et pourquoi donc Dieu les exige-t-il? N'est-ce pas afin qu'on soit sauvé? Jésus-Christ n'a-t-il pas dit lui-même : « Si vous voulez entrer dans la vie, gardez les commandements (1) ? » C'est donc précisément pour avoir la vie et le salut éternel que les bonnes œuvres sont nécessaires selon l'Evangile, et c'est ce que prêche toute l'Ecriture : mais la nouvelle Réforme a trouvé cette subtile distinction, qu'on peut sans difficulté les avouer nécessaires, pourvu que ce ne soit pas pour le salut.

Il s'agissait des adultes ; car pour les petits enfants, tout le monde

en était d'accord. Qui eût cru que la réformation dût enfanter un

tel prodige, et que cette proposition : «Les bonnes œuvres sont

nécessaires au salut, » pût jamais être condamnée? Elle le fut par

Mélanchthon et par tous les luthériens (2), en plusieurs de leurs

assemblées, et en particulier dans celle de Vorms en 1557, dont

nous verrons les actes en son temps.

Je ne prétends pas ici reprocher à nos réformés leurs mauvaises mœurs ; les nôtres, à les regarder dans la plupart des hommes, ne  paraissaient pas meilleures; mais c'est qu'il ne faut pas leur laisser croire que leur Réforme ait eu les fruits véritables qu'un si beau nom faisait  attendre, ni que leur nouvelle justification ait produit aucun bon effet.

Erasme disait souvent, que de tant de gens qu'il voyait entrer dans la nouvelle Réforme (et il avait une étroite familiarité avec la

 

1 Matth., XIX, 17. — 2 Mel., Ep., lib. I, ep. LXX, col. 84.

 

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plupart et les principaux), il n'en avait vu aucun qu'elle n'eût rendu plus mauvais, loin de le rendre meilleur. Quelle race évangélique est ceci ? disait-il (1), jamais on ne vit rien de plus licencieux ni de plus séditieux tout ensemble, rien enfin de moins évangélique que ces évangéliques prétendus : ils retranchent les veilles et les offices de la nuit et du jour. C'était, disent-ils, des superstitions pharisaïques; mais il fallait donc les remplacer de quelque chose de meilleur, et ne pas devenir épicuriens à force de s'éloigner du judaïsme. Tout est outré dans cette Réforme : on arrache ce qu'il faudrait seulement épurer ; on met le feu à la maison pour en consumer les ordures. Les mœurs sont négligées; le luxe, les débauches, les adultères se multiplient plus que jamais; il n'y a ni règle ni discipline. Le peuple indocile, après avoir secoué le joug des supérieurs, n'en veut plus croire personne ; et dans une licence si désordonnée, Luther aura bientôt à regretter cette tyrannie, comme il l'appelle, des évêques. Quand il écrivait de cette sorte à ses amis protestants des fruits malheureux de leur Réforme (2), ils en convenaient avec lui de bonne foi. « J'aime mieux, leur disait-il, avoir affaire avec ces papistes que vous décriez tant. » Il leur reproche la malice d'un Capiton ; les médisances malignes d'un Farel, qu'Oecolampade, à la table duquel il vivait, ne pouvait ni souffrir ni réprimer ; l'arrogance et les violences de Zuingle ; et enfin celles de Luther, qui tantôt semblait parler comme les apôtres, et tantôt s'abandonnait. à de si étranges excès et à de si plates bouffonneries, qu'on voyait bien que cet air apostolique qu'il affectait quelquefois, ne pouvait venir de son fonds. Les autres qu'il avait connus ne valaient pas mieux. Je trouve, disait-il, plus de piété dans un seul bon évêque catholique que dans tous ces nouveaux évangélistes (4). Ce qu'il en disait n'était pas pour flatter les catholiques, dont il accusait les dérèglements par des discours assez libres. Mais outre qu'il trouvait mauvais qu'on fît sonner si haut la réformation sans valoir mieux que les autres, il fallait mettre grande différence entre ceux qui négligeaient les

 

1 Ep., p. 818, 822; lib. XIX, ep. III; XXXI, XLVII. p. 2053, etc.; lib. VI, iv; XVIII, VI, 24, 49; XIX, III, IV, 113; XXI, III; XXXI, XLVII, LIX, etc.— 2 Lib. XIX, II; XXX, LXII, — 3 Lib. XIX, III. — 4 Lib. XXXI, epist. LIX, col. 2118.

 

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bonnes œuvres par faiblesse, et ceux qui en diminuaient la nécessité et la dignité par maxime.

Mais voici un témoignage pour les protestants qui les serrera de plus près : ce sera celui de Bucer. En 1542 et plus de vingt ans après la réformation, ce ministre écrit à Calvin que « parmi eux les plus évangéliques ne savaient pas seulement ce que c'était que la véritable pénitence (1) : » tant on y avait abusé du nom de la Réforme et de l'Evangile. Nous venons d'apprendre la même chose de la bouche de Luther (2). Cinq ans après cette lettre de Bucer et parmi les victoires de Charles V, Bucer écrit encore au même Calvin : « Dieu a puni l'injure que nous avons faite à son nom par notre si longue et très-pernicieuse hypocrisie (3). » C'était assez bien nommer la licence couverte du titre de ré formation. En 1549 il marque en termes plus forts le peu d'effet de la réformation prétendue, lorsqu'il écrit encore à Calvin : «Nos gens ont passé de l'hypocrisie si avant enracinée dans la Papauté, à une profession telle quelle de Jésus-Christ, et il n'y a qu'un très-petit nombre qui soient tout à fait sortis de cette hypocrisie (4). » A cette fois il cherche querelle, et veut rendre l'Eglise romaine coupable de l'hypocrisie qu'il reconnaissait dans son parti ; car si par l'hypocrisie romaine il entend, selon le style de la Réforme, les vigiles, les abstinences, les pèlerinages , les dévotions qu'on faisait à l'honneur des saints et les autres pratiques semblables, on ne pouvait pas en être plus revenu que l'étaient (a) les nouveaux réformés, puisque tous ils avaient passé aux extrémités opposées : mais comme le fond de la piété ne consistait pas dans ces choses extérieures, il consistait encore moins à les abolir : que si c'était l'opinion des mérites, que Bucer appelait ici notre hypocrisie , la Réforme n'était encore que trop corrigée de ce mal, elle qui ôtait ordinairement jusqu'au mérite, qui était un don de la grâce, bien que la force de la vérité le lui fît quelquefois reconnaître. Quoi qu'il en soit, la réformation avait si peu prévalu sur l'hypocrisie, que très-peu, selon Bucer, étaient sortis d'un si

 

1 Int. ep. Calv., p. 54. — 2 Visit. Sax., cap. De doct.; cap. De lib. chr., etc.; dessus, n. 9.— 3 Int. ep. Calv., p. 100. — 4 Int. ep. Calv., p. 509, 510.

(a) 1ère édit. : Qu'étaient.

 

 

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grand mal. « C'est pourquoi, poursuit-il, nos gens ont été plus soigneux de paraître disciples de Jésus-Christ que de l'être en effet; et quand il a nui à leurs intérêts de le paraître, ils se sont encore défaits de cette apparence. Ce qui leur plaisait, c'était de sortir de la tyrannie et des superstitions du Pape, et de vivre à leur fantaisie. » Un peu après : « Nos gens, dit-il, n'ont jamais voulu sincèrement recevoir les lois de Jésus-Christ : aussi n'ont-ils pas eu le courage de les opposer aux autres avec une constance chrétienne.... Tant qu'ils ont cru avoir quelque appui dans le bras de la chair, ils ont fait ordinairement des réponses assez vigoureuses : mais ils s'en sont très-peu souvenus, lorsque ce bras de la chair a été rompu, et qu'ils n'ont plus eu de secours humain. »

Sans doute jusqu'alors la réformation véritable, c'est-à-dire celle des mœurs, avait de faibles fondements dans la Réforme prétendue, et l'œuvre de Dieu tant vantée et tant désirée ne s'y faisait pas.

Ce que Mélanchthon avait le plus espéré dans la Réforme de Luther, c'était la liberté chrétienne et l'affranchissement de tout joug humain : mais il se trouva bien déçu dans ses espérances. Il a vu près de cinquante ans durant l'église luthérienne toujours sous la Calvin en tyrannie, ou dans la confusion. Elle porta longtemps la peine d'avoir méprisé l'autorité légitime. Il n'y eut jamais de maître plus rigoureux que Luther, ni de tyrannie plus insupportable que celle qu'il exerçait dans les matières de doctrine. Son arrogance était si connue, qu'elle faisait dire à Muncer qu'il y avait deux papes, l'un celui de Rome et l'autre Luther, et ce dernier le plus dur. S'il n'y eût eu que Muncer, un fanatique et un chef de fanatiques, Mélanchthon eût pu s'en consoler : mais Zuingle, mais Calvin, mais tous les Suisses et tous les sacramentaires, gens que Mélanchthon ne méprisait pas, disaient hautement, sans qu'il les pût contredire, que Luther était un nouveau pape. Personne n'ignore ce qu'écrivit Calvin à son confident Bulinger, « qu'on ne pou voit plus souffrir les emportements de Luther, à qui son amour-propre ne permettait pas de connaître ses défauts, ni d'endurer qu'on le contredît (1). » Il s'agissait de doctrine, et c'était principalement sur

 

1 Ep., p. 526.

 

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la doctrine que Luther se voulait donner cette autorité absolue. La chose alla si avant, que Calvin s'en plaignit à Mélanchthon même : «Avec quel emportement, dit-il, foudroie votre Périclès (1)? » C'était ainsi qu'on nommait Luther, quand on voulait donner un beau nom à son éloquence trop violente, « Nous lui devons beaucoup, je l'avoue, et je souffrirai aisément qu'il ait une très-grande autorité, pourvu qu'il sache se commander à lui-même, quoiqu'enfin il serait temps d'aviser combien nous voulons déférer aux hommes dans l'église. Tout est perdu lorsque quelqu'un peut seul plus que tous les autres, surtout quand il ne craint pas d'user de tout son pouvoir.... Et certainement nous laissons un étrange exemple à la postérité, pendant que nous aimons mieux abandonner notre liberté, que d'irriter un seul homme par la moindre offense. Son esprit est violent, dit-on, et ses mouvements sont impétueux, comme si cette violence ne s'emportait pas davantage pendant que tout le monde ne songe qu'à lui complaire en tout. Osons une fois pousser du moins un gémissement libre. »

Combien est-on captif quand on ne peut pas même gémir en liberté ! On est quelquefois de mauvaise humeur, je l'avoue, quoiqu'un des premiers et des moindres effets de la vertu soit de se vaincre soi-même sur (a) cette inégalité: mais que peut-on espérer quand un homme, et encore un homme qui n'a pas plus d'autorité, ni peut-être plus de savoir que les autres, ne veut rien entendre et qu'il faut que tout passe à son mot?

Mélanchthon n'eut rien à répondre à ces justes plaintes, et lui-même n’en pensait pas moins que les autres. Ceux qui vivaient avec Luther ne savaient jamais comment ce rigoureux maître prendrait leurs sentiments sur la doctrine. Il les menaçait de nouveaux formulaires de foi, principalement au sujet des sacramentaires, dont on accusait Mélanchthon de nourrir l'orgueil par sa douceur. On se servait de ce prétexte pour aigrir Luther contre lui, ainsi que son ami Camérarius l'écrit dans sa Vie (2). Mélanchthon ne savait point d'autre remède à ces maux que celui de la

 

1 Calv., Ep. ad Mel., p. 72. — 2 Cam., in Vit. Phil. Mel.

(a) 1ère édit. : Se vaincre sur.

 

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fuite, et son gendre Peucer nous apprend qu'il y était résolu (1). Il écrit lui-même que Luther s'emporta si violemment contre lui sur une lettre reçue de Bucer, qu'il ne songeait qu'à se retirer éternellement de sa présence (2). Il vivait dans une telle contrainte avec Luther et avec les chefs du parti, et on l'accablait tellement de travail et d'inquiétude, qu'il écrivit, n'en pouvant plus, à son ami Camérarius : « Je suis, dit-il, en servitude comme dans l'antre du Cyclope; car je ne puis vous déguiser mes sentiments; et je pense souvent à m'enfuir (3). » Luther n'était pas le seul qui le violentait. Chacun est maître à certains moments parmi ceux qui se sont soustraits à l'autorité légitime, et le plus modéré est toujours le plus captif.

Quand un homme s'est engagé dans un parti pour dire son sentiment avec liberté, et que cet appât trompeur l'a fait renoncer au gouvernement établi, s'il trouve après que le joug s'appesantisse et que non-seulement le maître qu'il aura choisi, mais encore ses compagnons le tiennent plus sujet qu'auparavant, que n’a-t-il point à souffrir? et faut-il nous étonner des lamentations continuelles de Mélanchthon? Non, Mélanchthon n'a jamais dit tout ce qu'il pensait sur la doctrine, pas même quand il écrivait à Augsbourg sa Confession de foi et celle de tout le parti. Nous avons vu qu'il « accommodait ses dogmes à l'occasion (4) : » il était prêt à dire beaucoup de choses plus douces, c'est-à-dire plus approchantes des dogmes reçus par les catholiques, « si ses compagnons l'avaient permis. » Contraint de tous côtés et plus encore de celui de Luther que de tout autre, il n'ose jamais parler et se réserve « à de meilleurs temps, s'il en vient, dit-il, qui soient propres aux desseins que j'ai dans l'esprit (5). » C'est ce qu'il écrit en 1537 dans l'assemblée de Smalcalde, où on dressa les articles dont nous venons de parler. On le voit cinq ans après, et en 1542, soupirer encore après une assemblée libre du parti (6), où l'on explique « la doctrine d'une manière ferme et précise. » Encore après et vers les dernières années de sa vie, il écrit à Calvin

 

1 Peuc, Ep. ad Vit. Theod., Hosp., part. II, fol. 193 et seq.— 2 Mel., lib. IV, ep. CCCXV.— 3 Lib. IV, ep. CCLV. — 4 Ci-dessus, liv. III, n. 63. — 5  Lib. IV, ep. CCIV. — 6 Lib. i, ep. CX, col. 147.

 

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et à Bulinger, qu'on devait écrire contre lui sur le sujet de l'Eucharistie et de l'adoration du pain : c'était les luthériens qui devaient faire ce livre : « S'ils le publient, disait-il, je parlerai franchement (1). » Mais ce meilleur temps, ce temps de parler franchement et de déclarer sans crainte ce qu'il appelait la vérité, n'est jamais venu pour lui ; et il ne se trompait pas quand il disait que, « de quelque sorte que tournassent les affaires, jamais on n'aurait la liberté de parler franchement sur les dogmes (2). » Lorsque Calvin et les autres (a) l'excitent à dire ce qu'il pense, il répond comme un homme qui a de grands ménagements, et qui se réserve toujours à expliquer de certaines choses (3) que néanmoins on n'a jamais vues : de sorte qu'un des maîtres principaux de la nouvelle Réforme, et celui qu'on peut dire avoir donné la forme au luthéranisme, est mort sans s'être expliqué pleinement sur les controverses les plus importantes de son temps.

C'est que durant la vie de Luther il fallait se taire. On ne fut pas plus libre après sa mort. D'autres tyrans prirent la place. C'était Illyric et les autres qui menaient le peuple. Le malheureux Melanchthon se regarde au milieu des luthériens ses collègues  comme au milieu de ses ennemis, ou, pour me servir de ses mots, comme au milieu de guêpes furieuses, et « n'espère trouver de sincérité que dans le ciel (4). » Je voudrais qu'il me fût permis d'employer le terme de démagogue, dont il se sert : c'était dans Athènes et dans les Etats populaires delà Grèce certains orateurs, qui se rendaient tout-puissants sur la populace, en la flattant. Les églises luthériennes étaient menées par de semblables discoureurs : « gens ignorants, selon Melanchthon, qui ne connaissaient ni piété, ni discipline. Voilà, dit-il, ceux qui dominent, et je suis comme Daniel parmi les lions (5). » C’est la peinture qu'il nous fait des églises luthériennes. On tomba de là dans « une anarchie, » c'est-à-dire, comme il dit lui-même, « dans un état qui enferme tous les maux ensemble (6). » il veut mourir, et ne voit plus d'espérance

 

1 Ep. Mel., int. Calv. Ep., p. 218, 236. — 2 Lib. IV, ep. CXXXVI. — 3 Ep. Mel., int. Calv. Ep., p. 199; Calv., resp. 211.— 4 Mel., Epist. ad Calv., int. Calv. Epist., p. 144.— 5 Lib. IV, ep. DCCCXXXVI, DCCCXLII, DCCCXLV. — 6 Lib. IV et lib. I, ep. CVII; IV, LXXVI, DCCCLXXVI, etc.

(a) 1ère édit. : Et d'autres.

 

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qu'en celui qui avait promis de soutenir son église, « même dans sa vieillesse et jusqu'à la fin des siècles. » Heureux, s'il avait pu voir qu'il ne cesse donc jamais de la soutenir !

C'est à quoi on se devait arrêter ; et puisqu'il en fallait enfin revenir aux promesses faites à l'Eglise, Mélanchthon n'avait qu'à considérer qu'elles devaient avoir toujours été autant inébranlables dans les siècles passés, qu'il voulait croire qu'elles le seraient dans les siècles qui ont suivi la réformation. L'église luthérienne n'avait point d'assurance particulière de son éternelle durée, et la réformation faite par Luther ne devait pas demeurer pins ferme que la première institution faite par Jésus-Christ et par ses apôtres. Comment Mélanchthon ne voyait-il pas que la Réforme, dont il voulait qu'on changeât tous les jours la foi, n'était qu'un ouvrage humain? Nous avons vu qu'il a changé et rechange beaucoup d'articles importants de la Confession d'Augsbourg, après même qu'elle a été présentée à l'Empereur (1). Il a aussi ôté en divers temps beaucoup de choses importantes de l'Apologie, encore qu'elle fût souscrite de tout le parti avec autant de soumission que la Confession d’Augsbourg. En 1532, après la Confession d’Augsbourg et l’Apologie, il écrit encore « que des points très-importants restent indécis, et qu'il fallait chercher sans bruit les moyens d'expliquer les dogmes. Que je souhaite, dit-il, que cela se fasse et se fasse bien (2) ! » comme un homme qui sentait en sa conscience que rien jusqu'alors ne s'était fait comme il peut. En 1533 : « Qui est-ce qui songe, dit-il, à guérir les consciences agitées de doutes, et à découvrir la vérité (3)? » En 1535 : « Combien, dit-il, méritons-nous d'être blâmés, nous qui ne prenons aucun soin de guérir les consciences agitées de doutes, ni d'expliquer les dogmes purement et simplement, sans sophisterie? Ces choses me tourmentent terriblement (4). » Il souhaite dans la même année « qu'une assemblée pieuse juge le procès de l'Eucharistie sans sophisterie et sans tyrannie (5). » Il juge donc la chose indécise; et cinq ou six manières d'expliquer cet article, que nous trouvons dans la Confession d’Augsbourg et dans l’Apologie, ne

 

1 Voyez ci-dessus, liv. III, n. 5 et suiv., 29.— 2 Lib. IV, ep. CXXXV.— 3 Lib. IV, ep. CXL. — 4 Lib. IV, ep. CLXX. — 5 Lib. III, ep. CXIV.

 

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l'ont pas contenté. En 1536, accusé de trouver encore beaucoup de doutes dans la doctrine dont il faisait profession, il répond d'abord qu'elle est inébranlable (1) ; car il fallait bien parler ainsi, ou abandonner la cause. Mais il fait connaître aussitôt après, qu'en effet il y restait beaucoup de défauts : il ne faut pas oublier qu'il s'agissait de doctrine. Mélanchthon rejette ces défauts sur les vices et sur l'opiniâtreté des ecclésiastiques, « par lesquels il est arrivé, dit-il, qu'on a laissé parmi nous aller les choses comme elles pou-voient, pour ne rien dire de pis ; qu'on y est tombé en beaucoup de fautes, et qu'on y fit au commencement beaucoup dé choses sans raison. » Il reconnaît le désordre ; et la vaine excuse qu'il cherche pour rejeter sur l'Eglise catholique les défauts de sa religion, ne le couvre point. Il n'était pas plus avancé en 1537, et durant que tous les docteurs du parti assemblés avec Luther à Smalcalde y expliquaient de nouveau les points de doctrine, ou plutôt qu'ils y souscrivaient aux décisions de Luther : « J'étais d'avis, dit-il, qu'en rejetant quelques paradoxes on expliquât plus simplement la doctrine (2); » et encore qu'il ait souscrit, comme on a vu, à ces décisions, il en fut si peu satisfait, qu'en 1542 nous l'avons vu « souhaiter encore une autre assemblée, où les dogmes fussent expliqués d'une manière ferme et précise (3). » Trois ans après, et en 1545, il reconnaît encore que la vérité avait été découverte fort imparfaitement aux prédicateurs du nouvel évangile. « Je prie Dieu, dit-il, qu'il fasse fructifier cette telle quelle petitesse de doctrine qu'il nous a montrée (4). » Il déclare que pour lui il a fait tout ce qu'il a pu. « La volonté, dit-il, ne m'a pas manqué, mais le temps, les conducteurs et les docteurs. » Mais quoi! son maître Luther, cet homme qu'il avait cru suscité de Dieu pour dissiper les ténèbres du monde, lui manquait-il ? Sans doute il se fondait peu sur la doctrine d'un tel maître, quand il se plaint si amèrement d'avoir manqué de docteur. En effet après la mort de Luther, Mélanchthon , qui en tant d'endroits lui donne tant de louanges, écrivant confidemment à son ami Camérarius, se contente de dire assez froidement « qu'il a du moins bien

 

1 Lib. IV,  ep.   CXCIV. — * Lib. IV, ep. XCVIII. —  3 Lib. I, ep. ex. — Lib. IV, ep. DCLXII.

 

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expliqué quelque partie de la doctrine céleste (1). » Un peu après il confesse « que lui et les autres sont tombés dans beaucoup d'erreurs, qu'on ne pouvait éviter en sortant de tant de ténèbres (2), » et se contente de dire que « plusieurs choses ont été bien expliquées; » ce qui s'accorde parfaitement avec le désir qu'il avait qu'on expliquât mieux les autres. On voit dans tous les passages que nous avons rapportés, qu'il s'agit de dogmes de foi, puisqu'on y parle partout de décisions et de décrets nouveaux sur la doctrine. Qu'on s'étonne maintenant de ceux qu'on appelle Chercheurs en Angleterre. Voilà Mélanchthon lui-même qui cherche encore beaucoup d'articles de sa religion, quarante ans après la prédication de Luther, et l'établissement de sa Réforme.

Si l'on demande quels étaient les dogmes que Mélanchthon prétendait mal expliqués, il est certain que c'était les plus importants. Celui de l'Eucharistie était du nombre. En 1553, après tous  les changements de la Confession d’Augsbourg, après les explications de l’Apologie , après les articles de Smalcalde qu'il avait signés, il demande encore « une nouvelle formule pour la Cène (3). »D On ne sait pas bien ce qu'il voulait mettre dans cette formule ; et il paraît seulement que ni celles de son parti, ni celles du parti contraire ne lui plaisaient, puisque selon lui les uns et les autres ne faisaient « qu'obscurcir la matière (4). »

Un autre article , dont il souhaitait la décision, était celui du libre arbitre, dont les conséquences influent si avant dans les matières de la justification et de la grâce. En 1548 il écrit à Thomas Granmer, cet archevêque de Cantorbéri qui jeta le roi son maître dans l'abîme par ses complaisances : « Dès le commencement, dit-il, les discours qu'on a faits parmi nous sur le libre arbitre, selon les opinions des stoïciens, ont été trop durs, et il faut songer à faire quelque formule sur ce point (5). » Celle de la Confession d’Augsbourg, quoiqu'il l'eût lui-même dressée, ne le contentait plus : il commençait à vouloir que le libre arbitre agît, non-seulement dans les devoirs de la vie civile, mais encore dans les opérations de la grâce et par son secours. Ce n'était pas là les

 

1 Lib. IV, ep. DCXCIX.— 2 Lib. IV, ep. DCCXXXVII. — 3 Lib. II, ep. CCCCXLVII, — 4 Ibid. — 5 Lib. III, ibid., ep. XLII.

 

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idées qu'il avait reçues de Luther, ni ce que Mélanchthon lui-même avait expliqué à Augsbourg. Cette doctrine lui suscita des contradicteurs parmi les protestants. Il se préparait à une vigoureuse défense, quand il écrivait à un ami : « S'ils publient leurs disputes stoïciennes (touchant la nécessité fatale, et contre le franc arbitre), je répondrai très-gravement et très-doctement (1). » Ainsi parmi ses malheurs il ressent le plaisir de faire un beau livre, et persiste dans sa croyance, que la suite nous découvrira davantage.

On pourrait marquer d'autres points dont Mélanchthon désirait la décision longtemps après la Confession d’Augsbourg. Mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est que pendant qu'il sentait en sa conscience, et qu'il avouait à ses amis, lui qui l'avait faite, la nécessité de la réformer en tant de chefs importants, lui-même dans les assemblées qui se faisaient en public, il ne cessait de déclarer avec tous les autres qu'il s'en tenait précisément à cette confession telle qu’elle fut présentée dans la diète d'Augsbourg, et à l’Apologie comme à la pure explication de la parole de Dieu (2). La politique le voulait ainsi; et c'eût été trop décrier la réformation, que d'avouer qu'elle eût erré dans son fondement.

Quel repos pouvait avoir Mélanchthon durant ces incertitudes? Le pis était qu'elles venaient du fond même, et pour ainsi dire de la constitution de son église, en laquelle il n'y avait point d'autorité légitime, ni de puissance réglée. L'autorité usurpée n'a rien d'uniforme; elle pousse, ou se relâche sans mesure. Ainsi la tyrannie et l'anarchie s'y font sentir tour à tour, et on ne sait à qui s'adresser pour donner une forme certaine aux affaires.

Un défaut si essentiel et en même temps si inévitable dans la constitution de la nouvelle réforme, causait des troubles extrêmes au malheureux Mélanchthon. S'il naissait quelques questions, il n'y avait aucun moyen de les terminer. Les traditions les plus constantes étaient méprisées. L'Ecriture se laissait tordre et violenter à qui le voulait. Tous les partis croyaient l'entendre : tous publiaient qu'elle était claire. Personne ne voulait céder à son compagnon. Mélanchthon criait en vain qu'on s'assemblât pour

 

1 Lib. I, ep. CC. — 2 Lib. I, ep. LVI, LXX, LXXVI.

 

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terminer la querelle de l'Eucharistie, qui déchirait la Réforme naissante. Les conférences qu'on appelait amiables n'en avaient que le nom, et ne faisaient qu'aigrir les esprits et embarrasser les affaires. Il fallait une assemblée juridique, un concile qui eût pouvoir de déterminer et auquel les peuples se soumissent. Mais où le prendre dans la nouvelle Réforme? La mémoire des évêques méprisés y était encore trop récente ; les particuliers qu'on voyait occuper leurs places n'avaient pas pu se donner un caractère plus inviolable. Aussi voulaient-ils de part et d'autre, luthériens et zuingliens, qu'on jugeât de leur mission par le fond. Celui qui disait la vérité avait selon eux la mission légitime. C'était la difficulté de savoir qui la disait cette vérité dont tout le monde se fait honneur, et tous ceux qui faisaient dépendre leur mission de cet examen la rendaient douteuse. Les évêques catholiques avaient un titre certain (a), et il n'y avait qu'eux dont la vocation fût incontestable. On disait qu'ils en abusaient, mais on ne niait point qu'ils ne l'eussent. Ainsi Mélanchthon voulait toujours qu'on les reconnût; toujours il soutenait qu'on avait tort de ne « rien accorder à l'ordre sacré (1). » Si on ne rétablissait leur autorité, il prévoyait avec une vive et inconsolable douleur, que « la discorde serait éternelle, et qu'elle serait suivie de l'ignorance, de la barbarie et de toute sorte de maux. »

Il est bien aisé de dire, comme font nos réformés, qu'on a une  vocation extraordinaire ; que l'Eglise n'est pas attachée comme les  royaumes à une succession établie, et que les matières de religion ne se doivent pas juger en la même forme que les affaires sont jugées dans les tribunaux. Le vrai tribunal, dit-on, c’est la conscience, où chacun doit juger des choses par le fond, et entendre la vérité par lui-même : ces choses, encore une fois, sont aisées à dire. Mélanchthon les disait comme les autres (2) ; mais il sentait bien dans sa conscience qu'il fallait quelque autre principe pour former l'Eglise. Car aussi pourquoi serait-elle moins ordonnée que les empires? Pourquoi n'aurait-elle pas une succession légitime dans ses magistrats? Fallait-il laisser une porte

 

1 Lib. IV, ep. CXCVI. — 2 Lib. I, ep. LXIX.

(a) 1ère édit. : Plus certain.

 

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ouverte à quiconque se voudrait dire envoyé de Dieu, ou obliger les fidèles à en venir toujours à l'examen du fond, malgré l'incapacité de la plupart des hommes ? Ces discours sont bons pour la dispute : mais quand il faut finir une affaire, mettre la paix dans l'Eglise, et donner sans prévention un véritable repos à sa conscience, il faut avoir d'autres voies. Quoi qu'on fasse, il faut revenir à l'autorité, qui n'est jamais assurée, non plus que légitime, quand elle ne vient pas de plus haut, et qu'elle s'est établie par elle-même. C'est pourquoi Mélanchthon voulait reconnaître les évêques que la succession avait établis, et ne voyait que ce remède aux maux de l'Eglise.

La manière dont il s'en explique dans une de ses lettres est admirable : «Nos gens demeurent d'accord que la police ecclésiastique, où on reconnaît des évêques supérieurs de plusieurs églises, et l'évêque de Rome supérieur à tous les évêques, est permise. Il a aussi été permis aux rois de donner des revenus aux églises : ainsi il n'y a point de contestation sur la supériorité du Pape et sur l'autorité des évêques; et tant le Pape que les évêques peuvent aisément conserver cette autorité : car il faut à l'Eglise des conducteurs pour maintenir l'ordre, pour avoir l'œil sur ceux qui sont appelés au ministère ecclésiastique et sur la doctrine des prêtres, et pour exercer les jugements ecclésiastiques: de sorte que s'il n'y avait point de tels évêques, il en faudrait faire. La monarchie du Pape servirait aussi beaucoup à conserver entre plusieurs nations le consentement dans la doctrine : ainsi on s'accorderait facilement sur la supériorité du Pape, si on était d'accord sur tout le reste; et les rois pourraient eux-mêmes facilement modérer les entreprises des Papes sur le temporel de leurs royaumes (1). » Voilà ce que pensait Mélanchthon sur l'autorité du Pape et des évêques. Tout le parti en était d'accord quand il écrivit cette lettre: «Nos gens, dit-il, demeurent d'accord: » bien éloigné de regarder l'autorité des évêques avec la supériorité et « la monarchie » du Pape, comme une marque de l'empire antichrétien, il regardait tout cela comme une chose désirable, et qu'il faudrait établir si elle ne l'était pas. Il est vrai qu'il y mettait

 

1 Resp.ad Bell.

 

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la condition que les puissances ecclésiastiques « n'opprimassent point la saine doctrine ; » mais s'il est permis de dire qu'ils l'oppriment , et sous ce prétexte de leur refuser l'obéissance qui leur est due, on retombe dans l'inconvénient qu'on veut éviter, et l'autorité ecclésiastique devient le jouet de tous ceux qui voudront la contredire.

C'est aussi pour cette raison que Mélanchthon cherchait toujours un remède à un si grand mal. Ce n’était certainement pas son dessein que la désunion fût éternelle. Luther se soumettait au concile, quand Mélancthon s'était attaché à sa doctrine. Tout le parti en pressait la convocation; et Mélanchthon y espérait la fin du schisme fin du schisme, sans quoi j'ose présumer que jamais il ne s'y serait engagé. Mais après le premier pas, on va plus loin qu'on n'avait voulu. A la demande du concile, les protestants ajoutèrent qu'ils le demandaient « libre, pieux et chrétien. » La demande est juste, Mélanchthon y entre : mais de si belles paroles cachaient un grand artifice. Sous le nom de concile libre, on expliqua un concile d'où le Pape fût exclu avec tous ceux qui faisaient profession de lui être soumis. C'étaient les intéressés, disait-on : le Pape était le coupable, les évêques étaient ses esclaves : ils ne pouvaient pas être juges. Qui donc tiendrait le concile? les luthériens? de simples particuliers, ou des prêtres soulevés contre leurs évêques ? Quel exemple à la postérité ! et puis n'étaient-ils pas aussi les intéressés? N'étaient-ils pas regardés comme les coupables par les catholiques, qui faisaient sans contestation le plus grand parti, pour ne pas dire ici le meilleur de la chrétienté? Quoi donc ! Pour avoir des juges indifférents, fallait-il appeler les mahométans et les Infidèles, ou que Dieu envoyât des anges? Et n'y avait-il qu'à accuser tous les magistrats de l'Eglise, pour leur ôter leur pouvoir et rendre le jugement impossible ? Mélanchthon avait trop de sens pour ne pas voir que c'était une illusion. Que fera-t-il? Apprenons-le de lui-même. En 1537, quand les luthériens furent assemblés à Smalcalde, pour voir ce que l'on ferait sur le concile que Paul III avait convoqué à Mantoue, on disait qu'il ne fallait point donner au Pape l'autorité de former l'assemblée où on lui devait faire son procès, ni reconnaître le

 

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concile qu'il assemblerait. Mais Mélanchthon ne put pas être de cet avis : « Mon avis fut, dit-il, de ne refuser pas absolument le concile, parce qu'encore que le Pape n'y puisse pas être juge, toutefois il a le droit de le convoquer, et il faut que le concile ordonne qu'on procède au jugement (1). » Voilà donc d'abord de son avis le concile reconnu; et ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est que tout le monde demeurait d'accord qu'il avait raison dans le fond, « De plus fins que moi, poursuit-il, disaient que mes raisons étaient subtiles et véritables, mais inutiles; que la tyrannie du Pape était telle que si une fois nous consentions à nous trouver au concile, on entendrait que par là nous accordions au Pape le pouvoir de juger. J'ai bien vu qu'il y avait quelque inconvénient dans mon opinion, mais enfin elle était la plus honnête. L'autre l'emporta après de grandes disputes, et je crois qu'il y a ici quelque fatalité. »

C'est ce qu'on dit lorsqu'on ne sait plus où l'on en est. Mélanchthon cherche une fin au schisme ; et faute d'avoir compris la vérité tout entière, ce qu'il dit ne se soutient pas. D'un côté il sentait le bien que fait à l'Eglise une autorité reconnue : il voit même qu'il y fallait, parmi tant de dissensions qu'on y voyait naître, une autorité principale pour y maintenir l'unité, et il ne pou voit reconnaître cette autorité que dans le Pape. D'autre côté, il ne voulait pas qu'il fût juge dans le procès que lui faisaient les luthériens. Ainsi il lui accorde l'autorité de convoquer l'assemblée, et après il veut qu'il en soit exclu : bizarre opinion, je le confesse. Mais qu'on ne croie pas pour cela que Mélanchthon fût un homme peu entendu dans ces affaires : il n'avait pas cette réputation dans son parti, dont il faisait tout l'honneur, je le puis dire : et personne n'y avait plus de sens, ni plus d'érudition. S'il propose des choses contradictoires, c'est que l'état de la nouvelle Réforme ne permettait rien de droit ni de suivi. Il avait raison de dire qu'il appartenait au Pape de convoquer le concile : car quel autre le convoquèrent, surtout dans l'état présent de la chrétienté? Y avait-il une autre puissance que celle du Pape que tout le monde reconnût ? Et la lui vouloir ôter d'abord avant l'assemblée où l'on

 

1 Lib. IV, ep. CXCVI.

 

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voulait, disait-on, lui faire son procès, n'était-ce pas un trop inique préjugé, surtout ne s'agissant pas d'un crime personnel du Pape, mais de la doctrine qu'il avait reçue de ses prédécesseurs depuis tant de siècles, et qui lui était commune avec tous les évoques de l'Eglise? Ces raisons étaient si solides, que les autres luthériens contraires à Mélanchthon, « avouaient, » nous dit-il lui-même, comme on vient de voir, « qu'elles étaient véritables. » Mais ceux qui reconnaissaient cette vérité ne laissaient pas en même temps de soutenir avec raison que si on donnait  au Pape le pouvoir de former l'assemblée, on ne pouvait plus l'en exclure. Les évêques, qui de tout temps le reconnaissaient comme chef de leur ordre, et se verraient assemblés en corps de concile par son autorité, souffriraient-ils que l'on commençât leur assemblée par déposséder un président naturel pour une cause commune ? Et donneraient-ils un exemple inouï dans tous les siècles passés ? Ces choses ne s'accordaient pas; et dans ce conflit des luthériens, il paraissait clairement qu'après avoir renversé certains principes, tout ce qu'on fait est insoutenable et contradictoire.

Si on persistait à refuser le concile que le Pape avait convoqué, Mélanchthon n'espérait plus de remède au schisme; et ce fut à cette occasion qu il dit les paroles que nous avons rapportées, mit « que la discorde était éternelle, » faute d'avoir reconnu l'autorité de l'ordre sacré (1). Affligé d'un si grand mal, il suit sa pointe ;  et quoique l'opinion qu'il avait ouverte pour le Pape, ou plutôt pour l'unité de l'Eglise dans l'assemblée de Smalcalde, y eût été rejetée, il fit sa souscription en la forme que nous avons vue, en réservant l'autorité du Pape.

On voit maintenant les causes profondes qui l'y obligèrent, et pourquoi il voulait accorder au Pape la supériorité sur les évêques. La paix, que la raison et l'expérience des dissensions de la secte lui faisaient voir impossible sans ce moyen, le portèrent à rechercher malgré Luther un secours si nécessaire. Sa conscience à ce coup l'emporta sur sa complaisance, et il ajouta seulement qu'il donnait au Pape une supériorité de « droit humain : »

 

1 Lab. IV, ep. CXCVI; ci-dessus, n. 22.

 

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malheureux de ne pas voir qu'une primauté que l'expérience lui montrait si nécessaire à l'Eglise, méritait bien d'être instituée par Jésus-Christ, et que d'ailleurs une chose qu'on trouve établie dans tous les siècles ne pouvait venir que de lui !

Les sentiments qu'il avait pour l'autorité de l'Eglise étaient surprenants : car encore qu'à l'exemple des autres protestants il ne voulût pas avouer l'infaillibilité de l'Eglise dans la dispute, de peur, disait-il, de donner aux hommes une trop grande prérogative, son fond le portait plus loin; il répétait souvent que Jésus-Christ avait promis à son Eglise de la soutenir éternellement; qu'il avait promis que son « œuvre, » c'est-à-dire son Eglise, « ne serait jamais dissipée ni abolie ; » et qu'ainsi se fonder sur la foi de l'Eglise, c'était se fonder non point sur les hommes, mais sur la promesse de Jésus-Christ même (1). C'est ce qui lui faisait dire : «Que plutôt la terre s'ouvre sous mes pieds, qu'il m'arrive de m'éloigner du sentiment de l'Eglise dans laquelle Jésus-Christ règne. » Et ailleurs une infinité de fois: «Que l'Eglise juge, je me soumets au jugement de l'Eglise (2). » II est vrai que la foi qu'il avait à la promesse vacillait souvent; et une fois, après avoir dit selon le fond de son cœur : «Je me soumets à l'Eglise catholique, » il y ajoute, « c'est-à-dire aux gens de bien et aux gens doctes (3). » J'avoue que ce c’est-à-dire détruisait tout; et on voit bien quelle soumission est celle où, sous le nom des gens de bien et des gens doctes, on ne connaît dans le fond que qui l'on veut : c'est pourquoi il en voulait toujours venir à un caractère marqué et à une autorité reconnue, qui était celle des évêques.

 Si on demande maintenant pourquoi un homme si désireux de la paix ne la chercha pas dans l'Eglise, et demeura éloigné de l'ordre sacré qu'il voulait tant établir, il est aisé de l'entendre : c'est à cause principalement qu'il ne put jamais revenir de sa justice imputée. Dieu lui avait pourtant fait de grandes grâces. puisqu'il avait connu deux vérités capables de le ramener : l’une, qu’il ne fallait pas suivre une doctrine qu’ on ne trouvait pas dans l'antiquité : « Délibérez, disait-il à Brentius, avec l'ancienne

 

1 Lib. I, ep. CVII; IV, LXXVr, DCCXXXIII, DCCCXLV, DCCCLXXVI, etc.— 2 Lib. III, ep. XLIV; lib. I, ep. LXVII, CV; lib. II, ep. CLIX, etc. — 3 Lib. I, ep. CIX.

 

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Eglise (1). » Et encore : «Les opinions inconnues à l'ancienne Eglise ne sont pas redevables (2). » L'autre vérité, c'est que sa doctrine de la justice imputée ne se trouvait point dans les Pères. Dès qu'il a commencé à la vouloir expliquer, nous lui avons ouï dire, « qu'il ne trouvait rien de semblable dans leurs écrits (3). » On ne laissa pas de trouver beau de dire dans la Confession d’Augsbourg et dans l’Apologie, qu'on n'y avançait rien qui ne fût conforme à leur doctrine. On citait surtout saint Augustin; et il eut été trop honteux à des réformateurs d'avouer qu'un si grand docteur, le défenseur de la grâce chrétienne n'en eût pas connu le fondement. Mais ce que Mélanchthon écrit confidemment à un ami nous fait Men voir que ce n'était que pour la forme et par manière d'acquit qu'on nommait saint Augustin dans le parti : car il répète trois ou quatre fois avec une espèce de chagrin que ce qui empêche «et ami de bien entendre cette matière, c'est « qu'il est encore attaché à l'imagination de saint Augustin, » et « qu'il faut entièrement détourner les yeux de l'imagination de ce Père (4). » Mais encore quelle est cette imagination dont il faut détourner les yeux? « C'est, dit-il, l'imagination d'être tenus pour justes par l'accomplissement de la loi, que le Saint-Esprit fait en nous. » Cet accomplissement, selon Mélanchthon, ne sert de rien pour tendre l'homme agréable à Dieu; et c'est à saint Augustin une fausse imagination d'avoir pensé le contraire : voilà comme il traite un si grand homme. Et néanmoins il le cite à cause, dit-il, de « l'opinion publique qu'on a de lui : » Mais au fond, continue-t-il, « il n'explique pas assez la justice de la foi; » comme s'il disait : En cette matière il faut bien citer un Père que tout le monde regarde comme le plus digne interprète de cet article, quoiqu'à vrai dire il ne soit pas pour nous. Il ne trouvait rien de plus favorable dans les autres Pères. « Quelles épaisses ténèbres, disait-il, trouve-t-on sur cette matière dans la doctrine commune des Pères et de nos adversaires (5) ! » Que devenaient ces belles paroles, qu'il fallait délibérer avec l'ancienne Eglise? Que ne pratiquait-il ce qu'il conseillait aux autres ? Et puisqu'il ne connaissait

 

1 Lib. III, ep. CXIV. — 2 Mel., de Eccl. Cath., ap. Luth., tom. I, 444.— 3 Lib. III, ep. CXXVI, col. 574; Sup., n. 2. — 4 Lib. I, ep. XCIV. — 5 Lib. IV, ep. CCXXVIII.

 

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soit de piété, comme en effet il n'y en a point, que celle qui est fondée sur la véritable doctrine de la justification, comment crut-il que tant de Saints l'eussent ignorée ? Comment s'imagina-t-il voir si clairement dans l'Ecriture ce qu'on ne voyait point dans les Pères, pas même dans saint Augustin, le docteur et le défenseur de la grâce justifiante contre les pélagiens, dont aussi toute l'Eglise avait toujours en ce point constamment suivi la doctrine?

Mais ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est que lui-même, tout épris qu'il était de la spécieuse idée de sa justice imputative, il ne pouvait venir à bout de l'expliquer à son gré. Non content d'en avoir établi le dogme très-amplement dans la Confession d'Augsbourg, il s'applique tout entier à l'expliquer dans l’Apologie: et pendant qu'il la composait, il écrivait à son ami Camérarius : « Je souffre vraiment un très-grand et un très-pénible travail dans l’Apologie, à l'endroit de la justification, que je désire expliquer utilement (1). » Mais du moins après ce grand travail, aura-t-il tout dit? Ecoutons ce qu'il en écrit à un autre ami ; c'est celui que nous avons vu qu'il reprenait comme encore trop attaché aux imaginations de saint Augustin : «J'ai, dit-il, tâché d'expliquer cette doctrine dans l’Apologie : mais dans ces sortes de discours les calomnies des adversaires ne permettent pas de s'expliquer comme je fais maintenant avec vous, quoiqu'au fond je dise la même chose. » Et un peu après : J'espère que vous recevrez quelque sorte de secours par mon Apologie, quoique j'y parle de si grandes choses avec précaution (2). » A peine toute cette lettre a-t-elle une page : l’Apologie sur cette matière en a plus de cent; et néanmoins cette lettre, selon lui, s'explique mieux que l'Apologie. C'est qu'il n'osait dire aussi clairement dans l’Apologie qu'il faisait dans cette lettre, « qu'il faut entièrement éloigner ses yeux de l'accomplissement de la loi, même de celui que le Saint-Esprit fait en nous. » Voilà ce qu'il appelait rejeter l'imagination de saint Augustin. Il se voyait toujours pressé de cette demande des catholiques : Si nous sommes agréables à Dieu indépendamment

 

1 Lib. IV, ep. ex. Omnino valde multum laboris sustineo, etc. — 2 Lib. 1, ep. XCIV.

 

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de toute bonne œuvre et de tout accomplissement de la loi, même de celui que le Saint-Esprit fait en nous, comment et à quoi les bannes œuvres sont-elles nécessaires? Mélanchthon se tourmentât en vain à parer ce coup, et à éluder cette terrible conséquence : « Les bonnes œuvres, selon vous, ne sont donc pas nécessaires? » Voilà ce qu'il appelait « les calomnies des adversaires, » qui l'empêchaient dans l'Apologie de dire nettement tout ce qu'il voulait. C'est la cause de « ce grand travail » qu'il avait à soutenir, et des « précautions » avec lesquelles il parlait. A un ami on disait tout le fond de la doctrine; mais en public, il y fallait prendre garde; encore ajoutait-on à cet ami qu'au fond cette doctrine ne s'entendait bien « que dans les combats de la conscience. » C'était-à-dire que lorsqu'on n'en pouvait plus, et qu'on ne savait comment s'assurer d'avoir une volonté suffisante d'accomplir la loi, le remède pour conserver malgré tout cela l'assurance indubitable de plaire à Dieu, qu'on prêchait dans le nouvel évangile, était d'éloigner ses yeux de la loi et de son accomplissement, pour croire qu'indépendamment de tout cela Dieu nous réputait pour justes. Voilà le repos dont Mélanchthon était flatté, et dont il ne voulait pas se défaire.

Il y avait à la vérité cet inconvénient, de se tenir assuré de la émission de ses péchés sans l'être de sa conversion, comme si ces deux choses étaient séparables et indépendantes l'une de l'autre. C’est ce qui causait à Mélanchthon ce « grand travail, » et il ne pouvait venir à bout de se satisfaire; de sorte qu'après la Confession d'Augsbourg et tant de recherches laborieuses de l’Apologie, il en vient encore, dans la Confession qu'on appelle Saxonique, à une autre explication de la grâce justifiante, où il dit de nouvelles choses que nous verrons dans la suite. C'est ainsi qu'on est agité, quand on est épris d'une idée qui n'a qu'une trompeuse apparence. On voudrait bien s'expliquer; on ne peut : on voudrait bien trouver dans les Pères ce qu'on cherche : on ne l'y trouve nulle part. On ne peut néanmoins se défaire d'une idée flatteuse dont on s'est laissé agréablement prévenir. Tremblons, humilions-nous; avouons qu'il y a dans l'homme une source profonde d'orgueil et d'égarement, et que les faiblesses de

 

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l'esprit humain, aussi bien que les jugements de Dieu, sont impénétrables.

Mélanchthon crut voir la vérité d'un côté, et l'autorité légitime de l’autre. Son cœur était déchiré, et il ne cessait de se tourmenter à réunir ces deux choses. Il ne pouvait ni renoncer aux charmes de sa justice imputative, ni faire recevoir par le collège épiscopal une doctrine inconnue à ceux qui jusqu'alors avaient gouverné l'Eglise. Ainsi l'autorité qu'il aimait comme légitime lui devenait odieuse, parce qu'elle s'opposait à ce qu'il prenait pour la vérité. En même temps qu'on lui entend dire « qu'il n'a jamais contesté l'autorité aux évêques, » il accuse « leur tyrannie, » à cause principalement qu'ils s'opposaient à sa doctrine, et croit « affaiblir sa cause en travaillant à les rétablir (1). » Incertain de sa conduite, il se tourmente lui-même et ne prévoit que malheurs, « Que sera-ce, dit-il, que le concile s'il se tient, si ce n'est une tyrannie ou des papistes, ou des autres, et des combats de théologiens plus cruels et plus opiniâtres que ceux des Centaures (2)? » Il connaissait Luther, et il ne craignait pas moins la tyrannie de son parti que celle qu'il attribuait au parti contraire. Les fureurs des théologiens le font trembler. Il voit que l'autorité étant une fois ébranlée, tous les dogmes, et même les plus importants, viendraient en question l'un après l'autre, sans qu'on sût comment finir. Les disputes et les discordes de la Cène lui faisant voir ce qui devait arriver des autres articles : «Bon Dieu, dit-il, quelles tragédies verra la postérité, si on vient un jour à remuer ces questions, si le Verbe, si le Saint-Esprit sont (a) une personne (3) ! » On commença de son temps à remuer ces matières : mais il jugea bien que ce n'était encore qu'un faible commencement; car il voyait les esprits s'enhardir insensiblement contre les doctrines établies, et contre l'autorité des décisions ecclésiastiques. Que serait-ce s'il avait vu les autres suites pernicieuses des doutes que la Réforme avait excités : tout l'ordre de la discipline renversé publiquement par les uns, et l'indépendance établie, c'est-à-dire, sous un nom spécieux et qui flatte la liberté, l'anarchie avec tous ses maux; la

 

1 Lib. IV, ep. CCXXVIII. — 2 Lib. IV, ep. CXL. — 3 Ibid.

(a) 1ère édit. : Est.

 

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puissance spirituelle mise par les autres entre les mains des princes; la doctrine chrétienne combattue en tous ses points ; des chrétiens nier l'ouvrage de la création et celui de la rédemption du genre humain; anéantir l'enfer; abolir l'immortalité de l’âme; dépouiller le christianisme de tous ses mystères, et le changer en une secte de philosophie toute accommodée aux sens : de là naître l'indifférence des religions, et ce qui suit naturellement, le fond même de la religion attaqué ; l'Ecriture directement combattue ; la voie ouverte au déisme, c'est-à-dire à un athéisme déguisé; et les livres où seraient écrites ces doctrines prodigieuses sortir du sein de la Réforme, et des lieux où elle domine? Qu'aurait dit Mélanchthon, s'il avait prévu tous ces maux, et quelles auraient été ses lamentations? Il en avait assez vu pour en être troublé toute sa vie. Les disputes de son temps et de son parti suffisaient pour lui faire dire qu'à moins d'un miracle visible, toute la religion allait être dissipée.

Quelle ressource trouvait-il alors dans ces divines promesses, où, comme il l'assure lui-même, Jésus-Christ s'était engagé à soutenir son Eglise jusque dans « son extrême vieillesse, » et à ne la laisser jamais périr (1)? S'il avait bien pénétré cette bienheureuse promesse, il ne se serait pas contenté de reconnaître, comme il a fait, que la doctrine de l'Evangile subsisterait éternellement malgré les erreurs et les disputes : mais il aurait encore reconnu qu'elle devait subsister par les moyens établis dans l'Evangile ; c'est-à-dire par la succession toujours inviolable du ministère ecclésiastique. Il aurait vu que c'est aux apôtres et aux successeurs des apôtres que s'adresse cette promesse : «Allez, enseignez, baptisez; et voilà je suis avec vous jusqu'à la fin du monde (2). » S'il avait bien compris cette parole, jamais il n'aurait imaginé que la vérité pût être séparée du corps où se trouvait la succession et l'autorité légitime ; et Dieu même lui aurait appris que, comme la profession de la vérité ne peut jamais être empêchée par l'erreur, la force du ministère apostolique ne peut recevoir d'interruption par aucun relâchement de la discipline. C'est la foi des chrétiens : c'est ainsi qu'il faut croire

 

1 Lib. I, ep. CVII; lib. IV, LXXVI, etc.; voy. ci-dessus, n. 28. — 2 Matth., XXVIII, 20.

 

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à la promesse avec Abraham, a en espérance contre l'espérance (1) ; » et croire enfin que l'Eglise conservera sa succession et produira des enfants même lorsqu'elle paraîtra le plus stérile, et que sa force semblera le plus épuisée par un long âge. La foi de Mélanchthon ne fut pas à cette épreuve. Il crut bien en général à la promesse par laquelle la profession de la vérité devait subsister : mais il ne crut pas assez aux moyens établis de Dieu pour la maintenir. Que lui servit d'avoir conservé tant de bons sentiments? L'ennemi de notre salut, dit le pape saint Grégoire (2), ne les éteint pas toujours entièrement ; et comme Dieu laisse dans ses enfants des restes de cupidité qui les humilient, Satan son imitateur à contre-sens laisse aussi, qui le croirait? dans ses esclaves, des restes de piété, fausse sans doute et trompeuse, mais néanmoins apparente, par où il achève de les séduire. Pour comble de malheur ils se croient saints, et ne songent pas que la piété qui n'a pas toutes ses suites n'est qu'hypocrisie. Je ne sais quoi disait au cœur à Mélanchthon que la paix et l'unité, sans laquelle il n'y a point de foi ni d'Eglise, n'avait point d'autre soutien sur la terre que l'autorité des anciens pasteurs. Il ne suivit pas jusqu'au bout cette divine lumière; tout son fond fut changé ; tout lui réussit contre ses espérances. Il aspirait à l'unité : il la perdit pour jamais, sans pouvoir même en trouver l'ombre dans le parti où il l'avait été chercher. La réformation procurée ou soutenue par les armes lui faisait horreur : il se vit contraint de trouver des excuses à un emportement qu'il détestait. Souvenons-nous de ce qu'il écrivit au landgrave de Hesse, qu'il voyait prêt à prendre les armes : « Que V. A. pense, dit-il, qu'il vaut mieux souffrir toutes sortes d'extrémités, que de prendre les armes pour les affaires de l'Evangile (3). » Mais il fallut bien se dédire de cette belle maxime, quand le parti se fut ligué pour faire la guerre, et que Luther lui-même se fut déclaré. Le malheureux Mélanchthon ne put même conserver sa sincérité naturelle : il fallut avec Bucer tendre des pièges aux catholiques dans des équivoques affectées (4); les charger de calomnies dans la

 

1 Rom., IV, 18. — 2 Pastoral., part. III, cap. XXX, tom. II, col. 87. — 3 Lib. III, ep. XVI; lib. IV, ep. ex, CXI. — 4 Voyez ci-dessus, lib. IV, n. 2 et suiv.; ibid., n. 25.

 

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Confession d’Augsbourg; approuver en public cette confession, qu'il souhaitait au fond de son cœur de voir réformer en tant de chefs; parler toujours au gré d'autrui ; passer sa vie dans une éternelle dissimulation, et cela dans la religion, dont le premier acte est de croire, comme le second est de confesser : quelle contrainte ! quelle corruption ! Mais le zèle du parti l'emporte : on s'étourdit les uns les autres : il faut non-seulement se soutenir ; mais encore s'accroître; le beau nom de réformation rend tout permis, et le premier engagement rend tout nécessaire.

Cependant on sent dans le cœur de secrets reproches, et l'état où l'on se trouve déplaît. Mélanchthon témoigne souvent qu'il se passe en lui des choses étranges, et ne peut bien expliquer ses peines secrètes. Dans le récit qu'il fait à son intime ami Camérarius des décrets de l'assemblée de Spire, et des résolutions que prirent les protestants, tous les termes dont il se sert pour exprimer ses douleurs sont extrêmes, « Ce sont des agitations incroyables et les douleurs de l'enfer; il en est presque à la mort. Ce qu'il ressent est horrible ; sa consternation est étonnante. Durant ses accablements il reconnaît sensiblement combien certaines gens ont tort (1). » Quand il n'ose nommer, c'est quelque chef du parti qu'il faut entendre, et principalement Luther : ce n'était pas assurément par crainte de Rome qu'il écrivait avec tant de précautions, et qu'il gardait tant de mesures : et d'ailleurs il est bien constant que rien ne le troublait tant que ce qui se passait dans le parti même, où tout se faisait par des intérêts politiques, par de sourdes machinations et par des conseils violents; en un mot on n'y traitait que « des ligues que tous les gens de bien, disait-il, devaient empêcher (2). » Toutes les affaires de la Réforme roulaient sur ces ligues des princes avec les villes que l'Empereur voulait rompre, et que les princes protestants voulaient maintenir; et voici ce que Mélanchthon en écrivait à Camérarius : «Vous voyez, mon cher ami, que dans tous ces accommodements on ne pense à rien moins qu'à la religion. La crainte fait proposer pour un temps et avec dissimulation des accords tels quels, et il ne faut pas s'étonner si des traités de cette nature réussissent mal :

 

1 Lib. IV, ep. LXXXV. — 2 Sleid., lib. VII.

 

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car se peut-il faire que Dieu bénisse de tels conseils (1) ? » Loin qu'il use d'exagération en parlant ainsi, on reconnaît même dans ses lettres qu'il voyait dans le parti quelque chose de pis que ce qu'il en écrivait. « Je vois, dit-il, qu'il se machine quelque chose secrètement, et je voudrais pouvoir étouffer toutes mes pensées (2) » Il avait un tel dégoût des princes de son parti et de leurs assemblées, où on le menait toujours pour trouver dans son éloquence et dans sa facilité des excuses aux conseils qu'il n'approuvait pas, qu'à la fin il s'écriait : «Heureux ceux qui ne se mêlent point des affaires publiques (3) ! » et il ne trouva un peu de repos qu'après que, trop convaincu des mauvaises intentions des princes, « il avait cessé de se mettre en peine de leurs desseins (4) ; » mais on le replongeait, malgré qu'il en eût, dans leurs intrigues; et nous verrons bientôt comme il fut contraint d'autoriser par écrit leurs actions les plus scandaleuses. On a vu l'opinion qu'il avait des docteurs du parti, et combien il en était mal satisfait : mais voici quelque chose de plus fort. « Leurs mœurs sont telles, dit-il, que pour en parler très-modérément, beaucoup de gens émus de la confusion qu'on voit parmi eux, trouvent tout autre état un âge d'or, à comparaison de celui où ils nous mettent (5). » Il trouvait « ces plaies incurables (6), » et dès son commencement la Réforme avait besoin d'une autre réforme.

Outre ces agitations, il ne cessait de s'entretenir avec Camérarius, avec Osiandre et les autres chefs du parti, avec Luther même, des prodiges qui arrivaient et des funestes menaces du ciel irrité. On ne sait souvent ce que c'est : mais c'est toujours quelque chose de terrible. Je ne sais quoi qu'il promet à son ami Camérarius de lui dire en particulier, inspire de la frayeur en le lisant (7). D'autres prodiges arrivés vers le temps de la diète d'Augsbourg, lui paraissaient favorables au nouvel évangile. A Rome, «  le débordement extraordinaire du Tibre, et l'enfantement d'une mule, dont le petit avait un pied de grue : » dans le territoire d'Augsbourg la naissance « d'un veau à deux têtes » lui furent

 

1 Lib. IV, ep. CXXXVII. — 2 Lib. IV, ep. LXX. — 3 Lib. IV, LXXXV. — 4 Lib. IV, ep. CCXXVIII. — 5 Lib. IV, ep. DCCXLII. — 6 Lib. IV, ep. DCCLIX. — 7  Lib. II, ep. LXXXIX, CCLXIX.

 

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un signe d'un changement indubitable dans l'état de l'univers, et en particulier « de la ruine prochaine de Rome par le schisme (1) » c'est ce qu'il écrit très-sérieusement à Luther même, en lui donnant avis que ce jour-là on présenterait à l'Empereur la Confession d’Augsbourg. Voilà de quoi se repaissaient, dans une action si célèbre, les auteurs de cette confession et les chefs de la Réforme : tout est plein de songes et de visions dans les lettres de Mélanchthon : et on croit lire Tite-Live lorsqu'on voit tous les prodiges qu'il y raconte. Quoi plus? ô faiblesse extrême d'un esprit d'ailleurs admirable, et hors de ses préventions si pénétrant! les menaces des astrologues lui font peur. On le voit sans cesse effrayé par les tristes conjonctions des astres : «un horrible aspect de Mars » le fait trembler pour sa fille, dont lui-même il avait fait l'horoscope. Il n'est pas moins « effrayé de la flamme horrible d'une comète extrêmement septentrionale (2). » Durant les conférences qu'on faisait à Augsbourg sur la religion, il se console de ce qu'on va si lentement, parce que « les astrologues prédisent que les astres seront plus propices aux disputes ecclésiastiques vers l'automne (3). » Dieu était au-dessus de tous ces présages, il est vrai; et Mélanchthon le répète souvent, aussi bien que les faiseurs d'almanachs : mais enfin les astres régissaient jusqu'aux affaires de l'Eglise. On voit que ses amis, c'est-à-dire les chefs du parti, entrent avec lui dans ces réflexions : pour lui, sa malheureuse nativité ne lui promettait que des combats infinis sur la doctrine, de grands travaux et peu de fruit (4). Il s'étonne, né sur les coteaux approchants du Rhin, « qu'on lui ait prédit un naufrage sur la mer Baltique (5); » et appelé en Angleterre et en Danemark, il se garde bien d'aller sur cette mer. A tant de prodiges et tant de menaces des constellations ennemies, pour comble d'illusion, il se joignait encore des prophéties. C'était une des faiblesses du parti, de croire que tout le succès en avait été prédit ; et voici une des prédictions des plus mémorables qu'on y vante. En l'an 1516, à ce qu'on dit, et un an devant les mouvements de Luther, je ne sais quel cordelier s'était

 

1 Lib. 1, ep. CXX; III, LXIX.— 2 Lib. II, ep. XXXVII, CDXLV; lib. IV, ep. CXIX, CXXXV, CXXXVII, CXCV, CXCVIII, DCCLIX, DCCCXLIV, etc.; ibid., CXIX; ibid., CXLVI — 3 Lib. IV, XCIII. — 4 Lib. II, ep. CDXLVIII. — 8 Lib. II, ep. XCIII.

 

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avisé en commentant Daniel, de dire que « la puissance du Pape allait baisser, et ne se relèverait jamais (1).» Cette prédiction était aussi vraie que ce qu'ajoutait ce nouveau prophète, « qu'en 1600 le Turc serait maître de l'Italie et de l'Allemagne. » Néanmoins Mélanchthon rapporte sérieusement la vision de ce fanatique, et se vante de l'avoir en original entre les mains, comme le frère cordelier l'avait écrite. Qui n'eût tremblé à ce récit? Le Pape est déjà ébranlé par Luther, et on croit le voir à bas. Mélanchthon prend tout cela pour des prophéties; tant on est faible quand on est prévenu. Après le Pape renversé, il croit voir suivre de près le Turc victorieux; et les tremblements de terre qui arrivaient, le confirment dans cette pensée (2). Qui le croirait capable de toutes ces impressions, si toutes ses lettres n'en étaient remplies? Il lui faut faire cet honneur, ce n'était pas ses périls qui lui causaient tant de troubles et tant de tourments : au milieu de ses plus violentes agitations on lui entend dire avec confiance : « Nos périls me troublent moins que nos fautes (3). » Il donne un bel objet à set douleurs : les maux publics, et particulièrement les maux de l'Eglise : mais c'est aussi qu'il ressent en sa conscience, comme il l'explique souvent, la part qu'avaient à ces maux ceux qui s'étaient vantés d'en être les réformateurs. Mais c'est assez parler en particulier des troubles dont Mélanchthon était agité : on a vu assez clairement les raisons de la conduite qu'il tint dans l'assemblée de Smalcalde, et les motifs de la restriction qu'il y mit à l'article plein de fureur que Luther y proposa contre le Pape.

 

1 Mel., lib. I, ep. LXV. — 2 Ibid. — 3 Lib. IV, ep. LXX.

 

 

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