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LIVRE VIII.

Depuis 1546 jusqu'à  l'an 1561.

 

SOMMAIRE.

 

Guerre ouverte entre Charles V et la ligue de Smalcalde. Thèses de Luther qui avaient excité les luthériens à prendre les armes. Nouveau sujet de guerre à l'occasion de Herman, archevêque de Cologne. Prodigieuse ignorance de cet archevêque. Les protestants défaits par Charles V. L'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse prisonniers. L'Intérim, ou le livre de l'Empereur, qui règle par provision et en attendant le concile, les matières de religion pour les protestants seulement. Les troubles causés dans la Prusse par la nouvelle doctrine d'Osiandre luthérien sur la Justification. Disputes entre les luthériens après l’Interim. Illyric disciple de Mélanchthon tâche de le perdre à l'occasion des cérémonies indifférentes. Il renouvelle la doctrine de l'ubiquité. L'Empereur presse les luthériens de comparaître au concile de Trente. La Confession appelée Saxonique, et celle du duché de Virtemberg dressées à cette occasion. La distinction des péchés mortels et véniels. Le mérite des bonnes œuvres reconnu de nouveau. Conférence à Vorms pour la conciliation des religions. Les luthériens s'y brouillent entre eux, et décident néanmoins d'un commun accord que  les bonnes œuvres ne sont pas nécessaires à salut. Mort de Mélanchthon dans une horrible perplexité. Les zuingliens condamnés par les luthériens dans un synode tenu à Iène (a). Assemblée de luthériens tenue à Naümbourg, pour convenir de la vraie édition de la Confession d’Augsbourg. L'incertitude demeure aussi grande. L'ubiquité s'établit presque dans tout le luthéranisme. Nouvelles décisions  sur la coopération du libre arbitre. Les luthériens sont contraires à eux-mêmes; et pour répondre tant aux libertins qu'aux chrétiens infirmes, ils tombent dans le demi-pélagianiame. Du livre de la  Concorde compilé par les luthériens, où toutes leurs décisions sont renfermées.

         La ligue de Smalcalde était redoutable, et Luther l'avait excitée à prendre les armes d'une manière si furieuse, qu'il n'y avait aucun excès qu'on n'en dût craindre. Enflé de la puissance de tant de princes conjurés, il avait publié des thèses dont il a déjà été

 

(a) Iéna.

 

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parlé (1). Jamais on n'avait rien vu de plus violent. Il les avait soutenues dès l'an 1540; mais nous apprenons de Sleidan (2) qu'il les publia de nouveau en 1545, c'est-à-dire un an avant sa mort. Là il comparaît le Pape à un loup enragé, « contre lequel tout le monde s'arme au premier signal, sans attendre l'ordre du magistrat. Que si renfermé dans une enceinte le magistrat le délivre, on peut continuer, disait-il, à poursuivre cette bête féroce, et attaquer impunément ceux qui auront empêché qu'on ne s'en défit. Si on est tué dans cette attaque avant que d'avair donné à la bête le coup mortel, il n'y a qu'un seul sujet de se repentir ; c'est de ne lui avair pas enfoncé le couteau dans le sein. Voilà comme il faut traiter le Pape. Tous ceux qui le défendent doivent aussi être traités comme les soldats d'un chef de brigands, fussent-ils des rois et des césars. » Sleidan qui récite une grande partie de ces thèses sanguinaires, n'a osé rapporter ces derniers mots, tant ils lui ont paru horribles : mais ils étaient dans les thèses de Luther, et on les y voit encore dans l'édition de ses œuvres (3).

Il arriva en ce temps un nouveau sujet de querelle. Herman archevêque de Cologne s'était avisé de réformer son diocèse à la nouvelle manière, et il y avait appelé Mélanchthon et Bucer. C'était constamment le plus ignorant de tous les prélats, et un homme toujours entraîné où voulaient ses conducteurs. Tant qu'il écouta les conseils du docte Gropper, il tint de très-saints conciles pour la défense de l'ancienne foi, et pour commencer une véritable réformation des mœurs. Dans la suite les luthériens s'emparèrent de son esprit, et le firent donner à l'aveugle dans leurs sentiments. Comme le landgrave parlait une fois à l'Empereur de ce nouveau réformateur : « Que réformera ce bon homme ? lui répondit-il, à peine entend-il le latin. En toute sa vie il n'a jamais dit que trois fois la messe : je l'ai ouï deux fois; il n'en savait pas le commencement (4). » Le fait était constant; et le landgrave, qui n'osait dire qu'il sût un mot de latin, assura « qu'il avait lu de bons livres allemands, et entendait la religion. » C'était l'entendre, selon le landgrave, que de favoriser le parti. Comme le Pape et l'Empereur

 

1 Ci-dessus, liv. I, n. 25. — 2 Sleid., liv. XVI, p. 261. — 3 Tom. I, Vit., 407. — 4 Sleid., lib. XVII, 276.

 

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s'unirent contre lui, les princes protestons de leur côté « lui promirent de le secourir si on l'attaquait pour la religion (1). »

On en vint bientôt à la force ouverte. Plus l'Empereur témoignait que ce n'était pas pour la religion qu'il prenait les armes, mais pour mettre à la raison quelques rebelles dont l'électeur de Saxe et le landgrave étaient les chefs ; plus ceux-ci publiaient dans leurs manifestes que cette guerre ne se faisait que par la secrète instigation de l'Antéchrist romain et du concile de Trente (2). C'est ainsi que, selon les thèses de Luther, ils tâchaient de faire paraître licite la guerre qu'ils faisaient à l'Empereur. Il y eut pourtant entre eux une dispute, comment on traiterait Charles V dans les écrits qu'on publiait. L'électeur plus consciencieux ne voulait pas qu'on lui donnât le nom d'empereur : « Autrement, disait-il, on ne pourrait pas licitement lui faire la guerre (3). » Le landgrave n'avait point de ces scrupules, et d'ailleurs qui avait dégradé l'Empereur? Qui lui avait ôté l'Empire? Voulait-on établir cette maxime, qu'on cessât d'être empereur dès qu'on serait uni avec le Pape? C'était une pensée ridicule autant que criminelle. A la fin, pour tout accommoder, il fut dit que sans avouer ni nier que Charles V fût empereur, on le traiterait comme se portant pour tel, et par cet expédient toutes les hostilités devinrent permises. Mais la guerre ne fut pas heureuse pour les protestants. Abattus par la fameuse victoire de Charles V près de l'Elbe, et par la prise du duc de Saxe et du landgrave, ils ne savaient à quoi se résoudre. L'Empereur leur proposa de son autorité un formulaire de doctrine qu'on appela l'Intérim, ou le livre de l'Empereur, qu'il leur ordonnait de suivre par provision jusqu'au concile. Toutes les erreurs des luthériens y étaient rejetées : on y tolérait seulement le mariage des prêtres qui s'étaient faits luthériens, et on laissait la communion sous les deux espèces à ceux qui l'avaient rétablie. A Rome on blâma l'Empereur d'avoir osé prononcer sur des matières de religion. Ses partisans répondaient qu'il n'avait pas prétendu faire une décision ni une loi pour l'Eglise, mais seulement prescrire aux luthériens ce

 

1 Epist. Vit. Theod., inter Ep. Calv., p. 82. — 2 Sleid., ibid., 289, 295, etc. — 2 Ibid., 297.

 

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qu'ils pouvaient faire de mieux en attendant le concile. Cette question n'est pas de mon sujet; et il me suffit de remarquer en passant, que l'Intérim ne peut point passer pour un acte authentique de l'Eglise, puisque ni le Pape ni les évêques ne l'ont jamais approuvé. Quelques luthériens l'acceptèrent plutôt par force qu'autrement : la plupart le rejetèrent, et le dessein de Charles V n'eut pas grand succès.

Pendant que nous en sommes sur ce livre, il n'est pas hors de propos de remarquer qu'il avait déjà été proposé à la conférence de Ratisbonne en 1541. Trois théologiens catholiques, Pflugius évoque de Naümbourg, Gropper et Eccius y devaient traiter par l'ordre de l'Empereur de la réconciliation des religions avec Mélanchthon , Bucer et Pistorius , trois protestants. Eccius rejeta le livre; et les prélats avec les Etats catholiques n'approuvèrent pas qu'on proposât un corps de doctrine sans en communiquer avec le légat du Pape qui était alors à Ratisbonne (1). C'était le cardinal Contarénus, très-savant théologien, et qui est loué même par les protestants. Ce légat ainsi consulté répondit qu'une affaire de cette nature devait être « renvoyée au Pape, pour être réglée ou dans le concile général qu'on allait ouvrir, ou par quelque autre manière convenable. »

Il est vrai qu'on ne laissa pas de continuer les conférences ; et quand les trois protestants furent convenus avec Pflugius et Gropper de quelques articles, on les appela les articles conciliés, encore qu'Eccius s'y fût toujours opposé. Les protestants demandaient que l'Empereur autorisât ces articles, en attendant qu'on pût convenir des autres (2). Mais les catholiques s'y opposèrent, et déclarèrent plusieurs fois qu'ils ne pouvaient consentir au changement d'aucun dogme ni d'aucun rit reçu dans l'Eglise catholique (3). De leur côté les protestants, qui pressaient la réception des articles conciliés, y donnaient des explications à leur mode dont on n'était pas convenu; et ils firent un dénombrement des choses « omises dans les articles conciliés (4). » Mélanchthon, qui rédigea

 

1 Sleid., lib. XIV; Ad. coll. Ratisb., Argent, 1542, p. 199; ibid., 132; Mel., ib. I, ep. XXIV, XXV ; Act. Ratisb., ibid., 136.— 2 Ibid., 153; Sleid., ibid. — 3 Ibid., 157. — 4 Sleid., Resp. princ., 78; Annotata aut omissa in artic. Concil., 82.

 

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ces remarques, écrivit à l'Empereur au nom de tous les protes-tans, qu'on recevrait les articles conciliés, « pourvu qu'ils fussent bien entendus (1) ; » c'est-à-dire qu'ils les trouvaient eux-mêmes conçus en termes ambigus, et ce n'était qu'une illusion d'en presser la réception comme ils faisaient. Ainsi tous les projets d'accommodement demeurèrent sans effet : ce que je suis bien aise de remarquer par occasion, afin qu'on ne trouve pas étrange que je n'aie parlé qu'en passant d'une action aussi célèbre que la conférence de Ratisbonne.

Il s'en tint une autre dans la même ville et avec aussi peu de succès en 1546. L'Empereur faisait cependant retoucher à son livre, où Pflugius évêque de Naümbourg, Michel Helding l'évêque titulaire de Sidon, et Islebius, protestants, mirent la dernière main (2). Mais il ne fit que donner un nouvel exemple du mauvais succès que ces décisions impériales avaient accoutumé d'avoir en matière de religion.

Durant que l'Empereur s'efforçait de faire recevoir son Intérim dans la ville de Strasbourg, Bucer y publia une nouvelle Confession de foi (3), où cette église déclare qu'elle retient toujours immuablement sa première Confession de foi présentée à Charles V à Augsbourg en 1530, et qu'elle reçoit aussi l'accord fait à Vitenberg avec Luther ; c'est-à-dire cet acte où il était dit que ceux mêmes qui n'ont pas la foi et qui abusent du sacrement, reçoivent la propre substance du corps et du sang de Jésus-Christ.

Dans cette confession de foi Bucer n'exclut formellement que la transsubstantiation, et laisse en son entier tout ce qui peut établir la présence réelle et substantielle.

Ce qu'il y eut ici de plus remarquable , c'est que Bucer, qui en souscrivant les articles de Smalcalde, avait souscrit en même temps, comme on a vu (4), la Confession d’Augsbourg, retint en même temps la Confession de Strasbourg, c'est-à-dire qu'il autorisa deux actes qui étaient faits pour se détruire l'un l'autre : car on se peut souvenir que la Confession de Strasbourg ne fut dressée que pour éviter de souscrire celle à Augsbourg (5), et que

 

1 Lib., ep. XXV, ad Carol. V. — 2 Sleid., lib. XX, 344. — 3 Hosp., ann.    1548 204 . — 4 Ci-dessus, liv. IV, 34.— 5 Ci-dessus, liv. III, n. 41.                             

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ceux de la Confession d’Augsbourg ne voulurent jamais recevoir parmi leurs frères ceux de Strasbourg ni leurs associés. Maintenant tout cela s'accorde, c'est-à-dire qu'il est bien permis de changer dans la nouvelle Réforme, mais il n'est pas permis d'avouer qu'on change. La Réforme paraîtrait par cet aveu un ouvrage trop humain ; et il vaut mieux approuver quatre ou cinq actes contradictoires, pourvu qu'on n'avoue pas qu'ils le sont, que de confesser qu'on a eu tort, surtout dans des confessions de foi.

Ce fut la dernière action que Bucer fit en Allemagne. Durant les mouvements de l’ Intérim, il trouva un asile en Angleterre parmi les nouveaux protestants qui se fortifiaient sous Edouard. Il y mourut en grande considération, sans néanmoins avoir pu rien changer dans les articles que Pierre Martyr y avait établis : de sorte qu'on y demeura dans le pur zuinglianisme. Mais les sentiments de Bucer auront leur tour, et nous verrons les articles de Pierre Martyr changés sous Elisabeth.

Les troubles de l’Intérim écartèrent beaucoup de réformateurs. On fut scandalisé dans le parti même de leur voir abandonner leurs églises. Ce n'était pas leur coutume de s'exposer pour elles, ni pour la Réforme ; et on a remarqué il y a longtemps qu'aucun d'eux n'y a laissé la vie ; si ce n'est Cranmer, qui fit encore tout ce qu'il put pour la sauver en abjurant sa religion tant qu'on voulut. Le fameux Osiandre fut un de ceux qui prit le plus tôt la fuite. Il disparut tout à coup à Nuremberg, église qu'il gouvernait il y avait vingt-cinq ans et dès le commencement de la Réforme, et il fut reçu dans la Prusse. C'était une des provinces des plus affectionnées au luthéranisme. Elle appartenait à l'ordre Teutonique : mais le prince Albert de Brandebourg, qui en était le grand-maître, conçut tout ensemble le désir de se marier, de réformer, et de se faire une souveraineté héréditaire. C'est ainsi que tout le pays devint luthérien, et le docteur de Nuremberg y excita bientôt de nouveaux désordres.

André Osiandre s'était signalé parmi les luthériens par une opinion nouvelle qu'il y avait introduite sur la justification. Il ne voulait pas qu'elle se fit, comme tous les autres protestants le soutenaient, par l'imputation de la justice de Jésus-Christ, mais

 

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par l'intime union de la justice substantielle de Dieu avec nos âmes (1), fondé sur cette parole souvent répétée en Isaïe et en Jérémie : « Le Seigneur est notre justice (2). » Car de même que, selon lui, nous vivions par la vie substantielle de Dieu, et que nous aimions par l'amour essentiel qu'il a pour lui-même , ainsi nous étions justes par sa justice essentielle, qui nous était communiquée : à quoi il fallait ajouter la substance du Verbe incarné, qui était en nous par la foi, par la parole et par les sacre-mens. Dès le temps qu'on dressa la Confession d’Augsbourg, il avait fait les derniers efforts pour faire embrasser cette prodigieuse doctrine par tout le parti, et il la soutint avec une audace extrême à la face de Luther. Dans l'assemblée de Smalcalde on fut étonné de sa témérité : mais comme on craignait de faire éclater de nouvelles divisions dans le parti où il tenait un grand rang par son savoir, on le souffrit. Il avait un talent tout particulier pour divertir Luther ; et au retour de la conférence qu'on eut à Marpourg avec les sacramentaires, Mélanchthon écrivait à Camérarius : « Osiandre a fort réjoui Luther et nous tous (3). »

C'est qu'il faisait le-plaisant, surtout à table, et qu'il y disait de bons mots, mais si profanes que j'ai peine à les répéter. C'est Calvin qui nous apprend dans une lettre qu'il écrit à Mélanchthon sur le sujet de cet homme, « que toutes les fois qu'il trouvait le vin bon dans un festin, il le louait en lui appliquant cette parole que Dieu disait de lui-même : Je suis celui qui suis. Et encore : Voici le Fils du Dieu vivant (4). » Calvin s'était trouvé aux banquets où il proférait ces blasphèmes qui lui inspiraient de l'horreur. Mais cependant cela se passait sans qu'on en dît mot. Le même Calvin parle d'Osiandre comme « d'un brutal et d'une bête farouche , incapable d'être apprivoisée. Pour lui, disait-il, dès la première fois qu'il le vit, il en détesta l'esprit profane et les mœurs infâmes, et il l'avait toujours regardé comme la honte du parti protestant. » C'en était pourtant une des colonnes : l'église de Nuremberg, une des premières de la secte, l'avait mis à la tête de ses pasteurs dès l'an 1522, et on le trouve partout dans les conférences

 

1 Chyt, lib. XVII, Saxon., tit.  Osiandrica, p.  444. — 2 Isa., VIII, 14; Jer. XXIII, 6. — 3 Lib. IV, ep. LXXXVIII. — 4 Calv., ep. ad Mel., 146.

 

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avec les premiers du parti : mais Calvin s'étonne « qu'on ait pu l'y endurer si longtemps; et on ne comprend pas après toutes ses fureurs comment Mélanchthon a pu lui donner tant de louanges. »

On croira peut-être que Calvin le traite si mal par une haine particulière ; car Osiandre était le plus violent ennemi des sacramentaires ; et c'est lui qui avait outré la matière de la présence réelle, jusqu'à soutenir qu'il fallait dire du pain de l'Eucharistie : « Ce pain est Dieu (1) » Mais les luthériens n'en avaient pas meilleure opinion ; et Mélanchthon qui trouvait souvent à propos, comme Calvin le lui reproche, de lui donner des louanges excessives , ne laisse pas en écrivant à ses amis, de blâmer « son extrême arrogance, ses rêveries, » ses autres excès « et les prodiges de ses opinions (2). » Il ne tint pas à Osiandre qu'il n'allât troubler l'Angleterre, où il espérait que la considération de son beau-frère Cranmer lui donnerait du crédit : mais Mélanchthon nous apprend que des personnes de savoir et d'autorité avaient représenté le péril qu'il y avait « d'attirer en ce pays-là un homme qui avait répandu dans l'Eglise un si grand chaos de nouvelles opinions. » Cranmer lui-même entendit raison sur ce sujet, et il écouta Calvin , qui lui parlait « des illusions » dont Osiandre fascinait les autres et se fascinait lui-même (3).

Il ne fut pas plutôt en Prusse, qu'il mit en feu l'université de Konisberg (a) par sa nouvelle doctrine de la justification (4). Quelque ardeur qu'il eût toujours eue à la soutenir, il craignit, disent mes auteurs, « la magnanimité de Luther (5), » et durant sa vie il n'osa rien écrire sur cette matière. Le magnanime Luther ne le craignait pas moins : en général, la Réforme sans autorité ne craignait rien tant que de nouvelles divisions, qu'elle ne savait comment finir; et pour ne pas irriter un homme dont l'éloquence était redoutée, on lui laissa débiter de vive voix tout ce qu'il voulut. Quand il se vit dans la Prusse affranchi du joug du parti et, ce qui lui enfla le cœur, en grande faveur auprès du prince,

 

1 Ci-dessus, liv. II, n. 3. — 2 Lib. II, ep. CCXL, CCLIX, CDXLVII, etc. — Calv., ep. ad Cranm., col. 13t. — 3 Acad. Reyiomontana. — 4 Chytr., ibid., p. 445.

(a) Kœnigsberg.

 

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qui lui donna la première chaire dans son université, il éclata de toute sa force, et partagea bientôt toute la province.

D'autres disputes s'allumaient en même temps dans le reste du luthéranisme. Celle qui eut pour sujet les cérémonies, ou les choses indifférentes, fut poussée avec beaucoup d'aigreur. Mélanchthon soutenu des académies de Leipsick et de Vitenberg où il était tout-puissant, ne voulait pas qu'on les rejetât (1). De tout temps ç'avait été son opinion, qu'il ne fallait changer que le moins qu'il se pourrait dans le culte extérieur (2). Ainsi durant l'Intérim il se rendit fort facile sur ces pratiques indifférentes , et ne croyait pas, dit-il, que « pour un surplis, pour quelques fêtes, ou pour l'ordre des leçons (3), » il fallût attirer la persécution. On lui fit un crime de cette doctrine, et on décida dans le parti que ces choses indifférentes devaient être absolument rejetées (4), parce que l'usage qu'on en faisait était contraire à la liberté des églises et enfermait, disait-on, une espèce de profession du papisme.

Mais Flaccius Illyricus, qui remuait cette question, avait un dessein plus caché. Il voulait perdre Mélanchthon, dont il avait : été disciple, mais dont il était ensuite tellement devenu jaloux, qu'il ne le pou voit souffrir. Des raisons particulières l'obligeaient à le pousser plus que jamais : car au lieu que Mélanchthon tâchait alors d'affaiblir la doctrine de Luther sur la présence réelle, Illyric et ses amis l'outraient jusqu'à établir l'ubiquité ». En effet nous la voyons décidée par la plupart des églises luthériennes, et les actes en sont imprimés dans le livre de la Concorde que presque toute l'Allemagne luthérienne a reçu.

Nous en parlerons dans la suite; et pour suivre l'ordre des temps, il nous faut parler maintenant de la Confession de foi qu'on appela Saxonique, et de celle de Virtemberg (6) : ce n'est point Vitenberg en Saxe, mais la capitale du duché de Virtemberg.

Elles furent faites toutes deux à peu près dans le même temps,

 

1 Sleid., lib. XXI, 365; XXII, 378. — 2 Lib. I, ep. XVI ad Phil. Cant., ann. 1525. — 3 Lib. II, ep. LXX; lib. II, XXXVI. — 4 Concord., p. 514, 789. — 5 Sleid., ibid. — 6 Synt. Gen., IIe part., p. 48, 98.

 

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c'est-à-dire en 1551 et 1552, pour être présentées au concile de Trente, où Charles V victorieux voulait que les protestants comparussent.

La Confession saxonique fut dressée par Mélanchthon, et nous apprenons de Sleidan (1) que ce fut par ordre de l'électeur Maurice que l'Empereur avait mis à la place de Jean Fridéric. Tous les docteurs et tous les pasteurs assemblés solennellement à Leipsick l'approuvèrent d'une commune voix; et il ne devait rien y avoir de plus authentique qu'une confession de foi faite par un homme si célèbre, pour être proposée dans un concile général. Aussi fut-elle reçue, non-seulement dans toutes les terres de la maison de Saxe et de plusieurs autres princes, mais encore par les églises de Poméranie et par celle de Strasbourg (2), comme il paraît par les souscriptions et les déclarations de ces églises. Brentius fut l'auteur de la Confession de Virtemberg (3) et c'était après Mélanchthon l'homme le plus célèbre de tout le parti. La Confession de Mélanchthon fut appelée par lui-même la Répétition de la Confession d’Augsbourg. Christophe, duc de Virtemberg, par l'autorité duquel la Confession de Virtemberg fut publiée, déclare aussi qu'il confirme et ne fait que répéter la Confession d’Augsbourg : mais pour ne faire que la répéter, il n'était pas besoin d'en faire une autre ; et ce terme de répétition fait voir seulement qu'on avait honte de produire tant de nouvelles confessions de foi.

En effet pour commencer par la Saxonique, l'article de l'Eucharistie y fut expliqué en des termes bien différents de ceux dont on s'était servi à Augsbourg. Car pour ne rien dire du long discours de quatre ou cinq pages que Mélanchthon substitue aux deux ou trois lignes du dixième article d'Augsbourg, où cette matière est décidée, voici ce qu'il y avait d'essentiel : « Il faut, disait-il, apprendre aux hommes que les sacrements sont des actions instituées de Dieu, et que les choses ne sont sacrements que dans le temps de l'usage ainsi établi; mais que dans l'usage établi de cette communion, Jésus-Christ est véritablement et substantiellement présent, vraiment donné à ceux qui reçoivent le corps

 

1 Lib. XXII. — 2 Synt. Gen., IIe part., p. 94 et seq. — 3 Ibid.

 

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et le sang de Jésus-Christ ; par où Jésus-Christ témoigne qu'il est en eux, et les fait ses membres (1). »

Mélanchthon évite de mettre ce qu'il avait mis à Augsbourg, « que le corps et le sang sont vraiment donnés avec le pain et le vin, » et encore plus ce que Luther avait ajouté à Smalcalde, « que le pain et le vin sont le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ, qui ne sont pas seulement donnés et reçus par les chrétiens pieux, mais encore par les impies. » Ces importantes paroles, que Luther avait choisies avec tant de soin pour expliquer sa doctrine, quoique signées par Mélanchthon à Smalcalde, comme on a vu, furent retranchées par Mélanchthon même de sa Confession saxonique. Il semble qu'il ne voulait plus que le corps de Jésus-Christ fût pris par la bouche avec le pain, ni qu'il fût reçu substantiellement par les impies, encore qu'il ne niât pas une présence substantielle où Jésus-Christ vînt à ses fidèles, non-seulement par sa vertu et par son esprit, mais encore en sa propre chair et en sa propre substance, détaché néanmoins du pain et du vin : car il fallait que l'Eucharistie produisît encore cette nouveauté, et que, selon la prophétie du saint vieillard Siméon, Jésus-Christ y fût dans les derniers siècles « en butte aux contradictions (2), » comme sa divinité et son incarnation l'avaient été dans les premiers.

Voilà comme on répétait la  Confession d’Augsbourg et la doctrine de Luther dans la Confession saxonique. La Confession de Virtemberg ne s'éloigne pas moins de celle d'Augsbourg, ni des articles de Smalcalde. Elle dit « que le vrai corps et le vrai sang est distribué dans l'Eucharistie, » et rejette ceux qui disent « que le pain et le vin sont des signes du corps et du sang de Jésus-Christ absent (3). » Elle ajoute « qu'il est au pouvoir de Dieu d'anéantir la substance du pain, ou de la changer en son corps; mais que Dieu n'use pas de ce pouvoir dans la Cène, et que le vrai pain demeure avec la vraie présence du corps. » Elle établit manifestement la concomitance, en décidant qu'encore que Jésus-Christ soit distribué tout entier tant dans le pain que dans le vin

 

1 Cap. de Caenâ, Synt. Gen., IIe  part., p. 72. — 2 Luc., II, 34. — 3 Conf. Virtemb., cap. de Euch., ibid., p. 115.

 

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de l'Eucharistie, l'usage des deux parties ne laisse pas de devoir être universel. » Ainsi elle nous accorde deux choses : l'une, que la transsubstantiation est possible ; et l'autre, que la concomitance est certaine : mais encore qu'elle défende la réalité jusqu'à admettre la concomitance, elle ne laisse pas d'expliquer cette parole : « Ceci est mon corps, » par celle d'Ezéchiel qui dit : « Celle-là est Jérusalem, » en montrant la représentation de cette ville.

C'est ainsi que tout se confond , lorsqu'on sort du droit sentier pour suivre ses propres idées. Comme les défenseurs du sens figuré reçoivent quelque impression du sens littéral, ainsi les défenseurs du sens littéral sont quelquefois éblouis par les trompeuses subtilités du sens figuré. Au reste il ne s'agit pas ici de savoir si à force de raffiner sur des expressions différentes de tant de confessions de foi, on trouvera quelque moyen violent de les réduire à un sens conforme. Il me suffit de faire observer combien de peine ont eu à se contenter de leurs propres confessions de foi ceux qui ont quitté la foi de l'Eglise.

Les autres articles de ces confessions de foi ne sont pas moins remarquables que celui de l'Eucharistie.

La Confession saxonique reconnaît que « la volonté est libre ; que Dieu ne veut point le péché, ni ne l'approuve, ni n'y coopère : mais que la libre volonté des hommes et des diables est cause de leur péché et de leur chute (1).» Il faut louer Mélanchthon d'avoir ici corrigé Luther et de s'être corrigé lui-même plus clairement qu'il n'avait fait dans la Confession d’Augsbourg.

Nous avons déjà remarqué qu'il n'avait reconnu à Augsbourg l'exercice du libre arbitre que dans les actions de la vie civile, et que depuis il l'avait étendu même aux actions chrétiennes. C'est ce qu'il commence à nous découvrir plus clairement dans la Confession saxonique (2) : car après avoir expliqué la nature du libre arbitre et le choix de la volonté, et avoir aussi expliqué qu'elle ne suffit pas seule pour les œuvres que nous appelons surnaturelles, il répète par deux fois que « la volonté, après avoir reçu le

 

1 P. 53. — 2 Cap. de rem. pecc., de lib. arb., etc.; Synt. Gen., IIe part., p. 54, 60, 61, etc.

 

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Saint-Esprit, ne demeure pas oisive, » c'est-à-dire qu'elle n'est pas sans action ; ce qui semble lui donner, comme fait aussi le concile de Trente, une action libre sous la conduite du Saint-Esprit qui la meut intérieurement.

Et ce que Mélanchthon nous donne à entendre dans cette confession de foi, il l'explique plus clairement dans ses lettres; car il en vient jusqu'à reconnaître dans les œuvres surnaturelles la volonté humaine, selon l'expression de l'Ecole, comme « un agent partial, » agens partiale (1) ; c'est-à-dire que l'homme agit avec Dieu, et que des deux il se fait un agent total. C'est ainsi qu'il s'en était expliqué dans la conférence de Ratisbonne en 1541. Et encore qu'il sentît bien que cette manière de s'expliquer déplairait aux siens, il ne laissa pas de passer outre, « à cause, dit-il, que la chose est véritable. » Voilà comme il revenait des excès que Luther lui avait appris, encore que Luther y eût persisté jusqu'à la fin. Mais il s'explique plus amplement sur cette matière dans une lettre écrite à Calvin : « J'avais, dit-il, un ami qui en raisonnant sur la prédestination, croyait également ces deux choses, et que tout arrive parmi les hommes comme l'ordonne la Providence, et qu'il y a néanmoins de la contingence : il avouait cependant qu'il ne pouvait pas concilier ces choses. Pour moi qui tiens, poursuit-il, que Dieu n'est pas la cause du péché, et ne veut pas le péché, je reconnais cette contingence dans l'infirmité de notre jugement, afin que les ignorants confessent que David est tombé de lui-même et par sa propre volonté dans le péché ; qu'il pouvait conserver le Saint-Esprit qu'il avait en lui, et que dans ce combat il faut reconnaître quelque action de la volonté (2). » Ce qu'il confirme par un passage de saint Basile, où il dit : « Ayez seulement la volonté, et Dieu vient à vous. » Par où Mélanchthon semblait insinuer, non-seulement que la volonté agit,  mais qu'elle commence ; ce que saint Basile rejette en d'autres endroits , et ce qu'il ne me paraît pas que Mélanchthon ait jamais assez rejeté , puisque même nous avons vu qu'il avait coulé un mot dans la Confession d'Augsbourg, où il semblait insinuer que le grand mal est de dire, non que la volonté puisse

 

1 Lib. IV, ep. CCXL. — 2 Ep. Mel., inter ep. Calv., p. 384.

 

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commencer, mais qu'elle puisse achever par elle-même l'œuvre de Dieu (1).

        Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il reconnaissait l'exercice du libre arbitre dans les opérations de la grâce, puisqu'il avouait si clairement que David pouvait conserver le Saint-Esprit quand il le perdit, comme il pouvait le perdre quand il le conserva : mais encore que ce fût là son sentiment, il n'osa le déclarer nettement dans la Confession saxonique ; trop heureux de le pouvoir insinuer doucement par ces paroles : «La volonté n'est pas oisive, ni sans action. »

C'est que Luther avait tellement foudroyé le libre arbitre, et avait laissé dans sa secte une telle aversion pour son exercice , que Mélanchthon n'osait dire qu'en tremblant ce qu'il en croyait, et que ses propres confessions de foi étaient ambiguës.

Mais toutes ses précautions ne le sauvèrent pas de la censure. Illyric et ses sectateurs ne lui purent souffrir ce petit mot qu'il avait mis dans la Confession saxonique, « que la volonté n'était pas oisive, ni sans action. » Ils condamnèrent cette expression dans deux assemblées synodales, avec le passage de saint Basile dont nous avons vu que Mélanchthon se servait.

Cette condamnation est insérée dans le livre de la Concorde (2). Tout l'honneur qu'on fait à Mélanchthon, c'est de ne le pas nommer, et de condamner ses expressions sous le nom général de nouveaux auteurs, ou sous le nom des papistes et des scolastiques. Mais qui considérera avec quel soin on a choisi les expressions de Mélanchthon pour les condamner, verra bien que c'est à lui qu'on en voulait, et les luthériens de bonne foi en sont d'accord. 

Voilà donc enfin ce que c'est que les nouvelles sectes. On s'y laisse prévenir contre des dogmes certains dont on prend défausses idées. Ainsi Mélanchthon s'était emporté d'abord avec Luther contre le libre arbitre, et n'en voulait reconnaître aucune action dans les œuvres surnaturelles. Convaincu de son erreur, il penche à l'extrémité opposée ; et loin d'exclure l'action du libre arbitre, il se porte à lui attribuer le commencement des œuvres surnaturelles. Quand il veut un peu revenir à la vérité, et dire

 

1 Conf. Aug., art. 18; ci-dessus, liv. III, n. 19, 20. — 2 P. 5, 82, 680.

 

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que le libre arbitre a son action dans les ouvrages de la grâce , il se trouve condamné par les siens : telles sont les agitations et les embarras où l'on tombe en secouant le joug salutaire de l'autorité de l'Eglise.

        Mais encore qu'une partie des luthériens ne veuille pas recevoir ces termes de Mélanchthon : « La volonté n'est pas sans l’action » dans les opérations de la grâce , je ne sais comment ils peuvent nier la chose, puisqu'ils confessent tous d'un commun accord que l'homme qui est sous la grâce la peut rejeter et la perdre.

C'est ce qu'ils ont assuré dans la Confession d’Augsbourg; c'est ce qu'ils ont répété dans l’Apologie; c'est ce qu'ils ont de nouveau décidé et inculqué dans le livre de la Concorde (1) : de sorte qu'il n'y a rien de plus certain parmi eux. D'où il paraît qu'ils reconnaissent, avec le concile de Trente, le libre arbitre agissant sous l'opération de la grâce jusqu'à la pouvoir rejeter ; ce qu'il est bon de remarquer à cause de quelques-uns de nos calvinistes, qui, faute de bien entendre l'état de la question, nous font un crime d'une doctrine qu'ils ne laissent pas de supporter dans leurs frères les luthériens.

Il y a encore dans la Confession saxonique un article d'autant plus considérable, qu'il renverse un des fondements de la nouvelle Réforme. Elle ne veut pas reconnaître que la distinction des péchés entre les mortels et les véniels soit appuyée sur la nature du péché même : mais ici les théologiens de Saxe confessent avec Mélanchthon, qu'il y a de deux sortes de péchés : « les uns qui chassent du cœur le Saint-Esprit, et les autres qui ne le chassent pas (2). » Pour expliquer la nature de ces péchés différents, on remarque deux genres de chrétiens, « dont les uns répriment la convoitise, et les autres lui obéissent. Dans ceux qui la combattent, poursuit-on, le péché n'est pas régnant; il est véniel; il ne nous fait pas perdre le Saint-Esprit ; il ne renverse pas le fondement, et n'est pas contre la conscience. » On ajoute « que ces sortes de péchés sont couverts, » c'est-à-dire qu'ils ne sont pas imputés « par la miséricorde de Dieu. » Selon cette doctrine il est

 

1 P. 675, etc. — 2 P. 75.

 

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certain que la distinction des péchés mortels et véniels ne consiste pas seulement en ce que Dieu pardonne les uns , et ne pardonne pas les autres, comme on le dit ordinairement dans la prétendue Réforme, mais qu'elle vient de la nature de la chose. Or il n'en faut pas davantage pour condamner la doctrine de la justice imputative, puisqu'il demeure pour constant que, malgré les péchés où le juste tombe tous les jours, le péché ne règne pas en lui, mais plutôt que la charité y règne, et par conséquent la justice : ce qui suffit de soi-même pour le faire nommer vraiment juste, puisque la chose est dénommée par ce qui prévaut en elle. D'où il s'ensuit que, pour expliquer la justification gratuite, il n'est pas nécessaire de dire que nous soyons justifiés par imputation , et qu'il faut dire plutôt que nous sommes vraiment justifiés par une justice qui est en nous, mais que Dieu nous donne.

Je ne sais pourquoi Mélanchthon ne mit pas dans la Confession saxonique ce qu'il avait mis dans la Confession d’Augsbourg et dans l’Apologie sur le mérite des bonnes œuvres. Mais il ne faut pas conclure de là que les luthériens eussent rejeté cette doctrine, puisqu'on trouve dans le même temps un chapitre de la Confession de Virtemberg, où il est dit « que les bonnes œuvres doivent être nécessairement pratiquées, et que par la bonté gratuite de Dieu elles méritent leurs récompenses corporelles et spirituelles (1). » Ce qui fait voir en passant que la nature du mérite s'accorde parfaitement avec la grâce.

En 1557 il se fit à Vorms , par l'ordre de Charles V, une nouvelle assemblée pour concilier les religions. Pflugius l'auteur de l'Intérim y présidait. M. Burnet toujours attentif à tirer tout à l'avantage de la nouvelle Réforme, en fait un récit abrégé, où il représente les catholiques comme gens qui « ne pouvant vaincre leurs ennemis, les divisent et les animent les uns contre les autres dans des matières peu importantes (2). » Mais le récit de Mélanchthon va découvrir le fond de l'affaire (3). Dès que les docteurs protestants nommés pour la conférence furent arrivés à Vorms, les

 

1 Confess. Virt., cap. de Bonis operib., ibid., p. 106. — 2 Burn., IIe part., liv. II, p. 531. — 3 Mel., lib. 1, ep. LXX; ejusdem ep. ad Alber. Hardenb. et ad Bulling., apud Hosp., an. 1557, p. 250.

 

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ambassadeurs de leurs princes les assemblèrent pour leur dire de la part des mêmes princes, qu'il fallait avant toutes choses et avant que de conférer avec les catholiques, « s'accorder entre eux, et en même temps condamner quatre sortes d'erreurs : 1° Celle des zuingliens; 2° celle d'Osiandre sur la justification ; 3° la proposition qui assure que les bonnes œuvres sont nécessaires au salut ; 4° et enfin l'erreur de ceux qui avaient reçu les cérémonies indifférentes. » Ce dernier article regardait nommément Mélanchthon, et c'était Illyric avec sa cabale qui le proposait. Mélanchthon avait été averti de ses desseins, et il écrivit durant le voyage à son ami Camérarius, « qu'à table et parmi les verres on dressait certains articles préliminaires qu'on prétendait faire signer à lui et à Brentius (1). » Il était alors fort uni avec le dernier, et il représente Illyric, ou quelqu'un de cette cabale, « comme une furie qui allait de porte en porte » animer le monde. On croyait aussi dans le parti Mélanchthon assez favorable aux zuingliens, et Brentius à Osiandre. Le même Mélanchthon paraissait porté pour la nécessité des bonnes œuvres, et toute cette entreprise le regardait visiblement avec ses amis. Ce n'était donc pas jusqu'ici les catholiques qui travaillaient à diviser les protestants. Ils se divisaient assez d'eux-mêmes; et ce n'était pas, comme le prétend M. Burnet, « sur des matières peu importantes, » puisqu'à la réserve de la question sur les choses indifférentes, tout le reste, où il s'agissait de la présence réelle, de la justification monstrueuse d'Osiandre et de la manière dont on jugerait les bonnes œuvres nécessaires, était de la dernière conséquence.

Sur le premier de ces points Mélanchthon demeurait d'accord que les « zuingliens méritaient d'être condamnés aussi bien que les papistes ; » sur le second, qu'Osiandre n'était pas moins digne de censure; sur le troisième, que de cette proposition : « Les bonnes œuvres sont nécessaires au salut, » il en fallait retrancher le dernier mot (2) : de manière que les bonnes œuvres, malgré l'Evangile qui crie que sans elles on n'a point de part au royaume de Dieu, demeuraient « nécessaires » à la vérité, mais non pas « pour le salut : » et au lieu que M. Burnet nous a dit que les protestants

 

1 Lib. IV, 868 et seq. — 2 Loc. mox. cit.

 

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admettaient tout d'une voix cette nécessité des bonnes œuvres pour être sauvé (1), nous la voyons au contraire également rejetée par les ennemis de Mélanchthon et par lui-même, c'est-à-dire par les deux partis des protestants d'Allemagne.

Pour ce qui regarde Osiandre, Brentius ne manqua pas d'en prendre le parti, non pas en défendant la doctrine qu'on lui imputait, mais en soutenant qu'on n'entendait pas la pensée de cet auteur, quoiqu'Osiandre l'eût expliquée si nettement, que ni Mélanchthon ni personne n'en doutait. Il paraissait donc bien aisé parmi les luthériens de convenir des condamnations que demandait Illyric avec ses amis : mais Mélanchthon les empêcha, craignant toujours d'exciter de nouveaux troubles dans la Réforme, qui à force de se diviser semblait devoir s'en aller par pièces.

Ces disputes des protestants vinrent bientôt aux oreilles des catholiques; car Illyric et ses amis faisaient grand bruit, non-seulement à Vorms, mais encore dans toute l'Allemagne. Le dessein des catholiques était de presser dans la conférence la nécessité de déférer aux jugements de l'Eglise, pour mettre fin aux disputes qui s'élèvent parmi les chrétiens ; et les contentions des protestants venaient très-à propos pour ce dessein, puisqu'elles faisaient paraître qu'eux-mêmes, qui disaient tant que l'Ecriture était claire et pleinement suffisante pour tout régler, s'accordaient si peu, et n'avaient pu encore trouver le moyen de terminer entre eux la moindre dispute. La faiblesse de la Réforme si prompte à produire des difficultés et si impuissante pour les résoudre, paraissait visible. Alors Illyric et ses amis, pour faire voir aux catholiques qu'ils ne manquaient pas de force pour condamner les erreurs nées dans le parti protestant, firent voir aux députés catholiques un modèle qu'ils avaient dressé des condamnations que leurs compagnons avaient rejetées : ainsi la division éclata d'une manière à ne pouvoir être cachée. Les catholiques ne voulurent plus continuer les conférences, où aussi bien on n'avançait rien, et laissèrent les illyriciens disputer avec les mélanchthonistes, comme saint Paul laissa disputer les pharisiens et les saducéens (2), en tirant tout le profit qu'il avait pu de leurs dissensions connues.

 

1 Voyez ci-dessus, liv. VII, n. 108. — 2 Act., XXIII, 6.

 

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On attendait dans la Prusse quelque chose de vigoureux, et quelque ferme décision contre Osiandre, dont l'insolence ne pouvait plus être supportée. Il témoignait ouvertement faire peu d'état de la Confession d’Augsbourg, et de Mélanchthon qui l'avait dressée, et des mérites de Jésus-Christ même, dont il ne faisait nulle mention dans la justification des pécheurs (1). Quelques théologiens de Kœnisberg s'opposaient le plus qu'ils pouvaient à sa doctrine, et entre autres Fridéric Staphyle, un des plus célèbres professeurs en théologie de cette université, qui avait ouï durant seize ans Luther et Mélanchthon à Vitenberg (2) ; mais comme ils ne gagnaient rien avec leurs doctes ouvrages, et que l'éloquence d'Osiandre entraînait le monde, ils eurent recours à l'autorité de l'église de Vitenberg et du reste de l'Allemagne protestante. Lorsqu'ils virent qu'au lieu des condamnations précises et vigoureuses dont la foi infirme des peuples avait besoin, il ne venait de ce côté-là que de timides écrits dont Osiandre tirait avantage, ils déplorèrent la faiblesse du parti où il n'y avait nulle autorité contre les erreurs. Staphyle ouvrit les yeux, et retourna au giron de l'Eglise catholique.

L'année suivante les luthériens s'assemblèrent à Francfort pour convenir d'une formule sur l'Eucharistie, comme si on n'eût rien fait jusqu'alors. On commença, selon la coutume, en disant qu'on ne faisait que répéter la Confession d’Augsbourg. On y ajoutait néanmoins que « Jésus-Christ était donné dans l'usage du sacrement, vraiment, substantiellement, et d'une manière vivifiante ; que ce sacrement contenait deux choses, c'est-à-dire le pain et le corps; et que c'est une invention des moines, ignorée par toute l'antiquité, de dire que le corps nous soit donné dans l'espèce du pain (3). »

Etrange confusion ! L'on ne faisait, disait-on, que répéter la Confession d'Ausgbourg; et cependant cette expression que l'on condamnait à Francfort, que « le corps fût présent sous les espèces, » se trouve dans une des éditions de cette même Confession qu'on se vantait de répéter, et encore dans l'édition qu'on reconnaissait

 

1 Chyt., in Sax., lib. XVII, lit. Osiand., p. 444 et seq. — 2 Ibid., 448. — 3 Hosp., fol. 264.

 

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à Francfort même pour si véritable, qu'encore aujourd'hui dans les livres rituels dont se sert l'église française de cette ville (a) nous lisons l'article X de la Confession d’Augsbourg couché en ces termes, « qu'on reçoit le corps et le sang sous les espèces du pain et du vin. »

Mais la grande affaire du temps parmi les luthériens fut celle de l'ubiquité, que Vestphale, Jacques-André Smidelin, David Chytré et les autres établissaient de toutes leurs forces. Mélanchthon leur opposait deux raisons qui ne pouvaient pas être plus convaincantes : l'une, que cette doctrine confondait les deux natures de Jésus-Christ, le faisant immense, non-seulement selon sa divinité, mais encore selon son humanité et même encore selon son corps : l'autre, qu'elle détruisait le mystère de l'Eucharistie, à qui on ôtait tout ce qu'il avait de particulier, si Jésus-Christ comme homme n'y était présent que de la même manière qu'il l'est dans le bois ou dans les pierres. Ces deux raisons faisaient regarder à Mélanchthon la doctrine de l'ubiquité avec horreur, et l'aversion qu'il en avait lui faisait insensiblement tourner sa confiance du côté des défenseurs du sens figuré. Il entretenait un commerce particulier avec eux, principalement avec Calvin. Mais il est certain qu'il ne trouvait pas dans ses sentiments ce qu'il désirait.

Calvin soutenait opiniâtrement qu'un fidèle régénéré une fois ne pouvait perdre la grâce, et Mélanchthon convenait avec les autres luthériens que cette doctrine était condamnable et impie (1). Calvin ne pouvait souffrir la nécessité du baptême, et Mélanchthon ne voulut jamais s'en départir. Calvin condamnait ce que disait Mélanchthon sur la coopération du libre arbitre, et Mélanchthon ne croyait pas pouvoir s'en dédire.

On voit assez qu'ils n'étaient nullement d'accord sur la prédestination ; et quoique Calvin répétât sans cesse que Mélanchthon ne pouvait pas s'empêcher d'être dans son cœur de même sentiment que lui, il n'a jamais rien tiré de Mélanchthon sur ce sujet-là.

Pour ce qui regarde la Cène , Calvin se vante partout que Mélanchthon était de son avis : mais comme il ne produit aucune

 

1 Lib. I, ep. LXX.

(a) 1ère édit. : L'église française de Francfort.

 

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parole de Mélanchthon qui le dise clairement, et qu'au contraire il l'accuse dans toutes ses lettres et dans tous ses livres de ne s'être jamais assez expliqué sur ce sujet, je crois qu'on peut douter raisonnablement de ce qu'avance Calvin; et il me semble que ce qu'on peut dire avec le plus de vraisemblance, c'est que ces deux auteurs ne s'entendaient pas bien l'un l'autre, Mélanchthon étant ébloui des termes de propre substance que Calvin affectait partout, comme nous verrons; et Calvin aussi tirant à lui les paroles où Mélanchthon séparait le pain d'avec le corps de Notre-Seigneur, sans néanmoins prétendre par là déroger à la présence substantielle qu'il reconnaissait dans les fidèles communiants.

S'il en fallait croire Peucer le gendre de Mélanchthon, son beau-père était un pur calviniste. Peucer le devint lui-même, et souffrit beaucoup dans la suite, à cause des intelligences qu'il entretint avec Bèze pour introduire le calvinisme dans la Saxe. Il se faisait un honneur de suivre les sentiments de son beau-père, et il a fait des livres exprès, où il raconte ce qu'il lui a dit en particulier sur ce sujet (1). Mais sans attaquer la foi de Peucer, il pourrait dans une matière qu'on avait rendue si fertile en équivoques, n'avoir pas assez entendu les paroles de Mélanchthon, et les avoir accommodées à ses préventions.

Après tout, il m'importe peu de savoir ce qu'aura pensé Mélanchthon. Plusieurs protestants d'Allemagne plus intéressés que nous en cette cause, ont entrepris sa défense ; et laponne foi m'oblige à dire en leur faveur que je n'ai trouvé nulle part dans les écrits de cet auteur, qu'on ne reçoive Jésus-Christ que par la foi ; ce qui est pourtant le vrai caractère du sens ligure. Je ne vois pas non plus qu'il ait jamais dit avec ceux qui le soutiennent, que les indignes ne reçussent pas le vrai corps et le vrai sang ; et au contraire il me paraît qu'il a persisté en ce qui fut arrêté sur ce sujet dans l'accord de Vitenberg (2).

Ce qu'il y a de certain, c'est que dans la crainte qu'a voit Mélanchthon d'augmenter les divisions scandaleuses de la nouvelle Réforme, où il ne voyait aucune modération, il n'osait presque

 

1 Peuc., Narr. hist. de sent. Mel; Item, Hist. carcer., etc. — 2 Ci-dessus liv. IV, n. 23.                                                                                                     

 

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plus parler qu'en termes si généraux, que chacun y pou voit entendre tout ce qu'il voulait. Les sacramentaires l'accommodaient peu : les luthériens couraient tous à l'ubiquité. Brentius, le seul presque des luthériens qui avait gardé avec lui une parfaite union, se rangeait de ce parti-là : ce prodige de doctrine gagnait insensiblement dans toute la secte. Il eût bien voulu parler, et il ne savait que dire, tant il trouvait d'opposition à ce qu'il croyait être la vérité. « Puis-je, disait-il, expliquer la vérité toute entière dans le pays où je suis, et la cour le souffrirait-elle? » A quoi il ajoutait souvent : « Je dirai la vérité quand les cours ne m'en empêcheront point (1). »

Il est vrai que ce sont les sacramentaires qui le font parler de cette sorte : mais outre qu'ils produisent ses lettres, dont ils prétendent avoir les originaux, il n'y a qu'à lire celles que ses amis ont publiées, pour voir que ces discours qu'on lui fait tenir s'accordent parfaitement avec la disposition où l'avaient mis les dissensions implacables de la nouvelle Réforme.

Son gendre, qui «conte les faits avec beaucoup de simplicité, nous rapporte qu'il était tellement haï des ubiquitaires, qu'une fois Chytré, un des plus zélés, avait dit « qu'il se fallait défaire de Mélanchthon ; autrement qu'ils auraient en lui un obstacle éternel à leurs desseins (2). » Lui-même dans une lettre à l'électeur palatin, dont Peucer fait mention, dit « qu'il ne voulait plus disputer contre des gens dont il éprouvait les cruautés (3). » Voilà ce qu'il écrivait quelques mois avant sa mort. « Combien de fois, dit Peucer, et avec combien de sanglots m'a-t-il expliqué les raisons qui l'empêchaient de découvrir au public le fond de ses sentiments? » Mais qui pouvait le contraindre dans la cour de Saxe où il était, et au milieu des luthériens, si ce n'était la cour elle-même et les violences de ses compagnons?

Quel état de ne pouvoir trouver nulle part ni la paix, ni la vérité comme il l'entendait ! Il avait quitté l'ancienne Eglise, qui avait pour elle la succession et tous les siècles précédents. L'église luthérienne qu'il avait fondée avec Luther, et qu'il avait crue le

 

1 Hospin., ad an. 1557, p. 249, 250. — 2 Peuc., Hist. carc, ep. ad Pal., ap. Hosp., an. 1559, p. 260. —  3 Peuc., Aulic.

 

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seul asile de la vérité, embrassait l'ubiquité qu'il détestait. Les églises sacramentaires, qu'il avait crues les plus pures après les luthériennes, étaient pleines d'autres erreurs qu'il ne pouvait supporter, et qu'il avait rejetées dans toutes ses confessions de foi. Il paraissait qu'on le respectait dans l'église de Vitenberg ; mais les cruels ménagements auxquels il se voyait asservi l'empêchaient de dire tout ce qu'il pensait, et il finit en cet état sa vie malheureuse en l'an 1360.

Ilyrie et ses sectateurs triomphèrent par sa mort ; l'ubiquité fut établie presque dans tout le luthéranisme, et les zuingliens furent condamnés par un synode tenu en Saxe dans la ville de Iène (1). Mélanchthon avait empêché qu'on ne prononçât jusqu'alors une pareille sentence. Depuis qu'elle eut été donnée, on ne parla plus dans les écrits contre les zuingliens que de l'autorité de l'Eglise, et on voulait que tout y cédât sans raisonner. On commençait à connaître dans le principal parti de la nouvelle Réforme, c'est-à-dire parmi les luthériens, qu'il n'y avait que l'autorité de l'Eglise qui put retenir les esprits et empêcher les divisions. Aussi voyons-nous que Calvin ne cesse de leur reprocher qu'ils faisaient valoir le nom de l'Eglise plus que ne faisaient les papistes, et qu'ils allaient contre les principes que Luther avait établis (2). Il était vrai, et les luthériens avaient à répondre aux mêmes raisonnements que tout le parti protestant avait opposés à l'Eglise catholique et à son concile. Ils objectaient à l'Eglise qu'elle se rendait juge en sa propre cause, et que le Pape avec ses évêques étaient tout ensemble accusés, accusateurs et juges (3). Les sacramentaires en disaient autant aux luthériens qui les condamnaient (4). Tout le corps des protestants disait à l'Eglise, que leurs pasteurs devaient être assis avec tous les autres dans le concile qui se tiendrait pour juger les questions de la foi, qu'autrement c'était préjuger contre eux, sans les avoir entendus. Les sacramentaires faisaient le même reproche aux luthériens (5), et leur soutenaient qu'en s'attribuant l'autorité de les condamner sans appeler leurs pasteurs dans les

 

1 Hospin., 1560, p 269.— 2 II Def. cont. Vestph. — 3 Calv., Ep., p. 324; ad Ill. Germ. Princ. ; II Def. cont.Vestph., opusc. 286.— 4 Hospin., an. 1560, p. 269 et seq. — 5 Hospin., an. 1560, p. 270, 271.

 

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séances, ils commençaient à faire eux-mêmes ce qu'ils avaient appelé une tyrannie dans l'Eglise romaine. Il paraissait clairement qu'il en fallait enfin venir à imiter l'Eglise catholique, comme celle qui sa voit seule la vraie manière de juger les questions de la foi ; et il paraissait en même temps par les contradictions où tombaient les luthériens en suivant cette manière, qu'elle n'appartenait pas aux novateurs, et ne pouvait subsister que dans un corps qui l'eût pratiquée dès l'origine du christianisme.

En ce temps on voulut choisir entre toutes les éditions de la Confession d'Augsbourg celle qu'on réputerait pour authentique. C'était une chose surprenante qu'une confession de foi qui faisait la règle des protestants d'Allemagne et de tout le Nord, et qui avait donné le nom à tout le parti, eût été publiée en tant de manières, et avec des diversités si considérables à Vitenberg et ailleurs, à la vue de Luther et de Mélanchthon, sans qu'on se fût avisé de concilier ces variétés. Enfin en 1561, trente ans après cette confession , pour mettre fin aux reproches qu'on faisait aux protestants, de n'avoir point encore de confession fixe, ils s'assemblèrent à Naümbourg, ville de Thuringe , où ils choisirent une édition (1) ; mais en vain , parce que toutes les autres éditions ayant été imprimées par autorité publique, on n'a jamais pu les abolir, ni empêcher que les uns ne suivissent l'une et les autres l'autre, comme il a été dit ailleurs (2).

Bien plus, l'assemblée de Naümbourg, en choisissant une édition , déclara expressément qu'il ne fallait pas croire pour cela qu'elle eût improuvé les autres, principalement celle qui avait été faite à Vitenberg en 1540 sous les yeux de Luther et de Mélanchthon , et dont aussi on s'était servi publiquement dans les écoles des luthériens, et dans les conférences avec les catholiques.

Enfin on ne peut pas même bien décider laquelle de ces éditions fut préférée à Naümbourg. Il semble plus vraisemblable que c'est celle qui est imprimée avec presque le consentement de tous les princes, à la tête du livre de la Concorde : mais cela même n'est pas certain, puisque nous avons fait voir quatre éditions de l'article de la Cène également reconnues dans le même livre. Si

 

1 Act. Conv. Naümb., apud Hosp.,an. 1561, p. 280 et seq.— 2Ci-dessus, liv. III, n.7.

 

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d'ailleurs on y a ôté le mérite des bonnes œuvres dans la Confession d’Augsbourg, nous avons vu qu'il y est resté dans l'Apologie (1) ; et cela même est une preuve de ce qui était originairement dans la Confession, puisqu'il est certain que l'Apologie n'était faite que pour l'expliquer et pour la défendre.

Au reste les dissensions des protestants sur le sens de la Confession d’Augsbourg, furent si peu terminées dans l'assemblée de Naümbourg, qu'au contraire l'électeur palatin Fridéric, qui en était un des membres, crut ou fit semblant de croire qu'il trouvait dans cette confession la doctrine zuinglienne qu'il avait nouvellement embrassée (2): de sorte qu'il fut zuinglien, et demeura tout ensemble de la Confession d’Augsbourg sans se mettre en peine de Luther.

C'est ainsi que tout se trouvait dans cette Confession. Les zuingliens malins et railleurs l'appelaient « la boîte de Pandore » d'où sortait le bien et le mal, « la pomme de discorde » entre les déesses, « une chaussure à tous pieds, » un grand et vaste « manteau où Satan se pouvait cacher aussi bien que Jésus-Christ (3). » Ces Messieurs savaient tous les proverbes, et rien n'était oublié pour se moquer des sens différents que chacun trouvait dans la Confession d’Augsbourg. Il n'y avait que l'ubiquité qu'on n'y trouvait pas, et ce fut cependant cette ubiquité dont on fit parmi les luthériens un dogme authentiquement inséré dans le livre de la Concorde.

Voici ce que nous trouvons dans la partie de ce livre qui a pour titre : Abrégé des articles controversés parmi les théologiens de la Confession d’Augsbourg. Dans le chapitre vu, intitulé de la Cène du Seigneur : « La droite de Dieu est partout, et Jésus-Christ y est uni vraiment et en effet selon son humanité (4). » Et encore plus expressément dans le chapitre VIII, intitulé de la Personne de Jésus-Christ, où on explique ce que c'est que cette majesté attribuée au Verbe incarné dans les Ecritures : là nous lisons ces paroles : « Jésus-Christ, non-seulement comme Dieu, mais encore comme homme, sait tout, peut tout, est présent à toutes les créatures. » Cette doctrine est étrange. Il est vrai que la sainte âme de Jésus-Christ

 

1 Ci-dessus, liv. III, n. 25.— 2 Hosp., an. 1561, p. 281.— 3 Hosp., ibid. — 4 Lib. Concord., p. 600.

 

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peut tout ce qu'elle veut dans l'Eglise, puisqu'elle ne veut rien que ce que veut la divinité qui la gouverne. Il est vrai que cette sainte âme sait tout ce qui regarde le monde présent, puisque tout y a rapport au genre humain, dont Jésus-Christ est le Rédempteur et le Juge, et que les anges mêmes, qui sont les ministres de notre salut, relèvent de sa puissance. Il est vrai que Jésus-Christ se peut rendre présent où il lui plaît, même selon son humanité, et selon son corps et son sang: maisque l'aine de Jésus-Christ sache ou puisse savoir tout ce que Dieu sait, c'est attribuer à la créature une science ou une sagesse infinie, et l'égaler à Dieu même. Que la nature humaine de Jésus-Christ soit nécessairement partout où Dieu est, c'est lui donner une immensité qui ne lui convient pas, et abuser manifestement de l'union personnelle : car par la même raison il faudrait dire que Jésus-Christ comme homme est dans tous les temps; ce qui serait une extravagance trop manifeste, mais néanmoins qui suivrait aussi naturellement de l'union personnelle selon les raisonnements des luthériens, que la présence de l'humanité de Jésus-Christ dans tous les lieux.

On peut voir la même doctrine de l'ubiquité, mais avec plus d'embarras et un plus long circuit de paroles, dans la partie de ce même livre qui a pour titre : Solide, facile et nette répétition de quelques articles de la Confession d’Augsbourg, dont on a disputé quelque temps parmi quelques théologiens de cette Confession, et qui sont ici décidés et conciliés selon la règle et l'analogie de la parole de Dieu, et la briève formule de notre doctrine chrétienne (1). Attendra qui voudra d'un tel titre la netteté et la brièveté qu'il promet ; pour moi je remarquerai seulement deux choses sur ce mot de répétition : la première, c'est qu'encore qu'il ne soit parlé en nulle manière dans la Confession d’Augsbourg de la doctrine de l'ubiquité qui est ici établie, néanmoins cela s'appelle répétition « de quelques articles de la Confession d’Augsbourg. » On craignait de faire paraître qu'il y eût fallu ajouter quelque nouveau dogme, et on faisait passer sous le nom de répétition tout ce qu'on établissait de nouveau. La seconde, qu'il n’est

 

1 Solida, plana, etc., Conc., 628; cap. VII, de Cœna, p. 752 et seq.; cap. VII, de pers. Ch., p. 761 et seq., 782 et seq.

 

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jamais arrivé dans la nouvelle Réforme qu'on se soit bien expliqué la première fois : il a toujours fallu revenir à des répétitions, qui au fond ne se trouvent pas plus claires que les précédentes.

Pour ne rien dissimuler de ce qu'il y a d'important dans la doctrine des luthériens au livre de la Concorde, je me crois obligé de dire qu'ils ne mettent pas l'ubiquité comme le fondement de la présence de Jésus-Christ dans la Cène : il est certain au contraire qu'ils ne font dépendre cette présence que des paroles de l'institution ; mais ils mettent cette ubiquité comme un moyen de fermer la bouche aux sacramentaires, qui avaient osé assurer qu'il n'était pas possible à Dieu de mettre le corps de Jésus-Christ en plus d'un lieu à la fois; ce qui leur paraissait contraire, non-seulement à l'article de la toute-puissance de Dieu, mais encore à la majesté de la personne de Jésus-Christ.

        Il faut maintenant considérer ce que disent les luthériens sur la coopération de la volonté avec la grâce : question si considérable dans nos controverses, qu'on ne lui peut refuser son attention.

Sur cela les luthériens disent deux choses, qui nous donneront beaucoup de lumière pour finir nos contestations. Je les vais proposer avec autant d'ordre et de netteté qu'il me sera possible; et je n'oublierai rien pour soulager l'esprit du lecteur, qui se pourrait trouver confondu dans la subtilité de ces questions.

La première chose que font les luthériens pour expliquer la coopération de la volonté avec la grâce, est de distinguer le moment de la conversion d'avec ses suites ; et après avoir enseigné que la coopération de l'homme n'a point de lieu dans la conversion du pécheur, ils ajoutent que cette coopération doit seulement être reconnue dans les bonnes œuvres que nous faisons dans la suite (1).

J'avoue qu'il est assez difficile de bien comprendre ce qu'ils veulent dire. Car la coopération qu'ils excluent du moment de la conversion est expliquée en certains endroits d'une manière qui semble n'exclure que « la coopération qui se fait par nos propres forces naturelles et de nous-mêmes, » ainsi que parle saint Paul (2). Si cela est, nous sommes d'accord : mais en même temps nous

 

1 Conc., p. 582, 673, 680-682. — 2  P. 636, 662, 668, 674, 678, 687 et seq.

 

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ne voyons pas quel besoin on avait de distinguer entre le moment de la conversion et toute sa suite, puisque dans toute la suite, non plus que dans le moment de la conversion, l'homme n'opère ni ne coopère que par la grâce de Dieu.

Il n'y a donc rien de plus ridicule que de dire avec les luthériens , qu'au moment de la conversion « l'homme n'agit pas davantage qu'une pierre ou de la boue (1), » puisqu'au moment de sa conversion on ne peut nier qu'il ne commence à se repentir, à croire, à espérer, à aimer par une action véritable ; ce qu'un tronc et une pierre ne peuvent faire.

Et il est clair que l'homme qui se repent, qui croit et qui aime parfaitement, se repent, croit et aime avec plus de force; mais non pas au fond d'une autre manière que lorsqu'il commence à se repentir, à croire et à aimer : de sorte qu'en l'un et l'autre état, si le Saint-Esprit opère, l'homme coopère avec lui, et se soumet à la grâce par un acte de sa volonté.

En effet il semble que les luthériens en excluant la coopération du libre arbitre, ne veulent exclure que celle qu'on voudrait attribuer à nos propres forces. « Lors, disent-ils, que Luther assure que la volonté était purement passive et n'agissait en aucune sorte dans la conversion, son intention n'était pas de dire qu'il ne s'excitât dans notre âme aucun nouveau mouvement, et qu'il ne s'y commençât aucune nouvelle opération: mais seulement de faire entendre que l'homme ne peut rien de lui-même, ni par ses forces naturelles (2). »

C'était fort bien commencer : mais ce qui suit n'est pas de même. Car après avoir dit, ce qui est très-vrai, que « la conversion de l'homme est une opération et un don du Saint-Esprit, non-seulement dans quelqu'une de ses parties, mais en sa totalité , » ils concluent très-mal à propos que « le Saint-Esprit agit dans notre entendement, dans notre cœur et dans notre volonté comme dans un sujet qui souffre, l'homme demeurant sans action et ne faisant que souffrir. »

Cette mauvaise conclusion qu'on tire d un principe véritable, fait voir qu'on ne s'entend pas : car il semble au fond que ce qu'on

 

1 Conc., p. 662. — 2 Conc., p. 680.

 

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veut dire, c'est que l'homme ne peut rien de lui-même et que la grâce le prévient en tout; ce qui encore une fois est incontestable. Mais s'il s'ensuit de ce principe que nous sommes sans action , cette conséquence s'étend, non-seulement au moment de la conversion, comme le prétendent les luthériens, mais encore contre leur pensée à toute la vie chrétienne, puisque nous ne pouvons non plus par nos propres forces conserver la grâce que l'acquérir, et qu'en quelque état que nous soyons elle nous prévient en tout.

Je ne sais donc à qui en veulent les luthériens, quand ils disent qu'il ne faut pas croire que « l'homme converti coopère au Saint-Esprit, comme deux chevaux concourent à traîner un chariot (1); » car c'est là une vérité que personne ne leur dispute, puisque l'un de ces chevaux ne reçoit pas de l'autre la force qu'il a : au lieu que nous convenons que l'homme coopérant n'a point de force que le Saint-Esprit ne lui donne; et qu'il n'y a rien de plus véritable que ce que disent les luthériens dans le même endroit, que « lorsqu'on coopère à la grâce, ce n'est point par ses propres forces naturelles, mais par ses forces nouvelles » qui nous sont données par le Saint-Esprit.

Ainsi pour peu qu'on s'entende, je ne vois plus entre nous aucune ombre de difficulté. Si lorsque les luthériens enseignent que notre volonté n'agit pas au commencement de la conversion, ils veulent dire seulement que Dieu excite en nous de bons mouvements qui se font en nous sans nous-mêmes, la chose est incontestable, et c'est ce qu'on appelle la grâce excitante. S'ils veulent dire que la volonté, lorsqu'elle consent à la grâce et qu'elle commence par ce moyen à se convertir, n'agit pas de ses propres forces naturelles, c'est encore un point avoué par les catholiques. S'ils veulent dire qu'elle n'agit point du tout, et qu'elle est purement passive, ils ne s'entendent pas eux-mêmes; et contre leurs propres principes, ils éteignent toute action et toute coopération, non-seulement dans le commencement de la conversion, mais encore dans toute la suite de la vie chrétienne. La seconde chose qu'enseignent les luthériens sur la coopération

 

1 Conc., p. 674.

 

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de la volonté est encore digne d'être remarquée, parce qu'elle nous découvre clairement dans quel abîme on se jette quand on abandonne la règle.

Le livre de la Concorde tâche d'éclaircir l'objection suivante des libertins, faite sur le fondement de la doctrine luthérienne : « S'il est vrai, disent-ils, comme on l'enseigne parmi vous, que la volonté de l'homme n'ait point de part à la conversion des pécheurs, et que le Saint-Esprit seul y fasse tout, je n'ai que faire ni de lire ni d'entendre la prédication, ni de fréquenter les sacrements, et j'attendrai que le Saint-Esprit m'envoie ses dons (1). »

Cette même doctrine jetait. les fidèles dans d'étranges perplexités : car comme on leur apprenait que d'abord que le Saint-Esprit agissait en eux, il les tournait tellement lui seul qu'ils n'avaient rien du tout à faire : tous ceux qui ne sentaient point en eux-mêmes cette foi ardente, mais seulement des misères et des faiblesses, tombaient dans ces tristes pensées et dans ce doute dangereux, s'ils étaient du nombre des élus, et si Dieu leur voulait donner son Saint-Esprit.

Pour satisfaire à ces doutes et des libertins et des chrétiens infirmes qui différaient leur conversion, il n'y avait point à leur dire qu'ils résistaient au Saint-Esprit dont la grâce les sollicitait au dedans de se rendre à lui, puisqu'on leur disait au contraire que dans ces premiers moments où il s'agissait de convertir un pécheur, le Saint-Esprit faisait tout lui seul, et que l'homme n'agissait non plus qu'une souche.

Ils prennent donc un autre moyen de faire entendre aux pécheurs qu'il ne tient qu'à eux de se convertir; et ils avancent ces propositions (1).

En premier lieu : « Que Dieu veut que tous les hommes se convertissent, et parviennent au salut éternel. »

En second lieu : « Que pour cela il a ordonné que l'Evangile fut annoncé publiquement. »

En troisième lieu : « Que la prédication est le moyen par lequel Dieu assemble dans le genre humain une Eglise dont la durée n'a point de fin. »

 

1 Conc., p. 669. — 2 P. 669 et seq.

 

En quatrième lieu : « Que prêcher et écouter l'Evangile sont les instruments du Saint-Esprit, par lesquels il agit efficacement en nous et nous convertit. »

Après qu'ils ont posé ces quatre propositions générales touchant l'efficace de la prédication, ils en font l'application à la conversion du pécheur par quatre autres propositions plus particulières (1). Ils disent donc :

En cinquième lieu : « Qu'avant même que l'homme soit régénéré , il peut lire ou écouter l'Evangile au dehors ; et que dans ces choses extérieures il a en quelque façon son libre arbitre pour assister aux assemblées de l'Eglise, et y écouter ou n'écouter pas la parole de Dieu. »

En sixième lieu ils ajoutent : « Que par cette prédication, et par l'attention qu'on y donne, Dieu amollit les cœurs ; qu'il s'y allume une petite étincelle de foi, par laquelle on embrasse les promesses de Jésus-Christ; et que le Saint-Esprit, qui opère ces bons sentiments, est envoyé dans les cœurs par ce moyen. »

En septième lieu ils remarquent : « Qu'encore qu'il soit véritable que ni le prédicateur, ni l'auditeur ne puissent rien par eux-mêmes, et qu'il faille que le Saint-Esprit agisse en nous, afin que nous puissions croire à la parole : ni le prédicateur, ni l'auditeur ne doivent avoir aucun doute que le Saint-Esprit ne soit présent par sa grâce, lorsque la parole est annoncée en sa pureté selon le commandement de Dieu, et que les hommes l'écoutent et la méditent sérieusement. »

Enfin ils posent en huitième lieu : « Qu'à la vérité cette présence et ces dons du Saint-Esprit ne se font pas toujours sentir ; mais qu'il n'en faut pas moins tenir pour certain que la parole écoutée est l'organe du Saint-Esprit, par lequel il déploie son efficace dans les cœurs. »

Par là donc la difficulté, selon eux, demeure entièrement résolue tant du côté des libertins que du côté des chrétiens infirmes. Du côté des libertins, parce que par les Ire, IIe, IIIe, IVe, Ve, VIe, et VIIe propositions, la prédication attentivement écoutée opère la grâce. Or par la cinquième il est établi que l'homme est libre à

 

1 Conc., p. 669 et seq.

 

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écouter la prédication : il est donc libre à se donner à lui-même ce par où la grâce lui est donnée, et par là les libertins sont contents.

Et pour les chrétiens infirmes, qui, encore qu'ils soient attentifs à la prédication, ne savent s'ils ont la grâce, à cause qu'ils ne la sentent pas : on remédie à leur doute par la huitième proposition, qui leur enseigne qu'il n'est pas permis de douter que la grâce du Saint-Esprit, quoiqu'on ne la sente pas, n'accompagne l'attention à la parole : de sorte qu'il ne reste plus aucune difficulté selon les principes des luthériens ; et ni le libertin, ni le chrétien infirme n'ont à se plaindre, puisqu'enfin pour la conversion tout dépend de l'attention à la parole, qui elle-même dépend du libre arbitre.

Et afin qu'on ne doute pas de quelle attention ils parlent, je remarque qu'ils parlent de l'attention en tant qu'elle précède la grâce du Saint-Esprit : ils parlent de l'attention, où « par son libre arbitre on peut écouter, ou n'écouter pas (1) : » ils parlent de l'attention par laquelle on « écoute l'Evangile au dehors, » par laquelle on assiste « aux assemblées de l'Eglise » où la vertu du Saint-Esprit se développe, par laquelle on prête l'oreille attentive à la parole, qui est son organe. C'est à cette attention libre que les luthériens attachent la grâce; et ils sont excessifs en tout, puisqu'ils veulent d'un côté que, lorsque le Saint-Esprit commence à nous émouvoir, nous n'agissions point du tout; et de l'autre, que cette opération du Saint-Esprit qui nous convertit sans aucune coopération de notre côté, soit attirée nécessairement par un acte de nos volontés où le Saint-Esprit n'a point de part, et où notre liberté agit purement par ses forces naturelles.

C'est la doctrine commune des luthériens, et le plus savant de tous ceux qui ont écrit de nos jours l'a expliquée par cette comparaison. Il suppose que tous les hommes sont abîmés dans un lac profond, sur la surface duquel Dieu fait nager une huile salutaire qui délivrera par sa seule force tous ces malheureux, pourvu qu'ils veuillent se servir des forces naturelles qui leur sont laissées pour s'approcher de cette huile et en avaler quelques gouttes (2).

 

1 Conc., p. 671. — 2 Calixt., Judic., II. 32-34.

 

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Cette huile, c'est la parole annoncée par les prédicateurs. Les hommes peuvent d'eux-mêmes s'y rendre attentifs : mais aussitôt qu'ils s'approchent par leurs propres forces pour l'écouter, d'elle-même, sans qu'ils s'en mêlent davantage, elle répand dans leurs cœurs une vertu qui les guérit.

Ainsi tous les vains scrupules par où les luthériens, sous prétexte d'honorer Dieu, détruisent premièrement le libre arbitre, et craignent du moins dans la suite de lui donner trop, aboutissent enfin à lui donner tant de force, que tout soit attaché à son action et à son exercice le plus naturel. Ainsi on marche sans règle, quand on abandonne la règle de la tradition : on croit éviter l'erreur des pélagiens; on y revient par un autre endroit, et le circuit qu'on fait ramène au demi-pélagianisme.

Ce demi-pélagianisme des luthériens se répand aussi peu à peu dans le calvinisme, par l'inclination qu'on y a de s'unir aux luthériens ; et déjà on commence à dire en leur faveur que le demi-pélagianisme ne damne pas (1), c'est-à-dire qu'on peut innocemment attribuer à son libre arbitre le commencement de son salut.

Je trouve encore une chose dans le livre de la Concorde qui pourrait causer beaucoup d'embarras dans la doctrine luthérienne, si elle n'était bien entendue. On y dit que les fidèles, au milieu de leurs faiblesses et de leurs combats, « ne doivent nullement douter ni de la justice qui leur est imputée par la foi, ni de leur salut éternel (2). » Par où il pourrait sembler que les luthériens admettent la certitude du salut, aussi bien que les calvinistes. Mais ce serait ici dans leur doctrine une contradiction trop visible, puisque pour croire dans chaque fidèle la certitude du salut, comme la croient les calvinistes, il faudrait aussi croire avec eux l'inamissibilité de la justice, que la doctrine luthérienne rejette expressément, comme on a vu.

Pour concilier cette contrariété, les docteurs luthériens répondent deux choses : l'une, que par le doute du salut qu'ils excluent de l’âme  fidèle, ils n'entendent que l'anxiété, l'agitation et le trouble, que nous en excluons aussi bien qu'eux; l'autre, que la certitude qu'ils admettent du salut dans tous les justes, n'est pas

 

1 Jur., Syst. de l’Egl., liv. II, chap. III, p. 249, 253. — 2 Conc., p. 585.

 

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une certitude absolue, mais une certitude conditionnelle , et supposé que le fidèle ne s'éloigne pas de Dieu par une malice volontaire. C'est ainsi que l'explique le docteur Jean-André Gérard (1), qui a donné depuis peu un corps entier de controverses ; c'est-à-dire que dans la doctrine des luthériens le fidèle se doit tenir pour très-assuré que Dieu de son côté ne lui manquera jamais, si lui-même ne manque pas le premier à Dieu : ce qui est indubitable. Mettre dans le juste plus de certitude, c'est contredire trop évidemment la doctrine qui nous apprend que, quelque juste qu'on soit, on peut déchoir de la justice et perdre l'esprit d'adoption : chose dont les luthériens ne doutent non plus que nous.

Depuis la compilation du livre de la Concorde, je ne crois pas que les luthériens aient fait en corps aucune nouvelle décision de foi. Les pièces dont ce livre est composé sont de différents auteurs et de différentes dates, et les luthériens nous y ont voulu donner un recueil de ce qu'il y a parmi eux de plus authentique. Le livre fut mis au jour en 1579, après les célèbres assemblées tenues à Torg et à Berg en 1576 et 1577. Ce dernier lieu était, si je ne me trompe, un monastère auprès de Magdebourg. Je ne raconterai pas comment ce livre fut souscrit en Allemagne, ni les surprises et les violences dont on prétend qu'on usa avec ceux qui le reçurent, ni les oppositions de quelques princes et de quelques villes qui refusèrent d'y souscrire. Hospinien a écrit une longue histoire qui paraît assez bien fondée en la plupart de ses faits (2). C'est aux luthériens qui s'y intéressent à la contredire. Les décisions particulières qui regardent la Cène et l'ubiquité ont été faites dans les temps voisins de la mort de Mélanchthon, c'est-à-dire environ les années 1558, 59, 60 et 61.

Ces années sont célèbres parmi nous par les commencements des troubles de France. En 1559 nos prétendus réformés dressèrent la confession de foi qu'ils présentèrent à Charles IX en 1561 au colloque de Poissy (3). C'est l'ouvrage de Calvin, dont nous avons déjà souvent parlé. Mais l'importance de cette action, et les

 

1 Confess. Cath., 1679, lib. II, part. III, art. 22, cap. II. thes. 3 n. 2-4, et art. 23, cap. V, thes. unic. n. 6, p. 1426 et 1499. — 2 Hospin., Concord. Discors. imp., 1607. — 3 Bez., Hist. Ecc., liv. IV, p. 520.                                      

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réflexions qu'il nous faudra faire sur cette confession de foi, nous obligent à expliquer plus profondément la conduite et la doctrine de son auteur.

 

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