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LIVRE XIII.
Doctrine sur l'Antéchrist, et
variations
sur cette matière depuis Luther jusqu'à nous.
SOMMAIRE.
Variations des protestants sur l'Antéchrist. Vaines
prédictions de Luther. Evasion de Calvin. Ce que Luther avait établi sur cette
doctrine est contredit par Mélanchthon. Nouvel article de foi ajouté à la
confession dans le synode de Gap. Fondement visiblement faux de ce décret. Cette
doctrine méprisée dans la Réforme. Absurdités, contrariétés et impiétés de la
nouvelle interprétation des prophéties, proposée par Joseph Mède et soutenue par
le ministre Jurieu. Les plus saints docteurs de l'Eglise mis au rang des
blasphémateurs et des idolâtres.
Les disputes d'Arminius
mettaient en feu toutes les Provinces-Unies, et il serait temps d'en parler :
mais comme ces questions et les décisions dont elles furent suivies sont d'une
discussion plus particulière, avant que de m'y engager, il faut rapporter un
fameux décret du synode de Gap, dont j'ai différé le récit pour ne point
interrompre l'affaire de Piscator.
Ce fut donc dans ce synode et en
1603, qu'on fit un nouveau décret pour déclarer le Pape Antéchrist. On jugea ce
décret de telle importance, qu'on en composa un nouvel article de foi, qui
devait être le XXXIe, et on lui donnait place après le XXXe, parce que c'était
là qu'il était dit que tous vrais pasteurs sont égaux; de sorte que ce qui fait
dans le Pape le caractère d'Antéchrist, c'est qu'il se dit supérieur des autres
évoques. S'il est ainsi, il y a longtemps que l'Antéchrist règne; et je ne sais
pourquoi la Réforme a été si lente à ranger parmi ce grand nombre d'ante-christs
qu'elle a introduits, saint Innocent, saint Léon, saint Grégoire et les autres
Papes, dont les Epîtres nous font voir à toutes les pages l'exercice de
cette supériorité.
Au reste, quand Luther exagéra
tant cette nouvelle doctrine de la Papauté antichrétienne, il le fit avec cet
air de prophète que nous avons remarqué. Nous avons vu de quel ton il avait
prédit
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que la puissance pontificale allait être anéantie (1) ; et
comme sa prédication était ce souffle de Jésus-Christ par lequel l'homme de
péché allait tomber, sans armes, sans violence, sans qu'autre que lui s'en mêlât
: tant il était ébloui et enivré de l'effet inespéré de son éloquence. Toute la
Réforme attendait un prompt accomplissement de cette nouvelle prophétie. Comme
on vit que le Pape subsistait toujours (car bien d'autres que Luther se
briseront contre cette pierre), et que la puissance pontificale, loin de tomber
par le souffle de ce faux prophète, se soutenait contre la conjuration de tant
de princes soulevés, en sorte que l'attachement du peuple de Dieu pour cette
autorité sainte, qui fait le lien de son unité, redoublait plutôt qu'il ne
s'affaiblissait par tant de révoltes : on se moqua de l'illusion des prophéties
de Luther, et de la folle crédulité de ceux qui les avaient prises pour des
oracles célestes. Calvin y trouva pourtant une excuse, et il dit à quelqu'un qui
s'en moquait, que « si le corps de la papauté subsistait encore, l'esprit et la
vie en étaient sortis, de manière que ce n'était plus qu'un corps mort (2). »
Ainsi on hasarde une prophétie; et quand l'événement n'y répond pas, on en sort
par un tour d'esprit.
Mais on nous dit avec un air
sérieux que c'est une prophétie non pas de Luther, mais de l'Ecriture, et qu'on
la voit avec évidence (car il le faut bien, puisque c'est un article de foi)
dans saint Paul et dans Daniel. Pour ce qui est de l'Apocalypse, il ne
plaisait pas à Luther d'employer ce livre, ni de le recevoir dans son canon.
Mais pour saint Paul, qu'y avait-il de plus évident, puisque le Pape « est assis
dans le temple de Dieu (3)? » Dans l'Eglise, dit Luther, c'est-à-dire sans
difficulté, dans la vraie Eglise, dans le vrai temple de Dieu, n'y ayant dans
l'Ecriture aucun exemple qu'on appelle de ce nom un temple d'idoles : de sorte
que le premier pas qu'il faut faire pour bien entendre que le Pape est
l'Antéchrist, est de reconnaître pour la vraie Eglise celle dans laquelle il
préside. La suite n'est pas moins claire. Qui ne voit que « le Pan» se montre
comme un Dieu, s'élevant au-dessus de tout ce qu'on adore, » principalement dans
ce sacrifice tant condamné
1 Ci-dessus, liv. 1, n. 31. — 2 Gratul., ad Ven. Presbyt.,
Opusc, p. 331. — 3 II Thessal., II, 4; ci-dessus, liv. III, n. 60.
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par nos réformés, où pour se montrer Dieu, le Pape confesse
ses péchés avec tout le peuple, et s'élève au-dessus de tout en priant et tous
les Saints et tous ses frères de demander pardon pour lui; déclarant aussi dans
la suite, et dans la partie la plus sainte de ce sacrifice, qu'il espère ce
pardon, « non par ses mérites, mais par bonté et par grâce, au nom de
Jésus-Christ Notre-Seigneur? » Antéchrist de nouvelle forme, qui oblige tous ses
adhérents à mettre leur espérance en Jésus-Christ, et qui pour avoir toujours
été le plus ferme défenseur de sa divinité, est mis par les sociniens à la tête
de tous les antéchrists, comme le plus grand de tous et le plus incompatible
avec leur doctrine.
Mais encore, si un tel songe
mérite qu'on s'y applique, lequel est-ce de tous les Papes qui est « ce méchant
et cet homme de péché » marqué par saint Paul? On ne voit dans l'Ecriture de
semblables expressions que pour caractériser quelque personne particulière.
N'importe, c'est tous les Papes, après saint Grégoire, comme on disait
autrefois; et, comme on le dit «à présent, c'est tous les Papes depuis saint
Léon, qui sont « cet homme de péché, ce méchant » et cet Antéchrist, encore
qu'ils aient converti au christianisme l'Angleterre, l'Allemagne, la Suède, le
Danemark, la Hollande : si bien que tous ces pays, en embrassant la Réforme, ont
reconnu publiquement qu'ils avaient reçu le christianisme de l'Antéchrist même.
Qui pourrait ici raconter les
mystères que nos réformés ont trouvés dans l'Apocalypse, et les prodiges
trompeurs de la bête, qui font les miracles que Rome attribue aux Saints et à
leurs reliques, afin que saint Augustin, et saint Chrysostome, et saint
Ambroise, et les autres Pères, dont on convient qu'ils ont annoncé de pareils
miracles d'un consentement unanime, soient des précurseurs de l'Antéchrist? Que
dirai-je du caractère que la bête imprime sur le front, qui veut dire le signe
même de la croix de Jésus-Christ, et le saint chrême dont on se sert pour l’y
imprimer afin que saint Cyprien et tous les autres évêques devant et après qui
constamment, comme on en demeure d'accord, ont appliqué ce caractère, soient des
antéchrists, et les fidèles, qui l'ont porté dès l'origine du christianisme,
marqués à la marque de la bête ;
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et le signe du Fils de l'homme, le sceau de son adversaire?
On se lasse de raconter ces impiétés; et je crois pour moi que ce sont ces
impertinences et ces profanations du saint livre de l'Apocalypse, qu'on
voyait croître sans fin dans la nouvelle Réforme, qui firent que les ministres
eux-mêmes, las de les entendre, résolurent dans le synode national de Saumur, «
que nul pasteur n'entreprendrait l'exposition de l'Apocalypse sans le
conseil du synode provincial (1). »
Or encore que les ministres
n'aient cessé d'animer le peuple par ces idées odieuses d'antichristianisme,
jamais on n'avait osé les faire paraître dans les confessions de foi, quelque
envenimées qu'elles fussent toutes contre le Pape. Le seul Luther avait inséré
parmi les articles de Smalcalde un long article de la Papauté, qui ressemble
plus à une outrageuse déclamation qu'à un article dogmatique , et il y avait
inséré cette doctrine (2) : mais nul autre n'avait suivi cet exemple. Bien plus,
lorsque Luther proposa l'article, Mélanchthon refusa de le souscrire (3) ; et
nous lui avons vu dire, du commun consentement de tout le parti, que la
supériorité du Pape était un si grand bien pour l'Eglise, qu'il la faudrait
établir si elle n'était pas établie (4) : cependant c'est précisément dans cette
supériorité que nos réformés reconnurent le caractère de l'Antéchrist dans le
synode de Gap en 1603.
On y disait que l'évêque de Rome
«prétendait domination sur toutes les églises et pasteurs, et se nommait » Dieu.
En quel endroit? dans quel concile ? dans quelle profession de foi ? C'est ce
qu'il fallait marquer, puisque c'était le fondement du décret. Mais on n'a osé;
car on aurait vu qu'il n'y avait à produire que quelque impertinent glossateur,
qui disait que d'une certaine manière, et au sens que Dieu dit aux juges : «
Vous êtes des dieux, » le Pape pouvait être appelé Dieu. Grotius s'était
moqué de cette objection de son parti, en demandant depuis quand on prenait pour
dogme reçu les hyperboles de quelque flatteur. Je suis bien aise de dire que le
reproche qu'on fait au Pape, de se nommer Dieu, n'a point d'autre
fondement. Sur ce fondement on décide « qu'il est proprement
1 Syn. de Saumur, 1596. — 2 Ci-dessus, liv.
IV, n. 38. — 3 Ibid., n. 39. — 4 Liv. V, n.
24.
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l'Antéchrist et le fils de perdition, marqué dans la parole
de Dieu, et la bête vêtue d'écarlate, que le Seigneur déconfira, comme il l'a
promis et comme il commençait déjà : » et voilà ce qui devait composer le
trente-unième article de foi des prétendus réformés de France, selon le décret
de Gap, chapitre de la Confession de foi. Ce nouvel article avait pour
titre : Article omis. Le synode de la Rochelle ordonna en 1607 que cet
article de Gap, « comme très-véritable et conforme à ce qui était prédit dans
l'Ecriture, et que nous voyons en nos jours clairement accompli, serait
imprimé es exemplaires de la confession de foi, qui seraient mis de nouveau sous
la presse. » Mais on jugea de dangereuse conséquence de permettre à une religion
tolérée à certaine condition, et sous une certaine confession de foi, d'en
multiplier les articles comme il plairait à ses ministres, et on empêcha l'effet
de ce décret du synode.
On demandera peut-être par quel
esprit on s'était porté à cette nouveauté. Le synode même de Gap nous en
découvre le secret. Nous y lisons ces paroles dans le chapitre de la discipline
: « Sur ce que plusieurs sont inquiétez pour avoir nommé le Pape Antéchrist,
la compagnie proteste que c'est la créance et confession commune de nous tous,
» par malheur omise pourtant dans toutes les éditions précédentes, « et que
c'est un fondement de notre séparation de l'Eglise romaine, fortement tiré de
l'Ecriture, et scellé par le sang de tant de martyrs. » Malheureux martyrs, qui
versent leur sang pour un dogme profondément oublié dans toutes les confessions
de foi ! Mais il est vrai que depuis peu il est devenu le plus important de
tous, et le sujet le plus essentiel de la rupture.
Ecoutons ici un auteur, qui seul
fait plus de bruit dans tout son parti que tous les autres ensemble, et à qui il
semble qu'on ait remis la défense de la cause, puisqu'on ne voit plus que lui
sur les rangs. Voici ce qu'il dit dans ce fameux livre intitulé :
L'Accomplissement des Prophéties. Il se plaint avant toutes choses « que
cette controverse de l'Antéchrist ait langui depuis un siècle. On l'a
malheureusement abandonnée par politique, et pour obéir aux princes papistes. Si
on avait perpétuellement mis devant les
603
yeux des réformez cette grande et importante vérité, que le
papisme est l'antichristianisme, ils ne seraient pas tombez dans le relâchement
où on les voit aujourd'hui. Mais il y avait si longtemps qu'ils n'avaient ouï
dire cela, qu'ils l'avaient oublié (1). » C'est donc ici un des fondements de la
Réforme; et cependant, poursuit cet auteur, il est arrivé par un aveuglement
manifeste, « qu'on se soit uniquement attaché à des controverses qui ne sont que
des accessoires, et qu'on ait négligé celle-ci, que le papisme est l'empire
antichrétien (2). » Plus il s'attache à cette matière, plus son imagination
s'échauffe. « Selon moi, continue-t-il, c'est ici une vérité si capitale, que
sans elle on ne saurait être vrai chrétien. » Et ailleurs: «Franchement, dit-il,
je regarde si fort cela comme un article de foi des vrais chrétiens, que je ne
saurais tenir pour bons chrétiens ceux qui nient cette vérité après que les
événements et les travaux de tant de grands hommes l'ont mise dans une si grande
évidence (3). » Voici un nouvel article fondamental dont on ne s'était pas
encore avisé, et qu'au contraire on « avait malheureusement abandonné » dans la
Réforme : « car, ajoute-t-il, cette controverse était si bien amortie, que nos
adversaires la croyaient morte, et ils s'imaginaient que nous avions renoncé à
cette prétention, et à ce fondement de toute notre Réforme (4). »
Il est vrai pour moi, que depuis
que je suis au monde je n'ai jamais trouvé parmi nos prétendus réformés aucun
homme de bon sens qui fit fort sur cet article : de bonne foi, ils avaient honte
d'un si grand excès ; et ils étaient plus en peine de nous excuser les
emportements de leurs gens qui avaient introduit au monde ce prodige, que nous
ne l'étions à le combattre. Les habiles protestants nous déchargeaient de ce
soin. On sait ce qu'a écrit sur ce sujet le savant Grotius, et combien
clairement il a démontré que le Pape ne pouvait être l'Antéchrist (5). Si
l'autorité de Grotius ne paraît pas assez considérable à nos réformés, parce
qu'en effet ce savant homme en étudiant soigneusement les Ecritures et en
1 Avis, tom. I, p. 48.— 2 Ibid. et suiv. — 3 Acc.
des Proph., I part., chap. XVI, p. 292. — 3 Avis, etc.; ibid.,
p. 49, 50. — 5 Avis, p. 4; Acc., I part., chap. XVI, p. 291.
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lisant les anciens auteurs ecclésiastiques, s'est désabusé
peu à peu des erreurs où il était né : le docteur Hammond, ce savant Anglais,
n'était pas suspect dans le parti. Cependant il ne s'est pas moins attaché que
Grotius à détruire les rêveries des protestants sur l'antichristianisme imputé
au Pape.
Ces auteurs, avec quelques
autres qu'il plaît à notre ministre d'appeler « la honte et l'opprobre
non-seulement de la Réforme, m lis encore du nom chrétien (1), » étaient entre
les mains de tout le monde et recevaient des louanges, non-seulement des
catholiques, mais encore de tout ce qu'il y avait de gens habiles et modérés
parmi les protestants. M. Jurieu lui-même était ébranlé par leur autorité. C'est
pourquoi dans ses Préjugés légitimes, il nous donne tout ce qu'il dit de
l'Antéchrist comme une chose qui n'est pas unanimement reçue, comme une chose «
indécise, » comme une peinture « de laquelle les traits sont applicables à
divers sujets, dont quelques-uns sont déjà venus, et d'autres peut-être sont à
venir (2). » Aussi l'usage qu'il en fait lui-même est d'en faire « un préjugé
contre le papisme, » et non pas « une démonstration. » Mais cet article est
redevenu à la mode : que dis-je? ce qui était indécis est devenu le
fondement de toute la réformation. « Car certainement, dit notre auteur, je
ne la crois bien fondée, cette réformation, qu'à cause de cela, que l'Eglise que
nous avons abandonnée est le véritable antichristianisme (3). » Qu'on ne se
tourmente pas à chercher, comme on a fait jusqu'ici, les articles fondamentaux :
voici le fondement des fondements, sans lequel la Réforme serait insoutenable.
Que deviendra-t-elle donc si cette doctrine, « que le papisme est le vrai
antichristianisme, » se détruit en l'exposant? La chose sera bien claire pour
peu qu'on écoute.
Il faut seulement songer que
tout le mystère consiste à faire bien voir ce qui constitue cet
antichristianisme prétendu. Il en faut ensuite marquer le commencement, la durée
et la fin la plus prompte qu'on pourra pour consoler ceux qui s'ennuient d'une
si longue attente. On croit trouver dans l’Apocalypse (4) une lumière
1 Avis, p. 4. — 2 Préj. lég., I part., chap.
IV, p. 72, 73.— 3 Ibid., p. 50. —4 Apoc.,
XI-XIII.
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certaine pour développer ce secret; et on suppose, en
prenant les jours pour années, que les douze cent soixante jours destinés dans
l'Apocalypse à la persécution de l'Antéchrist, font douze cent soixante
ans. Prenons tout cela pour vrai ; car il ne s'agit pas de disputer, mais de
rapporter historiquement la doctrine qu'on nous donne pour le fondement de la
Réforme.
D'abord on y est fort embarrassé
de ces douze cent soixante ans de persécution. La persécution est fort lassante,
et on voudrait bien trouver que ce temps finira bientôt : c'est ce que notre
auteur témoigne ouvertement ; car depuis les dernières affaires de France, «
l’âme abîmée, dit-il, dans la plus profonde douleur que j'aye jamais ressentie,
j'ai voulu pour ma consolation trouver des fondements d'espérer une prompte
délivrance pour l'Eglise (1). » Occupé de ce dessein il va chercher « dans la
source même des oracles sacrés, pourvoir, dit-il, si le Saint-Esprit ne
m'apprendrait point de la ruine prochaine de l'empire antichrétien
quelque chose de plus sûr et de plus précis que ce que les autres interprètes y
avaient découvert (2). »
On trouve ordinairement bien ou
mal tout ce qu'on veut dans des prophéties, c'est-à-dire dans des lieux obscurs
et dans des énigmes, quand on y apporte de violentes préventions. L'auteur nous
avoue les siennes : «Je veux, dit-il, avouer de bonne foi que j'ai abordé ces
divins oracles plein de mes préjugez et tout disposé à croire que nous étions
prés de la fin du règne et de l'empire de l'Antéchrist (3). » Comme il se
confesse prévenu lui-même, il veut aussi qu'on le lise « avec de favorables
préventions : » alors il ne croit pas qu'on puisse s'éloigner de ses pensées
(4); tout passera aisément avec ce secours.
Le voilà donc bien convaincu, de
son propre aveu, d'avoir apporté à la lecture des Livres divins non pas un
esprit dégagé de ses préjugés, et par là prêt à recevoir toutes les impressions
de la divine lumière, mais au contraire un esprit plein de ses préjugés,
rebuté de persécutions, qui voulait absolument en trouver la fin, et la ruine
prochaine de cet empire incommode. Il trouve que tous les interprètes remettent
l'affaire à longs jours. Joseph Mède,
1 Avis, p. 4. — 2 Ibid.,
7, 8. — 3 Ibid., p. 8. — 4 P. 53.
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qu'il avait choisi pour son conducteur et qui avait en
effet si bien commencé à son gré, s'est égaré à la fin, parce qu'au lieu qu'il
espérait sous un si bon guide « voir finir la persécution dans vingt-cinq ou
trente ans, » pour accomplir ce que Mède suppose, il faudrait plusieurs siècles.
« Nous voilà, dit-il, bien reculez et bien éloignez de notre compte : il nous
faudra encore attendre plusieurs siècles (1). » Cela n'accommode pas un homme si
pressé de voir une fin, et d'annoncer de meilleures nouvelles à ses frères.
Mais enfin, malgré qu'il en ait,
il faut trouver douze cent soixante ans de persécution bien comptés. Pour en
trouver bientôt la fin, il en faut placer de bonne heure le commencement. La
plupart des calvinistes avaient commencé ce compte lorsqu'on avait selon eux
commencé à dire la messe et à adorer l'Eucharistie ; car c'était là le dieu
Maozin, que l'Antéchrist devait adorer, selon Daniel (2). Entre autres belles
allégories, il y avait un rapport confus entre Maozin et la messe. Crespin étale
ce conte dans son Histoire des Martyrs (3); et tout le parti est ravi de
cette invention. Mais, quoi! mettre l'adoration de l'Eucharistie dans les
premiers siècles, c'est trop tôt : dans le dixième ou dans l'onzième, sous
Bérenger, cela se peut; la Réforme ne se soucie guère de ces siècles-là : mais
enfin à commencer douze cent soixante ans entiers au dixième ou onzième siècle,
il y avait encore six cent soixante ans au moins de mauvais temps à essuyer :
notre auteur en est rebuté; et son esprit lui servirait de bien peu, s'il ne lui
fournissait quelque expédient plus favorable.
Jusqu'ici dans le parti on avait
respecté saint Grégoire. A la vérité on y trouvait bien des messes, même pour
les morts, bien des invocations de Saints, bien des reliques ; et ce qui est
bien fâcheux à la Réforme, une grande persuasion de l'autorité de son Siège.
Mais enfin sa sainte doctrine et sa sainte vie imprimaient du respect. Luther et
Calvin l'avaient appelé le dernier évêque de Rome : après ce n'était que papes
et antéchrists : mais pour lui, il n'y avait pas moyen de le mettre dans ce
rang. Notre auteur a
1 Acc., Ile part., chap. IV, p. 60. — 2 Dan.,
XI, 38. — 3 Hist. des mart., par Cresp., liv. I.
607
été plus hardi; et dans ses Préjugés légitimes (car
il commençait dès lors à être inspiré pour l'interprétation de l'Apocalypse),
après avoir souvent décidé avec tous ses interprètes que l'Antéchrist
commencerait avec la ruine de l'empire romain, il déclare « que cet empire a
cessé » quand Rome a cessé d'être « la capitale des provinces, quand cet empire
fut démembré en dix parties ; ce qui arriva à la fin du cinquième siècle et au
commencement du sixième (1). » C'est ce qu'il répète quatre ou cinq fois, afin
qu'on n'en doute pas; et enfin il conclut ainsi : « Il est donc certain qu'au
commencement du sixième siècle les corruptions de l'Eglise étaient assez
grandes, et l'orgueil de l'Evêque de Rome était déjà monté assez haut, pour que
l'on puisse marquer dans cet endroit la première naissance de l'empire
antichrétien. » Et encore : « On peut bien compter pour la naissance de l'empire
antichrétien un temps dans lequel on voyait déjà tous les germes de la
corruption et de la tyrannie future (2). » Et enfin : « Ce démembrement de
l'empire romain en dix parties arriva environ l'an 500, un peu avant la fin du
cinquième siècle, et dans le commencement du sixième (3). » Il est donc clair
que c'est de là qu'il faut commencer à compter les douze cent soixante ans
assignés à la durée de l'empire du papisme.
Par malheur on ne trouve pas
l'Eglise romaine assez corrompue dans ce temps-là pour en faire une église
antichrétienne; car les Papes de ces temps-là ont été les plus zélés défenseurs
du mystère de l'incarnation et de la rédemption du genre humain, et, tout
ensemble des plus saints que l'Eglise ait eus. Il ne faut qu'entendre l'éloge
que donne Denys le Petit (4), un homme si savant et si pieux, au pape saint
Gélase, qui était assis dans la chaire de saint Pierre depuis l'an 492 jusqu'à
l'an 496. On y verra « que toute la vie » de ce saint Pape « était ou la lecture
ou la prière : » ses jeûnes, sa pauvreté, et dans la pauvreté de sa vie son
immense charité envers les pauvres, sa doctrine enfin, et sa vigilance qui lui
faisait regarder le moindre relâchement dans un pasteur comme un grand péril des
âmes, composaient en lui un
1 Préj. lég., I part, p. 82. — 2
Ibid., p. 83, 85. — 3 Ibid., p. 128. — 4 Prœf., leg., coll.
decret, cod. hist., tom. I, p. 183.
608
évêque tel que saint Paul l'avait décrit. Voilà le Pape que
ce savant homme a vu dans la chaire de saint Pierre vers la fin du cinquième
siècle, où l'on veut que l'Antéchrist ait pris naissance. Encore cent ans après,
saint Grégoire le Grand était assis dans cette chaire, et toute l'Eglise en
Orient comme en Occident était remplie de la bonne odeur de ses vertus, parmi
lesquelles éclataient son humilité et son zèle. Néanmoins il était assis dans le
Siège qui « commençait à devenir le siège d'orgueil et celui de la bête (1). »
Voilà de beaux commencements pour l'Antéchrist. Si ces Papes avaient voulu être
un peu plus méchants, et défendre avec un peu moins de zèle le mystère de
Jésus-Christ et celui de la piété, le système cadrerait mieux : mais tout
s'accommode; l'Antéchrist ne faisait encore que de naître (2), et dans ses
commencements rien n'empêche qu'il ne fût saint, et très-zélé défenseur de
Jésus-Christ et de son règne. Voilà ce que voyait notre auteur au commencement
de l'année 1685 et quand il composa ses Préjugés légitimes.
Lorsqu'il eut vu sur la fin de
la même année la révocation de l'Edit de Nantes et toutes ses suites, ce grand
événement lui fit changer ses prophéties, et avancer le temps de la destruction
du règne de l'Antéchrist. L'auteur voulut pouvoir dire qu'il espérait bien la
voir lui-même. Il publia en 1680 le grand ouvrage de l'Accomplissement des
prophéties, où il détermine la fin de la persécution antichrétienne à l'an
1710, ou au plus 1714 ou 1715. Au reste il avertit son lecteur qu'après tout il
croit difficile de marquer précisément l'année : « Dieu, dit-il, dans ses
prophéties n'y regarde pas de si prés. » Sentence admirable ! Cependant «
on peut dire, poursuit-il, que cela doit arriver depuis l'an 1710 jusqu'à l'an
1715. » Voilà ce qui est certain; et constamment au commencement du dix-huitième
siècle, ce qu'il appelle persécution sera cessé : ainsi nous touchons au bout ;
à peine y a-t-il vingt-cinq ans. Qui des calvinistes zélés ne voudrait avoir
patience, et attendre un si court terme ?
Il est vrai qu'il y a ici de
l'embarras : car à mesure qu'on
1 Préj. lég., I part., p. 147. — 2 Ibid.,
123. — 3 Acc., IIe part., chap. II, p. 18, 28.
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avance la fin des douze cent soixante ans, il en faut faire
remonter le commencement, et établir la naissance de l'empire antichrétien
toujours dans des temps plus purs. Ainsi pour finir en 1710 ou environ, il faut
avoir commencé la persécution antichrétienne en l'an 450 ou 54, sous le
pontificat de saint Léon ; et c'est aussi le parti que prend l'auteur, après
Joseph Mède, qui s'est rendu de nos jours célèbre en Angleterre par ses doctes
rêveries sur l’Apocalypse et sur les autres prophéties dont on se sert
contre nous.
Il semble que Dieu ait eu
dessein de confondre ces imposteurs en remplissant la chaire de saint Pierre des
plus grands hommes et des plus saints qu'elle ait jamais eus, dans les temps que
l'on en veut faire le siège de l'Antéchrist. Peut-on seulement songer aux
lettres et aux sermons où saint Léon inspire encore aujourd'hui avec tant de
force à ses lecteurs la foi en Jésus-Christ, et croire qu'un Antéchrist en ait
été l'auteur? Mais quel autre Pape a combattu avec plus de vigueur les ennemis
de Jésus-Christ, a soutenu avec plus de zèle et la grâce chrétienne et la
doctrine ecclésiastique, et enfin a donné au monde une plus saine doctrine avec
de plus saints exemples? Celui dont la sainteté se fit respecter par le barbare
Attila et sauva Rome du carnage, est le premier Antéchrist et la source de tous
les autres. C'est l'Antéchrist qui a tenu le quatrième concile général, si
respecté par tous les vrais chrétiens : c'est l'Antéchrist qui a dicté cette
divine lettre à Flavien, qui a fait l'admiration de toute l'Eglise, où le
mystère de Jésus-Christ est si hautement et si précisément expliqué, que les
Pères de ce grand concile s'écriaient à chaque mot : Pierre a parlé par Léon
: au lieu qu'il fallait dire que l'Antéchrist parlait par sa bouche, ou plutôt
que Pierre et Jésus-Christ même parlaient parla bouche de l'Antéchrist. Ne
faut-il pas avoir avalé jusqu'à la lie le breuvage d'assoupissement que boivent
les prophètes de mensonge, et s'en être enivré jusqu'au vertige pour annoncer au
monde de tels prodiges?
A cet endroit de la prophétie le
nouveau prophète a prévu l'indignation du genre humain et celle des protestants,
aussi bien que des catholiques : car il est forcé d'avouer que « depuis Léon Ier
jusqu'à Grégoire le Grand» inclusivement, Rome a eu plusieurs
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bons évêques dont il faut faire autant d'antéchrists ; et
il espère contenter le monde en disant que c'était « des antéchrists commencez
(1). » Mais enfin si les douze cent soixante ans de la persécution
antichrétienne commencent alors, il faut ou abandonner le sens qu'on donne à la
prophétie ou dire que dès lors « la sainte cité fut foulée aux pieds par les
gentils; les deux témoins, » c'est-à-dire « le petit nombre des fidèles, » mis à
mort (2); « la femme enceinte, » c'est-à-dire l'Eglise, «chassée dans le désert
(3), » et tout au moins privée de son exercice public ; que dès lors enfin
commencèrent les exécrables « blasphèmes de la bête contre le nom de Dieu, et
contre tous ceux qui habitent dans le ciel, et la guerre qu'elle de voit faire
aux Saints (4). » Car il est expliqué en termes exprès dans saint Jean, que tout
cela devait durer pendant les douze cent soixante jours qu'on veut prendre pour
des années. Faire commencer ces blasphèmes, cette guerre, cette persécution
antichrétienne, et ce triomphe de l'erreur dans l'Eglise romaine dès le temps de
saint Léon, de saint Gélase, de saint Grégoire, et la faire durer pendant tous
ces siècles, où constamment cette Eglise était le modèle de toutes les églises,
non-seulement dans la foi, mais encore dans la piété et dans les mœurs, c'est le
comble de l'extravagance.
Mais encore, qu'a fait saint
Léon pour mériter d'être le premier Antéchrist? On n'est pas Antéchrist pour
rien. Voici les trois caractères qu'on donne à l'antichristianisme qu'il faut
faire convenir au temps de saint Léon et à lui-même : l'idolâtrie, la
tyrannie et la corruption des mœurs (5). On gémit d'avoir à défendre saint
Léon de tous ces reproches contre des chrétiens : mais la charité nous y
contraint. Commençons par la corruption des mœurs. Mais quoi! on n'objecte rien
sur ce sujet : on ne trouve dans la vie de ce grand Pape que des exemples de
sainteté. De son temps la discipline ecclésiastique était encore dans toute sa
force, et saint Léon en était le soutien. Voilà comme les mœurs étaient déchues.
Parcourons les autres caractères, et tranchons encore
1 Acc., IIe part., chap. II, p. 39-41. — 2 Apoc.,
11, 2, 7; Acc. des Proph., IIe part., chap. X, p. 159. — 3 Apoc.,
XII, 6, 14. — 4 Ibid., XIII, 5, 6. — 5 Acc. des Proph., IIe
part., chap. n, p. 18, 28.
611
en un mot sur celui de la tyrannie. C'est, dit-on, que
depuis « Léon Ier qui était séant l'an 450, jusqu'à Grégoire le Grand, les
évêques de Rome ont travaillé à s'arroger une supériorité sur l'Eglise
universelle (1) : » mais est-ce Léon qui a commencé? On n'ose le dire ; on dit
seulement « qu'il y travaillait : » car on sait bien que saint Célestin, son
prédécesseur, et saint Boniface, et saint Zozime, et saint Innocent, pour ne pas
maintenant remonter plus haut, ont agi comme saint Léon, et n'ont pas moins
soutenu l'autorité de la chaire de saint Pierre. Pourquoi donc ne sont-ils pas
de ces antéchrists du moins commencés? C'est que si l'on avait commencé dès leur
temps, les douze cent soixante ans seraient déjà écoulés, et l'événement aurait
démenti le sens qu'on veut donner à l'Apocalypse. Voilà comme on amuse le monde,
et comme on tourne les oracles divins à sa fantaisie.
Mais il est temps de venir au
troisième caractère de la bête, qu'on veut trouver dans saint Léon et dans toute
l'Eglise de son temps. C'est un nouveau paganisme, une idolâtrie pire que celle
des gentils, dans le culte qu'on rendait aux Saints et à leurs reliques. C'est
sur ce troisième caractère qu'on appuie le plus : Joseph Mède a l'honneur de
l'invention ; car c'est lui qui interprétant ces paroles de Daniel : « Il
adorera le dieu Mauzzim ; » c'est-à-dire comme il le traduit, le Dieu des
forces, et encore « il élèvera les forteresses » Mauzzim « du Dieu étranger; »
les entend de l'Antéchrist, qui appellera les Saints sa forteresse (2).
Mais comment trouvera-t-il que
l'Antéchrist donnera ce nom aux Saints? C'est, dit-il (3), à cause que saint
Basile a prêché atout son peuple, ou plutôt à tout l'univers, qui a lu avec
respect ses divins sermons, que les quarante martyrs dont on voit les reliques,
« étaient des tours par lesquelles la ville était défendue (4). » Saint
Chrysostome a dit aussi « que les reliques de saint Pierre et de saint Paul
étaient à la ville de Rome des tours plus assurées que dix mille remparts (5). »
N'est-ce pas là, conclut Mède, élever les dieux Mauzzims? Saint Basile et saint
Chrysostome sont
1 Acc. des Proph., IIe part., chap. II, p. 41. — 2
Expos, of. Dan., cap. XI, n. 36, etc.; Book, III, cap.
XVI, XVII, p. 66 et seq.; Dan., XI, 38, 39. — 3 Ibid., cap. XVII,
p. 673.— 4 Bas., Orat. in XL Mart.; id. in M. Mart. — 4 Chrys.,
hom. XXXII in Ep. ad Rom.
612
les Antéchrists qui érigent ces forteresses contre le vrai
Dieu.
Ils ne sont pas les seuls : le
poète Fortunata chanté, après saint Chrysostome, que « Rome avait deux remparts
et deux tours dans saint Pierre et dans saint Paul. » Saint Grégoire en a dit
autant. Saint Chrysostome répète encore « que les saints martyrs de l'Egypte
nous fortifient comme des remparts imprenables, comme d'inébranlables rochers,
contre les ennemis invisibles (1). » Et Mède reprend toujours : « N'est-ce pas
là des Moazins?» Il ajoute que saint Hilaire trouve aussi nos boulevards dans
les anges. Il cite saint Grégoire de Nysse, frère de saint Basile (2), Gennadius,
Evagrius, saint Eucher, Theodoret et les prières des Grecs, pour montrer la même
chose. Il n'oublie pas que la croix est appelée notre défense, et que nous
disons tous les jours : « Se fortifier du signe de la croix : » Munire se
signo crucis (3) : la croix y vient comme le reste, et ce sacré symbole de
notre salut sera encore rangé parmi les Maozins de l'Antéchrist.
M. Jurieu relève tous ces beaux
passages de Joseph Mède ; et pour n'être pas un simple copiste, il y ajoute
saint Ambroise, qui dit que saint Gervais et saint Protais étaient les anges
tutélaires de la ville de Milan (4). Il pouvait encore nommer saint Grégoire de
Nazianze, saint Augustin et enfin tous les autres Pères, dont les expressions ne
sont pas moins fortes (5). Tout cela, c'est faire des Saints autant de dieux,
parce que c'est en faire des remparts et des rochers où on a une retraite
assurée, et que l'Ecriture donne ces noms à Dieu.
Ces messieurs savent bien en
leur conscience que les Pères dont ils produisent les passages ne l'entendent
pas ainsi : mais qu'ils veulent dire seulement que Dieu nous donne dans les
Saints, comme il a fait autrefois dans Moïse, dans David et dans Jérémie, des
invincibles protecteurs dont les prières agréables nous sont une défense plus
assurée que mille remparts : car il sait faire de ses Saints , quand il lui
plaît et à la manière qu'il lui plaît, des forteresses imprenables, et des «
colonnes de fer, et des murailles
1 Chrys., hom. LXX ad Pop.
Ant. — 2 Orat. in
XL Mart. — 3 Ibid., p. 678. — 4 Acc. des Proph., Ière
part., chap. XIV, p. 248, 249 et seq.— 5 Ibid., p. 245; Med., ubi sup.,
cap. XVI.
613
d'airain (1). » Nos docteurs, encore un coup, savent bien
en leur conscience que c'est là le sens de saint Chrysostome et de saint Basile,
quand ils appellent les Saints des tours et des forteresses. Ces exemples leur
devraient apprendre à ne prendre pas au criminel d'autres expressions aussi
fortes, et ensemble aussi innocentes que celles-là : et du moins il ne faudrait
pas pousser l'impiété jusqu'à faire de ces saints docteurs les fondateurs de
l'idolâtrie antichrétienne, puisque c'est attribuer cet attentat à toute
l'Eglise de leur temps, dont ils n'ont fait que nous expliquer la doctrine et le
culte. Aussi ne faut-il pas s'imaginer qu'on puisse croire sérieusement ce qu'on
en dit, ni ranger tant de Saints parmi des blasphémateurs et des idolâtres. On
doit seulement conclure de là que les ministres sont emportés au de la de toute
mesure, et que, sans éclairer l'esprit, ils ne songent qu'à exciter la haine
dans le cœur.
Mais enfin, s'il faut tenir pour
des antéchrists tous ces prétendus adorateurs des Mauzzins, pourquoi différer
jusqu'à saint Léon le commencement de l'empire antichrétien? Montrez-moi que du
temps de ce saint Pape on ait plus fait pour les Saints, que de les reconnaître
pour des tours et des remparts invincibles. Montrez-moi qu'on eût mis alors plus
de force dans leurs prières, et qu'on eût rendu plus d'honneur à leurs reliques.
Vous dites (2) qu'en 360 et 390 le culte des créatures, c'est-à-dire, selon vous
, celui des Saints, n'était pas encore établi dans le service public :
montrez-moi qu'il le fut ou plus ou moins sous saint Léon. Vous dites que dans
ces mêmes années de 360 et 390, on prenait encore de grandes précautions pour ne
pas confondre le service de Dieu avec le service des créatures qui naissait :
montrez-moi qu'on en ait moins pris dans la suite, et surtout du temps de saint
Léon. Mais qui jamais aurait pu confondre des choses si bien distinguées? On
demande à Dieu les choses; on demande aux Saints des prières : qui s'avisa
jamais de demander ou des prières à Dieu, ou les choses mêmes aux Saints comme à
ceux qui les donnassent ? Montrez donc que du temps de saint Léon on eût
confondu des caractères si marqués, et le service de Dieu avec l'honneur qu'on
rend pour
1 Jerem., I, 18. — 2 Acc.,
IIe part., p. 23.
614
l'amour de lui à ses serviteurs. Vous ne l'entreprendrez
jamais. Pourquoi donc demeurer en si beau chemin ? Osez dire ce que vous pensez.
Commencez par saint Basile et par saint Grégoire de Nazianze le règne de
l'idolâtrie antichrétienne, et les blasphèmes de la bête contre l'Eternel et
contre tout ce qui habite dans le ciel : tournez en blasphème contre Dieu et
contre les Saints ce qu'on a dit dès lors de la gloire que Dieu donnait à ses
serviteurs dans son Eglise. Saint Basile n'est pas meilleur que saint Léon, ni
l'Eglise plus privilégiée à la fin du quatrième siècle que cinquante ans après,
dans le milieu du cinquième. Mais je vois la réponse que vous me faites dans
votre cœur : c'est qu'à commencer par saint Basile, tout serait fini il y a
longtemps ; et démentis par l'événement, vous ne pourriez plus amuser les
peuples d'une vaine attente.
En effet notre auteur avoue
qu'on pourrait commencer tout son calcul à quatre années différentes : à 360, à
393, à 430 et enfin à 450 ou 55, qui est le calcul qu'il suit (1). Toutes ces
quatre supputations, selon lui, conviennent admirablement au système de la
nouvelle idolâtrie : mais par malheur dans les deux premières supputations, où
tout le reste, à ce qu'on prétend, convenait si bien, le principal manque :
c'est que selon ces calculs l'empire papal devrait être tombé en 1620 ou 1653
(2) : or il est encore, et il a quelque répit. Pour le troisième calcul, il
finit en 1690, à quatre ou cinq ans d'ici, dit notre auteur : ce serait trop
s'exposer que de prendre un terme si court. Cependant tout y convenait
parfaitement. Voilà ce que c'est que ces convenances dont on fait un si grand
cas : ce sont des illusions manifestes, des songes, des visions démenties par
l'événement.
« Mais, dit-on, la principale
raison pourquoi Dieu ne veut pas compter la naissance de l'antichristianisme de
ces années 360, 393 et 430, » encore que la nouvelle idolâtrie, qu'on veut être
le caractère de l'antichristianisme, y fût établie, c'est « qu'il y avait un
quatrième caractère de la naissance de cet empire antichrétien qui n'était pas
encore arrivé (3) ; » c'est que l'empire romain devait être détruit; c'est qu'il
devait y avoir sept rois (4), c'est-à-dire,
1 Acc., IIe part., p. 20 et seq.— 2 Ibid., p.
22.— 3 Ibid., p. 23.— 4 Apoc., XVII, 9.
615
selon tous les protestants, sept formes de gouvernement
dans la ville aux sept montagnes, c'est-à-dire dans Rome. L'empire papal devait
faire le septième gouvernement ; et il fallait que les six autres fussent
détruits pour donner lieu au septième, qui était celui du Pape et de
l'Antéchrist. Lorsque Rome devait cesser d'être maîtresse, et que l'empire
antichrétien devait commencer, il fallait qu'il y eût dix rois qui reçussent en
même temps la souveraine puissance; et dix royaumes, « dans lesquels l'Empire de
Rome devait être subdivisé (1), » selon l'oracle de l'Apocalypse. Tout
cela s'est accompli à point nommé dans le temps de saint Léon : c'est donc là le
temps précis de la naissance de l'Antéchrist, et on ne peut pas résister à ces
convenances.
Doctrine admirable ! Ce n'était
pas ces dix rois ni ce démembrement de l'empire qui devait constituer
l'Antéchrist, et ce n'était là tout au plus qu'une marque extérieure de sa
naissance : ce qui le constitue véritablement, c'est la corruption des mœurs,
c'est la prétention de la supériorité, c'est principalement la nouvelle
idolâtrie. Tout cela n'est pas plus sous saint Léon que quatre-vingts ou cent
ans auparavant : mais Dieu ne le voulait pas encore imputer à antichristianisme,
et il ne lui plaisait pas que la nouvelle idolâtrie, quoique déjà toute formée,
fût antichrétienne. Il n'est pas passible à la fin que de telles extravagances,
où l'impiété et l'absurdité combattent ensemble à qui emportera le dessus,
n'ouvrent les yeux à nos frères ; et ils se désabuseront à la fin de ceux qui
leur débitent de tels songes.
Mais entrons un peu dans le
détail de ces belles convenances, qui ont tant ébloui nos réformés ; et
commençons par ces sept rois qui selon -saint Jean sont les sept têtes de la
bête, et par ces dix cornes qui selon le même saint Jean sont dix autres rois.
Le sens, dit-on, en est manifeste. « Les sept testes, dit saint Jean sont les
sept montagnes sur lesquelles la femme est assise , et ce sont sept rois : cinq
sont passez; l'un subsiste, l'autre n'est pas encore arrivé; et lorsqu'il sera
arrivé, il faut qu'il subsiste peu; et la bête, qui était et qui n'est pas, est
aussi le huitième roi, et en même temps un des sept; et il va tomber en ruine
(3). » Les sept rois, c'est,
1 Apoc., XVII, 12. — 2 Ibid.,
3, 9, 12. — 3 Acc., Ière part., p. 11.
616
dit-on, les sept formes de gouvernement sous lesquelles
Rome a vécu : les rois, les consuls, les dictateurs, les décemvirs, les tribuns
militaires qui avaient la puissance consulaire, les empereurs et enfin le Pape.
Cinq ont passé, dit saint Jean : cinq de ces gouvernements étaient
écoulés lorsqu'il écrivit sa prophétie : l'un est encore; c'était
l'empire des Césars sous lequel il écrivait : et l'autre doit bientôt venir;
qui ne voit l'empire papal? C'est un des sept rois : une des sept formes de
gouvernement; et c'est aussi le huitième roi, c'est-à-dire la huitième
forme de gouvernement : la septième, parce que le Pape tient beaucoup des
empereurs par la domination qu'il exerce ; et la huitième, parce qu'il a quelque
chose de particulier, cet empire spirituel, cette domination sur les
consciences; il n'y a rien de plus juste : mais un petit mot gâte tout.
Premièrement, je demanderais volontiers pourquoi les sept rois sont sept formes
de gouvernement, et non pas sept rois effectifs. Qu'on me montre dans les
Ecritures que des formes de gouvernement soient nommées des rois ; au contraire,
je vois trois versets après que les dix rois sont dix vrais rois, et non pas dix
sortes de gouvernement. Pourquoi les sept rois du verset 9 seraient-ils si
différents des dix rois du verset 12 ? Prétend-on nous faire accroire que les
consuls, des magistrats annuels , soient des rois? que l'abolition absolue de la
puissance royale dans Rome soit un des sept rois de Rome? que dix hommes, les
décemvirs, soient un roi, et toute la suite de quatre ou six tribuns militaires,
plus ou moins, un autre roi? Mais en vérité est-ce là une autre forme de
gouvernement? Qui ne sait que les tribuns militaires ne différaient des consuls
que dans le nombre? C'est pourquoi on les appelait Tribuni militum consulari
potestate. Et si saint Jean a voulu marquer tous les noms de la suprême
puissance parmi les Romains, pourquoi avoir oublié les triumvirs? N'eurent-ils
pas pour le moins autant de puissance que les décemvirs? Que si l'on dit qu'elle
fut si courte qu'elle ne mérite pas d'être comptée, pourquoi celle des
décemvirs, qui ne dura que deux ans, le sera-t-elle plutôt ? Il est vrai, nous
dira-t-on : mettons-les à la place des dictateurs ; aussi bien n'y a-t-il guère
d'apparence de mettre la dictature comme une forme de gouvernement sous laquelle
Rome
617
ait vécu un certain temps. C'était une magistrature
extraordinaire qu'on faisait selon l'exigence dans tous les temps de la
république, et non une forme particulière de gouvernement. Déplaçons-les donc et
mettons les triumvirs à leur place. J'y consens, et je suis bien aise moi-même
de donner à l'interprétation des protestants toute la plus belle apparence
qu'elle puisse avoir : car avec tout cela ce n'est qu'illusion : un petit mot,
comme je l'ai dit, va tout réduire en fumée : car enfin il est dit du
septième roi, qui sera donc, puisqu'on le veut, un septième gouvernement,
que « lorsqu'il sera venu, il faut qu'il subsiste peu de temps. » A peine saint
Jean l'a-t-il fait paraître ; et incontinent, « il va , dit-il, en ruine (1). »
Si c'est l'empire papal, il doit être court. Or on prétend que selon saint Jean
il doit durer du moins douze cent soixante ans, autant de temps, comme le
confesse notre nouvel interprète, « que tous les autres gouvernements ensemble
(2). » Ce n'est donc pas l'empire papal dont il s'agit.
Mais c'est, dit-on , que devant
Dieu « mille ans , » comme dit saint Pierre (2), « ne sont qu'un jour. » Le beau
dénouement! Tout est également court aux yeux de Dieu, et non-seulement le règne
du septième roi, mais encore le règne de tous les autres. Or saint Jean voulait
caractériser ce septième roi en le comparant avec les autres; et son règne
devait être remarquable par la brièveté de sa durée. Pour faire trouver ce
caractère dans le gouvernement papal, qui ne voit qu'il ne suffit pas qu'il soit
court devant Dieu, devant qui rien n'est durable? Il faudrait qu'il fût court à
comparaison des autres gouvernements ; plus court par conséquent que celui des
tribuns militaires qui ont à peine subsisté trente à quarante ans ; plus court
que celui des décemvirs qui n'en ont duré que deux; plus court du moins que
celui des rois, ou des consuls, ou des empereurs qui ont rempli le plus de temps
par leur durée. Mais au contraire celui que saint Jean a caractérisé par la
brièveté de sa durée, non-seulement dure plus que chacun des autres, mais encore
dure plus que tous les autres ensemble : quelle absurdité plus manifeste ! et
n'est-ce pas entreprendre de rendre les prophéties ridicules que de les
expliquer de cette sorte?
1 Apoc., XVII, 10. — 2 Acc., Ière part., p.
11. — 3 II Petr., III, 8.
618
Mais disons un mot des dix rois,
sur lesquels notre interprète croit triompher, après Joseph Mède (1). C'est
lorsqu'il nous fait paraître, 1° les Bretons, 2° les Saxons, 3° les François, 4°
les Bourguignons, 5° les Visigoths, 6° les Suèves et les Alains, 7° les
Vandales, 8° les Allemands, 9° les Ostrogoths en Italie, où les Lombards leur
succèdent, 10° les Grecs. Voilà dix royaumes bien comptés, dans lesquels
l'empire romain s'est divisé au temps de sa chute. Sans disputer sur les
qualités, sans disputer sur le nombre, sans disputer sur les dates, voici du
moins une chose bien constante; c'est qu'aussitôt que ces dix rois paraissent,
saint Jean leur fait donner « leur autorité et leur puissance à la bête (2). »
Nous l'avouerons, disent nos interprètes, et c'est aussi où nous triomphons; car
c'est là ces dix rois vassaux et sujets que l'empire antichrétien, c'est-à-dire
l'empire pontifical, « a toujours eu sous lui pour l'adorer, et maintenir sa
puissance (3). » Voilà une convenance merveilleuse : mais, je vous prie, qu'ont
contribué à établir l'empire papal des rois ariens, tels qu'étaient les
Visigoths et les Ostrogoths, les Bourguignons et les Vandales; ou des rois
païens, tels qu'étaient alors les François et les Saxons? Est-ce là ces dix rois
vassaux de la Papauté, qui ne sont au monde que pour l'adorer? Mais quand est-ce
que ces Vandales et les Ostrogoths ont adoré les Papes ? Est-ce sous Théodoric
et ses successeurs, lorsque les Papes vivaient sous leur tyrannie? ou sous
Genséric, lorsqu'il pilla Rome avec les Vandales, et en emporta les dépouilles
en Afrique ? Et puisqu'on amène ici jusqu'aux Lombards, seraient-ils aussi parmi
ceux qui agrandissent l'Eglise romaine, eux qui n'ont rien oublié pour
l'opprimer durant tout le temps qu'ils ont subsisté, c'est-à-dire durant deux
cents ans? Car qu'ont été durant tout ce temps les Alboïns, les Astolphes et les
Didiers, que des ennemis de Rome et de l'Eglise romaine? Et les empereurs
d'Orient, qui étaient en effet empereurs romains, quoiqu'on les mette ici les
derniers sous le nom de Grecs, les faut-il encore compter parmi « les
vassaux et les sujets » du Pape, eux que saint Léon et ses successeurs, jusqu'au
temps de Charlemagne
1 Préj. légit., Ière part., Chap. VII, p. 126;
Acc. des Proph., IIe part. 27 28 — 2 Apoc., XVII, 13. — 3 Acc.,
Ière part., chap. XV, p. 266.
619
ont reconnus pour leurs souverains? Mais, dira-t-on, ces
rois païens et hérétiques ont embrassé la vraie foi. Il est vrai, ils l’ont
embrassée longtemps après ce démembrement en dix royaumes. Les François ont eu
quatre rois païens : les Saxons ne se sont convertis que sous saint Grégoire,
cent cinquante ans après le démembrement : les Goths, qui régnaient en Espagne,
se sont convertis de l'arianisme dans le même temps : que fait cela a ces rois,
qui selon les prétentions de nos interprètes, devaient commencer à régner en
même temps que la bête, et lui donner leur puissance ? D'ailleurs ne sait-on
point d'autre époque pour faire entrer ces rois dans l'empire antichrétien, que
celle où ils se sont faits ou chrétiens ou catholiques? Quelle heureuse destinée
de cet empire prétendu antichrétien, qu'il se compose des peuples convertis à
Jésus-Christ ! Mais qu'est-ce, après tout, que ces rois si heureusement
convertis ont contribué à l'établissement de la puissance du Pape? Si en entrant
dans l'Eglise ils en ont reconnu le premier Siège qui était celui de Rome, ni
ils ne lui ont donné cette primauté qu'il avait très-constamment quand ils se
sont convertis, ni ils n'ont reconnu dans le Pape que ce qu'y avaient reconnu
les chrétiens avant eux, c'est-à-dire le successeur de saint Pierre. Les Papes
de leur côté n'ont exercé leur autorité sur ces peuples qu'en leur enseignant la
vraie foi, et en maintenant le bon ordre et la discipline; et personne ne
montrera que durant ce temps, ni quatre cents ans après, ils se soient mêlés
d'autre chose, ni qu'ils aient rien entrepris sur le temporel : voilà ce que
c'est que ces dix rois avec lesquels devait commencer l'empire papal.
Mais c'est, dit-on, qu'il en est
venu dix autres à la place, et les voici avec leurs royaumes : 1° l'Allemagne,
2° la Hongrie, 3° la Pologne, 4° la Suède, 5° la France, 6° l'Angleterre, 7°
l'Espagne, 8° le Portugal, 9° l'Italie, 10° l'Ecosse (1). Expliquera qui pourra
pourquoi l'Ecosse paraît ici plutôt que la Bohème, pourquoi la Suède plutôt que
le Danemark ou la Norwège; pourquoi enfin le Portugal, comme séparé de
l'Espagne, plutôt que Castille, Arragon, Léon, Navarre et les autres royaumes :
mais pourquoi
1 Préf., Ière part., chap. VI, p. 105.
620
perdre le temps à examiner ces fantaisies? Qu'on me réponde
du moins si c'était là ces dix royaumes qui devaient se former du débris de
l'Empire romain à même temps que l'Antéchrist devait paraître, et qui lui
devaient donner leur autorité et leur puissance; que fait ici la Pologne, et les
autres royaumes du Nord, que Rome ne connaissait pas, et qui sans doute n'ont
pas été formés de ses ruines, lorsque l'Antéchrist saint Léon est venu au monde?
Se moque-t-on d'écrire sérieusement de semblables rêveries? C'est en vérité,
pour des gens qui ne parlent que de l'Ecriture, se jouer trop témérairement de
ses oracles; et si l'on n'a rien de plus précis pour expliquer les prophéties,
il vaudrait mieux en adorer l'obscurité sainte, et respecter l'avenir que Dieu a
mis en sa puissance.
Il ne faut pas s'étonner si ces
interprètes hardis se détruisent à la fin les uns les autres. Joseph Mède, sur
le verset où saint Jean raconte que dans un grand tremblement de terre « la
dixième partie de la ville tomba (1), » croyait avoir très-bien rencontré en
interprétant cette dixième partie de la nouvelle Rome antichrétienne, qui est
dix fois plus petite que l'ancienne Rome. Pour parvenir à la preuve de son
interprétation, il compare sérieusement l'ère de l'ancienne Rome avec celle de
la nouvelle, et par une belle figure il démontre que la première est dix fois
plus grande que l'autre : mais M. Jurieu son disciple lui ôte une interprétation
si mathématique. « Il s'est trompé avec tous les autres, dit fièrement le
nouveau prophète, quand par la cité dont parle saint Jean il a entendu la seule
ville de Rome (2). Il faut tenir pour certain, poursuit-il d'un ton de maître,
que la grande cité c'est Rome avec son empire (3). » Et la dixième partie de
cette cité, que sera-ce? Il l'a trouvé: « La France, dit-il, est cette dixième
partie (4). » Mais quoi! la France tombera-t-elle, et ce prophète augure-t-il si
mal de sa patrie ? Non, non : elle pourra bien être abaissée; qu'elle y prenne
garde; le prophète l'en menace : mais elle ne périra pas. Ce que le Saint-Esprit
veut dire ici, en disant qu'elle tombera, « c'est qu'elle tombera pour le
papisme (5) : » au
1 Apoc., XI, 13; Med., Comm.
in Apoc., part. II, p. 489.— 2 Acc., IIe part., chap. II, p.
194. — 3 Ibid. p. 200, 203. — 4 Ibid., p. 201. — 5 Ibid.
621
reste, elle sera plus éclatante que jamais, parce qu'elle
embrassera la Réforme; et cela bientôt; et nos rois (chose que j'ai peine à
répéter) vont être réformés à la calvinienne. Quelle patience n'échapperait à
ces interprétations? Mais enfin il a mieux dit qu'il ne pense, d'appeler cela
une chute : la chute serait trop horrible, de tomber dans une Réforme où
l'esprit d'illusion domine si fort.
Si l'interprète français trouve
la France dans l'Apocalypse, l'Anglais y trouve l'Angleterre : la fiole
versée sur les fleuves et sur les fontaines « sont les émissaires du Pape, et
les Espagnols vaincus sous le règne d'Elisabeth de glorieuse mémoire (1). » Mais
le bon Mède revoit : son disciple mieux instruit nous apprend que la seconde et
la troisième fiole « c'est les croisades, où Dieu a rendu du sang aux
catholiques pour le sang des vaudois et des albigeois, qu'ils avaient répandu
(2). » Ces vaudois et ces albigeois, et Jean Viclef et Jean Hus, et tous les
autres de cette sorte, jusqu'aux cruels taborites, reviennent partout dans les
nouvelles interprétations comme de fidèles témoins de la vérité persécutée par
la bête : mais on les connaît à présent, et il n'en faudrait pas davantage pour
reconnaître la fausseté de ces prétendues prophéties.
Joseph Mède s'était surpassé
lui-même dans l'explication de la quatrième fiole. Il la voyait répandue « sur
le soleil, sur la principale partie du ciel de la bête (3), » c'est-à-dire de
l'empire papal : c'est que le Pape allait perdre l'empire d'Allemagne, qui est
son soleil : cela était clair. Pendant que Mède, si on l'en veut croire,
imprimait ces choses « qu'il avait méditées longtemps auparavant, » il apprit
les merveilles « de ce roi pieux, heureux et victorieux, que Dieu envoyait du
Nord pour défendre sa cause (4) : » c'était, en un mot, le grand Gustave. Mède
ne peut plus douter que sa conjecture ne soit une inspiration ; et il adresse à
ce grand roi le même cantique que David adressait au Messie : « Mettez votre
épée, ô grand Roi ; combattez pour la vérité et pour la
1 Med., Comm. Apoc., p. 528, ad Phial., 3,
Apoc., XVI — 2 Acc. des Proph., IIe part., chap. IV, p. 72;
Préj. légit., Ière part., chap. V, p. 98, 99. — 3 Comm. Apoc., p,
528; Apoc., XVI, 8. — 4 Comm. Apoc., p. 529.
622
justice, et régnez (1). » Mais il n'en fut rien, et avec sa
prophétie Mède a publié sa honte.
Il y a encore un bel endroit, où
pendant que Mède contemple la ruine de l'empire turc, son disciple y voit au
contraire les victoires de cet empire. L'Euphrate dans l'Apocalypse,
c'est à Mède l'empire des Turcs ; et l'Euphrate mis à sec dans l'épanchement de
la sixième fiole, c'est l'empire turc détruit (2). Il n'y entend rien : M.
Jurieu nous fait voir que l'Euphrate, c'est l'Archipel et le Bosphore, que les
Turcs passèrent en 1390 pour se rendre maîtres de la Grèce et de Constantinople
(3). Bien plus, a il y a beaucoup d'apparence que les conquêtes des Turcs sont
poussées si loin, pour leur donner le moyen de servir avec les protestants au
grand œuvre de Dieu (4), » c'est-à-dire à la ruine de l'empire papal : car
encore que les Turcs « n'aient jamais été si bas qu'ils sont, » c'est cela même
qui fait croire à notre auteur qu'ils se relèveront bientôt. « Je regarde,
dit-il, cette année 1685 comme critique en cette affaire. Dieu y a abaissé les
réformez et les Turcs en même temps pour les relever en même temps, et les faire
être les instruments de sa vengeance contre l'empire papal. » Qui n'admirerait
cette relation du turcisme avec la Réforme, et cette commune destinée de l'un et
de l'autre? Si les Turcs se relèvent, pendant que le reste des chrétiens
s'affligera de leurs victoires, les réformés alors lèveront la tête, et croiront
voir approcher le temps de leur délivrance. On ne savait pas encore ce nouvel
avantage de la Réforme, de devoir croître et décroître avec les Turcs. Notre
auteur lui-même était demeuré court à cet endroit quand il composait ses
Préjugés légitimes; et il n'a voit rien entendu dans les plaies des deux
dernières fioles où ce mystère était renfermé : mais enfin, « après avoir frappé
deux fois, quatre cinq et six fois, avec une attention religieuse, la porte
s'est ouverte (5), » et il a vu ce grand secret.
On me dira que parmi les
protestants les habiles gens se moquent aussi bien que nous, de ces rêveries.
Mais cependant on les laisse courir, parce qu'on les sait nécessaires pour
amuser un peuple
1 Psal XLIV.— 2 Apoc. , XVI, 12;
ibid., ad Phial., 6, p. 529.— 3 Acc., IIe part chap.
VII, p. 99. — 4 Ibid., 101. — 5 Ibid., p. 94.
623
crédule. C'a été principalement par ces visions qu'on a
excité la haine contre l'Eglise romaine, et qu'on a nourri l'espérance de la
voir bientôt détruite. On en revient à cet artifice; et le peuple trompé cent
fois, ne laisse pas de prêter l'oreille, comme les Juifs livrés à l'esprit
d'erreur faisaient autrefois aux faux prophètes. Des exemples ne servent de rien
pour désabuser le peuple prévenu. On crut voir dans les prophéties de Luther la
mort de la Papauté si prochaine, qu'il n'y avait aucun protestant qui n'espérât
d'assister à ses funérailles. Il a bien fallu prolonger le temps, mais on a
toujours conservé le même esprit; et la Réforme n'a jamais cessé d'être le jouet
de ces prophètes de mensonge, qui prophétisent les illusions de leur cœur.
Dieu me garde de perdre le temps
à parler ici d'un Cotterus, d'un Drabicius , d'une Christine , d'un Coménius, et
de tous ces autres visionnaires dont notre ministre nous vante les prédictions
et reconnaît les erreurs (1). Il n'est pas jusqu'au savant Usser qui n'ait
voulu, à ce qu'on prétend, faire le prophète. Mais le même ministre demeure
d'accord qu'il s'est trompé comme les autres. Ils ont tous été démentis par
l'expérience ; et « on y trouve, dit le ministre (2), tant de choses qui
achoppent, qu'on ne saurait affermir son cœur là-dessus. » Cependant il ne
laisse pas de les regarder comme des prophètes et de grands prophètes, des
Ezéchiels, des Jérémies. Il trouve « dans leurs visions tant de majesté et tant
de noblesse que celles des anciens prophètes n'en ont pas davantage, et une
suite de miracles aussi grands qu'il en soit arrivé depuis les apôtres. » Ainsi
le premier homme de la Réforme se laisse encore éblouir par ces faux prophètes,
après que l'événement les a confondus : tant l'esprit d'illusion règne dans le
parti ; mais les vrais prophètes du Seigneur le prennent d'un autre ton contre
ces menteurs qui abusent du nom de Dieu : « Ecoute, ô Hananias, dit Jérémie, la
parole que je t'annonce, et que j'annonce à tout le peuple. Les prophètes qui
ont été devant nous dès le commencement, et qui ont prophétisé le bien ou le mal
aux nations et aux royaumes, lorsque leurs paroles ont été accomplies, on a vu
qu'ils étaient des prophètes que le Seigneur avait véritablement
1 Avis à tous les Ch., au connu., p. 5-7. — 2 Acc.
des proph., IIe part., p. 174.
624
envoyés ; et la parole du Seigneur fut adressée à Jérémie :
Va et dis à Hananias : Voici ce que dit le Seigneur : Tu as brisé des chaînes de
bois, en signe de la délivrance future du peuple, et tu les changeras en
chaînes de fer : j'aggraverai le joug des nations à qui tu annonces la paix.
Et le prophète Jérémie dit au prophète Hananias : Ecoute, ô Hananias ; le
Seigneur ne t'a pas envoyé, et tu as fait que le peuple a mis sa confiance dans
le mensonge : pour cela , dit le Seigneur, je t'ôterai de dessus la face de la
terre : tu mourras cette année, parce que tu as parlé contre le Seigneur : et le
prophète Hananias mourut cette année au septième mois (1). » Ainsi méritait
d'être confondu celui qui trompait le peuple au nom du Seigneur, et le peuple
n'avait plus qu'à ouvrir les yeux.
Les interprètes de la Réforme ne
valent pas mieux que ses prophètes. L'Apocalypse et les autres prophéties
ont toujours été le sujet sur lequel les beaux esprits de la Réforme ont cru
qu'il leur était libre de se jouer. Chacun a trouvé ses convenances, et les
crédules protestants y ont toujours été pris. M. Jurieu reprend souvent, comme
on a vu, Joseph Mède qu'il avait choisi pour son guide (2). Il a fait voir
jusqu'aux erreurs de Dumoulin son aïeul, dont toute la Réforme avait admiré les
interprétations sur les prophéties ; et il a montré « que le fondement sur
lequel il a bâti est tout à fait destitué de solidité. » Il y avait pourtant
beaucoup d'esprit, et une érudition très-recherchée dans ces visions de Dumoulin
: mais c'est qu'en ces occasions plus on a d'esprit, plus on se trompe ; parce
que plus on a d'esprit, plus on invente et plus on hasarde. Le bel esprit de
Dumoulin, qui a voulu s'exercer sur l'avenir, l'a engagé dans un travail dont on
se moque jusque dans sa famille; et M. Jurieu, son petit-fils, qui montre
peut-être dans cette matière plus d'esprit que les autres, n'en sera que plus
certainement la risée du monde.
J'ai honte de discourir si
longtemps sur des visions plus creuses que celles des malades. Mais je ne dois
pas oublier ce qu'il y a de plus important dans ce vain mystère des protestants.
Selon l'idée qu'ils nous donnent de l’Apocalypse, rien ne devrait y être
1 Jer., XXVIII, 7 et seq. — 2 Jur., Acc. des
proph., Ière part., p. 71 ; IIe part, p. 183.
625
que plus clairement que la Réforme elle-même avec ses
auteurs, qui étaient venus pour détruire l'empire de la bête ; et surtout elle
devrait être marquée dans l'épanchement des sept fioles où sont prédites, à ce
qu'ils prétendent, les sept plaies de leur empire antichrétien. Mais ce que
voient ici nos interprètes est si mal conçu, que l'un détruit ce que l'autre
avance. Joseph Mède croit avoir trouvé Luther et Calvin, lorsque la fiole est
répandue sur la mer, c'est-à-dire, sur le monde antichrétien, et
qu'aussitôt cette mer « est changée en un sang semblable à celui d'un corps mort
(1). » Voilà, dit-il, la Réforme : c'est un poison qui tue tout : car alors «
tous les animaux qui étaient dans la mer moururent (2). » Mède prend soin de
nous expliquer ce sang semblable à celui d'un cadavre, et il dit que c'est comme
le sang d'un membre coupé, à cause « des provinces et des royaumes qui furent
alors arrachés du corps de la Papauté (3). » Voilà une triste image pour les
réformés , de ne voir les provinces de la Réforme que comme « des membres
coupés, » qui ont perdu, selon Mède, « toute liaison avec la source de la vie,
tout esprit vital et toute chaleur, » sans qu'on nous en dise davantage.
Telle est l'idée de la Réforme,
selon Mède. Mais s'il la voit dans l'effusion de la seconde fiole, l'autre
interprète la voit seulement à l'effusion de la septième : « Lorsqu'il sortit,
dit saint Jean (4), une grande voix du temple céleste comme venant du trône, qui
dit : C'est fait. Et il se fit de grands bruits, des tonnerres et des éclairs,
et un si grand tremblement de terre, qu'il n'y en eut jamais un tel depuis que
les hommes sont sur la terre : » c'est là, dit-il, la Réforme (5).
A la vérité ce grand mouvement
convient assez aux troubles dont elle remplit tout l'univers, car on n'en avait
jamais vu de semblables pour la religion. Mais voici le bel endroit : « La
grande ville fut divisée en trois parties. » C'est, dit notre auteur, l'Eglise
romaine, la luthérienne et la calvinienne ; voilà les trois partis qui divisent
la grande cité, c'est-à-dire l'Eglise d'Occident. J'accepte l'augure; la Réforme
divise l'unité : en la divisant elle se
1 Jos. Mèd., ad Ph., 2; Apoc.,
XVI, 3. — 2 Apoc., ibid. — 3 Mèd., ibid.— 4 Apoc., XVI,
17. — 5 Acc., IIe part., chap. VIII, p. 122.
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rompt elle-même en deux, et laisse l'unité à l'Eglise
romaine dans la chaire de saint Pierre qui en est le centre. Mais saint Jean ne
devait pas avoir oublié qu'une des parties divisées, c'est-à-dire la
calvinienne, se rompait encore en deux morceaux, puisque l'Angleterre, qu'on
veut ranger avec elle, fait néanmoins dans le fond une secte à part ; et notre
ministre ne doit pas dire que cette division soit légère, puisque de son propre
aveu on se traite de part et d'autre « comme des excommuniés (1). » En effet
l'église anglicane met les calvinistes puritains au nombre des non-conformistes,
c'est-à-dire au nombre de ceux dont elle ne permettait pas le service , et n'en
reçoit les ministres qu'en les ordonnant de nouveau comme des pasteurs sans aveu
et sans caractère. Je pourrais aussi parler des autres sectes qui ont partagé le
monde en même temps que Luther et Calvin, et qui prises ensemble ou séparément,
font un assez grand morceau pour n'être pas omises dans ce passage de saint
Jean. Et après tout il fallait donner à la Réforme un caractère plus noble que
celui de tout renverser, et une plus belle marque que celle d'avoir mis en
pièces l'Eglise d'Occident, la plus florissante de tout l'univers ; qui a été le
plus grand de tous les malheurs.
1 Ci-dessus, liv. XII, n. 43.
FIN DU QUATORZIÈME VOLUME.
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