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LIVRE XV.

Variations sur l'article du Symbole :
Je crois l'Eglise catholique.
Fermeté inébranlable de l'Eglise romaine.

 

SOMMAIRE.

 

Histoire des Variations sur la matière de l'Eglise. On reconnaît naturellement l'Eglise visible. La difficulté de montrer où était l'Eglise oblige à inventer l'Eglise invisible. La perpétuelle visibilité nécessairement reconnue. Divers moyens de sauver la Réforme dans cotte présupposition. Etat où la question se trouve à présent par les disputes des ministres Claude et Jurieu. On est enfin forcé d'avouer qu'on se sauve encore dans l'Eglise romaine, comme on s'y est sauvé avant la Réforme prétendue. Etranges variations, et les confessions de foi méprisées. Avantages qu'on donne aux catholiques sur le fondement nécessaire dés promesses de Jésus-Christ en faveur de la perpétuelle visibilité. L'Eglise est reconnue pour infaillible. Ses sentiments avoués pour une règle infaillible de la foi. Vaines exceptions. Toutes les preuves contre l'autorité infaillible de l'Eglise réduites à rien par les ministres. Evidence et simplicité de la doctrine catholique sur la matière de l'Eglise. La Réforme abandonne son premier fondement, en avouant que la foi ne se forme point sur les Ecritures. Consentement des ministres Claude et Jurieu dans ce dogme. Absurdités inouïes du nouveau système de l'Eglise, nécessaires pour se défendre contre les objections îles catholiques. L'uniformité et la constance de l'Eglise catholique opposée aux variations des églises protestantes. Abrégé de ce quinzième livre. Conclusion de tout l'ouvrage.

 

Comme après avoir observé les effets d'une maladie et le ravage qu'elle fait dans un corps, on en recherche la cause pour y appliquer les remèdes convenables : ainsi, après avoir vu cette perpétuelle instabilité des églises protestantes, fâcheuse maladie de la chrétienté, il faut aller au principe, pour apporter si l'on peut un secours proportionné à un si grand mal. La cause des variations que nous avons vues dans les sociétés séparées, est de n'avoir pas connu l'autorité de l'Eglise, les promesses qu'elle a reçues d'en haut, ni en un mot ce que c'est que l'Eglise même. Car c'était là le point fixe sur lequel il fallait appuyer toutes les démarches qu'on avait à faire; et faute de s'y être arrêtés, les hérétiques curieux ou ignorants ont été livrés aux raisonnements humains, à leurs chagrins, à leurs passions particulières; ce qui a fait qu'ils

 

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ne sont allés qu'à tâtons dans leurs propres confessions de foi, et qu'ils n'ont pu éviter les deux inconvénients marqués par saint Paul dans les faux docteurs, dont l'un est de se condamner eux-mêmes par leur propre jugement (1) ; et l'autre , « d'apprendre toujours, sans jamais pouvoir parvenir à la connaissance de la vérité (2). »

Ce principe d'instabilité de la réformation prétendue a paru dans toute la suite de cet ouvrage : mais il est temps de le remarquer avec une attention particulière, en montrant dans les sentiments confus de nos frères séparés sur l'article de l'Eglise, les variations qui ont causé toutes les autres : après quoi nous finirons ce discours, en faisant voir une contraire disposition dans l'Eglise catholique, qui pour avoir bien connu ce qu'elle était par la grâce de Jésus-Christ, a toujours si bien dit d'abord dans toutes les questions qu'on a émues tout ce qu'il en fallait dire pour assurer la foi des fidèles, qu'il n'a jamais fallu, je ne dis pas varier, mais délibérer de nouveau, ni s'éloigner tant soit peu du premier plan.

La doctrine de l'Eglise catholique consiste en quatre points dont l'enchaînement est inviolable : l'un, que l'Eglise est visible ; l'autre, qu'elle est toujours; le troisième, que la vérité de l'Evangile y est toujours professée par toute la société; le quatrième, qu'il n'est pas permis de s'éloigner de sa doctrine : ce qui veut dire, en autres termes, qu'elle est infaillible.

Le premier point est fondé sur un fait constant : c'est que le terme d’Eglise signifie toujours dans l'Ecriture, et ensuite dans le langage commun des fidèles, une société visible (3) : les catholiques le posent ainsi, et il a fallu que les protestants en convinssent, comme on verra.

Le second point, que l'Eglise est toujours, n'est pas moins constant, puisqu'il est fondé sur les promesses de Jésus-Christ, dont on convient dans tous les partis.

De là on infère très-clairement le troisième point, que la vérité est toujours professée par la société de l'Eglise; car l'Eglise n'étant visible que par la profession de la vérité, il s'ensuit que si

 

1 Tit., III, 11. — 2 II Tim., III, 7. — 3 Conf. avec M. Cl.

 

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elle est toujours et qu'elle soit toujours visible, il ne se peut qu'elle n'enseigne et ne professe toujours la vérité de l'Evangile : d'où suit aussi clairement le quatrième point, qu'il n'est pas permis de dire que l'Eglise soit dans l'erreur, ni de s'écarter de sa doctrine ; et tout cela est fondé sur la promesse qui est avouée dans tous les partis, puisqu'enfin la même promesse qui fait que l'Eglise est toujours, fait qu'elle est toujours dans l'état qu'emporte le terme d'Eglise; par conséquent toujours visible, et toujours enseignant la vérité. Il n'y a rien de plus simple, ni de plus clair, ni de plus suivi que cette doctrine.

Cette doctrine est si claire, que les protestants ne l'ont pu nier; elle emporte si clairement leur condamnation, qu'ils n'ont pu aussi la reconnaître : c'est pourquoi ils n'ont songé qu'à l'embrouiller, et ils n'ont pu s'empêcher de tomber dans les contradictions que nous allons raconter.

Exposons avant toutes choses leurs Confessions de foi ; et pour commencer par celle d'Augsbourg, qui est la première et comme le fondement de toutes les autres, voici comme on y posait l'article de l'Eglise : « Nous enseignons qu'il y a une Eglise sainte, qui doit subsister éternellement (1). » Quelle est maintenant cette Eglise dont la durée est éternelle ? Les paroles suivantes l'expliquent : « L'Eglise c'est l'assemblée des Saints, où l'on enseigne bien l'Evangile, et où l'on administre bien les sacrements. »

On voit ici trois vérités fondamentales. 1° « Que l'Eglise subsiste toujours : » il y a donc une succession inviolable. 2° Qu'elle est essentiellement composée de pasteurs et de peuple, puisqu'on met dans sa définition l'administration des sacrements et la prédication de la parole. 3° Que non-seulement on y administre la parole et les sacrements, mais qu'on les y administre bien, rectè, comme il faut : ce qui entre pareillement dans l'essence de l'Eglise, puisqu'on le met, comme on voit, dans sa définition.

La question est après cela comment il peut arriver qu'on accuse l'Eglise d'erreur ou dans la doctrine, ou dans l'administration des sacrements ; car si cela pou voit arriver, la définition de l'Eglise où l'on met non-seulement la prédication, mais la vraie

 

1 Conf. Aug., art. 7.

 

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prédication de l'Evangile, et non-seulement l'administration, mais la droite administration des sacrements serait fausse; et si cela ne peut arriver, la Réforme, qui accusait l'Eglise d'erreur, portait sa condamnation dans son propre titre.

Qu'on remarque la difficulté, car c'a été dans les églises protestantes la première source des contradictions que nous avons à y remarquer : contradictions au reste où les remèdes qu'ils ont cru trouver au défaut de leur origine n'ont fait que les enfoncer davantage. Mais en attendant que l'ordre des faits nous fasse trouver ces vains remèdes, tâchons de bien faire sentir le mal.

Sur ce fondement de l'article vu de la Confession d'Augsbourg, on demandait aux luthériens ce qu'ils venaient réformer. L'Eglise romaine, disaient-ils. Mais avez-vous quelque autre église où la doctrine que vous voulez établir soit professée? C'était un fait bien constant qu'ils n'en pouvaient montrer aucune. Où était donc cette église, où par votre article vu devait toujours subsister la véritable prédication de la parole de Dieu et la droite administration des sacrements? Nommer quelques docteurs par-ci par-là et de temps en temps, que vous prétendiez avoir enseigné votre doctrine, quand le fait serait avoué, ce ne serait rien : car c'était un corps d'église qu'il fallait montrer, un corps où l'on prêchât la vérité et où l'on administrât les sacrements, par conséquent un corps composé de pasteurs et de peuples, un corps à cet égard toujours visible. Voilà ce qu'il faut montrer, et montrer par conséquent dans ce corps visible une manifeste succession et de la doctrine et du ministère.

Au récit de l'article vu de la Confession d'Augsbourg, les catholiques trouvèrent mauvais qu'on eût défini l'Eglise, l’Assemblée des Saints; et ils dirent que les méchants et les hypocrites, qui sont unis à l'Eglise par les liens extérieurs, ne devaient pas être exclus de leur unité. Mélanchthon rendit raison de cette doctrine dans l'Apologie (1), et il pouvait y avoir ici autant de dispute de mots que de choses : mais sans nous y arrêter, remarquons seulement qu'on persiste à dire que l'Eglise « doit toujours durer, » et toujours durer « visible », » puisque la prédication et les sacrements

 

1 Apol., tit., de Eccl., p. 144.— 2 Ibid., p. 145, 146.

 

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y étaient requis; car écoutons comme on parle : « L'Eglise catholique n'est pas une société extérieure de certaines nations ; mais c'est les hommes dispersés par tout l'univers, qui ont les mêmes sentiments sur l'Evangile, qui ont le même Christ, le même Esprit-Saint, et les mêmes sacrements (1). » Et encore plus expressément un peu après : « Nous n'avons pas rêvé que l'Eglise soit la cité de Platon (qu'on ne trouve point sur la terre) : nous disons que l'Eglise existe; qu'il y a de vrais croyants, et de vrais justes répandus par tout l'univers : nous y ajoutons les marques, l'Evangile pur et les sacrements ; et c'est une telle église qui est proprement la colonne de la vérité (2). » Voilà donc toujours sans difficulté une église très-réellement existante, très-réellement visible, où l'on prêche très-réellement la saine doctrine, et où très-réellement on administre comme il faut les sacrements : car, ajoute-t-on, le royaume de Jésus-Christ ne peut subsister qu'avec « la parole et les sacrements (3) ; » en sorte qu'où ils ne sont pas, « il n'y a point d'église. »

On disait bien en même temps qu'il s'était coulé dans l'Eglise beaucoup de traditions humaines, par lesquelles la saine doctrine et la droite administration des sacrements était altérée, et c'était ce qu'on voulait réformer. Mais si ces traditions humaines étaient passées en dogmes dans l'Eglise, où était donc cette pureté de la prédication et de la doctrine sans laquelle elle ne pouvait subsister? Il fallait ici pallier la chose; et c'est pourquoi on disait, comme on a vu (4), qu'on ne voulait point combattre « l'Eglise catholique, ou même l'Eglise romaine, ni soutenir les opinions que l'Eglise avait condamnées; » qu'il s'agissait seulement « de quelque peu d'abus, » qui s'étaient introduits dans les églises « sans aucune autorité certaine, » et qu'il ne fallait pas prendre pour doctrine de l'Eglise romaine ce qu'approuvaient le Pape, quelques cardinaux, quelques évêques et quelques moines.

A entendre ainsi parler les luthériens, ils pourrait sembler qu'ils n'attaquaient pas les dogmes reçus, mais quelques opinions particulières et quelques abus introduits sans autorité. Cela ne

 

1 Apol., lit. de Eccl., p. 145, 146. — 2 ibid., 148. — 3 Ibid., 156. — 4 Ci-dessus liv. III, n. 59.

 

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s'accordait guère avec ces reproches sanglants de sacrilège et d'idolâtrie dont on remplissait tout l'univers, et s'accordait encore moins avec la rupture ouverte. Mais le fait est constant : et par ces douces paroles on tâchait de remédier à l'inconvénient de reconnaître de la corruption dans les dogmes de l'Eglise, après avoir fait entrer dans son essence la pure prédication de la vérité.

Cette immutabilité et la perpétuelle durée de la saine doctrine était appuyée, dans les articles de Smalcalde, souscrits de tout le parti luthérien, sur ces paroles de Notre-Seigneur : « Sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, » c'est-à-dire, disait-on, « sur le ministère de la profession que Pierre avait faite (1). » Il y fallait donc la prédication, et la véritable prédication, sans laquelle on reconnaissait que l'Eglise ne pouvait subsister.

Pendant que nous en sommes sur la doctrine des églises luthériennes, la Confession saxonique qu'on sait être de Mélanchthon se présente à nous. On y reconnaît qu'il y a toujours quelque église véritable ; « que les promesses de Dieu (qui en a promis la durée) sont immuables; qu'on ne parle point de l'Eglise comme d'une idée de Platon, mais qu'on montre une église qu'on voit et qu'on écoute ; qu'elle est visible en cette vie, et que c'est l'assemblée qui embrasse l'Evangile de Jésus-Christ et qui a le véritable usage des sacrements, où Dieu opère efficacement par le ministère de l'Eglise et où plusieurs sont régénérés (2). »

On ajoute qu'elle peut être réduite à un petit nombre ; mais qu'enfin il y a toujours un reste de fidèles, « dont la voix se fait entendre sur la terre; et que Dieu de temps en temps renouvelle le ministère. » Il veut dire qu'il le purifie ; car qu'il cesse un seul moment, la définition de l'Eglise, qui, comme on venait de le dire, ne peut être sans le ministère, ne le souffre pas ; et l'on ajoute aussitôt après que « Dieu veut que le ministère de l'Evangile soit public : il ne veut pas que la prédication soit renfermée dans les ténèbres, mais qu'elle soit entendue de tout le genre humain ; il veut qu'il y ait des assemblées où elle résonne, et où son nom soit loué et invoqué (3). »

 

1 Art. Smal. Concord., p. 345. — 2 Cap. de Eccl., Synt. Gen., II part. p. 72. — 3 Cap. de Cœn., p. 72.

 

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Voilà donc toujours l'Eglise visible. Il est vrai qu'on commence à voir la difficulté, lorsqu'on dit qu'elle est réduite à un petit nombre : mais au fond les luthériens ne sont pas moins empêchés à montrer dans leurs sentiments une petite société qu'une grande, lorsque Luther vint au monde; et cependant sans cela il n'y a ni ministère ni église.

La Confession de Virtemberg, dont Brence a été l'auteur, ne dégénère pas de cette doctrine, puisqu'elle reconnaît « une Eglise si bien gouvernée par le Saint-Esprit, que quoique faible elle demeure toujours ; qu'elle juge de la doctrine ; et qu'elle est où l'Evangile est sincèrement prêché, et où les sacrements sont administrés selon l'institution de Jésus-Christ (1). » La difficulté restait toujours de nous montrer une église et une société de pasteurs et de peuple où l'on trouvât la saine doctrine toujours conservée jusqu'au temps de Luther.

Le chapitre suivant raconte comme les conciles peuvent errer (2), parce qu'encore que Jésus-Christ ait promis à son Eglise la présence perpétuelle de son Saint-Esprit, néanmoins « toute assemblée n'est pas l'Eglise ; » et il peut arriver dans l'Eglise, « comme dans les Etats politiques, » que le plus grand nombre l'emporte sur le meilleur. C'est de quoi je ne veux pas disputer à présent ; mais je demande toujours qu'on me montre une église, petite ou grande, dans les sentiments de Luther avant sa venue.

La Confession de Bohême est approuvée par Luther. On y confesse « une Eglise sainte et catholique qui comprend tous les chrétiens dispersés par toute la terre, qui sont assemblés par la prédication de l'Evangile dans la foi de la Trinité et de Jésus-Christ ; partout où Jésus-Christ est prêché et reçu, partout où est la parole et les sacrements selon la règle qu'il a prescrite, là est l'Eglise (3). » Ceux-là au moins savaient bien que, lorsqu'ils vinrent au monde , il n'y avait point dans l'univers d'église de leur croyance ; car ils en avaient été bien informés par les députés qu'ils avaient envoyés de tous côtés (4). Cependant ils n'osaient dire que « leur assemblée telle qu'elle était, » petite ou grande, fût la

 

1 Cap. de Eccl., ibid., p. 132. — 2 Ibid., cap. de Conc., p. 134. — 3 Art. 8, ibid., 186. — 4 Ci-dessus, liv. XI, n. 177.

 

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sainte Eglise universelle ; et ils disaient seulement « qu'elle en était un membre et une partie (1). » Mais enfin où étaient donc les autres parties ? Ils avaient parcouru tous les coins du monde sans en apprendre aucune nouvelle : étrange extrémité de n'oser dire qu'on soit l'Eglise universelle, et d'oser encore moins dire qu'on trouve des frères et des compagnons de sa foi en quelque endroit que ce soit de l'univers !

Quoi qu'il en soit, voici les premiers qui semblent insinuer dans une confession de foi que les vraies églises chrétiennes peuvent être séparées les unes des autres, puisqu'ils n'osent pas exclure de l'unité catholique les églises avec lesquelles ils sa voient qu'ils n'avaient point de communion ; ce que je prie qu'on remarque, parce que cette doctrine sera enfin le dernier refuge des protestants, comme nous verrons dans la suite.

Nous avons vu sur l'Eglise la confession des luthériens ; l'autre parti va paraître. La Confession de Strasbourg présentée, comme on a vu, à Charles V en même temps que celle d'Augsbourg, définit l'Eglise « la société de ceux qui se sont enrôlés dans la milice de Jésus-Christ, parmi lesquels il se mêle beaucoup d'hypocrites (2). » Il n'y a nul doute qu'une telle société ne soit visible : qu'elle doive toujours durer en cet état de visibilité, la suite le fait paraître, puisqu'on ajoute « que Jésus-Christ ne l'abandonne jamais ; que ceux qui ne l'écoutent pas doivent être tenus pour païens et pour publicains ; qu'à la vérité on ne peut pas voir par où elle est église, c'est-à-dire la foi ; mais qu'elle se fait voir par ses fruits , parmi lesquels on compte la confession de la vérité. »

Le chapitre suivant explique que « l'Eglise étant sur la terre dans la chair, Dieu veut aussi l'instruire par la parole extérieure, et faire garder à ses fidèles une société extérieure par le moyen des sacrements (3). » Il y a donc nécessairement pasteurs et peuple, et l'Eglise ne peut subsister sans ce ministère.

La Confession de Bâle en 1836 dit que « l'Eglise catholique est le saint assemblage de tous les Saints ; et qu'encore qu'elle ne

 

1 Ci-dessus, liv. XI, n. 187. — 2 Confess. Argent., cap. XV, de Eccl.; Synt. Gen., I part. p. 191. — 3 Cap. XVI, ibid.

 

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soit connue que de Dieu, toutefois elle est vue, elle est connue, elle est construite par les rites extérieurs établis de Dieu, c'est-à-dire les sacrements, et par la publique et légitime prédication de sa parole (1): » où l'on voit manifestement que sont compris les ministres légitimement appelés, par lesquels on ajoute aussi que Dieu « se fait connaître à ses fidèles, et leur administre la rémission de leurs péchés. »

Dans une autre Confession de foi faite à Bâle en 1332, l'Eglise chrétienne est pareillement définie « la société des Saints, dont tous ceux qui confessent Jésus-Christ sont citoyens ; » ainsi la profession du christianisme y est essentielle.

Pendant que nous parlons des confessions helvétiques, celle de 1566, qui est la grande et la solennelle, définit encore l'Eglise « qui a toujours été, qui est et qui sera toujours ; l'assemblée des fidèles et des Saints qui connaissent Dieu, et le servent par la parole et le Saint-Esprit (2). » Il n'y a donc pas seulement le lien intérieur, qui est le Saint-Esprit, mais encore l'extérieur, qui est la parole et la prédication : c'est pourquoi on dit ensuite que « la légitime et véritable prédication en est la marque principale, » à laquelle il faut ajouter « les sacrements comme il les a institués (3). » D'où l'on conclut que les églises qui sont privées de ces marques, « quoiqu'elles vantent la succession de leurs évêques, leur unité et leur antiquité, sont éloignées de la vraie Eglise de Jésus-Christ ; et qu'il n'y a point de salut hors de l'Eglise, non plus que hors de l'arche : si l'on veut avoir la vie, il ne se faut point séparer de la vraie Eglise de Jésus-Christ (4). »

Je demande qu'on remarque ces paroles, qui seront d'une grande conséquence, quand il en faudra venir aux dernières réponses des ministres : mais en attendant remarquons qu'on ne peut pas enseigner plus clairement que l'Eglise est toujours visible , et qu'elle est nécessairement composée de pasteurs et de peuple, que le fait ici la Confession helvétique.

Mais comme on était contraint selon ces idées à trouver toujours une église et un ministère où la vérité du christianisme se

 

1 Cap. XVI, art. 14, 15. — 2 Cap. XVII, ibid., p. 31. — 3 Ibid. p. 33. — 4 Ibid., p. 34.

 

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fût conservée, l'embarras n'était pas petit, parce que, quoi qu'on put dire, on sentait bien qu'il n'y avait ni grande ni petite Eglise composée de pasteurs et de peuple, où l'on put montrer la foi qu'on voulait faire passer pour la seule vraiment chrétienne. On est donc contraint d'ajouter que « Dieu a eu des amis hors du peuple d'Israël ; que durant la captivité de Babylone, le peuple a été privé de sacrifice soixante ans ; que par un juste jugement de Dieu la vérité de sa parole et de son culte et la foi catholique sont quelquefois tellement obscurcis qu'il semble presque qu'ils soient éteints, et qu'il ne reste plus d'église comme il est arrivé du temps d'Hélie et en d'autres temps : de sorte qu'on peut appeler l'Eglise invisible, non que les hommes dont elle est composée le soient, mais parce qu'elle est souvent cachée à nos yeux et que connue de Dieu seul elle échappe à la vue des hommes. » Voilà le dogme de l'Eglise invisible aussi clairement établi que le dogme de l'Eglise visible l'avait été, c'est-à-dire que la Réforme, frappée d'abord de la vraie idée de l'Eglise, la définit de manière que sa visibilité est de son essence; mais qu'elle est jetée dans d'autres idées par l'impossibilité de trouver une église toujours visible de sa croyance.

Que ce soit cet inévitable embarras qui ait jeté les églises calviniennes dans cette chimère d'Eglise invisible, on n'en pourra douter après avoir entendu M. Jurieu. « Ce qui a porté, dit-il (1), quelques docteurs réformés (il devait dire ce qui a porté des églises entières de la Réforme dans leurs propres confessions de foi) à se jeter dans l'embarras où ils se sont engagés en niant que la visibilité de l'Eglise fût perpétuelle, c'est qu'ils ont crû qu'en avouant que l'Eglise est toujours visible, ils auraient eu peine à répondre à la question que l'Eglise romaine nous fait si souvent : Où était notre église il y a cent cinquante ans? Si l'Eglise est toujours visible, votre église calviniste et luthérienne n'est pas la véritable Eglise ; car elle n'était pas visible. » C'est avouer nettement la cause de l'embarras où ses églises se sont engagées : lui qui prétend avoir raffiné n'en sortira pas mieux, comme on verra ; mais continuons à voir l'embarras des églises mêmes.

La Confession belgique imite manifestement l'helvétique,

 

1 Syst., p. 226.

 

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puisqu'elle dit que « l'Eglise catholique ou universelle est l'assemblée de tous les fidèles ; qu'elle a été, qu'elle est et qu'elle sera éternellement , à cause que Jésus-Christ son roi éternel ne peut pas être sans sujets : encore que pour quelque temps elle paraisse  petite, et comme éteinte à la vue des hommes, comme du temps d'Achab et de ces sept mille qui n'avaient point fléchi le genoux devant Baal (1). »

On ne laisse pas d'ajouter après, « que l'Eglise est l'assemblée des élus, hors de laquelle nul ne peut être sauvé ; qu'il n'est pas permis de s'en retirer, ni de demeurer seul à part ; mais qu'il faut s'unir à l'Eglise, et se soumettre à sa discipline (2) ; » qu'on la peut voir et connaître « par la pure prédication, la droite administration des sacrements, » et une bonne discipline ; « et c'est, dit-on, par là qu'on peut discerner certainement cette vraie Eglise dont il n'est pas permis de se séparer (3). »

Il semble donc d'un côté qu'ils veulent dire qu'on la peut toujours bien connaître, puisqu'elle a de si claires marques, et qu'il n'est jamais permis de s'en séparer. Et d'autre part, si nous les pressons de nous montrer une église de leur croyance, pour petite qu'elle soit, toujours visible, ils se préparent une échappatoire , en recourant à cette église qui ne paraît pas, encore qu'ils n'osent pas trancher le mot, ni assurer absolument qu'elle est éteinte, mais seulement qu'elle paraît comme éteinte.

L'église anglicane parle ambigument. « L'église visible, dit-elle , est l'assemblée des fidèles, où la pure parole de Dieu est prêchée, et où les sacrements sont administrés selon l'institution de Jésus-Christ (4); » c'est-à-dire qu'elle est ainsi quand elle est visible, mais ce n'est pas dire qu'elle soit toujours visible. Ce qu'on ajoute n'est pas plus clair : « Comme l'église de Jérusalem, celles d'Alexandrie et d'Antioche ont erré, l'Eglise romaine a aussi erré dans la doctrine ; » savoir si en infectant ces grandes églises, qui étaient comme les mères de toutes les autres, l'erreur a pu gagner partout, en sorte que la profession de la vérité fût éteinte par toute la terre : on a mieux aimé n'en dire mot que de s'exposer

 

1 Art. 27, ibid., p. 140. — 2 Ibid., art. 28. — 3 Ibid., art. 29. — 4 Ibid., art. 19, p. 103.

 

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d'un côté à un horrible inconvénient, en disant qu'il ne restât plus aucune église où la vérité fût confessée ; ou de l'autre, en reconnaissant que cela ne se peut, être obligé de chercher ce qu'on sait ne point trouver, c'est-à-dire une église de sa croyance toujours subsistante.

Dans la Confession d'Ecosse, « l'Eglise catholique est définie la société de tous les élus : » on dit « qu'elle est invisible et connue de Dieu seulement, qui seul connaît ses élus (1).» On ajoute que la vraie Eglise a « pour marque la prédication et les sacrements (2) : » que partout où sont ces marques, quand il n'y aurait que « deux ou trois hommes, » là est l'Eglise de Jésus-Christ au milieu de laquelle il est selon sa promesse : « ce qu'on entend, poursuit-on, non de l'Eglise universelle dont on vient de parler, mais de l'église particulière d'Ephèse, de Corinthe et ainsi des autres, où le ministère avait été planté par saint Paul : » chose étrange ! de faire dire à Jésus-Christ que le ministère puisse être où il n'y a que deux ou trois hommes ! Mais il fallait bien en venir là ; car de trouver une seule église de sa croyance, où il y eût un ministère réglé comme à Ephèse ou à Corinthe, toujours subsistant, on en perdait l'espérance.

J'ai réservé la Confession des prétendus réformés de France pour la dernière, non-seulement à cause de l'intérêt particulier que je dois prendre à ma patrie, mais encore à cause que c'est en France que les prétendus réformés ont cherché depuis très-longtemps avec le plus de soin le dénouement de cette difficulté.

Commençons par le Catéchisme, où dans le dimanche XV, sur cet article du Symbole : Je crois l'Eglise catholique, on enseigne que ce nom lui est donné « pour signifier que comme il n'y a qu'un chef des fidèles, aussi tous doivent être unis en un corps ; tellement qu'il n'y a pas plusieurs églises, mais une seule, laquelle est épandue par tout le monde (3). » Comment l'église luthérienne ou calvinienne était « épandue par tout le monde, » lorsqu'à peine on la connaissait en quelque coin ; et comment on peut trouver en tout temps et dans tout le monde des églises de cette croyance : c'est où était la difficulté. On l'a vue, et on la prévient dans le

 

1 Ibid., art 16, de Eccl., p. 118. — 2 Art. 18, p. 119. — 3 Catéch., dim. XV.

 

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dimanche suivant, où , après avoir demandé si cette « église se peut connaître autrement qu'en la croyant, » on répond ainsi : a il y a bien l'Eglise de Dieu visible, selon qu'il nous a donné des enseignes pour la connaître; mais ici (c'est dans le Symbole), il est parlé proprement de la compagnie de ceux que Dieu a élus pour les sauver, laquelle ne se peut pas pleinement voir à l'œil (1).»

On semble dire deux choses : la première, qu'il n'est point parlé d'église visible dans le Symbole des apôtres ; la seconde , qu'au défaut d'une telle église qu'on puisse montrer visiblement dans sa croyance, il suffira d'avoir son refuge à cette église invisible « qu'on ne peut pas pleinement voir à l'œil. » Mais la suite met un obstacle aux deux points de cette doctrine, puisqu'on y enseigne « que nul n'obtient pardon de ses péchés, que premièrement il ne soit incorporé au peuple de Dieu, et persévère en unité et communion avec le corps de Christ, et ainsi qu'il soit membre de l'Eglise : » d'où l'on conclut que « hors de l'église il n'y a que damnation et mort ; » et que «tous ceux qui se séparent de la communauté des fidèles pour faire secte à part, ne doivent espérer salut, cependant qu'ils sont en division. » Assurément faire secte à part, c'est rompre les liens extérieurs de l'unité de l'Eglise : on suppose donc que l'Eglise avec laquelle il faut être en communion pour avoir la rémission de ses péchés, a une double liaison, l'interne et l'externe (a), et que toutes les deux sont nécessaires premièrement au salut, et ensuite à l'intelligence de l'article du Symbole touchant l'Eglise catholique : de sorte que cette Eglise confessée dans le Symbole est visible et reconnaissable dans son extérieur ; c'est pourquoi aussi on n'a osé dire qu'on ne pouvait pas la voir, mais qu'on ne pouvait pas la voir pleinement, c'est-à-dire dans ce qu'elle a d'intérieur : chose dont personne ne dispute.

Toutes ces idées du Catéchisme étaient prises de Calvin qui l'a composé : car en expliquant l'article : Je crois l'Eglise catholique, il distingue l'église visible d'avec l'invisible connue de Dieu seul,

 

1 Catéch., dim. XVI.

(a) 1ère édit. : A une liaison externe et interne tout ensemble.

 

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qui est la société de tous les élus (1) ; et il semble vouloir dire que c'est de celle-là qu'il est parlé dans le Symbole : « Encore, dit-il, que cet article regarde en quelque façon l'Eglise externe (2), » comme si c'étaient deux églises, et qu'au contraire ce ne fût pas un fait constant que la même église, qui est invisible dans ses dons intérieurs, se déclare par les sacrements et par la profession de sa foi. Mais c'est qu'on tremble toujours dans la Réforme, lorsqu'il s'agit de reconnaître la visibilité de l'Eglise.

On agit plus naturellement dans la Confession de foi; et il a été démontré ailleurs (3) qu'on n'y connaît d'autre église que celle qui est visible. Le fait est demeuré pour constant, comme on verra dans la suite. Aussi n'y avait-il rien qui put être moins disputé; car depuis l'article XXV où cette matière commence, jusqu'à l'article XXXII où elle finit, on suppose toujours constamment l'église visible ; et dès l'article XXV, on pose pour fondement que « l'Eglise ne peut consister, sinon qu'il y ait des pasteurs qui aient la charge d'enseigner. » C'est donc une chose absolument nécessaire; et ceux qui s'opposent à cette doctrine « sont détestés comme fantastiques. » D'où on conclut, dans l'article XXVI, « que nul ne se doit retirer à part et se contenter de sa personne ; » de sorte qu'il est nécessaire d'être lié extérieurement avec quelque église : vérité inculquée partout, sans qu'il y paraisse  un seul mot de l'église invisible.

        Il faut pourtant remarquer que dans l'article XXVI, où il est dit « qu'il n'est pas permis de se retirer à part, ni de se contenter de sa personne, » mais « qu'il faut se ranger à quelque église, » on ajoute : « Et ce en quelque lieu où Dieu aura établi un vrai ordre d'Eglise ; » par où on laisse indécis si l'on entend qu'un tel ordre subsiste toujours.

Dans l'article XXVII, on avertit qu'il faut discerner avec soin quelle est la vraie Eglise : paroles qui font bien voir qu'on la suppose visible ; et après avoir décidé que c'est « la compagnie des vrais fidèles, » on ajoute que « parmi les fidèles il y a des hypocrites et des réprouvés dont la malice ne peut effacer le titre

 

1 Instit., lib. IV, cap. l, n. 2. — 2 Ci-dessus, n. 3. — 9 Conf. avec M. Claude, n. 1, init.

 

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d'Eglise; » où la visibilité de l'Eglise est de nouveau clairement supposée.

Par les principes qu'on établit en l'article XXVIII, l'Eglise romaine est excluse du titre de vraie Eglise, puisqu'après avoir posé ce fondement, « que là où la parole de Dieu n'est pas, et qu'on ne fait nulle profession de s'assujettir à elle, et où il n'y a nul usage des sacrements, à parler proprement, on ne peut juger qu'il y ait aucune église : » on déclare que l'on a condamné les assemblées de la Papauté, vu que la pure vérité de Dieu en est bannie, esquelles les sacrements sont corrompus, abatardis, falsifiés ou anéantis du tout, et esquelles toutes superstitions et idolâtries ont vogue : » d'où l'on tire cette conséquence : « Nous tenons donc que tous ceux qui se mêlent en tels actes et y communiquent, se séparent et se retranchent du corps de Jésus-Christ. »

On ne peut pas décider plus clairement qu'il n'y a point de salut dans la communion romaine. Et ce qu'on ajoute, qu'il y a encore parmi nous quelque trace d'Eglise, loin d'adoucir les expressions précédentes, les fortifie, puisque ce terme emporte plutôt un reste et un vestige d'une Eglise, qui ait autrefois passé par là, qu'une marque qu'elle y soit. Calvin l'entendait ainsi, puisqu'il assurait que « la doctrine essentielle au christianisme y était entièrement oubliée (1). » Mais l'embarras de trouver la société où l'on pouvait servir Dieu avant la Réforme, a fait éluder cet article de la manière que la suite nous fera paraître.

La même raison a obligé d'éluder encore le XXXIe, qui regarde la vocation des ministres. Quelque rebattu qu'il ait été, il en faut encore parler nécessairement, et d'autant plus qu'il a donné lieu à d'insignes variations même de nos jours. Il commence par ces paroles : « Nous croyons (c'est un article de foi, par conséquent révélé de Dieu, et révélé clairement dans son Ecriture, selon les principes de la Réforme), nous croyons » donc « que nul ne se doit ingérer de son autorité propre à gouverner l'Eglise; » il est vrai, la chose est constante, « mais que cela se doit faire par élection ; » cette partie de l'article n'est pas moins assurée que l'autre. Il faut être choisi, député, autorisé par quelqu'un ; autrement on s'ingère

 

1 Inst., lib. IV, cap. II, n. 2.

 

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de soi-même et de son autorité propre : ce qu'on venait de défendre. Mais c'est ici l'embarras de la Réforme; on ne savait qui avait choisi, député, autorisé les réformateurs, et il fallait bien trouver ici quelque couverture à un défaut si visible. C'est pourquoi après avoir dit qu'il faut être élu et député en quelque forme que ce soit et sans rien spécifier, on ajoute : « En tant qu'il est possible et que Dieu le permet : » où visiblement on prépare une exception en faveur des réformateurs. En effet, on dit aussitôt après : « Laquelle exception nous y ajoutons notamment, pour ce qu'il a fallu quelquefois, et même de notre temps auquel l'état de l'Eglise était interrompu, que Dieu ait suscité des gens d'une façon extraordinaire pour dresser l'Eglise de nouveau qui était en ruine et désolation. » On ne pou voit pas marquer en termes plus clairs ni plus généraux l'interruption du ministère ordinaire établi de Dieu, ni la pousser plus loin que d'être obligé d'avoir recours à la mission extraordinaire, où Dieu envoie par lui-même et donne aussi des preuves particulières de sa volonté. Car on avoue franchement qu'on n'a ici à produire ni pasteurs qui aient consacré, ni peuple qui ait pu élire ; ce qui emportait nécessairement l'entière extinction de l'Eglise dans sa visibilité ; et il était remarquable que, par l'interruption de la visibilité et du ministère, on avouait simplement que « l'Eglise était en ruine, » sans distinguer la visible d'avec l'invisible, parce qu'on était entré dans les idées simples où nous mène naturellement l'Ecriture, de ne reconnaître d'église qui ne soit visible.

On aperçut à la fin cet inconvénient dans la Réforme; et en 1603, quarante-cinq ans après la confession de foi, la difficulté fut proposée en ces termes dans le synode national de Cap. « Les provinces sont exhortées à peser aux synodes provinciaux en quels termes l'article XXV de la confession de foi doit être couché ; d'autant qu'ayant à exprimer ce que nous croyons touchant l'Eglise catholique dont il est fait mention au Symbole, il n'y a rien en ladite confession qui se puisse prendre que pour l'Eglise militante et visible. » On ajoute un ordre général : « Que tous viennent préparer sur les matières de l'Eglise (1). »

 

1 Syn. de Gap., chap. de la Conf. de foi.

 

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C'est donc un fait bien avoué que, lorsqu'il s'agit d'expliquer la doctrine de l'Eglise, article si essentiel au christianisme, qu'il a même été énoncé dans le Symbole, l'idée d'église invisible ne vint pas seulement dans l'esprit aux réformateurs ; tant elle était éloignée du bon sens et peu naturelle. On s'avise pourtant dans la suite qu'on en a besoin, parce qu'on ne peut trouver d'église qui ait toujours visiblement persisté dans la croyance qu'on professe; et on cherche le remède à cette omission. Mais que dire? Que l'Eglise pouvait être entièrement invisible? C'était introduire dans la confession de foi un songe si éloigné du bon sens, qu'il n'était pas seulement venu dans la pensée de ceux qui la dressèrent. On résolut donc à la fin de la laisser en son entier; et quatre ans après, en 1607, dans le synode national de la Rochelle, après que toutes les provinces eurent bien examiné ce qui manquait à la confession de foi, « on conclut de ne rien ajouter ou diminuer aux articles XXV et XXIX (1), » qui étaient ceux où la visibilité de l'Eglise était la mieux exprimée, « et de ne toucher de nouveau à la matière de l'Eglise. »

M. Claude était le plus subtil de tous les hommes à éluder les décisions de son église lorsqu'elles l'incommodaient : mais à cette fois il se moque trop visiblement; car il voudrait nous faire accroire que toute la difficulté que le synode de Gap trouvait dans la confession de foi, c'est qu'il eût souhaité qu'au lieu de marquer seulement « la partie militante et visible » de l'Eglise universelle, « on eût aussi marqué ses parties invisibles qui sont l'Eglise triomphante et celle qui est encore à venir (2). » N’était-ce pas là en effet une question bien importante et bien difficile pour la faire agiter dans tous les synodes et dans toutes les provinces, afin de la décider au prochain synode national? S'était-on seulement jamais avisé d'émouvoir une question si frivole ? Et pour croire qu'on s'en mît en peine, ne faudrait-il pas avoir oublié tout l'état des controverses depuis le commencement de la Réforme prétendue? Mais M. Claude ne voulait pas avouer que l'embarras du synode était de ne trouver pas dans la confession de foi l'église invisible, pendant que son confrère M. Jurieu, en cela de meilleure foi,

 

1 Syn. de la Roch., 1607. — 2 Rép. au disc. de M. de Cond., p. 220.

 

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demeure d'accord qu'on croyait en avoir besoin dans le parti (1) pour répondre à la demande où était l'Eglise.

Le même synode de Gap fit une importante décision sur l'article XXXI de la confession de foi, qui parlait de la vocation extraordinaire des pasteurs; car la question étant proposée, « s'il était expédient lorsqu'on traiterait de la vocation des pasteurs qui ont réformé l'Eglise, de fonder l'autorité qu'ils ont eue de la réformer et d'enseigner, sur la vocation qu'ils avaient tirée de l'Eglise romaine : » la compagnie jugea « qu'il la faut simplement rapporter selon l'article à la vocation extraordinaire, par laquelle Dieu les a poussés intérieurement à ce ministère, et non pas à ce peu qu'il leur restait de cette vocation ordinaire corrompue. » Telle fut la décision du synode de Gap : mais, comme nous l'avons déjà remarqué souvent, on ne dit jamais bien la première fois dans la Réforme. Au lieu qu'elle ordonne ici qu'on aura recours « simplement à la vocation extraordinaire, » le synode de la Rochelle dit qu'on y aura recours « principalement. » Mais on ne tiendra non plus à l'explication du synode de la Rochelle, qu'à la détermination du synode de Gap ; et tout le sens de l'article, si soigneusement expliqué par deux synodes, sera changé par deux ministres.

Les ministres Claude et Jurieu n'ont plus voulu de la vocation extraordinaire, où Dieu envoie par lui-même ; ni la confession de foi, ni les synodes ne les étonnent : car comme au fond on ne se soucie dans la Réforme ni de confession de foi ni de synode, et qu'on n'y répond que pour la forme : on se contente aussi des moindres évasions. M. Claude n'en manqua jamais : «Autre chose, dit-il, est le droit d'enseigner et de faire les fonctions de pasteur; autre est le droit de travailler à la réformation (2). » Quant au dernier, la vocation était extraordinaire, à cause des dons extraordinaires dont furent ornés les réformateurs (3) : mais il n'y eut rien d'extraordinaire quant à la vocation au ministère de pasteur, puisque ces premiers pasteurs étaient établis par le peuple, dans lequel réside naturellement la source de l'autorité et de la vocation (4).

 

1 Ci-dessus, n. 17. — 2 Déf. de la Réf., 1 part., chap. IV, et IV part., chap. IV.— 3 Rép. à M. de Cond., p. 313, 333. — 4 Ibid., p. 307, 313.

 

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On ne pouvait plus grossièrement éluder l'article XXXI; car il est clair qu'il ne s'y agit en aucune sorte ni du travail extraordinaire de la Réforme, ni des rares qualités des réformateurs ; mais simplement de la vocation pour gouverner l’Eglise, à laquelle il n'était pas permis de s'ingérer de soi-même. Or c'était à cet égard qu'on avait recours à la vocation extraordinaire, par conséquent c'était à l'égard des fonctions pastorales.

Le synode ne s'explique pas moins clairement : car sans songer seulement à distinguer le pouvoir de réformer et celui d'enseigner, qui en effet étaient si unis, puisque le même pouvoir qui autorise à enseigner, autorise aussi à réformer les abus : la question fut si le pouvoir, tant de réformer que celui d'enseigner, doit être fondé ou sur la vocation tirée de l'Eglise romaine, ou sur une commission extraordinaire immédiatement émanée de Dieu, et on conclut pour la dernière.

Mais il n'y avait plus moyen de la soutenir, puisqu'on n'en avait aucune marque, et que deux synodes n'avaient pu trouver autre chose pour autoriser ces pasteurs extraordinairement envoyés, sinon qu'ils se disaient « poussés intérieurement à leur ministère. » Les chefs des anabaptistes et des unitaires en disaient autant ; et il n'y a point de plus sur moyen pour introduire tous les fanatiques dans la charge de pasteur.

Voilà un beau champ ouvert aux catholiques. Aussi ont-ils tellement pressé les arguments de l'Eglise et du ministère, que le désordre s'est mis dans le camp ennemi ; et que le ministre Claude, après avoir poussé la subtilité plus loin qu'on n'avait jamais t'ait, n'a pu contenter le ministre Jurieu. Ce qu'ils ont dit l'un et l'autre sur cette matière, les pas qu'ils ont faits vers la vérité, les absurdités où ils sont tombés pour n'avoir pas assez suivi leur principe, ont mis la question de l'Eglise dans un état que je ne puis dissimuler sans omettre un des endroits des plus essentiels de cette histoire.

Ces deux ministres supposent que l'Eglise est visible et toujours visible, et ce n'est pas en cet endroit qu'ils se partagent. Afin qu'on ne doute pas que M. Claude n'ait persisté dans ce sentiment jusqu'à la fin, je produirai le dernier écrit qu'il a fait sur cette

 

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matière (1). Il y enseigne que la question entre les catholiques et les protestants n'est pas si l'Eglise est visible : qu'on ne nie pas dans sa religion que la vraie Eglise de Jésus-Christ, celle que ses promesses regardent, ne le soit (2) ; il décide très-clairement que le passage de saint Paul, où l'Eglise est représentée comme étant sans tache et sans ride, « ne regarde pas seulement l'Eglise qui est dans le ciel, » mais « encore l'Eglise visible qui est sur la terre : » ainsi que « l'église visible est le corps de Jésus-Christ, » ou ce qui revient à la même chose, « que le corps de Jésus-Christ, qui seul est la vraie Eglise, est visible : que c'est là le sentiment de Calvin et de Mestresat, et qu'il ne faut pas chercher l'Eglise de Dieu hors de l'état visible du ministère de la parole. »

C'est confesser très-clairement qu'elle ne peut être sans sa visibilité et sans la perpétuité de son ministère : aussi l'auteur l'a-t-il reconnu en plusieurs endroits, et en particulier en expliquant ces paroles : Les portes d'enfer ne prévaudront point contre elle (3); où il parle ainsi : « Si l'on entend dans ces paroles une subsistance perpétuelle du ministère dans un état suffisant pour le salut des élus de Dieu, malgré tous les efforts de l'enfer et malgré les désordres et les confusions des ministres mêmes, c'est ce que je reconnais aussi que Jésus-Christ a promis ; et c'est en cela que nous avons une marque sensible et palpable de sa promesse (4). »

Ainsi la perpétuité du ministère n'est pas une chose qui arrive par hasard à l'Eglise, ou qui lui convienne pour un temps ; c'est une chose qui lui est promise par Jésus-Christ même; et il est aussi assuré que l'Eglise ne sera point sans un ministère visible, qu'il est assuré que Jésus-Christ est la vérité éternelle.

Ce ministre passe encore plus avant, et en expliquant la promesse de Jésus-Christ : Allez, baptisez, enseignez; et je suis avec vous jusqu'à la fin des siècles, il approuve ce commentaire qu'on en avait fait : « Avec vous enseignant, avec vous baptisant (5) ; » ce qu'il finit en disant : « Je reconnais que Jésus-Christ promet à l'Eglise d'être avec elle et d'enseigner avec elle sans interruption

 

1 Rép. au disc. de M. de Cond., p. 73. — 2 Ibid., p. 82, 83 et suiv. — 3 Matth., XVI, 18. — 4 Rép. au disc. de M. de Cond., etc., p. 105. — 5 Conf. avec M. Claude, n. 1.

 

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jusqu'à la fin du monde (1) : » Aveu d'où je conclurai en son temps l'infaillibilité de la doctrine de l'Eglise avec laquelle Jésus-Christ enseigne toujours : mais je m'en sers seulement ici pour établir par ses Ecritures et par ses promesses, du consentement du ministre, la visible perpétuité du ministère ecclésiastique.

De là vient aussi qu'il définit ainsi l'Eglise : « L'Eglise, dit-il, est les vrais fidèles qui font profession de la vérité, de la piété chrétienne, et d'une véritable sainteté, sous un ministère qui lui fournit les aliments nécessaires pour la vie spirituelle sans lui en soustraire aucun (2). » Où l'on voit la profession de la vérité et la perpétuité du ministère visible entrer manifestement dans la définition de l'Eglise : d'où il s'ensuit clairement qu'autant qu'il est assuré que l'Eglise sera toujours, autant est-il assuré qu'elle sera toujours visible, puisque la visibilité est de son essence, et qu'elle entre dans sa définition.

Si on demande au ministre comment il entend que l'Eglise soit toujours visible, puisqu'il veut que ce soit l'assemblée des vrais fidèles qui ne sont connus que de Dieu, et que la profession de la vérité, qui pourrait la faire connaître, lui est commune avec les méchants et les hypocrites aussi bien que le ministère extérieur et visible : il répond que c'est assez pour rendre visible l'assemblée des fidèles qu'on puisse montrer au doigt le lieu où elle est, c'est-à-dire « le corps où elle est nourrie (3), » et le ministère visible sous lequel elle est nécessairement renfermée : ce qui fait qu'on en peut venir jusqu'à dire : Elle est là, comme on dit en voyant le champ où est le bon grain avec l'ivraie : Le bon grain est là, et en voyant le rets où sont les bons poissons avec les mauvais : C'est là que sont les bons poissons.

Mais quel était ce ministère public et visible sous lequel étaient renfermés, avant la réformation, les vrais fidèles qu'on veut être seuls la vraie Eglise : c'était la grande question. On ne voyait dans tout l'univers de ministère qui eût perpétuellement duré que celui de l'Eglise romaine, ou des autres dont la doctrine n'était pas plus avantageuse à la Réforme. Il a donc bien fallu avouer

 

1 Rép. au disc. de M. de Cond., p. 106, 107. — 2 Ibid., 119. — 3 P. 79, 95, 115, 121, 146, 243.

 

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enfin que ce « corps où les vrais fidèles étaient nourris, et ce ministère où ils recevaient les aliments suffisants sans soustraction d'aucun (1), » était le corps de l'Eglise romaine et le ministère de ses prélats.

Il faut ici louer ce ministre d'avoir vu plus clair que plusieurs autres, et de n'avoir pas comme eux restreint l'Eglise aux sociétés séparées de Rome, comme étaient les vaudois et les albigeois, les vicléfites et les hussites : car encore qu'il les regarde comme la plus « illustre partie de l'Eglise, parce qu'elles en étaient la plus pure, la plus éclairée et la plus généreuse (2) » il a bien vu qu'il était ridicule de mettre là toute la défense de sa cause ; et dans son dernier ouvrage (3), sans s'arrêter à ces sectes obscures dont maintenant on a vu le faible, il ne marque la vraie Eglise et les vrais fidèles que dans le ministère latin.

Mais c'est là qu'est l'embarras d'où on ne sort point : car les catholiques en reviennent à leur ancienne demande : Si la vraie Eglise est toujours visible; si la marque pour la reconnaître, selon tous vos catéchismes et toutes vos confessions de foi, est la pure prédication de l'Evangile et la droite administration des sacrements : ou l'Eglise romaine avait ces deux marques, et en vain la veniez-vous réformer : ou elle ne les avait pas, et vous ne pouvez plus dire, selon vos principes, qu'elle est le corps où est renfermée la vraie Eglise. Car au contraire Calvin avait dit que « la doctrine essentielle au christianisme » y était ensevelie, « et qu'elle n'était plus qu'une école d'idolâtrie et d'impiété (4). » Son sentiment avait passé dans la confession de foi, où nous avons vu (5) « que la pure vérité de Dieu était bannie de cette Eglise ; que les sacrements y étaient corrompus, falsifiés et abâtardis ; que toute superstition et idolâtrie y avaient la vogue. » D'où on concluait que l'Eglise « était en ruine et désolation, l'état du ministère interrompu, » et sa succession tellement anéantie, qu'on ne pouvait plus le ressusciter que par une mission extraordinaire. Et en effet, si la justice imputée était le fondement du christianisme, si le

 

1 P. 130, etc., 145, etc., 360, etc., 369, etc., 373, 378. — 2 Déf. de la Réf., III part., chap. V, p. 289. — 3 Rép. au disc. de M. de Coud. — 4  Instit., lib. IV, cap. il, n. 2; ci-dessus, n. 26. — 5 Ibid.

 

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mérite des œuvres et tant d'autres doctrines reçues étaient mortelles à la piété, si les deux espèces étaient essentielles à l'Eucharistie, où étaient la vérité et les sacrements? Calvin et la Confession avaient raison de dire, selon ces principes, qu'il ne restait plus là aucune église.

D'autre côté on ne peut pas dire ni que l'Eglise ait cessé, ni qu'elle ait cessé d'être visible : les promesses de Jésus-Christ sont trop claires, et il faut bien trouver moyen de les concilier avec la doctrine de la Réforme. C'est là qu'est née la distinction des additions et des soustractions ; si vous ôtez par soustraction quelques vérités fondamentales, le ministère n'est plus : si vous mettez sur ces fondements de mauvaises doctrines, quand même elles détruiraient ce fondement par conséquence, le ministère subsiste, impur à la vérité, mais suffisant : et par le discernement que les fidèles feront du fondement, qui est Jésus-Christ, d'avec ce qui a été surajouté, ils trouveront dans le ministère tous les aliments nécessaires (1). Voilà donc à quoi aboutit cette pureté de doctrine et ces sacrements droitement administrés, qu'on avait mis comme les marques de la vraie Eglise. Sans avoir ni prédication qu'on puisse approuver, ni culte où l'on puisse prendre part, ni l'Eucharistie en son entier, on aura tous les aliments nécessaires sans soustraction d'aucun ; on aura la pureté de la parole et les sacrements bien administrés : qu'est-ce que se contredire si cela ne l'est?

Mais voici un autre inconvénient. Si avec toutes ces doctrines, toutes ces pratiques et tous ces cultes de Rome, avec l'adoration et avec l'oblation du corps du Sauveur, avec la soustraction d'une des espèces et toutes les autres doctrines, on y a encore « tous les aliments nécessaires sans soustraction d'aucun, » à cause qu'on y confesse un seul Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, et un seul Jésus-Christ comme Dieu et comme Sauveur, on les y a donc encore : on y a encore les marques de vraie Eglise, c'est-à-dire la pureté de la doctrine et la droite administration des sacrements jusqu'à un degré suffisant : la vraie Eglise y est donc encore, et on y peut encore faire son salut.

M. Claude n'en est pas voulu demeurer d'accord : les

 

1 Rép. de M. Claude au dise, de M. de Meaux, p. 128, 145, 146, 247, 361, etc.

 

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conséquences d'un si grand aveu l'ont fait trembler pour la Réforme. Mais M. Jurieu a franchi le pas, et il a vu que les différences qu'avait apportées M. Claude entre nos pères et nous étaient trop vaines pour s'y arrêter.

En effet on n'en rapporte que deux : la première est qu'à présent il y a un corps dont on peut embrasser la communion, et c'est le corps des prétendus réformés; la seconde est que l'Eglise romaine a passé en articles de foi beaucoup de dogmes qui n'étaient pas décidés du temps de nos pères (1).

Mais il n'y a rien de plus vain; et pour convaincre le ministre Claude, il n'y a qu'à se souvenir de ce que le ministre Claude vient de nous dire. Il nous a dit que « les bérengariens, les vaudois, les albigeois, les vicléfites, les hussites, etc., » avaient déjà paru au monde comme « la plus illustre partie de l'Eglise, parce qu'ils étaient la plus pure, la plus éclairée, la plus généreuse (2). « Il n'y a encore un coup qu'à se souvenir que, selon lui, l'Eglise romaine « avait déjà donné de suffisants sujets de se retirer de sa communion par les anathèmes contre Bérenger, contre les vaudois et les albigeois, contre Jean Viclef et Jean Hus, et par les persécutions qu'elle leur avait faites (3). » Et néanmoins il avoue dans tous ces endroits qu'il n'était point nécessaire de s'unir avec ces sectes pour être sauvé, et que Rome contenait encore les élus de Dieu.

De dire que les luthériens et les calvinistes ont eu plus d'éclat, il n'y va que du plus et du moins, et la substance au fond demeure la même. Les décisions qu'on avait faites contre ces sectes comprenaient la principale partie de ce qu'on a depuis décidé contre Luther et Calvin ; et sans parler des décisions, la pratique universelle et constante d'offrir le sacrifice de la messe, et de faire de cette oblation la partie la plus essentielle du culte divin, n'était pas nouvelle ; et il n'était pas possible de demeurer dans l'Eglise sans consentir à ce culte. On avait donc avec ce culte et toutes ses dépendances tous les aliments nécessaires sans soustraction

 

1 Déf. de la Réf., p. 295; Rép. au disc. de M. de Cond., p. 370, 358, etc. — 2 Déf. de la Réf., III part., chap. V, p. 289. — 3 Rép. au disc. de M. de Cond., P. 368.

 

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d'aucun : on les peut donc avoir encore : M. Claude n'a pu le nier sans une illusion trop grossière, et l'aveu qu'en a fait depuis M. Jurieu était forcé.

Joignons à cela que M. Claude, qui nous fait la différence si grande entre les temps qui ont précédé et ceux qui ont suivi la réformation, sous prétexte qu'on a depuis parmi nous passé en dogme de foi des articles indécis auparavant, a lui-même détruit cette réponse en disant, « qu'il n'était pas plus malaisé au peuple de s'abstenir de croire et de pratiquer ce qui avait été passé en dogme, que de s'abstenir de croire et de pratiquer ce que le ministère enseignait, ce qu'il commandait et qui s'était rendu commun (1) ; » de sorte que ce grand mot de passer en dogme, dont il fait un épouvantail à son parti, dans le fond n'est rien selon lui-même.

A ces inconvénients de la doctrine de M. Claude, je joins encore une fausseté palpable, à laquelle il a été obligé par son système. C'est de dire que les vrais fidèles, qu'il reconnaît dans l'Eglise romaine avant la réformation, « y ont subsisté sans communiquer ni aux dogmes, ni aux pratiques corrompues qui y étaient (2); » c'est-à-dire sans assister à la messe, sans se confesser, sans communier ni à la vie, ni à la mort, en un mot sans jamais faire aucun acte de catholique romain.

On a cent fois représenté que ce serait ici un nouveau prodige : car sans parler du soin qu'on avait dans toute l'Eglise de rechercher les vaudois et les albigeois, les viciéfites et les hussites, il est certain premièrement que ceux mêmes dont la doctrine n'était pas suspecte, étaient obligés en cent occasions de donner des marques de leur croyance, et particulièrement lorsqu'on leur donnait le saint Viatique. Il n'y a qu'à voir tous les Rituels qui ont précédé les temps de Luther, pour y voir le soin qu'on avait de faire confesser auparavant ceux à qui on l'administrait, de leur y faire reconnaître, en le leur donnant, la vérité du corps de Notre-Seigneur et de le leur faire adorer avec un profond respect. De là résulte un second fait incontestable : c'est qu'en effet les vaudois cachés et les autres qui voulaient se dérober aux censures

 

1 Rép. au disc. de M. de Cond., p. 357. — 2 P. 360, 361, etc., 369, etc.

 

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de l'Eglise, n'avaient point d'autres moyens de le faire qu'en pratiquant le même culte que les catholiques, jusqu'à recevoir avec eux la communion : c'est ce qu'on a démontré avec la dernière évidence et par tous les genres de preuve qu'on peut avoir en cette matière (1). Mais il y a un troisième fait plus constant encore, puisqu'il est avoué par les ministres : c'est que de tous ceux qui ont embrassé le luthéranisme ou le calvinisme, il ne s'en est pas trouvé un seul qui ait dit en les embrassant qu'il ne changeait point de croyance, et qu'il ne faisait que déclarer ce qu'il avait toujours cru dans son cœur.

Sur ce fait bien articulé (2), M. Claude s'est contenté de répliquer fièrement : « M. de Meaux s'imagine-t-il que les disciples de Luther et de Zuingle dussent faire des déclarations formelles de tout ce qu'ils avaient pensé avant la réformation, et qu'on dut insérer ces déclarations dans les livres (3) ? »

C'était trop grossièrement et trop faiblement esquiver, car je ne prétendais pas qu'on dût ni tout déclarer ni tout écrire ; mais on n'aurait jamais manqué d'écrire ce qui décidait une des parties des plus essentielles de tout le procès, c'est-à-dire la question, si avant Luther et Zuingle il y avait quelqu'un de leur croyance, ou si elle était absolument inconnue. Cette question était décisive, parce que personne ne pouvant penser que la vérité eût été éteinte, il s'ensuivait clairement que toute doctrine qu'on ne trouvait plus sur la terre n'était pas la vérité. Les exemples tranchaient tout le doute en celte matière; et si l'on en eût eu, il est clair qu'on les aurait rendus publics : mais on n'en a produit aucun : c'est donc qu'il n'y en avait point, et le fait doit demeurer pour constant.

        Tout ce qu'on a pu répondre, c'est « que si l'on eût été content des doctrines et des cultes romains (4), » la Réforme n'aurait pas eu un si prompt succès. Mais sans ici répéter sur ce succès ce qu'on peut trouver ailleurs, et même partout dans cette histoire, c'est assez de se souvenir de ce que dit saint Paul, « que le discours des hérétiques gagne comme la gangrène (5) : » or la

 

1 Ci-dessus, liv. XI, n. 106, 107, 117, 149, etc. — 2  Réflex. sur un écrit de M. Claude après la conférence avec ce ministre, n. 13.— 3 Rép. au disc. de M. de Cond. — 4 Rép. au disc. de M. de Cond., p. 363; Rép. à la Lettre past. de M. de Meaux. — 5 II Timoth., II, 17.

 

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gangrène ne suppose pas la gangrène dans un corps qu'elle corrompt, ni par conséquent les hérésiarques ne trouvent pas leur erreur déjà établie dans les esprits qu'elle gâte. Il est vrai « que les matières étaient disposées, » comme le dit M. Claude » par l'ignorance et les autres causes qu'on a vues, la plupart peu avantageuses à la Réforme : mais conclure de là avec ce ministre que les disciples que la nouveauté donnait à Luther pensassent déjà comme lui, c'est, au lieu d'un fait positif dont on demande la preuve, substituer une conséquence non-seulement douteuse, mais encore évidemment fausse.

Il y a plus : quand on aurait accordé à M. Claude qu'avant la réformation tout le monde dormait dans l'Eglise romaine, jusqu'à laisser faire à chacun tout ce qu'il voulait : ceux qui n'assistaient ni à messe ni à communion, n'allaient jamais à confesse et n'avaient aucune part aux sacrements ni à la vie ni à la mort, vivaient et mouraient parfaitement en repos : on ne savait ce que c'était de demander à de telles gens la confession de leur foi et la réparation du scandale qu'ils donnaient à leurs frères : après tout que gagne-t-on en avançant de tels prodiges? Le dessein est de prouver qu'on pouvait faire son salut en demeurant de bonne foi dans la communion de l'Eglise romaine. Pour le prouver, la première chose qu'on fait, c'est d'ôter à ceux qu'on sauve tous les liens extérieurs de la communion. La plus essentielle partie du service était la messe : il n'y fallait prendre aucune part. Le signe le plus manifeste de la communion était la communion pascale : il s'en fallait abstenir; autrement il aurait fallu adorer Jésus-Christ comme présent et communier sous une espèce. Toutes les prédications retentissaient de ce culte, de cette communion, et enfin des autres doctrines qu'on veut croire si corrompues. Il se fallait bien garder de donner aucune marque d'approbation : par ce moyen, dit M. Claude, on sera sauvé dans la communion de l'Eglise : il faudrait plutôt conclure que par ce moyen on sera sauvé sans la communion de l'Eglise, puisqu'en effet par ce moyen on aura rompu tous les liens de la communion; car enfin qu'on me définisse ce que c'est que d'être en communion avec une église.

 

1 Rép. à la Lettre past. de M. de Meaux.

 

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Est-ce demeurer dans le pays où cette église est reconnue, comme les protestants étaient parmi nous, ou comme les catholiques sont en Angleterre et en Hollande? Ce n'est pas cela sans doute; mais peut-être que ce sera entrer dans les temples, entendre les prêches, et se trouver dans les assemblées sans aucune marque d'approbation et à peu près dans le même esprit qu'un voyageur curieux, sans dire amen sur la prière et surtout sans communier jamais? Vous vous moquez, répondez-vous. Enfin donc communier avec une église, c'est du moins en fréquenter les assemblées avec les marques de consentement et d'approbation qu'y donnent les autres. Donner ces marques à une église dont la profession de foi est criminelle, c'est donner son consentement au crime : et les refuser, ce n'est plus être dans cette communion extérieure où néanmoins vous voulez qu'on soit.

Que si vous dites qu'on donnera des marques d'approbation qui tomberont seulement sur les vérités qu'on aura prêchées dans cette église et sur le bien qu'on y aura fait, on pourrait être par ce moyen en communion avec les sociniens, avec les déistes s'ils pouvaient faire une société, avec les mahométans, avec les juifs, en recevant ce que chacun dira de véritable, en ne disant mot sur tout le reste et vivant au surplus en bon socinien et en bon déiste : quel égarement est pareil à cette pensée ?

Voilà l'état où M. Claude a laissé la controverse de l'Eglise; faible état, comme on voit, et visiblement insoutenable. Aussi ne s'y fie-t-il pas ; et quelque misérable que soit le refuge d'église invisible, il ne le veut pas ôter à son parti, puisqu'il suppose que Dieu peut faire entièrement disparaître son Eglise aux yeux des hommes (1) ; et quand il dit qu'il le peut, ce n'est pas dire qu'il le peut absolument et qu'il n'y a point là de contradiction, car ce n'est pas de quoi il s'agit; et on ne songe pas seulement ici à ces abstractions métaphysiques : c'est-à-dire qu'il le peut dans l'hypothèse et selon le plan du christianisme. C'est en ce sens que M. Claude décide que « Dieu peut, quand il lui plaira, réduire les fidèles à une entière dispersion extérieure et les conserver dans ce

 

1 Déf. de la Réform., p. 47, 48, 311; Rép. au disc. de M. de Cond., p. 89, 92. 245, 247.

 

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misérable état; et qu'il y a grande différence entre dire que l'Eglise cesse d'être visible, et dire qu'elle cesse d'être. » Après avoir cent fois répété qu'on ne conteste pas avec nous sur la visibilité de l'Eglise ; après avoir fait entrer dans sa définition la visibilité de son ministère, et en avoir établi la perpétuité sur ces promesses de Jésus-Christ : « Je suis avec vous, et les portes d'enfer ne prévaudrant pas (1) : » dire ce qu'on vient d'entendre, c'est oublier sa propre doctrine, et anéantir des promesses plus durables que le ciel et la terre. Mais c'est aussi qu'après avoir fait tous ses efforts pour les accorder avec la Réforme, et soutenir la doctrine de l'Ecriture sur la visibilité, il fallait se laisser un dernier recours dans une église invisible pour s'en servir dans le besoin.

La question était en cet état, lorsque M. Jurieu a mis au jour son nouveau système de l'Eglise. Il n'y eut pas moyen de soutenir la différence que son confrère avait voulu mettre entre nos pères et nous, ni de sauver les uns en damnant les autres. Il n'était pas moins ridicule, en faisant naître à Dieu des élus dans la communion de l'Eglise romaine, de dire que ces élus de sa communion fussent ceux qui ne prenaient aucune part ni à sa doctrine, ni à son culte, ni à ses sacrements. M. Jurieu a senti que ces prétendus élus ne pouvaient être que des hypocrites ou des impies; et il a enfin ouvert la porte du ciel, quoiqu'avec beaucoup de difficultés, à ceux qui vivaient dans la communion de l'Eglise romaine (2). Mais afin qu'elle ne put pas se glorifier de cet avantage, il l'a communiqué en même temps aux autres églises partout où est répandu le christianisme, quelque divisées qu'elles soient entre elles et encore qu'elles s'excommunient impitoyablement les unes les autres.

Il a poussé si loin cette opinion, qu'il n'a pas craint d'appeler l'opinion contraire, « inhumaine, cruelle, barbare, » en un mot une opinion « de bourreau, » qui se plaît à damner le monde, et la plus tyrannique qui fût jamais. Il ne veut pas qu'un chrétien vraiment charitable puisse avoir une autre pensée que celle qui met les élus dans toutes les communions où Jésus-Christ est

 

1 Pag. 68 et suiv. — 2 Syst. de l’Egl., liv. 1, chap. XX, XXI, etc.

 

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connu; et il nous apprend que si « on n'a pas encore appuyé beaucoup là-dessus » parmi les siens, c'a été l'effet « d'une politique » qu'il n'approuve pas (1). Au reste il a trouvé le moyen de rendre son système si plausible dans son parti, qu'on n'y oppose plus autre chose à nos instructions, et qu'on croit y avoir trouvé un asile où on ne peut être forcé; de sorte que la dernière ressource du parti protestant est de donnera Jésus-Christ un royaume semblable à celui de Satan; un royaume « divisé en » lui-même, a prêt » par conséquent « à être désolé, et dont les maisons vont tomber l'une sur l'autre (2). »

Si l'on veut maintenant savoir l'histoire et le progrès de cette opinion, la gloire de l'invention appartient aux sociniens. Ceux-ci à la vérité ne conviennent pas avec les autres chrétiens sur les articles fondamentaux ; car ils n'en mettent que deux, l'unité de Dieu et la mission de Jésus-Christ. Mais ils disent que tous ceux qui les professent avec des mœurs convenables à cette profession, sont vrais membres de l'Eglise universelle, et que les dogmes qu'on surajoute à ce fondement n'empêchent pas le salut. On sait aussi le sentiment et l'indifférence de de Dominis. Après le synode de Charenton, où les calvinistes reçurent les luthériens à la communion malgré la séparation clés deux sociétés, c'était une nécessité de reconnaître une même église dans des communions différentes. Les luthériens étaient fort éloignés de ce sentiment : mais Calixte, le plus célèbre et le plus savant d'entre eux, lui a donné de nos jours la vogue en Allemagne, et il met dans la communion de l'Eglise universelle toutes les sectes qui ont conservé le fondement, sans en excepter l'Eglise romaine (3). Il y a près de trente ans que d'Huisseau, ministre de Saumur, poussa bien avant la conséquence de cette doctrine. Ce ministre déjà célèbre dans son parti pour en avoir publié la discipline ecclésiastique conférée avec les décrets des synodes nationaux, fit beaucoup plus parler de lui par le plan de réunion des chrétiens de toutes les sectes qu'il proposa en 1670; et M. Jurieu nous apprend qu'il eut beaucoup de partisans, malgré la condamnation solennelle qu'on fit de

 

1 Syst., Préf. sur la fin.— 2 Luc., XI, 17, 18. — 3 Calixt., De fid. et stud. Conc. Ecc., n. 1, 2, 3, 4, etc.; Lugd. Bat., 1651.

 

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ses livres et de sa personne (1). Depuis peu M. Pajon, fameux ministre d'Orléans, dans sa Réponse à la lettre pastorale du clergé de France, ne crut pas pouvoir soutenir l'idée de l'église que M. Claude avait défendue : la catholicité, ou l'universalité de l'Eglise lui parut plus vaste que ne la faisait son confrère; et M. Jurieu avertit M. Nicole, a que quand il aurait répondu au livre de M. Claude, il n'aurait rien fait s'il ne répondait au livre de M. Pajon, puisque ces Messieurs ayant pris des routes toutes différentes, on ne les saurait payer d'une seule et même réponse (2). »

Dans cette division de la Réforme poussée à bout sur la question de l'Eglise, M. Jurieu a pris le parti de M. Pajon ; et sans s'effrayer de la séparation des églises, il décide « que toutes les sociétés chrétiennes qui conviennent en quelques dogmes, en cela même qu'elles conviennent, sont unies au corps de l'Eglise chrétienne, fussent-elles en schisme les unes contre les autres jusques aux épées tirées (3). »

Malgré des expressions si générales, il varie sur les sociniens : car d'abord, dans ses Préjugés légitimes, où il disait naturellement ce qu'il pensait, il commence par les ranger « parmi les membres de l'Eglise chrétienne (4). » Il paraît un peu embarrassé sur la question, si on peut aussi faire son salut parmi eux : car d'un côté il semble ne rendre capables du salut que ceux qui vivent dans les sectes où l'on reconnaît la divinité de Jésus-Christ avec les autres articles fondamentaux; et de l'autre, après avoir construit « le corps de l'Eglise de tout ce grand amas de sectes qui font profession du christianisme dans toutes les provinces du monde (5), » composé où visiblement les sociniens sont compris, il conclut enfermes formels « que les saints et les élus sont répandus dans toutes les parties de ce vaste corps. »

Les sociniens gagnaient leur cause, et M. Jurieu fut blâmé dans son parti même de leur avoir été trop favorable ; ce qui fait que dans son Système il force un peu ses idées : car au lieu que dans les Préjugés il mettait naturellement dans le corps de l'Eglise universelle toutes les sectes quelles qu'elles fussent sans exception,

 

1 Avert. aux Prot. de l’Eur., à la tête des Préjug., p. 19. — 2 Ibid., p. 12. — 3 Préj. lég., p. 4. — 4 Ibid. — 5 Pag. 4, etc., p. 8.

 

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dans le Système il y ajoute ordinairement ce correctif : « Du moins celles qui conservent les points fondamentaux (1) ; » ce qu'il explique de la Trinité et des autres de pareille conséquence. Par là il semblait restreindre ses propositions générales : mais à la fin entraîné par la force de son principe, il rompt, comme nous verrons, toutes les barrières que la politique du parti lui imposait, et il reconnaît à pleine bouche que les vrais fidèles se peuvent trouver dans la communion d'une église socinienne.

Voilà l'histoire de l'opinion qui compose l'Eglise catholique des communions séparées. Elle paraît devoir prendre une grande autorité dans le parti protestant, si la politique ne l'empêche. Les disciples de Calixte se multiplient parmi les luthériens. Pour ce qui regarde les calvinistes, on voit clairement que le nouveau système de l'Eglise y prévaut; et comme M. Jurieu se signale parmi les siens en le défendant, et que nul n'en a mieux posé les principes, ni mieux vu les conséquences, on n'en peut mieux faire voir l'irrégularité qu'en racontant le désordre où ce ministre est jeté par cette doctrine, et ensemble les avantages qu'il donne aux catholiques.

Pour entendre sa pensée à fond, il faut présupposer sa distinction de l'Eglise considérée selon le corps, et de l'Eglise considérée selon l’âme (2). La profession du christianisme suffit pour faire partie du corps de l'Eglise; ce qu'il avance contre M. Claude, qui ne compose le corps de l'Eglise que de vrais fidèles : mais pour avoir part à l’âme de l'Eglise, il faut être dans la grâce de Dieu.

Cette distinction supposée, il est question de savoir quelles sectes sont simplement dans le corps de l'Eglise, et quelles sont celles où l'on peut parvenir jusqu'à participer à son âme, c'est-à-dire à la charité et à la grâce de Dieu : c'est ce qu'il explique assez clairement par une histoire abrégée qu'il fait de l'Eglise. Il la commence par dire qu'elle se gâta après « le troisième siècle (3) : » qu'on retienne cette date. Il passe par-dessus le quatrième siècle sans l'approuver ni le blâmer : « Mais, poursuit-il, dans le cinquième, le six, le sept et le huit, l'Eglise adopta des divinités d'un

 

1 Pag. 233, etc. — 2 Prej. lég., chap. I; Syst., liv. I, chap. I. — 3 Pag. 5.

 

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second ordre, adora les reliques, se fit des images et se prosterna devant elles jusques dans les temples : et alors, devenue malade, difforme, ulcéreuse, elle était néanmoins vivante : » de sorte que l’âme y était encore, et, ce qu'il est bon de remarquer, elle y était au milieu de l'idolâtrie.

Il continue en disant « que l'Eglise universelle s'est divisée en deux grandes parties, l'Eglise grecque et l'Eglise latine. L'Eglise grecque avant ce grand schisme était déjà subdivisée en nestoriens, en eutychiens, en melchites, et en plusieurs autres sectes : l'Eglise latine, en papistes, vaudois, hussites, taboristes, luthériens, calvinistes et anabaptistes (1) ; » et il décide que « c'est une erreur de s'imaginer que toutes ces différentes parties aient absolument rompu avec Jésus-Christ, en rompant les unes avec les autres (2). »

Qui ne rompt pas avec Jésus-Christ ne rompt pas avec le salut et la vie : aussi compte-t-il ces sociétés parmi les sociétés vivantes. Les sociétés mortes, selon ce ministre, sont « celles qui ruinent le fondement, c'est-à-dire, la Trinité, l'incarnation, la satisfaction de Jésus-Christ, et les autres articles semblables : mais il n'en est pas ainsi des Grecs, des Arméniens, des Cophtes, des Abyssins, des Russes, des PAPISTES et des protestants. Toutes ces sociétés, dit-il (3), ont formé l'Eglise, et Dieu y conserve ses vérités fondamentales. »

Il ne sert de rien d'objecter qu'elles renversent ces vérités par des conséquences tirées en bonne forme de leurs principes, parce que comme elles désavouent ces conséquences, on ne doit pas, selon le ministre (4), les leur imputer; ce qui lui fait reconnaître des élus jusque chez les eutychiens qui confondaient les deux natures de Jésus-Christ, et parmi les nestoriens qui en divisaient la personne. « Il n'y a pas lieu de douter, dit-il (5), que Dieu ne s'y conserve un résidu selon l'élection de la grâce; » et de peur qu'on ne s'imagine qu'il y ait plus de difficulté pour l'Eglise romaine que pour les autres, à cause qu'elle est selon lui le royaume de l'Antéchrist, il satisfait expressément à ce doute, en assurant

 

1 Pag. 5. — 2 Pag. 6. — 3 Syst., p. 147, 149. — 4 Ibid., p. 155. — 5 Préj., chap. I, p. 16.

 

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qu'il s'est conservé des élus dans le règne de l'Antéchrist même (1), » et jusque dans le sein de Babylone.

Le ministre le prouve par ces paroles : « Sortez de Babylone, mon peuple. » D'où il conclut que le peuple de Dieu, c'est-à-dire ses élus, y étaient donc. Mais, poursuit-il, il n'y était pas comme ses élus sont en quelque façon parmi les païens d'où on les tire ; « car Dieu n'appelle pas son peuple des gens qui sont en état de damnation (2) : » par conséquent les élus qui se trouvent dans Babylone sont absolument hors de cet état, et en état de grâce, « Il est, dit-il, plus clair que le jour que Dieu, dans ces paroles : « Sortez de Babylone, mon peuple, » fait allusion aux Juifs de la captivité de Babylone, qui constamment en cet état ne cessèrent pas d'être Juifs et le peuple de Dieu. »

Ainsi les Juifs spirituels et « le vrai Israël de Dieu (3), » c'est-à-dire ses véritables enfants, se trouvent dans la communion romaine, et s'y trouveront jusqu'à la fin, puisqu'il est clair que cette sentence : « Sortez de Babylone, mon peuple (4), » se prononce même dans la chute et dans la désolation de cette Babylone mystique qu'on veut être l'Eglise romaine.

Pour expliquer comment on s'y sauve, le ministre distingue deux voies : la première, qu'il a prise de M. Claude, est la voie de séparation et de discernement, lorsqu'on est dans la communion d'une église sans participer à ses erreurs et à ce qu'il y a de mauvais dans ses pratiques. La seconde, qu'il a ajoutée à celle de M. Claude, est la voie de tolérance du côté de Dieu, lorsqu'en vue des vérités fondamentales que l'on conserve dans une communion Dieu pardonne les erreurs qu'on met par-dessus.

Savoir s'il nous faut comprendre dans cette dernière voie, il s'en explique clairement dans le Système, où il déclare les conditions sous lesquelles on peut espérer de Dieu quelque tolérance « dans les sectes qui renversent le fondement par leurs additions sans l'ôter pourtant (3). » On voit bien par ce qui vient d'être dit, que c'est de nous et de nos semblables qu'il entend parler; et la condition sous laquelle il accorde qu'on se peut sauver dans une

 

1 Préj., chap. I, p. 16.— 2 Syst., p. 145. — 3 Gal., VI, 16. — 4 Apoc., XVIII, 4. — 5 Syst., p. 173, 174.

 

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secte de cette nature, c'est « qu'on y communique de bonne foi, croyant qu'elle a conservé l'essence des sacrements, et qu'elle n'oblige à rien contre la conscience ; » ce qui montre que loin d'obliger ceux qui demeurent dans ces sectes d'en rejeter la doctrine pour être sauvés, ceux qui y peuvent le plutôt être sauvés sont ceux qui y demeurent de la meilleure foi, et qui sont le mieux persuadés tant de la doctrine que des pratiques qu'on y observe.

Il est vrai qu'il semble ajouter deux autres conditions à celle-là : l'une, d'être engagé dans ces sectes par sa naissance (1); et l'autre, de ne pouvoir pas communier dans une société plus pure, ou parce qu'on n'en connaît pas, ou parce « qu'on n'est pas en état de rompre » avec la société où l'on se trouve (2). Mais il passe plus avant dans la suite : car après avoir proposé la question, s'il est permis « d'être tantôt grec, tantôt latin, tantôt réformé, tantôt papiste, tantôt calviniste, tantôt luthérien, » il répond que non, lorsqu'on fait « profession de croire ce qu'en effet on ne croit pas. » Mais si « on passe d'une secte à l'autre par voie de séduction, et parce que l'on cesse d'être persuadé de certaines opinions qu'on avait auparavant regardées comme véritables, il déclare qu'on peut passer en différentes communions sans risquer son salut, comme on y peut demeurer, parce que ceux qui passent dans les sectes qui ne ruinent ni ne renversent les fondements ne sont pas en un autre état que ceux qui y sont nés ; » de sorte que non-seulement on peut demeurer latin et papiste quand on est né dans cette communion, mais encore qu'on y peut venir du calvinisme sans sortir de la voie du salut; et ceux qui se sauvent parmi nous ne sont plus, comme disait M. Claude, ceux qui y sont sans approuver notre doctrine, mais ceux qui y sont de bonne foi.

Nos frères prétendus réformés peuvent apprendre de là que tout ce qu'on leur dit de nos idolâtries est visiblement excessif. On n'a jamais cru ni pensé qu'on put sauver un idolâtre sous prétexte de sa bonne foi : une si grossière erreur, une impiété si manifeste ne compatit pas avec la bonne conscience. Ainsi l'idolâtrie qu'on nous impute est d'une espèce particulière; c'est une idolâtrie inventée pour exciter contre nous la haine des faibles et des ignorants.

 

1 Syst., p. 173, 174. — 2 Ibid.,  158, 164,259; ibid., 174, 175, 195.

 

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Mais il faut aujourd'hui qu'ils se désabusent ; et ce n'est pas un si grand malheur de se convertir, puisque celui qui vante le plus nos idolâtries, et qui charge de plus d'opprobres et les convertisseurs et les convertis, demeure d'accord qu'ils peuvent tous être de vrais chrétiens.

Il ne faut non plus qu'on exagère la hardiesse qu'on nous impute d'avoir d'un côté augmenté le nombre des sacrements, et de l'autre d'avoir mutilé la Cène, dont nous retranchons, dit-on, une espèce : car ce ministre décide que ce serait « une cruauté de chasser de l'Eglise » ceux qui admettent d'autres sacrements que les deux qu'il prétend seuls institués de Jésus-Christ (1), c'est-à-dire le baptême et la Cène; et loin de nous en exclure pour y avoir ajouté la confirmation, l'extrême-onction et les autres, il n'en exclut même pas les chrétiens éthiopiens à qui il fait recevoir la circoncision, non par une coutume politique, mais à titre de sacrement, encore que saint Paul ait dit : « Si vous recevez la circoncision, Jésus-Christ ne vous servira de rien (2). »

Pour ce qui regarde la communion sous une espèce, il n'y a rien de plus ordinaire dans les écrits des ministres, et même de celui-ci, que de dire qu'en donnant ainsi le sacrement de l'Eucharistie, on en corrompt le fond et l'essence; ce qui est dire dans les sacrements « la même chose que si on ne les avait plus (3). » Mais il ne faut pas prendre ces discours au pied de la lettre ; car M. Claude nous a déjà dit qu'avant la réformation nos pères, qu'on ne communiait que sous une espèce, n'en avaient pas moins tous les aliments nécessaires « sans soustraction d'aucun (4); » et M. Jurieu dit encore plus clairement la même chose, puisqu'après avoir défini l'Eglise, « l'amas de toutes les communions qui prêchent un même Jésus-Christ, qui annoncent le même salut, qui donnent les mêmes sacrements en substance, et qui enseignent la même doctrine (5), il nous compte manifestement dans cet amas de communions et dans l'Eglise : ce qui suppose nécessairement que nous donnons la substance de l'Eucharistie, et par conséquent que les deux espèces n'y sont pas essentielles. Que nos frères ne

 

1 Syst., p. 539, 548. — 2 Gal., V, 2. — 3 Syst., p. 548. — 4 Ci-dessus, n. 37, 42. — 5 Syst., p. 216.

 

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tardent donc plus à se ranger parmi nous de bonne foi, puisque leurs ministres leur ont levé le plus grand obstacle, et presque le seul qu'ils nous allèguent.

Il est vrai qu'il y paraît une manifeste opposition entre ce système et les confessions de foi des églises protestantes ; car les confessions de foi donnent toutes unanimement deux seules marques de vraie Eglise : « la pure prédication de la parole de Dieu, et l'administration des sacrements selon l’institution de Jésus-Christ (1) ; » c'est pourquoi la confession de foi de nos prétendus réformés a conclu que dans l'Eglise romaine, d'où « la pure vérité de Dieu était bannie, et où les sacrements étaient corrompus, ou anéantis du tout, à proprement parler il n'y avait aucune église (2). » Mais notre ministre nous apprend qu'il ne faut pas prendre ces expressions à la rigueur (3), c'est-à-dire qu'il y a beaucoup d'exagération et d'excès dans ce que la Réforme avance contre nous.

Il est pourtant curieux de voir comment le ministre se défera de ces deux marques de la vraie Eglise si solennelles dans tout le parti protestant. « Il est vrai, dit-il, nous les posons : » nous, c'est-à-dire, nous autres protestants : mais pour moi, «je tournerais, poursuit-il, la chose autrement, et je dirais que pour connaître le corps de l'Eglise chrétienne et universelle en général, il ne faut qu'une marque ; c'est la confession du nom de Jésus-Christ le vrai Messie et le Rédempteur du genre humain (4). »

Ce n'est pas tout; car après avoir trouvé les marques du corps de l'Eglise universelle, « il faut trouver celles de l’âme, afin qu'on puisse savoir en quelle partie de cette église Dieu se conserve des élus (5). » C'est ici, répond le ministre, qu'il faut « revenir à nos deux marques, la pure prédication et la pure administration des sacrements (6). » Toutefois qu'on ne s'y trompe pas : « il ne faut pas prendre cela dans un sens de rigueur. » La prédication est assez pure pour sauver l'essence de l'Eglise, quand on conserve les vérités fondamentales, quelque erreur qu'on ajoute par-dessus; les sacrements sont assez purs, malgré « les additions : » ajoutons, suivant le principe que nous venons de

 

1 Préj. légit., p. 24. — 2 Art. 28 ; ci-dessus, n. 26. — 3 Préj., ibid. — 4 Ibid., p. 25 ; Syst., p. 214. — 5 Ibid. — 6 Préj., p. 25.

 

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voir, malgré les soustractions « qui les gâtent, » puisqu'au milieu de tout cela le fond subsiste, et que « Dieu applique à ses élus ce qu'il y a de bon, empêchant que ce qui est de l'institution humaine ne leur nuise et ne les perde. » Concluons donc avec le ministre qu'il ne faut rien prendre à la rigueur de ce qui se dit sur ce sujet dans la confession de foi, et qu'au reste l'Eglise romaine (luthériens et calvinistes, calmez votre haine), l'Eglise romaine, dis-je, tant haie et tant condamnée, malgré toutes vos confessions de foi et tous vos reproches, peut se glorifier d'avoir en un sens très-véritable, et autant qu'il est nécessaire pour former les enfants de Dieu, « la pure prédication de sa parole et la droite administration des sacrements. »

Si l'on dit que ces bénignes interprétations des confessions de foi en anéantissent le texte, et qu'en particulier dire de l'Eglise romaine que la vérité « en est bannie : que les sacrements y sont ou falsifiés, ou anéantis du tout, » et enfin qu'à proprement parler, « il n'y a plus aucune église (1), » sont choses bien différentes de ce qu'on vient d'entendre, je l'avoue; mais c'est qu'en un mot on a connu par expérience qu'il n'y a plus moyen de soutenir les confessions de foi, c'est-à-dire les fondements de la Réforme. Aussi est-il véritable que les ministres dans le fond ne s'en soucient guère, et que ce n'est que par honneur qu'ils se mettent en tête d'y répondre; ce qui a fait inventer au ministre Jurieu les réponses qu'on vient de voir, plus honnêtes et plus ménagées que solides et sincères.

Au reste pour soutenir ce nouveau système, il faut avoir un courage à l'épreuve de tout inconvénient, et ne se laisser effrayer à aucune nouveauté. Encore qu'on soit animé les uns contre les autres « jusqu'aux épées tirées, » il faut dire qu'on n'est qu'un même corps avec Jésus-Christ. Si quelqu'un se révolte contre l'Eglise, et qu'il la scandalise par ses crimes ou par ses erreurs, on croit en l'excommuniant le retrancher du corps de l'Eglise en général, et c'est ainsi que les protestants ont parlé aussi bien que nous (2) : c'est une erreur; on ne retranche ce scandaleux et cet hérétique que d'un troupeau particulier; et il demeure, malgré

 

1 Art. 28. — 2 Art. 28; ci-dessus, n. 15.

 

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qu'on en ait, membre de l'Eglise catholique par la seule profession du nom chrétien, quoique Jésus-Christ ait prononcé : « Si quelqu'un n'écoute pas l'Eglise, tenez-le, » non pas comme un homme qui est retranché d'un troupeau particulier, et qui demeure dans le grand troupeau de l'Eglise en général ; mais tenez-le comme « un païen et un publicain (1), » comme un étranger du christianisme, comme un homme qui n'a plus de part avec le peuple de Dieu.

Au reste ce qu'avance ici M. Jurieu est une opinion particulière, où il dément visiblement son église. Un synode national a défini l'excommunication en ces termes : « Excommunier, dit-il, c'est retrancher un homme du corps de l'Eglise comme un membre pourri, et le priver de sa communion et de tous ses biens (2). » Et dans la propre formule de l'excommunication on parle ainsi au peuple : « Nous ôtons ce membre pourri de la société des fidèles, afin qu'il vous soit comme païen et péager (3). » M. Jurieu n'oublie rien pour embrouiller cette matière avec ses distinctions de sentence déclarative et de sentence juridique; de sentence qui retranche du corps de l'Eglise, et de sentence qui retranche seulement d'une confédération particulière (4). On n'invente ces distinctions qu'afin qu'un lecteur se perde dans ces subtilités, et ne puisse pas s'apercevoir qu'on ne lui dit rien. Car enfin on ne montrera jamais dans les églises prétendues réformées d'autre excommunication, d'autre séparation, d'autre retranchement que celui que je viens de rapporter; et on ne peut pas s'en éloigner plus expressément que fait M. Jurieu. Il prononce, et il le répète en cent endroits et en cent manières différentes, « qu'on ne saurait chasser un homme de l'Eglise universelle (5); » et son église dit au contraire que l'excommunié doit être regardé comme un païen qui n'est plus rien au peuple de Dieu. M. Jurieu continue : « Toute excommunication se fait par une église particulière, et n'est rien que l'expulsion d'une église particulière (6) ; » et on voit que selon les règles de sa religion une église particulière ôte un homme du corps de l'Eglise comme « on fait un membre pourri, » qui sans

 

1 Matth., XVIII, 17. — 2 II Syn. de Par., 1565. — 3 Discip., chap. V, art. 17, p. 102.— 4 Syst., liv. II, chap. III.— 5 Syst., p. 24, etc.— 6 Ibid.

 

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doute n'est plus attaché à aucune partie du corps après qu'il en est retranché.

Voyons néanmoins encore ce que c'est que ces églises particulières et ces troupeaux particuliers dont il prétend qu'on est retranché par l'excommunication. Le ministre s'en explique par ce principe : « Tous les différents troupeaux n'ont pas d'autre liaison externe que celle qui se fait par voie de confédération volontaire et arbitraire, » telle qu'était celle « des églises chrétiennes dans le troisième siècle, à cause qu'elles se trouvèrent unies sous un même prince temporel (1). » Ainsi dès le troisième siècle, où l'Eglise était encore saine et dans sa pureté, selon le ministre, les églises n'étaient liées que par une confédération arbitraire ou, comme il l'appelle ailleurs, « par accident (2), » Quoi donc ! ceux qui n'étaient pas sujets de l'empire romain, ces chrétiens répandus dès le temps de saint Irénée et même dès le temps de saint Justin parmi les barbares et les Scithes, n'étaient-ils dans aucune liaison extérieure avec les autres églises, et n'avaient-ils pas droit d'y communier? Ce n'est pas ainsi qu'on nous avait expliqué la fraternité chrétienne. Tout orthodoxe a droit de communier dans une église orthodoxe ; tout catholique, c'est-à-dire tout membre de l'Eglise universelle, dans toute l'Eglise. Tous ceux qui portent la marque d'enfants de Dieu ont droit d'être admis partout où ils voient la table de leur commun Père, pourvu que leurs mœurs soient approuvées : mais on vient troubler ce bel ordre ; on n'est plus en société que par accident ; la fraternité chrétienne est changée en confédérations arbitraires, que l'on étend plus ou moins à sa volonté, selon les diverses confessions de foi dont on est convenu (3). Ces confessions de foi sont des traités où l'on met ce que l'on veut. Les uns y ont mis « qu'ils enseigneraient les vérités de la grâce, comme elles ont été expliquées par saint Augustin (4) ; » et c'est, dit-on, les églises prétendues réformées : il n'est pas vrai, il n'y a rien moins que saint Augustin dans leur doctrine ; mais enfin il leur plaît de le dire ainsi. Il n'est pas permis à ceux-là d'être semi-pélagiens, « et les Suisses aussi bien que ceux de

 

1 Préj., p. 6; Syst., p. 246, etc., 254, 262, 269, 305, 557. — 2 Ibid., p. 263. — 3 Syst., p. 254. — 4 Ibid.

 

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Genève les retrancheraient de leur communion (1). » Mais pour ceux qui n'ont pas fait une semblable convention, ils seront semi-pélagiens, si bon leur semble. Bien plus, ceux qui sont entrés dans la confédération de Genève et dans celle des prétendus réformés où l'on se croit obligé de soutenir la grâce de saint Augustin, « peuvent se départir » de l'accord (2) ; mais il faut aussi qu'ils trouvent bon qu'on les sépare « d'une confédération » dont ils auront violé les lois; et « ce qu'on tolérerait partout ailleurs, » on ne le peut plus tolérer dans les troupeaux où l'on avait fait d'autres conventions.

Mais ces gens qui rompent l'accord de la Réforme calvinienne, ou de quelque autre semblable confédération, que deviendront-ils? Et seront-ils obligés de se confédérer avec quelque autre église? Point du tout. « Il n'est nullement nécessaire, quand on , se sépare d'une église, d'en trouver une autre à laquelle on adhère (3). » Je vois bien qu'on est forcé de le dire ainsi, parce qu'autrement on ne pourrait excuser les églises protestantes, qui en se séparant de l'Eglise romaine, n'ont trouvé sur la terre aucune église à qui elles pussent adhérer. Mais il faut entendre la raison qui autorise une telle séparation. « C'est, poursuit M. Jurieu, parce que toutes les églises sont naturellement libres et indépendantes les unes des autres; ou, comme il l'explique ailleurs, naturellement et originairement toutes les églises sont indépendantes (4). »

Voilà précisément notre doctrine, diront ici les indépendants ; nous sommes les vrais chrétiens qui défendent cette liberté primitive et naturelle des églises. Mais cependant Charenton les a condamnés en 1644. Il a donc aussi par avance condamné M. Jurieu qui les soutient : mais écoutons le décret : « Sur ce qui a été représenté que plusieurs, qui s'appellent indépendants, parce qu'ils enseignent que chaque église se doit gouverner par ses propres lois sans aucune dépendance de personne en matière ecclésiastique , et sans obligation à reconnaître l'autorité des colloques et des synodes pour son régime et conduite (5), » c'est-à-dire

 

1 Syst., p. 249.— 2 Ibid., p. 25t. — 3 Liv. III, chap. XV, p. 547. — 4 Ibid. — 5 Discip., chap. VI, de l’un. des Eglis.; Notes sur l'art. 2, p. 118.

 

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sans aucune confédération avec quelque autre église que ce soit ; et voilà le cas de M. Jurieu bien posé. Mais la réponse du synode est bien différente de la sienne ; car le synode prononce « qu'il faut craindre que ce venin gagnant insensiblement, ne jette, dit-il, la confusion et le désordre entre nous, n'ouvre la porte à toutes sortes d'irrégularités et d'extravagances, et n'ôte tout moyen d'y apporter le remède ; » ce qui serait également « préjudiciable à l'Eglise et à l'Etat, et donnerait lieu à former autant de religions qu'il y a de paroisses ou assemblées particulières. » Et M. Jurieu conclut au contraire , qu'en se séparant d'une église sans adhérer à une autre, on ne fait que retenir « la liberté et l'indépendance » qui convient « naturellement et originairement » aux églises, c'est-à-dire la liberté que Jésus-Christ leur a donnée en les formant.

En effet il n'y a pas moyen de soutenir, selon les principes de notre ministre, ces colloques et ces synodes. Car il suppose que si un royaume catholique se divisait d'avec Rome, et ensuite se subdivisât en plusieurs souverainetés, chaque prince pourrait faire « un patriarche (1) » et établir dans son Etat un gouvernement absolument indépendant de celui des Etats voisins « sans appel, » sans liaison, sans correspondance, car tout cela selon lui dépend du prince ; et c'est pourquoi il a fait dépendre la première confédération des églises de l'unité de l'empire romain. Mais si cela est, son oncle Louis Dumoulin gagne sa cause : car il prétend que toute cette subordination de colloques et de synodes, en la regardant comme ecclésiastique et spirituelle, n'est qu'un papisme déguisé et le commencement de l'Antéchrist (2) ; qu'il n'y a donc de puissance dans cette distribution des églises que par l'autorité du souverain ; et que les excommunications et dégradations des synodes, soit provinciaux , soit nationaux , n'ont d'autorité que par là. Mais en poussant le raisonnement un peu plus loin, les excommunications des consistoires ne paraîtront pas plus efficaces que celles des synodes ; ainsi ou il n'y aura nulle juridiction ecclésiastique, et les indépendants auront raison ; ou elle sera dans les mains du prince, et enfin Louis Dumoulin aura converti

 

1 Liv. III, chap. XV, p. 546. — 2 Fascic., Ep. Lud. Molin.

 

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son neveu, qui s'est si longtemps opposé à ses erreurs.

Voilà où va le système où l'on met à présent tout le dénouement de la matière de l'Eglise; on est étonné quand on entend ces nouveautés. Quelle erreur de s'imaginer qu'il n'y ait de liaison extérieure entre les églises chrétiennes que par rapport à un prince, ou par quelque autre « confédération volontaire et arbitraire , » et de ne vouloir pas entendre que Jésus-Christ a obligé ses fidèles à vivre dans une église, c'est-à-dire, comme on l'avoue, dans une société extérieure, et à communier entre eux, non-seulement dans la même foi et dans les mêmes sentiments, mais encore, quand on se rencontre, dans les mêmes sacrements et dans le même service, en sorte que les églises, en quelque distance qu'elles soient, ne soient que la même église distribuée en divers lieux, sans que la diversité des lieux empêche l'unité de la table sacrée, où tous communient les uns avec les autres, comme ils font avec Jésus-Christ leur commun chef.

Considérons maintenant l'origine du nouveau système qu'on vient de voir. Son auteur se vante peut-être , comme il fait dans les autres dogmes, d'avoir pour lui les trois premiers siècles; et il y a apparence que l'opinion qui renferme toute l'Eglise dans une même communion, puisqu'on la prétend si tyrannique, sera née sous l'empire de l'Antéchrist : non ; elle est née en Asie dès le troisième siècle (1) : Firmilien, un si grand homme, et ses collègues, de si grands évêques, en sont les auteurs : elle a passé en Afrique, où saint Cyprien, un si illustre martyr et la lumière de l'Eglise, l'a embrassée avec tout le concile d'Afrique; et c'est cette nouvelle opinion qui leur a fait rebaptiser tous les hérétiques , puisqu'ils n'en alléguaient d'autre raison sinon que les hérétiques n'étaient pas de l'Eglise catholique.

Il faut avouer que saint Cyprien a fait ce mauvais raisonnement : Les hérétiques et les schismatiques ne sont pas du corps de l'Eglise catholique : donc il les faut rebaptiser quand ils y viennent. Mais M. Jurieu n'oserait dire que le principe de l'unité de l'Eglise, dont saint Cyprien abusait, fût aussi nouveau que la conséquence qu'il en tirait, puisque ce ministre avoue que la

 

1 Syst., liv. I, chap. VII, VIII.

 

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« fausse idée de l'unité de l'Eglise s'était formée sur l'histoire des deux premiers siècles jusqu'à la moitié ou la fin du troisième. Il ne faut point s'étonner (1), » continue-t-il, que l'Eglise regardât toutes les sectes qui étaient durant ces temps-là, « comme entièrement séparées du corps de l'Eglise ; car cela était vrai ; » et il ajoute que ce fut dans ce temps-là, c'est-à-dire dans les deux premiers siècles jusqu'au milieu du troisième, « qu'on prit habitude de croire que les hérétiques n'appartenaient aucunement à l'Eglise (2) : » ainsi la doctrine de saint Cyprien qu'on accuse de nouveauté et même de tyrannie était une habitude contractée dès les deux premiers siècles de l'Eglise, c'est-à-dire dès l'origine du christianisme.

Il faudra aussi avouer que cette doctrine de saint Cyprien sur l'unité de l'Eglise n'a pas été inventée à l'occasion de la rebaptisation des hérétiques, puisque le livre de l’Unité de l'Eglise, où la doctrine qui en exclut les hérétiques et les schismatiques est si clairement établie, a précédé la dispute de la rebaptisation ; de sorte que saint Cyprien était entré naturellement dans cette doctrine ensuite de la tradition des deux siècles précédents.

Il n'est pas moins assuré que toute l'Eglise avait embrassé aussi bien que lui cette doctrine longtemps avant la dispute de la rebaptisation. Car cette dispute a commencé sous le pape saint Etienne. Or devant, et non-seulement sous saint Lucius son prédécesseur, mais encore dès le commencement de saint Corneille, prédécesseur de saint Lucius, Novatien et ses sectateurs avaient été regardés comme séparés de la communion de tous les évoques et de toutes les églises du monde (3), quoiqu'ils n'eussent pas renoncé à la profession du christianisme, et qu'ils n'eussent renversé aucun article fondamental. On tenait donc dès lors pour séparés de l'Eglise universelle même ceux qui conservaient les fondements, s'ils rompaient l'unité sous d'autres prétextes.

Ainsi c'est un fait indubitable que la doctrine combattue par M. Jurieu était reçue dans toute l'Eglise, non-seulement avant la querelle de la rebaptisation, mais encore dès l'origine du christianisme ;

 

1 Syst., liv. I, p. 55. — 2 Ibid., 56. — 3 Epist. Cyp. ad Antonian., etc., édit. Bal., p. 66.

 

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et saint Cyprien s'en servit, non pas comme d'un nouveau fondement qu'il donnait à son erreur, mais comme d'un principe commun dont tout le monde convenait.

Le ministre a osé dire que ses idées sur l'Eglise sont celles du concile de Nicée, et conclut que ce saint concile ne rejetait pas tous les hérétiques de la communion de l'Eglise, à cause qu'il n'ordonnait pas de les rebaptiser tous (1) ; car il ne faisait rebaptiser ni les novatiens ou cathares, ni les donatistes, ni les autres qui retenaient le fondement de la foi, mais seulement les paulianistes, c'est-à-dire les sectateurs de Paul de Samosate, qui niaient la Trinité et l'incarnation. Mais sans attaquer le ministre par d'autres raisons, il ne faut écouter que lui-même pour le convaincre. Il parle du concile de Nicée « comme du plus universel qui ait jamais été tenu (2); » mais néanmoins qui ne le fut pas tout à fait, puisque a les grandes assemblées des novatiens et des donatistes n'y furent point appelées. » Je ne veux que cet aveu pour conclure qu'on ne les regardait donc pas alors comme partie de l'Eglise universelle, puisqu'on ne songea seulement pas à les appeler dans un concile convoqué exprès pour la représenter.

Et en effet écoutons comme ce concile parle des novatiens ou cathares : « Ceux-là, dit-il, lors qu'ils viendront à l'Eglise catholique (3). » Arrêtons, l'affaire est vidée : ils n'y sont donc point. Il ne parle pas en autres termes des paulianistes, dont il improuve le baptême : « Touchant les paulianistes, lors qu'ils demandent d'être reçus dans l'Eglise catholique (4) : » encore un coup, ils n'y sont donc pas selon l'idée de ces Pères, et le ministre en convient. Mais afin qu'il n'ose plus dire que ceux dont on reçoit le baptême sont dans l'Eglise catholique, et non pas ceux dont on le rejette, le concile met également hors de l'Eglise catholique tant ceux dont il approuve le baptême, comme les novatiens, que ceux qu'il fait rebaptiser, comme les paulianistes : par conséquent cette différence ne dépendait point du tout de ce que les uns étaient réputés membres de l'Eglise catholique, et les autres non.

Il en faut dire autant des donatistes, dont le concile de Nicée

 

1 Syst., p. 61. — 2 Ibid., p. 234. — 3 Conc. Nic., can. 8. — 4 Ibid. can. 19.

 

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ne reçut pas la communion ni les évêques ; et au contraire il reçut dans ses séances Cécilien évêque de Carthage, dont les donatistes s'étaient séparés. Ce concile regardait donc aussi les donatistes comme séparés de l'Eglise universelle.

Que le ministre nous vienne dire maintenant que les Pères de Nicée sont de son avis, ou que leur doctrine était nouvelle, ou que lorsqu'ils prononcèrent contre les ariens cette sentence : « La sainte Eglise catholique et apostolique les frappe d'anathème, » ils les laissaient unis avec eux dans cette même Eglise catholique, et ne les chassaient seulement que d'une confédération volontaire et arbitraire qu'ils pouvaient étendre plus ou moins à leur gré : ces discours devraient paraître comme des prodiges.

Le ministre range parmi les symboles que tout le monde reçoit ceux des Apôtres, de Nicée et de Constantinople. On est d'accord en effet que ces trois symboles n'en font qu'un, et que celui de ces deux premiers conciles œcuméniques ne fait qu'expliquer celui des Apôtres. Nous avons vu les sentiments du concile de Nicée. Le concile de Constantinople agit sur les mêmes principes, puisqu'il chasse toutes les sectes de son unité : d'où il conclut dans sa lettre à tous les évêques, « que le corps de l'Eglise n'est pas divisé (1) ; » et c'était dans ce même esprit qu'il avait dit dans son symbole : « Je crois une sainte Eglise, catholique et apostolique (2), » ajoutant ce mot une à ceux de sainte et de catholique, qui étaient dans le Symbole des Apôtres, et le fortifiant par celui d'apostolique, pour montrer que l'Eglise ainsi définie et parfaitement une par l'exclusion de toutes les sectes , était celle que les apôtres avaient fondée.

Le lecteur intelligent attend ici ce que lui dira le hardi ministre sur le Symbole des Apôtres, et sur l'article : « Je crois l'Eglise catholique. » On avait cru jusqu'ici, et même dans la Réforme, que ce Symbole, si unanimement reçu par tous les chrétiens, était un abrégé et comme un précis do la doctrine des apôtres et de l'Ecriture. Mais le ministre nous apprend tout le contraire : car après avoir décidé que les apôtres n'en sont point les auteurs, il ne veut pas même accorder, ce que personne jusqu'ici n'avait nié, que

 

1 Conc. CP., epist. ad omn. episc. — 2 Ibid.

 

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du moins il ait été fait entièrement selon leur esprit. Il dit donc, « qu'il faut chercher le sens des articles du Symbole, non dans l'Ecriture, mais dans l'intention de ceux qui l'ont composé (1). » Mais, poursuit-il, le Symbole n'a pas été fait tout d'un coup ; l'article : Je crois l'Eglise catholique a été ajouté au quatrième siècle. » A quoi sert ce raisonnement, si ce n'est pour se préparer un refuge contre le symbole, et ne lui donner que l'autorité du quatrième siècle, au lieu que tous les chrétiens l'ont regardé jusqu'ici comme la commune confession de foi de tous les siècles et de toutes les églises chrétiennes depuis le temps des apôtres?

Mais voyons enfin, quoi qu'il en soit, comment il définit selon le Symbole la sainte Eglise catholique. Il rejette d'abord la définition qu'il attribue aux catholiques; il n'approuve pas davantage celle qu'il donne aux protestants. Pour lui, qui s'élève au-dessus des protestants ses confrères comme au-dessus des catholiques ses ennemis, ayant à définir l'Eglise de tous les temps, il le fera en disant que « c'est le corps de ceux qui font profession de croire Jésus-Christ le véritable Messie ; corps divisé en un grand nombre de sectes (2); » il faut encore ajouter : qui s'excommunient les unes les autres, afin que toutes les hérésies frappées d'anathème, et encore tous les schismatiques , fussent-ils divisés d'avec leurs frères «jusques aux épées tirées, » pour nous servir de l'expression du ministre, aient le bonheur de se trouver dans l'Eglise du Symbole , et dans l'unité chrétienne qui nous y est enseignée. Voilà ce qu'on ose dire dans la Réforme ; et le royaume de Jésus-Christ y porte dans sa propre définition le caractère de la division par « laquelle tout royaume est désolé, » selon l'Evangiles.

Le ministre devait du moins se souvenir du Catéchisme qu'il a enseigné lui-même à Sedan durant tant d'années, où après qu'on a récité : Je crois l'Eglise catholique, on en conclut « que hors de l'Eglise il n'y a que damnation et que mort, et que tous ceux qui se séparent de la communauté des fidèles pour faire secte à part, ne doivent espérer de salut (4).» Il est bien certain qu'on parle ici de l'Eglise universelle : on peut donc faire secte à part à son

 

1 Préj. lég., chap. II, p. 27, 28; Syst., p. 217. — 2 Préj., p. 29. — 3 Luc., XI, 17. — 4 Cat. des Prêt. Réf., dim. XVII.

 

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égard ; on peut se séparer de son unité. Je demande si en cet endroit « faire secte à part » est un mot qui signifie l'apostasie. Celui qui fait secte à part, est-ce celui qui prend le turban , et qui renonce publiquement à son baptême ? Est-ce ainsi que parlent les hommes? Est-ce ainsi qu'il faut parler dans un catéchisme à un enfant innocent, afin de lui embrouiller toutes ses idées, et qu'il ne sache plus à quoi s'en tenir?

Je crois travailler au salut des âmes, en continuant le récit des égarements du ministre, les plus grands et les plus visibles où la défense d'une mauvaise cause ait peut-être jamais jeté aucun homme. Ce qu'il a fallu inventer pour soutenir le système, est plus étrange, s'il se peut, et plus inouï que le système même. Il a fallu brouiller toutes les idées que nous donne l'Ecriture. Elle nous parle du schisme de Jéroboam comme d'une action détestable, qui a commencé par une révolte (1) ; qui s'est soutenue par une idolâtrie formelle, et en adorant des veaux d'or; qui a fait quitter jusqu'à l'arche ; enfin qui a fait renoncer à la loi de Moïse, à Aaron, au sacerdoce, et à tout le ministère lévitique, pour conserver un faux sacerdoce « aux dieux étrangers et aux démons (2). » Et toutefois il faut dire que ces schismatiques, ces hérétiques, ces déserteurs de la loi, ces idolâtres faisaient partie du peuple de Dieu. Les sept mille que Dieu s'était réservés, et le reste de l'élection dans Israël, adhéraient au schisme (3). Les prophètes du Seigneur communiquaient avec ces schismatiques et ces idolâtres, et rompaient avec Juda, où était le lieu que Dieu avait choisi; et un schisme si qualifié ne devait pas être compté « parmi les péchés qui détruisent la grâce (4). » Si cela est, toute l'Ecriture ne sera plus qu'une illusion et que l'exagération la plus outrée qui se trouve dans tout le langage humain. Mais enfin que faut-il dire aux passages qu'allègue M. Jurieu? Tout, plutôt que d'avouer un si grand excès, et de mettre des idolâtres publics dans la société des enfants de Dieu ; car ce n'est pas ici le lieu d'approfondir davantage cette matière.

L'Eglise chrétienne ne se sauve non plus des mains du ministre

 

1 III Reg., III, 12; II Par., il, 13.— 2 II Par., XI, 15.— 3 Syst., liv. I, chap. XIII — 4 Ibid., chap. XX, p. 153.

 

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que l'église judaïque : il l'attaque dans son fort et dans sa fleur, et jusque dans ces bienheureux temps où elle était gouvernée par les apôtres. Car, selon lui (1), les Juifs convertis (c'est-à-dire la plus grande partie de l'Eglise, puisqu'il y en « avait tant de milliers » selon la parole de saint Jacques (2), et constamment la plus noble, puisqu'elle comprenait ceux sur lesquels les autres « étaient entés, la tige, la racine sainte d'où la bonne sève de l'olivier » était découlée sur les sauvageons) (3), étaient hérétiques et schismatiques, coupables même d'une hérésie dont saint Paul a dit « qu'elle anéantissait la grâce, » et ne « laissait rien à espérer de Jésus-Christ (4). » Le reste de l'Eglise, c'est-à-dire ceux qui venaient des gentils, participaient au schisme et à l'hérésie, en y consentant et en reconnaissant comme saints et comme frères en Jésus-Christ ceux qui avaient dans l'esprit une si étrange hérésie, et dans le cœur une jalousie si criminelle ; et les apôtres eux-mêmes étaient les plus hérétiques et les plus schismatiques de tous, puisqu'ils connivaient à de tels crimes et à de telles erreurs. Telle est l'idée qu'on nous donne de l'Eglise chrétienne sous les apôtres, lorsque le sang de Jésus-Christ était pour ainsi dire encore tout chaud, sa doctrine toute fraîche, l'esprit du christianisme encore dans toute sa force. Quelle idée auront les impies de la suite de l'Eglise, si ces commencements tant vantés sont fondés sur l'hérésie et sur le schisme, et qu'il faille étendre la corruption jusqu'à ceux qui avaient les prémices de l'esprit ?

Il semblait que notre ministre voulait du moins exclure les sociniens de la société du peuple de Dieu, puisqu'il a dit si souvent qu'ils attaquaient directement les vérités fondamentales, et que les sociétés d'où on les ôte sont des sociétés mortes, qui ne peuvent donner à Dieu des enfants (5). Mais tout cela n'était qu'un faux semblant, et le ministre mépriserait en son cœur ceux qui s'y laisseraient surprendre.

En effet le principe fondamental de sa doctrine, c'est que jamais « la parole de Dieu n'est prêchée dans un pays que Dieu ne lui

 

1 Syst., liv. I, chap. XIV, XXI, p. 167. — 2 Act., XXI ; 20. — 3 Rom., XI, 17, etc. — 4 Syst., ibid., chap. XX, p. 167 ; Gal. V, 2, 4. — 5 Préj. Lég., p. 4, 5, etc. ; Syst., p. 147, 149, etc.

 

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donne efficace à l'égard de quelques-uns (1), » Comme donc très-constamment la parole de Dieu est prêchée parmi les sociniens, le ministre conclut très-bien, selon ses principes, « que si le socinianisme se fût autant répandu que l'est, par exemple, le papisme, Dieu aurait aussi trouvé les moyens d'y nourrir ses élus, et de l'empêcher de participer aux hérésies mortelles de cette secte, comme autrefois il trouvait bien moyen de conserver dans l'arianisme un nombre d'élus et de bonnes âmes, qui se garantirent de l'hérésie des ariens. »

Que si les sociniens dans l'état où ils se trouvent maintenant ne peuvent pas contenir les élus de Dieu, ce n'est pas à cause de leur perverse doctrine; c'est que « comme ils ne font point de nombre dans le monde, qu'ils y sont dispersés sans y faire figure, qu'en la plupart des lieux ils n'ont point d'assemblées, il n'est point nécessaire de supposer que Dieu y sauve personne. » Cependant puisqu'il est constant que les sociniens ont eu des églises en Pologne, et qu'ils en ont encore aujourd'hui en Transylvanie, on pourrait demander au ministre quelle quantité il en faut pour faire figure. Mais quoi qu'il en soit, selon lui, il ne tient qu'aux princes de donner des enfants de Dieu à toutes les sociétés, quelles qu'elles soient, en leur donnant des assemblées ; et si le diable achève son œuvre, si en prenant les hommes par le penchant des sens, et en répandant par ce moyen les sociniens dans le monde, il trouve encore le moyen de leur procurer un exercice plus libre et plus étendu, il forcera Jésus-Christ à y former ses élus.

Le ministre répondra sans doute, que s'il dit qu'on se peut sauver dans la communion des sociniens, ce n'est pas par voie de tolérance, mais par voie de discernement et de séparation; c'est-à-dire que ce n'est pas en présupposant que Dieu tolère le socinianisme, comme il fait les autres sectes qui ont conservé les fondements, mais au contraire en présupposant que ces associés des sociniens, en discernant le bon d'avec le mauvais dans la prédication de cette secte, en rejetteront les blasphèmes dans leur cœur, encore qu'à l'extérieur ils demeurent unis avec elle.

 

1 Préj. lég., p. 16; Syst., liv. I, chap. XII, p. 98, 102; chap. XIX, p. 149, etc.; chap. XX, p. 153, etc.

 

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Mais, de quelque sorte qu'il le prenne, sa réponse n'est pas moins pleine d'impiété. Car premièrement il n'est point d'accord avec lui-même sur la tolérance de ceux qui nient la divinité du Fils de Dieu, puisqu'il étend cette tolérance jusqu'aux ariens : « Damner, dit-il, tous ces chrétiens innombrables qui vivaient sous la communion externe de l'arianisme, dont les uns en détestaient les dogmes, les autres les ignoraient, les autres les toléraient en esprit de paix, les autres étaient retenus dans le silence par la crainte et par l'autorité : damner, dis-je, tous ces gens-là, c'est une opinion de bourreau et qui est digne de la cruauté du papisme (1), » Ainsi la miséricorde de M. Jurieu s'étend, non-seulement jusqu'à ceux qui demeuraient dans la communion des ariens, parce qu'ils en ignoraient les sentiments, mais encore jusqu'à ceux qui les savaient; et non-seulement jusqu'à ceux qui en les sachant et les détestant dans leur cœur ne les blâmaient point « par crainte, » mais encore jusqu'à ceux qui les « toléraient en esprit de paix ; » c'est-à-dire jusqu'à ceux qui jugeaient que nier la divinité de Jésus-Christ était un dogme tolérable. Qui empêche donc qu'en « esprit de paix » on ne tolère encore les sociniens comme on tolère les autres, et qu'on n'étende sa charité jusqu'à les sauver?

Mais quand le ministre se repentirait d'avoir porté la tolérance jusqu'à cet excès, et que dans la communion des sociniens il ne voudrait sauver que ceux qui en détesteraient les sentiments dans leur cœur, sa doctrine n'en serait pas meilleure pour cela, puisqu'enfin il faudrait toujours sauver ceux qui sachant le sentiment des sociniens ne laisseraient pas de demeurer dans leur communion externe, c'est-à-dire de fréquenter leurs assemblées, de se joindre à leurs prières et à leur culte, et d'assister à leurs prédications avec un extérieur si semblable à celui des autres, qu'ils passassent pour être des leurs. Si cette dissimulation est permise, on ne sait plus ce que c'est que l'hypocrisie, ni ce que veut dire cette sentence : « Retirez-vous des tabernacles des

impies (2). »

Que si le ministre répond que ceux qui fréquenteraient de cette sorte les assemblées des sociniens, dirigeraient leur intention de

 

1 Préj., p. 22. — 2 Num., XVI, 16.

 

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manière qu'ils ne participeraient qu'à ce qu'il y a de bon parmi eux, c'est-à-dire à l'unité de Dieu et à la mission de Jésus-Christ, c'est encore une plus grande absurdité, puisque rien n'empêche en ce sens qu'on ne vive encore dans la communion des Juifs et des Mahométans : car il n'y aurait qu'à penser qu'on ne participe avec eux que dans la croyance de l'unité de Dieu, en détestant dans son cœur, sans en dire mot, ce qu'ils prononcent contre Jésus-Christ ; et si l'on dit que c'est assez pour être damné de faire son culte ordinaire d'une assemblée où Jésus-Christ est blasphémé, les sociniens, qui blasphèment sa divinité et tant d'autres de ses vérités, ne sont pas meilleurs.

Telles sont les absurdités du nouveau système : on ne s'y jette pas volontairement, et on ne prend pas plaisir à se rendre soi-même ridicule en avançant de tels paradoxes. Mais c'est qu'un abîme en attire un autre : on ne tombe dans ces excès que pour sauver d'autres excès où l'on était déjà tombé. La Réforme était tombée dans l'excès de se séparer, non-seulement de l'Eglise où elle avait reçu le baptême, mais encore de toutes les églises chrétiennes. Dans cet état, pressée de répondre où était l'Eglise avant les réformateurs, elle ne pouvait tenir un langage constant, et l'iniquité se démentait elle-même. Enfin n'en pouvant plus, et peu contente de toutes les réponses qu'on avait faites de nos jours, elle a cru enfin se dégager, en disant « que ce n'est point aux sociétés » particulières, aux luthériens, aux calvinistes qu'il faut demander la suite visible de leur doctrine et de leurs pasteurs ; qu'il est vrai « qu'elles n'étaient pas encore formées il y a deux cents ans, » mais que l'Eglise universelle dont ces sectes font partie, était visible dans les « communions qui composaient le christianisme, les Grecs, les Abyssins, les Arméniens et les Latins (1), » et que c'est toute la succession dont on a besoin. Voilà le dernier refuge; c'est là tout le dénouement. Mais toutes les sectes en diront autant, il en faut convenir. Il n'en est ni n'en fut jamais aucune, qui, à ne prendre en chacune que la profession commune du christianisme, ne trouve sa succession comme notre ministre a trouvé la sienne; de sorte que pour donner une suite et une perpétuité

 

1 Syst., liv. I, chap. XXIX, p. 226; liv. III, chap. XVII.

 

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toujours visible à son église, il a fallu prodiguer la même grâce aux sociétés les plus nouvelles et les plus impies.

Le plus grand outrage qu'on puisse faire à la vérité, est de la connaître et en même temps de l'abandonner ou de l'affaiblir. M. Jurieu a reconnu de grandes vérités : premièrement, que « l'Eglise se prend dans l'Ecriture pour une société » toujours visible ; « et je vais même, dit-il, sur ce sujet plus loin que M. de Meaux (1), » A la bonne heure, ce que j'avais dit était suffisant : mais puisqu'il nous en veut donner davantage, je le reçois de sa main.

Secondement il convient qu'on ne peut nier « que l'Eglise, laquelle le symbole nous oblige de croire, ne soit une Eglise visible (2). »

C'en était assez pour démontrer la perpétuelle visibilité de l'Eglise, puisque ce qu'on croit dans le Symbole est d'une éternelle et immuable vérité. Mais afin qu'il demeure pour constant que cet article de notre foi est fondé sur une promesse expresse de Jésus-Christ, le ministre nous accorde encore que l'Eglise, à qui Jésus-Christ avait promis que l'enfer ne prévaudrait point contre elle, était « une église confessante, une église qui publie la foi avec saint Pierre, une église par conséquent toujours extérieure et visible (3); » ce qu'il pousse si avant, qu'il assure sans hésiter que celui « qui aurait la foi sans la profession de la foi, ne serait pas de l'Eglise (4).»

C'est encore ce qui lui a fait dire, « qu'il est de l'essence de l'Eglise chrétienne qu'elle ait un ministère (5). » Il approuve aussi bien que M. Claude que nous inférions de ces paroles de Notre-Seigneur : « Enseignez, baptisez, et je suis avec vous jusqu'à la fin des siècles (6), » « qu'il y aura des docteurs avec lesquels Jésus-Christ enseignera, et que la vraie prédication ne cessera jamais dans l'Eglise (7). » Il en dit autant des sacrements; et il demeure d'accord que « le lien des chrétiens par les sacrements est essentiel à l'Eglise; qu'il n'y a point de véritable Eglise sans sacrements (8); » d'où il conclut qu'il en faut « avoir l'essence » et le fond pour être du corps de l'Eglise.

 

1 Syst., p. 215. — 2 Ibid., p. 217. — 3 Ibid., p, 215. — 4 Ibid., p. 2. — 5 Syst., liv. III, chap. XV, p. 549, etc. — 6 Matth., XXVlll, 19, 20. — 7 Syst., p. 228, 229. — 8 Pag. 539, 548.

 

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De tous ces passages exprès, le ministre conclut avec nous que l'Eglise «est toujours visible, nécessairement visible (1); » et ce qu'il y a de plus remarquable, non-seulement « selon le corps, » mais encore « selon l’âme, » comme il parle, parce que, dit-il, « quand je vois les sociétés chrétiennes où la doctrine conforme à la parole de Dieu est conservée, autant qu'il est nécessaire pour l'essence de l'Eglise, je sais et je vois certainement qu'il y a là des élus, puisque partout où sont les vérités fondamentales, elles sont salutaires à quelques gens. »

Après cette suite de doctrine, que le ministre confirme par tant de passages exprès, on croirait qu'il n'y a rien de mieux établi dans son esprit par les Ecritures, par les promesses de Jésus-Christ, par le Symbole des Apôtres, que la perpétuelle visibilité de l'Eglise; et néanmoins il dit le contraire, non par conséquence, mais en termes formels, puisqu'il dit en même temps que cette perpétuelle visibilité de l'Eglise « ne se trouve point par ces preuves qu'on appelle de droit, » c'est-à-dire par l'Ecriture, comme il l'explique; « qu'en supposant que Dieu se conserve toujours un nombre de fidèles cachés, une Eglise pour ainsi dire souterraine et inconnue à toute la terre, elle est tout aussi bien le corps de Jésus-Christ, son épouse et son royaume, qu'une église connue ; et enfin que les promesses de Jésus-Christ demeureraient en leur entier, quand l'Eglise serait tombée dans un si grand obscurcissement, qu'on ne pût marquer et dire : « Là est la vraie Eglise, et là Dieu se conserve des élus (2). »

Que devient donc cet aveu formel, que l'Eglise dans l'Ecriture est toujours visible ; que les promesses qu'elle a reçues de Jésus-Christ pour sa perpétuelle durée s'adressent à une Eglise visible, à une Eglise qui publie sa foi, à une Eglise qui a des clefs et un ministère, à qui le ministère est essentiel, et qui n'est plus une église, si la profession de foi lui manque? On n'en sait rien : le ministre croit tout concilier, en nous disant que pour lui, à la vérité, il croit l'Eglise toujours visible, et qu'on peut prouver par l'histoire qu'elle l'a toujours été (3). Qui ne voit où il en veut

 

1 Préj. lég., chap. II, p. 18, 19, 20.— 2 Préj. lég., p. 21, 22 ,etc; Syst., p. 221. — 3 Syst., p. 125; Préj., p. 22.

 

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venir ? C'est qu'en un mot s'il arrive qu'un protestant soit forcé d'avouer selon sa croyance que l'Eglise ait cessé d'être visible, en tout cas il aura nié un fait, mais il n'aura pas renversé une promesse de Jésus-Christ. Mais c'est là trop grossièrement nous donner le change. Il ne s'agit pas de savoir si l'Eglise par bonheur a toujours duré jusqu'ici dans sa visibilité, mais si elle a des promesses d'y durer toujours ; ni si M. Jurieu le croit, mais si M. Jurieu a écrit que tous les chrétiens sont obligés de le croire comme une vérité révélée de Dieu, et comme un article fondamental inséré dans le Symbole. Constamment il l'a écrit, nous l'avons vu : il le nie aussi clairement, nous le voyons ; et il continue à faire voir que la question de l'Eglise jette les ministres dans un tel désordre, qu'ils ne savent par où en sortir, et ne songent qu'à se laisser quelque échappatoire.

Mais il ne leur en reste aucun, pour peu qu'ils suivent les principes qu'ils ont accordés : car si l'Eglise est visible et toujours visible par la confession de la vérité, si Jésus-Christ a promis qu'elle le serait éternellement, il est plus clair que le jour qu'il n'est permis en aucun moment de s'éloigner de sa doctrine ; ce qui est dire en d'autres termes qu'elle est infaillible. La conséquence est très-claire, puisque s'éloigner de la doctrine de celle qui enseigne toujours la vérité, ce serait trop visiblement se déclarer ennemi de la vérité même : encore une fois, il n'y a rien ni de plus clair ni de plus simple.

Voyons néanmoins par où les ministres ont tâché de parer ce coup. Jésus-Christ a promis, disent-ils, un ministère perpétuel, mais non pas un ministère toujours pur : l'essence du ministère subsistera dans l'Eglise, parce qu'on gardera les fondements; mais ce qu'on ajoutera par-dessus y mettra de la corruption : ce qui fait dire à M. Claude que le ministère n'en viendra jamais à la soustraction d'une vérité fondamentale (1), telle qu'on la voit, par exemple, dans le socinianisme, où la divinité de Jésus-Christ est rejetée; mais qu'il n'y a pas un pareil inconvénient à corrompre par addition les vérités salutaires, comme on a fait dans l'Eglise romaine, parce que les fondements du salut subsistent toujours.

 

1 Rép. au disc., de M. de Cond., p. 383 et suiv.

 

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Selon les mêmes principes, M. Jurieu demeure d'accord que Jésus-Christ a promis «qu'il y aurait toujours des docteurs avec lesquels il enseignerait, et ainsi que la véritable prédication ne cesserait jamais dans son Eglise (1) ; » mais il distingue : il y aura toujours des docteurs avec lesquels Jésus-Christ enseignera les vérités fondamentales, il l'avoue ; mais que jamais il n'y ait d'erreur dans ce ministère, il le nie : de même, « la vraie prédication ne cessera jamais dans l'Eglise : nous l'avouons, répond-il, si par la vraie prédication on entend une prédication qui annonce les vérités essentielles et fondamentales : mais nous le nions, si par la vraie prédication on entend une doctrine qui ne renferme aucunes erreurs (2). »

Pour dissiper tous ces nuages, il n'y a qu'à demander en un mot à ces messieurs où ils ont appris à restreindre les promesses de Jésus-Christ : celui qui est puissant pour empêcher les soustractions, pourquoi ne le sera-t-il pas pour empêcher les additions dangereuses? Quelle certitude a-t-on donc que la prédication sera plus pure et le ministère plus privilégié du côté de la soustraction que du côté de l'addition? La parole : Je suis avec vous (3), marque une protection universelle à ceux avec qui Jésus-Christ enseigne. Si la durée du ministère extérieur et visible est un ouvrage humain , il peut également manquer de tous côtés : si parce que Jésus-Christ s'en mêle selon ses promesses, on est assuré que la soustraction n'y a jamais régné, on n'entend plus comment l'addition y pourra régner plutôt.

Et certainement il n'est pas possible en convenant, comme on fait, que Jésus-Christ a promis à son Eglise que la vérité y serait toujours annoncée, et qu'il serait éternellement avec les ministres de la même Eglise pour enseigner avec eux : il n'est, dis-je, pas possible qu'il n'ait voulu dire que la vérité qu'il promettait d'y conserver serait pure et telle qu'il l'a révélée, n'y ayant rien de plus ridicule que de lui faire promettre qu'il enseignerait toujours la vérité avec ceux qui en retiendraient un fonds qu'ils inonderaient de leurs erreurs, et même qu'ils détruiraient, comme on le suppose, par la suite inévitable de leur doctrine.

 

1 Syst., p. 228, 229. — 2 ibid. — 3 Matth., XXVIII, 20.

 

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En effet je laisse à juger aux protestants si ces magnifiques promesses de rendre l'Eglise inébranlable dans la visible profession de la vérité, sont remplies dans l'état que le ministre nous a représenté par ces paroles : « Nous disons que l'Eglise est perpétuellement visible ; mais la plupart du temps et presque toujours elle est plus visible par la corruption de ses mœurs, par l'addition de plusieurs faux dogmes, par la déchéance de son ministère, par ses erreurs et par ses superstitions, que par les vérités qu'elle conserve (1). » Si c'est une telle visibilité que Jésus-Christ a promise à son Eglise, si c'est ainsi qu'il promet que la vérité y sera toujours enseignée (2), il n'y a point de secte, quelque impie qu'elle soit, qui ne puisse se glorifier que la promesse de Jésus-Christ s'accomplit en elle : et si Jésus-Christ promet seulement d'enseigner avec tous ceux qui enseigneront quelque vérité, de quelque erreur qu'elle soit mêlée, il ne promet rien de plus à son Eglise qu'aux sociniens, aux déistes, aux athées mêmes, puisqu'il n'y en a guère de si perdu qui ne conserve quelque reste de la vérité.

Il est maintenant aisé d'entendre ce que nous avons souvent avancé, que l'article du Symbole : Je crois l'Eglise catholique et universelle, emporte nécessairement la foi de son infaillibilité, et qu'il n'y a point de différence entre croire l'Eglise catholique, et croire à l'Eglise catholique, c'est-à-dire en approuver la doctrine.

Le ministre s'élève avec mépris contre ce raisonnement de M. de Meaux, et il y oppose deux réponses (3) : la première, que l'Eglise universelle n'enseigne rien; la seconde, que quand on supposerait qu'elle enseignerait la vérité, il ne s'ensuivrait pas qu'elle l'enseignât toute pure.

Mais il se contredit dans ces deux réponses : dans la première, en termes formels, comme on va voir ; dans la seconde, par la conséquence évidente de ses principes, comme on le verra dans la suite.

Ecoutons donc comme il parle dans sa première réponse. « L'Eglise universelle, dit-il, dont il est parlé dans le Symbole, ne peut,

 

1 Préj. lég., p. 21. — 2 Matth., XVI, 18.— 2 Syst., liv. I, chap.XXVI, p. 217, 218.

 

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à proprement parler, ni enseigner, ni prêcher la vérité (1) : » et moi je lui prouve le contraire par lui-même, puisqu'il avait dit deux pages auparavant que l'Eglise à laquelle Jésus-Christ promet une éternelle subsistance, en disant : « Les portes d'enfer ne prévaudront point contre elle, » « est une Eglise confessante, une Eglise qui publie la foi (2) : » or cette Eglise est constamment l'Eglise universelle, et la même dont il est parlé dans le Symbole : donc l'Eglise universelle dont il est parle dans le Symbole, confesse et publie la vérité ; et le ministre ne peut plus nier, sans se démentir lui-même, que cette Eglise « ne confesse, » qu'elle « n'enseigne, » qu'elle « ne prêche » la vérité, si ce n'est que la publier et la confesser soit autre chose que la prêcher à tout l'univers.

Mais enfonçons davantage dans les sentiments du ministre sur cette importante matière. Ce qu'il répète le plus, ce qu'il presse le plus vivement dans son Système, c'est que l'Eglise universelle « n'enseigne rien, ne décide rien, n'a jamais rendu, ne rendra jamais et ne pourra jamais rendre aucun jugement; » et « qu'enseigner, décider, juger, » c'est le propre des églises particulières (3).

Mais cette doctrine est si fausse, que pour la trouver convaincue d'erreur, il ne faut que continuer la lecture des endroits où elle est établie; car voici ce qu'on y trouvera : « Les communions subsistantes, et qui font figure, sont les Grecs, les Latins, les Protestants, les Abyssins, les Arméniens, les Nestoriens, les Russes. Je dis que le consentement de toutes ces communions à enseigner certaines vérités, est une espèce de jugement et de jugement infaillible (4). » Ces communions enseignent donc : et puisque ces communions, selon lui, sont l'Eglise universelle, il ne peut nier que l'Eglise universelle n'enseigne ; il ne peut non plus nier qu'elle ne juge en un certain sens, puisqu'il lui attribue « une espèce de jugement, » qui ne peut rien être de moins qu'un sentiment déclaré. Voilà donc, du consentement du ministre, un sentiment déclaré, et encore un sentiment infaillible de l'Eglise qu'il appelle universelle.

 

1 Syst. liv. I, chap. XXVI, p. 218. — 2 Pag. 215. — 3 Syst., p. 6, 218, 233, 234, 235. — 4 Ibid., p. 236.

 

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Il poursuit : « Quand le consentement de l'Eglise universelle est général dans tous les siècles, aussi bien que dans toutes les communions, alors je soutiens que ce consentement unanime fait une démonstration (1).»

Ce n'est pas assez : cette démonstration est fondée sur l'assistance perpétuelle que Dieu doit, selon lui, à son Eglise : « Dieu, dit-il, ne saurait permettre que de grandes sociétés chrétiennes se trouvent engagées dans des erreurs mortelles, et qu'elles y persévèrent longtemps. » Et un peu après : « Est-il apparent que Dieu ait abandonné l'Eglise universelle à ce point, que toutes les communions unanimement dans tous les siècles aient renoncé des vérités de la dernière importance (2)? »

De là il suit clairement que le sentiment de l'Eglise universelle est une règle certaine de la foi ; et le ministre en fait l'application aux deux disputes les plus importantes qui puissent être, selon lui-même, parmi les chrétiens. La première est celle des sociniens, qui comprend tant de points essentiels : et sur cela, « on ne peut, dit-il, regarder que comme une témérité prodigieuse et une marque certaine de réprobation l'audace des sociniens , qui dans les articles de la divinité de Jésus-Christ, de la trinité des personnes, de la rédemption, de la satisfaction, du péché originel, de la création, de la grâce, de l'immortalité de l’âme et de l'éternité des peines, se sont éloignés du sentiment de toute l'Eglise universelle (3). » Elle a donc encore un coup un sentiment, cette Eglise universelle : son sentiment emporte avec soi une infaillible condamnation des erreurs qui y sont contraires, et sert de règle pour la décision de tous les articles qu'on vient de voir.

Il y a encore une autre matière où ce sentiment sert de règle : «Je crois que c'est encore ici la règle la plus sûre pour juger quels sont les points fondamentaux, et les distinguer de ceux qui ne le sont pas ; question si épineuse et si difficile à résoudre : c'est que tout ce que les chrétiens ont crû unanimement et croient encore par tout, est fondamental et nécessaire au salut. »

Cette règle n'est pas seulement assurée et claire, mais encore très-suffisante, puisque le ministre, après avoir dit que la discussion

 

1 Syst., p. 237. — 2 Ibid. — 3 Ibid.

 

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des textes, des versions, des interprétations de l'Ecriture, et même la lecture de ce divin Livre n'est pas nécessaire au fidèle pour former sa foi, conclut enfin « qu'une simple femme qui aura appris le Symbole des Apôtres, et qui l'entendra dans le sens de l'Eglise universelle (en gardant d'ailleurs les commandements de Dieu), sera peut-être dans une voie plus sûre que les savants qui disputent avec tant de capacité sur la diversité des versions (1). »

Il y a donc des moyens aisés pour connaître ce que croit l'Eglise universelle, puisque cette connaissance peut venir jusqu'à une simple femme. Il y a de la sûreté dans cette connaissance, puisque cette simple femme se repose dessus ; il y a enfin une entière suffisance, puisque cette femme n'a rien à rechercher davantage, et que pleinement instruite sur la foi, elle n'a plus à songer qu'à bien vivre. Cette croyance n'est ni aveugle ni déraisonnable, puisqu'elle se fonde sur des principes clairs et sûrs, et qu'en effet quand on est faible, comme nous le sommes tous, la souveraine raison est de bien savoir à qui il faut se fier.

Mais poussons encore plus loin ce raisonnement. Ce qui en matière de foi fait une certitude absolue, une certitude « de démonstration , » et « la meilleure règle » pour décider les vérités, doit être clairement fondé sur la parole de Dieu. Or est-il que cette espèce d'infaillibilité , que le ministre attribue à l'Eglise universelle, emporte une certitude absolue et une certitude « de démonstration ; » et c'est « la plus sûre règle » pour décider les vérités les plus essentielles et à la fois les plus épineuses : elle est donc clairement fondée sur la parole de Dieu.

Lors donc que dorénavant nous presserons les protestants par l'autorité de l'Eglise universelle, s'ils nous objectent que nous suivons l'autorité et les traditions des hommes, leur ministre les confondra en leur disant avec nous, que suivre l'Eglise universelle, ce n'est pas suivre les hommes; mais Dieu même qui l'assiste par son Esprit.

Si le ministre répond que nous ne gagnons rien par cet aveu, puisque l'Eglise où il reconnaît cette infaillibilité n'est pas la nôtre, et que toutes les communions chrétiennes entrent dans la

 

1 Syst., liv. III, chap. IV, p. 463.

 

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notion qu'il nous donne de l'Eglise : il n'en sera pas moins confondu par ses propres principes, puisqu'il vient de mettre parmi les conditions de la vraie foi, qu'il faut entendre le Symbole « dans le sens de l'Eglise universelle. » Il faut donc entendre « en ce sens » l'article du Symbole où il est parlé de l'Eglise universelle elle-même. Or est-il que l’Eglise universelle n'a jamais cru que l'Eglise universelle fût l'amas de toutes les sectes chrétiennes : le ministre ne trouve point cette notion dans tous les lieux, ni dans tous les temps; il est au contraire demeuré d'accord que la notion qui réduit l'Eglise à une parfaite unité en excluant de sa communion toutes les sectes, est de tous les siècles et même des trois premiers (1) : il l'a vue dans les deux conciles dont il reçoit les Symboles , c'est-à-dire dans celui de Nicée et dans celui de Constantinople. Ce n'est donc point en son sens, mais au nôtre, que « la simple femme » qu'il fait marcher si sûrement dans la voie du salut, doit entendre dans le Symbole le mot d'Eglise universelle ; et quand cette bonne femme dit qu'elle y croit, elle est obligée de regarder une certaine communion que Dieu aura distinguée de toutes les autres, et qui ne contient en son unité que les orthodoxes : communion qui sera le vrai royaume de Jésus-Christ parfaitement uni en soi-même et opposé au royaume de Satan, dont le caractère est la désunion (2), comme on a vu.

Que si le ministre croit se sauver en répondant que quand nous aurions prouvé qu'il y a une communion de cette sorte, nous n'aurions encore rien fait, puisqu'il nous resterait à prouver que cette communion est la nôtre, j'avoue qu'il y aurait encore quelques pas à faire avant que d'en venir jusque-là : mais en attendant que nous les fassions, et que nous forcions le ministre à les faire selon ses principes, nous trouvons déjà dans ses principes de quoi rejeter son église. Car lorsqu'il nous a donné pour règle ce que l'Eglise universelle croit partout unanimement, de peur de comprendre les sociniens dans cette Eglise universelle dont il leur opposait l'autorité, il a réduit l'Eglise aux « communions qui sont anciennes et étendues (3), » en excluant les sectes qui n'ont ni

 

1 Ci-devant dans ce même livre, n. 71 et suiv. — 2 Luc., XI, 17. — 3 Syst., liv. II, chap. I, p. 238.

 

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l'un ni l'autre de ces avantages, et « qui pour cette raison ne pouvaient être appelées ni communions, ni communions chrétiennes. » Voilà donc deux grands caractères que doit avoir, selon lui, une communion, pour mériter d'être appelée chrétienne, « l'antiquité et l'étendue : » or est-il qu'il est bien constant que les églises de la Réforme n'étaient au commencement ni anciennes ni étendues, non plus que celles des sociniens et des autres que le ministre rejette; elles n'étaient donc «ni églises, ni communions; » mais si elles ne l'étaient pas alors, elles ne l'ont pu devenir depuis : elles ne le sont donc pas encore, et selon les règles du ministre on n'en peut trop tôt sortir.

Il ne sert de rien de répondre que ces églises avaient leurs prédécesseurs dans ces grandes sociétés qui étaient auparavant, et qui conservaient les vérités fondamentales ; car il ne tient qu'aux sociniens d'en dire autant. Le ministre les presse en vain par ces paroles : « Que ces gens nous montrent une communion qui ait enseigné leur dogme. Pour trouver la succession de leur doctrine, ils commencent par un Cérinthus ; ils continuent par un Artémon, par un Paul de Samosate, par un Photin et autres gens semblables, qui n'ont jamais assemblé en un quatre mille personnes, qui n'ont jamais eu de communion et qui ont été l'abomination de toute l'Eglise (1). » Quand le ministre les presse ainsi, il a raison dans le fond ; mais il n'a pas raison selon ses principes, puisque les sociniens lui diront toujours que le seul fondement du salut, c'est de croire un seul Dieu et un seul Christ Médiateur; que c'est l'unité de ces dogmes où tout le monde convient, qui fait l'unité de l'Eglise ; que les dogmes surajoutés peuvent bien faire des confédérations particulières, mais non pas un autre corps d'Eglise universelle; que leur foi a subsisté et subsiste encore dans toutes les sociétés chrétiennes ; qu'ils peuvent vivre parmi les calvinistes comme les prétendus élus des calvinistes vivaient dans l'Eglise romaine avant Calvin ; qu'ils ne sont non plus obligés à montrer, ni à compter leurs prédécesseurs, que les luthériens ou les calvinistes; qu'il n'est pas vrai qu'ils aient été « l'abomination de toute l'Eglise, » puisqu'outre qu'ils en étaient, toute l'Eglise

 

1 Syst., liv. II, chap. I, p. 238.

 

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n'a jamais pu s'assembler contre eux ; que toute l'Eglise « n'enseigne rien, ne décide rien, » ne déteste rien; que toutes ces fonctions n'appartiennent qu'aux églises particulières; qu'on a tort de leur reprocher la clandestinité , ou plutôt la nullité de leurs assemblées; que celles des luthériens ou des calvinistes n'étaient pas d'une autre nature au commencement ; qu'à cet exemple ils s'assemblent lorsqu'ils le peuvent, et où ils en ont la liberté : que si d'autres l'ont arrachée par des guerres sanglantes, leur cause n'en est pas meilleure ; et qu'en quelque sorte qu'on obtienne du prince ou du magistrat une telle grâce , soit par négociation, ou par force, y attacher le salut, c'est faire dépendre le christianisme de la politique.

Après les grandes avances que le ministre vient de faire, pour peu qu'il voulût s'entendre lui-même, il serait bientôt de notre avis. Le sentiment de l'Eglise universelle, c'est une règle ; c'est une règle certaine contre les sociniens : il faut donc pouvoir montrer une Eglise universelle où les sociniens ne soient pas compris. Ce qui les en exclut, c'est le défaut d'étendue et de succession : il faut donc leur pouvoir montrer une succession qu'ils ne puissent trouver parmi eux : or ils y trouvent manifestement la même succession dont les calvinistes se vantent, c'est-à-dire une succession dans les principes qui leur sont communs avec les autres sectes : il faut donc en pouvoir trouver une autre ; il faut, dis-je, pouvoir trouver une succession dans les dogmes particuliers à la secte dont on veut établir l'antiquité. Or cette succession ne convient pas aux calvinistes, qui dans leurs dogmes particuliers n'ont pas plus de succession ni d'antiquité que les sociniens : il faut donc sortir de leur église aussi bien que de l'église socinienne : il faut pouvoir trouver une antiquité et une succession meilleure que celle des uns et des autres. En la trouvant cette antiquité et cette succession, on aura trouvé la certitude de la foi : on n'aura donc qu'à se reposer sur les sentiments de l'Eglise et sur son autorité; et tout cela qu'est-ce autre chose, je vous prie, que de reconnaître l'Eglise infaillible? Ce ministre nous conduit donc par une voie assurée à l'infaillibilité de l'Eglise.

Je sais qu'il use de restriction. « L'Eglise universelle, dit-il, est

 

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infaillible jusqu'à un certain degré, c'est-à-dire jusqu'à ces bornes qui divisent les vérités fondamentales de celles qui ne le sont pas (1). » Mais nous avons déjà fait voir que cette restriction est arbitraire. Dieu ne nous a point expliqué qu'il renfermât dans ces bornes l'assistance qu'il a promise à son Eglise, ni qu'il dût restreindre ses promesses au gré des ministres. Il donne son Saint-Esprit, non pas pour enseigner quelque vérité, mais pour enseigner « toute vérité (2), » parce qu'il n'en a point révélé qui ne fût utile et nécessaire en certains cas. Jamais donc il ne permettra qu'aucune de ces vérités s'éteigne dans le corps de l'Eglise universelle.

Ainsi quelle que soit la doctrine que je montrerai une fois universellement reçue, il faut que le ministre la reçoive selon ses principes ; et s'il croit se sauver en répondant que cette doctrine, par exemple, la transsubstantiation, le sacrifice, l'invocation des Saints, l'honneur des images et les autres de cette nature, se trouvent en effet dans toutes les communions orientales aussi bien que dans l'Eglise d'Occident, mais qu'elles n'y ont pas toujours été, et que c'est dans cette perpétuité qu'il a mis le fort de sa preuve et l'infaillibilité de l'Eglise universelle : il ne s'est pas entendu lui-même, puisqu'il n'a pu croire dans l'Eglise universelle une assistance perpétuelle du Saint-Esprit sans comprendre dans cet aveu, non-seulement tous les temps ensemble, mais encore chaque temps en particulier, cette perpétuité les enfermant tous : d'où il s'ensuit qu'entre tous les temps de la durée de l'Eglise, il ne s'en pourra jamais trouver un seul où l'erreur dont le Saint-Esprit s'est obligé de la garder prévale. Or on a vu que le Saint-Esprit s'est également obligé de la garder de toute erreur, et pas plus de l'une que de l'autre; il n'y en aura donc jamais aucune.

Ce qui fait ici hésiter les adversaires, c'est qu'ils n'ont qu'une foi humaine et chancelante. Mais le catholique, dont la foi est divine et ferme, dira sans hésiter : Si le Saint-Esprit a promis à l'Eglise universelle de l'assister indéfiniment contre les erreurs, donc contre toutes : et si contre toutes, donc toujours : et toutes les fois qu'on trouvera en un certain temps une doctrine établie

 

1 Syst. liv. II, chap. I, p. 236. — 2 Joan., XVI, 13.

 

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dans toute l'Eglise catholique, ce ne sera jamais que par erreur qu'on croira qu'elle est nouvelle.

Nous le pressons trop, dira-t-il, et enfin nous le forcerons à abandonner son principe de l'infaillibilité de l'Eglise universelle. A Dieu ne plaise qu'il abandonne un principe si véritable, ni qu'il se plonge dans tous les inconvénients qu'il a voulu éviter en l'établissant; car il lui arriveroit ce que dit saint Paul : « Si je rebâtis ce que j'ai abattu, je me rends moi-même prévaricateur (1). » Mais puisqu'il a commencé à prendre une médecine si salutaire, il faut la lui faire avaler jusqu'à la dernière goutte, quelque amère qu'elle lui paraisse  maintenant, c'est-à-dire qu'il faut du moins lui marquer toutes les conséquences nécessaires de la vérité qu'il a une fois reconnue.

Il s'embarrasse sur l'infaillibilité des conciles universels : mais premièrement quand il n'y aurait point de conciles, le ministre demeure d'accord que le consentement de l'Eglise, même sans être assemblée, servirait de règle certaine. Son consentement pourrait être connu, puisqu'on suppose qu'à présent il l'est assez pour condamner les sociniens, et pour servir de règle immuable dans les questions les plus épineuses. Or par le même moyen qu'on condamne les sociniens, on pourra aussi condamner les autres sectes. Et en effet on ne peut nier que sans que toute l'Eglise fût assemblée, elle n'ait suffisamment condamné Novatien, Paul de Samosate, les manichéens, les pélagiens et une infinité d'autres sectes. Ainsi quelque secte qui s'élève, on la pourra toujours condamner comme on a fait celles-là, et l'Eglise sera infaillible dans cette condamnation, puisque son consentement servira de règle. Secondement, en avouant que l'Eglise universelle est infaillible, comment ne le seront point les conciles qui la représentent, qu'elle reçoit, qu'elle approuve, et où l'on n'a fait autre chose que porter ses sentiments dans une assemblée légitime?

Mais cette assemblée est impossible, parce qu'on ne peut assembler tous les pasteurs de l'univers, et qu'on peut encore moins assembler tant de communions opposées. Quelle chicane ! S'est-on jamais avisé de demander pour un concile œcuménique que tous

 

1 Gal., II, 18.

 

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les pasteurs s'y trouvassent? N'est-ce pas assez qu'il en vienne tant, et de tant d'endroits, et que les autres consentent si évidemment à leur assemblée, qu'il sera clair qu'on y a porté le sentiment de toute la terre? Qui pourra donc refuser son consentement à un tel concile, sinon celui qui dira que Jésus-Christ contre sa promesse a abandonné toute l'Eglise? Et si le sentiment de l'Eglise avait tant de force pendant qu'elle était répandue, combien plus en aura-t-elle étant réunie ?

Pour ce que dit le ministre sur les communions opposées, je n'ai qu'un mot à lui dire. Si l'Eglise universelle est infaillible dans des communions opposées, elle le serait beaucoup davantage en demeurant dans son unité primitive. Prenons-la donc en cet état; assemblons-en les pasteurs au troisième siècle avant que l'Eglise se fût gâtée ; avant, si l'on veut, que Novatien se fût séparé : il faudra reconnaître alors que, pour empêcher le progrès d'une erreur, l'assemblée d'un tel concile sera un secours divin. Supposons maintenant ce qui est arrivé : un superbe Novatien se fait évêque dans un siège déjà rempli, et fait une secte qui veut réformer l'Eglise : on le chasse, on l'excommunie. Quoi! parce qu'il continue à se dire chrétien, il sera de l'Eglise malgré qu'on en ait? Parce qu'il poussera son audace jusqu'au dernier excès et qu'il ne voudra écouter aucune raison, l'Eglise aura perdu sa première unité, et ne pourra plus s'assembler ni former un concile universel que cet orgueilleux ne le veuille? La témérité aura-t-elle tant de pouvoir? et ne tiendrait-il qu'à couper une branche, et encore une branche pourrie, pour dire que l'arbre a perdu son unité et sa racine?

Il est donc incontestable que malgré un Novatien, malgré un Donat, malgré les autres esprits également contentieux et déraisonnables, l'Eglise pourra s'assembler en concile œcuménique. Que dis-je, elle le pourra? elle l'a fait, puisque malgré Novatien, malgré Donat, on a tenu le concile de Nicée. Qu'il y fallût appeler, et qui pis est, y faire venir actuellement les sectateurs de ces hérésiarques pour tenir légitimement cette assemblée, c'est à quoi on ne songea seulement pas. S'aviser maintenant de cette chicane, et treize cents ans après que tout le monde, à la réserve des

 

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impies, a tenu ce saint concile pour universel, soutenir qu'il ne l'était pas, et qu'il n'était pas possible à l'Eglise catholique de tenir un tel concile à cause qu'on ne pouvait pas y assembler les rebelles qui avaient injustement rompu l'unité, c'est vouloir la faire dépendre de ses ennemis, et punir leur rébellion sur elle-même (a).

Voilà donc enfin un concile bien universel, par conséquent infaillible, si ce n'est qu'on ait oublié tout ce qu'on vient d'accorder ; et je suis bien aise ici de faire entendre à M. Jurieu ce qu'en dit un savant Anglais, bon protestant. « Il s'agissait dans ce concile d'un article principal de la religion chrétienne. Si dans une question de cette importance, on s'imagine que tous les pasteurs de l'Eglise aient pu tomber dans l'erreur et tromper tous les fidèles, comment pourra-t-on défendre la parole de Jésus-Christ, qui a promis à ses apôtres et en leurs personnes à leurs successeurs (b), d'être toujours avec eux? promesse qui ne serait pas véritable, puisque les apôtres ne devaient pas vivre si longtemps, n'était que leurs successeurs sont ici compris en la personne des apôtres mêmes '. » Ce qu'il confirme par un passage de Socrate, qui dit « que les Pères de ce concile, quoique simples et peu savants, ne pouvaient tomber dans l'erreur, parce qu'ils étaient éclairés par la lumière du Saint-Esprit (1); » par où il nous montre tout ensemble l'infaillibilité des conciles universels par l'Ecriture et par la tradition de l'ancienne Eglise. Dieu bénisse le savant Bullus; et en récompense de ce sincère aveu, et ensemble du zèle qu'il a fait paraître à défendre la divinité de Jésus-Christ, puisse-t-il être délivré des préjugés qui l'empêchent d'ouvrir les yeux aux lumières de l'Eglise catholique, et aux conséquences nécessaires de la vérité qu'il avoue.

Je n'entreprends ni l'histoire, ni la défense de tous les conciles généraux : il me suffit d'avoir marqué dans un seul par des principes avoués ce qu'un lecteur attentif étendra facilement à tous les autres ; et le moins qu'on puisse conclure de cet exemple, c'est

 

1 Bullus, Defens. fid. Nicœn., proœm., n. 2, p. 2. — 2 Ibid., n. 3; Socr., lib. I, cap. IX.

(a) 1ère édit. : C'est vouloir venger sur l'Eglise le crime de ses ennemis. — (b) Les 1ères édit. : A ses successeurs.

 

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que Dieu ayant préparé dans ces assemblées un secours si présent à son Eglise agitée, c'est renoncer à la foi de la Providence de croire que les schismatiques puissent tellement changer la constitution de l'Eglise, que ce remède lui devienne absolument impossible.

Pour affaiblir l'autorité des jugements ecclésiastiques sur les matières de foi, M. Jurieu a osé dire que ce ne sont pas même des jugements; que les pasteurs assemblés en ce cas ne sont pas « des juges, mais des sages et des experts, et qu'ils n'agissent pas avec autorité (1) ; » que c'est faute d'avoir entendu ce secret que ses confrères « ont écrit sur cette matière avec si peu de netteté (2); » et la raison qu'il apporte pour ôter aux conciles le titre de juges, est « que n'étant pas infaillibles, ils ne sauraient être juges dans les décisions de foi, » parce que « qui dit juge dit une personne à laquelle il faut se soumettre (3). »

Que les pasteurs ne soient pas juges dans les questions de la foi, c'est ce qu'on n'avait jamais ouï dire parmi les chrétiens, pas même dans la Réforme, où l'autorité ecclésiastique est si affaiblie. Au contraire M. Jurieu nous produit lui-même des paroles du synode de Dordrect, où ce synode « se déclare juge, » et même « juge légitime dans la cause d'Arminius (4), » qui constamment regardait la foi.

On lit aussi dans la Discipline que tous « les différends d'une province seront définitivement jugés, et sans appel, au synode provincial d'icelle, à la réserve de ce qui touche les suspensions et dépositions.....et aussi ce qui concerne la doctrine, les sacrements, et le général de la discipline; tous lesquels cas pourront de degré en degré aller jusqu'au synode national pour en avoir le jugement définitif et dernier (5); » ce qui s'appelle dans un autre endroit « l'entière et finale résolution (6). »

Dire avec M. Jurieu que le terme de jugement se prend ici « dans un sens étendu (7), » pour un rapport d'experts, et non pas pour une sentence « de juges qui ayant autorité de lier

 

1 Syst., liv. III. chap. II, p. 243; chap. III, p. 251; chap. IV, p. 258.— 2 Ibid., p. 243. — 3 P. 255. — 4 Ibid., p. 257. — 5 Disc., chap. VIII, art. 10. — 6 Ibid., chap. V, art. 32, p. 114. — 7 Syst., p. 257.

 

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la conscience, » c'est faire illusion au langage humain : car qu'est-ce donc que d'agir avec autorité et de lier les consciences, si ce n'est de pousser les choses jusqu'à obliger les particuliers condamnés à « acquiescer de point en point, et avec exprès désaveu de leurs erreurs enregistrées, à peine d'être retranchés de l'Eglise (1)? »

Est-ce là un jugement dans un sens impropre, et plus étendu, et non pas un jugement en toute rigueur? Et que les synodes aient usé de ce pouvoir, nous l'avons vu dans l'affaire de Piscator (2), où l'on obligea de souscrire au formulaire qui condamnait sa doctrine : nous l'avons vu dans l'affaire d'Arminius, et dans la souscription qui fut exigée aux canons du synode de Dordrect ; et tous les registres de nos réformés sont pleins de souscriptions semblables.

A cela M. Jurieu n'a trouvé d'autre remède que de dire « que lors qu'un synode termine des controverses qui ne sont pas importantes, il ne doit jamais obliger les parties condamnées à souscrire et à croire ses décisions (3) : » mais cela est contre les termes exprès de la Discipline, qui « oblige à acquiescer de point en point et avec exprès désaveu des erreurs enregistrées, à peine d'être retranchés de l'Eglise; » ce que M. Jurieu entend lui-même « des controverses moins importantes qui ne détruisent ni ne blessent le fondement (4). »

Il ne restait plus que de dire que « retrancher de l'Eglise, » en cet endroit, c'est seulement retrancher d'une confédération arbitraire, contre les paroles expresses de la Discipline, qui expliquant ce retranchement dans le même chapitre, n'en connaît point d'autre que celui qui retranche du corps un membre pourri, et le renvoie avec les païens, comme nous avons déjà vu (5).

Il n'est donc que trop visible que ce ministre a changé les maximes de la secte. Rétablissons-les maintenant et joignons-les aux principes du ministre, nous trouverons clairement l'infaillibilité reconnue. Par les principes du ministre, si les conciles étaient juges dans les matières de la foi, ils seraient infaillibles (6) : or par les principes de son église ils sont juges (7) ; il faut donc que

 

1 Discip., art. 10. — 2 Ci-dessus, liv. XII. — 3 Syst., p. 306. — 4 Ibid., p. 270. — 5 Syst., ibid., p. 269; Discip., art. 17.—  6 Ci-dessus, n. 105.— 7. 106 et suiv.

 

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le ministre condamne ou lui-même ou son église, s'il n'avoue l'infaillibilité des conciles, du moins de ceux où se trouve la dernière et finale résolution : mais quand il aurait ôté aux pasteurs assemblés le titre de juges pour ne leur laisser que celui d'experts, les conciles n'en demeureront que mieux autorisés par sa doctrine, puisqu'il n'y a point d'homme de bon sens qui ne se tînt pour le moins aussi téméraire de résister au sentiment de tous les experts qu'aune sentence de tous les juges.

Il n'est pas moins embarrassé des lettres de soumission que les députés de tous les synodes provinciaux devaient porter au national en bonne forme, et en ces termes : « Nous promettons devant Dieu de nous soumettre à tout ce qui sera conclu et résolu dans votre sainte assemblée, persuadés que nous sommes que Dieu y présidera, et vous conduira par son Saint-Esprit en toute vérité et équité par la règle de sa parole (1). » Les dernières paroles démontrent qu'il s'agissait de religion ; et on ne sait plus ce que c'est que d'être juges, et encore juges souverains, si des gens à qui on fait un tel serment ne le sont pas. Nous avons montré ailleurs (2) qu'on l'exigeait en toute rigueur; que plusieurs provinces furent censurées pour avoir fait difficulté de se soumettre « à la clause d'approbation, de soumission et d'obéissance; » et qu'on était obligé « à la faire en propres termes à tout ce qui serait conclu et arrêté, sans condition ou modification. » Ces paroles sont si pressantes, qu'après s'être longtemps tourmenté à les expliquer, M. Jurieu à la fin en vient à dire « qu'on promet cette soumission sur les règlements de discipline qui regardent des choses indifférentes (3), » ou en tout cas sur des controverses moins importantes, « qui ne détruisent, ni ne blessent le fondement de la foi; » de sorte, conclut-il, « qu'il n'est pas étrange qu'en ces sortes de choses on rende au synode une entière soumission, parce que dans les controverses qui ne sont pas de la dernière importance, on doit sacrifier des vérités au bien de la paix. »

Sacrifier des vérités, et des vérités révélées de Dieu : ou l'on ne s'entend pas, ou l'on blasphème. Sacrifier ces célestes vérités, si

 

1 Discip., art. 144.— 2 Expos., n. 19; Conf. avec M. Claude, n. 1, 3.— 3 Syst,. p. 270, 271.

 

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c'est-à-dire les renoncer et en souscrire la condamnation, c'est le blasphème. Il n'y a aucune vérité révélée de Dieu qui ne mérite qu'on se sacrifie pour elle, loin de les sacrifier elles-mêmes. Mais peut-être que les sacrifier c'est se taire. L'expression est bien violente. Passons néanmoins, pourvu qu'on se contente de votre silence : mais le synode viendra « après sa dernière et finale résolution » vous presser en vertu de la discipline et de votre propre serment, « à acquiescer de point en point, et avec exprès désaveu » de votre opinion « bien enregistrée, » afin qu'il n'y ait point d'équivoques, à peine d'être retranché du peuple de Dieu et tenu pour un païen. Que ferez-vous, si vous ne savez faire céder votre jugement à celui de l'Eglise? Certainement ou vous souscrirez, et vous trahirez votre conscience, ou bientôt vous serez tout seul toute votre église.

Au reste, quand le ministre nous dit que les points de controverse que l'on soumet au synode ne sont pas ceux qui sont contenus dans « la confession de foi (1), » il ne songe pas combien de fois on a voulu la changer dans des articles importants pour complaire aux luthériens. Bien plus, il a oublié la coutume de tous les synodes, où le premier point qu'on met en délibération est toujours, en relisant la confession de foi, d'examiner s'il n'y a rien à y corriger. Le fait a été posé, et n'a pas été nié par M. Claude (2), et d'ailleurs il est constant par les actes de tous les synodes. Qui s'étonnera maintenant qu'on ait tout changé dans la nouvelle Réforme , puisqu'après tant de livres et tant de synodes, ils en sont encore tous les jours à délibérer sur leur foi?

Mais rien ne fera mieux voir la faible constitution de leur église que le changement que je vais raconter. Il n'y a rien de plus essentiel ni de plus fondamental parmi eux, que d'obliger chacun à former sa foi sur la lecture de l'Ecriture. Mais une seule demande qu'on leur a faite, à la fin les a tirés de ce principe. On leur a donc demandé quelle était la foi de ceux qui n'avaient encore ni lu ni ouï lire l'Ecriture sainte, et qui allaient commencer cette lecture. Il n'en a pas fallu davantage pour les jeter dans un désordre manifeste. De dire qu'en cet état on n'ait point de foi, avec

 

1 Syst., p. 270. — 2 Réflex. sur un écrit de M. Claude, n. 10.

 

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quelle disposition et dans quel esprit lira-t-on donc l'Ecriture sainte? Mais si on dit qu'on en ait, où l'a-t-on prise? Tout ce qu'on a eu à répondre, c'est que « la doctrine chrétienne prise en son tout se fait sentir elle-même ; que pour faire un acte de foi sur la divinité de l'Ecriture, il n'est pas nécessaire de l'avoir lue ; qu'il suffit d'avoir lu un sommaire de la doctrine chrétienne sans entrer dans le détail (1) ; que les peuples qui n'avaient pas l'Ecriture sainte ne laissaient pas de pouvoir être bons chrétiens ; que la doctrine de l'Evangile fait sentir sa divinité aux simples, indépendamment du livre où elle est contenue ; que quand même cette doctrine serait mêlée à des inutilités et à des choses peu divines, la doctrine pure et céleste qui y serait mêlée se ferait pourtant sentir ; que la conscience goûte la vérité , et qu'ensuite le fidèle croit qu'un tel livre est canonique, à cause qu'il y a trouvé les vérités qui le touchent; en un mot qu'on sent la vérité comme on sent la lumière quand on la voit, la chaleur quand on est auprès du feu, le doux et l'amer quand on en mange (2). »

C'était autrefois un embarras inexplicable aux ministres de répondre à cette demande : S'il faut former sa foi sur les Ecritures, faut-il en avoir lu tous les livres? Et s'il suffit d'en avoir lu quelques-uns , quels sont les privilégiés qu'il faille lire plutôt que les autres pour former sa foi? Mais on s'est tiré de peine en disant qu'on n'a pas même besoin d'en lire aucun; et on est allé si avant, qu'on fait former sa croyance à un fidèle sans qu'il sache quels sont les livres inspirés de Dieu.

On s'était trop engagé dans la confession de foi, lorsqu'on avait dit, en parlant des livres divins, « qu'on les connaissait pour canoniques , non tant par le consentement de l'Eglise que par le témoignage et persuasion intérieure du Saint-Esprit (3). » Il paraît que les ministres sentent maintenant que c'est là une illusion, et qu'en effet il n'y avait aucune apparence que les fidèles avec leur goût intérieur, et sans le secours de la tradition, fussent capables de discerner le Cantique des Cantiques d'avec un livre profane, ou sentir la divinité des premiers chapitres de la Genèse, et ainsi des autres. Aussi établit-on maintenant « que l'examen de la question

 

1 Syst., p. 428. — 2 Ibid., p. 453 et suiv. — 3 Confess., art. 4.

 

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des livres apocryphes n'est pas nécessaire au peuple (1). » M. Julien a fait un chapitre exprès pour le prouver (2); et sans qu'il soit besoin de se tourmenter ni des canoniques, ni des apocryphes, ni de texte, ni de version, ni de discuter l'Ecriture, ni de la lire, les vérités chrétiennes, pourvu qu'on les mette ensemble, se font sentir par elles-mêmes comme on sent le froid et le chaud.

M. Jurieu dit tout cela; et ce qu'il y a de plus remarquable est qu'il ne le dit qu'après M. Claude (3). Et puisque ces deux ministres i ont concouru ensemble dans ce point, c'est-à-dire qu'il n'y avait pour le parti que ce seul refuge, arrêtons-nous un moment pour considérer d'où ils sont partis, et où ils viennent. Les ministres établissaient autrefois la foi par les Ecritures : ils composent maintenant la foi sans les Ecritures. On disait dans la confession de foi, en parlant de l'Ecriture, que « toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées selon elle (4); » maintenant ce n'est pas le sentiment qu'on a « des choses » qui doit être éprouvé par l'Ecriture, mais l'Ecriture elle-même n'est connue ni sentie pour Ecriture que par le sentiment qu'on a « des choses » avant que de connaître les saints Livres; et la religion est formée sans eux.

On regardait, et avec raison, comme un fanatisme et comme un moyen de tromper, ce témoignage du Saint-Esprit qu'on croyait avoir sur les saints Livres pour les discerner d'avec les autres, parce que ce témoignage n'étant attaché à aucune preuve positive, il n'y avait personne qui ne put ou s'en vanter sans raison , ou même se l'imaginer sans fondement. Mais maintenant voici bien pis ; au lieu qu'on disait autrefois : « Voyons ce qui est écrit, et puis nous croirons;» ce qui était du moins commencer par quelque chose de positif et par un fait constant : maintenant on commence par sentir les choses en elles-mêmes comme on sent le froid et le chaud, le doux et l'amer; et Dieu sait quand on vient après à lire l'Ecriture sainte en cette disposition, avec quelle facilité on la tourne à ce qu'on tient déjà pour aussi certain que ce qu'on a vu de ses deux yeux et touché de ses deux mains.

Selon cette présupposition que les vérités nécessaires au salut

 

1 Syst., liv. III, chap. II, p. 452. — 2 Ibid., chap. II, III. — 3 Déf. de la Réf., IIe part., chap. IX, p. 296 et suiv. — 4 Confess. de foi, art. 5.

 

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se font sentir par elles-mêmes, Jésus-Christ n'avait besoin ni de miracles, ni de prophéties : Moïse en aurait été cru quand la mer Rouge ne se serait pas ouverte, quand le rocher n'aurait pas jeté des torrents d'eaux au premier coup de la baguette : il n'y avait qu'à proposer l'Evangile ou la Loi. Les Pères de Nicée et d'Ephèse n'avaient non plus qu'à proposer la Trinité et l'incarnation, pourvu qu'ils les proposassent avec tous les autres mystères; la recherche de l'Ecriture et de la tradition, qu'ils ont faite avec tant de soin, ne leur était pas nécessaire : à la seule proposition de la vérité, la grâce la persuaderait à tous les fidèles ; Dieu inspire tout ce qu'il lui plaît à qui il lui plaît, et l'inspiration tout seule peut toute.

Ce n'était pas de quoi on doutait ; et la toute-puissance de Dieu était bien connue par les catholiques, aussi bien que le besoin qu'on avait de son inspiration et de sa grâce. Il s'agissait de trouver le moyen extérieur dont elle se sert, et auquel il a plu à Dieu de l'attacher : on peut feindre ou imaginer qu'on est inspiré de Dieu sans qu'on le soit en effet ; mais on ne peut pas feindre ni imaginer que la mer se fende ; que la terre s'ouvre ; que des morts ressuscitent ; que des aveugles-nés reçoivent la vue ; qu'on lise une telle chose dans un livre, et que tels et tels qui nous ont précédés dans la foi l'aient ainsi entendue ; que toute l'Eglise croie, et qu'elle ait toujours cru ainsi. Il s'agit donc de savoir, non pas si ces moyens extérieurs sont suffisants sans la grâce et sans l'inspiration divine, car personne ne le prétend : mais si pour empêcher les hommes de feindre ou d'imaginer une inspiration, ce n'a pas été l'ordre de Dieu et sa conduite ordinaire, de faire marcher son inspiration avec certains moyens de fait que les hommes ne pussent ni feindre en l'air sans être convaincus de faux, ni imaginer par illusion. Ce n'est pas ici le lieu de déterminer quels sont ces faits, quels ces moyens extérieurs, quels ces motifs de croyance, puisque déjà il est bien constant qu'il y en a quelques-uns, car le ministre en est convenu : il est, dis-je, convenu , non-seulement qu'il y a de ces faits constants, mais encore que ces faits constants peuvent servir de règle infaillible. Par exemple , selon lui, c'est un fait constant que l'Eglise chrétienne a toujours cru la divinité de Jésus-Christ, l'immortalité de l'âme

 

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et l'éternité des peines, avec tels et tels autres articles : mais ce fait constant, selon lui, est une règle infaillible et la meilleure de toutes les règles, non-seulement pour décider tous ces articles, mais encore pour résoudre l'obscure et épineuse question des points fondamentaux. Nous avons vu les passages où le ministre l'enseigne et le prouve! : mais quand il l'enseigne ainsi, et qu'il veut que la plus « sûre règle » pour juger ces importantes et épineuses questions, soit ce consentement universel : en proposant ce motif extérieur, qui selon lui emporte « démonstration, » il n'a pas prétendu exclure la grâce et l'inspiration au dedans; la question est de savoir si l'autorité de l'Eglise, qui jointe à la grâce de Dieu est un motif suffisant et « la plus sûre de toutes les règles » sur certaines questions, ne le peut pas être en toutes; et si mettre une inspiration détachée de tous ces moyens extérieurs, et dont on se donne soi-même et son propre sentiment pour caution à soi et aux autres, n'est pas le plus assuré de tous les moyens qu'on puisse fournir aux trompeurs, et la plus sûre illusion pour outrer les entêtés.

Après avoir mis dans la tête d'un peuple qu'il est particulièrement inspiré de Dieu, il n'y a pour l'achever qu'à lui dire encore qu'il se peut faire à son gré des conducteurs, déposer tous ceux qui sont établis, en établir d'autres qui n'agissent que par le pouvoir qu'il leur a donné. C'est ce qu'on a fait dans la Réforme. M. Claude et M. Jurieu s'accordent encore dans cette doctrine.

L'Eglise catholique parle ainsi au peuple chrétien : Vous êtes un peuple, un état et une société : mais Jésus-Christ qui est votre roi ne tient rien de vous, et son autorité vient de plus haut : vous n'avez naturellement non plus de droit de lui donner des ministres que de l'instituer lui-même votre prince ; ainsi ses ministres, qui sont vos pasteurs, viennent de plus haut comme lui-même, et il faut qu'ils viennent par un ordre qu'il ait établi. Le royaume de Jésus-Christ n'est pas de ce monde, et la comparaison que vous pouvez faire entre ce royaume et ceux de la terre est caduque ; en un mot, la nature ne vous donne rien qui ait rapport avec Jésus-Christ et son royaume, et vous n'avez aucun droit que celui

 

1 Ci-dessus, n. 88 et suiv.

 

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que vous trouverez dans les lois ou dans les coutumes immémoriales de votre société. Or ces coutumes immémoriales, à commencer par les temps apostoliques, sont que les pasteurs déjà établis établissent les autres : « Elisés, disent les apôtres, et nous établirons (1) : » c'était à Tite à établir les pasteurs de Crète ; c'est de Paul établi par Jésus-Christ qu'il en avait reçu le pouvoir : « Je vous ai, dit-il, laissé en Crète pour y établir des prêtres par les villes selon l'ordre que je vous en ai donné (2). » Au reste ceux qui vous flattent de la pensée que votre consentement est absolument nécessaire pour établir vos pasteurs, ne croient pas ce qu'ils vous disent, puisqu'ils reconnaissent pour vrais pasteurs ceux d'Angleterre, quoique le peuple n'ait aucune part à leur élection. L'exemple de saint Mathias élu extraordinairement par un sort divin ne doit pas être tiré à conséquence ; et néanmoins tout ne fut pas permis au peuple; et ce fut Pierre, pasteur déjà établi par Jésus-Christ, qui tint l'assemblée : aussi ne fut-ce pas l'élection qui établit Mathias ; ce fut le ciel qui se déclara. Partout ailleurs l'autorité d'établir est déférée aux pasteurs déjà établis : le pouvoir qu'ils ont d'en haut est rendu sensible par l'imposition des mains, cérémonie réservée à leur ordre. C'est ainsi que les pasteurs s'entre-suivent : Jésus-Christ, qui a établi les premiers, a dit qu'il serait toujours avec ceux à qui ils transmettraient leur pouvoir : vous ne pouvez prendre de pasteurs que dans cette succession ; et vous ne devez non plus appréhender qu'elle manque que l'Eglise même, que la prédication, que les sacrements.

Voilà comme on parle dans l'Eglise, et les peuples ne présument pas au-dessus de ce qui leur est donné. Mais la Réforme leur dit tout le contraire : En vous, leur dit-elle, est la source du pouvoir céleste; vous pouvez non-seulement présenter, mais établir les pasteurs. S'il fallait prouver ce pouvoir du peuple par les Ecritures, on y demeurerait court. Pour se dispenser de cette preuve, on dit au peuple que c'est un droit naturel de toute société ; ainsi que pour en jouir on n'a pas besoin de l'Ecriture, et qu'il suffit qu'elle n'ait pas révoqué le droit que la nature a donné. Le tour est adroit, je le confesse ; mais prenez-y garde, ô peuples qui vous

 

1 Act., VI, 3, 6. — 2 Tit., I, 5.

 

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flattez de cette pensée ! Pour se faire un maître sur la terre, il suffit de le reconnaître pour tel, et chacun porte ce pouvoir dans sa volonté. Mais il n'en est pas de même pour se faire un Christ, un Sauveur, un Roi céleste, ni pour lui donner ses officiers. Et en effet leur imposerez-vous les mains, vous peuples, à qui l'on dit qu'il appartient de les établir? Ils n'osent : mais on les rassure, en leur disant que cette cérémonie d'imposer les mains n'est pas nécessaire. Quoi donc! n'est-ce pas assez pour la juger nécessaire, qu'on la trouve si souvent dans l'Ecriture, et qu'on ne trouve ni dans l'Ecriture ni dans toute la tradition que jamais il y ait eu pasteur établi d'une autre sorte, ni qu'il y en ait un seul qui n'ait été fait par les autres? N'importe, faites toujours, ô peuple, croyez que le pouvoir de lier et de délier, d'établir et de détruire est en vous, et que vos pasteurs n'ont de pouvoir que comme vos représentants ; que l'autorité de leurs synodes vient de vous; qu'ils ne sont que vos délégués ; croyez, dis-je, toutes ces choses, encore que vous n'en trouviez pas un seul mot dans l'Ecriture ; et croyez surtout que lorsque vous vous croirez inspirés de Dieu pour réformer l'Eglise, dès que vous serez assemblés en quelque manière que ce soit, vous pouvez faire ce qu'il vous plaira de vos pasteurs, sans que personne puisse vous ôter cette liberté, à cause qu'elle est naturelle. Voilà comme on prêche la Réforme ; c'est ainsi qu'on met en pièces le christianisme, et qu'on prépare la voie à l'Antéchrist.

Avec de telles maximes et un tel esprit (car, encore qu'il se déclare plus clairement dans nos jours, le fond en a toujours été dans la Réforme, ) il ne faut plus s'étonner de l'avoir vue se précipiter dès son origine de changement en changement, ni d'avoir vu naître de son sein tant de sectes de toutes les sortes. M. Jurieu a osé répondre qu'en cela comme en tout le reste, elle ressemble à l'Eglise primitive (1). En vérité c'est trop abuser de la crédulité des peuples, et du nom vénérable de l'ancienne Eglise. Les sectes qui l'ont déchirée ne sont pas la suite, ni un effet naturel de sa constitution. Deux sortes de sectes se sont élevées dans l'ancien christianisme. Les unes purement païennes dans leur fond, comme

 

1 Hist. du Calv., I part., chap. IV.

 

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celles des valentiniens, des simoniens, des manichéens, et les autres semblables, ne se sont rangées en apparence au nombre des chrétiens que pour se parer du grand nom de Jésus-Christ, et ces sectes n'ont rien de commun avec celles des derniers siècles. Les autres sectaires pour la plupart sont des chrétiens, qui n'ayant pu porter toute la hauteur, et pour ainsi dire tout le poids de la foi, ont cherché à décharger la raison tantôt d'un article, tantôt d'un autre : ainsi les uns ont ôté la divinité à Jésus-Christ ; les autres ne pouvant unir la divinité et l'humanité, ont comme mutilé en diverses sortes l'une ou l'autre. C'est dans des tentations semblables que l'orgueilleux esprit de Luther s'est perdu. Il s'est abîmé dans l'accord de la grâce et du libre arbitre, qui est à la vérité un grand mystère : il a outré les matières de la prédestination , et il n'a plus pour les hommes qu'une fatale et inévitable nécessité, où le bien et le mal se trouvent également compris. On a vu comme ses maximes outrées ont produit celles des calvinistes plus outrées encore. Quand à force de pousser à bout sans garder aucune mesure, la prédestination et la grâce, on est tombé dans des excès si sensibles qu'on ne les a pu supporter, l'horreur qu'on en a conçue a jeté dans l'extrémité opposée ; et des excès de Luther qui outrait la grâce, qui l'eût cru? on a passé aux excès des demi-pélagiens qui l'affaiblissent. C'est de là que nous sont venus les arminiens, qui de nos jours ont produit les pajonistes parfaits pélagiens, dont M. Pajon ministre d'Orléans a été l'auteur dans ces dernières années. D'autre côté le même Luther, abattu par la force de ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » n'a pu se défaire de la présence réelle; mais en même temps il a voulu soulager le sens humain en ôtant le changement de substance. On n'en est pas demeuré là, et la présence réelle a été bientôt attaquée. Le sens humain a pris goût à ses inventions; et après qu'on l'a voulu contenter sur un mystère, il a demandé le même relâchement pour tous les autres. Comme Zuingle et ses sectateurs ont prétendu que la présence réelle était dans le luthéranisme un reste du papisme qu'il fallait encore réformer, les sociniens en ont dit autant de la Trinité et de l'incarnation; et ces grands mystères, qui n'avaient reçu aucune atteinte depuis douze

 

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cents ans, sont entrés dans les controverses d'un siècle où toutes les nouveautés ont cru avoir droit de se produire.

On a vu les illusions des anabaptistes, et on sait que c'est en suivant les principes de Luther et des autres réformateurs qu'ils ont rejeté le baptême sans immersion, et le baptême des enfants, parce qu'ils ne les trou voient point dans l'Ecriture, où on leur disait que tout était. Les unitaires ou sociniens se sont joints à eux, mais sans vouloir s'en tenir à leurs maximes, parce que les principes qu'ils avaient pris des réformateurs les avaient poussés plus loin.

M. Jurieu remarque qu'ils sont sortis longtemps après la Réforme du milieu de l'Eglise romaine. Quelle merveille! Luther et Calvin en étaient bien sortis eux-mêmes. La question est de savoir si c'est la constitution de l'Eglise romaine qui a donné lieu à ces innovations, ou si c'est la nouvelle forme que les réformés ont voulu donner à l'Eglise. Mais la question est aisée à décider par l'histoire du socinianisme (1). En 1545 et dans les années suivantes, vingt ans après que Luther eut renversé les bornes posées par nos pères, tous les esprits étant agités et le monde ébranlé par ses disputes, toujours prêt à enfanter quelque nouveauté, Lélio Socin et ses compagnons tinrent secrètement en Italie leurs conventicules contre la divinité du Eils de Dieu. Georges Blandrate et Fauste Socin, neveu de Lélio, en soutinrent la doctrine en 1558 et 1573, et formèrent le parti. Avec la même méthode que Zuingle avait employée pour éluder ces paroles : « Ceci est mon corps, » les Socins et leurs sectateurs éludèrent celles où le Christ est appelé Dieu. Si Zuingle se crut forcé à l'interprétation figurée par l'impossibilité de comprendre un corps humain tout entier partout où se distribuait l'Eucharistie, les unitaires crurent avoir le même droit sur tous les autres mystères également incompréhensibles ; et après qu'on leur eut donné pour règle d'entendre figurément les passages de l'Ecriture où le raisonnement humain était forcé, ils ne firent qu'étendre cette règle partout où l'esprit avait à souffrir une semblable violence. A ces mauvaises dispositions introduites dans les esprits par la Réforme, ajoutons les

 

1 Vide Bibliot. Anti-Trinit.

 

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fondements généraux qu'elle avait posés, l'autorité de l'Eglise méprisée, la succession des pasteurs comptée pour rien, les siècles précédents accusés d'erreur, les Pères mêmes indignement traités, toutes les barrières rompues et la curiosité humaine entièrement abandonnée à elle-même : que devait-il arriver, sinon ce qu'on a vu, c'est-à-dire une licence effrénée dans toutes les matières de la religion? Mais l'expérience a fait voir que ces hardis novateurs n'ont pas vu la moindre ouverture à s'établir parmi nous; c'est aux églises de la Réforme qu'ils ont eu recours ; à ces églises de quatre jours, qui encore tout ébranlées par leurs propres mouvements, étaient capables de tous les autres. C'est dans le sein de ces églises, c'est à Genève, c'est parmi les Suisses et les Polonais protestants, que les unitaires cherchèrent un asile. Repoussés par quelques-unes de ces églises, ils se firent des disciples dans les autres en assez grand nombre pour faire un corps à part. Voilà constamment quelle a été leur origine. Il ne faut que voir le testament de George Schoman, un des chefs des unitaires, et la Relation d'André Wissonats : Comment les Unitaires se sont séparés des Réformés (1), pour être convaincu que cette secte n'a été qu'un progrès et une suite des enseignements « de Luther, de Calvin, de Zuingle, de Menon» (ce dernier fut un des chefs des anabaptistes). On voit là que toutes ces sectes ne sont « qu'une ébauche et comme l'aurore de la Réforme, et que l'anabaptisme joint au socinianisine en est le plein jour (2). »

Qu'on ne nous allègue donc plus les sectes de l'ancienne Eglise, et qu'on ne se vante plus de lui ressembler. L'ancienne Eglise n'a jamais varié dans sa doctrine, jamais supprimé dans ses confessions de foi des vérités qu'elle a crues révélées de Dieu : elle n'a jamais retouché à ses décisions, jamais délibéré de nouveau sur des matières une fois résolues, ni proposé une seule fois de nouvelles expositions de sa foi, si ce n'est lorsqu'il est né quelque nouvelle question. Mais la Réforme tout au contraire n'a jamais pu se contenter elle-même : ses symboles n'ont rien de certain; les décrets de ses synodes rien de fixe : ses confessions de foi sont des confédérations

 

1 Test. Georg. Sch., et Relut. Wisson., in Bibliotk. Anti-Trin. Sand., p. 191, 209. — 2 Ibid.

 

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et des marchés arbitraires, et ce qui y est article de foi ne l'est ni pour tous ni pour toujours : on se sépare par humeur, on se réunit par politique. Si donc il est né des sectes dans l'ancienne Eglise, c'a été par la commune et invétérée dépravation du genre humain; et s'il en est né dans la Réforme, c'est par la nouvelle et particulière constitution des églises qu'elle a formées.

Afin de rendre cette vérité plus sensible, je choisirai pour exemple l'église protestante de Strasbourg comme une des plus savantes de la Réforme, et comme celle qu'on y proposait dès les premiers temps pour modèle de discipline à toutes les autres. Cette grande ville fut des premières ébranlées par la prédication de Luther, et ne songeait pas alors à contester la présence réelle. Toutes les plaintes qu'on faisait de son sénat, c'est « qu'il ôtait les images, et faisait communier sous les deux espèces (1). » Ce fut en 1523 que Rucer et Capiton, qu'elle écouta, la rendirent zuinglienne. Après qu'elle eut ouï quelques années leurs déclamations contre la messe, sans l'abolir tout à fait et sans être bien assurée qu'elle fût mauvaise, le sénat ordonna « qu'elle serait suspendue jusqu'à ce qu'on eût montré que c'était un culte agréable à Dieu (2). » Voilà une provision en matière de foi bien nouvelle ; et quand je n'aurais pas dit que ce décret partit du sénat, on entendrait aisément que l'assemblée où il fut fait n'avait rien d'ecclésiastique. Le décret est de 1529 ; et la même année ceux de Strasbourg n'ayant jamais pu convenir avec les luthériens, se liguèrent avec les Suisses zuingliens comme eux (3). On poussa le sentiment de Zuingle et la haine de la présence réelle jusqu'à refuser de souscrire la Confession d'Augsbourg en 1530 (4), et à se faire une confession particulière, que nous avons vue sous le nom de la Confession de Strasbourg, ou des quatre villes (5). L'année d'après ils biaisèrent avec tant d'adresse sur cette matière , qu'ils se firent comprendre dans la ligue de Smalcalde, dont les autres sacramentaires furent exclus (6). Mais ils passèrent plus avant en 1536, puisqu'ils souscrivirent à l'accord de Vitenberg, où l'on avoua, comme on a vu (7),

 

1 Sleid., lib. IV, fol. 69. — 2 Ibid., liv. VI, fol. 93. — 3 Sleid., ibid., 100. — 4 Ibid., VIII, fol. 104.— 5 Ci-dessus, liv. III, n. 3. — 6 Sleid., lib.VIII, fol. 126. — 7 Ci-dessus, liv. IV, n. 23; Hosp., II part., an. 1536.

 

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la présence substantielle et la communion du vrai corps et du vrai sang dans les indignes, encore qu'ils n'eussent pas la foi. Par là ils passèrent insensiblement au sentiment de Luther, et depuis ils furent comptés parmi les défenseurs de la Confession d'Augsbourg qu'ils souscrivirent. Ils déclarèrent néanmoins en 1518 que c'était sans se départir de leur première confession (1), qui encore qu'elle leur eût fait rejeter celle d'Augsbourg, à ce coup s'y trouva conforme. Strasbourg cependant était si attachée à l'accord de Vitenberg et à la Confession d'Augsbourg, que Pierre Martyr et Zanchius, alors les deux premiers hommes des sacramentaires, furent enfin obligés de se retirer de cette ville (2), l'un pour avoir refusé de souscrire à l'accord, et l'autre pour n'avoir souscrit à la Confession qu'avec quelque limitation ; tant on était devenu zélé à Strasbourg pour la présence réelle. En 1398 cette ville souscrivit au livre de la Concorde ; et après avoir été si longtemps comme le chef des villes opposées à la présence réelle, elle en poussa, malgré Sturmius, la confession jusqu'au prodige de l'ubiquité (3). Les villes de Landau et de Memmingue , autrefois ses associées dans la haine de la présence réelle, suivirent cet exemple. En ce temps l'ancienne agenda fut changée ; et on imprima à Strasbourg le livre de Marbachius, où il disait que « Jésus-Christ avant son ascension était dans le ciel selon son humanité ; que cette ascension visible n'était au fond qu'une apparence; que le ciel, où l'humanité de Jésus-Christ a été reçue, contenait non-seulement Dieu et tous les Saints, mais encore tous les démons et tous les damnés ; » et que Jésus-Christ était selon « sa nature humaine, non-seulement dans le pain et dans le vin de la Cène, mais encore dans tous les pots et dans tous les verres (4). » Voilà les extrémités où l'on se trouve emporté, lorsqu'après avoir secoué le joug salutaire de l'autorité de l'Eglise, on s'abandonne aux opinions humaines comme à un vent changeant et impétueux.

Si l'on oppose maintenant aux variations et à l'instabilité de ces nouvelles églises la constance et la gravité de l'Eglise catholique , il sera aisé déjuger où le Saint-Esprit préside; et parce

 

1 Hosp., ibid., an. 1548, fol. 203. — 2 Hosp., ibid., an. 1556 et 1563.— 3 Hosp., Conc. discors, cap. LVI, p. 278. — 4 Ibid., fol. 99.

 

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que je ne puis ni je ne dois dans cet ouvrage raconter tous les jugements qu'elle a rendus dans les matières de foi, je ferai voir l'uniformité et la fermeté dont je la loue dans les articles où nous avons vu l'inconstance de nos réformés.

Le premier qui a fait secte dans l'Eglise, et qui a osé la condamner ouvertement sur la présence réelle, c'est constamment Bérenger. Ce que nos adversaires disent de Ratramne n'est rien moins qu'un fait constant, comme on a vu (1); et quand nous leur aurions accordé que Ratramne les favorisât, ce qui n'est pas, un auteur ambigu, que chacun tirerait de son côté, ne serait pas propre à faire secte. J'en dis autant de Jean Scot, dont l'erreur n'eut aucune suite.

L'Eglise ne foudroie pas toujours les erreurs naissantes : elle ne les relève point, tant qu'elle peut espérer qu'elles se dissiperont par elles-mêmes, et souvent elle craint de les rendre fameuses par ses anathèmes. Ainsi Artémon et quelques autres, qui avaient nié la divinité de Jésus-Christ avant Paul de Samosate, ne s'attirèrent pas des condamnations aussi éclatantes que lui, parce qu'on ne les croyait pas en état de faire secte. Pour Bérenger, il est constant qu'il attaqua ouvertement la foi de l'Eglise, et qu'il eut des disciples de son nom comme les autres hérésiarques, encore que son hérésie fût bientôt éteinte.

Elle parut environ en 1030. Ce n'est pas que nous n'ayons déjà remarqué quelques années auparavant, et dès l'an 1017, la présence réelle manifestement attaquée par les hérétiques d'Orléans qui étaient manichéens (2). Tels furent les premiers auteurs de la doctrine dont Bérenger releva depuis un des articles. Mais comme cette secte se cachait, l'Eglise fut étonnée de cette nouveauté ; mais elle n'en fut pas alors beaucoup troublée. Ce fut contre Bérenger qu'on fit la première décision sur cette matière en 1052, dans un concile de cent treize évêques convoqués à Rome de tous côtés par Nicolas II (3). Bérenger se soumit, et le premier qui lit une secte de l'hérésie des sacramentaires fut aussi le premier qui la condamna.

 

1 Ci-dessus, liv. IV, n. 32. — 2 Ci-dessus, liv. XI, n. 18 et suiv. — 3 Concil. Rom. sub Nic. n, an. 1059; tom. IX, Conc.; Guit., lib. III, tom. III, Bib. PP. max., p. 462, etc.

 

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Personne n'ignore cette fameuse Confession de foi qui commence : Ego Berengarius, où cet hérésiarque reconnut « que le pain et le vin qu'on met sur l'autel après la consécration n'étaient pas seulement le sacrement, mais encore le vrai corps et le vrai sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qu'ils étaient sensiblement touchés par les mains du prêtre, rompus et froissés entre les dents des fidèles, non-seulement en sacrement, mais en vérité. »

Il n'y eut personne qui n'entendît que le corps et le sang de Jésus-Christ était brisé dans l'Eucharistie au même sens qu'on dit qu'on est déchiré, qu'on est mouillé quand les habits dont on est actuellement revêtu le sont. On ne parle pas de même lorsque nos habits ne sont pas sur nous : de sorte qu'on voulait dire que Jésus-Christ était aussi véritablement sous les espèces qu'on rompt et qu'on mange, que nous sommes véritablement dans les habits que nous portons. On disait aussi que Jésus-Christ était sensiblement reçu et touché, parce qu'il était en personne et en substance sous les espèces sensibles qu'on touchait et qu'on recevait ; et tout cela voulait dire que Jésus-Christ était reçu et mangé , non pas dans sa propre espèce et sous l'extérieur d'un homme, mais dans une espèce étrangère et sous l'extérieur du pain et du vin. Et si l'Eglise disait encore en un certain sens que le corps de Jésus-Christ était rompu, ce n'était pas qu'elle ne sût qu'en un autre sens il ne l'était pas : de même qu'en disant en un certain sens que nous sommes déchirés et mouillés lorsque nos habits le sont, nous savons bien dire aussi en un autre sens que nous ne sommes ni l'un ni l'autre en notre personne. Ainsi les Pères sa voient bien dire à Bérenger, ce que nous disons encore, « que le corps de Jésus-Christ était tout entier dans tout le sacrement, et tout entier dans chaque particule ; partout le même Jésus-Christ toujours entier, inviolable et indivisible, qui se communiquait sans se partager, comme la parole à tout un auditoire et comme notre âme à tous nos membres (1). » Mais ce qui obligea l'Eglise à dire, après plusieurs Pères et après saint Chrysostome, que le corps de Jésus-Christ était rompu, fut que Bérenger, sous prétexte de faire honneur au Sauveur du monde , avait accoutumé de dire : « A

 

1 Guit., lib. I, adv. Bereng., ibid., p. 443, 449.

 

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Dieu ne plaise qu'on puisse briser de la dent, ou diviser Jésus-Christ, de même qu'on met sous la dent et qu'on divise ces choses (1), » c'était à dire le pain et le vin. L'Eglise, qui s'est toujours attachée à combattre dans les hérétiques les paroles les plus précises et les plus fortes dont ils se servent pour expliquer leur erreur, opposait à Bérenger la contradictoire de la proposition qu'il avait avancée, et mettait en quelque façon sous les yeux des chrétiens la présence réelle de Jésus-Christ, en leur disant que ce qu'ils recevaient dans le sacrement après la consécration était aussi réellement le corps et le sang qu'avant la consécration c'était réellement du pain et du vin.

Au reste quand on disait aux fidèles que le pain et le vin de l'Eucharistie étaient en vérité le corps et le sang, ils étaient accoutumés à entendre non qu'ils l'étaient par leur nature, mais qu'ils le devenaient par la consécration : de sorte que le changement de substance était renfermé dans cette expression, encore qu'on s'y attachât principalement à rendre sensible la présence, qui aussi était principalement attaquée. Quelque temps après on s'aperçut que Bérenger et ses disciples variaient. Car nous apprenons des auteurs du temps que dans le cours de la dispute ils reconnaissaient dans l'Eucharistie la substance du corps et du sang, mais avec celle du pain et du vin, se servant même du terme d'impanation et de celui d'invination, et assurant que Jésus-Christ était impané dans l'Eucharistie, comme il s'était incarné dans les entrailles de la sainte Vierge (2). C'était, dit Guitmond, comme un dernier retranchement de Bérenger, et ce n'était pas sans peine qu'on découvrait ce raffinement de la secte. Mais l'Eglise, qui suit toujours les hérétiques pas à pas pour en condamner les erreurs à mesure qu'elles se déclarent, après avoir si bien établi la présence réelle dans la première confession de foi de Bérenger, lui en proposa encore une autre où le changement de substance était plus distinctement exprimé. Il confessa donc sous Grégoire VII, dans un concile de Borne, qui fut le sixième tenu sous ce Pape en 1079, » que le pain et le vin qu'on met sur l'autel,

 

1 Ber. apud Guit., ibid., 441. — 2 Guit., ibid., p. 441,  442, 462, 463, 464; Alg., de Sacr. corp. et sang., prœf., tom. XXI, p. 251.

 

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par le mystère de la sacrée oraison et les paroles de Jésus-Christ, étaient substantiellement changés en la vraie, vivifiante et propre chair de Jésus-Christ, etc. (1), » et on dit le même du sang. On spécifie que le corps qu'on reçoit ici est le même qui « est né de la Vierge, qui a été attaché à la croix, qui est assis à la droite du Père, et que le sang est le même qui a coulé du côté ; » et afin de ne laisser aucun lieu aux équivoques dont les hérétiques fascinent le monde, on ajoute que cela se fait « non en signe et en vertu par un simple sacrement, mais dans la propriété de la nature et la vérité de la substance. »

Bérenger souscrivit encore, et se condamna lui-même pour la seconde fois : mais à ce coup il fut serré de telle sorte, qu'il ne lui resta aucune équivoque, ni aucun retranchement à son erreur. Que si on insista plus précisément sur le changement de substance, ce n'était pas que l'Eglise ne le tînt auparavant pour également indubitable, puisque dès le commencement de la dispute contre Bérenger, Hugues de Langres avait dit « que le pain et le vin ne demeuraient pas dans leur première nature ; qu'ils passaient en une autre ; qu'ils étaient changés au corps et au sang de Jésus-Christ par la toute-puissance de Dieu, à laquelle Bérenger s'opposait en vain (2). » Et aussitôt que cet hérétique se fut déclaré, Adelman évêque de Bresce, son condisciple qui découvrit le premier son erreur, l'avertit « qu'il s'opposait au sentiment de toute l'Eglise catholique, et qu'il était aussi facile à Jésus-Christ de changer le pain en son corps que de changer l'eau en vin, et de créer la lumière par sa parole (3). » C'était donc une doctrine constante dans l'Eglise universelle, non que le pain et le vin contenaient le corps et le sang de Jésus-Christ, mais qu'ils le devenaient par un changement de substance.

Ce ne fut pas le seul Adelman qui reprocha à Bérenger la nouveauté et la singularité de sa doctrine : tous les auteurs lui disent d'un commun accord, comme un fait constant, que la foi qu'il attaquait était celle de tout l'univers; qu'il scandalisait toute

 

1 Conc. Rom., VI, sub Greg. VII, tom. X; Conc. Lab., an. 1079. — 2 Hug. Ling. Tract, de corp. et sang. Christi, Bibl. max. Patr. tom. XVIII, p. 417. — 3 Adelm. Brix. Epist. ad Bereng. ibid. p. 438, 439.

 

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l'Eglise par la nouveauté de sa doctrine; que pour suivre sa croyance, il fallait croire qu'il n'y avait plus d'Eglise sur la terre; qu'il n'y avait pas une ville, ni pas un village de son sentiment ; que les Grecs, les Arméniens et en un mot tous les chrétiens avaient en cette matière la même foi que l'Occident ; de sorte qu'il n'y avait rien de plus ridicule que de traiter d'incroyable ce qui était cru par le monde entier (1). Bérenger ne niait pas ce fait ; mais à l'exemple de tous les hérétiques, il répondait dédaigneusement, que les sages ne devaient pas suivre « les sentiments, ou plutôt les folies du vulgaire (2). » Lantfranc (a) et les autres lui faisaient voir que ce qu'il appelait le vulgaire , c'était tout le clergé et tout le peuple de l'univers (3) ; et après un fait si constant, sur lequel il ne craignait pas d'être démenti, il concluait que si la doctrine de Bérenger était véritable, « l'héritage promis à Jésus-Christ était péri, et ses promesses anéanties ; » enfin que « l'Eglise catholique n'était plus; et que si elle n'était plus, elle n'avait jamais été (4). »

On voit encore ici un fait remarquable ; c'est que, comme tous les autres hérétiques, Bérenger trouva l'Eglise ferme et universellement unie contre le dogme qu'il attaquait ; c'est ce qu'on a toujours vu. Parmi tous les dogmes que nous croyons, on n'en saurait marquer un seul qu'on n'ait trouvé invinciblement et universellement établi lorsque le dogme contraire a commencé à faire secte, et où l'Eglise ne soit demeurée, s'il se peut, encore plus ferme depuis ce temps-là : ce qui seul suffirait pour faire sentir la suite perpétuelle et l'immutabilité de sa croyance.

On n'eut pas besoin d'assembler de concile universel contre Bérenger, non plus que contre Pelage; les décisions du Saint-Siège et des conciles qu'on tint alors furent reçues unanimement par toute l'Eglise, et l'hérésie de Bérenger bientôt anéantie ne trouva plus de retraite que chez les manichéens.

Nous avons vu comme ils commençaient à se répandre par tout l'Occident, qu'ils remplissaient de blasphèmes contre la présence

 

1 Adelm. Ep. ad Ber. Guitm.; ibid., lib. III, p. 462, 463, Lanfrauc, de corp. et sang. Dom., ibid., cap. II, IV, V, XXII, p. 765, 766; 776. — 2  Ibid. — 3  Lanfranc, de corp. et sang. Dom., ibid., cap. IV, p. 765. — Ibid., cap. XXII , p. 776.

(a) Lanfranc.

 

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réelle, et en même temps d'équivoques pour se cacher à l'Eglise dont ils voulaient fréquenter les assemblées ». Ce fut donc pour s'opposer à ces équivoques que l'Eglise se crut obligée à se servir de quelques termes précis, comme elle avait fait autrefois si utilement contre les ariens et les nestoriens ; ce qu'elle fit en cette manière sous Innocent III, dans le grand concile de Latran l'an 1215 de Notre-Seigneur. « Il y a une seule Eglise universelle des fidèles, hors de laquelle il n'y a point de salut, où Jésus-Christ est lui-même le sacrificateur et la victime , dont le corps et le sang sont véritablement contenus sous les espèces du pain et du vin dans le sacrement de l'autel, le pain et le vin étant transsubstantiés, l'un au corps et l'autre au sang de Notre-Seigneur par la puissance divine , afin que pour accomplir le mystère de l'unité nous prissions du sien ce qu'il a lui-même pris du nôtre (2). » Il n'y a personne qui ne voie que le nouveau mot de transsubstantier, qu'on emploie ici, sans rien ajouter à l'idée de changement de substance qu'on vient de voir reconnue contre Bérenger, ne faisait que l'énoncer par une expression qui par sa signification précise servait de marque aux fidèles contre les subtilités et les équivoques des hérétiques, comme avait fait autrefois l’Homoousion de Nicée et le Theotocos d'Ephèse. Telle fut la décision du concile, de Latran, le plus grand et le plus nombreux qui ait jamais été tenu, dont l'autorité est si grande que la postérité l'a appelé par excellence le concile général.

On peut voir par ces décisions avec quelle brièveté, avec quelle précision, avec quelle uniformité l'Eglise s'explique. Les hérétiques , qui cherchent leur foi vont à tâtons et varient. L'Eglise qui porte toujours sa foi toute formée dans son cœur, ne cherche qu'à l'expliquer sans embarras et sans équivoques : c'est pourquoi ses décisions ne sont jamais chargées de beaucoup de paroles. Au reste comme elle envisage sans s'étonner les difficultés les plus hautes, elle les propose sans ménagement, assurée de trouver dans ses enfants un esprit toujours prêt à se captiver et une docilité capable de tout le poids du secret divin. Les hérétiques,

 

1 Ci-dessus, liv. XI, n. 31, 32, etc. — 2 Conc. Later., IV, tom. XI Conc. Lab., 143.

 

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qui cherchent à soulager le sens humain et la partie animale où le secret de Dieu ne peut entrer, se tourmentent à tourner l'Ecriture sainte à leur mode. L'Eglise ne songe au contraire qu'à la prendre simplement. Elle entend dire au Sauveur : « Ceci est mon corps, » et ne comprend pas que ce qu'il appelle corps si absolument soit autre chose que le corps même : c'est pourquoi elle croit sans peine que c'est le corps en substance, parce que le corps en substance n'est autre chose que le vrai et propre corps ; ainsi le mot de substance entre naturellement dans ses expressions. Aussi Bérenger ne songea jamais à se servir de ce mot; et Calvin, qui s'en est servi en convenant dans le fond avec Bérenger, nous a fait voir seulement par là que la figure que Bérenger admettait ne remplissait pas toute l'attente et toute l'idée du chrétien.

La même simplicité qui a fait croire à l'Eglise le corps présent dans le sacrement, lui a fait croire qu'il en était toute la substance, Jésus-Christ n'ayant pas dit : « Mon corps est ceci ; » mais : « Ceci l'est ; » et comme il ne l'est point par sa nature, il le devient, il l'est fait par la puissance divine. Voilà ce qui fait entendre une conversion, une transformation, un changement ; parole si naturelle à ce mystère qu'elle ne pouvait manquer de venir contre Bérenger, puisque même on la trouvait déjà partout dans les liturgies et dans les Pères.

On opposait ces raisons si simples et si naturelles à Bérenger. Nous n'en avons point d'autres encore à présent à opposer à Calvin et à Zuingle : nous les avons reçues des catholiques qui ont écrit contre Bérenger (1) comme ceux-là les avaient reçues de ceux qui les avaient précédés ; et le concile de Trente n'a rien ajouté aux décisions de nos Pères que ce qui était nécessaire pour éclaircir davantage ce que les protestants tâchaient d'obscurcir, comme le verront aisément ceux qui savent tant soit peu l'histoire de nos controverses.

Car il fallut, par exemple, expliquer plus distinctement que Jésus-Christ se rendait présent, non pas seulement dans l'usage, comme le pensent les luthériens, mais incontinent après la consécration , à cause qu'on y disait, non point « Ceci sera, » mais :

 

1 Dur. Troarn., tom. XVII, Bib. PP., p. 422 ; Guitm., ibid., 462, etc.

 

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« Ceci est ; » ce qui néanmoins dans le fond avait déjà été dit contre Bérenger, lorsqu'on attacha la présence, non à la manducation ou à la foi de celui qui recevait le sacrement, mais à la « prière sacrée et à la parole du Sauveur (1) ; » par où aussi paraissait, non-seulement l'adoration, mais encore la vérité de l'oblation et du sacrifice, ainsi que nous l'avons vu avoué par les protestants (2) : de sorte que dans le fond il n'y a de difficulté que dans la présence réelle, où nous avons l'avantage de reconnaître que ceux mêmes qui s'éloignent en effet de notre doctrine tâchent toujours, tant elle est sainte, d'en approcher le plus qu'ils peuvent (3).

La décision de Constance pour approuver et pour obtenir la communion sous une espèce (4), est une de celles où nos adversaires s'imaginent avoir le plus d'avantage. Mais pour connaître la gravité et la constance de l'Eglise dans ce décret, il ne faut que se souvenir que le concile de Constance, lorsqu'il le fit, avait trouvé la coutume de communier sous une espèce établie sans contradiction depuis plusieurs siècles. Il en était à peu près de même que du baptême par immersion, aussi clairement établi dans l'Ecriture que la communion sous les deux espèces le pouvait être, et qui néanmoins avait été changé en infusion, avec autant de facilité et aussi peu de contradiction que la communion sous une espèce s'était trouvée établie ; de sorte qu'il y avait la même raison de conserver l'un que l'autre.

C'est un fait très-constamment avoué dans la Réforme, quoique quelques-uns veulent maintenant chicaner dessus, que le baptême fut institué en plongeant entièrement le corps ; que Jésus-Christ le reçut ainsi, et le fit ainsi donner par ses apôtres; que l'Ecriture ne connaît point d'autre baptême que celui-là ; que l'antiquité l'entendait et le pratiquait ainsi; que le mot même l'emporte, et que baptiser c'est plonger : ce fait, dis-je, est avoué unanimement par tous les théologiens de la Réforme, même par les réformateurs, et par ceux mêmes qui savaient le mieux la langue grecque et les

 

1 Ci-dessus, n. 131. — 2 Ci-dessus, liv. III, n. 51 et suiv. jusqu'à 56; liv. VI, II. 26, 31 et suiv. — 3 Ci-dessus, liv. IX, n. 26 et suiv. jusqu'au n. 75. — 4 Conc. Const., sess. VIII.

 

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anciennes coutumes tant des Juifs que des chrétiens; par Luther, par Mélanchthon, par Calvin, par Casaubon, par Grotius, par tous les autres, et depuis peu encore par Jurieu le plus contredisant de tous les ministres (1). Luther même a remarqué que le mot allemand qui signifiait le baptême venait de là, et que ce sacrement était nommé Tauf (a), à cause de la profondeur, parce qu'on plongeait profondément dans les eaux ceux qu'on baptisait. Si donc il y a au monde un fait constant, c'est celui-là : mais il n'est pas moins constant, même par tous ces auteurs, que le baptême sans cette immersion est valide, et que l'Eglise a raison d'en retenir la coutume. On voit donc dans un fait semblable ce qu'on doit juger du décret de la communion sous une espèce , et que ce qu'on y oppose n'est qu'une chicane.

En effet si on a eu raison de soutenir le baptême sans immersion, à cause qu'en le rejetant il s'ensuivrait qu'il n'y aurait plus de baptême depuis plusieurs siècles, par conséquent plus d'Eglise, puisque l'Eglise ne peut subsister sans la substance des sacrements : la substance de la Cène n'y est pas moins nécessaire. Il y avait donc la même raison de soutenir la communion sous une espèce que de soutenir le baptême par infusion ; et l'Eglise en maintenant ces deux pratiques, que la tradition faisait voir également indifférentes, n'a fait, selon la coutume, que de maintenir (b) contre les esprits contentieux l'autorité sur laquelle se reposait la foi des simples.

Qui en voudra voir davantage sur cette matière peut répéter les endroits de cette histoire où il en est parlé, et entre autres ceux où il paraît que la communion sous une espèce s'est établie avec si peu de contradiction, qu'elle n'a pas été combattue par les plus grands ennemis de l'Eglise, pas même par Luther au commencement (2).

 

1 Luth., de sacr. Bapt., tom. I ; Mel., Loc. comm., cap. de Bapt.; Cal., Inst., liv. IV, 15, 19, etc.; Causab., not.in Matt., III, 6, Grot., epist. CCCXXXVI; Jur., Syst., liv. III, chap. XX, p. 583. —  2 Ci-dessus, liv. II, n. 10; liv. III, n. 60, 61 et suiv.; liv. VII, n. 67 ; liv. XI, n. 106; liv. XIV, n. 114, 115; liv. XV, n. 43, 61.

 

(a) Tauf est de la famille de tief, qui signifie profond. — (b) Ainsi jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, mais l'édition des Bénédictins et les suivantes disent : Ni fait que maintenir.

 

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Après la question de l'Eucharistie, l'autre question principale de nos controverses est celle de la justification ; et l'on peut aisément entendre sur cette matière la gravité des décisions de l'Eglise catholique, puisqu'elle ne fait que répéter dans le concile de Trente ce que les Pères et saint Augustin avaient autrefois décidé, lorsque cette question fut agitée avec les pélagiens.

Et premièrement il faut supposer qu'il n'y a point de question entre nous, s'il faut reconnaître dans l'homme justifié une sainteté et une justice infuse dans l’âme par le Saint-Esprit; car les qualités et habitudes infuses sont, comme on a vu (1), reconnues par le synode de Dordrect. Les luthériens ne sont pas moins fermes à les défendre ; et en un mot tous les protestants sont d'accord que par la régénération et la sanctification de l'homme nouveau, il se fait en lui une sainteté et une justice comme une habitude permanente : la question est de savoir si c'est cette sainteté et cette justice qui nous justifie devant Dieu. Mais où est l'inconvénient? Une sainteté qui ne nous fasse pas saints, une justice qui ne nous fasse pas justes, serait une subtilité inintelligible. Mais une sainteté et une justice que Dieu fit en nous, et qui néanmoins ne lui plût pas ; ou qui lui fût agréable, mais ne rendît pas agréable celui où elle se trouverait, ce serait une autre finesse plus indigne encore de la simplicité chrétienne.

Mais au fond quand l'Eglise a défini dans le concile de Trente que la rémission des péchés nous était donnée, non par une simple imputation de la justice de Jésus-Christ au dehors, mais par une régénération qui nous change et nous renouvelle au dedans , elle n'a fait que répéter ce qu'elle avait autrefois défini contre les pélagiens dans le concile de Carthage : « Que les enfants sont véritablement baptisés en la rémission des péchés, afin que la régénération purifiât en eux le péché qu'ils ont contracté par la génération (2). »

Conformément à ces principes le même concile de Carthage entend par « la grâce justifiante, non-seulement celle qui nous remet les péchés commis, mais celle encore qui nous aide à n'en plus commettre (3)» non-seulement en nous « éclairant » dans

 

1 Ci-dessus, liv. XIV, n. 43.— 2 Conc. Carth., cap. I. — 3 Ibid., cap. III, IV, V.

 

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l'esprit, mais encore en nous « inspirant la charité » dans le cœur, afin « que nous puissions accomplir les commandements de Dieu. » Or la grâce qui fait ces choses n'est pas une simple imputation, mais c'est encore un écoulement de la justice de Jésus-Christ : donc la grâce justifiante est autre chose qu'une telle imputation ; et ce qu'on a dit dans le concile de Trente n'est qu'une répétition du concile de Carthage, dont les décrets ont paru d'autant plus inviolables aux Pères de Trente, que les Pères de Carthage ont senti en les proposant qu'ils ne proposaient autre chose sur cette matière que ce « qu'en avait toujours entendu l'Eglise catholique répandue par toute la terre (1). »

Nos pères n'ont donc pas cru que, pour détruire la gloire humaine et tout attribuer à Jésus-Christ, il fallût ou ôter à l'homme la justice qui était en lui, ou en diminuer le prix, ou en nier l'effet ; mais ils ont cru qu'il la fallait reconnaître comme uniquement venue de Dieu par une bonté gratuite ; et c'est aussi ce qu'ont reconnu après eux les Pères de Trente, comme on l'a vu en plusieurs endroits de cet ouvrage (2).

C'est en ce sens que l'Eglise catholique avait toujours reconnu après saint Paul, que « Jésus-Christ nous était sagesse (3), » non pas en nous imputant simplement la sagesse qui était en lui, mais en répandant dans nos âmes une sagesse découlée de la sienne ; « qu'il nous était justice et sainteté » dans le même sens ; et « qu'il nous était rédemption, » non pas en couvrant seulement nos crimes, mais en les effaçant entièrement par son Saint-Esprit répandu dans nos cœurs; au reste que nous étions « faits justice de Dieu en Jésus-Christ, » d'une manière plus intime que Jésus-Christ « n'avait été fait péché pour nous (4), » puisque Dieu l'avait « fait péché, » c'est-à-dire victime pour le péché, en le traitant comme pécheur, quoiqu'il fût juste ; au lieu qu'il nous avait « faits justice de Dieu en lui, » non pas en nous laissant nos péchés et simplement en nous traitant comme justes, mais en nous ôtant nos péchés, et en nous faisant justes.

        Pour faire cette justice inhérente en nous absolument gratuite,

 

1 Conc. Carth., cap. IV. — 2 Ci-dessus, liv. III, n. 20 et suiv. — 3 I Cor., I, 29, 30, 31. — 4 II Cor., V, 21.

 

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nos pères n'avaient pas cru qu'il fût nécessaire de dire qu'on ne peut pas s'y disposer par de bons désirs, ni l'obtenir par ses prières, mais ils avaient cru que ces bons désirs et ces prières étaient eux-mêmes inspirés de Dieu ; et c'est ce qu'a fait à leur exemple le concile de Trente (1), lorsqu'il a dit que toutes nos bonnes « dispositions » venaient « d'une grâce prévenante; » que nous ne pouvions nous « disposer et nous préparer » à la grâce qu'étant « excités et aidés par la grâce même ; » que « Dieu était la source de toute justice; » et que c'était en cette qualité qu'il le fallait aimer ; et qu'on « ne pouvait croire, espérer, aimer, ni se repentir comme il fallait, afin que la grâce de la justification nous fût conférée, sans une inspiration prévenante du Saint-Esprit (2). » En quoi ce saint concile n'a fait autre chose que de répéter ce que nous lisons dans le concile d'Orange, que nous ne « pouvons ni vouloir, ni croire, ni penser, ni aimer comme il faut, et comme il est utile, que par l'inspiration de la grâce prévenante (3) ; » c’est-à-dire qu'on n'a voulu disputer ni contre les hérétiques ni contre les infidèles, ni même contre les païens, ni en un mot contre tous les autres qui s'imaginent aimer Dieu, et qui ressentent en effet des mouvements si semblables à ceux des fidèles. Mais sans entrer avec eux dans la discussion impossible des différences précises de leurs sentiments d'avec ceux des justes, on se contente de définir que ce qui se fait sans la grâce n'est pas « comme il faut, » et qu'il ne plaît pas à Dieu, puisque « sans la foi il n'est pas possible de lui plaire (4). »

Si le concile de Trente en défendant la grâce de Dieu a soutenu en même temps le libre arbitre, ça encore été une fidèle répétition des sentiments de nos pères, lorsqu'ils ont défini, contre les pélagiens, que la grâce « ne détruisait pas le libre arbitre, mais le délivrait, afin que de ténébreux il devînt rempli de lumière ; de malade, sain ; de dépravé, droit ; et d'imprudent, prévoyant et sage (5) : » c'est pourquoi la grâce de Dieu était appelée « un aide et un secours du libre arbitre ; » par conséquent quelque chose qui loin de le détruire le conservait, et lui donnait sa perfection.

 

1 Ses. VI, cap. V, VI. — 2 Can. 1. — 3 Conc. Araus. II, cap. VI, VII, XXV. — 4 Hebr., XI, 6.— 5 Auct. Sed. Apost., de grat. inter dec. Cœlest. PP.

 

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Selon une si pure notion loin de craindre le mot de mérite, qui en effet était naturel pour exprimer la dignité des bonnes œuvres, nos pères le soutenaient contre les restes des pélagiens, dans le même concile d'Orange par ces paroles répétées à Trente : « La bonté de Dieu est si grande envers tous les hommes , qu'il veut même que ce qu'il nous donne soit notre mérite (1) ; » d'où il s'ensuit, comme aussi l'ont décidé les mêmes Pères d'Orange, « que toutes les œuvres et les mérites des Saints doivent être rapportés à la gloire de Dieu, parce que personne ne lui peut plaire que par les choses qu'il a données (2). »

Enfin si l'on n'a pas craint de reconnaître à Trente avec une sainte confiance que la récompense éternelle est due aux bonnes œuvres, c'est encore en conformité, et sur les mêmes principes qui avaient fait dire à nos pères dans le même concile d'Orange : « Que les mérites ne préviennent pas la grâce ; et que la récompense n'est due aux bonnes œuvres qu'à cause que la grâce, qui n'était pas due, les a précédées (3). »

Par ce moyen nous trouvons dans le chrétien une véritable justice, mais qui lui est donnée de Dieu avec son amour, et qui aussi lui fait accomplir ses commandements ; en quoi le concile de Trente ne fait encore que suivre cette règle des Pères d'Orange : « Qu'après avoir reçu la grâce par le baptême, tous les baptisés, avec la grâce et la coopération de Jésus-Christ, peuvent et doivent accomplir ce qui appartient au salut, s'ils veulent fidèlement travailler (4) ; » où ces Pères ont uni la grâce coopérante de Jésus-Christ avec le travail et la fidèle correspondance de l'homme, conformément à cette parole de saint Paul : « Non pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi (5). »

Dans cette opinion que nous avons de la justice chrétienne, nous ne croyons pourtant pas qu'elle soit parfaite et entièrement irrépréhensible, puisque nous en mettons une principale partie dans la demande continuelle de la rémission des péchés : que si nous croyons que ces péchés, dont les plus justes sont obligés tous

 

1 Conc. Araus. II ; Conc. Trid., sess. VI, cap. XVI. — 2 Conc. Araus. II, cap. V. — 3 Ibid., cap. XVIII. — 4 Conc. Trid., sess.VI, cap. XI, can. 18; Conc. Araus. II, cap. XXV. — 5 I Cor., XV, 10.

 

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les jours à demander pardon, ne les empêchent pas d'être vraiment justes, le concile de Trente a puisé encore une décision si nécessaire dans le concile de Cartilage, où il est porté : « Que ce sont les saints qui disent humblement et véritablement tout ensemble : « Pardonnez-nous nos fautes : » Que l'apôtre saint Jacques, quoique saint et juste, n'a pas laissé de dire : « Nous péchons tous en beaucoup de choses : » Que Daniel aussi, quoique saint et juste, n'avait pas laissé de dire : « Nous avons péché (1).» D'où il s'ensuit que de tels péchés n'empêchent pas la sainteté et la justice, à cause qu'ils n'empêchent pas que l'amour de Dieu ne règne dans les cœurs.

Que si le concile de Cartilage veut qu'à cause de ces péchés nous disions continuellement à Dieu : « N'entrez point en jugement avec votre serviteur, parce que nul homme vivant ne sera justifié devant vous, » nous l'entendons comme ce concile de la justice parfaite, sans exclure de l'homme juste une justice véritable, reconnaissant néanmoins que c'est encore par un effet d'une bonté gratuite et pour l'amour de Jésus-Christ, que Dieu, qui pouvait mettre à des damnés comme nous un aussi grand bien que la vie éternelle à un aussi haut prix qu'il eût voulu, n'avait pas exigé de nous une justice sans tache; et au contraire avait consenti de nous juger, non selon l'extrême rigueur qui ne nous était que trop due après notre prévarication, mais selon une rigueur tempérée et une justice accommodée à notre faiblesse ; ce qui a obligé le concile de Trente à reconnaître « que l'homme n'a pas de quoi se glorifier; mais que toute sa gloire est en Jésus-Christ, en qui nous vivons, en qui nous méritons, en qui nous satisfaisons, faisant de dignes fruits de pénitence, qui tirent leur force de lui, par lui sont offerts à son Père, et sont acceptés pour l'amour de lui par son Père (3). »

L'écueil qui était à craindre en célébrant le mystère de la prédestination , était de la mettre pour le bien comme pour le mal ; et si l'Eglise a détesté le crime des réformateurs prétendus qui se sont emportés à cet excès, elle n'a fait que marcher sur les pas du concile d'Orange, qui prononce un « anathème » éternel, « avec

 

1 Cap. VII, VIII. — 2 Ibid. — 3 Sess. XIV, cap. VIII.

 

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toute détestation, contre ceux qui oseraient dire que l'homme soit prédestiné au mal par la puissance divine (1) ; » et du concile de Valence qui décide pareillement que « Dieu par sa prescience n'impose à personne la nécessité de pécher, mais qu'il prévoit seulement ce que l'homme devait être par sa propre volonté ; en sorte que les méchants ne périssent point pour n'avoir point pu être bons, mais pour n'avoir pas voulu le devenir, ou pour n'avoir pas voulu demeurer dans la grâce qu'ils avaient reçue (2). »

Ainsi quand une question a été une fois jugée dans l'Eglise, comme on ne manque jamais de la décider selon la tradition de tous les siècles passés, s'il arrive qu'on la remue dans les siècles suivants, après mille et douze cents ans on trouve toujours l'Eglise dans la même situation, toujours prête à opposer aux ennemis de la vérité les mêmes décrets que le Saint-Siège apostolique et l'unanimité catholique a prononcés ; sans jamais y rien ajouter que ce qui est nécessaire contre les nouvelles erreurs.

Pour achever ce qui reste sur la matière de la grâce justifiante, je ne trouve point de décision touchant la certitude du salut, parce que rien n'avait encore obligé l'Eglise à prononcer sur ce point : mais personne n'a contredit saint Augustin, qui enseigne que « cette certitude n'est pas utile en ce lieu de tentation, où l'assurance pourrait produire l'orgueil (3) ; » ce qui s'étend aussi, comme on voit, à la certitude qu'on pourrait avoir de la justice présente ; si bien que l'Eglise catholique, en inspirant à ses enfants une confiance si haute qu'elle exclut l'agitation et le trouble, y laisse à l'exemple de l'Apôtre le contre-poids de la crainte, et n'apprend pas moins à l'homme à se défier de lui-même qu'à se confier absolument en Dieu.

        Enfin si l'on repasse ce qu'on a vu dans tout cet ouvrage accordé par nos adversaires sur la justification et les mérites des Saints (4), on demeurera entièrement d'accord qu'il n'y a aucun sujet de se plaindre de la doctrine de l'Eglise. Mélanchthon si zélé pour cet article avoue aussi « qu'on en peut facilement convenir de

 

1 Conc. Araus. II. cap. XXV. — 2 Conc. Valent., III, can. 2 et 5. — 3 De Correp. et Grat., cap. XIII, n. 40; de Civit. Dei, lib. XI, cap. XII. — 4 Ci-dessus, liv. III, n. 25 et suiv.; liv. VIII, n. 22 et suiv.

 

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part et d'autre (1) : » ce qu'il semble demander le plus, c'est la certitude de la justice; mais tout humble chrétien se contentera aisément de la même certitude sur la justice que sur le salut éternel : toute la consolation qu'on doit avoir en cette vie est celle d'exclure par la confiance, non-seulement le désespoir, mais encore le trouble et l'angoisse ; et on n'a rien à reprocher à un chrétien qui, assuré du côté de Dieu, n'a plus à craindre ni à douter que de lui-même (2).

Les décisions de l'Eglise catholique ne sont pas moins nettes et moins précises qu'elles sont fermes et constantes ; et on va toujours au devant de ce qui pourrait donner occasion à l'esprit humain de s'égarer.

        Honorer les Saints dans les assemblées, c'était y honorer Dieu auteur de leur sainteté et de leur béatitude ; et leur demander la société de leurs prières, c'était se joindre aux chœurs des anges, aux esprits des justes parfaits , et à l'Eglise des premiers-nés qui sont dans le ciel. L'on trouve une si sainte pratique dès les premiers siècles (3), et on n'y en trouve pas le commencement, puisqu'on n'y trouve personne qui ait été remarqué comme novateur. Ce qu'il y avait à craindre pour les ignorants, c'était qu'ils ne fissent l'invocation des Saints trop semblable à celle de Dieu, et leur intercession trop semblable à celle de Jésus-Christ : mais le concile de Trente nous instruit parfaitement sur ces deux points, en nous avertissant que « les Saints prient : » chose infiniment éloignée de celui qui donne; et « qu'ils prient par Jésus-Christ (4); » chose qui les met infiniment au-dessous de celui qui est écouté par lui-même.

Dresser des images, c'est rendre sensibles les mystères et les exemples qui nous sanctifient. Ce qu'il y aurait à craindre pour les ignorants, c'est qu'ils ne crussent qu'on peut représenter la nature divine, ou la rendre présente dans les images , ou en tout cas les regarder comme remplies de quelque vertu pour laquelle on les honore ; ce sont là les trois caractères de l'idolâtrie. Mais le concile les a rejetés en termes précis (5) ; de sorte qu'il n'est pas

 

1 Sent. Phil. Met. de pace. Ec., p. 10. — 2 Bern., serm. I, de Sept. — 3  Ci-dessus, liv. XIII, n. 23 et suiv. — 4 Sess. XXV, dec. de invoc. Sanct. — 5 Ibid.

 

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permis d'attribuer à une image plus de vertu qu'à une autre, ni par conséquent d'en fréquenter l'une plutôt que l'autre, si ce n'est en mémoire de quelque miracle, ou de quelque histoire pieuse qui pourrait exciter la dévotion. L'usage des images ainsi purifié, Luther même et les luthériens démontreront que ce n'est pas des images de cette sorte qu'il est parlé dans le Décalogue (1) ; et le culte qu'on leur rendra ne sera visiblement autre chose qu'un témoignage sensible et extérieur du pieux souvenir qu'elles excitent, et l'effet simple et naturel de ce langage muet qui est attaché à ces pieuses représentations, et dont l'utilité est d'autant plus grande qu'il peut être entendu de tout le monde.

En général tout le culte se rapporte à l'exercice intérieur et extérieur de la foi, de l'espérance et de la charité, principalement à celui de cette dernière vertu, dont le propre est de nous réunir à Dieu ; de sorte qu'il y a un culte en esprit et en vérité partout où se trouve l'exercice de la charité envers Dieu ou envers le prochain , conformément à cette parole de saint Jacques : « Que c'est un culte pur et sans tache de soulager les orphelins et les veuves, et au surplus de se tenir net de la contagion du siècle (2) ; » et tout acte de piété qui n'est pas animé de cet esprit est imparfait, charnel ou superstitieux.

Sous prétexte que le concile de Trente n'a pas voulu entrer en beaucoup de difficultés, nos adversaires ne cessent, après Fra-Paolo, de lui reprocher qu'il a expliqué les dogmes avec des manières générales, obscures et équivoques, pour contenter en apparence plus de monde : mais ils prendraient des sentiments plus équitables, s'ils voulaient considérer que Dieu, qui sait jusqu'à quel point il veut conduire notre intelligence en nous révélant quelque vérité ou quelque mystère, ne nous révèle pas toujours ni les manières de les expliquer, ni les circonstances qui l'accompagnent, ni même en quoi il consiste jusqu'à la dernière précision, ou, comme on parle dans l'Ecole, jusqu'à la différence spécifique : de sorte qu'il faut souvent dans les décisions de l'Eglise s'en tenir à des expressions générales, pour demeurer dans cette mesure de

 

1 Ci-dessus, liv. II, n. 28. — 2 Jac., I, 27.

 

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sagesse tant louée par saint Paul, et n'être pas contre son précepte plus savant qu'il ne faut (1).

Par exemple, sur la controverse du purgatoire le concile de Trente a cru fermement, comme une vérité révélée de Dieu, que les âmes justes pou voient sortir de ce monde sans être entièrement purifiées. Grotius prouve clairement que cette vérité était reconnue par les protestants, par Metresat, par Spanheim (2), sur ce fondement commun de la Réforme, que dans tout le cours de cette vie l’âme n'est jamais tout à fait pure; d'où il suit qu'elle sort du corps encore souillée. Mais le Saint-Esprit a prononcé que « rien d'impur n'entrera dans la cité sainte (3) ; » et le ministre Spanheim démontre très-bien que l’âme ne peut être présentée à Dieu « qu'elle ne soit sans tache et sans ride, toute pure et irréprochable (4), » conformément à la doctrine de saint Paul (5); ce qu'il avoue qu'elle n'a point durant cette vie.

La question reste après cela si cette purification de l’âme se fait ou dans cette vie au dernier moment, ou après la mort : et Spanheim laisse la chose indécise. « Le fond, dit-il, est certain ; mais la manière et les circonstances ne le sont pas (6). » Mais sans presser davantage cet auteur par les principes de la secte, l'Eglise catholique passe plus avant : car la tradition de tous les siècles lui ayant appris à demander pour les morts le soulagement de leur âme, la rémission de leurs péchés et leur rafraîchissement, elle a tenu pour certain que la parfaite purification des âmes se faisait après la mort, et se faisait par de secrètes peines qui n'étaient point expliquées de la même sorte par les saints docteurs, mais dont ils disaient seulement qu'elles pouvaient être adoucies ou relâchées tout à fait par les oblations et par les prières, conformément aux liturgies de toutes les églises.

Sans vouloir ici examiner si ce sentiment est bon ou mauvais, il n'y a plus d'équité ni de bonne foi, si l'on refuse du moins de nous accorder que dans cette présupposition le concile a dû former son décret avec une expression générale et définir comme il

 

1 Rom., XII, 3. — 2 Grot., epist. ext. ord., 575, 578, 579. — 3 Apoc., XXI, 27. — 4 Spanh., Dub. Eu., tom. III ; Dub. 141, n. 6, 7. — 5 Ephes., V, 27. — 6 Ibid , n. 7.

 

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a fait : premièrement, qu'il y a un purgatoire après cette vie; et secondement, que les prières des vivants peuvent soulager les âmes des fidèles trépassés (1), sans entrer dans le particulier ni de leur peine, ni de la manière dont elles sont purifiées, parce que la tradition ne l'expliquait pas; mais en faisant voir seulement qu'elles ne sont purifiées que par Jésus-Christ, puisqu'elles ne le sont que par les prières et oblations faites en son nom.

Il faut juger de la même sorte des autres décisions, et se bien garder de confondre, comme font ici nos réformés, les termes généraux avec les termes vagues et enveloppés, ou avec les termes ambigus. Les termes vagues ne signifient rien ; les termes ambigus signifient avec équivoque, et ne laissent dans l'esprit aucun sens précis; les termes enveloppés brouillent les idées différentes : mais quoique les termes généraux ne portent pas l'évidence jusqu'à la dernière précision, ils sont clairs néanmoins jusqu'à un certain degré.

Nos adversaires ne nieront pas que les passages de l'Ecriture qui disent que le Saint-Esprit procède du Père ne nous marquent clairement quelque vérité, puisqu'ils marquent sans aucun doute que la troisième personne de la Trinité tire son origine du Père aussi bien que la seconde, encore qu'ils n'expriment pas spécifiquement en quoi consiste sa procession, ni en quoi elle est différente de celle du Fils. On voit donc qu'on ne peut accuser les expressions générales sans accuser en même temps Jésus-Christ et l'Evangile.

C'est en ceci que nos adversaires se montrent toujours injustes envers le concile, puisque quelquefois ils l'accusent d'être trop descendu dans le détail, et quelquefois ils voudraient qu'il eût décidé tous les démêlés des scotistes et des thomistes à peine d'être convaincu d'une obscurité affectée : comme si on ne savait pas que dans les décisions de foi il faut laisser le champ libre aux théologiens, pour proposer différents moyens d'expliquer les vérités chrétiennes; et par conséquent que sans s'attacher à leurs explications particulières, il faut se restreindre aux points essentiels qu'ils défendent tous en commun. Loin que ce soit parler avec

 

1 Sess. XXV, dec. de Purgat.

 

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équivoque, que de définir en cette manière les articles de notre foi, c'est au contraire un effet de la netteté de définir si clairement ce qui est certain, qu'on n'enveloppe point dans la décision ce qui est douteux; et il n'y a rien de plus digne de l'autorité et de la majesté d'un concile, que de réprimer l'ardeur de ceux qui voudraient aller plus avant.

Selon cette règle, comme on eut proposé à Trente une formule pour expliquer l'autorité du Pape tournée d'une manière d'où l'on pouvait inférer en quelque façon sa supériorité sur le concile général, le cardinal de Lorraine et les évoques de France s'y étant opposés, le cardinal Pallavicin raconte lui-même dans son histoire que la formule fut supprimée, et que le Pape répondit « qu'il ne fallait définir que ce qui plairait unanimement à tous les Pères (1) ; » règle admirable pour séparer le certain d'avec le douteux. D'où il est aussi arrivé que le cardinal du Perron, quoique zélé défenseur des intérêts de la cour de Rome, a déclaré au roi d'Angleterre « que le différend de l'autorité du Pape, soit par le regard spirituel au respect des conciles œcuméniques, soit par le regard temporel à l'endroit des juridictions séculières, n'est point un différend de choses qui soient tenues pour articles de foi, ni qui soit inséré et exigé en la confession de foi, ni qui puisse empêcher Sa Majesté d'entrer dans l'Eglise lorsqu'elle sera d'accord des autres points (2). » Et encore de nos jours le célèbre André Duval, docteur de Sorhonne, à qui les ultramontains s'étaient remis de la défense de leur cause, a décidé que la doctrine qui nie le Pape infaillible n'est pas absolument contre la foi, et que celle qui met le concile au-dessus du Pape ne peut être notée d'aucune censure, ni d'hérésie, ni d'erreur, ni même de témérité (3).

On voit par là que les doctrines qui ne sont pas appuyées sur une tradition constante et perpétuelle ne peuvent prendre racine dans l'Eglise, puisqu'elles ne font point partie de sa confession de foi, et que ceux mêmes qui les enseignent, les enseignent comme leur doctrine particulière, et non pas comme la doctrine de l'Eglise

 

1 Hist. Conc. Trid., interp. Giattin., lib. XIX, cap. n, 13, 14, 15. — 2 Réplique, liv. VI, préf., p, 858. — 3 Duvall. Elench., p. 9; It., tract, de sup. Rom. Pont.potest., part. II, qu. I, p. 4; qu. VII, VIII.

 

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catholique. Rejeter la primauté et l'autorité du Saint-Siège avec cette salutaire modération, c'est rejeter le lien des chrétiens, c'est être ennemi de l'ordre et de la paix, c'est envier à l'Eglise le bien que Mélanchthon même lui a souhaité (1).

Après les choses qu'on vient de voir, il n'y a plus rien maintenant qui puisse empêcher nos réformés de se soumettre à l'Eglise; le refuge d'église invisible est abandonné : il n'est plus permis d'alléguer pour le défendre les obscurités de l'église judaïque ; les ministres nous ont relevé du soin d'y répondre, en démontrant clairement que le vrai culte n'a jamais été interrompu, pas même sous Achaz et sous Manassès (2) : la société chrétienne plus étendue selon les conditions de son alliance a été encore plus ferme, et on ne peut plus douter de la perpétuelle visibilité de l'Eglise catholique.

Ceux de la Confession d'Augsbourg sont encore plus obligés à la reconnaître que les calvinistes (3) : l'église invisible n'a trouvé de place ni dans leur confession de foi, ni dans leur Apologie, où nous avons vu au contraire l'Eglise, dont il est parlé dans le Symbole, revêtue d'une perpétuelle visibilité ; et il faut, selon ces principes, nous pouvoir montrer une assemblée composée de pasteurs et de peuple où la saine doctrine et les sacrements aient toujours été en vigueur.

Tous les arguments qu'on faisait contre l'autorité de l'Eglise se sont évanouis. Céder à l'autorité de l'Eglise universelle, ce n'est plus agir à l'aveugle, ni se soumettre à des hommes, puisqu'on avoue que ses sentiments sont la règle, et encore la règle la plus sûre pour décider les vérités les plus importantes de la religion (4). On convient que si on eût suivi cette règle, et qu'on se fût proposé d'entendre l'Ecriture sainte selon qu'elle était entendue par l’Eglise universelle , il n'y aurait jamais eu de sociniens ; jamais on n'aurait entendu révoquer en doute avec la divinité de Jésus-Christ l'immortalité de l’âme, l'éternité des peines, la création, la prescience de Dieu et la spiritualité de son essence : choses qu'on

 

1 Ci-devant liv. IV, n. 39; liv. V, n. 24, 25; Mel., de pot. Pontif., p. 6. — 2 IV Reg., XVI, 4, 15, XXI ; Jur., Syst., p. 222, 223. — 3 Ci-dessus, n. 4 et suiv. jusqu'au 10. — 4 Ci-dessus, n. 86, 87 et suiv.

 

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croyait si fermes parmi les chrétiens, qu'on ne pensait pas seulement qu'on en put jamais douter, et qu'on voit maintenant attaquées avec des raisonnements si captieux, que beaucoup de faibles esprits s'y laissent prendre. On convient que l'autorité de l'Eglise universelle est un remède infaillible contre ce désordre. Ainsi l'autorité de l'Eglise, loin d'être, comme on le disait dans la Réforme , un moyen d'introduire parmi les chrétiens toutes les doctrines qu'on veut, est au contraire un moyen certain pour arrêter la licence des esprits, et empêcher qu'on n'abuse de la sublimité de l'Ecriture d'une manière si dangereuse au salut des âmes.

La Réforme a enfin connu ces vérités; et si les luthériens ne veulent pas les recevoir de la main d'un ministre calviniste, ils n'ont qu'à nous expliquer comment on peut résister à l'autorité de l'Eglise, après avoir avoué que la vérité y est toujours manifeste (1).

On ne doit plus hésiter à venir de toutes les communions séparées chercher la vie éternelle dans le sein de l'Eglise romaine, puisqu'on avoue que le vrai peuple de Dieu et ses vrais élus y sont encore, comme on a toujours avoué qu'ils y étaient avant la Réforme prétendue (2). Mais on s'est enfin aperçu que la différence qu'on voulait mettre entre les siècles qui l'ont précédée et ceux qui l'ont suivie était vaine, et que la difficulté qu'on faisait de reconnaître cette vérité venait d'une mauvaise politique.

Que si les luthériens font encore ici les difficiles, et ne veulent pas se laisser persuader aux sentiments de Calixte, qu'ils nous montrent donc ce qu'a fait depuis Luther l'Eglise romaine pour déchoir du titre de vraie Eglise, et pour perdre sa fécondité, en sorte que les élus ne puissent plus naître dans son sein.

Il est vrai qu'en reconnaissant qu'on se peut sauver dans l'Eglise romaine, les ministres veulent faire croire qu'on s'y peut sauver comme dans un air empesté et par une espèce de miracle, à cause de ses impiétés et de ses idolâtries. Mais il faut savoir remarquer dans les ministres ce que la haine leur fait ajouter à ce que la vérité les a forcés de reconnaître. Si l'Eglise romaine faisait profession d'impiété et d'idolâtrie, on n'a pas pu s'y sauver devant la

 

1 Ci-dessus, c. 4 et suiv. — 2 Ci-dessus, n. 50, 51 et suiv. jusqu'à 59.

 

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Réforme, et on ne peut pas s'y sauver depuis; et si on peut s'y sauver devant et après, l'accusation d'impiété et d'idolâtrie est indigne et calomnieuse.

Aussi montre-t-on pour elle une haine trop visible, puisqu'on s'emporte jusqu'à dire qu'on s'y peut sauver à la vérité, mais plus difficilement que « parmi les ariens (1), » qui nient la divinité du Fils de Dieu et du Saint-Esprit; qui par conséquent se croient dédiés à des créatures par le baptême ; qui regardent dans l'Eucharistie la chair d'un homme qui n'est pas Dieu, comme la source de la vie ; qui croient que sans être Dieu un homme les a sauvés, et a pu payer le prix de leur rachat ; qui l'invoquent comme celui à qui est donnée la toute-puissance dans le ciel et dans la terre; qui sont consacrés au Saint-Esprit, c'est-à-dire à une créature, pour être ses temples ; qui croient qu'une créature, c'est-à-dire le même Saint-Esprit, leur distribue la grâce comme il lui plaît, les régénère et les sanctifie par sa présence. Voilà la secte qu'on préfère à l'Eglise romaine ; et cela n'est-ce pas dire à tous ceux qui sont capables d'entendre : Ne nous croyez pas : quand nous parlons de cette église, la haine nous transporte, et nous ne nous possédons plus?

Enfin il n'est plus possible de tirer nos réformés du nombre de ceux «qui se séparent eux-mêmes, et qui font secte à part, » contre le précepte des apôtres et de saint Jude (2), et contre ce qui est porté dans leur propre Catéchisme (3). En voici les termes dans l'explication du Symbole : « L'article de la rémission des péchés est mis après celui de l'Eglise catholique, parce que nul n'obtient pardon de ses péchés que premièrement il ne soit incorporé au peuple de Dieu, et persévère en unité et communion avec le corps de Christ, et ainsi qu'il soit membre de l'Eglise : ainsi hors de l'Eglise il n'y a que damnation et que mort ; car tous ceux qui se séparent de la communauté des fidèles, pour faire secte à part, ne doivent espérer salut cependant qu'ils sont en division. »

L'article parle clairement de l'Eglise universelle, visible et toujours visible, et nous avons vu qu'on en est d'accord : on est pareillement d'accord comme d'un fait constant et notoire, que les

 

1 Préjug. lég., I part., chap. I ; Syst., p. 225. — 2 Jud., 17, 18. — 3 Dim., 16.

 

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églises qui se disent réformées, en renonçant à la communion de l'Eglise romaine, n'ont trouvé sur la terre aucune église à laquelle elles se soient unies (1) : elles ont donc fait secte à part avec toute la communauté des chrétiens et de l'Eglise universelle ; et selon leur propre doctrine elles renoncent à la grâce de la rémission des péchés, qui est le fruit du sang de Jésus-Christ : de sorte que la damnation et la mort est leur partage.

Les absurdités qu'il a fallu dire pour répondre à ce raisonnement font bien voir combien il est invincible ; car après mille vains détours, il en a enfin fallu venir jusqu'à dire qu'on demeure dans l'Eglise catholique et universelle, en renonçant à la communion de toutes les églises qui sont au monde, et se faisant une église à part (2); qu'on demeure dans la même Eglise universelle encore qu'on en soit chassé par une juste censure; qu'on n'en peut point sortir par un autre crime que par l'apostasie, en renonçant au christianisme et à son baptême ; que toutes les sectes chrétiennes, quelque divisées qu'elles soient, sont un même corps et une même église en Jésus-Christ ; que les églises chrétiennes n'ont entre elles aucune liaison extérieure par l'ordre de Jésus-Christ ; que leur liaison est arbitraire ; que les confessions de foi par lesquelles elles s'unissent sont pareillement arbitraires , et des marchés où l'on met ce qu'on veut ; qu'on en peut rompre l'accord sans se rendre coupable de schisme ; que l'union des églises dépend des empires, et de la volonté des princes ; que toutes les églises chrétiennes sont naturellement et par leur origine indépendantes les unes des autres, d'où il s'ensuit que les indépendants, si grièvement censurés à Charenton, ne font autre chose que conserver la liberté naturelle des églises ; que pourvu qu'on trouve le moyen de s'assembler de gré ou de force et « de faire figure dans le inonde, » on est un vrai membre du corps de l'Eglise catholique ; que nulle hérésie n'a jamais été ni pu être condamnée par un jugement de l'Eglise universelle ; qu'il n'y a même et n'y peut avoir aucun jugement ecclésiastique dans les matières de foi ; qu'on n'a point droit d'exiger des souscriptions aux décrets des

 

1 Ci-dessus, n. 21, 22, 34, 35 et suiv., 68, 81, 82, 83. — 2 Ci-dessus, n. 65, etc.

 

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synodes sur la foi ; qu'on se peut sauver dans les sectes les plus perverses, et même dans celle des sociniens.

Je ne finirais jamais si je voulais répéter toutes les absurdités qu'il a fallu dire pour sauver la Réforme de la sentence prononcée contre ceux qui font secte à part. Mais sans avoir besoin d'en raconter le détail, elles sont toutes ramassées dans celle-ci qu'on a toujours soutenue plus ou moins dans la Réforme, et où plus que jamais on met maintenant toute la défense de la cause : que l'Eglise catholique, dont il est parlé dans le Symbole, est un amas de sectes divisées entre elles, qui se frappent d'anathème les unes les autres ; de sorte que le caractère du royaume de Jésus-Christ est le même que Jésus-Christ a donné au royaume de Satan, ainsi qu'il a été expliqué (1).

Mais il n'y a rien de plus opposé à la doctrine de Jésus-Christ même. Selon la doctrine de Jésus-Christ, le royaume de Satan est divisé contre lui-même , et doit tomber maison sur maison jusqu'à la dernière ruine (2). Au contraire, selon la promesse de Jésus-Christ, son Eglise, qui est son royaume, bâtie sur la pierre, sur la même confession de foi et le même gouvernement ecclésiastique, est parfaitement unie : d'où il s'ensuit qu'elle est inébranlable et que les portes de l'enfer ne pourront jamais prévaloir contre elle (3) ; c'est-à-dire que la division, qui est le principe de la faiblesse et le caractère de l'enfer, ne l'emportera point contre l'unité, qui est le principe de la force et le caractère de l'Eglise. Mais tout cet ordre est changé dans la Réforme ; et le royaume de Jésus-Christ étant divisé comme celui de Satan, il ne faut plus s'étonner qu'on ait dit, conformément à un tel principe, qu'il était tombé en ruine et désolation.

Ces maximes de division ont été le fondement de la Réforme, puisqu'elle s'est établie par une rupture universelle ; et l'unité de l'Eglise n'y a jamais été connue : c'est pourquoi ses Variations, dont nous avons enfin achevé l'histoire, nous ont fait voir ce qu'elle était, c'est-à-dire un royaume désuni, divisé contre lui-même et qui doit tomber tôt ou tard : pendant que l'Eglise catholique immuablement attachée aux décrets une fois prononcés,

 

1 Ci-dessus, n. 51, etc. — 2 Luc., XI, 17. — 3 Matth., XVI, 18.

 

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sans qu'on y puisse montrer la moindre variation depuis l'origine du christianisme, se fait voir une Eglise bâtie sur la pierre, toujours assurée d'elle-même ou plutôt des promesses qu'elle a reçues, ferme dans ses principes et guidée par un esprit qui ne se dément jamais.

Que celui qui tient les cœurs en sa main, et qui seul sait les bornes qu'il a données aux sectes rebelles et aux afflictions de son Eglise, fasse revenir bientôt à son unité tous ses enfants égarés, et que nous ayons la joie de voir de nos yeux l'Israël malheureusement divisé se faire avec Juda un même chef (1).

1 Osée, I, 11

 

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