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CINQUIEME AVERTISSEMENT
AUX  PROTESTANTS
SUR
LES LETTRES  DU MINISTRE JURIEU
CONTRE
L'HISTOIRE DES VARIATIONS.

 

 

Le fondement des empires renversé par ce ministre.

 

Mes Cher Frères ,

 

Dieu, qui est le Père et le Protecteur de la société humaine, qui a ordonné les rois pour la maintenir, qui les a appelés ses Christs, qui les a faits ses lieutenants et qui leur a mis l'épée en main pour exercer sa justice, a bien voulu, à la vérité, que la religion fût indépendante de leur puissance et s'établît dans leurs Etats malgré les efforts qu'ils feraient pour la détruire : mais il a voulu en même temps que, bien loin de troubler le repos de leurs empires ou d'affaiblir leur autorité, elle la rendît plus inviolable, et montrât par la patience qu'elle inspirait à ses défenseurs que l'obéissance qu'on leur doit est à toute épreuve. C'est pourquoi c'est un mauvais caractère et un des effets des plus odieux de la nouvelle Réforme d'avoir armé les sujets contre leur prince et leur patrie, et d'avoir rempli tout l'univers de guerres civiles; et il est encore plus odieux et plus mauvais de l'avoir fait par principes, et d'établir, comme fait encore M. Jurieu , des maximes séditieuses qui tendent à la subversion de tous les empires et à la dégradation de toutes les puissances établies de Dieu. Car il n'y a rien de plus opposé à l'esprit du christianisme, que la Réforme se vantait de rétablir, que cet esprit de révolte; ni rien de plus beau à l'ancienne Eglise que d'avoir été tourmentée et persécutée jusqu'aux

 

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dernières extrémités durant trois cents ans , et depuis à diverses reprises par des princes hérétiques ou infidèles , et d'avoir toujours conservé dans une oppression si violente une inaltérable douceur, une patience invincible et une inviolable fidélité envers les puissances. C'est un miracle visible qu'on ne voie durant tous ces temps ni sédition, ni révolte, ni aigreur, ni murmure parmi les chrétiens : et ce qu'il y avait de plus remarquable dans leur conduite, c'était la déclaration solennelle qu'ils faisaient de pratiquer cette soumission envers l'empire persécuteur, non point comme une chose de perfection et de conseil, mais comme une chose de précepte et d'obligation indispensable ; alléguant non-seulement les exemples, mais encore les commandements exprès de Jésus-Christ et des apôtres : d'où ils concluaient que l'empire ni les empereurs n'auraient jamais rien à craindre des chrétiens en quelque nombre qu'ils fussent, et quelques persécutions qu'on leur fît souffrir. « Plus il y aura de chrétiens, » disaient-ils à leurs persécuteurs, « plus il y aura de gens de qui jamais vous n'aurez rien à craindre (1). » Il n'y a donc rien, encore un coup, de plus opposé à l'ancien christianisme que ce christianisme réformé, puisqu'on a fait et qu'on fait encore dans celui-ci un point de religion de la révolte, et que dans l'autre on en a fait un de l'obéissance et de la fidélité.

Que la Réforme ne pense pas à s'excuser sur ce qu'elle semble à la fin avoir condamné en France et en Angleterre, par ses plus fameux écrivains, ces guerres civiles de religion, et les maximes dont on les avait soutenues. Car les réprouver quelque temps pour y revenir après, c'est bien montrer qu'on a honte de son erreur, mais c'est montrer en même temps qu'on ne veut pas s'en corriger, et c'est enfin augmenter, dans un article si important à la tranquillité publique, les variations dont la Réforme est convaincue.

C'est, mes Frères, ce que j'entreprends de vous découvrir dans cet Avertissement. J'entreprends, dis-je, de vous découvrir que votre Réforme n'est pas chrétienne, parce qu'elle n'a pas été fidèle à ses princes et à sa patrie. Que la proposition ne vous fâche pas:

 

1 Tertul., Apol., c. 37, 43.

 

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il sera temps de se fâcher si ma preuve vous paraît défectueuse : si je vous laisse le moindre doute de ce que j'avance : en attendant, lisez sans aigreur ce que je vous expose pour votre bien. Je dirai tout avec ordre; et quoiqu'il fût naturel en déduisant ce que j'ai à dire d'un seul et même principe, de vous le développer sans interruption par la suite d'un même discours, je partagerai celui-ci pour votre commodité en plusieurs parties, que les titres vous apprendront.

 

Maxime de M. Jurien, qu'on peut faire la guerre à son prince et à sa patrie pour défendre sa religion : que cette maxime est née dans l'hérésie. Variations de la Réforme.

 

Ce qui aggrave le crime de la Réforme si souvent rebelle, c'est de voir d'un côté naître l'Eglise avec l'esprit de fidélité et d'obéissance au milieu de l'oppression la plus violente : et de voir de l'autre l'esprit contraire, c'est-à-dire l'esprit de sédition et de révolte prendre naissance et se perpétuer dans les hérésies. Les premiers des chrétiens qui ont pris séditieusement les armes avec une ardeur furieuse sous prétexte de persécution, ont été les donatistes : c'est une vérité constante. Il n'est pas moins assuré que les premiers qui ont fait des guerres réglées à leurs souverains pour la même cause, ont été les manichéens, les plus insensés et les plus impies de tous les hommes. Pour ce qui regarde les donatistes, il n'y a personne qui ne sache les fureurs de leurs Circumcellions, rapportées en tant de lieux de saint Augustin (1), qui montre même que les violences de ce parti séditieux ont égalé les ravages que les barbares faisaient alors dans les plus belles provinces de l'empire. Et quant aux manichéens, nous en avons raconté les guerres sanglantes dans le livre XI des Variations (2). Les albigeois ont suivi ce mauvais exemple : aussi avons-nous vu qu'ils étaient de dignes rejetons de cette abominable secte. Les vicléfites n'ont point eu de honte de marcher sur leurs pas : les hussites et les taborites les ont imités; et puisqu'enfin il en faut venir aux sectes de ces derniers siècles, on sait l'histoire des luthériens et des calvinistes.

 

1 Epist. CXI, olim CXXII, ad Victorian. — 2 Var., liv. XI, n. 13, 14.

 

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C'était un terrible préjugé contre la Réforme naissante, de n'avoir pu prendre l'esprit de l'ancien christianisme qu'elle se vantait de rétablir, et d'avoir pris au contraire l'esprit turbulent et séditieux qui avait été conçu et qui s'était conservé dans l'hérésie. Car c'était d'un côté ne pouvoir prendre l'esprit de Jésus-Christ; et de l'autre prendre l'esprit opposé, c'est-à-dire l'esprit de sédition, que Jésus-Christ nous fait voir être l'esprit du démon et de son empire (1) ; d'où suit aussi, selon sa parole, la désolation des royaumes et de toute la société humaine, que Dieu a formée par ses lois et qu'il a prise en sa protection.

Sur une si pressante accusation, il n'est pas aisé d'exprimer combien la Réforme a été déconcertée. Tantôt elle a fait profession d'être soumise et obéissante : tantôt elle a étalé les sanguinaires maximes qui exhortaient à prendre les armes sans se soucier du nom ni de l'autorité du prince. Elle a fait d'abord la modeste : il le fallait bien quand elle était faible; et d'ailleurs comment soutenir sans ce caractère le nom et le caractère de christianisme réformé ? C'est pourquoi au commencement, à l'exemple des premiers chrétiens, on ne nous vantait que douceur, que patience, que fidélité. « Il vaut mieux souffrir, disait Mélanchthon, toutes sortes d'extrémités, que de prendre les armes pour les affaires de l'Evangile (c'est du nouvel évangile qu'il voulait parler), et d'exciter des guerres civiles : tout bon chrétien, tout homme de bien, continuait-il, doit empêcher les ligues » qu'on trame secrètement sous prétexte de religion (2). Luther, tout violent qu'il était, défendait les armes dans cette cause, et fit même un sermon exprès dont le titre était : « Que les abus doivent être ôtés, non par la main, mais par la parole (3). » La Papauté devait tomber dans peu de temps : mais seulement par le souffle de la prédication de Luther, « pendant qu'il boirait sa bière et tiendrait de doux propos au coin de son feu avec son cher Mélanchthon et avec Amsdorf. » Les calvinistes n'étaient pas moins doux en apparence. Il ne faut qu'écouter Calvin écrivant à François I en 1536, à la tête de ce fameux livre de l’Institution, où il se plaint

 

1 Matth., XII, 25, 26. — 2 Lib.  III, epist. XVI ; lib. IV, epist. XXXV, CX, CXI; Var., liv. V, n. 32, 33.—  3 Var., liv. I, n. 31 ; liv. II, n. 9.

 

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à ce prince qu'on lui faisait immoler à la vengeance publique ses plus fidèles sujets, avec de solennelles protestations de l'inébranlable fidélité de lui et des siens. Il ne faut, trente ans après et jusqu'à la veille des guerres civiles, qu'écouter Bèze et sa magnifique comparaison de l'Eglise avec une enclume, qui n'était faite que pour recevoir des coups, et non pas pour en donner; mais qui aussi en les recevant brisait souvent les marteaux dont elle était frappée (1). Voilà des colombes et des brebis qui n'ont en partage que d'humbles gémissements et la patience : c'était le plus pur esprit et la parfaite résurrection de l'ancien christianisme; mais il n'était pas possible qu'on soutînt longtemps ce qu'on n'avait pas dans le cœur. Au milieu de ces modesties-de Luther, il échappait des paroles de menaces et de violence qu'il ne pouvait retenir : témoin celles qu'il écrivit à Léon X après la sentence où ce Pape le citait devant lui; qu'il espérait bientôt y comparaître avec vingt mille hommes de pied et cinq mille chevaux, et qu'alors il se ferait croire (2). Ce n'était là encore que des paroles, mais on en vint bientôt aux effets (3). Ces ligues tant détestées par Mélanchthon se formèrent à son grand regret par les conseils de Luther (4). Le landgrave et les protestants prirent les armes sur de vains ombrages : Mélanchthon en rougissait pour le parti ; mais Luther prit en main la défense des rebelles ; et il osa bien menacer George de Saxe, prince de la maison de ses maîtres, de faire tourner contre lui les armes des princes pour l'exterminer lui et ses semblables, qui n'approuvaient pas la Réforme. Enfin il n'oublia rien de ce qui pouvait animer les siens; et irrité contre Rome, qui malgré ses prédications et ses prophéties, avait bien osé subsister au de la du terme qu'il lui donnait, il mit au jour la thèse sanguinaire où il soutenait que le Pape était « un loup enragé, contre lequel il fallait assembler les peuples, et n'épargner pas les princes qui le soutiendraient, fût-ce l'empereur lui-même (5). » L'effet suivit les paroles. L'électeur de Saxe et le landgrave prirent les armes contre Charles V; mais l'électeur plus

 

1 Hist. de Bèze, liv. VI ; Var., liv. X, n. 47. — 2 Var., liv. I, n. 25 ; Luth. adv. Ant. Bull., tom. II.— 3 Var., liv. IV, n. 1 et suiv.— 4 Var., liv. II, n. 44 et suiv. — 5 Disp., 1540, prop. 39 et seq., tom. I ; vid. Sleid., lib. XVI; Var., liv. I, n. 25; liv. VIII, n. 1.

 

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consciencieux que ne voulait la Réforme, ne savait comment concilier avec l'Evangile cette guerre contre le chef de l'Empire. On trouva l'expédient dans le manifeste de traiter Charles V, non comme empereur, car c'était précisément cette qualité qui troublait la conscience de l'électeur, mais comme « se portant pour empereur (1): » comme si c'était un usurpateur, ou qu'il fût au pouvoir des rebelles de le dépouiller de l'empire. Tout devint permis par cette illusion ; et la propre déclaration des princes ligués fut un témoignage éternel, que ceux qui entreprenaient cette guerre la tenaient injuste contre un empereur reconnu de tout le monde.

Je n'ai pas besoin de parler de la France : on sait assez que la violence du parti réformé retenue sous les règnes forts de François I et de Henri II, ne manqua pas d'éclater dans la faiblesse de ceux de François II et de Charles IX. On sait, dis-je, que le parti n'eut pas plutôt senti ses forces, qu'on n'y médita rien de moins que de partager l'autorité, de s'emparer de la personne des rois, et de faire la loi aux catholiques. On alluma la guerre dans toutes les villes et dans toutes les provinces : on appela les étrangers de toutes parts au sein de la France comme à un pays de conquête; et on mit ce florissant royaume, l'honneur de la chrétienté, sur le bord de sa ruine, sans presque jamais cesser de faire la guerre, jusqu'à ce que le parti dépouillé de ses places fortes fût dans l'impuissance de la soutenir.

Ceux qui n'ont que les dragons à la bouche, et qui pensent avoir tout dit pour la défense de leur cause quand ils les ont seulement nommés, doivent souffrir à leur tour qu'on leur représente ce que le royaume a souffert de leurs violences, et encore presque de nos jours : ils sont convaincus par actes et par leurs propres délibérations, qu'on a en original, d'avoir alors exécuté en effet par une puissance usurpée, plus qu'ils ne se plaignent à présent d'avoir souffert de la puissance légitime. Le fait en a été posé dans l’Histoire des Variations (2) et n'a pas été contredit. On y a dit qu'on avait en main en original les ordres des généraux et ceux des villes à la requête des « consistoires, » pour contraindre

 

1 Sleid., lib. XVII ; Var., liv. VIII n. 1, 2, 3. — 2 Var., liv. X, n. 52.

 

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les « papistes » à embrasser la Réforme « par taxes, par logements, par démolitions de leurs maisons et par découvertes de leurs toits. » Ceux qui s'absentaient pour éviter ces violences étaient dépouillés de leurs biens. Les registres des hôtels de ville de Nîmes, de Montauban, d'Alais, de Montpellier, et des autres villes du parti, sont pleins de telles ordonnances. On a été bien plus avant : une infinité de prêtres, de religieux, de catholiques de tous les états ont été massacrés dans le Béarn par les ordres de la reine Jeanne, sans autre crime que celui de leur religion ou de leur ordre, il y a encore des actes authentiques des habitants de la Rochelle, où il est porté que la guerre fut renouvelée à l'occasion des prêtres qu'ils précipitèrent dans la mer jusqu'au nombre de vingt-six ou de vingt-sept : de sorte que ceux qui nous vantent leur patience et leurs martyres sont en effet les agresseurs, et le sont de la manière la plus sanguinaire. Ces dragons, dont on fait sonner si haut les violences, ont-ils approché de ces excès? Et tout ce qu'on leur reproche d'avoir entrepris sans ordre, de combien est-il au-dessous des violences où les protestants se sont emportés par des ordres bien délibérés et bien signés ? On a avancé ces faits publiquement : M. Jurieu ou quelqu'autre les ont-ils niés, ou ont-ils dit un seul mot pour les affaiblir? Rien du tout, parce qu'ils savent bien qu'ils sont connus par toute la chrétienté, écrits dans toutes les histoires et de plus prouvés par actes publics. Mais c'étaient, disaient-ils, des temps de guerre, et il n'en faut plus parler : comme s'ils étaient les seuls qui eussent droit de se plaindre de la violence, et que ce ne fût pas au contraire une preuve contre leur Réforme, d'avoir entrepris par maxime de religion des guerres dont les effets ont été si cruels.

Joignons à toutes ces choses les explications sanguinaires qu'on donnait à l'Apocalypse, où la Réforme en prenant pour elle et interprétant contre Rome ce commandement : « Sortez de Babylone, » s'appliquait aussi à elle-même cet autre commandement du même lieu : « Faites-lui comme elle vous a fait : » d'où nous avons vu qu'elle concluait qu'il lui était commandé, non-seulement de sortir de Rome, mais encore de l'exterminer à main armée avec

 

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tous ses sectateurs, partout où on les trouverait, avec une espérance certaine de la victoire ».

Voilà donc la Réforme convaincue d'avoir entrepris, et encore d'avoir entrepris par maxime et comme par un précepte divin, fa guerres qu'elle semblait détester au commencement. Mais si elle rougissait du dessein de les entreprendre, elle en a encore rougi après l'avoir exécuté. C'est pourquoi ne pouvant nier le fait, ni faire oublier au monde ses guerres sanglantes, quand elle a cru que les causes en pouvaient être oubliées par le temps, elle a employé tout ce qu'elle avait de plus habiles écrivains pour soutenir que ces guerres, tant reprochées à la Réforme, ne furent jamais des guerres de religion : et non-seulement M. Bayle dans sa Critique de M. Maimbourg (2) et M. Burnet dans son Histoire de la réformation anglicane (3) , mais encore M. Jurieu, qui s'en dédit aujourd'hui dans son Apologie de la Réforme, ont épuisé toute leur adresse à soutenir ce paradoxe.

Il n'y a rien de plus étrange que la manière dont il défend les réformés, de la conjuration d'Amboise, qui est l'endroit par où ont commencé toutes les guerres : « La tyrannie des princes de Guise ne pouvait être abattue que par une grande effusion de sang : l'esprit du christianisme ne souffre point cela : mais si l'on juge de cette entreprise par les règles de la morale du monde, elle n'est point du tout criminelle; » et il conclut « qu'elle ne l'est en tout cas que selon les règles de l'Evangile (4). » Par où l'on voit clairement en premier lieu, que toutes ces guerres des prétendus réformés, selon lui, étaient injustes et contraires à l'esprit du christianisme; et en second lieu, qu'il se console de ce qu'elles sont contraires à cet esprit « et aux règles de l'Evangile, » sur ce qu'en tout cas, à ce qu'il prétend, elles sont conformes « aux règles de la morale du monde : » comme si ce n'était pas le comble du mal de lui chercher des excuses dans le dérèglement du genre humain corrompu, qui ne l'est pourtant pas assez (a), comme

 

1 Explic. de l’Apoc., Avert. aux Prot. sur l'Ace, des Proph., n. 1 — 2 Var., liv. X. — 3 Hist. de la Réf. Ang., IIe part., liv. III ; var., liv. X, n. 42 et suiv. — 4 Apol. de la Réf., Ie part., liv. III ; Var., liv. X, n. 49.

 

(a) Leçon primitive : Dans la corruption du genre humain, qui ne l'est pourtant pas assez.....  Dans la révision de plusieurs de ses ouvrages , après le VIe Avertissement aux Protestons, Bossuet a corrigé la phrase comme ou l'a lue dans le texte.

 

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nous l'avons démontré ailleurs (1), pour approuver de tels attentats. C'est ainsi que M. Jurieu défend la Réforme; et tout cela pour confirmer ce qu'il avait dit, « que la religion s'est trouvée purement par accident dans ces querelles, et pour y servir de prétexte (2). »

Il n'a pas été malaisé de le convaincre. Car outre que c'était à la Réforme fine action assez honteuse de vouloir bien donner un prétexte à une guerre que ce ministre avouait alors contraire à l'esprit et aux règles du christianisme, il est plus clair que le jour que la religion était le fond de toutes ces guerres. C'est ce qu'on voit dans le livre des Variations (3), par la propre Histoire de Bèze, par les consultations, par les requêtes, par les délibérations et par les traités qu'il rapporte; on voit, dis-je, plus clair que le jour par toutes ces choses que la guerre fut entreprise dans la Réforme par délibération expresse des ministres et de tout le parti, et par principe de conscience : en sorte qu'il n'est pas possible de s'empêcher de le voir en lisant le Xe livre des Variations, où cette matière est traitée, et qu'en effet M. Jurieu n'a rien eu à y répliquer, si ce n'est ce mot seulement : « Ce n'est point, dit-il, mon affaire de parler de cette matière : on y répondra si l'on veut : et pour moi ce que j'en ay dit dans ma Réponse à l'histoire du jésuite Maimbourg me suffit (4). » Il est content de lui-même, c'est assez ; et il ne veut pas seulement songer que tout ce qu'il a dit sur ce sujet est clairement réfuté, non point par raisonnement, mais par actes ; et sans ici répéter tout le reste qui est produit dans l'Histoire des Variations (5), par les décrets très-formels du synode national de Lyon en 1563, dès le commencement des guerres.

On y accorde par décret exprès la Cène à un abbé réformé à la nouvelle manière, parce que sans se défaire de son abbaye dont le revenu l'accommodait, « il en avait brûlé les titres, et n'avait pas permis depuis six ans qu'on y chantât messe ; ainsi s'était toujours porté fidèlement, et avait porté les armes pour maintenir l'Evangile (6). » Ce n'est pas ici un prétexte : ce sont les armes

 

1 Var., lib. X, n. 49.— 2 Jur., Apol. de la Réf., Ie part. chap. X.— 3 Var., liv. X, n.25, 26 et suiv. — 4 Jur., lett. IX.— 5 Var., liv. X, n. 36, 37. — 6 Var., ibid.

 

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portées ouvertement pour l'évangile réformé, et cette action honorée dans le parti jusqu'à y être récompensée et ratifiée par la réception de la Cène.

Oser vous dire après cela que ce n'est pas ici une guerre de religion, c'est vous déclarer, mes Frères, qu'on n'a besoin ni de raison ni de bonne foi, ni même de vraisemblance, pour vous persuader tout ce que l'on veut. Mais voici un cas bien plus étrange, et un décret bien plus surprenant du même synode national : « Un ministre , qui autrement s'était bien comporté, » c'est-à-dire qui avait bien fait son devoir à inspirer la révolte, pour réparer cette faute « avait écrit à la reine mère, qu'il n'avait jamais consenti au port des armes, jaçoit qu'il y eût consenti et contribué ; fut obligé à un jour de Cène de faire confession publique de sa faute devant tout le peuple ; » et pour pousser l'audace jusqu'au bout, « à faire entendre à la reine sa pénitence ; » de peur que cette princesse, qui était alors régente, ne s'imaginât qu'on fût capable de garder aucune mesure avec elle et avec le roi. N'est-ce pas là déclarer la guerre, et la déclarer à la propre personne de la régente, et de la part de tout un synode national, afin qu'on ne doute pas que ce ne soit une guerre de religion, et encore de tout le parti? Mais on n'en demeure pas là. Pour éviter le scandale que ce ministre avait donné à son église en se repentant de son crime, et marquant ses soumissions à la reine, on permet au synode de sa province « de le changer de lieu ; » en sorte qu'on ne le voie plus dans celui qu'il avait scandalisé en se montrant bon sujet. Loin de se repentir d'avoir pris les armes, la Réforme ne se repent que de s'être repentie de les avoir prises; et au lieu de rougir de ces excès, M. Jurieu répond hardiment: « M. de Meaux doit savoir que nous ne nous faisons pas une honte de ces décisions de nos synodes. »

Mais si la Réforme n'avait point de honte des guerres qu'elle avait faites pour la religion, pourquoi donc M. Jurieu ne les osait-il avouer il y a quelques années? Et pourquoi écrivait-il que la religion « s'y était trouvée purement par accident ? » C'était une espèce de réparation de ces attentats, que de tâcher de les pallier comme il faisait : mais maintenant il lève le masque. En parlant

 

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de ses réformés en l'état où ils sont en France, il déclare « qu'il faut être aveugle pour ne voir pas que des gens à qui on renfonce la vérité dans le cœur à coups de barre, ne se relèveront pas le plutôt qu'ils pourront et par toutes sortes de voie (1). » D'où il conclut que « dans peu d'années on verra un grand éclat de ce feu que l'on renferme sans l'étouffer. » Ce n'est pas seulement prédire, c'est souffler la rébellion que de parler de cette sorte. Il ne dissimule point que les prétendus réformés n'aient « la fureur et la rage dans le cœur : et c'est, dit-il, ce qui fortifie la haine qu'ils avaient pour l'idolâtrie; » dont il rend cette raison, « que les passions humaines, » telles que sont la rage et la fureur, « sont de grands secours aux vertus chrétiennes (2). » Voici un nouveau moyen de fortifier les vertus et « des vertus chrétiennes, » que les apôtres ne connaissaient pas. Saint Paul a fondé sur la charité toutes les vertus chrétiennes : mais qu'a-t-il dit de la charité, sinon « qu'elle est douce, qu'elle est patiente, qu'elle n'est ni envieuse ni ambitieuse, qu'elle ne s'enorgueillit point ni  ne s'aigrit point (3)? » Et notre docteur nous dit qu'elle est furieuse: quelle vertu, quelle vérité, quelle religion est celle-là, qui emploie jusqu'à la rage pour se maintenir dans un cœur? C'est ainsi que sont disposés les réformés selon M. Jurieu, et c'est ainsi qu'il les veut. Car il n'oublie rien pour nourrir en eux ces sentiments qui les portent à la révolte : et pour les y exciter il fait une Lettre entière (4), où sans pallier comme auparavant le crime des guerres civiles, il entreprend ouvertement de les justifier. Lui qui hésitait auparavant, ou plutôt qui sans hésiter décidait, comme on vient de voir, que ces guerres contre son pays et son prince légitime, « étaient contraires à l'esprit du christianisme et aux règles de l'Evangile, » trop heureux de les pouvoir excuser par les règles de la morale corrompue du monde, dit maintenant à la face de l'univers et au nom de toute la Réforme : « Nous ne nous faisons pas une honte des décisions de nos synodes, » qui ont soutenu qu'on est en droit, pour défendre la religion, de faire la guerre à son roi et à sa patrie. C'est la femme prostituée qui ne rougit plus; qui

 

1 Accomp. des Proph. Avis à tous les Chrét. — 2 Ibid. — 3 I Cor., XIII, 4, 5. — 5 Jur., lett. IX.

 

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après avoir longtemps déguisé son crime et cherché de vaines excuses à ses infidélités, à la fin étant convaincue, se fait un front d'impudique, comme parle l'Ecriture sainte, et dit hardiment : « Oui, j'ai aimé des étrangers et je marcherai après eux (1). »

Il ne faudrait rien davantage que sa honte d'un côté, et sa hardiesse de l'autre pour la confondre. Que nous dira donc M. Jurieu, qui après avoir condamné ces guerres, aujourd'hui en entreprend la défense? Et n'est-il pas confondu par ses propres variations? Mais ne laissons pas d'écouter ses faibles raisonnements.

 

Réponses de M. Jurieu à l'exemple de l'ancienne Eglise. Question : si la soumission des premiers chrétiens n'était que de conseil, ou en tout cas un précepte accommodé à un certain temps.

 

Les réponses de ce ministre sont prises d'un dialogue de Buchanan qui a pour titre : Du droit de régner dans l'Ecosse. Les sentiments en sont si excessifs, qu'il a été détesté par les plus habiles gens de la Réforme : mais aujourd'hui M. Jurieu en prend l'esprit, et aussi ne lui restait-il que ce moyen-là de saper les fondements et de renverser le droit des monarchies.

Il faut écouter avant toutes choses ce qu'ils répondent à l'exemple des martyrs. Il n'y a personne qui ne soit touché, quand on les voit dans leur passion, entre les mains et sous les coups des persécuteurs, les conjurer « par le salut et la vie de l'empereur (2), » comme par une chose sainte, de contenter le désir qu'ils avaient de souffrir pour Jésus-Christ. « A Dieu ne plaise, disaient-ils, que nous offrions pour les empereurs le sacrifice que vous nous demandez pour eux : on nous apprend à leur obéir, mais non pas à les adorer (3). » L'obéissance qu'ils leur rendaient, servait de preuve à celle qu'ils voulaient rendre à Dieu. « J'ai été, disait saint Jule sept fois à la guerre : je n'ai jamais résisté aux puissances, ni reculé dans les combats, et je m'y suis mêlé aussi avant qu'aucun de mes compagnons. Mais si j'ai été fidèle dans de tels combats, croyez-vous que je le sois moins dans celui-ci, qui est bien d'une autre importance (4)? » Tout est plein de semblables discours dans

 

1 Jer., II, 25. — 2 Ad. Jul., Act. Marc, et Nicand., etc. — 3 Act. Phil., Epist. Heracl., etc. — 4 Act. Jul.

 

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les Actes des martyrs : la profession qu'ils faisaient parmi les supplices, de demeurer fidèles à leurs princes en tout ce qui ne serait point contraire à la loi de Dieu, faisait la gloire de leur martyre, et ils la scellaient de leur sang comme le reste des vérités qu'ils annonçaient. Mais écoutons ce que leur répond M. Jurieu. « A Dieu ne plaise, dit-il, que je voulusse diminuer le mérite des martyrs, et rien rabattre des louanges qu'on leur donne; mais je voudrais bien qu'on me fît voir qu'ils ont été en état de se pourvoir contre les violences des empereurs romains. Que pouvait faire, continue-t-il, un si petit nombre de gens épars dans toute l'étendue d'un grand empire, qui avait toujours sur pied des armées nombreuses pour la garde de ses vastes frontières? Ce n'était donc pas seulement piété, mais c'était prudence aux premiers chrétiens de souffrir un moindre mal pour en éviter un plus grand (1).» C'est sa première raison, qu'il a tirée de Buchanan son grand auteur : mais voyons celles dont il la soutient. « Outre cela, on ne saurait tirer un grand avantage de la conduite des premiers chrétiens au sujet de la prise des armes. Il y en avait plusieurs qui ne croyaient pas qu'il fût permis de se servir du glaive en aucune manière, ni à la guerre ni en justice pour la punition des criminels : c'était une vérité outrée et une maxime généralement reconnue pour fausse aujourd'hui; tellement que leur patience ne venait que d'une erreur et d'une morale mal entendue (2). » Voilà donc la seconde cause de la patience des martyrs : la première était leur faiblesse ; la seconde était leur erreur. Voilà d'abord comme on traite ceux dont on dit qu'on ne voudrait diminuer en rien le mérite.

Mais le ministre sait bien en sa conscience que le sentiment de l'Eglise n'était pas celui de ces esprits outrés qui condamnaient universellement l'usage des armes. Nous venons d'ouïr un martyr qui fait gloire d'avoir bien servi les empereurs à la guerre : cent autres en ont fait autant, et l'Eglise ne les met pas moins parmi les Saints. Tertullien, dont on aurait le plus à craindre ces maximes outrées, n'hésite point à dire au sénat et aux magistrats de Rome au nom de tous les chrétiens : « Nous sommes comme tous

 

1 Jur., lett. IX, p. 67, col. 2 et suiv. — 2 Ibid., p. 68.

 

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les citoyens dans les exercices ordinaires ; nous labourons, nous naviguons, nous faisons la guerre avec vous. Nous remplissons la ville, le palais, le sénat, le marché, le camp et les armées : il n'y a que les temples seuls que nous vous laissons (1). » C'est-à-dire que hors la religion tout le reste leur était commun avec leurs concitoyens et les autres sujets de l'Empire. Il y avait même des légions toutes composées de chrétiens. On connaît celle dont les prières furent si favorables à Marc-Aurèle (2), et celle qui fut immolée à la foi sous la conduite de saint Maurice : on entend bien que je parle de cette fameuse légion thébaine, dont le martyre est si fameux dans l'empire de Dioclétien et de Maximien.

M. Jurieu n'ignorait pas ces grands exemples; et c'est pourquoi il ajoute : « Dans le fond ce n'était point cette délicatesse de conscience qui a empêché les premiers chrétiens de se défendre contre leurs persécuteurs : car ces dévots, dont la morale était si sévère, étaient en petit nombre en comparaison des autres (3). » Il eût donc mieux fait de supprimer cette raison , qui lui paraît sans force à lui-même. Mais c'est qu'il est bon d'embrouiller toujours la matière, en entassant beaucoup d'inutilités, et à la fin d'affaiblir un peu l'autorité de l'ancienne Eglise dont les exemples l'accablent.

Il poursuit; et pour montrer que le nombre de ces faux dévots qui croyaient les armes défendues aux chrétiens était petit, il nous dit ceci pour preuve : « Par les plaintes que les Pères nous font des maux des chrétiens de leur siècle, il est bien aisé à comprendre que des gens aussi peu réguliers dans leur conduite qu'étaient plusieurs chrétiens d'alors, ne se laissaient pas tuer par conscience, mais par faiblesse et par impuissance. » C'est ce que diraient des impies, s'ils voulaient affaiblir la gloire des martyrs et les témoignages de la religion. Au reste il est évident que tout cela ne servait de rien à M. Jurieu. Il avait, comme on vient de voir, assez de moyens pour justifier les chrétiens des premiers siècles, sans en alléguer les mauvaises mœurs : mais il n'a pu se refuser à lui-même ce trait de chagrin contre l'Eglise primitive, dont on lui objecte trop souvent l'autorité.

 

1 Apol., cap. XXXVII, XL. — 5 Apol., cap. XLV. — 3 Jur., ibid.

 

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« Enfin, conclut-il, quand les premiers chrétiens par tendresse de conscience n'auraient pas pris le parti de se défendre , en cela sans doute ils n'auraient pas mal fait : il est toujours permis de se relâcher de son droit, car on fait de son bien ce qu'on veut; mais on ne pèche pourtant pas en se servant de ses droits. Il y a, continue-t-il, de la différence entre le mieux et le bien. Celui qui marie sa fille fait bien, et celui qui ne la marie pas fait mieux. Supposé que les chrétiens aient mieux fait, en ne prenant pas les armes pour se garantir de la persécution (car c'est de quoi le ministre doute), il ne s'ensuit pas que ceux qui font autrement ne fassent bien, et que peut-être ils ne fassent mieux en certaines circonstances. » Il ne restait plus au ministre que de proposer un moyen de mettre la Réforme armée, et non-seulement menaçante, mais encore ouvertement rebelle à ses rois, au-dessus de l'Eglise ancienne, humble et souffrante, qui ne connaissait d'autres armes que celles de la patience.

Telles sont les réponses de M. Jurieu. Pour commencer par la dernière, qu'il fonde sur la distinction de perfection et de conseil, et du bien de nécessité et d'obligation, le ministre nous allègue le mot de saint Paul : Celui qui marie sa fille fait bien : mais celui qui ne la marie pas fait mieux (1). Mais pour appliquer ce passage à la matière dont il s'agit, il faudrait qu'il fût écrit quelque part, ou qu'on pût attribuer aux apôtres et aux premiers chrétiens cette doctrine : C'est bien fait à des sujets persécutés de prendre les armes contre leurs princes; mais c'est encore mieux fait de ne les pas prendre. M. Jurieu oserait-il bien attribuer cette doctrine aux apôtres ? Mais en quel endroit de leurs écrits en trouvera-t-il le moindre vestige ? Quand les premiers chrétiens nous ont fait voir qu'ils étaient fidèles à leur patrie quoiqu'ingrate, et aux empereurs quoiqu'impies et persécuteurs, ont-ils laissé échapper la moindre parole pour faire entendre qu'il leur eût été permis d'agir autrement, et que la chose était libre? Au contraire lorsqu'ils entreprennent de prouver qu'ils sont fidèles à tous leurs devoirs, ils commencent par déclarer qu'ils ne manquent à rien « ni envers Dieu ni envers l'Empereur et sa famille; qu'ils paient fidèlement

 

1 I Cor., VII, 38.

 

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les charges publiques selon le commandement de Jésus-Christ: « Rendez à César ce qui est à César (1) ; » qu'ils font des vœux continuas pour la prospérité de l'empire, des empereurs, de leurs officiers du sénat dont ils étaient les chefs, de leurs armées : et enfin, leur disaient ces bons citoyens fidèles à Dieu et aux hommes, « à la réserve de la religion, dans laquelle notre conscience ne nous permet pas de nous unir avec vous, nous vous servons avec joie dans tout le reste, priant Dieu de vous donner avec la souveraine puissance de saintes intentions (2). » C'est ainsi qu'ils n'oublient rien pour signaler leur fidélité envers leurs princes; et afin qu'on ne doutât pas qu'ils ne l'a crussent d'obligation indispensable, ils en parlent comme d'un devoir de religion. Ils l'appellent « la piété, la foi, la religion envers la seconde majesté, envers l'empereur que Dieu a établi et qui en exerce la puissance sur la terre (3). » C'est pourquoi lorsqu'on les accuse de manquer de fidélité envers le prince , ils s'en défendent, non-seulement comme d'un crime, mais encore comme d'un sacrilège, où la majesté de Dieu est violée en la personne de son lieutenant; et ils allèguent non-seulement les apôtres, mais encore Jésus-Christ même qui leur dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (4) : » par où il met, pour ainsi parler, dans la même ligne ce qu'on doit au prince avec ce qu'on doit à Dieu même, afin qu'on reconnaisse dans l'un et dans l'autre une obligation également inviolable : ce qui aussi était suivi par le prince des apôtres, lorsqu'il avait dit : « Craignez Dieu, honorez le roi (5) : » où l'on voit qu'à l'exemple de son maître, il fait marcher ces deux choses d'un pas égal comme unies et inséparables. Que s'ils poussaient cette obligation jusqu'à être toujours soumis malgré les persécutions les plus violentes, c'est que Jésus-Christ, qui assurément n'ignorait pas que ses disciples ne dussent être persécutés par les princes, puisque même il l'avait prédit si souvent, n'en rabattait rien pour cela de l'étroite obéissance qu'il leur prescrivait : au contraire en leur prédisant qu'ils seraient « traînés devant les présidents et devant

 

1 Athenag., Legat, pro Christ.; Just., Apol. 2.— 2 Just. ibid.; Tertul. Apol., cap. V, XXXIX. — 3 Tertul., Apol., cap. XXXII, XXXIV-XXXVI. — 4 Matth., XXII, 21. — 5 I Pet., II, 17.

 

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les rois, et haïs de tout le monde pour son nom (1) » il leur déclare en même temps, « qu'il les envoie comme des brebis au milieu des loups (2), » sans armes et sans résistance, ne leur permettant que « la fuite d'une ville à l'autre, » et ne leur donnant autre moyen « de posséder leurs âmes, » c'est-à- dire, d'assurer leur vie et leur liberté, en un mot de jouir d'eux-mêmes, que la patience : « Ce sera, dit-il, par votre patience que vous posséderez vos âmes (3). » Telles sont les instructions, tels sont les ordres que Jésus-Christ donne à ses soldats. L'effet suivit les paroles. Les apôtres ne prévoyaient pas seulement les persécutions ; mais ils les voyaient commencer, puisque saint Paul disait déjà : « Tous les jours on nous fait mourir pour l'amour de vous, et on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie (4). » Mais les chrétiens ne sortirent pas pour cela du caractère de brebis que Jésus-Christ leur avait donné ; et déchirés selon sa parole par les loups, ils ne leur opposèrent que la patience qu'il leur avait laissée en partage. C'est aussi ce que les apôtres leur avaient enseigné : lorsqu'ils virent que les empereurs et tout l'Empire romain entraient en furieux dans le dessein de ruiner le christianisme, bien instruits par le Saint-Esprit de ce qui allait arriver, de peur que la soumission des chrétiens ne fût ébranlée par une oppression si longue et si violente, ils leur recommandèrent avec plus de soin et de force que jamais l'obéissance envers les rois et les magistrats. « Il est temps, disait saint Pierre, que le jugement commence par la maison de Dieu. Que nul de vous ne souffre comme homicide ou comme voleur; mais si c'est comme chrétien , qu'il n'en rougisse pas, et qu'il glorifie Dieu en ce nom (5). » Ce qu'il répète trois ou quatre fois en mêmes paroles fi, de peur que l'oppression où l'Eglise était déjà et où elle allait être jetée de plus en plus, ne les surprît. Mais il ne répète pas avec moins de soin « qu'on soit soumis aux rois et aux magistrats, » et afin de ne rien omettre, à ses maîtres même fâcheux et inexorables : tant il craignait qu'on ne manquât à aucun devoir, dans un temps où la patience et avec elle la fidélité allait être poussée à bout de toutes

 

1 Matth., X, 18, 22. — 2 Luc, XXI, 12, 19. — 3 Ibid., 19. — 4 Rom., VIII, 36. — 5 I Pet., IV, 15, 16, 17. — 6 Ibid., II, 19, 20 ; III, 14, 17 ; V, 9, etc.

 

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parts. On ne peut donc plus douter que ces préceptes de soumission et de patience ne regardent précisément l'état de persécution C'était en cette conjoncture et en cet état que saint Paul, déjà dans les liens et presque sous le coup des persécuteurs, ordonnait qu'on leur fût fidèle et obéissant, et qu'on priât pour eux avec instance (1).

Bucbanan a bien osé éluder la force de ce commandement apostolique, en disant qu'on priait bien pour les voleurs, afin que Dieu les convertît : impie et blasphémateur contre les puissances ordonnées de Dieu, qui n'a point voulu ouvrir les yeux, ni entendre qu'on ne prie pas Dieu pour l'état et la condition des voleurs , et qu'on ne s'y soumet pas : mais qu'on prie Dieu pour l'état et la condition des princes quoiqu'impies et persécuteurs, comme pour un état ordonné de Dieu auquel on se soumet pour son amour. On demande à Dieu dans cet esprit qu'il donne « à tous les empereurs, » à tous, remarquez , bons ou mauvais , amis ou persécuteurs, « une longue vie, un empire heureux, une famille tranquille, de courageuses armées, un sénat fidèle, un peuple juste et obéissant, et que le monde soit en repos sous leur autorité (2). » Mais peut-on demander cette sûreté du monde et des empereurs, même dans les règnes fâcheux, si on se croit en droit de la troubler ?

Enfin saint Jean avait vu et souffert lui-même la persécution, et il en voyait les suites sanglantes dans sa Révélation : mais il n'y voit de couronne ni de. gloire que pour ceux qui ont vécu dans la patience. « C'est ici, dit-il, la foi et la patience des Saints (3): » marque indubitable que les témoins et les martyrs qu'il voyait (4) n'étaient pas ces témoins guerriers de la Réforme, toujours prêts à prendre les armes quand ils se croiraient assez forts; mais des témoins qui n'avaient pour armes que la croix de Jésus-Christ et pour règle que ses préceptes et ses exemples : martyrs, comme dit saint Paul, « qui résistent jusqu'au sang (5) ; » jusqu'à prodiguer le leur et non pas jusqu'à verser celui des autres et à armer des sujets contre la puissance publique , contre laquelle nul particulier n'a

 

1 Tit., III, 1 ; I Tim., II, 1, 2. — 2 Tert., Apol., cap. XXXII. — 3 Apoc., XIII, 10 ; XIV, 12. — 4 Ibid., XI, 8. — 5 Hebr., XII, 4.

 

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de force ni d'action. Car c'est là le grand fondement de l'obéissance, que comme la persécution n'ôte pas aux saints persécutés la qualité de sujets, elle ne leur laisse aussi, selon la doctrine de Jésus-Christ et des apôtres, que l'obéissance en partage. C'est ce que les premiers chrétiens avaient dans le cœur; c'est l'exemple que Jésus-Christ leur avait donné, lorsque soumis à César et à ses ministres, comme il l'avait enseigné, il reconnaît dans Pilate, ministre de l'Empereur, « une puissance que le ciel lui avait donnée sur lui-même (1). » C'est pourquoi il lui répond, lorsqu'il l'interroge juridiquement, comme il avait fait au pontife, se souvenant du personnage humble et soumis qu'il était venu faire sur la terre; et ne daigna dire un seul mot à Hérode, qui n'avait point de pouvoir dans le lieu où il était. C'est donc ainsi qu'il accomplit toute justice, comme il avait toujours fait; et il apprit à ses apôtres ce qu'ils devaient à la puissance publique, lors même qu'elle abusait de son autorité et qu'elle les opprimait. Aussi est-il bien visible que les apôtres ne nous donnent pas la soumission aux puissances comme une chose de simple conseil ou de perfection seulement, et en un mot comme un mieux, ainsi que M. Jurieu se l'est imaginé, mais comme le bien nécessaire, qui obligeait, dit saint Paul, «en conscience (2); » ou, comme disait saint Pierre lorsqu'après avoir écrit ces mots : « Soyez soumis au roi et au magistrat pour l'amour de Dieu, » il ajoute, « parce que c'est la volonté de Dieu (3), » qui veut que par ce moyen vous fermiez la bouche à ceux qui vous calomnient comme ennemis de l'Empire. Les chrétiens avaient reçu ces instructions comme des commandements exprès de Jésus-Christ et des apôtres; et c'est pourquoi ils disaient aux persécuteurs par la bouche de Tertullien, dans la plus sainte et la plus docte Apologie qu'ils leur aient jamais présentée , non pas : On ne nous a pas conseillé de nous soulever ; mais : Cela nous est défendu, vetamur (4) ; ni : C'est une chose de perfection; mais : C'est une chose de précepte, Prœceptum est nobis (5); ni : Que c'est bien fait de servir l'Empereur, mais : Que c'est une chose due, debita Imperatoribus; et due encore, comme on a

 

1 Joan., XIX, 11. — 2 Rom., XIII, 5. — 3 I Pet., II, 13-15. — 4 Tertul.,  Apol., cap. XXXVI. — 5 Ibid., cap. XXXII.

 

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vu « à titre de religion et de piété, » Pietas et religio Imperatoribus debita (1) : ni : Qu'il est bon d'aimer le prince; mais : Que c'est une obligation et qu'on ne peut s'en empêcher, à moins de cesser en même temps d'aimer Dieu qui l'a établi. Necesse est ut diligam (2). C'est pourquoi on n'a rien fait et on n'a rien dit, durant trois cents ans, qui fit craindre la moindre chose ou à l'Empire et à la personne des empereurs, ou à leur famille ; et Tertullien disait, comme on a vu, non-seulement que l'Etat n'avait rien à craindre des chrétiens, mais que par la constitution du christianisme il ne pouvait arriver de ce côté-là aucun sujet de crainte : A quibus nihil timere possitis (3), parce qu'ils sont d'une religion qui ne leur permet pas de se venger des particuliers, et à plus forte raison de se soulever contre la puissance publique.

Voilà ce qu'on enseignait au dedans, ce qu'on déclarait au dehors, ce qu'on pratiquait dans l'Eglise comme une chose ordonnée de Dieu aux chrétiens. On le prêchait, on le pratiquait de cette sorte par rapport à l'état où l'on était, c'est-à-dire dans l'état de la persécution la plus violente et la plus injuste. C'était donc par rapport à cet état qu'on établissait l'obligation de demeurer parfaitement soumis, sans jamais rien remuer contre l'Empire. Et on ne peut pas ici nous alléguer, comme M. Jurieu fera bientôt, le caractère excessif de Tertullien, ni ces maximes outrées qui défendaient de prendre les armes pour quelque cause que ce fût; car l'Eglise ne se fondait pas sur ces maximes qu'on a vu qu'elle réprouvait, et n'aurait jamais souffert qu'on eût avancé une doctrine étrangère ou particulière dans les apologies qu'on présentait en son nom. D'où il faut conclure nécessairement que les chrétiens étaient retenus dans l'obéissance, non par des opinions particulières que l'Eglise n'approuvait pas, mais par les principes communs du christianisme.

Il n'y a donc plus moyen de dire que tout cela n'était qu'un conseil et un mieux : et non-seulement les propres paroles de Jésus-Christ et des apôtres, mais encore leur pratique même et celle des premiers siècles résistent à cette glose. Ainsi il ne reste

 

1 Tertul.,  Apol., cap.  XXXVI. —  2  Tertul.,  ad Scap., cap.  II.  — 3 Apol., cap. XXXVI, XLIII.                                                                                          

 

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plus à M. Jurieu que celle qu'il a aussi proposée d'abord, que la patience des chrétiens était fondée sur leur impuissance, parce que dans leur petit nombre ils ne pouvaient rien contre la puissance romaine.

C'est aussi la glose de Buchanan, qui soutient que les préceptes de Jésus-Christ et des apôtres, qui ordonnaient aux chrétiens de tout souffrir, étaient préceptes accommodés au temps d'alors, où l'Eglise faible encore et impuissante ne pouvait rien contre les princes ses persécuteurs ; en sorte que la patience tant vantée des martyrs est un effet de leur crainte plutôt que de leur vertu. Mais cette glose n'est pas moins impie ni moins absurde que l'autre ; et pour en entendre l'absurdité, il ne faut qu'ajouter à l'apologie des chrétiens, qui se glorifiaient de leur inviolable fidélité, ce que Buchanan et M. Jurieu veulent qu'ils aient eu dans le cœur. Il est vrai, sacrés empereurs, vous n'avez rien à craindre de nous tant que nous serons dans l'impuissance : mais si nos forces augmentent assez pour vous résister par les armes, ne croyez pas que nous nous laissions ainsi égorger. Nous voulons bien ressembler à des brebis, nous contenter de bêler comme elles, et nous couvrir de leur peau pendant que nous serons faibles; mais quand les dents et les ongles nous seront venus comme à de jeunes lions, et que nous aurons appris à faire des veuves et à désoler les campagnes, nous saurons bien nous faire sentir, et on ne nous attaquera pas impunément. Avoir de tels sentiments, n'est-ce pas sous un beau semblant d'obéissance et de modestie couver la rébellion et la violence dans le sein? Mais que serait-ce, s'il fallait trouver cette hypocrisie, non plus dans les discours des chrétiens, mais dans les préceptes des apôtres et dans ceux de Jésus-Christ même? Oui, mes Frères, dira un saint Pierre ou un saint Paul, dites bien qu'il faut obéir aux puissances établies de Dieu, et que leur autorité est inviolable; mais c'est tant qu'on sera en petit nombre : à cette condition et dans cet état vantez votre obéissance à toute épreuve : croissez cependant ; et quand vous serez plus forts, alors vous commencerez à interpréter nos préceptes en disant que nous les avons accommodés au temps; comme si obéir et se soumettre c'était seulement attendre de nouvelles forces et une conjoncture

 

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plus favorable, ou que la soumission ne fût qu'une politique.

Enfin il faudra encore faire dire à Jésus-Christ selon ces principes : Vous, Juifs, qui souffrez avec tant de peine le joug des Romains, rendez à César ce qui lui est dû, c'est-à-dire gardez-vous bien de le fâcher jusqu'à ce que vous vous sentiez en état de vous bien défendre. Que si cette glose fait horreur dans les préceptes de Jésus-Christ et des apôtres, avouons donc que les chrétiens qui les alléguaient pour prouver qu'il n'y avait rien à craindre d'eux, en quelque nombre qu'ils fussent et quelle que fût leur puissance, ne voulaient pas qu'on les crût soumis par l'effet d'une prudence charnelle, qui, comme dit M. Jurieu, « préfère un moindre mal à un plus grand, » mais par un principe de fidélité et de religion envers les puissances ordonnées de Dieu, que les tourments, quelque grands qu'ils fussent, n'étaient pas capables d'ébranler.

Laissons donc ces gloses impies de M. Jurieu et de Buchanan, qui aussi bien ne peuvent cadrer avec l'Ecriture : car saint Paul nous fait bien entendre que ce n'est pas seulement par la prudence de la chair, et pour éviter un plus grand mal, qu'il faut être soumis aux puissances, lorsqu'il dit : « Soyez soumis par nécessité, non-seulement à cause de la colère, mais encore à cause de la conscience (1), » où il semble qu'il ait eu en vue ces deux gloses des protestants pour les condamner en deux mots. Si l'on entreprend de nous faire accroire que les chrétiens demeuraient soumis, mais seulement par conseil, saint Paul détruit cette glose en disant : « Soyez soumis par nécessité. » Que si l'on revient à nous dire qu'on doit à la vérité être soumis par la nécessité, mais par celle de la crainte, de peur de se voir bientôt accabler par une plus grande puissance : saint Paul tombe sur cette glose encore avec plus de force, en enseignant clairement que cette nécessité n'est pas celle de la crainte, pour laquelle on n'a pas besoin des instructions d'un apôtre, mais celle de la conscience.

En effet ce ne pouvait être une autre nécessité que saint Paul voulût établir dans ce passage. Celle d'être mis à mort n'est pas la nécessité que les apôtres veulent faire craindre aux chrétiens ;

 

1 Rom., XIII, 5.

 

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au contraire ils voulaient munir les chrétiens contre une telle nécessité, à l'exemple de Jésus-Christ qui leur avait dit : « Ne craignez pas ceux qui ne peuvent faire mourir que le corps, et n'ont point de pouvoir sur l’âme (1). » Ainsi la nécessité dont parle saint Paul visiblement ne peut être que celle de la conscience : nécessité supérieure à tout et qui nous tient soumis aux puissances, non-seulement lorsqu'elles peuvent nous accabler, mais encore lorsque nous sommes en état de n'en rien craindre.

Car enfin s'il était vrai que les chrétiens eussent eu d'autres sentiments; si, comme dit M. Jurieu, la faiblesse ou la prudence les eût retenus plutôt que la religion et la conscience, on aurait vu leur audace croître avec leur nombre ; mais on a vu le contraire. M. Jurieu traite Tertullien de déclamateur et d'esprit outré (2), lorsqu'il dit que « les chrétiens remplissaient les villes, les citadelles, les armées, le palais, les places publiques, et tout enfin excepté les temples (3), » où l'on servait les idoles. Mais pourquoi ne vouloir pas croire la prompte et prodigieuse multiplication du christianisme, qui était l'accomplissement des anciennes prophéties et de celles de Jésus-Christ même? A peine l'Evangile avait-il paru; et les Juifs, quoique ce fût le peuple réprouvé, entraient dans l'Eglise par milliers. « Voyez, mon frère, disait saint Jacques à saint Paul, combien de milliers de Juifs ont cru (4). » Combien plus se multipliaient les fidèles parmi les gentils, qui étaient le peuple appelé, et dans l'Empire romain, qui dans l'ordre des desseins de Dieu en devait être le siège principal? Saint Paul n'outrait point les choses et n'était pas un déclamateur, lorsqu'il disait aux Romains : « Votre foi est annoncée par tout l'univers (5); » et aux Colossiens, que « l'Evangile qu'ils ont reçu est et fructifie, et s'accroît par tout le monde comme au milieu d'eux (6). » Que si l'Eglise si étendue du temps des apôtres, ne cessait de s'augmenter tous les jours sous le fer et dans le feu, comme il avait été prédit, ce n'était donc pas un excès à Tertullien de dire deux cents ans après la prédication apostolique que tout était plein de chrétiens : c'était un fait qu'on posait à la face de tout l'univers. Ce

 

1 Matth., X, 28; Luc, XII, 5. — 2 Lett. IX, p. 68. — 3 Tert., Apol., cap. XXXVII, p. 30. — 4 Act., XXI, 20. — 5 Rom., I, 8. — 6 Col., I, 6.

 

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qu'on disait aux gentils dans l'apologie qu'on leur présentait pour les, afin de les obliger à épargner un si grand nombre d'hommes, on le disait aux Juifs pour leur faire voir l'accomplissement les anciennes prophéties. Tertullien, après saint Justin, mettait en fait que les chrétiens remplissaient tout l'univers, et même les peuples les plus barbares, que l'Empire romain qui maîtrisait tout n'avait pu dompter (1). C'était donc ici un fait connu qu'on alléguait également aux gentils et aux Juifs. Les gentils eux-mêmes en convenaient. C'étaient eux, dit Tertullien, qui se plaignaient qu'on trouvait partout des chrétiens; que « la campagne, les îles, les châteaux, la ville même en était obsédée (2). » Quelque outré qu'on s'imagine Tertullien, l'Eglise pour qui il parlait lui aurait-elle permis ces prodigieuses exagérations, afin qu'on pût la convaincre de faux et qu'on se moquât de ses vanteries? Quand donc Tertullien dit aux gentils que les chrétiens pouvaient se faire craindre à l'empire, autant du moins que les Parthes et les Marcomans, si leur religion leur permettait de se faire craindre à leurs souverains et à leur patrie (3), si c'était une expression forte et vigoureuse, ce n'était pas une vaine ostentation. Car qui eût empêché les chrétiens d'obtenir la liberté de conscience par les armes? était-ce leur petit nombre? On vient de voir que tout l'univers en était plein. « Nous faisons, disait Tertullien, presque la plus grande partie de toutes les villes (4).» Nos protestants approchaient-ils de ce nombre, quand ils ont arraché par force tant d'édits à nos rois? Est-ce qu'ils n'étaient pas unis, eux qui dès l'origine du christianisme n'étaient qu'un cœur et qu'une âme ? Est-ce qu'ils manquaient de courage, eux à qui la mort et les plus affreux supplices n'étaient qu'un jeu, et l'étaient non-seulement aux hommes, mais encore aux femmes et aux enfants en sorte qu'on les appelait des hommes d'airain, qui ne sentaient pas les tourments? Peut-être n'étaient-ils pas assez poussés à bout eux qui ne trouvaient de repos ni nuit ni jour, ni dans leurs maisons ni dans les déserts, ni même dans les tombeaux et dans l'asile de la sépulture? Que n'y aurait-il à craindre, dit Tertullien, de gens

 

1 Tert., ad Jud. Just., adv. Tryph. — 2 Apol., cap. I.— 3 Apol., cap. XXXVII. — 4 Ad Scap., cap. II.

 

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si unis, si courageux ou plutôt si intrépides et en même temps si maltraités (1)? Mais peut-être ne savaient-ils pas manier les armes, eux qui remplissaient les armées et y composaient des légions entières; ou qu'ils manquaient de chefs; comme si la nécessité et même le désespoir n'en faisait pas lorsqu'on est capable de s'y abandonner? N'auraient-ils pas pu du moins se prévaloir de tant de guerres civiles et étrangères dont l'empire romain était agité, pour obtenir un traitement plus favorable? Mais non : on les a vus durant trois cents ans également tranquilles, en quelque état que l'empire se soit trouvé : non-seulement ils n'y ont formé aucun parti, mais on ne les a jamais trouvés dans aucun de ceux qui se formaient tous les jours. Non-seulement, dit Tertullien, il ne s'est point trouvé parmi nous de Niger, ni d'Albin, ni de Cassius, « mais il ne s'y est point trouvé de Nigriens, ni de Cassiens, ni d'Albiniens (2). » Les usurpateurs de l'empire ne trouvaient point de partisans parmi les chrétiens, et ils servaient toujours fidèlement ceux que Rome et le sénat avaient reconnus. C'est ce qu'ils mettent en fait avec tout le reste à la face de tout l'univers, sans craindre d'être démentis. Ils ont donc raison de ne vouloir pas qu'on leur impute leur soumission à faiblesse. Si Tertullien est outré lorsqu'il raconte la multitude des fidèles, saint Cyprien ne l'est pas moins, puisqu'il écrit à Démétrien, un des plus grands ennemis des chrétiens : « Admirez notre patience, de ce qu'un peuple si prodigieux ne songe pas seulement à se venger de votre injuste violence (3). » S'ils parlaient avec cette force du temps de Sévère et de Dèce, qu'eussent-ils dit cinquante ans après sous Dioclétien, lorsque le nombre des chrétiens était tellement accru, que les tyrans étaient obligés « par une feinte pitié à modérer la persécution, pour flatter le peuple romain (4), » dont les chrétiens faisaient dès lors une partie si considérable? Les conversions étaient si fréquentes et si nombreuses, qu'il semblait que tout allait devenir chrétien. On entendait en plein théâtre ces cris du peuple étonné ou de la constance ou des miracles des martyrs : Le Dieu des chrétiens est grand. On marque des villes entières dont tout le

 

1 Apol., cap. XXXVII. — 2 Apol., cap. XXXV; Ad Scap., cap. II. — 3 Cypr., ad Demet., p. 216. — 4 Euseb., lib. VIII, cap. XIV.

 

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peuple et les magistrats étaient dévoués à Jésus-Christ, et lui furent tous consacrés en un seul jour et par un seul sacrifice, pêle-mêle riches et pauvres, femmes et enfants (1). On sait aussi le martyre de cette sainte légion thébaine, où tant de braves soldats, que l'ennemi avait vus toujours intrépides dans les combats, à l'exemple de saint Maurice qui les commandait, tendirent le cou comme des moutons à l'épée du persécuteur. « O Empereur, disaient-ils, nous sommes vos soldats, mais nous sommes serviteurs de Dieu : nous vous devons le service militaire; mais nous lui devons l'innocence : nous sommes prêts à vous obéir, comme nous avons toujours fait, lorsque vous ne nous contraindrez pas de l'offenser. Pouvez-vous croire que nous puissions vous garder la foi, si nous en manquons à Dieu? Notre premier serment a été prêté à Jésus-Christ, et le second à vous : croirez-vous au second, si nous violons le premier (2). » Tels furent les derniers ordres qu'ils donnèrent aux députés de leur corps pour porter leurs sentiments à Maximien. On y voit les saintes maximes des chrétiens fidèles à Dieu et au prince, non par faiblesse, mais par devoir. Si Genève, qui les avait vus mourir dans son voisinage et à la tête de son lac, s'était souvenue de leurs leçons, elle n'aurait pas inspiré, comme elle a fait par la bouche de Calvin, de Bèze et de ses autres ministres, la rébellion à toute la France sous prétexte de persécution. Qu'on ne dise point qu'une légion ne pou voit pas résister à toute l'armée : car les maximes qu'ils posent, de fidélité et d'obéissance envers l'Empereur, font voir que leur religion ne leur eût non plus permis de lui résister, quand ils auraient été les plus forts ; et enfin si les chrétiens avaient pu se mettre dans l'esprit que la défense contre le prince fût légitime, sans conjurer de dessein formé la ruine de l'Empire, ils auraient pu songer à ménager à l'Eglise quelque traitement plus doux, en montrant que les chrétiens savaient vendre cher leur vie et ne devaient pas être poussés à l'extrémité. Mais c'est à quoi on ne songeait pas; et si on obtenait, comme il arrivait souvent, des édits plus avantageux, ce n'était pas en se faisant craindre, mais en lassant les tyrans par

 

1 Euseb., lib. VIII, cap. XI; Lact., Div. Instit., lib. V, cap. XI.— 2 Serm. S. Euch., Pass. Agaun. Mart., Act. Mart., p. 290.

 

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sa patience. A la fin on eut la paix, mais sans force et seulement, dit saint Augustin, à cause que les chrétiens firent honte pour ainsi dire aux lois qui les condamnaient, et contraignirent les persécuteurs à les changer. Imputer à de telles gens qu'ils sont soumis par faiblesse, ou modestes par crainte, ce n'est pas vouloir seulement déshonorer le christianisme, mais encore vouloir obscurcir la vérité même plus claire que le soleil. Car au contraire on voit manifestement que plus l'Eglise se fortifiait, plus elle faisait éclater sa soumission et sa modestie,

C'est ce qui parut plus que jamais sous Julien l'Apostat, où le nombre des chrétiens était si accru et l'Eglise si puissante, que toute la multitude qu’on a vue si grande dans les règnes précédents, en comparaison de celle qu'on vit sous cet empereur, parut petite. Ce qui fait dire à saint Grégoire de Nazianze : « Julien ne songea pas que les persécutions précédentes ne pouvaient pas exciter de grands troubles, parce que notre doctrine n'avait pas encore toute son étendue, et que peu de gens connaissaient la vérité (1); » ce qu'il faut faire toujours entendre en comparaison du prodigieux accroissement arrivé durant la paix sous Constantin et sous Constance : « Mais maintenant, poursuit ce saint docteur, que la doctrine salutaire s'était étendue de tous côtés, et qu'elle dominait principalement parmi nous, vouloir changer la religion chrétienne, ce n'était rien moins entreprendre que d'ébranler l'Empire romain et mettre tout en hasard. »

L'Eglise n'était pas faible, puisqu'elle était dominante et en état de faire trembler l'Empereur : l'Eglise était attaquée d'une manière si formidable, que tout le monde demeure d'accord que jamais elle n'avait été en plus grand péril : l'Eglise cependant fut aussi soumise en cet état de puissance, qu'elle a voit été sous Néron et sous Domitien, lorsqu'elle ne faisait que de naître. Concluons donc que la soumission des chrétiens était un effet des maximes de leur religion ; sans quoi ils auraient pu obliger les Sévères, les Valériens et les Dioclétiens à les ménager, et Julien jusqu'à les craindre comme des ennemis plus redoutables que les Perses : de sorte que toutes les bouches qui attribuent la soumission de l'Eglise

 

1 Orat., III, in Jul.

 

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à la faiblesse ou à la prudence de la chair plutôt qu'à la religion, sont fermées par cet exemple.

Et il ne faut pas s'imaginer que la religion ne fût dominante que parmi le peuple, ou qu'elle fût plus faible dans l'armée ; car il paraît au contraire qu'après la mort de Julien les soldats ayant déféré l'empire à Jovien qui le refusait, parce qu'il ne voulait commander qu'à des chrétiens, toute l'armée s'écria : « Nous sommes tous chrétiens et élevés dans la foi sous Constantin et Constance (1) : » et encore six mois après, cet empereur étant mort, l'armée élut en sa place Valentinien, non-seulement chrétien, mais encore confesseur de la foi, pour laquelle il avait quitté généreusement les  marques  du commandement  militaire sous

Julien.

On voit aussi combien les soldats étaient affectionnés à Jésus-Christ, par le repentir qu'ils témoignèrent d'avoir brûlé de l'encens devant la statue de Julien et aux idoles, plutôt par surprise que de dessein. Car alors, comme le raconte saint Grégoire de Nazianze, ils rapportèrent à cet apostat le don qu'ils venaient d'en recevoir pour prix de ce culte ambigu, en s'écriant : « Nous sommes, nous sommes chrétiens ; et le don que nous avons reçu de vous n'est pas un don, mais la mort (2). » Des soldats si fidèles à Jésus-Christ furent en même temps très-obéissants à leur empereur. « Quand Julien leur disait : Offrez de l'encens aux idoles, ils le refusaient : quand il leur disait : Marchez, combattez, ils obéissaient sans hésiter, comme dit saint Augustin : ils distinguaient le Roi éternel du roi temporel, et demeuraient assujettis au roi temporel pour l'amour du Roi éternel, parce que, dit le même Père, lorsque les impies deviennent rois, c'est Dieu qui le fait ainsi pour exercer son peuple ; de sorte qu'on ne peut pas ne pas rendre à cette puissance l'honneur qui lui est dû (3). » Ce qui détruit en un mot toutes les gloses de M. Jurieu, puisque dire qu'on ne peut pas faire autrement, ce n'est pas seulement exclure la notion d'un simple conseil, mais c'est encore introduire un précepte dont l'obligation est constante et perpétuelle.

 

1 Soc, lib. III, c. XIX; Soz., lib.Vl, C. III; Theodor., lib. III, c. I.— 2 S. Aug., in Ps. CXXIV. — 3 Orat. III, p. 85.

 

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Il ne faut non plus répondre ici que Julien n'était pas persécuteur, puisqu'outre qu'il autorisait et animait secrètement la fureur des villes qui déchiraient les chrétiens, et que lui-même, pour ne point parler de ses artifices plus dangereux que ses violences, il eût répandu beaucoup de sang chrétien sous de faux prétextes, on savait qu'il avait voué à ses dieux le sang des fidèles après qu'il aurait vaincu les Perses : et cependant ces fidèles destinés à être la victime de ces dieux, ne laissaient pas de combattre sous ses étendards, et de promouvoir de toute leur force la victoire dont leur mort devait être le fruit. Lui-même n'entra jamais en aucune défiance de ses soldats qu'il persécutait, parce que bien instruit qu'il était des commandements de Jésus-Christ et de l'esprit de l'Eglise, il savait que la fidélité des chrétiens pour les puissances suprêmes était à toute épreuve ; et comme nous disait saint Augustin, « qu'il ne se pouvait pas faire qu'on ne rendît à cette puissance l'honneur qui lui était dû (1). » C'est aussi ce que ce tyran expérimenta, lorsque faisant tourmenter jusqu'à la mort deux hommes de guerre d'une grande distinction parmi les troupes, nommés Juventin et Maximin, ils moururent en lui reprochant ses idolâtries, et lui disant en même temps « qu'il n'y avait que cela qui leur déplût dans son empire (2) : » montrant bien qu'ils distinguaient ce que Dieu avait mis dans l'Empereur de ce que l'Empereur faisait contre Dieu, et toujours prêts à lui obéir en toute autre chose.

Ainsi, soit que l'on considère les préceptes de l'Ecriture, ou la manière dont on les a entendus et pratiqués dans l'Eglise, la maxime qui prescrit une obéissance à toute épreuve envers les rois, ni ne peut être un simple conseil, ni un précepte accommodé aux temps de faiblesse, puisqu'on la voit établie sur des principes qui sont également de tous les temps, tels que sont l'ordre de Dieu et le respect qui est dû pour l'amour de lui et pour le repos du genre humain aux puissances souveraines : principes qui étant tirés des préceptes de Jésus-Christ, devaient durer autant que son règne ; c'est-à-dire, selon l'expression du Psalmiste, autant que le soleil et que la lune, et autant que l'univers.

 

1 S. Aug., in Ps. CXXIV, n. 7. — 2 Theodor., lib. III, c. XV.

 

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Ce qui a paru dans l'Eglise sous les princes infidèles, ne s'est pas moins soutenu sous les princes hérétiques. Il est aisé de montrer, et nous-mêmes nous l'avons fait dans le premier Avertissement, que le nombre des catholiques a toujours été sans comparaison plus grand que celui des ariens. L'empereur Constance se mit à la tête de ce malheureux parti, et persécuta si cruellement les catholiques par confiscations de biens, par bannissements, par emprisonnements, par de sanglantes exécutions, et même par des meurtres, tels que furent ceux qu'un Syrien et ses autres officiers firent sous ses ordres et de son aveu, que cette persécution était regardée comme plus cruelle que celle des Dèces et des Maximiens, et en un mot comme un prélude de celle de l'Antéchrist (1). Et toutefois dans le même temps qu'on lui reprochait à lui-même ses persécutions sans aucun ménagement, il n'en passait pas moins pour constant qu'il n'était pas permis de rien entreprendre contre lui, « parce que le règne et l'autorité de régner vient de Dieu, et qu'il faut rendre à César ce qui appartient à César. » C'est ce qu'enseignait saint Hilaire (2); c'est ce qu'enseignait Osius, non pas dans le temps de sa faiblesse, mais dans la force de sa glorieuse confession, lorsqu'il écrivait à l'Empereur au nom de tous les évêques (3) : « Dieu vous a commis l'Empire et à nous l'Eglise ; et comme celui qui affaiblit votre empire par des discours pleins de haine et de malignité s'oppose à l'ordre de Dieu, ainsi vous devez prendre garde que tâchant de vous attirer ce qui appartient à l'Eglise, vous ne vous rendiez coupable d'un grand crime. « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu : » ainsi ni l'empire ne nous appartient, ni l'encensoir et les choses sacrées ne sont à vous. » Peut-on établir plus clairement comme un principe certain, par l'Evangile, la nécessité d'obéir à un prince, même hérétique et persécuteur? Saint Athanase n'avait point d'autre sentiment, lorsqu'il protestait au même Empereur de lui être toujours obéissant, et lui déclarait que lui et les catholiques dans toutes leurs assemblées lui souhaitaient une longue vie et un règne heureux (4). Tous les évêques lui faisaient de pareilles déclarations, et

 

1 Hil., lib. cont. Comt.; Athan. Apol., ibid.— 2 Hil., Fragm. 1.— Apud Athan., Apol. ad Const. — 4 Apol. ad Const., etc.

 

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même dans les conciles. Ce courageux confesseur de Jésus-Christ, saint Lucifer de Cagliari, adressa à cet empereur un livre, dont le titre était : Qu'il ne faut point épargner ceux qui offensent Dieu en reniant son Fils: et toutefois y établit comme un principe constant « qu'on demeure toujours débiteur envers les puissances souveraines selon le précepte de l'Apôtre ; »de sorte qu'il n'y a rien à faire contre l'Empereur, que « de mépriser les ordres impies qu'il donne contre Jésus-Christ, et tout au plus lui dénoncer librement qu'il est anathème (1). »

On peut ajouter ici avec les anciens historiens ecclésiastiques (2) qu'au commencement de la persécution de Constance, pendant qu'il persécutait saint Athanase et les autres évêques orthodoxes jusqu'à les bannir et leur faire craindre la mort, le parti catholique était si fort, qu'il avait pour lui deux empereurs, qui étaient Constantin et Constant, les deux frères de Constance, dont le premier le menaça de lui faire la guerre s'il ne rétablissait saint Athanase : et cependant les catholiques qui vivaient sous l'empire de Constance ne songèrent pas seulement à remuer; et saint Athanase accusé d'avoir aigri contre Constance l'esprit de ses frères, s'en défend comme d'un crime, en faisant voir à Constance dont il était sujet qu'il ne lui avait jamais manqué de fidélité (3).

Valens, empereur d'Orient, arien comme Constance, fut encore un plus violent persécuteur ; et c'est de lui qu'on écrit « qu'il parut un peu s'adoucir lorsqu'il changea en bannissement la peine de mort (4) : » et néanmoins les catholiques, quoique les plus forts, même dans son empire, ne lui donnèrent jamais le moindre sujet de craindre, ni ne songèrent à se prévaloir des longues et fâcheuses guerres où à la fin il périt misérablement. Au contraire les saints évêques ne prêchaient et ne pratiquaient que l'obéissance : saint Basile rendit à Modeste, que l'Empereur lui envoyait, toutes sortes de devoirs (5) : ce saint évêque Eusèbe de Samosate, craignant quelque émotion populaire contre celui qui lui portait l'ordre de se retirer, l'avertit de prendre garde à lui et de se retirer sans bruit,

 

1 Athan., Epist. de Syn.— 2 Socr., lib.VI, c. XVIII; Soz., lib. III, c. II; Theodor., lib. II, c. I et II. — 3 Apol. ad Const. — 4 Greg. Naz., Orat. XX ; Socr., lib. IV,  cap.  XXVII. — 5 Greg. Naz., ibid.

 

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apaisant le peuple qui accourut à son pasteur, et lui « récitant ce précepte apostolique, qu'il fallait obéir aux rois et aux magistrats (1). » Je ne finirois jamais, si je voulais raconter tous les exemples semblables. Saint Ambroise était le plus fort dans Milan, lorsque l'impératrice Justine, arienne, y voulut faire tant de violences en faveur des hérétiques : mais il n'en fut pas moins soumis, ni n'en retint pas moins tout le peuple dans le respect, disant toujours : « Je ne puis pas obéir à des ordres impies, mais je ne dois point combattre : toute ma force est dans mes prières ; toute ma force est dans ma faiblesse et dans ma patience ; toute la puissance que j'ai, c'est d'offrir ma vie et de répandre mon sang (2). » Le peuple si bien instruit par son saint évêque, s'écria : « O César, nous ne combattants pas, nous vous prions : nous ne craignons rien, mais nous vous prions; » et saint Ambroise disait : « Voilà parler, voilà agir comme il convient à des chrétiens. » M. Jurieu aurait bien fait d'autres sermons, et leur aurait enseigné que la modestie n'est d'obligation que lorsqu'on est le plus faible; mais saint Ambroise et tout le peuple parlèrent ainsi, depuis même que les soldats de l'Empereur, tous catholiques, se furent rangés dans l'Eglise avec leur évêque, et dans une conjoncture où l'Empereur menacé du tyran Maxime, avait plus besoin du saint évêque que le saint évêque de lui, comme la suite des affaires le ht bientôt paraître. C'en est assez ; et de tous les exemples qui se présentent en foule à ma mémoire, je ne veux plus rapporter que ceux des catholiques africains sous l'impitoyable persécution des Gensérics et des Hunérics, ariens. Ils résistèrent, dit saint Gélase; mais « ce fut en endurant avec patience les dernières extrémités (3). » Les chrétiens ne connaissaient point d'autre résistance ; et pour montrer que ce sentiment leur venait, non de leur faiblesse, mais de la foi même et de la religion, saint Fulgence, l'honneur de l'Afrique comme de toute l'Eglise d'alors, écrivait à un de ces rois hérétiques (4) : « Quand nous vous parlons librement de notre foi, nous ne devons pas pour cela vous être suspects ou de rébellion

 

1 Theodor., lib. IV, c. XIV. — 2 Orat. de Basil, tract., post Epist. XXXII, nunc XXI ; Epist. XXXIII, ad Marcell., nunc XX.— 3 Epist. XIII. —  4 Ad Trasim., lib. I, cap. II.

 

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ou d'irrévérence, puisque nous nous souvenons toujours de la dignité royale et des préceptes des apôtres qui nous ordonnent d'obéir aux rois. »

Cette doctrine se trouve établie partout où le christianisme s'était répandu. Au quatrième siècle, Sapor roi de Perse fit un effroyable carnage des chrétiens, puisqu'on en compte de martyrisés « jusqu'à seize mille dont on sait les noms, sans parler des autres qu'un ne peut pas même nombrer (1). » On objecta d'abord à leur archevêque « d'avoir intelligence avec les Romains » ennemis de l'empire des Perses. Mais les chrétiens s'en défendaient comme d'un crime, et soutenaient que c'était là une calomnie. On ne poussa point une accusation si mal fondée ; et pour achever de la détruire, un chrétien trouva le moyen d'obtenir de Sapor qu'en le traînant au supplice, « on publierait auparavant par un cri public, qu'il n'était pas infidèle au prince ni accusé d'autre chose que d'être chrétien (2). »

Les chrétiens quoiqu'en si grand nombre et constamment les plus forts « dans une province des plus importantes et des plus voisines des Romains (3), » se laissaient traîner au supplice comme des brebis à la boucherie, sans se prévaloir de ce voisinage ni des guerres continuelles qui étaient entre les Romains et les Perses : contents de trouver un refuge assuré dans l'Empire romain, ils ne le remplissaient pas de leurs cris pour animer tous les peuples et les empereurs contre leur patrie ; ils ne leur offraient point leur main contre elle, et on ne les vit point à la guerre contre leur prince.

Les Goths zélés chrétiens si cruellement persécutés par leur roi Athanaric, se contentèrent aussi de se réfugier chez les Romains (4) ; mais ils ne songèrent pas à en faire des ennemis à leur roi : l'amour de la patrie et la soumission pour leur prince régna toujours dans leur cœur ; la maxime demeurait ferme, que la soumission doit être à toute épreuve : la tradition en était constante en tous lieux comme en tous temps, parmi les Barbares comme parmi les Romains, et tout le nom chrétien la conservait.

 

1 Soz., lib. II, cap. VIII et seq. — 2 Ibid. — 3 Ibid. — 4 Paul. Oros., lib. VII, XXXII ; Aug., de Civ. Dei, lib. XVII, cap. LI.

 

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Il n'est pas ici question de chercher de mauvais exemples depuis que la vigueur de la discipline chrétienne s'est relâchée : l'Eglise ne les a jamais approuvés ; et la foi des premiers siècles est demeurée ferme. Quand l'Eglise (ce qu'à Dieu ne plaise) aurait dégénéré de ces anciennes maximes sur lesquelles la religion a été fondée, c'était à des chrétiens qui se disaient réformés à purger le christianisme de ces erreurs ; mais au fond l'Eglise catholique ne s'est jamais démentie de l'ancienne tradition. S'il y a eu de mauvais exemples dans les derniers temps, s'il y en a eu de mêlés, l'Eglise n'a jamais autorisé le mal ; et en un mot la révolte, sous prétexte de persécution, n'a pu trouver d'approbation dans ses décrets. Les protestants sont les seuls qui en ont donné en faveur de la rébellion, que leurs synodes nationaux ont passée en dogme, jusqu'à déclarer eux-mêmes, pour ainsi parler, la guerre aux rois. Nous condamnons hautement tous les attentats semblables, en quelque lieu et en quelque temps qu'on les ait vus ; et tout le monde sait les décrets de nos conciles œcuméniques en faveur de l'inviolable majesté des rois. Mais la Réforme défend encore aujourd'hui les décrets de ses synodes, puisque M. Jurieu ose dire qu'elle n'en a point de honte : ce ne sont pas des faiblesses dont elle rougisse, ce sont des attentats qu'elle soutient.

Ainsi l'opposition entre les premiers chrétiens et nos chrétiens réformés est infinie. Les premiers chrétiens n'avaient rien que de doux et de soumis : mais on ne voit rien que de violent et d'impétueux dans ces chrétiens qui se sont dits réformés. Leurs propres auteurs nous ont raconté que dès le commencement ils étaient pleins « de vengeance, et se servaient dans leurs entreprises de gens aiguillonnés de leurs passions (1) ; » et leur ministre nous les représente encore à présent comme gens en qui « la rage et la fureur » fortifient l'attachement qu'ils ont à leur religion : mais les premiers chrétiens n'avaient rien d'amer ni d'emporté dans leur zèle. Aussi disaient-ils hautement, sans même que les infidèles osassent le nier, qu'ils n'excitaient point de trouble, ni n'attroupaient le peuple par des discours séditieux (2): au contraire les premières prédications de nos réformés furent suivies partout

 

1 Var., liv. X, n. 32, 39.— 2 Act., XXIV,  18.

 

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de séditions et de pilleries. Les infidèles avouaient eux-mêmes que les premiers chrétiens « ne blasphémaient point leurs faux dieux (1), » encore qu'ils en découvrissent la honte avec une extrême liberté : parce qu'ils parlaient sans aigreur et ne disaient que la vérité sans y mêler de calomnies : au contraire tout a été aigre et calomnieux dans nos chrétiens réformés, qui n'ont cessé de défigurer notre doctrine, et ont rempli l'univers de satyres envenimées pour exciter la haine publique contre nous. Les premiers chrétiens n'ont jamais été ni orgueilleux ni menaçants : nos chrétiens réformés, non contents de violentes menaces, en sont venus aux effets dès le commencement de leur Réforme. Il est vrai que nos chrétiens réformés ont eu à souffrir en quelques endroits, et la Réforme a tâché d'avoir le caractère des martyrs. Mais, comme nous avons vu, les martyrs souffraient avec humilité; et les autres, de leur aveu propre, avec dépit; les uns soutenus par leur seule foi, et les autres par leur passion : c'est pourquoi de si différents principes ont produit des effets bien contraires. Trois cents ans de continuelle et implacable persécution n'ont pu altérer la douceur des premiers chrétiens : la patience a d'abord échappé aux autres, et leur violence les a emportés aux derniers excès. A peine nomme-t-on en Allemagne trois ou quatre hommes punis pour le luthéranisme ; cependant toute l'Allemagne vit bientôt les ligues, et sentit les armes de nos réformés : ceux de France furent patiens durant environ trente ans à différentes reprises, sous les règnes de François I et de Henri II : ils ne furent pas à l'épreuve d'une plus longue souffrance ; et ils n'eurent pas plutôt trouvé de la faiblesse dans le gouvernement, qu'ils en vinrent aux derniers efforts contre l'Etat.

M. Jurieu donne pour raison de la justice de leurs armes le massacre de Vassi, sans répondre un mot seulement aux témoignages incontestables même des auteurs protestants, par lesquels nous avons montré que ce prétendu massacre ne fut qu'une rencontre fortuite, et un prétexte que la rébellion déjà résolue se voulait donner (2). Mais sans répéter les preuves que nous en avons rapportées contre ce ministre, nous avons de quoi le confondre

 

1 Act., XIX, 37. — 2 Var., liv. X, n. 42.

 

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par lui-même. « Le massacre de  Vassi, dit-il, avait donné le signal par toute la France, parce que, continue-t-il, au lieu qu'il ne s'agissait que de la mort de quelques particuliers sous les règnes de François I et de Henri II, ici et dans ce massacre la vie de tout un peuple était en péril (1). » Mais si l'on attendait ce signal, pourquoi donc avait-on déjà machiné la conspiration d'Amboise par expresse délibération de la Réforme, comme nous l'avons démontré par cent preuves et par l'aveu de Bèze même ? Et pourquoi donc avait-on résolu de s'emparer du château où le roi était, arracher ses ministres d'entre ses bras, se rendre maître de sa personne, lui contester sa majorité, lui donner un conseil forcé, et allumer la guerre civile dans toute la France jusqu'à ce que ce noir dessein fût accompli ? Car tout cela est prouvé plus clair que le jour dans l'Histoire des Variations (2), sans que M. Jurieu y ait répondu, ni pu répondre un seul mot. Et quant à ce que dit ce ministre, qu'on songea à prendre les armes, lorsqu'on vit que tout un peuple était en péril, au lieu qu'il ne s'agissait auparavant, c'est-à-dire sous François I et Henri II, que de quelques particuliers : Bèze a été bien plus sincère, puisqu'il est demeuré d'accord que ce qui causa les grands troubles de ce royaume, fut que « les seigneurs considérèrent que les rois François et Henri n'avaient jamais voulu attenter à la personne des gens d'Etat, » c'est-à-dire, des gens de qualité, « se contentant de battre le chien devant le loup » et les gens de plus basse condition devant les grands, « et qu'on faisait alors le contraire (3). » Ce fut donc, de l'aveu de Bèze , ce qui les fit réveiller « comme d'un profond assoupissement ; » et ils émurent le peuple, dont ils avaient méprisé les maux, tant qu'on ne s'était attaqué qu'à lui. Mais ni Bèze , ni Jurieu n'ont dit le fond. Les supplices des protestants condamnés à titre d'hérésie par édite et par arrêts sous François 1 et Henri II, mettaient en bien plus grand péril tout le parti réformé, et devaient lui donner bien plus de crainte que la rencontre fortuite de Yassi, où il était bien constant que ni on n'avait eu de mauvais dessein, ni on n'avait rien oublié pour empêcher qu'où ne s'échauffât. L'intérêt des gens de qualité ne fut

 

1 Lett. IX. p. 70. — 2 Liv. X, n. 26 et suiv. — 3 Var., ibid., n. 27.

 

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pas aussi la seule cause qui obligea la Réforme à se remuer sous François II ou Charles IX; car ils se seraient remués dès le temps de François I et de Henri II, puisqu'ils sentaient bien que ces princes ne les épargneraient pas s'ils se déclaraient, et qu'ils ne se sauvaient de leur temps qu'en dissimulant. Il ne s'agissait non plus dans nos guerres civiles de la vie des protestants, puisque nous avons fait voir et qu'il est constant qu'ils ont pris les armes tant de fois, non point pour leur vie, à laquelle il y avait longtemps qu'on n'en voulait plus, mais pour avoir part aux honneurs et un peu plus de commodité dans leur exercice. Il n'y a qu'à voir leurs traités et leurs délibérations pour en être convaincu ; et Bèze demeure d'accord (1) qu'il ne tint pas aux ministres qu'on ne rompît tout pour quelques articles si légers qu'on en a honte en les lisant. Ainsi la vraie cause des révoltes arrivées sous François II, sous Charles IX et sous les règnes suivants, c'est que la patience, qui n'est conçue et soutenue que par des sentiments humains, ne dure pas ; et que le dépit retenu dans des règnes forts, se déclare quand il en trouve de plus faibles. C'est ensuite que la Réforme délicate a pris pour persécution ce que les anciens chrétiens n'auraient pas seulement compté parmi les maux, c'est-à-dire la privation de quelques honneurs publics et de quelques facilités, comme on a dit : encore le plus souvent leurs plaintes n'étaient que des prétextes. Les rois qui leur ont été le plus contraires n'eussent pas songé à les troubler, si des esprits si remuants avaient pu se résoudre à demeurer en repos. Certainement sous Louis XIII ils étaient devenus si délicats et si plaintifs dans leurs assemblées politiques, et encore plus dans leurs synodes, qu'on les voyait prêts à échapper à tous moments ; en sorte qu'on n'osait rien entreprendre contre l'étranger, quoi qu'il fît, tant qu'on avait au dedans un parti si inquiet et si menaçant. Voilà dans la vérité et tous les François le savent, ce qui a fait nos guerres civiles ; et voilà en même temps ce qui mettra une éternelle différence entre les premiers chrétiens et les chrétiens réformés. M. Jurieu ne sortira jamais de cette difficulté : qu'il brouille tout ; qu'il mêle le ciel à la terre ; qu'il change les préceptes en conseils, et les règles

 

1 Hist., lib. VI.

 

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perpétuelles fondées sur l'ordre de Dieu et le repos des Etats en préceptes accommodés au temps ; qu'il change encore la patience des premiers chrétiens en faiblesse ; qu'il fasse leur obéissance forcée ; qu'il cherche de tous côtés des prétextes à la rébellion de ses pères : il est accablé de toutes parts par l'Ecriture, par la tradition, par les exemples de l'ancienne Eglise, par ses propres historiens ; et il n'y eut jamais une cause plus déplorée.

 

Exemples de M. Jurieu en faveur des guerres civiles de religion. Premier exemple, tiré de Jésus-Christ même.

 

Prêtez maintenant l'oreille, mes Frères, aux exemples dont on se sert parmi vous, pour permettre aux chrétiens opprimés de défendre leur religion à main armée contre les puissances souveraines. Etrange illusion! M. Jurieu a osé produire l'exemple de Jésus-Christ même, et encore dans le temps de sa passion, lorsqu'il ne fit autre chose, comme dit saint Pierre l, que de se livrer à un juge inique comme un agneau faible et muet, sans ouvrir seulement la bouche pour se défendre (1). Mais voyons comme le ministre argumente. « L'Evangile, dit-il, n'a ôté à personne le droit de se défendre contre  de violents agresseurs ; et c'est sans doute ce que le Seigneur a voulu signifier, quand allant au jardin où il savait que les Juifs devaient le venir enlever avec violence; et comme on lui eût dit : Voici deux épées, il répondit : C'est assez (2). » Sur quoi le ministre fonde ce raisonnement : «Ce n'était pas assez pour repousser la violence ; car deux hommes armez ne pouvaient pas résister à la troupe qui accompagnait Judas : mais c'était assez pour son but, qui était de faire voir que ses disciples dans une telle occasion ont le droit de se servir des armes : car autrement, quel sens cela aurait-il : Prenez vos épées? » Il ne fallait rien changer aux paroles du Fils de Dieu qui n'a point parlé en ces termes. Mais pour en venir au sens et à l'esprit, le ministre songe-t-il bien à ce qu'il dit, lorsqu'il tient un tel discours? Songe-t-il bien, dis-je, que ceux qui vendent prendre Jésus-Christ étaient les ministres de la justice , et que le conseil ou le sénat de Jérusalem , qui les envoyait (4), avait en main une partie

 

1 I Petr., II, 23.— 2 Isa., LIII, 7. — 3 Lett. IX, p. 69. — 4 Matth., XXVI, 47.

 

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delà puissance publique? Car il pouvait faire arrêter qui il voulait, et il avait la garde du temple et d'autres gens armés en sa puissance pour exécuter ses décrets. C'est pourquoi on voit si souvent dans les Actes «que les apôtres sont arrêtés par les pontifes et les magistrats du temple, et mis dans la prison publique pour comparaître devant le conseil (1), » où en effet ils répondent juridiquement sans en contester le pouvoir. Aussi lorsqu'ils prirent le Sauveur, sans les accuser d'usurper un droit qui ne leur appartenait pas, il se contente de leur dire : « Vous venez me prendre à main armée comme un voleur : j'étais tous les jours au milieu de vous enseignant dans le temple, et vous ne m'avez pas arrêté (2): » reconnaissant clairement qu'ils en avaient le pouvoir, et dans la suite reprenant saint Pierre qui avait frappé un des soldats, dont aussi il guérit la plaie par un miracle (3). Au lieu donc qu'il faudrait conclure de ce lieu, comme fait aussi saint Chrysostome, « qu'il faut souffrir les persécutions avec patience et avec douceur, et que c'est là ce que le Sauveur a voulu montrer par cette action (4), » M. Jurieu conclut au contraire qu'il a voulu montrer « qu'en cette occasion on a droit de se servir des armes. » Mais qui lui donne la liberté de tourner ainsi l'Ecriture à contresens, et de porter son venin jusque sur les actions de Jésus-Christ même? « Quel sens, dit-il, aurait cela : Prenez vos épées? et de quel usage seraient-elles, si on ne pouvait s'en servir (5)? » Et il ne veut pas seulement entendre cette parole de Jésus-Christ, lorsqu'il ordonne à ses apôtres d'avoir une épée : « Car je vous dis qu'il faut encore que ce qui est écrit de moi soit accompli : Il a été compté parmi les scélérats (6). » Tel était donc le but de Jésus-Christ , non, comme dit M. Jurieu, d'instruire les chrétiens à prendre les armes contre la puissance publique lorsqu'ils en seraient maltraités, mais d'accomplir la prophétie où il était dit « qu'on le mettrait au rang des scélérats. » En quoi, si ce n'est que comme un voleur il se faisait accompagner de gens violents pour s'empêcher d'être pris, et qu'il employait les armes contre les ministres de la justice pour ne point tomber entre ses mains ?

 

1 Act., IV, 3; V, 18. — 2 Matth., XXVI, 55. — 3 Joan., XVIII, 11. — 4 Homil. LXXXIII in Joan. — 5 Jur., ibid. — 6 Luc., XXII, 37.

 

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Jésus-Christ regardait donc cette résistance qu'il prévoyait qu'on ferait en sa faveur, non pas à la manière de M. Jurieu, comme une défense légitime, mais comme une violence et un attentat manifeste, qui aussi le ferait mettre par le peuple « au nombre des scélérats. » C'est pourquoi il reprend saint Pierre de s'être servi de son épée, et dit à lui et aux autres qui se mettaient en état de l'imiter : « Demeurez-en là ; qui prend l'épée, périt de l'épée (1) ; » non pour défendre de s'en servir légitimement, mais pour défendre de s'en servir dans de semblables occasions, et surtout contre la puissance publique. M. Jurieu ose dire que Jésus-Christ ne reprit saint Pierre de s'être servi de l'épée, qu'à cause du temps où il le fit (2), qui était celui où , selon l'ordre de son Père , il fallait qu'il mourût : comme si dans une autre occasion Jésus-Christ eût voulu permettre à ses disciples d'opposer la force aux puissances légitimes. Voilà ce que M. Jurieu ose attribuer à Jésus-Christ. Socrate un païen aura bien connu qu'on est obligé d'obéir aux lois et aux magistrats de son pays, quand même ils vous condamnent injustements ; autrement, dit-il, il n'y aurait plus ni peuple, ni jugement, ni loi, ni Etat : par ces solides maximes ce philosophe aura consenti à périr, plutôt que d'anéantir les jugements publics par sa résistance, et n'aura pas voulu s'échapper de la prison contre l'autorité de ces lois, de peur de tomber après cette vie entre les mains des lois éternelles, lorsqu'elles prendront la défense des lois civiles leurs sœurs ( car c'est ainsi qu'il parlait ) ; et Jésus-Christ qui rejette ceux dont la justice n'est pas au-dessus de celle des païens (4), aura été moins juste et moins patient qu'un philosophe, et aura voulu montrer à ses disciples que la défense contre le public est légitime ? Qui vit jamais un semblable attentat? et n'est-ce pas faire prêcher la révolte à Jésus-Christ même? Mais qui ne voit manifestement que ce qu'il blâme en cette occasion n'est pas seulement une résistance dans le temps où son Père voulait qu'il mourût, ce qui n'eût regardé que ses disciples à qui il avait appris ce secret de Dieu : mais en général une résistance qui le faisait mettre « au rang des méchants et des

 

1 Luc., XXII, 50, 51 ; Matth., XXVI, 52; Joa ., XVIII,  11.  — 2 Jur., ibid. — 2 Plat. Crito. — 4 Matth., V, 20.

 

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scélérats ; » en un mot une résistance contre la puissance publique , contre laquelle un particulier, un sujet, qui était le personnage que Jésus-Christ voulait faire alors sur la terre, n'a point de défense? C'est pourquoi il répond juridiquement au conseil de Jérusalem , comme nous l'avons déjà dit, et il demeure d'accord que « la puissance » de vie et de mort, dont Pilate le menaçait (1), « lui venait d'en haut » comme étant légitime et « ordonnée de Dieu, » ainsi que son Apôtre le dit après lui (2) : et il ajoute que a son royaume n'est pas de ce monde (3), » non plus que les ministres dont la force le pourrait défendre contre l'injustice des hommes, afin que ses disciples entendent qu'il veut bien en tout et partout se laisser traiter comme un sujet, et leur enseigner en même temps ce qu'ils doivent aux magistrats même injustes et persécuteurs.

M. Jurieu ne rougit pas de nous alléguer cet exemple, et de mettre la défense de sa religion dans un attentat manifeste : dans un attentat déclaré tel par les prophètes qui l'ont prédit ; que Jésus-Christ qui l'a vu a réprouvé, et qu'il a même réparé par un miracle, de peur qu'on ne pût jamais le lui imputer. Un tel exemple, qu'est-ce autre chose qu'une parfaite démonstration de la doctrine opposée à celle que le ministre voulait soutenir, et le tour qu'y donne M. Jurieu, une manifeste profanation des paroles de Jésus-Christ ?

 

Second exemple. Les Machabées.

 

Mais ce ministre se promet une victoire plus assurée de l'exemple des Machabées ou des Asmonéens, puisqu'il est certain qu'ils secouèrent le joug des rois de Syrie, qui les persécutaient pour leur religion. Il n'en faut pas davantage à notre ministre pour égaler la Réforme, et la nouvelle république des Pays-Bas, au nouveau royaume de Judée érigé par les Asmonéens (4). Mais pour se désabuser de cette comparaison, il ne faut que lire l'histoire (5), et bien comprendre l'état du peuple de Dieu.

Premièrement, il est constant qu'Antiochus et les autres rois

 

1 Joan., XIX, 10, 11.— 2 Rom., XIII, 1.— 3 Joan., XVIII, 36.— 4 Lett. IX, p. 67. — 5 II Mach., II, III.

 

 

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de Syrie ne se proposaient rien de moins que d'exterminer les Juifs, en faire passer toute la jeunesse au fil de l'épée, vendre tout le reste aux étrangers, en même temps donner à ces étrangers la terre que Dieu avait promise aux patriarches pour toute leur postérité, détruire la nation avec la religion qu'elle profes-soit, et en éteindre la mémoire, profaner le temple , y effacer le nom de Dieu, et y établir l'idole de Jupiter Olympien (1). Voilà ce qu'on avait entrepris, et ce qu'on exécutait contre les Juifs avec une violence qui n'avait point de bornes.

Secondement, il n'est pas moins assuré que la religion et toute l'ancienne alliance était attachée au sang d'Abraham, à ses enfants selon la chair, à la terre de Chanaan, que Dieu leur avait donnée pour y habiter, au lieu choisi de Dieu pour y établir son temple, au ministère lévitique et au sacerdoce attaché au sang de Lévi et d'Aaron, comme toute l'alliance en général l'était à celui d'Abraham : en sorte que sans tout cela, il n'y avait ni sacrifice, ni fête, ni aucun exercice de la religion. C'est pourquoi le peuple hébreu, selon les anciennes prophéties, ne devait être tiré de cette terre que deux fois : l'une sous Nabuchodonosor et dans la captivité de Babylone par un ordre exprès de Dieu, que le prophète Jérémie leur porta, et avec promesse d'y être rappelés bientôt après pour n'en être jamais chassés, selon que le même Jérémie et les autres prophètes le leur promettaient (2). Telle est la première transportation du peuple de Dieu hors de sa terre. La seconde et la dernière est celle qui leur devait arriver selon l'oracle de Daniel après avoir mis à mort l'Oint de Dieu et le Saint des saints (3), qui devait être perpétuelle, et emportait aussi avec elle l'entière réprobation de l'alliance et de la religion judaïque.

Troisièmement, il était constant par là que tant que l'ancienne alliance subsistait, il n'était non plus permis aux Juifs de se laisser transporter hors de leur terre, que de renoncer à tout le culte extérieur de leur religion ; et que consentir à la perte totale de la famille d'Abraham où celle d'Aaron était comprise, c'était consentir en même temps à l'extinction de la religion, de l'alliance et du sacerdoce. D'où il s'ensuit manifestement,

 

1 II Mach., V, VI. — 2 Jer., XXI, XXV, XXVII, XXIX-XXXI, etc.— 3 Dan., IX, 26.

 

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En quatrième lieu, que lorsque Dieu ne leur donnait aucun ordre d'abandonner la terre promise, où il avait établi le siège de la religion et de l'alliance , ni ne leur montroit aucun moyen de conserver la race d'Abraham que celui d'une résistance ouverte, comme il leur arriva manifestement dans cette cruelle persécution des rois de Syrie, c'était une nécessité absolue et une suite indispensable de leur religion de se défendre.

Et néanmoins, en cinquième lieu, ils n'en sont venus à ce dernier et fatal remède qu'une seule fois, et après une déclaration manifeste de la volonté de Dieu. Car auparavant, en quelque oppression qu'on les tînt dans le superbe et cruel empire de Babylone, ils y demeurèrent « paisibles et soumis, » offrant à Dieu des vœux continuels pour cet empire et pour ses rois , selon l'ordre qu'ils en avaient reçu de Dieu par la bouche de Jérémie et de Baruch (1). Quand ils virent paraître Cyrus, qui devait être leur libérateur, encore qu'il leur eût été non-seulement prédit, mais encore expressément nommé par leurs prophètes, ils ne se remuèrent pas en sa faveur, et attendirent en patience sa victoire d'où dépendait leur délivrance : et quand Assuérus, un de ses successeurs, séduit par les artifices d'Aman, entreprit de détruire toute la nation, et de « fermer par toute la terre la bouche de ceux qui louaient Dieu (2), » ils ne firent aucun effort pour lui résister, parce que Mardochée, un prophète et un homme manifestement inspiré de Dieu, leur faisait voir une espérance assurée de protection en la personne de la reine Esther; en sorte qu'il ne leur restait qu'à prier Dieu dans le sac et dans la cendre qu'il conduisît les desseins de cette reine. Que si dans la suite ils prirent les armes pour punir l'injustice de leurs ennemis, ce fut par un édit exprès du roi (3); et Dieu le permit ainsi pour montrer que ses fidèles naturellement ne troublaient point les Etats, et n'y entreprenaient rien qu'avec l'ordre de la puissance souveraine. Ils seraient donc demeurés aussi humbles et aussi soumis sous Antiochus, si Dieu leur avait donné une semblable espérance et un moyen aussi naturel de fléchir le roi. Mais le temps était arrivé où il avait résolu

 

1 Jerem., XXVII, 7; Bar., I, 11, 12.— 2 Est., III, IV, XIII, etc. — 3 Ibid., V, VII, VIII, XVI.

 

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de les sauver par d'autres voies, ainsi qu’il était marqué dans Daniel et dans Zacharie (1). Alors donc il inspira Mathathias , qui poussé du même esprit que son ancêtre Phinées, c'est-à-dire manifestement de l'esprit de Dieu (2), du même esprit dont Moïse avait été poussé à tuer l'Egyptien qui maltraitait les enfants d'Israël (3), selon qu'il est expliqué dans les Actes (4) ; du même esprit qui avait incité Aod à enfoncer un couteau dans le sein d'Eglon, roi de Moab (5), et Jahel femme d'Héber, à attirer Sisara dans sa maison pour lui percer les tempes avec un clou (6), du même esprit dont Judith était animée lorsqu'elle coupa la tète d'Holoferne (7) : Mathathias donc poussé de cet esprit, perça d'un coup de poignard un Juif qui se présentait pour sacrifier aux idoles, et l'immola sur l'autel où il allait sacrifier au Dieu étranger (8). Il enfonça le même poignard au sein de celui qui par l'ordre d'Antiochus contraignait le peuple à ces sacrifices impies, et il leva l'étendard de la liberté en disant : « Quiconque a le zèle de la loi, qu'il me suive (9). » C'est donc ici manifestement une inspiration extraordinaire, telle que celles qu'on voit paraître si souvent dans l'Ecriture et ailleurs. Il n'y a que les impies qui puissent nier de semblables inspirations extraordinaires ; et si les hypocrites ou les fanatiques s'en vantent à tort, il ne s'ensuit pas que les vrais prophètes et les hommes vraiment poussés par l'esprit de Dieu, se les attribuent vainement. Mathathias fut du nombre de ces hommes vraiment inspirés : il en soutint le caractère jusqu'à la mort, et il distribua entre ses enfants les fonctions auxquelles Dieu les destinait, avec une prédiction manifeste des grands succès qui leur étaient préparés (10). La suite des événements justifia clairement que Mathathias était inspiré : car outre qu'il parut des signes et des illuminations surprenantes et miraculeuses dans le ciel, on vit paraître dans les combats des anges qui soutenaient le peuple de Dieu, et « en foudroyant » les ennemis jetaient « le désordre et la confusion dans leur armée (11). » Le prophète Jérémie apparut à Judas le Machabée « dans un songe digne de toute croyance, » et lui mit en main

 

1 Dan., VII, VIII, X-XII; Zach., XI, 7 et seq. — 2 I Mach., II, 24, etc. — 3 Exod., II, 12.— 4 Act., VII, 24, 25. — 5 Judic., III, 21.— 6 Judic., IV, 17 et seq,; V, 24 et seq. — 7 Judith, VIII, etc. — 8 I Mach., II, 23,24. — 9 Ibid., 27 et — 10 I Mach., II, 49, 64 et seq. — 11 II Mach., X, 29, 30.

 

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l'épée par laquelle il devait défaire les ennemis de son peuple, en lui disant : « Recevez cette sainte épée et ce présent de Dieu , par lequel vous renverserez les ennemis de mon peuple d'Israël (1). » Tant de victoires miraculeuses, qui suivirent cette céleste vision, firent bien voir qu'elle n'était pas vaine; et la vengeance divine fut si éclatante sur Antiochus, que lui-même la reconnut, et fut contraint d'adorer, mais trop tard, la main de Dieu dans son supplice (2). Que si nos réformés ne veulent pas reconnaître ces signes divins, à cause qu'ils sont tirés des livres des Machabées qu'ils ne reçoivent pas pour canoniques; sans leur opposer ici l'autorité de l'Eglise, qui les a mis dans son canon il y a tant de siècles, je me contente de l'aveu de leurs auteurs qui respectent ces livres comme contenant une histoire véritable et digne de tout respect, où Dieu a étalé magnifiquement la puissance de son bras et les conseils de sa providence pour la conservation de son peuple élu. Que si M. Jurieu ou quelque autre aussi emporté que lui refusaient à des livres si anciens la vénération qui leur est due, il n'y aurait qu'à leur demander d'où ils ont donc pris l'histoire des Machabées qu'ils nous opposent? Que s'ils sont contraints d'avouer que les livres que nous leur citons sont les véritables originaux d'où Josèphe et tous les Juifs ont tiré cette admirable histoire , il faut ou la rejeter comme fabuleuse ou la recevoir avec toutes les merveilleuses circonstances dont elle est revêtue. Et il ne faut point s'étonner que Josèphe en ait supprimé une partie, puisqu'on sait qu'il dissimulait ou qu'il déguisait les miracles les plus certains, de peur d'épouvanter les gentils pour qui il écrivait. Si les protestants se veulent ranger parmi les infidèles, et refuser leur croyance aux miracles dont Dieu se servait pour déclarer sa volonté à son peuple, nous ne voulons pas les imiter ; et nous soutenons avec l'histoire originale de la guerre des Machabées, qu'elle ne fut entreprise qu'avec une manifeste inspiration de Dieu.

Enfin en sixième lieu, Dieu, qui avait résolu d'accumuler tous les droits pour établir le nouveau royaume qu'il érigea en Judée sous les Machabées, fit concourir à ce dessein les rois de Syrie , qui accordèrent à Jonathas et à Simon, avec l'entier affranchissement

 

1 II Mach., XV, 11, 15, etc. — 2 I Mach., VI, 12; II Mach., IX, 12.

 

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de leur peuple, non-seulement toutes les marques, mais encore tous les effets de la souveraineté ; ce qui fut aussi accepté et confirmé par le commun consentement de tous les Juifs.

Je veux bien accorder à M. Jurieu et aux Provinces-Unies, si elles veulent, qu'elles ont eu en quelque chose un succès pareil à ce nouveau royaume de Judée, puisqu'à la fin les rois d'Espagne leurs souverains ont consenti à leur affranchissement. Bien plus,  afin que les choses soient plus semblables, puisqu’en regardant ces provinces comme imitatrices du nouveau royaume de Judée, il faut aussi regarder les princes d'Orange comme les nouveaux Machabées qui ont érigé cet Etat; je n'empêche pas qu'on ne dise qu'à l'exemple des Asmonéens ces princes se sont faits les souverains du peuple qu'ils ont affranchi, et qu'ils peuvent s'en dire les vrais rois, comme ils y ont déjà de gré ou de force l'autorité absolue. Si les Provinces-Unies donnent à la fin leur consentement à cette souveraineté, il serai vrai que la fin des princes d'Orange sera à peu près semblable de ce côté-là à celle des Machabées : mais il y aura toujours une différence infinie dans les commencements des uns et des autres. Car, quelque dévoué qu'on soit à la maison d'Orange, on ne dira jamais sérieusement, ni que le prince d'Orange Guillaume Ier ait été un homme manifestement inspiré, un Phinées, un Mathathias, un Judas le Machabée, qui ne respirait que la piété ; ni que la Hollande, dont il conduisoit les troupes, fût le seul peuple où par une alliance particulière Dieu eût établi la religion et ses sacrements ; ni que la religion qu'il soutenait fût la seule cause qui lui fit prendre les armes, puisque sans parler de ses desseins ambitieux si bien marqués dans toutes les histoires, il cacha si longtemps lui-même sa religion et donna tout autre prétexte à ses entreprises; ni que lui et ses successeurs n'aient jamais rien attenté pour subjuguer ceux qui leur a voient confié la défense de leur liberté. Il faudrait donc laisser là l'exemple des Macchabées; et pour ne parler plus ici de la vaine flatterie que le ministre Jurieu fait aux Provinces-Unies, je soutiens que l'action des Macchabées et des Juifs qui les ont suivis, étant extraordinaire et venant d'un ordre spécial de Dieu dans un cas et

 

1 I Mach., cap. XI, XII et seq.

 

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un état particulier, ne peut être tirée à conséquence pour d'autres cas et d'autres états. En un mot, il  n'y a rien de semblable entre les Juifs d'alors et nos réformés, ni dans l'état de la religion, ni dans l'état des personnes. Car dans la religion chrétienne, il n'y a aucun lieu ni aucune race qu'on soit obligé de conserver, à peine de laisser périr la religion et l'alliance. Au lieu de dire, comme pouvaient faire les Juifs : Il faut sauver notre vie pour sauver la religion, il faudrait dire au contraire, selon les maximes de Jésus-Christ : Il faut mourir pour l'étendre : c'est par la mort et la corruption que ce grain se multiplie ; et ce n'est pas le sang transmis à une longue postérité qui fait fructifier l'Evangile ; mais c'est plutôt le sang répandu pour le confesser : ainsi la religion ne peut jamais être parmi nous en l'état et dans la nécessité où elle était sons les Machabées. L'état des personnes est encore plus dissemblable que celui de la religion. Les Macchabées voyaient toute leur nation attaquée ensemble, et prête à périr toute entière comme par un seul coup : mais nos réformés, loin de. combattre pour toute la nation dont ils étaient, n'en faisaient que la plus petite partie, qui avait entrepris d'accabler l'autre et de lui faire la loi. Les Macchabées et les Juifs qui les suivaient, loin de vouloir forcer leurs compatriotes à corriger la religion dans laquelle ils étaient nés, ne demandaient que de vivre dans le même culte où leurs pères les avaient élevés : mais nos rebelles condamnaient les siècles passés, et ne cherchaient qu'à détruire la religion où leurs pères étaient morts,  quoiqu'eux-mêmes ils l'eussent sucée avec le lait. Les Macchabées combattaient, afin qu'on leur laissât la possession du saint temple où leurs pères servaient Dieu : nos rebelles renonçaient aux temples et aux autels de leurs pères, quoique ce fût le vrai Dieu qu'ils y adorassent ; ou s'ils les voulaient avoir, c'était en les enlevant à leurs anciens et légitimes possesseurs, et encore en y changeant tout le culte pour lequel la structure même de ces édifices sacrés faisait voir qu'ils étaient bâtis; en quoi ils étaient semblables, non point aux Macchabées défenseurs du temple, mais aux gentils qui en étaient les profanateurs, puisque si ceux-ci profanaient le temple en y mettant leurs idoles, nos réformés, pour avoir occasion de profaner aussi les

 

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temples de leurs pères, faisaient semblant d'oublier qu'ils étaient dédiés au Dieu vivant; et autant qu'il était en eux, ils en faisaient des temples d'idoles, en appelant de ce nom les images érigées par nos pères pour honorer la mémoire des mystères de Jésus-Christ et celle des Saints. Bien éloigné qu'on puisse dire que le ministère de la religion fût corrompu et interrompu par les Macchabées, ils étaient eux-mêmes revêtus de l'ancien sacerdoce de la nation, où ils étaient élevés par la succession naturelle et selon les lois établies : nos rebelles disaient au contraire que sans égard à la succession, nia ceux qu'elle mettait en possession du ministère sacré, il en fallait dresser un autre; ce qui était renoncer à la ligne du sacerdoce et à la suite de la religion, ou plutôt à la religion dans son fond, puisque la religion ne peut subsister sans cette suite. On voit bien, selon ces principes, qu'il y a pu avoir dans les Macchabées, qui venaient dans la succession légitime et dans l'ordre établi de Dieu, un instinct particulier de son Saint-Esprit pour entreprendre quelque chose d'extraordinaire ; mais au contraire l'esprit dont étaient agités ceux qui menaient nos réformés au combat et en commandaient les armées, étant entièrement détaché de l'ordre établi de Dieu et de la succession du sacerdoce, ne pouvait être qu'un esprit de rébellion et de schisme. Aussi l'Esprit de Dieu paraît-il si peu dans les capitaines de la Réforme, que loin d'oser dire qu'ils fussent des hommes pleins de Dieu, comme étaient un Mattathias et ses enfants, M. Jurieu n'a osé dire que ce fussent de vrais gens de bien selon les règles de l'Evangile, ni autre chose tout au plus, selon lui-même, que des héros à la manière du monde ; de sorte que ce serait se jouer manifestement de la foi publique, de reconnaître ici la moindre apparence d'un instinct divin et prophétique. Aussi n'y en avait-il ni marque ni nécessité; ni, en un mot, rien de semblable entre les Macchabées et les protestants, que le simple extérieur d'avoir pris les armes.

C'est pourquoi nous ne voyons pas que l'Eglise persécutée par les princes infidèles ou hérétiques, se soit jamais avisée de l'exemple des Macchabées pour s'animer à la résistance. Il était trop clair que cet exemple était extraordinaire, dans un cas et dans un état tout particulier, manifestement divin dans ses effets

 

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et dans ses causes; en sorte que, pour s'en servir, il fallait pouvoir dire et justifier qu'on était manifestement et particulièrement inspiré de Dieu. Mais pour connaître la vraie tradition de l'ancien peuple, qui devait servir de fondement à celle du nouveau, il ne fallait que considérer sa pratique continuelle dès son origine : car à commencer par le temps de sa servitude en Egypte, il est certain qu'il n'employa pour s'en délivrer que ses gémissements et ses prières (1). Que si Dieu employa des voies plus fortes, ce furent tout autant de coups de sa main toute-puissante et de son bras étendu, comme parle l'Ecriture, sans que ni le peuple, ni Moïse qui le conduisait, songeassent jamais ni à se défendre par la force, ni à s'échapper de l'Egypte d'eux- mêmes ou à main armée ; en sorte que Dieu les laissa dans l'obéissance des rois qui les avaient reçus dans leur royaume, se réservant de les délivrer par un coup de sa souveraine puissance. Nous aurons lieu dans la suite d'examiner leur conduite sous leurs rois, et les droits de la monarchie que Dieu a voit établie parmi eux. Mais on peut voir en attendant, quelle obéissance eux et leurs prophètes crurent toujours devoir à ces rois, puisque sous des rois impies, tels qu'étaient un Achab, un Achaz, un Manassès, quoiqu'ils fissent mourir les prophètes et qu'ils contraignissent le peuple à un culte impie, en sorte que les fidèles étaient contraints de se cacher, pendant que toutes les villes et Jérusalem elle-même regorgeaient de sang innocent, comme il arriva sous Manassès : un Elie, un Elisée, un Isaïe, un Osée et les autres saints prophètes qui criaient si haut contre les égarements de ces princes, ne songeaient pas seulement à leur contester l'obéissance qui leur était due. Le peuple saint fut aussi paisible sous le joug de fer de Babylone, comme nous avons déjà vu ; et pour ne point répéter ce que j'ai dit, ni prévenir ce que j'ai à dire dans la suite sur ce sujet, on voit régner dans ce peuple les mêmes maximes que le peuple chrétien en a aussi retenues, de rendre à ses rois, quels qu'ils fussent, un fidèle et inviolable service. C'est par toute cette conduite du peuple de Dieu qu'il fallait juger du droit que Dieu même avait établi parmi eux. S'il a voulu une seule fois s'en dispenser sous les Macchabées avec les

 

1 Exod., V et seq.

 

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restrictions et dans les conjonctures particulières qu'on vient de voir il a marqué clairement que ce n'était pas le droit établi, mais l'exception de ce droit faite par sa main souveraine; et c'est pourquoi sans se fonder sur ce cas extraordinaire, l'Eglise chrétienne s'est fait une règle de la pratique constante de tout le reste des temps : de sorte qu'on peut assurer comme une vérité incontestable que la doctrine qui nous oblige à pousser la fidélité envers les rois jusqu'aux dernières épreuves, est également établie dans l'ancien et dans le nouveau peuple.

 

Troisième exemple. Celui de David.

 

Il reste à examiner le troisième exemple de M. Jurieu , qui est celui de David, que ce ministre propose pour prouver qu'on peut défendre sa vie à main armée contre son prince ; et il répète souvent que si on peut prendre les armes contre son roi pour la vie, on le peut à plus forte raison pour la religion et pour la vie tout ensemble. D'abord et sans hésiter j'accorde la conséquence : mais voyons comme il établit le fait d'où il la tire. « Pourquoi, dit-il, David avait-il assemblé autour de lui quatre ou cinq cents hommes tous gens braves et bien armez? N'était-ce pas pour se défendre , pour résister à la violence par la force, et pour résister à son roi qui le voulait tuer? Si Saül fût venu l'attaquer avec pareil nombre de gens, s'en serait-il fui? N'aurait-il pas combattu pour sa vie , quanti même c’aurait été avec quelque péril de la vie de Saül lui-même, parce que dans le combat on ne sait pas où les coups portent? David savait son devoir; il avait la conscience délicate : il respecte l'onction de Dieu dans les rois ; mais il ne croit pas qu'il soit toujours illégitime de leur résister, et même David était dans un cas où nous ne voudrions pas permettre de résister par les armes à un souverain ; dans le fond il était seul, et n'était qu'un particulier; nous n'étendons pas le pouvoir de résister à un souverain jusque-là : mais celui qui a cru qu'un particulier pouvait repousser la violence par la force, a cru à plus forte raison que tout un peuple le pouvait (1). » J'ai rapporté exprès tout au long le discours de M. Jurieu, afin qu'on

 

1 Lett. XVII, p. 134; Lett. IX.

 

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voie que ce ministre détruit lui-même son propre raisonnement ; car en effet il sent bien qu'il prouve plus qu'il ne veut. Il veut prouver que tout un peuple, c'est-à-dire, non-seulement tout un royaume, mais encore une partie considérable d'un royaume, tel qu'était tout le peuple chrétien dans l'empire romain ou en France tous les protestants, ont pu prendre les armes contre leur prince. Voilà ce qu'il voulait prouver ; mais sa preuve porte plus loin qu'il ne veut, puisqu'elle démontrerait, si elle était bonne, non-seulement que tout un grand peuple, mais encore tout particulier peut s'armer contre son prince, lorsqu'il lui fait violence ; ce que le ministre rejette non-seulement ici, comme il paraît par les paroles qu'on vient de produire, mais encore en d'autres endroits (1). C'est néanmoins ce qu'il prouve ; et par conséquent selon lui-même sa preuve est mauvaise, n'y ayant rien de plus assuré que cette règle de dialectique : Qui prouve trop ne prouve rien. Cela paraît encore plus évidemment, en ce qu'il attribue à David d'avoir cru « qu'un particulier pouvait repousser à main armée la violence, » même celle de son roi ; car c'est de quoi il s'agit : ce qui est lui attribuer une erreur grossière et insupportable, et par conséquent condamner toute l'action qu'on fonde sur une maxime si visiblement erronée : en quoi non-seulement M. Jurieu blâme en David ce que l'Ecriture n'y blâme pas, mais encore il se confond lui-même , en nous alléguant un auteur, qui selon lui est dans l'erreur, et nous donnant pour modèle un exemple qui est mauvais selon ses principes.

Je n'aurais donc qu'à lui dire, si je voulais lui fermer la bouche par son propre aveu, que David, qui agissait sur de faux principes , ne doit pas être suivi dans cette action ; mais la vérité ne me permet pas de profiter ou de l'ignorance ou de l'inconsidération de mon adversaire. Toute l'Ecriture me fait voir que dans cette conjoncture David agit toujours par l'Esprit de Dieu; que dans toutes ses entreprises il attendait la déclaration de sa volonté ; qu'il consultait ses oracles ; qu'il était averti par ses prophètes, qu'il était prophète lui-même, et que l'esprit prophétique qui était en lui ne l'abandonna jamais (2). Témoins les Psaumes qu'il fit dans

 

1 Lett. XVIII, p. 134. — 2 I Reg., XXII,3, 5; XXIII, 2, 4.

 

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cet état et même chez le roi Achis, et au milieu du pays étranger où il s'était réfugié; Psaumes que nous chantons tous les jours comme des cantiques inspirés de Dieu. J'avoue donc qu'il n'y a rien à blâmer dans la conduite de David ; et ce qui a trompé M. Jurieu, qui abuse de son exemple, c'est qu'il n'a pas voulu considérer ce que David était alors. Car s'il avait seulement songé que ce David, qui n'est selon lui « qu'un particulier, » en effet était un roi sacré par l'ordre de Dieu (1), il aurait vu le dénouement manifeste de toute la difficulté, mais en même temps il aurait fallu renoncer à toute sa preuve ; car on n'aurait pu nier que ce ne fût un cas tout particulier, puisque celui qu'on verrait armé pour se défendre du roi Saül est roi lui-même. Et sans vouloir examiner si on ne pourrait pas soutenir qu'en effet il était roi de droit, et que Saül ne régnait que par tolérance, ou en tout cas par précaire et comme simple usufruitier , pour honorer en sa personne le titre de roi qu'il avait eu ; quand il ne faudrait regarder dans le sacre de David qu'une simple destination à la couronne : toujours faudrait-il dire , puisque cette destination venait de Dieu , que Dieu, qui lui avait donné ce droit, était censé lui avoir donné en même temps tout le pouvoir nécessaire pour le conserver. Car au reste le droit de David était si certain, qu'il était connu de Jonathas fils de Saül, et de Saül même (2) : de là vient que Jonathas demandait pour toute grâce à David d'être le second après lui. Le peuple aussi était bien instruit du droit de David, comme il paraît par le discours d'Abigaïl (3). Ainsi personne ne pouvait douter que sa défense ne fût légitime, et Saül lui-même le reconnaissait, puisqu'au lieu de le traiter de rebelle et de traître, il lui disait : « Vous êtes plus juste que moi, » et il traitait avec lui comme d'égal à égal, en le priant de conserver sa postérité (4).

Il ne faut pourtant pas s'imaginer que Dieu ait voulu se servir de David pour diviser les forces de son peuple, ni que ses armes toujours fatales aux Philistins, dussent jamais se tourner contre , sa patrie et contre son prince ; car premièrement, lorsqu'il assembla ces quatre cents hommes, son intention n'était pas de demeurer

 

1 Reg., XVI, 12, 13. — 2 I Reg., XXIII, 17; XXIV, 21. — 3 I Reg., XXV, 30, 31. — 4 I Reg., XXIV, 18, 21 ; XXVI, 25.

 

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dans le royaume d'Israël, mais avec le roi de Moab avec qui il était d'accord pour sa sûreté. S'il campait et se tenait sur ses gardes, cette précaution était nécessaire contre des gens sans aveu qui auraient pu l'attaquer ; et au surplus il tenait son père et sa mère entre les mains du roi de Moab, « jusqu'à ce que la volonté du Seigneur se fût déclarée (1). » Loin donc de vouloir combattre contre son pays, il allait chercher la sûreté de sa personne sacrée dans une terre étrangère : que s'il en sortit enfin pour se retirer dans les terres de la tribu de Juda, qui lui était plus favorable à cause que c'était la sienne , ce fut un ordre exprès de Dieu porté par le prophète Gad qui l'y obligea (2). Lorsqu'il fut dans le royaume de Saül, il y fit si peu de mal à ses citoyens, qu'au contraire sur le mont Carme!, l'endroit le plus riche de tout le royaume, et au milieu des biens de Nabal le plus puissant homme du pays, il ne toucha ni à ses biens, ni à ses « troupeaux : on ne trouva jamais à dire une seule de ses brebis; » et au contraire les gens de Nabal rendaient témoignage aux troupes de David, « que loin de les vexer, elles leur étaient un rempart et une défense assurée (3). » Pendant qu'on le poursuivait à toute outrance, il fuyait de désert en désert, pour éviter la rencontre des gens de Saül, et pour assurer sa personne dont il devait la conservation à l'Etat, sans jamais avoir répandu le sang d'aucun de ses citoyens, ni profité contre eux ni contre Saül d'aucun avantage : mais au contraire il était toujours attentif au bien de son pays; et contre l'avis de tous les siens, il sauva la ville de Ceilan des Philistins qui l'allaient surprendre, et qui déjà en avaient pillé tous les environs (4) : ainsi dans une si grande oppression, il ne songeait qu'à servir son prince et son pays. Lorsqu'enfin il fut obligé de traiter avec les ennemis, ce fut seulement pour la sûreté de sa personne. Il ne fit jamais de pillage que sur les Amalécites et les autres ennemis de sa patrie (5). De cette sorte la nécessité où il se voyait réduit ne lui fit jamais rien entreprendre qui fût indigne d'un Israélite ni d'un fidèle sujet : le traité qu'il fit avec l'étranger servit à la fin à sa patrie; et il incorpora au peuple de Dieu

 

1 I Reg., XXII, 3. — 2 Ibid., 5.— 3 I Reg., XXV, 8, 15.—  4 I Reg., XXIII, 1 et seq. — 5 I Reg., XXVII, 8, 9, 10.

 

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la ville de Siceleg, que les Philistins lui avaient donnée pour retraite.

Si M. Jurieu savait ce que c'est que d'expliquer l'Ecriture , il aurait pesé toutes ces circonstances ; et il se serait bien gardé de dire ni que David fût un simple particulier, ni qu'il ait jamais rien entrepris contre la puissance publique. Au lieu de peser en théologien et en interprète exact ces circonstances importantes, il se met à raisonner en l'air ; et il nous demande pourquoi David était armé, « si ce n'était pour se défendre contre son roi : » comme s'il n'eût pas eu à craindre cent particuliers, qui pour faire plaisir à Saül pouvaient l'attaquer, ou que sans aucun dessein d'en venir avec Saül aux extrémités, il n'eût pas pu avoir en vue de faire envisager à ce prince ce que la nécessité et le désespoir pouvaient inspirer contre le devoir à de braves gens poussés à bout. Mais M. Jurieu passe plus avant, et il ne veut pas qu'on croie que David « avec des forces égales s'en serait fui » devant Saül. Pourquoi non, plutôt que d'être forcé à combattre contre son roi? Mais le vaillant Jurieu ne peut comprendre qu'on fuie. Qu'il permette du moins à David de faire devant l'ennemi une belle et glorieuse retraite. Non , dit-il, il faut donner ; et David aurait combattu au hasard , dit notre ministre (1), de mettre en péril la vie du roi son beau-père; car ces titres de roi et de beau-père ne lui sont rien. Comment n'a-t-il pas frémi en écrivant ces paroles? David rencontrant Saül à son avantage, après lui avoir sauvé la vie malgré les instances de tous les siens , se sentit saisi de frayeur pour lui avoir seulement coupé le bord de sa robe, et avoir mis la main, quoique d'une manière si innocente, sur sa personne sacrée (2) : et celui qu'on voit si frappé d'une ombre d'irrévérence envers son roi, ne fuirait pas un combat où on aurait pu attenter sur sa vie ? Voilà comme les ministres enseignent à ménager le sang des rois. Cependant M. Jurieu, comme nous verrons, fait semblant d'avoir en horreur les attentats sur les souverains; et ici contraire à lui-même , il veut qu'un particulier ait droit de donner combat à son roi présent, au hasard de le tuer dans la mêlée. Mais David était bien éloigné de ce sentiment impie, lorsqu'il disait : « Dieu me

 

1 Jur., Lett. XVII. — 2 I Reg., XXIII, 6 et seq.

 

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garde de mettre la main sur mon maître l'Oint du Seigneur (1) ! » Et il criait à Saül : « Ne croyez pas les calomniateurs qui vous disent que David veut attenter sur vous. Vous le voyez de vos yeux, que Dieu vous a mis entre mes mains dans la caverne. Mais j'ai dit en mon cœur : A Dieu ne plaise que j'étende la main sur l'Oint du Seigneur ! Que le Seigneur juge entre vous et moi, et qu'il me venge de vous comme il lui plaira ; mais que ma main ne soit pas sur vous (2) ! » Il ne reconnaissait donc autre puissance que celle de Dieu, qui put lui faire justice de Saül. Ce qu'il explique encore plus clairement, lorsque devenu une seconde fois maître de la vie de ce prince, il dit à Abisaï qui l'accompagnait (3) : « Gardez-vous bien de mettre la main sur Saül ; car qui pourra étendre sa main sur l'Oint du Seigneur et demeurer innocent? Vive le Seigneur, si le Seigneur ne le frappe, ou que le jour de sa mort n'arrive, ou que venant à une bataille il n'y meure » (comme Saül mourut en effet dans une bataille contre les Philistins) , il n'a rien à craindre, « et ma main ne sera jamais sur lui. Dieu m'en garde, et ainsi me soit-il propice ! » C'est en cette sorte que David a recours à Dieu comme à son unique vengeur. Encore lorsqu'il parlait de cette vengeance , c'était pour montrer à Saül ce que ce prince avait à craindre, et non pas pour lui déclarer ce que David lui souhaitait, puisque, loin de souhaiter la mort à Saül, il la pleura si amèrement, et en fit un châtiment si prompt lorsqu'elle lui fut annoncée (4). Un homme qui parle et agit ainsi, est bien éloigné de vouloir lui-même combattre contre son roi, ni attenter sur sa vie en quelque manière que ce soit. Et en effet s'il eût cru l'attaque légitime, ou qu'il put avoir d'autre droit que celui de s'empêcher d'être pris, comme il faisait en se cachant, il aurait pu aussi bien attenter contre son roi dans une surprise que dans un combat. Le même droit de la guerre permet également l'un et l'autre : et s'il voulait épargner le sang de Saül, il pouvait du moins s'assurer de sa personne. Mais il savait trop qu'un sujet n'a ni droit, ni force contre la personne de son prince ; et le ministre le met en droit de le faire périr dans un combat ! Il a oublié toute

 

1 I Reg., XXIV, 3 et seq.— 2 Ibid., 7 et seq.— 3 I Reg., XXVI, 9-11.— 4 II  Reg., I, 14, 17.

 

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l'Ecriture; mais il a oublié tous les devoirs d'un sujet. Il ne songe plus à ce qui est dû à la majesté, ni à la personne sacrée des rois, ni à la sainte onction qui est sur eux. Je ne m'en étonne pas : il ne se souvient même plus qu'il est François; et il nous parle avec dédain de la loi Salique, « véritable, » dit-il (1), « ou prétendue, » comme ferait un homme venu des Indes ou du Malabar; tant est sorti de son cœur ce qui est le plus avant imprimé de tout temps et dès l'origine de la nation, dans le cœur de tous les François.

Mais pour revenir à notre sujet, concluons qu'il n'y a rien de plus mal allégué que l'exemple de David, puisque bien loin qu'il fût permis de le regarder comme un simple particulier, Dieu qui l'avait sacré roi, voulait qu'on le regardât comme un personnage public, dont la conservation était nécessaire à l'Etat : et qu'après tout il n'a fait que pourvoir à sa sûreté , comme il y était obligé, non-seulement sans rien attenter contre son roi ni contre son pays, mais encore sans jamais cesser de les servir au milieu d'une si cruelle oppression. Voilà ce qui est constant dans le fait. Aussi M. Jurieu, qui n'a pu trouver aucun attentat dans les actions de David, n'a de refuge qu'à des questions en l'air; et il est réduit à rechercher, non ce qu'il a fait, car il est déjà bien constant qu'il n'a rien fait de mal contre son prince, mais ce qu'il aurait fait en tels et tels cas qui ne sont point arrivés. Que s'il faut enfin lui répondre sur ses imaginations, nous lui dirons en un mot, que ces grands hommes abandonnés aux mouvements de leur foi et à la divine Providence , apprenaient d'elle à chaque moment ce qu'ils avaient à faire , et y trouvaient des ressources pour se dégager des inconvénients où ils paraissaient inévitablement enveloppés, comme on le voit en particulier dans toute l'histoire de David : de sorte que s'inquiéter de ce qu'auraient fait ces grands personnages dans les cas que Dieu détournait par sa providence, c'est oser demander à Dieu ce qu'il leur aurait inspiré, et craindre que sa sagesse ne fût épuisée.

Enfin donc nous avons ôté toute espérance au ministre, et il ne lui reste pour soutenir la prise d'armes de ses pères , ni autorité

 

1 Lett. XVIII, p. 139, col. 2.

 

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ni exemple. Au contraire tous les exemples le condamnent, et tous les martyrs combattent contre lui.

 

Raisonnements de M. Jurieu en faveur des guerres civiles de religion.

 

Nous n'aurions pas un moindre avantage, si nous voulions attaquer les vaines maximes que le ministre appelle à son secours, et les frivoles raisonnements dont il les appuie. « Le droit, dit-il, de la propre conservation est un droit inaliénable (1). » S'il est ainsi, tout particulier injustement attaqué dans sa vie par la puissance publique, a droit de prendre les armes, et personne ne lui peut ravir ce droit. Il ne sert de rien de répondre qu'il parle d'un peuple : car sans ici raisonner sur cette chimère qu'il propose , savoir ce qu'on pourrait faire contre un tyran qui voudrait tuer tout son peuple et demeurer roi des arbres et des maisons sans habitants, il met expressément dans le même droit une « grande partie du peuple » qui verrait sa vie injustement attaquée : et c'est pourquoi il soutient que les chrétiens eussent pu armer contre leurs princes, s'ils en eussent eu les moyens, et par la même raison, que les protestants ont pu le faire, quoique les uns et les autres, loin d'être tout le peuple, n'en fussent que la plus petite partie. Que deviendront les Etats si on établit de telles maximes? Que deviendront-ils encore un coup, si ce n'est une boucherie et un théâtre perpétuel et toujours sanglant de guerres civiles ? Car comme l'opinion fait le même effet dans l'esprit des hommes que la vérité, toutes les fois qu'une partie du peuple s'imaginera qu'elle a raison contre la puissance publique, et que la punir de sa rébellion c'est s'attaquer injustement à sa vie, elle se croira en droit de prendre les armes, et soutiendra que le droit de se conserver ne lui peut être ravi. Qu'on nous montre que les chrétiens persécutés aient jamais songé à ce prétendu droit. Et pour ne pas seulement parler du temps des persécutions et de la cause de la religion, Antioche, la troisième ville du monde, qu'on appelait l'Œil de l'Orient, et par excellence Antioche la peuplée, se vit en péril d'être ruinée par Théodose le Grand dont on avait renversé les statues. On pouvait dire qu'il n'était pas juste de

 

1 Lett. IX, p. 167.

 

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punir toute une ville de l'attentat de quelques particuliers qui même étaient étrangers, ni de mêler l'innocent avec le coupable; et en effet saint Chrysostome (1) met cette raison dans la bouche de Flavien patriarche d'Antioche, qui allait demander pardon à l'Empereur pour tout le peuple. Mais cependant on ne disait point, que dis-je, on ne disait point? il ne venait pas seulement dans la pensée qu'il fût permis de défendre sa vie contre le prince : au contraire on ne parlait à ce peuple que de l'obligation de révérer le magistrat (2) : on lui disait qu'il avait à craindre la plus grande puissance qui fût sur la terre, et qu'il n'a voit à invoquer que celle de Dieu qui seule était au-dessus (3). C'est ce que saint Chrysostome inculquoit sans cesse ; et ce Démosthène chrétien fit sur ce sujet des homélies dignes par leur éloquence de l'ancienne Grèce, et «lignes par leur piété des temps apostoliques. Mais pourquoi alléguer les chrétiens instruits par la révélation céleste ? Les païens par leur simple raison naturelle, ont bien vu qu'il fallait souffrir les violences des mauvais princes, en souhaiter de meilleurs, les supporter quels qu'ils fussent; espérer un temps plus serein pendant l'orage, et comprendre que la Providence, qui ne veut pas la ruine du genre humain ni de la nature, ne tient pas éternellement le peuple opprimé par un mauvais gouvernement, comme elle ne bat pas l'univers d'une continuelle tempête. Les beaux jours pourront donc refaire ce que les mauvais auront gâté ; et c'est vouloir trop de mal aux choses humaines, que de joindre aux maux d'un mauvais gouvernement un remède plus mortel que le mal même, qui est la division intestine. Par ces raisons, les païens ne permettaient pas à tout le peuple ce que M. Jurieu ose permettre à la plus petite partie contre, la plus grande : que dis-je? ce qu'il ose permettre à chaque particulier. « Un tel homme, » celui qui dirait qu'un souverain « a droit de faire violence à la vie d'une partie de son peuple, et que des sujets n'ont pas celui de se défendre et d'opposer la force à la violence, sera réfuté par tous les hommes : car il n'y en a point qui ne croie être en droit de se conserver par toute voie, quand il est attaqué par une injuste violence (4). » Voilà donc, non-seulement tout le

 

1 Hom. III ad pop. Ant., n. I.— 2 Hom. VI.— 3 Hom. II, n. 4.— 4 Lett. IX, p. 67.

 

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peuple ou une partie du peuple, mais encore tout particulier légitimement armé contre la puissance publique, et en droit de se défendre contre elle « par toute voie, » sans rien excepter ni même ce qui fait le plus d'horreur à penser. M. Jurieu nous parle ici des flatteurs des princes, et il ne songe pas aux flatteurs des peuples. Tout flatteur, quel qu'il soit, est toujours un animal traître et odieux : mais s'il fallait comparer les flatteurs des rois avec ceux qui vont flatter dans le cœur des peuples ce secret principe d'indocilité et cette liberté farouche qui est la cause des révoltes, je ne sais lequel serait le plus honteux. M. Jurieu a pris le dernier parti, et on ne peut pas plus bassement ni plus indignement flatter la populace, que de prodiguer, je ne dis pas à tout le peuple, mais encore à une partie et jusqu'aux particuliers le droit d'armer contre le prince. Mais cela suit nécessairement du principe qu'il pose. « C'est en vain, dit-il, qu'on raisonne sur les droits des souverains; c'est une question où nous ne voulons point entrer; mais il faut savoir seulement que les droits de Dieu, les droits du peuple et les droits du roi sont inséparables. Le bon sens le démontre : et par conséquent un prince qui anéantit le droit de Dieu ou celui des peuples, par cela même anéantit ses propres droits (1). » De cette sorte il n'est donc plus roi ; on ne lui doit plus de sujétion : car, poursuit le séditieux ministre (2) « on ne doit rien à celui qui ne rend rien à personne, ni à Dieu, ni aux hommes. » On ne peut pas pousser plus loin la témérité ; et c'est à la face de tout l'univers renouveler la doctrine tant détestée de Jean Viclef et de Jean Hus, qui disent qu'on n'a plus de sujets dés qu'on cesse soi-même d'être sujet à Dieu. Voilà comme le ministre ne veut pas entrer dans cette question « du droit des rois, » pendant qu'il décide si hardiment contre ces droits sacrés. Un reste de conscience le retenait, et il n'osait entrer dans une matière où il se sentait des opinions si outrées : mais à la fin il est entraîné par l'esprit qui le possède, et il décide contre les rois tout ce qu'on peut avancer de plus outrageant : car il conclut hardiment de son principe, que les chrétiens sujets de l'Empire romain pouvaient résister par les armes à Dioclétien; « puisque, dit-il, si leurs empereurs,

 

1 Lett. IX, p. 67. — 2 Ibid.

 

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pour toute autre cause que pour celle de religion, les eussent opprimez de la même manière, ils eussent été en droit de se défendre. » Pesez ces mots : « Pour toute autre cause, » ce n'est pas seulement la cause de la religion et de la conscience qui arme les sujets contre les princes : c'est encore « toute autre cause : » et qu'est-ce qui n'est pas compris dans des expressions si générales ? Voilà l'esprit du ministre ; et bien que rougissant de ses excès, il ait tâché d'apporter ailleurs de faibles tempéraments à ses séditieuses maximes, son principe subsiste toujours : mais par malheur pour sa cause, ces chrétiens si opprimés sous Dioclétien, loin de songer à cette défense qu'on veut leur rendre légitime, ont démenti toutes les raisons dont on l'autorise, non-seulement par leurs discours, mais encore par leur patience; et on peut dire qu'ils n'ont pas moins scellé de leur sang les droits sacrés de l'autorité légitime sur lesquels Dieu a établi le repos du genre humain, que la foi et l'Evangile.

Et il ne faut pas s'imaginer que le ministre en veuille seulement aux rois. Car son principe n'attaque pas moins toute autre puissance publique, souveraine ou subordonnée, quelque nom qu'elle ait et en quelque forme qu'elle s'exerce, puisque ce qui est permis contre les rois le sera par conséquent contre un sénat, contre tout le corps des magistrats, contre des Etats, contre un parlement, lorsqu'on y fera des lois qui seront ou qu'on croira être contraires à la religion et à la sûreté des sujets. Si on ne peut réunir tout le peuple contre cette assemblée ou contre ce corps, ce sera assez de soulever une ville ou une province, qui soutiendra non plus que le roi, mais que les juges, les magistrats, les pairs, si l'on veut, et même ses députés, supposé qu'elle en ait eu dans cette assemblée, en consentant à des lois iniques, ont excédé le pouvoir que le peuple leur avait donné ; ou en tout cas qu'ils en sont déchus, lorsqu'ils ont manqué de rendre à Dieu et au peuple ce qu'ils lui devaient. Voilà jusqu'où M. Jurieu pousse les choses par ses séditieux raisonnements. Il renverse toutes les puissances, et autant celles qu'il défend que celles qu'il attaque. Ce principe de rébellion, qui est caché dans le cœur des peuples, ne peut être déraciné qu'en ôtant jusque dans le fond, du moins

 

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aux particuliers en quelque nombre qu'ils soient, toute opinion qu'il puisse leur rester de la force, ni autre chose que les prières et la patience contre la puissance publique.

Au reste notre ministre se tourmente en vain à prouver que le prince n'a pas le droit d'opprimer les peuples ni la religion. Car qui jamais a imaginé qu'un tel droit put se trouver parmi les hommes, ni qu'il y eût un droit de renverser le droit même, c'est-à-dire une raison pour agir contre la raison, puisque le droit n'est autre chose que la raison même, et la raison la plus certaine, puisque c'est la raison reconnue par le consentement des hommes? Ainsi quand le ministre veut prouver qu'on n'a pas le droit de mal faire, parce que le peuple , d'où vient tout le droit, n'a pas celui-là, et ne peut donner ce qu'il n'a pas, il parlerait plus juste et plus à fond, s'il disait qu'il ne peut donner ce qui n'est pas. L'état donc de la question est de savoir, non pas si le prince a droit de faire mal, ce que personne n'a jamais rêvé ; mais en cas qu'il le fit et qu'il s'éloignât de la raison, si la raison permet aux particuliers de prendre les armes contre lui, et s'il n'est pas plus utile au genre humain qu'il ne reste aux particuliers aucun droit contre la puissance publique. Le ministre, qui soutient le contraire, a beau alléguer pour toute autorité un endroit de Grotius, où il permet dans un Etat à la partie affligée de se défendre contre le prince et contre le tout, et n'excepte, je ne sais pourquoi, de cette défense que la cause de la religion. « Je n'ose presque, » dit cet auteur (il parle en tremblant et n'est pas ferme en cet endroit comme dans les autres), «je n'ose, dit-il, presque condamner les particuliers, ou la plus petite partie du peuple qui aura usé de cette défense dans une extrême nécessité, sans perdre les égards qu'on doit avoir pour le public (1). » M. Jurieu a pris de lui les exemples de David et des Macchabées, dont nous lui avons démontré l'inutilité. Après qu'on lui a ôté les preuves que Grotius lui avait fournies, on lui laisse à examiner à lui-même si le nom de cet auteur lui suffit pour appuyer son sentiment, pendant que l'autorité et les exemples de l'Eglise primitive ne lui suffisent pas. Pour moi, je soutiens sans hésiter que c'est une contradiction

 

1 De jure belli et pacis, lib. I, p. 64, n. 7.

 

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et une illusion manifeste, que d'armer avec Grotius les particuliers contre le public, et de leur imposer en même temps la condition d'y avoir égard; car c'est brouiller toutes les idées, et vouloir allier les deux contraires; le vrai égard pour le public, c'est que tout particulier doit lui sacrifier sa propre vie. Ainsi sans nous arrêter au sentiment ni à la timidité d'un auteur habile d'ailleurs et bien intentionné, mais qui n'ose en cette occasion suivre ses propres principes, nous conclurons que le seul principe qui puisse fonder la stabilité des Etats, c'est que tout particulier, au hasard de sa propre vie, doit respecter l'exercice de la puissance légitime et la forme des jugements publics; ou pour parler plus clairement, qu'aucun particulier ou aucun sujet, ni par conséquent quelque partie du peuple que ce soit, puisque cette partie du peuple ne peut être, à l'égard du prince et de l'autorité souveraine, qu'un amas de particuliers et de sujets, n'a droit de défense contre la puissance légitime; et que poser un autre principe, c'est avec M. Jurieu ébranler le fondement des Etats et se déclarer ennemi de la tranquillité publique.

J'ai achevé ma démonstration, et la Réforme est convaincue d'avoir eu dès son origine un esprit contraire à l'esprit du christianisme et à celui du martyre : à quoi on peut ajouter les assassinats concertés visiblement dans le parti, tel qu'a été celui de François duc de Guise. M. Jurieu voudrait faire entendre que ce sont ici des choses rebattues qu'il ne faudrait plus retoucher : ce qui serait peut-être véritable, si l'Histoire des Variations ne les avait pas établies par des preuves incontestables qui n'avaient jamais été assez relevées (1). Elles n'étaient pourtant pas fort cachées, puisqu'on les a prises dans Bèze, dans les autres auteurs du parti et dans une déclaration signée de Bèze et de l'Amiral et envoiée à la reine. Voici donc les faits avoués par la Réforme : qu'on y parlait publiquement dans les prêches mêmes du duc de Guise, comme d'un ennemi dont il était à souhaiter que la Réforme fût bientôt défaite ; qu'aussi Poltrot ne se cacha pas du dessein qu'il avait conçu de l'assassiner à quelque prix que ce fût, et qu'il en parlait hautement comme d'une chose certainement

 

1 Var., liv. X, n. 54, 55.

 

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approuvée ; que ce scélérat n'était pas le seul dans l'armée qui s'expliquât d'un tel dessein, mais que d'autres en parlaient de même au vu et au su des généraux et des ministres, tant il passait pour constant qu'on approuvait cet attentat; qu'en effet loin de reprendre Poltrot ou les autres dont on connaissait les mauvais desseins, les ministres les laissaient agir et continuaient leurs prêches scandaleux contre le duc; que l'Amiral demeure d'accord qu'il a su tout le complot; qu'il n'en a point détourné l'auteur; qu'il a même approuvé ce noir dessein dans le temps et les circonstances où il fut exécuté ; qu'il a donné de l'argent à l'assassin pour l'aider dans son entreprise et faciliter sa fuite; que lui et les autres chefs du parti l'encourageaient par des réponses adroites, qui sous prétexte de refus portaient dans son cœur une secrète et puissante instigation à consommer l'entreprise, comme d'Aubigné, témoin oculaire et irréprochable d'ailleurs, le raconte dans son Histoire (1) ; qu'on lui parlait en effet de vocations extraordinaires, pour lui laisser croire que l'instinct qui le poussait à ce noir assassinat était de ce rang; que Bèze nous le représente comme un homme poussé de Dieu par un secret mouvement dans le moment qu'il fit le coup; et que lorsqu'il fut accompli, la joie en éclata jusque dans les temples avec des actions de grâces et un ravissement si universel, qu'on voyait bien que chacun loin de détester l'action, à quoi personne ne pensa, s'en fût plutôt fait honneur. Voilà les faits établis dans l'Histoire des Variations par des preuves si concluantes, que le ministre n'a pas seulement osé les combattre. Qui ne voit donc quel esprit c'était que l'esprit du christianisme réformé ? Et que voit-on de semblable dans toute l'histoire du vrai et ancien christianisme? On n'y voit pas aussi des prédictions comme celles d'Anne du Bourg, ce martyr tant vanté dans la Réforme (2), ni cette nouvelle manière d'accomplir les prophéties par des meurtres bien concertés? Tous ces faits soutenus par des preuves invincibles dans l'Histoire des Variations sont demeurés, et quoi qu'on en dise, demeureront sans réplique; ou les répliques , je le dis sans crainte, achèveront la conviction. On en

 

1 Var., liv. X, n. 54, 55; d'Aub., tom. I, liv. III, chap. XVII, p. 176.— 2 Var., liv. X, n. 51.

 

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pourrait dire autant de l'assassinat commis hautement par les ministres puritains en la personne du cardinal Béton, sans même trop se soucier de le déguiser. L'histoire en est trop connue pour être ici répétée. Quelle espèce de réformateurs et de martyrs a produits ce nouvel évangile ? Mais la haine, le dépit, le désespoir et tout ce qu'il y a de plus outré dans les passions humaines, jusqu'à la rage que les auteurs du parti et M. Jurieu lui-même nous font voir dans le cœur des réformés, ne pouvaient pas produire d'autres fruits.

Ceux de nos frères errants qui sont de meilleure foi dans le parti, et se sentent le cœur éloigné de ces noirceurs, ne doivent pas croire que j'aie dessein de les leur imputer. A Dieu ne plaise : le poison même ne nuit pas toujours également à ceux qui l'avalent. Il en est de même de l'esprit d'un parti ; et je connais beaucoup de nos prétendus réformés très-éloignés des sentiments que je viens de représenter. S'ils veulent conclure de là que ce ne soit pas là l'esprit de la secte, c'est à eux à examiner ce qu'ils auront à répondre aux preuves que je produis. Que s'ils n'ont rien à y répondre, non plus que M. Jurieu, qu'ils rendent grâces à Dieu de les avoir préservés de toutes les suites des maximes du parti ; et poussant encore plus loin leur reconnaissance, qu'ils se désabusent enfin d'une religion où sous le nom de Réforme on a établi de tels principes et nourri de tels monstres.

On demandera peut-être comment il peut arriver qu'on accorde ces noirs sentiments avec l'opinion qu'on a d'être réformé, et même d'être martyr. Mais il faut, montrer une fois à ceux qui n'entendent pas ce mystère d'iniquité et ces profondeurs de Satan ; il faut, dis-je, leur montrer par un exemple terrible ce que peut sur des esprits entêtés la réformation prise de travers. Les donatistes s'étaient imaginé qu'ils venaient rendre à l'Eglise sa première pureté; et cette prévention aveugle leur inspira tant d'orgueil, tant de haine contre l'Eglise, tant de fureur contre ses ministres, qu'on n'en peut lire les effets sans étonnement. Mais ce que je veux remarquer, c’est l’excès où ils s'emportèrent, lorsque réprimés par les lois des empereurs orthodoxes, ils mirent tout l'avantage de leur religion en ce qu'elle était persécutée, et entreprirent de donner aux catholiques le caractère de persécuteurs. Car ils n'oublièrent rien pour

 

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forcer les empereurs à ajouter la peine de mort à la privation des assemblées et du culte, et aux châtiments modérés dont on se servait pour tâcher de les ramener. Leur fureur, dit saint Augustin (1), longtemps déchargée contre les catholiques, se tourna enfin contre eux-mêmes : ils se donnaient la mort qu'on leur refusait, tantôt en se précipitant du haut des rochers, tantôt en mettant le feu dans les lieux où ils s'étaient renfermés. C'est ce que fit un évêque nommé Gaudence ; et après que la charité des catholiques l'eut empêché de périr avec une partie de son peuple dans une entreprise si pleine de fureur, il fit un livre pour la soutenir. Ce que ce livre nous découvre, c'est dans l'esprit de la secte un aveugle désir de se donner de la gloire par une constance outrée , et à la fois de charger l'Eglise de la haine de tant de morts désespérées, comme si on y eût été forcé par ses mauvais traitements. Voilà qui est incroyable, mais certain. On peut voir dans cet exemple les funestes et secrets ressorts que remuent dans le cœur humain une fausse gloire, un faux esprit de réforme, une fausse religion, un entêtement de parti et les aveugles passions qui l'accompagnent : et Dieu en lâchant la bride aux fureurs des hommes, permet quelquefois de tels excès, pour faire sentir à ceux qui s'y abandonnent le triste état où ils sont, et ensemble faire éclater combien immense est la différence du courage forcené que la rage inspire, d'avec la constance véritable, toujours réglée, toujours douce, toujours paisible et soumise aux ordres publics, telle qu'a été celle des martyrs.

 

De la souveraineté du peuple : principe de la politique de M. Jurieu : profanation de l'Ecriture pour l'établir.

 

La politique de M. Jurieu, à la traiter par raisonnement, nous engagerait à de trop longs et de trop vagues discours; ainsi sans vouloir entrer dans cette matière, et encore moins dans la discussion de tous les gouvernements qui sont infinis, j'entreprends seulement d'examiner le prodigieux abus que ce ministre fait de

 

1 Aug., epist. CLXXIII, n. 5; CLXXXV, n. 12; CCIV, n. 8; tom. II, col. 614, 647, 767; Retract., lib. II, cap. LIX; tom. I, col. 61; Contra Gaudent., lib. I, n. 32 et seq., tom. IX, col. 651 et seq.

 

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l'Ecriture, quand il s'en sert pour faire dominer partout une espèce d'état populaire qu'il règle à sa mode.

Il traite cette matière dans ses Lettres XVI, XVII et XVIII ; et après avoir consumé le temps à plusieurs raisonnements et distinctions inutiles, il vient enfin à s'en rapporter à l'Histoire sainte, non-seulement comme « à la règle la plus certaine, » mais encore comme à la seule qu'on puisse suivre; puis qu'il n'y a, dit-il, que les autorités divines qui doivent faire quelque impression sur les esprits (1). » C'est aussi par là qu'il se vante de pouvoir montrer qu'en toutes sortes de gouvernements le peuple est le principal souverain, ou plutôt le seul souverain en dernier ressort, puisque la souveraineté y demeure toujours, non-seulement comme dans sa source, mais encore comme dans le premier et principal sujet où elle réside. Voici par où le ministre commence sa preuve.

« Dieu, dit-il, s'était fait roi comme immédiat du peuple hébreu : et cette nation durant environ trois cents ans n'a eu aucun souverain sur terre, ni roi, ni juge souverain, ni gouverneur (2). » Il n'y a rien de tel que de trancher net, et cela donne un air de savant qui éblouit un lecteur. Mais je demande à M. Jurieu : Que veulent donc dire ces paroles de tout le peuple à Josué : « Nous vous obéirons en toutes choses comme nous avons obéi à Moïse : qui ne vous obéira pas mourra (3)? » Ce qui prouve la suprême autorité, non-seulement en la personne de Moïse, mais encore en celle de Josué. Est-ce là ce qu'on appelle n'avoir aucun juge ni magistrat souverain? Les autres juges, que Dieu suscitait de temps en temps, n'eurent pas une moindre autorité, et il n'y avait point d'appel de leurs jugements. Ceux qui ne déférèrent pas à Gédéon furent punis d'une mort cruelle (4). Samuel ne jugea pas seulement le peuple avec une autorité que personne ne contredisait; mais il donna encore la même autorité à ses enfants (5) : et la loi même défendait sous peine de mort de désobéir au juge qui serait établi (6). C'est donc une erreur grossière de vouloir nous dire que le peuple de Dieu n'eut ni juge souverain ni gouverneur durant trois cents ans. Il est vrai qu'il n'y avait point de succession

 

1 Lett. XVII, p. 131, 133. — 2 Ibid., p. 131. — 3 Jos., I, 17, 18. — 4 Jud., VIII, 16. — 5 I Reg., VII, 15. — 6 Deut., XVII, 12.

 

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réglée : Dieu pourvoyait au gouvernement selon les besoins; et encore qu'il soit écrit « qu'en un certain temps » et avant qu'il y eût des rois « chacun faisait comme il voulait (1), » il en est bien dit autant du temps de Moïse (2), et cela doit être entendu avec les restrictions qu'il n'est pas ici question d'examiner.

Cet état du peuple de Dieu sous les juges est plus important qu'on ne pense ; et si M. Jurieu y avait pris garde, il n'aurait pas attribué au peuple l'établissement de la royauté au temps de Samuel et de Saül. « Quand, dit-il, le peuple voulut avoir un roi, Dieu lui en donna un. Il fit ce qu'il put pour l'en détourner; le peuple persévéra et Dieu céda. Qu'est-ce que cela signifie, sinon que l'autorité des rois dépend des peuples, et que les peuples sont naturellement maîtres de leur gouvernement pour lui donner telle forme que bon leur semble (3)? » Je le veux bien, lorsqu'on imaginera un peuple dans l'anarchie; mais le peuple hébreu en était bien loin, puisqu'il avait en Samuel un magistrat souverain; et c'est à M. Jurieu une erreur extrême et d'une extrême conséquence, que de vouloir rendre le peuple maître de son sort en cet état. Aussi loin d'entreprendre de se faire un roi, ou de changer par eux-mêmes la forme du gouvernement, ils s'adressent à Samuel, en lui disant : « Vous êtes âgé, et vos enfants ne marchent pas dans vos voies : établissez-nous un roi qui nous juge comme en ont les autres nations (4). » Ils en usèrent d'une autre manière envers Jephté : « Venez, lui dirent-ils, et soyez notre prince (5), » parce qu'alors la judicature, pour ainsi parler, était vacante et le peuple pouvait disposer de sa liberté : mais ils ne se sentaient pas en cet état sous Samuel; et c'est aussi à lui qu'ils s'adressent pour changer le gouvernement. Le même peuple avait dit autrefois à Gédéon : « Dominez sur nous, vous et votre fils (6) : » où s'ils semblent vouloir disposer du gouvernement sous un prince déjà établi, il faut remarquer que c'était en sa faveur, puisque, loin de lui ôter son autorité, ils ne voulaient que l'augmenter et la rendre héréditaire dans sa famille. Et néanmoins ce n'était ici qu'une simple proposition de la part du peuple à Gédéon même; et pour

 

1 Jud., XVII, 6; XVIII, 1, etc. — 2 Deut., XII, 8. — 3 Lett. XVII. — 4 I Reg., VIII, 4, 5. — 5 Jud., XI, 6. — 6 Jud., VIII, 22.

 

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avoir son effet, on peut dire qu'il y fallait non-seulement l'acceptation, mais encore l'autorisation de ce prince : à plus forte raison la fallait-il pour ôter au prince même son autorité ; c'est pourquoi le peuple eut raison de s'adresser à Samuel en lui disant : « Etablissez-nous un roi (1) ; » et Dieu même reconnut le droit de Samuel, lorsqu'il lui dit : « Ecoute la voix de ce peuple et établis un roi sur eux (2); » et un peu après : « Samuel parla en cette sorte au peuple qui lui demandait un roi (3) ; » c'était donc toujours à lui qu'on le demandait ? Que si Samuel consulte Dieu sur ce qu'il avait à faire, il le fait comme chargé du gouvernement, et à la même manière que les rois l'ont fait en cent rencontres. Ce fut lui qui sacra le nouveau roi (4) : ce fut lui qui fit faire au peuple tout ce qu'il fallait, qui fit venir les tribus et les familles les unes après les autres, qui leur appliqua le sort que Dieu avait choisi comme le moyen de déclarer sa volonté sur celui qu'il destinait à la royauté : et tout cela, comme il le déclare, en exécution de la demande qu'ils lui avaient faite : « Donnez-nous un roi. » M. Jurieu brouille encore ici à son ordinaire : « Le sort, dit-il, est une espèce d'élection libre ; car encore que la volonté ne concoure pas librement au choix du sujet sur lequel le choix tombe, elle concourt librement à laisser faire le choix au sort, et à confirmer ce que le sort a fait (5) : » fausse subtilité, que le texte sacré dément, puisque le sort n'est pas ici choisi par le peuple, mais commandé par Samuel. Aussi lorsque le sort se fut déclaré et que Saül eut paru, Samuel ne dit pas au peuple : Voyez celui que vous avez choisi ; mais il leur dit : « Voyez celui que le Seigneur a choisi (6); » par où aussi s'en va en fumée l'imagination du ministre qui nous voudrait faire accroire que Dieu avait laissé au peuple la liberté ou l'autorité « de confirmer ce que le sort avait fait : » au lieu que sans demander sa confirmation ni son suffrage, Samuel leur dit décisivement, comme on vient d'entendre : « Voilà le roi que le Seigneur vous a donné. » Ce fut encore Samuel « qui déclara à tout le peuple la loi de la royauté, et la fit rédiger par écrit, et la mit devant le Seigneur (7). » Le peuple en tout cela ne fait qu'obéir

 

1 I Reg., VIII, 5. — 2 Ibid., 22. —  3 Ibid., 10, 22. — 4 I Reg., X, 1, etc. — 5 Jur., ibid. — 6 I Reg., X, 24. — 7 Ibid., 25.

 

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aux ordres qui lui sont portés en cette occasion, comme dans toutes les autres, par son magistrat légitime; et l'obéissance est si peu remise à la discrétion du peuple, qu'au contraire il est écrit en termes formels, « qu'il n'y eut que les enfants de Bélial qui méprisèrent Saül (1)» c'est-à-dire qu'on ne pouvait résister que par un esprit de révolte.

Il faut donc déjà rayer ce grand exemple par lequel M. Jurieu a voulu montrer indéfiniment que le peuple fait les rois, et qu'il est en son pouvoir de changer la forme du gouvernement. Tout le contraire paraît : mais le ministre, qui, comme on voit, réussit si mal dans l'exemple du premier roi qui était Saül, ne raisonne pas mieux sur le second qui fut David, « Dieu, dit-il, avait fait oindre David pour roi par Samuel ; cependant il ne voulut point violer le droit du peuple pour l'élection d'un roi ; et nonobstant ce choix que Dieu avait fait, David eut besoin d'être choisi par le peuple (2). » Voici un étrange théologien, qui veut toujours qu'un homme que Dieu fait roi, ait encore besoin du peuple pour avoir ce titre; la preuve en est pitoyable : « C'est pourquoi, dit-il, David monta en Hébron, et ceux de Juda vinrent et oignirent là David pour roi sur la maison de Juda (3). » Mais qui lui a dit que ce n'est pas là une installation et une reconnaissance d'un roi déjà établi, ou tout au moins déjà désigné de Dieu avec un droit certain à la succession, puisque, comme nous l'avons vu, tout le peuple et Saül lui-même, aussi bien que Jonathas son fils aîné, l'avaient reconnu: et David se porta tellement pour roi, incontinent après la mort de Saül, que comme roi il vengea son prédécesseur (4), et récompensa ceux de Jabès-Galaad (5) ? Il paraît même que tout Israël l'aurait reconnu sans Abner, général des armées sous Saül, « qui fit régner Isboseth fils de ce prince sur les dix tribus (6). »

Le ministre veut qu'on croie qu'Isboseth fut roi légitime, parce que les dix tribus lui avaient donné la puissance souveraine, « et que les peuples sont les maîtres de leur souveraineté, et la donnent à qui bon leur semble (7). » Quoi ! contre l'ordre exprès de Dieu,

 

1 I Reg., X, 27.— 2 Lett. XVII, p. 132.— 3 II Reg., II, 2, 4. — 4 II Reg., I, 15, 16, 18. — 5 II Reg., II, 6, 7. — 6 Ibid., 8, 9. — 7 Jur., ibid.

 

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qui avait donné à David tout le royaume de Saül ? C'en est trop, et le ministre s'oublie tout à fait : mais voyons encore quelle fut la suite de ce choix de Dieu. Lorsqu'Abner voulut établir le règne de David sur les dix tribus, il lui fait parler en cette sorte : « A qui est la terre, » si ce n'est à vous? « Entendez-vous avec moi, et je vous ramènerai tout Israël (1), » comme on ramène le troupeau à son pasteur et des sujets à leur roi. Mais que dit-il encore aux principaux d'Israël qui reconnaissaient Isboseth ? « Hier et avant-hier vous cherchiez David afin qu'il régnât sur vous (2). » Il y avait sept ans qu'Isboseth régnait; et on voit jusqu'aux derniers jours dans les dix tribus qui le reconnaissent un perpétuel esprit de retour à David comme à leur roi, et à un roi que Dieu leur avait donné, ainsi qu'Abner venait de le répéter (3); ce qui fait voir qu'ils ne demeuraient sous Isboseth que par force, à cause d'Abner et des troupes qu'il commandait. Aussi dès la première proposition, tout Israël et Benjamin même, qui était la tribu d'Isboseth, consentirent à se soumettre à David comme à leur roi légitime; et Abner lui dit : « J'amènerai tout Israël au roi mon Seigneur (4). » On sait la suite de l'histoire, et comme les deux capitaines qui commandaient la garde d'Isboseth, en apportèrent la tête à David : on sait aussi que David leur rendit le salaire qu'ils méritaient, comme il avait fait à l'Amalécite qui s'était vanté d'avoir tué Saül; car il les fit mourir sans miséricorde, comme il avait fait celui-ci (5) : mais le discours qu'il tint à l'un et aux autres fut bien différent, puisqu'il dit à l'Amalécite qui se vantait d'avoir tué Saül : « Comment n'as-tu pas craint de mettre la main sur l'Oint du Seigneur pour le tuer? Ton sang sera sur ta tête, parce que tu as osé dire : J'ai tué l'Oint du Seigneur (6). » Parla-t-il de la même manière aux deux capitaines qui se vantaient d'avoir fait un semblable traitement à Isboseth? Point du tout. « Vive le Seigneur, leur dit-il, j'ai fait tuer celui qui pensait m apporter une agréable nouvelle en me disant : Saül est mort de ma main : combien plutôt punirai-je deux scélérats qui ont tué sur son lit un homme innocent (7). » Il n'oublie rien, comme

 

1 II reg., III, 12. — 2 Ibid., 17. — 3 Ibid., 18. — 4 Ibid., 19-21.— 5 II Reg., I, 14, 16. — 7 II Reg., IV, 9-11.

 

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on voit, pour exagérer leur crime. Mais reproche-t-il à ces traîtres, comme il fait à l'Amalécite, qu'ils avaient attenté sur l'Oint du Seigneur? Leur dit-il du moins qu'ils ont fait mourir leur légitime seigneur? Rien moins que cela. Il reproche à l'Amalécite d'avoir versé le sang d'un roi ; et à ceux-ci d'avoir répandu celui « d'un homme innocent » à leur égard, qu'ils avaient tué dans son lit sans qu'il fit de mal à personne, et qui même, à le prendre de plus haut, ne s'était mis sur le trône qu'à la persuasion d'Abner avec une prétention vraisemblable, et comme nous parlons, avec un titre coloré, puisqu'il était fils de Saül. M. Jurieu ne voit rien de tout cela ; et au lieu qu'il faut tout peser dans un Livre aussi précis et aussi profond, pour ne pas dire aussi divin que l'Ecriture, il marche toujours devant lui, entêté de sa puissance du peuple, dont à quelque prix que ce soit il veut trouver des exemples; et croit encore avoir tout gagné quand il nous demande « si l'Ecriture traite le fils de Saül de roi illégitime, ou les dix tribus de rebelles (1), » pour s'être soumises à son empire : comme si nous ne pouvions pas lui demander à notre tour si l'Ecriture traite de rebelles les mêmes tribus, lorsqu'elles se soumirent à David. Pouvaient-elles abandonner Isboseth, si c'était « un roi, fils de roi et héritier légitime de son père, élu selon le droit de toutes les couronnes successives? » comme parle M. Jurieu. Mais David est-il traité d'usurpateur pour avoir dépossédé un roi si légitimement établi? Car assurément un roi légitime ne peut être abandonné sans félonie, et David n'aurait pu le dépouiller sans être usurpateur. Il le serait donc, selon le ministre, en recevant Abner et les dix tribus sous son obéissance, pendant qu'Isboseth leur roi légitime vivait encore. Or bien certainement ni les dix tribus ne furent infidèles en se soumettant à David, ni David sacré roi par ordre de Dieu n'a été usurpateur ni tyran. Qui ne voit donc qu'il faut dire nécessairement que David était le roi légitime de tout Israël, et qu'on n'avait pu reconnaître Isboseth que par attentat ou par erreur ?

Je ne sais plus ce qu'on peut penser de ce ministre après de tels égarements : mais voici un troisième exemple qui met le comble

 

1 Jur., Lett. XVII, p. 182.

 

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à ses erreurs. Le rebelle Absalom était défait et tué : mais David n'osait se fier à un peuple ingrat, où la crainte d'être puni de son infidélité pouvait encore entretenir l'esprit de révolte. En effet les rebelles effrayés, au lieu de venir demander pardon au roi, et se ranger comme ils devaient sous ses étendards, s'étaient retirés dans leurs maisons avec un air de mécontentement (1). Quelques-uns parlaient pour David, mais trop faiblement encore; et le mouvement fut si grand, qu'un peu après Séba, fils de Bochri, souleva le peuple, de manière que si on ne se fût dépêché de l'accabler, cette dernière révolte eût été plus dangereuse que celle d'Absalom (2). Avant donc que de retourner à Jérusalem, David voulut reconnaître la disposition du peuple, et faisait parler aux uns et aux autres pour les rappeler à leur devoir. Il n'en faut pas davantage pour faire dire au ministre que « David ne voulut remonter sur le trône, que par la même autorité, par laquelle il y était premièrement monté (3), » c'est-à-dire par celle du peuple. Mais quoi ! David n'était-il pas demeuré roi malgré la rébellion, et Absalom n'était-il pas un usurpateur? « Oui, dit M. Jurieu, c'était un infâme usurpateur, et le peuple était rebelle. » Qu'attendait donc David, selon ce ministre? A voit-il besoin de l'autorité d'un peuple rebelle pour se remettre sur son trône et rentrer dans son palais? Non sans doute : et il est visible que s'il différait, c'était pour mieux assurer les choses avant que de se remettre entièrement entre les mains des rebelles. Mais cette raison est trop naturelle pour notre ministre. « David, dit-il, aimait mieux avouer par cette conduite que les peuples sont maîtres de leurs couronnes, et qu'ils les ôtent et qu'ils les donnent à qui ils veulent (4) » Quoi! même des peuples rebelles ont tant de pouvoir, et sous un roi légitime? Et dans un attentat aussi étrange que celui d'un fils contre un père, il fallait encore adorer le droit du peuple ? N'eût-ce pas été flatter la rébellion au lieu de l'éteindre, et soulever un peuple qu'il fallait abattre ? Le ministre ne rougit pas d un tel excès. Il en est averti par ses confrères : mais au lieu de s'en corriger il y persiste : c'est que « le peuple a le droit, dit-il,

 

1 II Reg., XIX, 9. — 2 II Reg., XX, 6. — 3 Jur.,   Lett.  XVII, p.  132. — 4 Ibid.

 

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et quoiqu'il en ait abusé (2) » en sorte que ce qu'il a fait soit un attentat manifeste, qui par conséquent le rend punissable, et rend du moins ce qu'il a entrepris de nul effet, il faut respecter cet attentat : un prince chassé, mais à la fin victorieux, n'osera user de son droit qu'avec le consentement et l'autorité des rebelles ; et au lieu de les punir, il faudra encore qu'il leur demande pardon de sa victoire. Voilà, mes Frères, les maximes qu'on vous prêche ; voilà comme on traite l'Ecriture sainte. Où en sommes-nous, si on écoute de tels songes?

Je trouve un quatrième exemple dans la Lettre XVIII : « La couronne , dit le ministre, appartenait à Adonias plutôt qu'à Salomon, car il était l'aîné : cependant le peuple la transporta d'Adonias à Salomon (2). » S'il voulait bien une seule fois considérer les endroits qu'il cite, il nous sauverait la peine de le réfuter. Encore lui pardonnerais-je, s'il y avait un seul mot du peuple dans tout le récit de cette affaire; mais quoique l'Histoire sainte la raconte dans tout le détail, on y voit au contraire que Bethsabée dit à David (3) : « O mon seigneur et mon roi, toute la maison d'Israël attend que vous déclariez qui doit être assis après vous dans votre trône; » on voit donc, loin de décider, que le peuple était en l'attente de la volonté du roi. Le roi en même temps donne ses ordres et fait sacrer Salomon : « Qu'on le mette, dit-il, dans mon trône, et qu'on me l'amène; et je lui commanderai de régner (4). » A l'instant tout le parti d'Adonias fut dissipé : et Abiathar lui vint dire : « Le roi David notre souverain seigneur a établi Salomon roi (5). » Dès qu'on vit qu'Adonias voulait régner, le prophète Nathan vint dire à David : « Le roi mon seigneur a-t-il ordonné qu'Adonias régnât après lui? » Et encore : « Cet ordre est-il venu du roi mon seigneur? et que n'a-t-il déclaré sa volonté à son serviteur (6)? » On ne songeait pas seulement que le peuple eût à se mêler dans cette affaire, et l'on n'en fait nulle mention.

Le cinquième et dernier exemple est celui des Macchabées : « Qui, dit-on, a trouvé à redire à ce que firent les Juifs après avoir secoué le joug des rois de Syrie? Pourquoi, au lieu de

 

1 Lett. XXI, p. 167. — 2 Lett. XVIII, p. 140. — 3 III Reg., I, 20. — 4 Ibid., 33 et seq. — 5 Ibid., 44. — 6 Ibid., 27.

 

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donner la couronne aux Macchabées, ne la rendirent-ils pas à la famille de David (1) ? » La réponse n'est pas difficile. Il y avait quatre cents ans et plus, non-seulement que le sceptre était sorti de la famille de David, mais encore que son trône était renversé, et le royaume assujetti à un autre peuple. Les rois d'Assyrie, les rois de Perse, les rois de Syrie en avaient prescrit la possession contre la famille de David, qui avait cessé de prétendre à la royauté depuis, le temps de Sédécias ; et on n'espérait plus le rétablissement du royaume dans la maison de David qu'au temps du Messie. Ainsi le peuple affranchi avec le consentement des rois de Syrie, ses derniers maîtres, pouvait sans avoir égard au droit prescrit et abandonné de la maison de David, donner l'empire à celle des Asmonéens, qui avait déjà le souverain sacerdoce. Que si on ve-noit à dire, quoique sans aucune apparence, qu'il n'y a point de prescription contre les familles royales, ni en particulier contre celle de David à cause des promesses de Dieu, il s'ensuivrait de là que les Romains auraient été des usurpateurs, et que lorsque Jésus-Christ a dit : « Rendez à César ce qui est à César, » il aurait jugé pour l'usurpateur contre sa propre famille et contre lui-même, puisqu'il était constamment le fils de David. Concluons donc qu'à ne regarder que l'empire temporel de la famille de David, la prescription avait lieu contre elle ; que le trône n'en devait être éternel que d'une manière spirituelle en la personne du Christ; et qu'en attendant sa venue, le peuple se pouvait soumettre aux Asmonéens.

Voyons si votre ministre sera plus heureux à résoudre les objections qu'à nous proposer ses maximes et ses exemples. On lui objecte ce fameux passage où, pour détourner le peuple du dessein d'avoir un roi, Dieu parle ainsi à Samuel : « Raconte-lui le droit du roi qui régnera sur eux : et Samuel leur dit : Tel sera le droit du roi ». » Tout le monde sait le reste : c'est en abrégé : « Il enlèvera vos enfants et vos esclaves ; il établira des tributs sur vos terres et sur vos troupeaux, sur vos moissons et sur vos vendanges , et vous lui serez sujets. » Voilà ce que Dieu fit dire à son peuple avant que de consentir à sa volonté : et quand le roi fut

 

1 Lett. XVII, p. 132. — 2 I Reg., VIII, 9, 11.

 

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établi : « Samuel prononça au peuple le droit du royaume, et l'écrivit dans un livre qu'il posa devant le Seigneur (1);» c'est-à-dire qu'il le posa devant l'arche, comme une chose sacrée.

M. Jurieu prétend que ces deux endroits n'ont rien de commun l'un avec l'autre. « Ceux qui outrent tout, dit-il, et qui ne comprennent rien, veulent que cette description de la tyrannie des rois (au chapitre VIII, vers. 9 et II ) soit la même chose que le droit des rois dont il est dit dans le chapitre X, vers. 25 : Lors Samuel prononça au peuple le droit du royaume, et l'écrivit dans un livre, qu'il posa devant le Seigneur (2). » Voilà donc, selon ce ministre, ce que disent a ceux qui outrent tout et ne comprennent rien. » Mais lui, qui n'outre rien et qui comprend tout, prend un autre parti ; et voici pourquoi : « C'est, dit-il, qu'il n'y a qu'à voir la différence des termes dont Samuel se sert dans ces deux endroits pour connaître la différence des choses. Dans ce dernier passage (chapitre X, vers. 25), ce que Samuel proposa au peuple est appelle le droit du royaume, et dans le huitième chapitre les menaces qu'il énonce sont appelées le traitement : « Déclare-leur comment le roi qui régnera sur eux les traitera,» et non pas comment il aura droit de les traiter. Et Samuel dit aussi : « C'est ici le traitement que vous fera le roi qui doit régner sur vous; » il ne dit pas : C'est ici le traitement qu'il aura droit de vous faire. »

A entendre parler ce ministre avec une distinction et une résolution si précise, vous diriez qu'il ait lu dans l'original les passages qu'il entreprend d'expliquer : mais non ; car au lieu qu'il dit décisivement que le Saint-Esprit se sert de mots différents au huitième et au dixième chapitre pour expliquer ce qu'il a traduit, traitement et droit, il ne fallait que des yeux ouverts et seulement savoir lire pour voir que le Saint-Esprit emploie partout le même terme : « Raconte-leur le droit du roi » (ch. VIII, 9, Mischpath) : « Tel sera le droit du roi (Ibidem, II). Encore Mischpath : « Samuel prononça au peuple le droit du royaume » (chap. X, 25) pour la troisième fois, Mischpath, et les Septante ont aussi dans les trois endroits le même mot, et partout dikaioma, qui veut dire

 

1 I Reg., X, 25. — 2 Jur., Lett. XVII, p. 174.

 

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droit, jugement, ou comme on voudra le traduire, toujours en signifiant quelque chose qui tient lieu de loi, qui est aussi ce que signifie naturellement le mot hébreu, comme on le pourrait prouver par cent passages.

Il faut donc parles principes du ministre prendre le contre-pied de ses sentiments. Le rapport du chapitre VIII et du chapitre x est manifeste. Le droit du chapitre X n'est pas la conduite particulière des rois : ce n'est pas le traitement qu'ils feront au peuple à tort ou à droit, que Dieu fait enregistrer dans un livre public et consacrer devant ses autels ; c'est un droit royal : donc le droit dont il est parlé au chapitre VIII est un droit royal aussi. Et il ne faut pas objecter qu'il s'ensuivrait que le droit royal serait une tyrannie. Car il ne faut pas entendre que Dieu permette aux rois ce qui est porté au chapitre VIII, si ce n'est dans le cas de certaines nécessités extrêmes, où le bien particulier doit être sacrifié au bien de l'Etat et à la conservation de ceux qui le servent. Dieu veut donc que le peuple entende que c'est au roi à juger ces cas, et que s'il excède son pouvoir, il n'en doit compte qu'à lui : de sorte que le droit qu'il a n'est pas le droit de faire licitement ce qui est mauvais ; mais le droit de le faire impunément à l'égard de la justice humaine, à condition d'en répondre à la justice de Dieu, à laquelle il demeure d'autant plus sujet, qu'il est plus indépendant de celle des hommes. Voilà ce qui s'appelle avec raison le droit royal, également reconnu par les protestants et par les catholiques, et c'est ainsi du moins qu'on régnait parmi les Hébreux. Mais quand il faudrait prendre ce droit, comme fait M. Jurieu, pour le traitement que les rois feraient aux peuples, le ministre n'en serait pas plus avancé, puisque toujours il demeurerait pour assuré que Dieu ne donne aucun remède au peuple contre ce traitement de ses rois. Car loin de leur dire : Vous y pourvoirez; ou : Vous aurez droit d'y pourvoir, au contraire il ne leur dit autre chose, sinon : « Vous crierez à moi à cause de votre roi que vous aurez voulu avoir, et je ne vous écouterai pas (1); » leur montrant qu'il ne leur laissait aucune  ressource contre l’ abus de la puissance royale, que celle de réclamer son

 

1 Reg., VIII, 18.

 

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secours, qu'ils ne méritaient pas après avoir méprisé ses avis.

D'autres veulent que cette loi du royaume, dont il est parlé au Ier des Rois, X, 25, soit celle du Deutéronome (1), où Dieu modère l'ambition des rois et règle leurs devoirs. Mais pourquoi écrire de nouveau cette loi, qui était déjà si bien écrite dans ce divin Livre, et déjà entre les mains de tout le peuple? et d'ailleurs les objets de ces deux lois sont bien différents. Celle du Deutéronome marquait au roi ce qu'il devait faire, et celle du Livre des Rois marquait au peuple à quoi il s'était soumis en demandant un roi. Mais qu'on le prenne comme on voudra, on n'y gagne pas davantage, puisqu'enfin cette loi des rois dans le livre du Deutéronome ne prescrit aucune peine qu'on puisse leur imposer, s'ils manquent à leur devoir : tout au contraire de ce qu'on voit partout ailleurs, où la peine de la transgression suit toujours l'établissement du précepte. Mais lorsque Dieu commande aux rois, il n'ordonne aucune peine contre eux : et encore qu'il n'ait rien omis dans la loi pour bien instruire son peuple, on n'y trouve aucun vestige de ce pouvoir sur les rois, que notre ministre lui donne comme le seul fondement de sa liberté : au contraire tout y tend visiblement à l'indépendance des rois; et la preuve démonstrative que tel est l'esprit de la loi et la condition de régner parmi les Hébreux, c'est la pratique constante et perpétuelle de ce peuple, qui jamais ne se permet rien contre ses rois. Il y avait une loi expresse qui condamnait les adultères à la mort (2) : mais nul autre que Dieu n'entreprit de punir David qui était tombé dans ce crime. La loi condamnait encore à mort celui qui portait le peuple à l'idolâtrie; et si une ville entière en était coupable, elle était sujette à la même peine (3). Mais nul n'attenta rien sur Jéroboam, « qui pécha et fit pécher Israël, » comme le répète vingt et trente fois le texte sacré (4), qui érigea les veaux d'or, le scandale de Samarie et l'erreur des dix tribus. Dieu le punit, mais il demeura à l'égard des hommes paisible et inviolable possesseur du royaume que Dieu lui avait donné (5). Ainsi en fut-il d'Achab et de Jézabel; ainsi en fut-il d'Achaz et de Manassès, et de tant d'autres rois qui

 

1 Deut., XVII, 16. — 2 Deut., XXII, 22. — 3 Deut., XIII,  9, 12. — 4 III Reg., XII, 26; XIII, 34; XIV, 16, etc. — 5 III Reg., XI, 35 et seq.

 

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idolâtraient et invitaient ou forçaient le peuple à l'idolâtrie : ils étaient tous condamnés à mort selon les termes précis de la loi ; et ceux qui joignaient le meurtre à l'idolâtrie, comme un Achab et un Manassès, devaient encore être punis de mort par un autre titre et par la loi spéciale qui condamnait l'homicide (1). Et néanmoins ni les grands, ni les petits, ni tout le peuple, ni les prophètes, qui envoyés de la part de Dieu devaient parler plus haut que tous les autres, et qui parlaient en effet si puissamment aux rois les plus redoutables, ne leur reprochaient jamais la peine de mort qu'ils avaient encourue selon la loi. Pourquoi, si ce n'est qu'on entendait qu'il y avait dans toutes les lois, selon ce qu'elles avaient de pénal, une tacite exception en faveur des rois? en sorte qu'il demeurait pour constant qu'ils ne répondaient qu'à Dieu seul : c'est pourquoi lorsqu'il voulait les punir par les voies communes, il créait un roi à leur place, ainsi qu'il créa Jéhu pour punir Joram roi de Samarie, l'impie Jézabel sa mère, et toute leur postérité (2). Mais de ce pouvoir prétendu du peuple et de cette souveraineté qu'on veut lui attribuer naturellement, il n'y en a ni aucun acte, ni aucun vestige, et pas même le moindre soupçon dans toute l'Histoire sainte, dans tous les écrits des prophètes, ni dans tous les Livres sacrés. On a donc très-bien entendu dans le peuple hébreu ce droit royal, qui réservait le roi au jugement de Dieu seul, et non-seulement dans les cas marqués au premier livre des Rois, qui étaient les cas les plus ordinaires, mais encore dans les plus extraordinaires et à la fois les plus importants, comme l'adultère, le meurtre et l'idolâtrie. Ainsi on ne peut douter qu'on ne régnât avec ce droit, puisque l'interprète le plus assuré du droit public et en général de toutes les lois, c'est la pratique.

Mais voici un autre interprète du droit royal. C'est le plus sage de tous les rois qui met ces paroles dans la bouche de tout le peuple : « J'observe la bouche du roi : il fait tout ce qui lui plaît, et sa parole est puissante; et personne ne lui peut dire : Pourquoi faites-vous ainsi (3)? » Façon de parler si propre à signifier l’indépendance, qu'on n'en a point de meilleure pour exprimer celle de Dieu. « Personne, dit Daniel, ne résiste à son pouvoir, ni

 

1 Exod, XXI, 12 ; Deut., XIX, 11. — 2 IV Reg., IX, 10. — 3 Eccle., VIII, 2-4.

 

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ne lui dit : Pourquoi le faites-vous (1)? » Dieu donc est indépendant par lui-même et par sa nature; et le roi est indépendante l'égard des hommes et sous les ordres de Dieu, qui seul aussi peut lui demander compte de ce qu'il fait, et c'est pourquoi il est appelé le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs. M. Jurieu se mêle ici de nous expliquer Salomon, en lui faisant dire seulement « qu'il n'est pas permis de contrôler les rois dans ce qu'ils font, quand leurs ordres ne vont pas à la ruine de la société, encore que souvent ils incommodent (2). » Ce ministre prête ses pensées à Salomon : mais de quelle autorité, de quel exemple, de quel texte de l'Ecriture a-t-il soutenu la glose qu'il lui donne? Auquel de ces rois cruels et impies, dont le nombre a été si grand, a-t-on demandé raison de sa conduite, quoiqu'elle allât visiblement à la subversion de la religion et de l'Etat? On n'en trouve aucune apparence dans un royaume qui a duré cinq cents ans; cependant l'Etat subsistait, la religion s'est soutenue, sans qu'on parlât seulement de ce prétendu recours au peuple, où l'on veut mettre la ressource des Etats.

Il ne faut pas s'imaginer que les autres royaumes d'Orient eussent une autre constitution que celui des Israélites. Lorsque ceux-ci demandèrent un roi, ils ne voulaient pas établir une monarchie d'une forme particulière. « Donnez-nous un roi, disaient-ils, comme en ont les autres nations (3) ; et nous serons, ajoutent-ils, comme tous les autres peuples (4) ; » et dès le temps de Moïse : « Vous voudrez avoir un roi comme en ont tous les autres peuples aux environs (5). » Ainsi les royaumes d'Orient, où fleurissaient les plus anciennes et les plus célèbres monarchies de l'univers, avaient là même constitution. On n'y connaissait non plus qu'en Israël cette suprême autorité du peuple; et quand Salomon disait : « Le roi parle avec empire, et nul ne peut lui dire : Pourquoi le faites-vous? » il n'exprimait pas seulement la forme du gouvernement parmi les Hébreux, mais encore la constitution des royaumes connus alors et, pour parler ainsi, le droit commun des monarchies.

 

1 Dan., IV, 32. — 2 Jur., Lettr. XVII. — 3 I Reg., VIII, 5.— 4 Ibid., 20.— 5 Deut., XVII, 14.

 

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Au reste cette indépendance était tellement de l'esprit de la monarchie des Hébreux, qu'elle se remit dans la même forme, lorsqu'elle fut renouvelée sous les Macchabées. Car encore qu'on ne donnât pas à Simon le titre de roi, que ses enfants prirent dans la suite, il en avait toute la puissance sous le titre de souverain Pontife et de capitaine, puisqu'il est porté dans l'Acte où les sacrificateurs et tout le peuple lui transportent pour lui et pour sa famille le pouvoir suprême sous ces titres, qu'on lui remet entre les mains les armes, les garnisons, les forteresses, les impôts, les gouverneurs et les magistrats (1), les assemblées même, sans qu'on en put tenir aucune que par son ordre (2), et en un mot la puissance « de pourvoir au besoin du peuple saint (3) ; » ce qui comprend généralement tous les besoins d'un Etat, tant dans la paix que dans la guerre, « sans pouvoir être contredit par qui que ce soit, sacrificateur ou autre, à peine d'être déclaré criminel. » Enfin on n'oublie rien dans cet Acte ; et loin de se réserver la puissance souveraine, le peuple ne se laisse rien par où il puisse jamais s'opposer au prince, ni armes, ni assemblées, ni autorité quelconque, ni enfin autre chose que l'obéissance.

Je voudrais bien demander à M. Jurieu, qui est si habile à trouver ce qui lui plaît dans l'Ecriture, ce que le peuple juif s'est  réservé par cet Acte? Quoi? peut-être la législation, à cause qu'il n'y en est point parlé? Mais il sait bien que dans le peuple de Dieu la législation était épuisée par la seule loi de Moïse, à quoi non s ajouterons, s'il lui plaît, les traditions constantes et immémoriales qui venaient de la même source. Que s'il fallait dans l'application des interprétations juridiques, la loi même y avait pourvu par le ministère sacerdotal, comme Malachie l'avait si bien expliqué (4) sur le fondement de la doctrine de Moïse; et on n'avait garde d'en parler dans l'Acte qu'on fit en faveur de Simon, puisque ce droit était renfermé dans sa qualité de Pontife. Tout le reste est spécifié; et si le peuple s'était réservé quelque partie du gouvernement pour petite qu'elle fût, il n'aurait pas renoncé à toute assemblée, puisque s'assembler, pour un peuple, est le seul moyen d'exercer une autorité légitime : de sorte que qui y

 

1 I Mach., XIV, 41 et seq., 49. — 2 Ibid., 44. — 3 Ibid., 42, 43. — 4 Malach., II.

 

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renonce, comme fait ici le peuple juif, renonce en même temps à tout légitime pouvoir.

La seule restriction que je trouve dans l'Acte dont nous parlons, c'est que la puissance n'était donnée à Simon et à ses enfants, que jusqu'à ce « qu'il s'élevât un fidèle prophète (1), » soit qu'il faille entendre le Christ, ou quelque autre fidèle interprète de la volonté de Dieu. Mais cette restriction si bien exprimée ne marque pas seulement qu'il n'y en avait aucune autre, puisque cette autre serait marquée comme celle-là, mais exclut encore positivement celle que M. Jurieu voudrait établir. Car ce qu'il voudrait établir, c'est dans toutes les monarchies et même dans les plus absolues, la réserve du pouvoir du peuple pour changer le gouvernement dans le besoin : or bien loin d'avoir réservé ce pouvoir au peuple, on le lui ôte en termes formels, puisque tout changement de gouvernement est réservé à Dieu et à un prophète venu de sa part ; et voilà dans la nouvelle souveraineté de Simon et de sa famille l'indépendance la mieux exprimée, et tout ensemble la plus absolue qu'on puisse voir.

Ce que les nouveaux rabbins ont imaginé de la puissance du grand Sanhédrin, ou du conseil perpétuel de la nation, où ils prétendent qu'on jugeait les crimes des rois, ni ne paraît dans cet Acte, ni ne se trouve en la loi, ni n'est fondé sur aucun exemple ni dans l'ancienne ni dans la nouvelle monarchie, ni on n'en voit rien dans l'Histoire sainte, ou dans Josèphe, ou dans Phi-Ion, ou dans aucun ancien auteur : au contraire tout y répugne ; et on n'a jamais vu en Israël de jugement humain contre les rois, si ce n'est peut-être après leur mort pour leur décerner l'honneur de la sépulture royale, ou les en priver : coutume qui venait des Egyptiens, et dont on voit quelque vestige dans le peuple saint, lorsque les rois impies étaient inhumés dans les lieux particuliers, et non pas dans les tombeaux des rois. Voilà tout le jugement qu'on exerçait sur les rois; mais après leur mort et sous l'autorité de leur successeur; et cela même était une marque que leur majesté était jugée inviolable pendant leur vie. Voilà donc comme on a régné parmi les Juifs, toujours dans le même esprit

 

1 I Mac., XIV, 41

 

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d'indépendance absolue, tant sous les rois de la première institution que dans la  monarchie renaissante sous les Macchabées. Qu'ai-je besoin d'écouter ici les frivoles raisonnements de votre ministre? Voilà un fait constant qui les détruit tous. Car que sert d'alléguer en l'air qu'il n'y a ni possibilité ni vraisemblance qu'un peuple ait pu donner un pouvoir qui lui serait si nuisible (1)? Voilà un peuple qui l'a donné, et ce peuple était le peuple de Dieu, le seul qui le connût et le servît : le seul par conséquent qui eût la véritable sagesse, mais le seul que Dieu gouvernât et à qui il eût donné des lois : c'est ce peuple qui ne se réserve aucun pouvoir contre ses souverains. Lorsqu'on allègue cette loi fameuse, que la loi suprême est le salut du peuple (2), je l'avoue : mais ce peuple a mis son salut à réunir toute sa puissance dans un seul, par conséquent à ne rien pouvoir contre ce seul à qui il transportait tout. Ce n'était pas qu'on n'eût vu les inconvénients de l'indépendance du prince, puisqu'on avait vu tant de mauvais rois, tant d'insupportables tyrans ; mais c'est qu'on voyait encore moins d'inconvénient à les souffrir quels qu'ils fussent, qu'à laisser à la multitude le moindre pouvoir. Que si l'Etat à la fm était péri sous ces rois qui avaient abandonné Dieu, on n'allait pas imaginer que ce fût faute d'avoir laissé quelque pouvoir au peuple, puisque toute l'Ecriture atteste que le peuple n'était pas moins insensé que ses rois. « Nous avons péché, disait Daniel, nous et nos pères, et nos rois, et nos princes, et nos sacrificateurs et tout le peuple de la terre (3). » Esdras et Néhémias en disent autant. Ce n'était donc pas dans le peuple qu'on imaginait le remède aux dérèglements, ou la ressource aux calamités publiques ; au contraire c'était au peuple même qu'il fallait opposer une puissance indépendante de lui pour l'arrêter ; et si ce remède ne réussissait, il n'y avait rien à attendre que de la puissance divine. C'est donc pour cette raison que malgré les expériences de l'ancienne monarchie, on ne laissa pas de fonder sur les mêmes principes la monarchie renaissante. Elle périt par les dissensions qui arrivèrent dans la maison royale. Le peuple qui voyait le mal ne songea pas seulement qu'il y pût remédier. Les Romains se rendirent les maîtres et donnèrent le

 

1 Jur., Lett. XVI, XVII. — 2 Jur., ibid. — 3 Dan., IX, 5, 6.

 

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royaume à Hérode, sous qui sans doute on ne songeait pas que la souveraine puissance résidât dans le peuple. Quand les Romains la reprirent sous les Césars, le peuple ne songeait non plus qu'il lui restât le moindre pouvoir pour se gouverner, loin de l'avoir sur ses maîtres; et c'est cet état de souveraineté si indépendante sous les Césars que Jésus-Christ autorise, lorsqu'il dit : « Rendez à César ce qui est à César. »

Il n'y a donc rien de plus constant que ces monarchies où l'on ne peut imaginer que le peuple ait aucun pouvoir, loin d'avoir le pouvoir suprême sur ses rois. Je ne prétends pas disputer qu'il n'y en puisse avoir d'une autre forme, ni examiner si celle-ci est la meilleure en elle-même; au contraire sans me perdre ici dans de vaines spéculations, je respecte dans chaque peuple le gouvernement que l'usage y a consacré, et que l'expérience a fait trouver le meilleur. Ainsi je n'empêche pas que plusieurs peuples n'aient excepté, ou pu excepter contre le droit commun de la loiauté, ou si l'on veut imaginer la royauté d'une autre sorte, et la tempérer plus ou moins, suivant le génie des nations et les diverses constitutions des Etats. Quoi qu'il en soit, il est démontré que ces exceptions ou limitations du pouvoir des rois, loin d'être le droit commun des monarchies, ne sont pas seulement connues dans celle du peuple de Dieu. Mais celle-ci n'ayant rien eu de particulier, puisqu'au contraire on la voit établie sur la forme de toutes les autres ou de la plupart, la démonstration passe plus loin, et remonte jusqu'aux monarchies les plus anciennes et les plus célèbres de l'univers : de sorte qu'on peut conclure que toutes ces monarchies n'ont pas seulement connu ce prétendu pouvoir du peuple, et qu'on ne le connaissait pas dans les empires que Dieu même et Jésus-Christ ont autorisés.

 

Principes de, la politique de M. Jurieu, et leur absurdité.

 

J'ai vengé le droit des rois et de toutes les puissances souveraines; car elles sont toutes également attaquées, s'il est vrai, comme on le prétend, que le peuple domine partout, et que l'état populaire, qui est le pire de tous, soit le fond de tous les Etats. J'ai répondu aux autorités de l'Ecriture qu'on leur oppose : celles-là

 

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sont considérables ; et toutes les fois que Dieu parle, ou qu'on objecte ses décrets, il faut répondre. Pour les frivoles raisonnements dont se servent les spéculatifs pour régler le droit des puissances qui gouvernent l'univers, leur propre majesté les en défend ; et il n'y aurait qu'à mépriser ces vains politiques, qui sans connaissance du monde ou des affaires publiques, pensent pouvoir assujettir les trônes des rois aux lois qu'ils dressent parmi leurs livres, ou qu'ils dictent dans leurs écoles. Je laisserais donc volontiers discourir M. Jurieu sur les droits du peuple, et je n'empêcherais pas qu'il ne se rendit l'arbitre des rois à même titre qu'il est prophète : mais afin que le monde, qui est étonné de son audace, soit convaincu de son ignorance, je veux bien en finissant cet Avertissement, parmi les absurdités infinies de ses vains discours, en relever quatre ou cinq des plus grossières.

Dans le dessein qu'avait M. Jurieu de faire l'apologie de ce qui se passe en Angleterre, il paraissait naturel d'examiner la constitution particulière de ce royaume ; et s'il s'était tourné de ce côté-là, j'aurais laissé à d'autres le soin de le réfuter. Car je déclare encore une fois que les lois particulières des Etats, non plus que les faits personnels, ne sont pas l'objet que je me propose. Mais ce ministre a pris un autre tour ; et soit que l'Angleterre seule lui ait paru un sujet peu digne de ses soins, ou qu'il ait trouvé plus aisé de parler en l'air du droit des peuples, que de rechercher les histoires qui feraient connaître la constitution de celui dont il entreprend la défense, il a bâti une politique également propre à soulever tous les Etats. En voici l'abrégé : « Le peuple fait les souverains et donne la souveraineté ; donc le peuple possède la souveraineté, et la possède dans un degré plus éminent. Car celui qui communique, doit posséder ce qu'il communique d'une manière plus parfaite : et quoi qu'un peuple qui a fait un souverain ne puisse plus exercer la souveraineté par lui-même, c'est pourtant la souveraineté du peuple qui est exercée par le souverain ; et l'exercice de la souveraineté qui se fait par un seul, n'empêche pas que la souveraineté ne soit dans le peuple comme dans sa source et même comme dans son premier sujet (1). » Voilà

 

1 Lett. XVI, n. 4, p. 123.

 

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les principes qu'il pose dans la XVIe Lettre; et il en conclut dans les deux suivantes que le peuple peut exercer sa souveraineté en certains cas, même sur les souverains, les juger, leur faire la guerre, les priver de leurs couronnes, changer l'ordre de la succession, et même la forme du gouvernement.

Ce qui d'abord se fait sentir dans ce discours, ce sont les contradictions dont il est plein. « Le peuple, dit-on, donne la souveraineté; donc il la possède. » Ce serait plutôt le contraire qu'il faudrait conclure, puisque si le peuple l'a cédée, il ne l'a plus ; ou en tout cas, pour parler avec M. Jurieu, il ne l'a que dans le souverain qu'il a créé. C'est ce que le ministre vient d'avouer en disant « qu'un peuple qui a fait un souverain ne peut plus exercer la souveraineté par lui-même, » et que sa souveraineté est « exercée » par le souverain qu'il a fait.

Il n'en faut pas davantage pour renverser tout le système du ministre. Car tout ce où il veut venir par ses principes, c'est que le peuple peut faire la loi à son souverain en certains cas, jusqu'à lui déclarer la guerre, le priver, comme on l'a dit, de sa couronne, changer la succession et même le gouvernement. Or tout cela est contre la supposition que le ministre vient de faire. Car sans doute ce ne sera pas par le souverain que le peuple fera la guerre au souverain même et lui ôtera sa couronne : ce sera donc par lui-même que le peuple exercera ces actes de souveraineté, encore qu'on ait supposé qu'il n'en peut exercer aucun.

Mais sans encore examiner les conséquences du système, allons à la source, et prenons la politique du ministre par l'endroit le plus spécieux. Il s'est imaginé que le peuple est naturellement souverain; ou, pour parler comme lui, qu'il possède naturellement la souveraineté, puisqu'il la donne à qui il lui plaît : or cela c'est errer dans le principe, et ne pas entendre les termes. Car à regarder les hommes comme ils sont naturellement et avant tout gouvernement établi, on ne trouve que l'anarchie, c'est-à-dire dans tous les hommes une liberté farouche et sauvage, où chacun peut tout prétendre et en même temps tout contester; où tous sont en garde, et par conséquent en guerre continuelle contre tous ; où la raison ne peut rien, parce que chacun appelle

 

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raison la passion qui le transporte; où le droit même de la nature demeure sans force, puisque la raison n'en a point; où par conséquent il n'y a ni propriété, ni domaine, ni bien, ni repos assuré, ni à dire vrai aucun droit, si ce n'est celui du plus fort : encore ne sait-on jamais qui l'est, puisque chacun tour à tour le peut devenir, selon que les passions feront conjurer ensemble plus ou moins de gens. Savoir si le genre humain a jamais été tout entier dans cet état, ou quels peuples y ont été et en quels endroits; ou comment et par quels degrés on en est sorti : il faudrait pour le décider compter l'infini, et comprendre toutes les pensées qui peuvent monter dans le cœur de l'homme. Quoi qu'il en soit, voilà l'état où l'on imagine les hommes avant tout gouvernement. S'imaginer maintenant avec M. Jurieu, dans le peuple considéré en cet état, une souveraineté qui est déjà une espèce de gouvernement, c'est mettre un gouvernement avant tout gouvernement, et se contredire soi-même. Loin que le peuple en cet état soit souverain, il n'y a pas même de peuple en cet état. Il peut bien y avoir des familles, et encore mal gouvernées et mal assurées : il peut bien y avoir une troupe, un amas de monde, une multitude confuse; mais il ne peut y avoir de peuple, parce qu'un peuple suppose déjà quelque chose qui réunisse quelque conduite réglée et quelque droit établi : ce qui n'arrive qu'à ceux qui ont déjà commencé à sortir de cet état malheureux, c'est-à-dire de l'anarchie.

C'est néanmoins du fond de cette anarchie que sont sorties toutes les formes de gouvernements, la monarchie, l'aristocratie, l'état populaire et les autres; et c'est ce qu'ont voulu dire ceux qui ont dit que toutes sortes de magistratures ou de puissances légitimes venaient originairement de la multitude ou du peuple. Mais il ne faut pas conclure de là, avec M. Jurieu, que le peuple comme un souverain ait distribué les pouvoirs à un chacun : car pour cela il faudrait déjà qu'il y eût ou un souverain, ou un peuple réglé; ce que nous voyons qui n'était pas. Il ne faut non plus s'imaginer que la souveraineté ou la puissance publique soit une chose comme subsistante, qu'il faille avoir pour la donner; elle se forme et résulte de la cession des particuliers,

 

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lorsque fatigués de l'état où tout le monde est le maître et où personne ne l'est, ils se sont laissés persuader de renoncer à ce droit qui met tout en confusion, et à cette liberté qui fait tout craindre à tout le monde, en faveur d'un gouvernement dont on convient.

S'il plaît à M. Jurieu d'appeler souveraineté cette liberté indocile qu'on fait céder à la loi et au magistrat, il le peut; mais c'est tout confondre : c'est confondre l'indépendance de chaque homme dans l'anarchie avec la souveraineté. Mais c'est là tout au contraire ce qui la détruit. Où tout est indépendant, il n'y a rien de souverain : car le souverain domine de droit; et ici le droit de dominer n'est pas encore : on ne domine que sur celui qui est dépendant ; or nul homme n'est supposé tel en cet état, et chacun y est indépendant, non-seulement de tout autre, mais encore de la multitude, puisque la multitude elle-même, jusqu'à ce qu'elle se réduise à faire un peuple réglé, n'a d'autre droit que celui de la force.

Voilà donc le souverain de M. Jurieu : c'est dans l'anarchie le plus fort, c'est-à-dire la multitude et le grand nombre contre le petit : voilà le peuple qui fait le maître et le souverain au-dessus de tous les rois et de toute puissance légitime; voilà celui qu'il appelle le Tuteur (1) et le Défenseur naturel de la véritable religion; voilà celui en un mot qui selon lui « n'a pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes : » car, dit M. Jurieu, « cette autorité n'est que dans le peuple (2), » et on voit ce qu'il appelle le peuple. Que le lecteur se souvienne de cette rare politique : la suite en découvrira les absurdités; mais maintenant je n'en veux montrer que le bel endroit.

C'est la doctrine des pactes, que le ministre explique en ces termes : « Qu'il est contre la raison qu'un peuple se livre à un souverain sans quelque pacte, et qu'un tel traité serait nul et contre la nature (3). » Il ne s'agit pas, comme on voit, de la constitution particulière de quelque Etat : il s'agit du droit naturel et universel, que le ministre veut trouver dans tous les Etats. Il est, dit-il, contre la nature de se livrer sans quelque pacte, c'est-à-dire de se livrer sans se réserver le droit souverain; car c'est le pacte

 

1 Lett. XVI, n. 4. — 2 Lett. XVIII, p. 140. — 3 Lett. XVI, p. 124

 

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qu'il veut établir; comme s'il disait : Il est contre la nature de hasarder quelque chose pour se tirer du plus affreux de tous les états qui est l'anarchie : il est contre la nature de faire ce que tant de peuples ont fait, comme on a vu. Mais laissons toutes ces raisons. Comme ces pactes de M. Jurieu ne se trouvent plus, et qu'il v a longtemps que l'original en est perdu, le moins qu'on puisse demander à ce ministre, c'est qu'il prouve ce qu'il avance. Et il le fait en cette sorte : « Il n'y a point de relation au monde qui ne soit fondée sur un pacte mutuel ou exprès ou tacite, excepté l'esclavage, tel qu'il était entre les païens, qui donnait à un maître pouvoir de vie et de mort sur son esclave sans aucune connaissance de cause. Ce droit était faux, tyrannique, purement usurpé et contraire à tous les droits de la nature. » Et un peu après : « Il est donc certain qu'il n'y a aucune relation de maître, de serviteur, de père, d'enfant, de mari, de femme, qui ne soit établie sur un pacte mutuel et sur des obligations mutuelles; en sorte que, quand une partie anéantit ces obligations, elles sont anéanties de l'autre (1). » Quelque spécieux que soit ce discours en général, si on y prend garde de près, on y trouve autant d'ignorances que de mots. Commençons par la relation de maître et de serviteur. Si le ministre y avait fait quelque réflexion, il aurait songé que l'origine de la servitude vient des lois d'une juste guerre, où le vainqueur ayant tout droit sur le vaincu jusqu'à pouvoir lui ôter la vie, il la lui conserve : ce qui même, comme on sait, a donné naissance au mot de Servi, qui devenu odieux dans la suite, a été dans son origine un terme de bienfait et de clémence, descendu du mot servare, conserver. Vouloir que l'esclave en cet état fasse un pacte avec son vainqueur, qui est son maître, c'est aller directement contre la notion de la servitude. Car l'un, qui est le maître, fait la loi telle qu'il veut; et l'autre, qui est l'esclave, la reçoit telle qu’on veut la lui donner : ce qui est la chose du monde la plus opposée à la nature d'un pacte, où l'on est libre de part et d'autre, et où l'on se fait la loi mutuellement.

Toutes les autres servitudes ou par vente ou par naissance ou autrement, sont formées et définies sur celle-là. En général et à

 

1 Lett. XVI, p. 124, col. 2.

 

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prendre la servitude dans son origine, l'esclave ne peut rien contre personne qu'autant qu'il plaît à son maître : les lois disent qu'il n'a point d'état, point de tête, caput non habet, c'est-à-dire que ce n'est pas une personne dans l'Etat ; aucun bien, aucun droit ne peut s'attacher à lui. Il n'a ni voix en jugement, ni action, ni force, qu'autant que son maître le permet; à plus forte raison n'en a-t-il point contre son maître. De condamner cet état, ce serait entrer dans les sentiments que M. Jurieu lui-même appelle outrés, c'est-à-dire dans les sentiments de ceux qui trouvent toute guerre injuste ; ce serait non-seulement condamner le droit des gens, où la servitude est admise, comme il paraît par toutes les lois : mais ce serait condamner le Saint-Esprit, qui ordonne aux esclaves par la bouche de saint Paul (1) de demeurer en leur état, et n'oblige point leurs maîtres à les affranchir.

Cela va plus loin que ne pense M. Jurieu. Car il méprise le droit de conquête, jusqu'à dire que « la conquête est une pure violence (2) : » ce qui est dire manifestement que toute guerre en est une ; et par conséquent contre les propres principes du ministre, qu'il ne peut jamais y avoir de justice dans la guerre, puisqu'il n'y a rien qui s'accorde moins que la justice et la violence. Mais si le droit de servitude est véritable , parce que c'est le droit du vainqueur sur le vaincu, comme tout un peuple peut être vaincu jusqu'à être obligé de se rendre à discrétion, tout un peuple peut être serf; en sorte que son seigneur en puisse disposer comme de son bien jusqu'à le donner à un autre, sans demander son consentement; ainsi que Salomon donna à Hiram, roi de Tyr, vingt villes de Galilée (3). Je ne disputerai pas davantage ici sur ce droit de conquête, parce que je sais que M. Jurieu dans le fond ne le peut nier. Il faudrait condamner Jephté, qui le soutient avec tant de force contre le roi de Moab (4). Il faudrait condamner Jacob, qui donne à Joseph ce qu'il a conquis avec son arc et son épée (5). Je sais que M. Jurieu ne soutiendra pas ces extravagances; et je ne relève ces choses qu'afin qu'on remarque qu'ébloui par de vaines apparences, il jette en l'air de grands mots dont il ne pèse

 

1 I Cor., VII, 24; Ephes., VI, 7, etc. — 2 Lett. XVI, p.25, col. 2. — 3 III Reg., IX, 11. — 4 Jud., XI, 21. — 5 Gen., XLVIII, 22.

 

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pas le sens, comme il lui est arrivé lorsqu'il a confondu les conquêtes avec les « pures violences. »

La seconde relation que notre ministre établit sur un pacte exprès ou tacite, est celle de père à enfant (1) ; ce qui est la chose du monde la plus insensée. Car qui est-ce qui a stipulé pour tous les enfants avec tous les pères ? Les enfants qui sont au berceau ont-ils aussi fait un pacte avec leurs parents pour les obliger à les nourrir et à les aimer plus que leur vie ? Mais les parents ont-ils eu besoin de faire un pacte avec leurs enfants, afin de les obliger à leur obéir? C'est bien écrire sans réflexion que d'alléguer ces prétendus pactes.

Il y a plus de vraisemblance à établir sur un pacte la relation de mari à femme, parce qu'en effet il y a une convention. Mais si l'on voulait considérer que le fond du droit et de la société conjugale, et celui de l'obéissance que la femme doit à son mari, est établi sur la nature et sur un exprès commandement de Dieu, on n'aurait pas vainement tâché à l'établir sur un pacte. Qui ne voit en tout ce discours un homme emporté par une apparence trompeuse, qui a confondu le terme de pacte avec celui d'obligation et de devoir? Et en effet il confond trop grossièrement ces deux mots, lorsqu'il dit que les relations dont nous venons de parler, de serviteur à maître, d'enfant à père et de femme à mari, sont établies « sur des pactes mutuels et sur des obligations mutuelles (2), » sans vouloir seulement considérer qu'il y a des obligations mutuelles, qui viennent à la vérité d'une convention entre les parties, et c'est ce qu'on appelle pacte ; mais aussi qu'il y en a qui sont établies par la volonté du supérieur, c'est-à-dire de Dieu, qui ne sont point des pactes ni des conventions, mais des lois suprêmes et inviolables qui ont précédé toutes les conventions et tous les pactes. Car qui jamais a ouï dire qu'il soit besoin d'une convention, ou même qu'on en fasse aucune, pour se soumettre à la loi, et encore à la loi de Dieu ? comme si la loi de Dieu empruntait sa force du consentement des parties à qui elle prescrit leurs devoirs. C'est faute d'avoir entendu une chose si manifeste, que le ministre fait ce pitoyable raisonnement : « Il n'y a

 

1 Lett. XVI, p. 124. — 2 Ibid.

 

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rien de plus inviolable et de plus sacré que les droits des pères sur les enfants : néanmoins les pères peuvent aller si loin dans l'abus de ces droits, qu'ils les perdent. » Qui jamais a ouï parler d'un tel prodige, que par l'abus du droit paternel un père le perde? Cela serait vrai, si le père n'avait de droit sur son enfant que par un pacte mutuel, comme le ministre a voulu se l'imaginer. Mais comme le devoir d'un fils est fondé sur quelque chose de plus haut, sur la loi du supérieur qui est Dieu, loi qu'il a mise dans les cœurs avant que de l'écrire sur la pierre ou sur le papier : si un père peut perdre son droit, comme dit M. Jurieu, c'est Dieu même qui perd le sien. Il n'est pas moins ridicule de dire avec ce ministre « qu'un mari qui abuse de son pouvoir sur sa femme, par cela même la met en droit de demander la protection des lois, de rompre tout lien et toute communion, de résister en un mot à toutes ses volontés. » Ne dirait-on pas que le mariage est rompu, et que ce n'est plus seulement l'adultère qui l'anéantit, selon la Réforme, mais encore toute violence d'un ;mari? Que si malgré tout cela le mariage subsiste, qui peut dire sans être insensé « que tout lien et toute communion » soit rompue, «et qu'une femme » acquiert le beau droit de résister « à toutes les volontés » d'un mari ? Mais n'est-il pas vrai, dit-il, que les enfants et les femmes sont autorisés par les lois divines et humaines, à résister aux injustes volontés d'un mari et d'un père? N'est-il pas vrai que le pouvoir des maîtres sur les esclaves les plus vils a des bornes? Qui ne le sait? Mais qui ne sait en même temps que ce n'est point en vertu d'une convention volontaire, qui ne fut jamais ni n'a pu être , mais d'un ordre supérieur? C'est que Dieu, qui a prescrit certains devoirs aux femmes, aux enfants, aux esclaves, en a prescrit d'autres aux maîtres, aux pères, aux maris : c'est que la puissance publique , qui renferme toute autre puissance sous la sienne, a réglé les actions et les droits des uns et des autres : c'est qu'où il n'y a point de loi, la raison, qui est la source des lois, en est une que Dieu impose à tous les hommes : c'est que les devoirs les plus légitimes, comme par exemple ceux d'une femme ou d'un fils, peuvent bien être suspendus envers un mari et envers un père que son injustice et sa violence empêche de les

 

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recevoir ; mais que le fond d'obligation puisse être altéré , ou que la disposition du cœur puisse être changée, on ne le peut dire sans extravagance.

J'avoue donc selon ces principes, à M. Jurieu, qu'il y a des obligations mutuelles entre le prince et le sujet ; de sorte qu'à cet égard il n'y a point de pouvoir sans bornes, puisque tout pouvoir est borné par la loi de Dieu et par l'équité naturelle : mais que de telles obligations soient fondées sur un pacte mutuel, loin que M. Jurieu nous l'ait prouvé, il n'allègue pour le prouver que de faux principes, que lui-même ne peut soutenir de bonne foi dans son cœur, et que par conséquent il n'entend point quand il les avance.

Depuis qu'on se mêle d'écrire, je ne crois pas qu'on ait rien écrit de plus téméraire que ce qu'a écrit M. Jurieu : « Qu'on ne voit point d'érections de monarchies qui ne se soient faites par des traités, où les devoirs des souverains soient exprimés aussi bien que ceux des sujets (1). » Qui ne croirait à l'entendre qu'il lui a passé sous les yeux beaucoup de semblables traités ? Il en devrait donc rapporter quelqu'un ; et surtout s'il avait trouvé ce contrat primordial du roi et du peuple qu'on prétend que le roi d'Angleterre a violé, il n'aurait pas dû le dissimuler ; car il aurait relevé la convention dont il entreprend la défense d'un grand embarras ; surtout si l'on trouvait dans ce traité qu'il serait nul en cas de contravention de part ou d'autre, et que le peuple reviendrait en même état que s'il n'avait jamais eu de roi. Mais par malheur M. Jurieu, qui avance qu'on ne voit point « d'érection de monarchie » où l'on ne trouve de tels traités, non-seulement n'a pas trouvé celui-ci, mais encore n'en a trouvé aucun, et n'entreprend même pas de prouver par aucun fait positif qu'il y en ait jamais eu. Il raille quelque part le docte Grotius , de ce qu'avec de beau grec et de beau latin il croit nous persuader tout ce qu'il veut, et il a peut-être raison de reprendre ce savant auteur de l'excès de ses citations. Mais qu'aussi, je ne dirai pas sans latin ni grec, mais sans exemple , sans autorité , sans témoignage ni de poète, ni d'orateur, ni d'historien , ni d'aucun auteur quel qu'il

 

1 Lett. XVI, p. 125.

 

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soit, notre ministre ait osé poser en fait « qu'on ne voit aucune érection de monarchie » qui ne soit faite sous des traités tels que ceux qu'il imagine, et que tous les peuples du inonde, anciens et modernes, même ceux qui regardent leurs rois comme des dieux, ou plutôt qui n'osent les regarder et ne connaissent d'autres lois que leurs volontés, se soient réservé sur eux un droit souverain , et encore sans le connaître et sans en avoir le moindre soupçon : en vérité c'est un autre excès qui n'a point de nom, et on ne peut pas abuser davantage de la foi publique.

Pour moi, sans vouloir me perdre dans des propositions générales, je vois dans l'Histoire sainte l'érection de deux monarchies du peuple de Dieu, où loin de remarquer ces prétendus traités mutuels entre les rois et les peuples, avec la clause de nullité en cas de contravention de la part des rois, je vois manifestement la clause contraire, et M. Jurieu ne le peut nier. Car, selon la doctrine de ce ministre , « le traitement » que Samuel déclara au peuple qu'il recevrait de son roi, était tyrannique et un abus manifeste de la puissance. C'est le principe de M. Jurieu ; par conséquent il doit avouer que la royauté fut d'abord proposée au peuple hébreu avec son abus : néanmoins le peuple passe outre ; et loin de se réserver la moindre espèce de droit contre le roi qu'il voulait avoir, nous avons vu clairement qu'il n'y a pas seulement songé (1). Ce peuple, encore un coup, n'a jamais songé qu'il se fût réservé un droit sur son souverain, je ne dis pas dans les abus médiocres de la puissance royale que Samuel lui proposait; mais au milieu des plus grands excès de la tyrannie, tels que sont ceux que nous avons vus dans l'Histoire sainte sous les rois les plus impies et les plus cruels, sans que le peuple ait songé à se relever de ces maux par la force (2). Bien plus, après les avoir éprouvés et toutes les suites les plus funestes qu'ils pouvaient avoir, le même peuple revient encore sous les Macchabées dans la liberté de former son gouvernement ; et il ne le forme pas sous d'autres lois, ni avec moins d'indépendance du côté des princes, qu'il avait fait la première fois. Nous en avons rapporté l'acte (3). Voilà des

 

1 Ci-dessus, n.  43  et suiv. — 2 Ci-dessus, n. 44 et  suiv. — 3 Ci-dessus, n. 46.

 

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faits positifs, et non pas des discours en l'air ou de vaines spéculations.

Je trouve dans Hérodote l'établissement de la monarchie des Mèdes sous Déjocès : et je n'y vois aucun traité de part ni d'autre : encore moins la résolution du traité en cas de contravention ; mais, ce qui est bien constant par toute la suite, c'est que l'empire des rois Mèdes a dû être par son origine le plus indépendant de tout l'Orient, puisqu'on y voit d'abord cette indépendance d'une manière si éclatante, qu'elle n'a été ignorée de personne. Ainsi ces titres primordiaux ne sont pas tous favorables à la prétention du ministre ; et il tombe dans l'inconvénient de donner aux peuples un droit souverain sur eux-mêmes et sur leurs rois, sans que les peuples à qui il le donne en aient jamais eu le moindre soupçon. M. Jurieu nous demande quelle raison pourrait avoir eue un peuple de se donner un maître si puissant à lui faire du mal. Il m'est aisé de lui répondre. C'est la raison qui a obligé les peuples les plus libres, lorsqu'il les faut mener à la guerre, de renoncer à leur liberté pour donner à leurs généraux un pouvoir absolu sur eux : on aime mieux hasarder de périr même injustement parles ordres de son général, que de s'exposer par la division aune perte assurée de la main des ennemis plus unis. C'est par le même principe qu'on a vu un peuple très-libre , tel qu'était le peuple romain, se créer même dans la paix un magistrat absolu, pour se procurer certains biens et éviter certains maux , qu'on ne peut ni éviter ni se procurer qu'à ce prix. C'est encore ce qui obligeait le même peuple à se lier par des lois que lui-même ne pût abroger ; car un peuple libre a souvent besoin d'un tel frein contre lui-même et il peut arriver des cas où le rempart dont il se couvre ne sera pas assez puissant pour le défendre, si lui-même le peut forcer : C'est ce qui fait admirer à Tite-Live la sagesse du peuple romain, si capable de porter le joug d'un commandement légitime, qu'il opposait volontairement à sa liberté quelque chose d'invincible à elle-même, de peur qu'elle ne devint trop licencieuse : Adeo sibi invicta quœdam patientissima justi imperii civitas fecerat. C'est par de semblables raisons qu'un peuple qui a éprouvé les maux, les confusions, les horreurs de l'anarchie ,

 

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donne tout pour les éviter ; et comme il ne peut donner de pouvoir sur lui qui ne puisse tourner contre lui-même, il aime mieux hasarder d'être maltraité quelquefois par un souverain, que de se mettre en état d'avoir à souffrir ses propres fureurs s'il se réservait quelque pouvoir. Il ne croit pas pour cela donner à ses souverains un pouvoir sans bornes. Car sans parler des bornes de la raison et de l'équité, si les hommes n'y sont pas assez sensibles , il y a les bornes du propre intérêt, qu'on ne manque guère de voir, et qu'on ne méprise jamais quand on les voit. C'est ce qui a fait tous les droits des souverains, qui ne sont pas moins les droits de leurs peuples que les leurs.

Le peuple forcé par son besoin propre à se donner un maître , ne peut rien faire de mieux que d'intéresser à sa conservation celui qu'il établit sur sa tête. Lui mettre l'Etat entre les mains afin qu'il le conserve comme son bien propre, c'est un moyen très-pressant de l'intéresser. Mais c'est encore l'engager au bien public par des liens plus étroits, que de donner l'empire à sa famille, afin qu'il aime l'Etat comme son propre héritage et autant qu'il aime ses enfants. C'est même un bien pour le peuple que le gouvernement devienne aisé ; qu'il se perpétue par les mêmes lois qui perpétuent le genre humain, et qu'il aille pour ainsi dire avec la nature. Ainsi les peuples où la royauté est héréditaire , en apparence se sont privés d'une faculté qui est celle d'élire leurs princes ; dans le fond c'est un bien de plus qu'ils se procurent : le peuple doit regarder comme un avantage de trouver son souverain tout fait, et de n'avoir pas pour ainsi parler à remonter un si grand ressort. De cette sorte ce n'est pas toujours abandonnement ou faiblesse de se donner des maîtres puissants : c'est souvent, selon le génie des peuples et la constitution des Etats , plus de sagesse et plus de profondeur dans ses vues.

C'est donc une grande erreur de croire avec M. Jurieu qu'on ne puisse donner des bornes à la puissance souveraine, qu'en se réservant sur elle un droit souverain. Ce que vous voulez faire faible à vous faire du mal, par la condition des choses humaines le devient autant à proportion à vous faire du bien : et sans borner la puissance par la force que vous vous pouviez réserver contre

 

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elle le moyen le plus naturel pour l'empêcher de vous opprimer, c'est de l'intéresser à votre salut.

Je ne sais s'il y eut jamais dans un grand empire un gouvernement plus sage et plus modéré qu'a été celui des Romains dans les provinces. Le peuple romain n'avait garde d'imaginer aucun reste de souveraineté dans les peuples soumis, puisqu'il les avait réduits par la force, et qu'une de ses maximes pour établir son autorité, était de pousser la victoire jusqu'à convaincre les peuples vaincus de leur impuissance absolue à résister au vainqueur. Mais encore qu'ils eussent poussé la puissance jusque-là, sans s'imaginer dans ces peuples aucun pouvoir légitime qu'ils pussent opposer au leur, l'intérêt de l'Etat les retenait dans de justes bornes. On sentait bien qu'il ne fallait point tarir les sources publiques , ni accabler ceux dont on tirait du secours. Si quelquefois on oubliait ces belles maximes ; si le sénat, si le peuple , si les princes, lorsqu'il y en eut, quittaient les règles d'un bon gouvernement, leurs successeurs revenaient à l'intérêt de l'Etat, qui dans le fond était le leur : les peuples se rétablissaient ; et sans en faire des souverains, Marc-Aurèle se proposait d'établir dans la monarchie la plus absolue la plus parfaite liberté du peuple soumis ; ce qui est d'autant plus aisé que les monarchies les plus absolues ne laissent pas d'avoir des bornes inébranlables dans certaines lois fondamentales , contre lesquelles on ne peut rien faire qui ne soit nul de soi. Ravir le bien d'un sujet pour le donner à un autre, est un acte de cette nature : on n'a pas besoin d'armer l'oppressé contre l'oppresseur : le temps combat pour lui ; la violence réclâme contre elle-même ; et il n'y a point d'homme assez insensé pour croire assurer la fortune de sa famille par de tels actes. Le prince même a intérêt de les empêcher : il sent qu'il faut faire aimer le gouvernement, pour le rendre stable et perpétuel. Comme on a vu que le vrai intérêt du peuple est d'intéresser à son salut ceux qui gouvernent ; le vrai intérêt de ceux qui gouvernent est d'intéresser aussi à leur conservation les peuples soumis. Ainsi l'étranger est repoussé avec zèle ; le mutin et le séditieux n'est pas écouté ; le gouvernement va tout seul et se soutient pour ainsi dire de son propre poids. Sans craindre qu'on

 

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les contraigne, les rois habiles se donnent eux-mêmes des bornes pour s'empêcher d'être surpris ou prévenus ; ils s'astreignent à certaines lois, parce que la puissance outrée se détruit enfin elle-même : pousser pins loin la précaution, c'est, pour ne rien dire de plus, autant inquiétude que prévoyance, autant indocilité que liberté et sagesse , autant esprit de révolte et d'indépendance que zèle du bien public : et enfin, car je ne veux pas étendre plus loin ces réflexions, on voit assez clairement que les maximes outrées de M. Jurieu répugnent à la raison, et même à l'expérience de la plus grande partie des peuples de l'univers.

Il faut néanmoins encore exposer ce que ce ministre croit avoir de plus convaincant. Il croit nous fermer la bouche, en nous demandant « ce qu'il faudrait faire à un prince qui commanderait à la moitié d'une ville de massacrer l'autre, sous prétexte de refus d'obéissance sur un commandement injuste (1). » Qu'un homme se mette dans l'esprit de fonder des règles de droit et des maximes de gouvernement sur des cas bizarres et inouïs parmi les hommes ! Mais écoutons néanmoins, et voyons où l'on veut aller. « Cette moitié de la ville, poursuit-il, n'est pas obligée de massacrer l'autre : on en demeure d'accord, car on donne des bornes à l'obéissance active. Mais si ce souverain après cela a le droit de massacrer toute cette ville sans qu'elle ait le droit de se défendre, il est clair que le prince aura le droit de ruiner la société entière. » Puisqu'il voulait conclure à la ruine de toute la société en ce cas, que n'ajoutait-il encore que cette ville fût la seule où ce prince fût souverain , ou qu'il en voulût faire autant à toutes les autres qui composeraient son Etat ; en sorte qu'il y restât seul pour n'avoir plus de contradicteurs, et pour pouvoir tout sur des corps morts qui ferment dorénavant tous ses sujets? Le ministre n'a osé ainsi construire son hypothèse, parce qu'il a bien senti qu'on lui dirait qu'elle est insensée ; et que c'est encore quelque chose de plus insensé de fonder des lois, ou de donner un empire au peuple, sous prétexte de remédier à des maux qui ne sont que dans la tête d'un spéculatif, et que le genre humain ne vit jamais. Comme donc, à parler de bonne foi, ce prince de M. Jurieu, qui

 

1 Lett. XVI, p. 124.

 

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voudrait tuer tout l'univers, ne fut jamais, et que la fureur et la frénésie n'ont pas même encore été jusque-là, demander ce qu'il faudrait faire à un prince qui aurait conçu un semblable dessein, c'est en autres termes demander ce qu'il faudrait faire à un prince qui deviendrait furieux ou frénétique au de la de tous les exemples que le genre humain connaît. En ce cas la réponse serait trop aisée. Tout le monde dirait au ministre qu'on a donné des tuteurs à des princes moins insensés que celui qu'il nous propose. Son prétendu empire du peuple n'est ici d'aucun usage : le successeur naturel d'un prince dont le cerveau serait si malade, ou les transports si violents, ferait naturellement la charge de régent. Lorsqu'Ozias frappé de la lèpre par un coup manifeste de la main de Dieu, prit la fuite tout hors de lui-même, on entendit bien que la volonté de Dieu était qu'on le séquestrât selon la loi de la société du peuple ; et Joatham son fils aîné, qui était en état de lui succéder s'il fût mort, prit en main le gouvernement du royaume. On conserva le nom de roi au père : le fils gouverna sous son autorité, et on n'eut pas besoin d'avoir recours à cette chimérique souveraineté dont on veut flatter tous les peuples.

Mais après tout où veut-on aller par cet empire du peuple? Ce peuple, à qui on donne un droit souverain sur ses rois, en a-t-il moins sur toutes les autres puissances? Si parce qu'il a fait toutes les formes de gouvernement il en est le maître, il est le maître de toutes, puisqu'il les a toutes faites également. M. Jurieu prétend, par exemple, que la puissance souveraine est partagée en Angleterre entre les rois et les parlements, à cause que le peuple l'a voulu ainsi. Mais si le peuple croit être mieux gouverné dans une autre forme de gouvernement, il ne tiendra qu'à lui de l'établir ; et il n'aura pas moins de pouvoir sur le parlement, qu'on lui veut en attribuer sur le roi. Il ne sert de rien de répondre que le parlement , c'est le peuple lui-même. Car les évêques ne sont pas le peuple : les pairs ne sont pas le peuple : une chambre-haute n'est pas le peuple : si le peuple est persuadé que tout cela n'est qu'un soutien de la tyrannie et que les pairs en sont les fauteurs, on abolira tout cela. Cromwel aura eu raison de réduire tout aux communes, et de réduire les communes mêmes à une nouvelle

 

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forme. On établira si l'on veut une république, si l'on veut l'état populaire, comme on en a eu le dessein et que tant de gens l'ont peut-être encore. Si les provinces ne conviennent pas de la forme du gouvernement, chaque province s'en fera un comme elle voudra. Il n'est pas de droit naturel que toute l'Angleterre fasse un même corps. L'Ecosse dans la même île fait bien encore un royaume à part. L'Angleterre a été autrefois partagée entre cinq ou six rois : si on en a pu faire plusieurs monarchies, on en pourrait faire aussi bien plusieurs républiques, si le parti qui l'entreprendrait était le plus fort : le peuple, qui est le vrai souverain , l'aurait voulu. Mais le sage Jurieu, qui a établi l'empire du peuple, a prévu cet inconvénient, et a bien voulu remarquer que le peuple peut abuser de son pouvoir. Je l'avoue : il l'a dit ainsi. Il semble même donner des bornes à la puissance du peuple, « qui, dit-il, ne doit jamais résister à la volonté du souverain, que quand elle va directement et pleinement à la ruine de la société (1). » Mais qui ne voit que de tout cela c'est encore le peuple qui en est le juge? C'est, dis-je, au peuple à juger quand le peuple abuse de son pouvoir. Le peuple, dit ce nouveau politique , est cette puissance « qui seule n'a pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes (2). » Qui donc dira au peuple qu'il n'a pas raison ? Personne n'a rien à lui dire ; ou bien il en faut venir, pour le bien du peuple, à établir des puissances contre lesquelles le peuple lui-même ne puisse rien, et voilà en un moment toute la souveraineté du peuple à bas avec le système du ministre.

Quelle erreur de se tourmenter à former une politique opposée aux règles vulgaires, pour enfin être obligé d'y revenir ? C'est comme dans une forêt, après avoir longtemps tournoyé parmi des sentiers embarrassés, se retrouver au point d'où on était parti. Mais examinons encore ce rare principe de M. Jurieu : « Il faut qu'il y ait dans les sociétés une certaine autorité qui n'ait pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes. Or cette autorité n'est que dans le peuple (3). » C'est par où il tranche : c'est la finale résolution de toutes les difficultés. Un de ses confrères lui a objecté cette téméraire maxime : et notre ministre lui répond comme on

 

1 Lett. XVI, p. 125. — 2 Ci-dessus, n. 49. — 3 Lett. XVII, p. 140.

 

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va voir : « Cette maxime ne peut avoir de mauvaise conséquence, qu'en supposant qu'on veut dire que tout ce qu'un peuple fait par voie de sédition doit valoir; mais c'est bien peu entendre les termes. Qui dit un acte, dit un acte juridique, une résolution prise dans une assemblée de tout un peuple, comme peuvent être les parlements et les Etats. Or il est certain que si les peuples sont le premier siège de la souveraineté, ils n'ont pas besoin d'avoir raison pour valider leurs actes, c'est-à-dire pour les rendre exécutoires. Car encore une fois les arrêts, soit des cours souveraines , soit des souverains, soit des assemblées souveraines, sont exécutoires, quelque injustes qu'ils soient (1). » Je le prie, si ses pensées ont quelque ordre, s'il veut nous donner des idées nettes, qu'il nous dise ce qu'il entend par exécutoire. Veut-il dire que tous les arrêts justes ou injustes des souverains et des assemblées souveraines sont exécutés en effet? Bien certainement cela n'est pas. Veut-il dire qu'ils le doivent être, et enfin qu'ils le sont de droit ? Voilà donc selon lui-même un droit de mal faire ; un droit contre la justice, qui est précisément, comme on a vu, ce qu'il a voulu éviter; et néanmoins par nécessité il y retombe.

Qu'il cesse donc de nous demander quel droit a un prince d'opprimer la religion ou la justice : car il avoue à la fin que sans avoir droit de mal ordonner ou de mal faire (car personne n'a un tel droit, et ce droit même n'est pas), il y a dans la puissance publique un droit d'agir, de manière qu'on n'ait pas droit de lui résister par la force, et qu'on ne puisse le faire sans attentat.

Que s'il dit que selon ses maximes ce droit n'est que dans le peuple, et que le peuple a seul jette autorité de valider ses actes sans raison : il est vrai qu'il l'a ait ainsi dans la lettre XVIII; mais il n'est pas moins vrai qu'il s'en est dédit dans la lettre XXI, où nous avons lu ces paroles : que, non-seulement les arrêts du peuple, mais encore « ceux des cours souveraines, ou des souverains, ou des assemblées souveraines sont exécutoires » de droit: et ainsi cette autorité n'est pas seulement dans le peuple, comme il l'avait posé d'abord.

S'il répond qu'à la vérité elle peut être dans les souverains ou

 

1 Lett. XXI, p. 167.

 

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dans les cours de justice, mais qu'elle n'est en sa perfection que dans le peuple; et encore, non pas dans un peuple séditieux, mais, comme il l'a défini, dans une « assemblée » où il en fait un acte « juridique et légitime : » ne voit-il pas que la question revient toujours? Car qu'est-ce qu'une assemblée, et qu'est-ce qu'un acte juridique? L'acte qu'on passa sous Cromwel pour supprimer l'épiscopat et la chambre-haute, et attribuer aux communes la suprême autorité de la nation, jusqu'à celle de juger le roi, n'était-ce pas l'acte d'une assemblée qui prétendait représenter tout le peuple et en exercer le droit? Car qu'est-ce enfin que le peuple selon M. Jurieu, si ce n'est le plus grand nombre? Et si c'est le petit nombre, qui peut lui donner son droit si ce n'est le grand ? L'a-t-il par la loi de Dieu ou par la nature ? Et s'il l'a par l'institution et la volonté du peuple, le même peuple qui l'a donnée ne peut-il pas l'ôter ou le diminuer comme il lui plaît ? Et quelles bornes M. Jurieu pourra-t-il donner à sa souveraine puissance? Sera-ce les lois du pays et les coutumes déjà établies, comme si M. Jurieu ne les fondait pas sur l'autorité du peuple, ou que le peuple n'en fût pas autant le maître sous Cromwel qu'il l'est à présent, et autant cette puissance suprême qui n'a pas besoin d'avoir raison pour rendre ses actes valides et exécutoires de droit? Dira-t-il enfin que Cromwel agissait par la force, et avait les armées en sa main? Quand donc on a une armée, l'acte n'est pas légitime; ou bien est-ce peut-être qu'une armée de citoyens, telle qu'était celle de Cromwel, annule les actes, et qu'une armée d'étrangers rend tout légitima? Avouons que M. Jurieu nous parle d'un peuple qu'il ne saurait définir : et cela, qu'est-ce autre chose que ce peuple sans loi et sans règle, dont il a été parlé au commencement de ce discours ?

M. Jurieu ne rougit pas de flatter un tel peuple, et il appelle ses adversaires les flatteurs des rois. Mais puisqu'il trouve plus beau d'être le flatteur du peuple, il doit songer que les gens d'un caractère si bas, sous prétexte de flatter les peuples, sont en effet des flatteurs des usurpateurs et des tyrans. Car en parcourant toutes les histoires des usurpateurs, on les verra presque toujours flatteurs des peuples. C'est toujours ou leur liberté qu'on leur veut

 

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rendre, ou leurs biens qu'on leur veut assurer, ou leur religion qu'on veut rétablir. Le peuple se laisse flatter et reçoit le joug. C'est à quoi aboutit la souveraine puissance dont on le flatte ; et il se trouve que ceux qui flattaient le peuple, sont en effet les suppôts de la tyrannie. C'est ainsi que les Etats libres se font des monarques absolus, et deviennent insensiblement, mais que dis-je? ils deviennent manifestement l'annexe d'une monarchie étrangère. C'est ainsi que les Etats monarchiques se font des maîtres plus absolus que ceux qu'on leur fait quitter, sous prétexte de les affranchir. Les lois qui servaient de rempart à la liberté publique s'abolissent, et le prétexte d'affermir une domination naissante rend tout plausible. Deux peuples se lient l'un l'autre, et concourent ensemble à rendre invincible la puissance qui les tient tous également sous sa main : on a fait cet ouvrage en les flattant.

On a fait beaucoup davantage, et on a changé les maximes de la religion. M. Jurieu en convient; et pour défendre la convention, il attaque directement l'église anglicane. « C'est, dit-il, ici , un endroit à faire sentir à l'église anglicane combien les principes qu'elle a voulu établir depuis le retour du roi Charles II, sont incompatibles avec la droite raison et avec la liberté d'Angleterre (1). » C'est donc l'église anglicane qu'il prend à partie directement, et il va lui découvrir ses variations. Il commence par la flatterie ; car c'est en la caressant qu'on veut lui faire avaler le poison d'une nouvelle doctrine. « La mort de Charles I, continue notre ministre, leur a fait horreur ; et ils ont eu raison en cela. Il ont cherché une théologie et une jurisprudence qui pût prévenir de semblables attentats : en quoi ils n'ont pas eu tort. Ils ont reconnu que les ennemis des rois d'Angleterre étaient aussi les leurs ; car les fanatiques et les indépendants n'en veulent pas moins à l'église anglicane qu'à la royauté. Ils ont cherché les moyens de mettre à couvert l'église anglicane : on ne saurait les blâmer là dedans. Ils ont voulu mettre la souveraine autorité des rois et leur propre conservation sous un même asile : c'est la souveraine indépendance des rois, enseignant que sous quelque prétexte que ce soit, soit de religion, soit de conservation de lois

 

1 Lett. XVIII, p. 141.

 

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ou de privilèges, il n'est jamais permis de résister aux princes et d'opposer la force à la violence. » Voilà donc les maximes qu'avait établies l'église anglicane, de l'aveu de M. Jurieu ; des maximes directement opposées à celles qu'on a suivies dans la convention, directement opposées à celles que M. Jurieu a établies pour la défendre. Voici maintenant la décision de ce ministre : « Ils ne se sont pas aperçus » (les évêques et les universités qui ont établi par tant d'Actes la maxime de la souveraine indépendance des rois, si contraire aux maximes de la convention et de M. Jurieu qui la défend ) : « Ils ne se sont pas aperçus premièrement, que cela ne leur pouvait de rien servir; secondement, qu'ils se mettaient dans un état de contradiction, et renversaient toutes les lois d'Angleterre. » C'est à quoi en voulait venir ce ministre avec tout ce beau semblant et cet air flatteur : « Ils ont eu raison, ils n'ont pas eu tort : on ne saurait pas les blâmer. » Que veut-il conclure par là? Que ces docteurs, qu'il faisait semblant de vouloir louer, « se sont mis dans un état de contradiction, et ont renversé toutes les lois de leur pays. »

Mais après tout, que veulent dire ces fades louanges qu'il donne à l'église anglicane : « Elle n'a pas eu tort, elle a eu raison : on ne saurait la blâmer d'avoir cherché les moyens de se mettre à couvert des fanatiques, qui n'étaient pas moins ses ennemis que ceux de la royauté, et mettre sous un même asile la souveraine autorité des rois et sa propre conservation ? » Que veulent dire , encore un coup, tous ces beaux discours, si ce n'est que les décisions de l'église anglicane n'étaient qu'une politique du temps, qu'il fallait maintenant changer comme contraires aux vrais intérêts de la nation? Il ne m'en faut pas davantage pour enrichir l'Histoire des Variations d'un grand exemple, de l'aveu même de M. Jurieu. L'église anglicane avait posé comme une maxime de religion « la souveraine indépendance des rois (1) ; » en sorte qu'il ne fût permis de leur résister par la force, sous quelque prétexte que ce fût, pas même sous celui « de la religion, ou de la conservation des lois et des privilèges : » l'Angleterre agit maintenant par des maximes contraires; l'Angleterre a donc changé

 

1 Jur., ibid.

 

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les maximes de religion qu'elle avait établies. M. Jurieu l'avoue, et l’Histoire des Variations est augmentée d'un si grand article. Mais venons encore un peu au fond de ce changement. Selon M. Jurieu, ce qui donna lieu dans l'église anglicane aux maximes de la souveraine indépendance des rois, fut le parricide abominable de Charles I, c'est-à-dire que ce fut le désir d'extirper le cromwélisme et la doctrine qui donnait au peuple le pouvoir de juger ses rois à mort, sous prétexte d'avoir attaqué la religion ou les lois; car c'était l'erreur qu'il fallait combattre et le grand principe de Cromwel. Mais voyons si M. Jurieu l'a bien détruit. « Il n'est rien, dit-il, de plus injuste que d'attribuer à notre théologie le triste supplice de Charles I. C'est la fureur des fanatiques et les intrigues des papistes qui ont fait cette action épouvantable.... Ne sait-on pas que c'est le fait de Cromwel, qui se servit des fanatiques pour rendre vacante une place qu'il voulait occuper (1) ? » Laissons croire à qui le voudra ces curieuses intrigues des papistes, et leur secrète intelligence avec Cromwel. Venons aux vrais auteurs du crime. C'est Cromwel et les fanatiques. Je l'avoue. Mais de quelles maximes se servirent-ils pour faire entrer les peuples dans leurs sentiments? Quelles maximes voit-on encore dans leurs apologies? dans celle d'un Milton et dans cent autres libelles, dont les cromwélistes inondaient toute l'Europe ? De quoi sont pleins tous ces livres et tous les actes publics et particuliers qu'on faisait alors, que de la souveraineté absolue des peuples sur les rois, de ces contrats primordiaux entre les peuples et les rois, et de toutes les autres maximes que M. Jurieu soutient encore après Buchanan, que la convention a suivies, et où l'église anglicane se laisse entraîner malgré ses anciens décrets ? Il n'est pas question de détester Cromwel et de le comparer à Catilina, quand après cela on suit toute sa doctrine. Car écoutons comme s'en défend M. Jurieu. « Nous ne disons pas, dit-il, qu'il soit permis de résister aux rois jusqu'à leur couper la tête. Il y a bien de la différence entre attaquer et se défendre. La défense est légitime contre tous ceux qui violent le droit des gens et les lois des nations ; mais il n'est pas permis d'attaquer des rois, et des

 

1 Lett. XVIII, p. 137.

 

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rois innocents, pour leur faire souffrir un honteux supplice (1). » Il semblait dire quelque chose en faveur des rois, en leur accordant du moins qu'ils n'est pas permis de les attaquer, ni même de « leur résister jusqu'à leur » faire souffrir le dernier supplice ; mais il n'ose soutenir ce peu qu'il leur donne. Il craint de s'engager trop, en disant qu'il n'est pas permis de pousser les rois jusque-là, et il en vient aussitôt à la restriction des rois innocents. En effet si les peuples sont toujours et en toute forme d'Etat les principaux souverains; si les rois sont leurs justiciables et relèvent de ce tribunal ; si on peut leur faire la guerre, appeler contre eux l'étranger, les priver de la royauté, les réduire par conséquent à un état particulier : qui empêche qu'on n'aille plus loin, et qui pourra les garantir des extrémités que je n'ose nommer ? Leur innocence, dira M. Jurieu, comme les derniers du peuple. Mais encore qui sera le juge de leur innocence, si ce n'est encore le peuple : ce peuple qui n'a pas même besoin d'avoir raison pour rendre ses actes valides, juridiques et exécutoires, comme parle M. Jurieu? Qui ne voit donc que par les maximes de ce ministre et par celles que l'Angleterre vient de suivre, le cromwélisme prévaut, et qu'il n'y a rien à lui opposer que les maximes qu'on reconnaît être celles de l'église anglicane, mais qu'elle voit maintenant ensevelies avec la succession de ses rois.

Après la condamnation de ses anciennes maximes, il faut encore qu'elle souffre les insultes d'un M. Jurieu, qui se moque d'elle en la louant, et qui ose lui reprocher que ce qu'elle a fait sous Charles II, était l'effet d'une mauvaise politique et un entier renversement des lois du pays.

        Mais après l'avoir ainsi déshonorée , il espère de l'accabler par ces paroles : « Je voudrais bien qu'on me répondît à ce raisonnement : Être chef de l'église anglicane et membre de l'église protestante, c'est aujourd'hui la même chose. Les lois d'Angleterre, depuis Henri VIII, ordonnent que le roi sera chef de l'église anglicane; donc elles ordonnent qu'il sera membre de l'église protestante (2). » Le ministre se persuade que l'Angleterre, en oubliant ses dogmes, oubliera jusqu'à son histoire.  Elle oubliera que

 

1 Jur., Lett. XVIII, p. 137. — 2 Ibid. p. 142.

 

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Henri VIII, à qui le ministre même attribue la loi par laquelle les rois d'Angleterre sont chefs de l'Eglise, ne laissa pas d'appeler à sa succession sa fille Marie très-catholique, avant même Elisabeth protestante. Elle oubliera qu'on avait reçu le testament de ce prince comme un acte  conforme aux lois fondamentales du royaume, qu'on se soumit à la reine Marie, qu'on punit de mort les rebelles qui avaient osé soutenir qu'elle était incapable de régner, et que depuis on lui demeura toujours fidèle. Elle oubliera, pour ne point parler de tout ce qui s'est passé sous Charles II, en faveur de la succession à laquelle les factieux ne purent jamais donner d'atteinte ; elle oubliera, dis-je, que Jacques II son magnanime frère, a été reconnu dans toutes les formes et avec tous les serments accoutumés sans aucune contradiction, et a régné paisiblement plusieurs années. L'Angleterre oubliera tout cela ; et M. Jurieu, un ministre presbytérien, un étranger qui a oublié-son pays, apprendra aux Anglais le droit du leur, et réformera les maximes de leur église.

Quoi qu'il en soit, le ministre a montré assez clairement à l'église anglicane sa prodigieuse et soudaine variation sur le sujet de l'obéissance due aux rois. Cet Avertissement a fait paraître dans toutes les églises protestantes, et en particulier aux prétendus réformés de ce royaume, un semblable changement, et tout ensemble une manifeste opposition de  leur conduite et de leurs maximes avec celles de l'ancien christianisme. Il n'y a qu'à entendre encore une fois Calvin, lorsqu'il présente à François I l'apologie de tout le parti, dans la lettre où il lui dédie son institution , comme la commune confession de foi de lui et des siens (1). On ne peut rien alléguer de plus authentique qu'une apologie présentée à un si grand roi par le chef des prétendues églises de France au nom de tous ses disciples. Calvin l'a composée, autant qu'il a pu , sur le modèle des anciennes apologies de la religion chrétienne, présentées aux empereurs qui la persécutaient : il proteste sur ce fondement, qu'on accuse en vain ses sectateurs « de vouloir ôter le sceptre aux rois, et troubler la police, le repos et l'ordre des Etats (1). » C'était donc un crime qu'il détestait,

 

1 Prœf. Ad Reg.Gal. — 2 Init. Epist. ad Franc. I.

 

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ou qu'il faisait semblant de détester. Mais les nouvelles églises n'ont maintenant qu'à examiner si elles n'ont point troublé les royaumes, attaqué la puissance souveraine par leurs actions et par leurs maximes , et ôté le sceptre aux rois. Calvin témoigne « qu'il a toujours pour sa patrie, encore qu'il en soit chassé, toute l'affection convenable, » et que les autres « bannis et fugitifs » comme lui (1) conservent toujours les mêmes sentiments pour elle. Nos prétendus réformés n'ont qu'à songer s'ils conservent ces sentiments que Calvin attribuait à leurs ancêtres, et s'ils ne machinent rien contre leur patrie et contre leur prince : contre un prince, pour ne point parler des qualités héroïques qui lui ont attiré l'admiration et ensuite la jalousie de toute l'Europe, que ses inclinations bienfaisantes rendent aimable à tous les François, dont une fausse religion n'a pas encore entièrement corrompu le cœur. Calvin se plaint à la vérité pour lui et pour les siens, « qu'on émeut de tous côté des troubles contre eux ; mais pour eux, qu'ils n'en ont jamais ému aucuns (2). » Mais il n'y a qu'à lire l'Histoire de Bèze, pour voir s'il y eut jamais rien de plus inquiet, de plus tumultueux, de plus hardi, de plus prêt à forcer les prisons, à envahir les églises, à se rendre maître des villes (3), en un mot, à prendre les armes et à donner des batailles contre ses rois, que ce peuple réformé. Calvin, qui faisait à François I ces belles protestations, les a vues oubliées vingt ans après, et cette feinte douceur changée en fureurs civiles. Il ne s'en est point ému; il ne s'est pas plaint de se voir dédit de ce qu'il avait autrefois protesté aux rois au nom de tout le parti. Bien plus, il a approuvé ces guerres sanglantes (4), lui qui se vantait que son parti n'était « pas seulement soupçonné » d'avoir causé la moindre émotion. « Nous sommes, dit-il, en parlant des émotions populaires, injustement accusez de telles entreprises, desquelles nous ne donnâmes jamais le moindre soupçon : et il est bien vraisemblable, poursuit-il , en insultant ses accusateurs, il est bien vraisemblable que nous, desquels n'a jamais été ouïe une seule parole séditieuse, et desquels la vie a toujours été connue simple et paisible, quand

 

1 Init. Epist. ad Franc. I, sub fin. — 2 Init. Epist. ad Franc. I. — 3  Var., liv. X, n. 52. —  4 Ibid., n. 35.

 

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nous vivions sous vous, Sire, machinions de renverser les royaumes. » Cependant on sait ce que firent « ces gens si simples et si paisibles, » à qui il n'était jamais échappé a de paroles séditieuses , » loin qu'ils fussent capables de songer « à renverser les royaumes. » Calvin les a vus changer lui-même. Il leur a vu commencer les guerres dont le royaume ne s'est sauvé que par miracle. Bèze, son fidèle disciple et le compagnon de ses travaux, se glorifie « devant toute la chrétienté, » d'en avoir été l'instigateur, « en induisant tant M. le prince de Condé que M. l'amiral et tous autres seigneurs et gens de toute qualité, à maintenir par tous moyens à eux possibles, l'autorité des édits et l'innocence des pauvres oppressés (1). » Il comprend nommément entre ces moyens possibles la prise des armes. Il impose aux princes du sang, aux officiers de la couronne, aux grands seigneurs du royaume, et afin que rien n'échappe à sa vigilance, « aux gens de toute qualité , » ce nouveau devoir d'entreprendre la guerre civile : elle devient juste et nécessaire selon lui : il en a écrit l'histoire pour servir d'exemple aux siècles futurs, et il n'a point rougi de nous rapporter la protestation des ministres contre la paix conclue à Orléans, afin que « la postérité fût avertie comme ils se sont portez dans cette affaire (2). » Il est constant qu'il ne s'agissait ni de la sûreté des personnes, ni même de celle des biens et des honneurs, puisque le prince de Condé y avait pourvu ; mais seulement de quelques légères modifications qu'on apporta aux édits. Cependant les ministres réclamèrent, et ils ne voulurent pas, non plus que Bèze leur historien, a que la postérité » ignorât qu'ils étaient prêts à continuer la guerre civile ; à rompre une négociation, tout commerce, tout traité de paix, et à mettre en feu tout le royaume pour des causes si peu importantes. Voilà ces gens « si paisibles, » dont Calvin vantait la douceur. Mais il ajoutait encore : « Comment pourrions-nous songer à renverser le royaume, puis que maintenant étant chassez de nos maisons, nous ne laissons point de prier Dieu pour votre prospérité et celle de votre règne ? » M. Jurieu et les réfugiés savent bien les vœux qu'ils font pour la prospérité de leur roi et du royaume , contre lequel ils ne cessent

 

1 Var., liv. X, n. 47; Hist. de Bèze, lib. VI, p. 298. — 2 Ibid.

 

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de soulever de tout leur pouvoir toutes les puissances de l'Europe, et ne méditent rien moins que sa ruine totale. Ils savent bien quels sentiments ont succédé à cette feinte douceur que Calvin vantait, et leur ministre nous a avoué que ce n'est rien moins que la fureur et que la rage. Enfin Calvin finissait l'apologie de nos réformés, en adressant ces paroles à François I : « Si les détractions des malveillants empêchent tellement vos oreilles, que les accusés n'aient aucun lieu de se défendre ; si ces impétueuses furies, sans que vous y mettiez ordre, exercent toujours leur cruauté par prisons , fouets, gênes , coupures, brûlures : » voilà toutes les extrémités prévues et rapportées par nos réformés ; et Calvin, bien assuré dans Genève, les y envoyait sans crainte à l'exemple des autres réformateurs aussi tranquilles que lui. Mais que promettent-ils au roi en cet état? « Nous certes, comme brebis dévouées à la boucherie, serons jetés en toute extrémité : tellement néanmoins, que nous posséderons nos âmes en patience, et attendrons la main forte du Seigneur. » Ainsi il reconnaissait qu'il n'y avait que ce seul refuge contre son prince et sa patrie, ni d'autres armes à employer que la patience. Les protestants d'alors y souscrivaient, et se croyaient du moins obligés à tenir le langage des premiers chrétiens, dont ils se vantaient de ramener l'esprit. Mais ou c'était fiction et hypocrisie, ou en tout cas cette patience sitôt oubliée n'avait pas le caractère des choses divines, qui de leur nature sont durables : si ce n'est que nous voulions dire avec M. Jurieu que des paroles si douces sont bonnes lorsqu'on est faible, et qu'on veut se faire honneur de sa patience en couvrant son impuissance de ce beau nom. Mais ce n'est pas ce qu'on disait au commencement, et ce que disait d'abord Calvin lui-même. Ainsi tout ce que lui et tous ses disciples d'un commun accord ont dit depuis, tout ce que les synodes ont décidé en faveur des guerres civiles, tout ce que M. Jurieu tâche d'établir pour donner des bornes à la puissance des souverains et à l'obéissance des peuples, n'est qu'une nouvelle preuve que la Réforme faible et variable n'a pu soutenir ce qu'elle avait d'abord montré de chrétien, et ce qu'elle avait vainement tâché d'imiter des exemples et des maximes de l'ancienne Eglise.

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