Réunion : Lettres I-X
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Nouvelle Exposition
Controverses Eucharistie
Sentence Exécutoire
Réunion : Lettres I-X
Réunion : Lettres XI-XXX
Réunions : Lettres XXXI-XLVI
Réunions : Lettres  XLVII-XLVIII
Réunions : Lettres XLIX-LII
Ordonnance Oraison
Oraison - Préface
Oraison - Approbations
Etats Oraison T I - L I
Etats Oraison T I - L II
Etats Oraison T I - L III
Etats Oraison T I - L IV
Etats Oraison T I - L V
Etats Oraison T I - L VI
Etats Oraison T I - L VII
Etats Oraison T I - L VIII
Etats Oraison T I - L IX
Etats Oraison T I - L X
Etats Oraison T I - Additions
CONDAMNATION

 

RECUEIL DE DISSERTATIONS ET DE LETTRES CONCERNANT
UN PROJET DE REUNION DES PROTESTANTS D'ALLEMAGNE,
DE LA CONFESSION D'AUGSBOURG,
A L'EGLISE CATHOLIQUE.

 

 

SECONDE PARTIE  qui contient les lettres.

LETTRE PREMIÈRE.  LEIBNIZ A MADAME DE BRINON.  A Hanovre, 16 juillet 1691.

LETTRE II.  Mme LA DUCHESSE DE HANOVRE A Mme  L'ABBESSE DE MONTBUISSON. (extrait.)  10 Septembre 1691.

LETTRE III.  BOSSUET A MADAME DE BRINON.  29 septembre 1691.

LETTRE IV.  LEIBNIZ A MADAME DE BRINON.  29 septembre 1691.

LETTRE IV.  LEIBNIZ A MADAME DE BRINON.

LETTRE V.  LEIBNIZ A MADAME DE BRINON.  De Hanovre, le 17 décembre 1691.

LETTRE VI.  LEIBNIZ A BOSSUET.  De Hanovre, le 28 décembre 1691.

LETTRE VII. LEIBNIZ A BOSSUET.  (extrait.)  Sans date.

LETTRE VIII.  BOSSUET A LEIBNIZ.  A Versailles, ce 10 janvier 1692.

LETTRE IX.  LEIBNIZ A BOSSUET.  A Hanovre, 8 (18) janvier 1692.

LETTRE X.  BOSSUET A LEIBNIZ.  A Versailles, 17 janvier 1692.

 

 

SECONDE PARTIE
qui contient les lettres.

  

LETTRE PREMIÈRE.
LEIBNIZ A MADAME DE BRINON.
A Hanovre, 16 juillet 1691.

 

Madame,

 

C'est beaucoup que vous ayez jugé ma lettre digne d'être lue ; mais c'est trop que vous l'ayez lue à madame l'abbesse. On doit craindre les lumières de cette grande princesse, surtout quand on écrit aussi mal que je fais ; et ce que votre bonté vous fait paraître supportable, sera condamné d'un juge plus sévère.

Madame la duchesse, qui a lu avec plaisir la belle lettre dont vous m'avez honoré, a remarqué avec cette pénétration qui lui est ordinaire, que le récit mémorable des motifs du changement de feu Madame votre mère a quelque chose de commun avec ce qu'on rapporte de feu Madame la princesse Palatine, dans le sermon funèbre fait par M. Fléchier, si je ne me trompe (a). Il faut avouer que le cœur humain a bien des replis, et que les persuasions sont comme les goûts : nous-mêmes ne sommes pas

 

(a) Il se trompe en effet; l’Oraison funèbre est de Bossuet.

 

 

118

 

toujours dans une même assiette ; et ce qui nous frappe dans un temps, ne nous touchait point dans l'autre. Ce sont ce que j appelle les raisons inexplicables : il y entre quelque chose qui nous passe. Il arrive souvent que les meilleures preuves du monde ne touchent point, et que ce qui touche n'est pas proprement une preuve.

Vous avez raison, Madame, de me juger catholique dans le cœur ; je le suis même ouvertement : car il n'y a que l'opiniâtreté qui fasse l'hérétique ; et c'est de quoi, grâce à Dieu, ma conscience ne m'accuse point. L'essence de la catholicité n'est pas de communier extérieurement avec Rome; autrement ceux qui sont excommuniés injustement cesseraient d'être catholiques malgré eux et sans qu'il y eût de leur faute. La communion vraie et essentielle, qui fait que nous sommes du corps de Jésus-Christ, est la charité. Tous ceux qui entretiennent le schisme par leur faute, en mettant des obstacles à la réconciliation, contraires à la charité, sont véritablement des schismatiques : au lieu que ceux qui sont préIs à faire tout ce qui se peut pour entretenir encore la communion extérieure, sont catholiques en effet. Ce sont des principes dont on est obligé de convenir partout. Vous me ferez, Madame, la justice de croire que je ne ménage rien quand il s'agit de l'intérêt de Dieu; et je ne ferois pas scrupule de confesser devant les hommes ce que je juge important à mon salut, ou à celui des autres : outre que je suis dans un pays où la juste modération, en matière de religion, est dans son souverain degré, au delà de ce que j'ai pu remarquer partout ailleurs, et où la déclaration qu'on peut faire en ces matières ne t'ait tort à personne. Je ne suis pas homme à trahir la vérité pour quelque avantage ; et je me fie assez à la Providence, pour ne pas appréhender les suites d'une profession sincère de mes sentiments. Mais j'aurais mauvaise grâce de faire le brave ici, et de m'attribuât un courage dont on n'a pas besoin, parles bontés que nos souverains témoignent aux honnêtes gens, de quelque religion qu'ils soient.

De plus, Madame, c'est par ordre du Prince que les théologiens de ce pays ont donné une déclaration de leurs sentiments à M. l'évêque de Neustadt, autorisé en quelque façon de l'Empereur, et

 

119

 

même du Pape, touchant les moyens de lever le schisme. Cet évêque en a été très-satisfait, et même la cour de Rome en a été ravie. J'ai fort applaudi à cette déclaration, qui nous délivre entièrement de l'accusation du schisme, et qui met dans leur tort tous ceux qui peuvent faire cesser les obstacles contraires aux conditions raisonnables qu'on y a attachées, et qui ne le voudront pas faire. Je crois, Madame, vous avoir déjà entretenue de cette allaire. Que pouvons-nous faire davantage ? Les églises d'Allemagne, non plus que celles de France, ne sont pas obligées de suivre tous les mouvements de celle d'Italie. Comme la France aurait tort de trahir la vérité pour reconnaître l'infaillibilité de Rome, car elle imposerait à la postérité un joug insupportable : de même on aurait tort en Allemagne d'autoriser un concile, lequel, tout bien fait qu'il est, semble n'avoir pas tout ce qu'il faut pour être œcuménique.

Quand tout ce qu'il y a dans le concile de Trente serait le meilleur du monde, comme effectivement il y a des choses excellentes, il y aurait toujours du mal de lui donner plus d'autorité qu'il ne faut, à cause de la conséquence. Car ce serait approuver et confirmer un moyen de faire triompher l'intrigue, si une assemblée dans laquelle une seule nation est absolue, pouvait s'attribuer les droits de l'Eglise universelle ; ce qui pourrait tourner un jour à la confusion de l'Eglise, et faire douter les simples de la vérité des promesses divines. J'ai déjà écrit à M. Pelisson qu'autant que je puis apprendre, la nation française n'a pas encore reconnu le concile de Trente pour œcuménique ; et en Allemagne, l'archidiocèse de Mayence, duquel sont les évêques de notre voisinage, ne l'a pas encore reçu non plus. On est redevable à la France d'avoir conservé la liberté de l'Eglise contre l'infaillibilité des papes ; et sans cela je crois que la plus grande partie de l'Occident aurait déjà subi le joug ; mais elle achèvera d'obliger l'Eglise catholique, en continuant dans cette fermeté nécessaire contre les surprises ultramontaines, qu'elle a montrée autrefois en s'opposant à la réception du concile de Trente ; ce qu'elle n'a pas encore rétracté ; et rien n'est survenu qui doive la faire changer de sentiment. C'est ainsi qu'on peut moyenner la paix de l'Eglise,

 

120

 

sans faire tort à ses droits ; au lieu qu'il sera difficile de procurer la réunion par une autre voie. Car il semble que, le destin mis a part, le meilleur remède pour guérir la plaie de l'Eglise serait un concile bien autorisé ; et nos théologiens ont cru que. même on pourrait rétablir préalablement la communion ecclésiastique, en convenant de certains points, et en remettant d'autres à la décision de ce concile ; ce que les docteurs considérables de Rome même ont jugé faisable, par des raisons que je crois avoir expliquées dans une de mes précédentes.

Je joins ici le pouvoir que l'Empereur vient de donner à M. l'évêque de Neustadt (a), dont j'ai déjà parlé : et par ce pouvoir il est autorisé à traiter avec les protestants des terres héréditaires, conformément aux projets dont il était convenu avec les théologiens de Brunswick ; car ce que cet évêque m'a envoyé depuis peu y convient entièrement. Je souhaite, pour la gloire du Roi et pour le succès de l'affaire, que la France y prenne part : elle est la plus propre à être en ceci la médiatrice des nations, et de réconcilier l'Italie avec l'Allemagne : lorsque le Roi se mêle de quelque chose, il semble qu'elle est presque faite. C'est à M. l'évêque de Meaux, à M. Pelisson et à d'autres grands hommes de cette espèce, de faire ménager des occasions qui ne se présentent peut-être qu'une fois dans un siècle. Votre éminente vertu, Madame, qu'on voit éclater par un zèle si pur et si judicieux, sera d'un grand poids pour ranimer le leur. Je suis avec respect, Madame, votre, etc.

 

Leibniz.

 

LETTRE II.
Mme LA DUCHESSE DE HANOVRE A Mme  L'ABBESSE DE MONTBUISSON. (extrait.)
10 Septembre 1691.

 

J'ai envoyé la lettre de madame de Brinon à Leibniz, qui est présentement dans la bibliothèque de Wolfenbuttel. Je ne sais si elle

 

(a) L'acte qui renferme ce plein pouvoir se trouve au commencement des pièces sur la réunion des protestants. fol. XVII. p 358

 

121

 

a lu un livre où il y a le voyage d'un nonce au mont Liban, où il a reçu les Grecs dans l'Eglise catholique, dont la différence est bien plus grande que la nôtre avec votre église ; et on les a laissés, comme vous verrez dans cette histoire, comme ils étaient, donnant la liberté à leurs prêtres de se marier, et ainsi du reste. C'est pour cela que je ne sais pas la raison pourquoi nous ne serions pas reçus aussi bien qu'eux, la différence étant bien moindre. Mais comme vous dites que chez vous il y en a qui y sont contraires, c'est aussi la même chose parmi nous; ce qui me fait appréhender que quand on voudra s'accorder sur les points dont notre abbé. Molanus de Lokkum est convenu avec quelques autres des églises luthériennes, il y en aura d'autres qui y seront contraires ; et ainsi ce serait comme une nouvelle religion. Je crois avoir envoyé autrefois à M. l'évêque de Meaux tous les points dont l'on est convenu avec M. l'évêque de Neustadt, où M. Pelisson les pourra avoir, s'ils ne sont pas perdus. Si madame de Brinon a voit donné les livres de M. de Meaux à M. de la Neuville, il les aurait apportés ici ; s'il n'est pas parti, cela se pourrait faire encore. Une difficulté que je trouve encore, si on nous accorde ce que nous demandons pour rentrer dans le giron de l'Eglise, les Catholiques pourraient dire : Nous voulons qu'on nous accorde les mêmes choses. Il n'y a que les princes qui puissent mettre ordre à cela, chacun dans son pays. Je ne crois pas que Leibniz ait lu les livres de M. de Meaux; mais la réponse à Jurieu est celle où la duchesse l'a fort admiré, connue aussi le Catéchisme du Père Canisi jésuite, qu'on a traduit en allemand.....

 

 

LETTRE III.
BOSSUET A MADAME DE BRINON.
29 septembre 1691.

 

Je me souviens bien, Madame, que madame la duchesse d'Hanovre m'a fait l'honneur de m'envoyer autrefois les articles qui avaient été arrêtés avec M. l'évêque de Neustadt (a) ; mais comme

 

(a) Ce sont les articles intitulés : Regulae circa christianorum reunionem, vol. XVII, p. 360.

 

122

 

cette affaire ne me parut pas avoir de la suite , j'avoue que j'ai laissé échapper ces papiers de dessous mes yeux, et que je ne sais plus où les retrouver : de sorte qu'il faudrait, s'il vous plaît, supplier très-humblement cette princesse de nous renvoyer ce projet d'accord. Car encore qu'il ne soit pas suffisant, c'est quelque chose de fort utile que de faire les premiers pas de la réunion, en attendant qu'on soit disposé à faire les autres. Les ouvrages de cette sorte ne s'achèvent pas tout d'un coup, et l'on ne revient pas aussi vite de ses préventions qu'on y est entré. Mais pour ne se pas tromper dans ces projets d'union, il faut être bien averti qu'en se relâchant selon le temps et l'occasion sur les articles indifférents et de discipline , l'Eglise romaine ne se relâchera jamais d'aucun point de la doctrine définie, ni en particulier de celle qui l'a été par le concile de Trente.

M. de Leibniz objecte souvent à M. Pelisson que ce concile n'est pas reçu dans le royaume. Cela est vrai pour quelque partie de la discipline indifférente, parce que c'est une matière où l'Eglise peut varier. Pour la doctrine révélée de Dieu et définie comme telle, on ne l'a jamais altérée; et tout le concile de Trente est reçu unanimement à cet égard, tant en France que partout ailleurs. Aussi ne voyons-nous pas que ni l'Empereur ni le Roi de France, qui étaient alors et qui concouraient au même dessein de la réformation de l'Eglise, aient jamais demandé qu'on en réformât les dogmes; mais seulement qu'on déterminât ce qu'il y avait à corriger dans la pratique, ou ce qu'on jugeait nécessaire pour rendre la discipline plus parfaite. C'est ce qui se voit par les articles de réformation qu'on envoya alors de concert, pour être délibérés à Trente, qui tous ou pour la plupart, étaient excellons; mais dont plusieurs n'étaient peut-être pas assez convenables à la constitution des temps. C'est ce qu'il serait trop long d'expliquer ici, mais ce qu'on peut tenir pour très-certain.

Quant au voyage d'un nonce au mont Liban, où madame la duchesse d'Hanovre dit qu'on a reçu les Grecs à notre communion, je ne sais rien de nouveau sur ce sujet-là. Ce qui est vrai, c'est, Madame, que le mont Liban est habité parles Maronites, qui sont, il y a longtemps, de notre communion et conviennent en tout et

 

123

 

partout de notre doctrine. Il n'y a pas à s'étonner qu'on les ait reçus dans notre Eglise sans changer leurs rits, et peut-être même qu'on n'a été que trop rigoureux sur cela. Pour les Grecs, on n'a jamais fait de difficulté de laisser l'usage du mariage à leurs prêtres. Pour ce qui est de le contracter depuis leur ordination, ils ne le prétendent pas eux-mêmes. On sait aussi que tous leurs évêques sont obligés au célibat, et que pour cela ils n'en font point qu'ils ne les tirent de l'ordre monastique, où l'on en fait profession. On ne les trouble pas non plus sur l'usage du pain de l'Eucharistie, qu'ils font avec du levain : ils communient sous les deux espèces, et on leur laisse sans hésiter toutes leurs coutumes anciennes. Mais on ne trouvera pas qu'on les ait reçus dans notre communion, sans en exiger expressément la profession des dogmes qui séparaient les deux églises, et qui ont été définis conformément à notre doctrine dans les conciles de Lyon et de Florence. Ces dogmes sont la procession du Saint-Esprit, du Père et du Fils, la prière pour les morts, la réception dans le ciel des ames suffisamment purifiées, et la primauté du Pape établie en la personne de saint Pierre. Il est, Madame, très-constant qu'on n'a jamais reçu les Grecs qu'avec la profession expresse de ces quatre articles, qui sont les seuls où nous différons. Ainsi l'exemple de leur réunion ne peut rien faire au dessein qu'on a. L'Orient a toujours eu ses coutumes, que l'Occident n'a pas improuvées; mais comme l'Eglise d'Orient n'a jamais souffert qu'on s'éloignât en Orient des pratiques qui y étaient unanimement reçues, l'Eglise d'Occident n'approuve pas que les nouvelles sectes d'Occident aient renoncé d'elles-mêmes et de leur propre autorité, aux pratiques que le consentement unanime de l'Occident avait établies. C'est pourquoi nous ne croyons pas que les luthériens ni les calvinistes aient dû changer ces coutumes de l'Occident tout entier ; et nous croyons au contraire que cela ne doit se faire que par ordre, et avec l'autorité et le consentement du chef de l'Eglise. Car sans subordination, l'Eglise même ne serait rien qu'un assemblage monstrueux, où chacun ferait ce qu'il voudrait, et interromprait l'harmonie de tout le corps.

J'avoue donc qu'on pourrait accorder aux luthériens certaines

 

124

 

choses qu'ils semblent désirer beaucoup, comme sont les deux espèces; et en effet, il est bien constant que les papes, à qui les Pères de Trente avaient renvoyé cette affaire, les ont accordées depuis le concile à quelques pays d'Allemagne qui les demandaient. C'est sur ce point et sur les autres de cette nature, que la négociation pourrait tomber. On pourrait aussi convenir de certaines explications de notre doctrine ; et c'est, s'il m'en souvient bien, ce qu'on avait fait utilement en quelques points dans les articles de M. de Neustadt. Mais de croire qu'on fasse jamais aucune capitulation sur le fond des dogmes définis, la constitution de l'Eglise ne le souffre pas; et il est aisé de voir que d'en agir autrement, c'est renverser les fondements, et mettre toute la religion en dispute. J'espère que M. de Leibniz demeurera d'accord de cette vérité, s'il prend la peine de lire mon dernier écrit contre le ministre Jurieu que je vous envoie pour lui. Je vois dans la lettre de madame la duchesse d'Hanovre, qu'on a vu à Zell les réponses que j'ai laites à ce ministre, et que madame la duchesse de Zell ne les a pas improuvées. Si cela est, il faudrait prendre soin de lui faire tenir ce qui lui pourrait manquer de ces réponses, et particulièrement tout le sixième Avertissement. Voilà, Madame, l'éclaircissement que je vous puis donner sur la lettre de madame la duchesse d'Hanovre, dont madame de Maubuisson a bien voulu que vous m'envoyassiez l'extrait. Si elle juge qu'il soit utile de faire passer cette lettre en Allemagne, elle en est la maîtresse.

Quant aux autres difficultés que propose M. de Leibniz, il en aura une si parfaite résolution par les réponses de M. Pelisson, que je n'ai rien à dire sur ce sujet. Ainsi je n'ajouterai que les assurances de mes très-humbles respects envers madame d'Hanovre , à qui je me souviens d'avoir eu l'honneur de les rendre autrefois à Maubuisson; et je conserve une grande idée de l'esprit d'une si grande princesse. C'est, Madame, votre très-humble serviteur,

 

J.-Bénigne Bossuet, Ev. de Meaux.

 

Du 29 septembre 1691.

 

 

125

 

LETTRE IV.
LEIBNIZ A MADAME DE BRINON.
29 septembre 1691.

 

Madame,

 

Aussitôt que nous avons appris que ce qu'on avait envoyé autrefois à M. l'évêque de Meaux, touchant la négociation de M. de Neustadt (a), ne se trouve pas, M. l'abbé Molanus, qui est le premier des théologiens de cet état, et qui a eu le plus de part à cette affaire, y a travaillé de nouveau. J'envoie son écrit à M. l'évêque de Meaux (b), et je n'y ai pas voulu joindre mes réflexions; car ce serait une témérité à moi de me vouloir mettre entre deux excellents hommes, dans une matière qui regarde leur profession. Cependant comme vous avez la bonté, Madame, de souffrir mes discours, qui ne peuvent être recommandables que par leur sincérité, je dirai quelque chose à vous, sur cette belle lettre de M. de Meaux que vous nous avez communiquée, et dont en mon particulier je vous ai une très-grande obligation, aussi bien qu'à cet illustre prélat, qui marque tant de bonté pour moi.

M. de Meaux dit, I : « Que ce projet donné à M. de Neustadt ne lui paraît point encore suffisant ; II. Qu'il ne laisse pas d'être fort utile, parce qu'il faut toujours quelque commencement; III. Que Rome ne se relâchera jamais d'aucun point de la doctrine définie par l'Eglise, et qu'on ne saurait faire aucune capitulation là-dessus ; IV. Que la doctrine définie dans le concile de Trente est reçue en France et ailleurs par tous les catholiques romains ; V. Qu'on peut satisfaire aux protestants, à l'égard de certains points de discipline et d'explication, et qu'on l'avait fait utilement en quelques-uns touchés dans le Projet de M. de Neustadt. » Voilà les propositions substantielles de la lettre de M. de Meaux, que je tiens toutes très-véritables. Il n'y en a qu'une seule encore, dans

 

(a) L'écrit intitulé Regulœ, dont il a déjà été parlé.

(b) C'est celui qui a pour titre : Cogitationes privatae. On l'a donné dans la première partie. (Edit. de Leroi.)

 

 

126

 

cette même lettre, qu'on peut mettre en question; savoir si les protestants ont eu droit de changer de leur autorité quelques rits reçus dans tout l'Occident. Mais comme elle n'est pas essentielle au point dont il s'agit, je n'y entre pas.

Quant aux cinq propositions susdites (autant que je comprends l'intention de M. de Neustadt et de ceux qui ont traité avec lui), ils ne s'y opposent point, et il n'y a rien en cela qui ne soit conforme à leurs sentiments : surtout la troisième, qu'on pourrait croire contraire à de tels projets d'accommodement, ne leur pouvait être inconnue; M. de Neustadt, aussi bien que M. Molanus et une partie des autres qui avaient traité cette affaire, ayant régenté en théologie dans des universités. On peut dire même qu'ils ont bâti là-dessus, parce qu'ils ont voulu voir ce qu'il était possible de faire entre des gens qui croient avoir raison chacun, et qui ne se départent point de leurs principes; et c'est ce qu'il y a de singulier et de considérable dans ce projet. Ils ne nièrent point non plus la première; car ils n'ont regardé leur projet que comme un pourparler; pas un n'ayant charge de son parti de conclure quelque chose. La seconde et la cinquième contiennent une approbation de ce qu'ils ont fait, qui ne saurait manquer de leur plaire. Je conviens aussi de la quatrième; mais elle n'est pas contraire à ce que j'avais avancé. Car quoique le royaume de France suive la doctrine du concile de Trente, ce n'est pas en vertu de la définition de ce concile, et on n'en peut pas inférer que la nation française ait rétracté ces protestations ou doutes d'autrefois, ni qu'elle ait déclaré que ce concile est véritablement œcuménique. Je ne sais pas même si le Roi voudrait faire une telle déclaration, sans une assemblée générale des trois Etats de son royaume; et je prétends que cette déclaration manque encore en Allemagne, même du côté du parti catholique. Cependant il faut rendre cette justice à M. l'évêque de Neustadt, qu'il souhaiterait fort de pouvoir disposer les protestants et tous les autres à tenir le concile de Trente pour ce qu'il le croit être, c'est-à-dire pour universel; et qu'il y eût moyen de leur faire voir qu'ils ont lieu de se contenter des expositions aussi belles et aussi modérées que celles que M. de Meaux en a données, de l'aveu de Rome même. C'est

 

127

 

même une chose à laquelle je crois que M. de Neustadt travaille encore effectivement. Il m'avoua d'avoir extrêmement profité de cet ouvrage (a), qu'il considère comme un des plus excellents moyens de retrancher une bonne partie des controverses.

Mais comme il en reste quelques-unes, où il n'y a pas encore eu moyen de contenter les esprits par la seule voie de l'explication, telle qu'est, par exemple, la controverse de la transsubstantiation, la question est: Si nonobstant des dissensions sur certains points qu'un parti tient pour vrais et définis et que l'autre ne tient pas pour tels, il serait possible d'admettre ou de rétablir la communion ecclésiastique : je dis possible en soi-même d'une possibilité de droit, sans examiner ce qui est à espérer dans le temps et dans les circonstances où nous sommes. Ainsi il s'agit d'examiner si le schisme pourrait être levé par les trois moyens suivants joints ensemble. Premièrement, en accordant aux protestants certains points de discipline, comme seraient les deux espèces, le mariage des gens d'église, l'usage de la langue vulgaire, etc.. ; et secondement, en leur donnant des expositions sur les points de controverse et de foi, telles que M. de Meaux en a publiées, qui font voir du moins de l'aveu de plusieurs protestants habiles et modèles, que des doctrines prises dans ce sens, quoiqu'elles ne leur paraissent pas encore toutes entièrement véritables, ne leur paraissent pas pourtant damnables non plus : et troisièmement, en remédiant à quelques scandales et abus de pratique, dont ils se peuvent plaindre, et que l'Eglise même et des gens de piété et de savoir de la communion romaine désapprouvent; en sorte qu'après cela les uns pourraient communier chez les autres, suivant les rits de ceux où ils vont, et que la hiérarchie ecclésiastique serait rétablie : ce que les différentes opinions sur les articles encore indécis empêcheraient aussi peu que les controverses sur la grâce, sur la probabilité morale, sur la nécessité de l'amour de Dieu et autres points; ou que le différend qu'il y a entre Rome et la France touchant les quatre articles du clergé de cette nation, ont pu empêcher l'union ecclésiastique des disputants, quoique peut-être quelques-uns de ces points agités dans l'Eglise romaine, soient

 

(1) L'Exposition de la doctrine de l'Eglise catholique.

 

128

 

aussi importons pour le moins que ceux qui demeureraient encore en dispute entre Rome et Augsbourg : à condition pourtant qu'on se soumettrait à ce que l'Eglise pourrait décider quelque jour dans un concile œcuménique nouveau, autorisé dans les formes, où les nations protestantes réconciliées interviendraient par leurs prélats et surintendants généraux reconnus pour évêques, et même confirmés de Sa Sainteté, aussi bien que les autres nations catholiques.

 

C'est ainsi que l'état de la question sur la négociation de M. de Neustadt et de quelques théologiens de la Confession d'Augsbourg, assemblés à Hanovre par l'ordre de Monseigneur le Duc, doit être entendu, pour en juger équitablement, et pour ne pis imputer à ces Messieurs ou d'avoir par là trahi les intérêts de leur parti et renoncé à leurs Confessions de foi, ou d'avoir bâti en l'air. Car quant à ces théologiens de la Confession d'Augsbourg, ils ont cru être en droit de répondre affirmativement, bien qu'avec quelque limitation, à cette question, après avoir examiné les explications et déclarations autorisées qu'on a données dans l'Eglise romaine, qui lèvent, selon ces Messieurs, tout ce qu'on pourrait appeler erreur fondamentale.

M. de Neustadt de son côté a eu en main des résolutions affirmatives de cette même question, données par des théologiens graves de différents ordres, ayant parlé plutôt en se rapportant aux sentiments d'autrui que de son chef. Et voici ce que j'ai compris de la raison de l'affirmative : c'est qu'on peut souvent se tromper, même en matière de foi, sans être hérétique ni schismatique, tandis qu'on ne sait pas et qu'on ignore invinciblement que l'Eglise catholique a défini le contraire, pourvu qu'on reconnaisse les principes de la catholicité, qui portent que l'assistance que Dieu a promise à son Eglise, ne permettra jamais qu'un concile œcuménique s'éloigne de la vérité en ce qui regarde le salut. Or ceux qui doutent de l'œcuménicité d'un concile ne savent point que l'Eglise a défini ce qui est défini dans ce concile : et s'ils ont des raisons d'en douter, fort apparentes pour eux, qu'ils n'ont pu surmonter après avoir fait de bonne foi toutes les diligences et recherches convenables, ou peut dire qu'ils ignorent

 

129

 

invinciblement que le concile dont il s'agit est œcuménique : et pourvu qu'ils reconnaissent l'autorité de tels conciles en général, ils ne se trompent en cela que dans le fait, et ne sauraient être tenus pour hérétiques.

Et c'est dans cette assiette d'esprit que se trouvent les églises protestantes, qui peuvent prendre part à cette négociation, lesquelles se soumettant à un véritable concile œcuménique futur, à l'exemple de la Confession d'Augsbourg même; et déclarant de bonne foi qu'il n'est pas à présent en leur pouvoir de tenir celui de Trente pour tel, font connaître qu'ils sont susceptibles de la communion ecclésiastique avec l'Eglise romaine, lors même qu'ils ne sont pas en état de recevoir tous les dogmes du concile de Trente. Après cela, jugez, Madame, si l'on n'a point fait du côté de notre Cour et de nos théologiens toutes les démarches qu'il leur était possible de faire en conscience pour rétablir l'union de l'Eglise, et si nous n'avons pas droit d'en attendre autant de l'autre côté. En tout cas, si on n'y est pas en humeur ou en état d'y répondre, les nôtres ont du moins gagné ce point, que leur conscience est déchargée, qu'ils sont allés au dernier degré de condescendance, usque ad aras, et que toute imputation de schisme est visiblement injuste à leur égard.

Enfin la question étant formée comme j'ai fait, on demande, non pas si la chose est praticable à présent ou à espérer ; mais si elle est loisible eu elle-même, et peut être même commandée en conscience, lorsqu'on rencontre toutes les dispositions nécessaires pour l'exécuter. Si ce point de drojt ou de théorie était établi, cela ne laisserait pas d'être de conséquence ; et la postérité en pourrait profiter, quand le siècle qui va bientôt finir ne serait pas assez heureux pour en avoir le fruit. Il n'en faut pourtant pas encore désespérer tout à fait. La main de Dieu n'est pas raccourcie : l'Empereur y a de la disposition; le pape Innocent XI et plusieurs cardinaux, généraux d'ordres, le Maître du sacré palais et théologiens graves, après l'avoir bien comprise, se sont expliqués d'une manière très-favorable. J'ai vu moi-même la lettre originale de feu révérend Père Noyelles, général des jésuites, qui ne saurait être plus précise : et on peut dire que si le Roi, et les prélats et

 

130

 

théologiens qu'il entend sur ces matières s'y joignaient, l'affaire serait plus que faisable; car elle serait presque faite, surtout si Dieu donnait un bon moyen de rendre le calme à l'Europe. Et comme le Roi a déjà écouté autrefois les sentiments de M. l'évêque de Meaux sur cette sainte matière, ce digne prélat, après avoir examiné la chose avec cette pénétration et cette modération qui lui est ordinaire, aura une occasion bien importante et peu commune de contribuer au bien de l'Eglise et à la gloire de Sa Majesté : car l'inclination seule de ce monarque serait déjà capable de nous faire espérer un si grand bien, dont on ne saurait se flatter sans son approbation.

En attendant, on doit faire son devoir par des déclarations sincères de, ce qui se peut ou doit faire ; et si le parti catholique romain autorisait des déclarations dont leurs théologiens ne sauraient disconvenir dans le fond, il est sur que l'Eglise en tirerait un fruit immense; et que bien des personnes de probité et de jugement, et peut-être des nations et provinces entières, avec ceux qui les gouvernent, voyant la barrière levée, feraient conscience de part et d'autre de demeurer dans la séparation, etc.

 

Leibniz.

 

 

LETTRE IV.
LEIBNIZ A MADAME DE BRINON.

 

Si je ne vous avais point d'autre obligation, Madame, que celle de m'avoir procuré l'honneur de la connaissance d'un homme aussi illustre que M. Pelisson, je ne pourrais pas me dispenser de m'adresser à vous-même, pour vous en faire mes remerciements en forme ; mais vos bontés vont bien au delà. On pouvait connaître M. Pelisson, sans connaître tout son mérite; et vous avez fait, Madame, qu'il s'est abaissé jusqu'à nf instruire; ce qu'il a fait sans doute par la déférence qu'on a partout pour vos éminentes vertus. Je suis bien aise de le contenter en quelque chose, et de lui donner au moins des preuves de ma sincérité. Si l'on parlait toujours aussi rondement que nous faisons, ce serait le

 

131

 

moyen de finir les controverses : car on reconnaîtrait bientôt la vérité, ou du moins l'indéterminabilité de la question, lorsque les moyens de connaître la vérité nous manquent; ce qui suffirait pour not re repos : car Dieu ne nous a pas promis de nous instruire sur tout ce que nous serions bien aises de savoir, et le privilège de l'Eglise ne va qu'à ce qui importe au salut.

M. Pelisson prend droit sur ce que je lui ai accordé, et je ne me rétracte point. Suivant ses paroles, je conviens d'une Eglise, et d'une Eglise visible à laquelle il faut tâcher de se joindre, et y faire tout ce qu'on peut; qu'elle doit avoir le pouvoir d'excommunier les rebelles; qu'on doit obéissance aux supérieurs que Dieu y a établis ; qu'il faut conserver un esprit de docilité pour eux, et un esprit de charité pour ceux dont on est séparé. Il reste seulement de voir si ces considérations portent avec elles une nécessité indispensable de retourner à la communion des supérieurs ecclésiastiques, qu'on reconnaissait autrefois : en sorte qu'on ne saurait être sauvé autrement.

Mais il me semble que la question est toute décidée par l'aveu de ceux qui reconnaissent des hérétiques matériels, ou des hérétiques de nom et d'apparence, comme M. Pelisson l'explique fort bien; c'est-à-dire, des gens qui paraissent être hors de l'Eglise, et y sont pourtant en effet ; ou bien, qui sont hors de la communion visible de l'Eglise, mais étant dans une ignorance ou erreur invincible, sont jugés excusables : et s'ils ont d'ailleurs la charité et la contrition, ils sont dans l'Eglise virtuellement, et in voto, et se sauvent aussi bien que ceux qui y sont visiblement. Monseigneur le landgrave Erneste, qui a fort travaillé sur les controverses, et a fait paraître autant de zèle que qui que ce soit pour la réunion des protestants, ne laisse pas de demeurer d'accord de tout ceci; et il a entendu dire ces choses en termes formels au cardinal Sforza Pallavicini, et au Père Honoré Fabri, pénitencier de Saint-Pierre, qu'il avait pratiqué à Rome. Et moi je puis dire avoir entendu soutenir la même chose à des docteurs catholiques romains très-habiles. Aussi M. Pelisson ne s'y oppose point : mais il explique cette doctrine, afin qu'on n'en abuse pas; et il n'admet parmi les hérétiques matériels, que ceux qui ne savent point que

 

132

 

les dogmes qu'ils rejettent en matière de foi, soient la doctrine de l'Eglise catholique.

Appliquons cette restriction aux protestants, et nous trouverons qu'ils sont de ce nombre. On sait les plaintes qu'ils ont faites contre le concile de Trente avec beaucoup d'apparence, pour lui disputer la qualité d'œcuménique. On n'ignore pas les protestations solennelles de la nation française contre ce concile, qui n'ont pas encore été rétractées ; quoique le clergé ait fait son possible pour le faire reconnaître. Ce n'est pas une chose nouvelle qu'on dispute sur l'universalité des conciles : ceux de Constance et de Bâle ne sont pas reconnus en Italie, ni le dernier concile de Latran en France : et quoique les papes, par le moyen de la profession de foi, aient tenté de faire reconnaître indirectement le concile de Trente, je ne sais pourtant si cela suffit; au moins la noblesse et le tiers-état, avec les cours souveraines, ne le croyaient pas encore dans l'assemblée des Etats du royaume, qui fut tenue après la mort de Henri IV. Je sais que des docteurs catholiques ont avoué qu'un protestant qui serait porté à se soumettre aux décisions de l'Eglise catholique, mais qui se trompant dans le fait ne croirait pas que le concile de Trente eût été œcuménique, ne serait qu'un hérétique matériel. Il est vrai qu'il paraît beaucoup de sagesse et de bon ordre dans les actes de ce concile, quoiqu'il y ait quelque mondanité entremêlée : et où est-ce qu'on n'en trouve point? C'est pourquoi je ne suis pas du nombre de ceux qui s'emportent contre le concile de Trente: cependant il me semble qu'on aura bien de la peine à prouver qu'il est oecuménique. Et peut-être que c'est par un secret de la Providence, qui a voulu laisser cette porte ouverte, pour moyenner un jour la réconciliation par un autre concile plus autorisé et moins italien.

Mais quand le concile de Trente aurait toutes les formalités requises, il y a encore une autre importante considération; c'est que peut-être ses décisions ne sont pas si contraires aux protestants, que l'on s'imagine. Ses canons sont souvent couchés d'une manière à recevoir plusieurs sens; et les protestants se pourraient croire en droit de recevoir celui qu'ils jugent le plus convenable, jusqu'à la décision de l'Eglise dans un concile général futur, où

 

133

 

les églises protestantes prétendront avec raison d'être admises parmi les autres églises particulières. Cassandre et Grotius ont trouvé que. le concile de Trente n'est pas toujours fort éloigné de la Confession d'Augsbourg. Le Père Dez qui prêchait à Strasbourg sur cette Confession, semblait favoriser ce sentiment, et en tirait des conséquences à sa mode ; et bien des protestants ont cru que l’Exposition de monseigneur l'évêque de Meaux leur revenait assez. Ainsi il n'est pas aisé de prouver aux protestants qu'ils nient ce qu'ils savent être décidé par l'Eglise catholique.

Aussi semble-t-il que c'est plutôt la pratique des abus dominans, que les protestants croient reconnaître parmi ceux qui communient avec Rome, que les dogmes spéculatifs, qui empêchent la réunion. Qui ne sait que la question sur la justification fut crue autrefois des plus importantes? Et cependant de la manière qu'on s'explique aujourd'hui, il ne semble pas difficile de convenir là-dessus. L'on sait quelles limites on donne en France à l'autorité des papes et des autres pasteurs; combien les rois qui connaissent Rome, sont jaloux de leurs droits : et de la manière que l'honneur rendu aux créatures s'explique dans la théorie, conformément au concile de Trente, il paraît très-excusable. Mais la pratique est assez souvent fort éloignée de la théorie. Il se passe bien des choses autorisées publiquement dans L'Eglise romaine, qui alarment la conscience des gens de bien parmi les protestants, et leur paraissent abominables, ou sont au moins très-dangereuses : je laisse à M. Jurieu le soin de les exagérer; car pour moi je souhaiterais plutôt de les adoucir. Ce sont ces pratiques qui empêchent la réunion, plus que les dogmes. Dieu est un Dieu jaloux de son honneur, et il semble que c'est le trahir que de dissimuler en certaines rencontres. Ainsi tout ce qu'on peut dire à l'avantage des décisions de l'Eglise catholique, n'empêche pas qu'un homme de bien ne puisse être alarmé des abus qui se répandent dans l'Eglise, sans que l'Eglise catholique les approuve; et il parait en certaines rencontres qu'on est obligé de témoigner son déplaisir. Que si des nations ou des provinces entières s'élèvent contre ces désordres, et qu'on prétende, là-dessus les retrancher de la communion ; il semble qu'une excommunication

 

134 

 

si injuste ne leur saurait nuire ; et qu'eux-mêmes ne sont pas obligés de recevoir les excommuniants à leur communion, ou, ce qui est la même chose, de retourner à la leur, jusqu'à ce qu'on lève le sujet de leurs plaintes : d'autant qu'ils se plaignent de choses que le concile de Trente n'a pas osé approuver depuis, ou qu'il a plutôt désapprouvées, quoique sans effet dans la pratique. On ne s'élève donc pas contre L'Eglise catholique, mais contre quelques nations ou églises particulières mal réglées; quoiqu'il arrive peut-être que le siège patriarcal de l'Occident, et même la métropolitaine de l'univers y soit comprise, qu'on ne doit considérer que connue particulière à l'égard des abus qu'elle tolère. On peut dire en effet que le faible et les intérêts des nations s'y mêlent. Les Italiens et les Espagnols donnent fort dans l'extérieur, et MM. les Italiens se font quelquefois un point de politique de soutenir Rome; aussi profitent-ils le plus de ses avantages. Ils seraient peut-être bien aises que tous les autres fussent leurs dupes, et surtout ceux du Nord; cela est naturel. Mais la nation française devrait se joindre avec la nation germanique, pour remettre l'Eglise dans son lustre, à l'exemple de l'ancien concile de Francfort; et il faudrait profiter de la conjoncture de quelque pape bien intentionné , qui se souviendrait plutôt d'être père commun , que d'être Romain ou Toscan. Je suis assuré que parmi les Italiens, dans Rome même, et entre les prélats, on trouverait bien des gens de doctrine et de probité, qui contribueraient de bon cœur à la réforme de l'Eglise, s'ils voyaient quelque apparence de succès. Il faut même rendre cette justice à la ville de Rome , que tout y va bien mieux qu'autrefois ; qu’on n'y est pas trop favorable aux bagatelles de dévotion; et qu'elle pourra peut-être un jour recouvrer l'honneur qu'elle avait dans les anciens temps, de donner bon exemple et de servir de règle.

Mettant donc le concile de Trente à pari pour les raisons susdites, on peut dire que l'Eglise catholique n'a pas excommunié les protestants. Si quelque Eglise italienne le fait, on lui peut dire qu'elle passe son pouvoir, et ne fait que s'attirer une excommunication réciproque, à peu près comme disaient un jour (a) des

 

(a) C’étaient les évêques du parti de Louis le Débonnaire, qui portaient ainsi, à l'occasion des menaces qu'on prétendait que Grégoire IV, attaché à Lothaire, avait faites de les excommunier. ( Edit. de Déforis.)

 

135

 

évêques français à l'égard d'un pape : Si excommunicaturus venit, excommunicatus abibit : « S'il vient pour excommunier, il s'en ira excommunié. » Et lorsqu'une église particulière excommunie quelqu'autre église particulière ou quelque nation, et même quand une église métropolitaine excommunie une église qui est sous elle, ou bien quand un évêque excommunie quelque prince ou particulier de son diocèse, les sentences ne sont pas des oracles : elles peuvent avoir des défauts, non-seulement de nullité, mais encore d'injustice. Car quoique les arrêts des juges séculiers soient exécutés par les hommes, il ne faut pas s'imaginer que Dieu exécute contre les âmes les sentences injustes des ecclésiastiques : c'est ici que la condition Clave non errante a lieu. Tout ce que opère l'autorité du supérieur ecclésiastique est qu'on lui doit obéir autant qu'on peut, sauf sa conscience ; ce qui est déjà beaucoup : et c'est à peu près comme les canons disent à l'égard des serments, qu'on doit les garder, autant qu'on peut, sans préjudicier à son âme. Ce n'est donc pas anéantir l'autorité des ecclésiastiques ou des serments, que de les ainsi limiter. On sait assez quelle déférence on a en France et ailleurs pour les excommunications fulminées dans la bulle In Coena Domini, et pour les décrets de l'inquisition de Rome. Je ne dis donc rien en cela, que les catholiques romains, et des canonistes , particulièrement ceux de France, ne reconnaissent. Je suis bien éloigné de vouloir éluder l'autorité de l'Eglise et des ecclésiastiques, par une interprétation que M. Pelisson me prête; comme si la restriction, que je donne à la force des excommunications et autres arrêts des supérieurs ecclésiastiques, se réduisait à ce beau privilège : Vous jugerez bien, quand vous jugerez bien. Car je distingue entre le corps de l'Eglise, qu'on n'accorde pas avoir jamais prononcé contrôles protestants, et entre les supérieurs ecclésiastiques hors du corps, qui ne sauraient être infaillibles, et dont les excommunications sont semblables à celles dont le procureur général d'un grand roi a appelé depuis peu au concile général futur.

Après les choses que je viens de dire, il n'est pas nécessaire

 

136

 

d'examiner les questions difficiles, qu'on peut former touchant le salut de ceux qui font tout ce qu'ils peuvent pour croire à l'Eglise catholique, sans en venir à bout, ni comment ils sont dans l'Eglise in voto. Car le cas des protestants est tout autre, comme je viens de l'expliquer; et ils ne rejettent que ce qu'ils croient contraire à la doctrine de l'Eglise de Dieu. Je passe aussi plusieurs beaux endroits de l'écrit de M. Pelisson, de peur d'aller trop loin : mais je ne saurais passer des choses très-considérables qu'il dit dans le dernier article, sans faire là-dessus quelque réflexion. Il accorde que l'Eglise a besoin de réformât ion à l'égard des abus de pratique; que le peuple fait quelquefois un grand abus des images; que le temps est venu où la lecture des livres sacrés ne sera plus défendue; qu'il n'est pas hors d'apparence qu'on pourrait rétablir l'ancienne liberté de communier sous les deux espèces, au moins quatre ou cinq fois l'année, d'autant que les protestants ne communient guère davantage, pourvu qu'on le demande avec la soumission nécessaire ; il ne doute point que les princes protestants ne l'obtiennent pour eux et pour leurs Etats, en rentrant dans la communion de l'Eglise romaine. Nous avons vu, dit-il, il n'y a pas dix ans, quand on ne convertissait les gens en France que par la persuasion et par les grâces, ce projet non-seulement écouté à la Cour, et approuvé de nos plus saints prélats , mais en état d'être reçu à Rome , Si nos régales et nos franchises ne fussent venues à la traverse.

A propos de cette considération de M. Pelisson, je dirai que lorsque M. l'évêque de Tina, maintenant de Neustadt en Autriche, était ici par ordre de l'Empereur pour des vues toutes semblables, j'envoyai moi-même sa lettre à M. l'évêque de Meaux. où il lui donnait part de sa négociation. Cet illustre prélat en ayant parlé au Roi, répondit que Sa Majesté, bien loin d'y être contraire, goûtait ces pensées et les favoriserait. Quelques années après, la négociation de M. de Neustadt avec nos théologiens ayant eu des suites considérables, et M. de Meaux l'ayant su par une lettre de notre incomparable duchesse, que Madame lui avait montrée, il en félicita M. de Neustadt, et répéta les premières expressions. En effet, on peut dire que, depuis le colloque de Ratisbonne du

 

137

 

siècle passé, rien n'avait été fait de plus praticable, ni de plus ajuste aux principes des deux partis. Le feu pape en témoigna quelque satisfaction, aussi bien que des généraux de quelques grands ordres , et autres personnes de grande autorité. Mais ces régales et ces franchises vinrent encore ici à la traverse. Il semble que les offres de M. de Meaux ne furent pas assez suivies, et que quelques-uns se firent un point de politique de contrecarrer tout ce qu'ils croyaient pouvoir être goûté du feu pape, ou recommandé par l'Empereur; comme si les jalousies d'état dévoient lever toute communication et concurrence dans les matières les plus saintes et les plus innocentes. Cependant on peut dire que la glace a été rompue : peut-être que les temps propres à poursuivre ces desseins viendront im jour, et que la postérité nous en saura quelque gré. Il est vrai qu'on y devrait songer de part et d'autre un peu plus qu'on ne fait, au lieu d'entretenir cette funeste séparation, qui ne saurait être assez pleurée de toutes nos larmes, pour me servir de l'expression touchante de M. Pelisson.

Au reste, je vous assure, Madame, et vous pouvez assurer M. Pelisson, qu'il n'y a rien moins que les considérations de quelque agrandissement temporel de la part de nos princes, qui empêche la paix de l'Eglise. Ils ont fait des pas désintéressés, qui marquent leurs intentions généreuses et sincères, et qui leur donnent droit d'attendre des dispositions réciproques de la part de ceux de l'autre communion, suivant les apparences qu'on leur avait fait voir, auxquelles Monseigneur le Duc, dont les lumières et les sentiments héroïques sont assez reconnus, avait cru devoir répondre par une facilité toute chrétienne. Cette princesse, à qui M. Pelisson donne avec raison le titre de grande et d'incomparable, a eu quelque part à ces bons desseins, et en a été remerciée. Plût à Dieu que la force des expressions de M. Pelisson, et les raisons de ces grands prélats, qui paraissent animés du même esprit que lui, puissent gagner quelque chose sur les personnes puissantes de leur côté, pour faire revivre nos espérances. Les malheurs des temps s'y opposent, je l'avoue ; mais peut-être reverrons-nous encore la sérénité et le calme. Je ne désespère pas entièrement du soulagement des maux de l'Europe, quand je

 

138

 

considère que Dieu peut nous le donner, en tournant comme i! faut pour cela le cœur d'une seule personne, qui semble avoir le bonheur et le malheur des hommes entre ses mains. On peut dire que ce monarque, car il est aisé de juger de qui je parle, fait lui seul le destin de son siècle ; et que la félicité publique pourrait naître de quelques heureux momens, quand il plaira à Dieu de lui donner une réflexion convenable. Je crois que pour être assez touché, il n'aurait besoin que de connaître sa puissance ; car il ne manquera jamais de vouloir le bien qu'il jugera pouvoir faire : et si cette prudence réservée et scrupuleuse, qu'il fait paraître au milieu des plus grands succès dont un homme est capable, lui avait permis de croire qu'il dépendait de lui seul de rendre le genre humain heureux, sans que qui que ce soit eût été en état de l'empêcher et de l'interrompre, je tiens qu'il n'aurait pas balancé un seul moment. Et s'il considérait que c'est le comble de la grandeur humaine de pouvoir, comme lui, faire le bien général des hommes, il jugerait bien aussi que le suprême degré de la félicité serait de le faire en effet. Les éloges gâtent les princes faibles : mais ce grand roi a besoin de comprendre toute l'étendue des siens, pour faire ce qu'il peut, et pour connaître tout ce qu'il peut faire. Voilà un endroit où l'éloquence inimitable de M. Pelisson pourrait triompher, en persuadant au Roi qu'il est plus grand qu'il ne pense, et par conséquent qu'il est au-dessus de certaines craintes pour le bien de son Etat, qui pourraient le détourner des vues plus grandes et plus héroïques, dont l'objet est le bien du monde. Quel panégyrique peut-on se figurer plus magnifique et plus glorieux, que celui dont le succès serait suivi de la tranquillité de l'Europe, et même de la paix de l'Eglise !

 

 

LETTRE V.
LEIBNIZ A MADAME DE BRINON.
De Hanovre, le 17 décembre 1691.

 

Madame,

 

Voici enfin une partie de l'écrit de M. l'abbé Molanus : le reste suivra bientôt. J'avoue de l'avoir promis il y a longtemps, et d'y

 

139

 

avoir manqué plusieurs semaines de suite ; mais ce n'était pas ma faute, ni celle de M. Molanus non plus. Je puis lui rendre témoignage qu'il y a travaillé à diverses reprises ; niais qu'il a été interrompu par des occupations indispensables. Je vous supplie, Madame, de faire tenir ma lettre (a) à M. de Meaux, avec l'écrit latin ci-joint. Je vous envoie en même temps mes réflexions (b), que j'avais faites il y a plusieurs semaines. C'est pour vous donner des preuves du zèle avec lequel je serai toujours, Madame, votre, etc.

 

Leibniz.

 

P. S. Je ne sais si je dois oser vous supplier de faire rendre la ci-jointe à M. de Larroque, qui est connu de M. de Meaux et de M. Pelisson.

 

 

LETTRE VI.
LEIBNIZ A BOSSUET.
De Hanovre, le 28 décembre 1691.

 

Monseigneur,

 

Je ne doute point que vous n'ayez recula première partie de l'éclaircissement que vous aviez demandé, touchant un projet de réunion qui avait été négocié ici avec M. l'évêque de Neustadt (c) : car je Pavais adresse à madame de Brinon, avec une lettre que j'avais pris la liberté de vous écrire, pour me conserver l'honneur de vos bonnes grâces, et pour vous témoigner le zèle avec lequel je souhaite d'exécuter vos ordres.

        Je vous envoie maintenant le reste de cet éclaircissement fait parle même théologien, qui vous honore infiniment; mais qui désire avec raison, comme j'ai déjà marqué, que ceci ne se publie point, d'autant qu'on en est convenu ainsi avec M. de Neustadt. Nous attendrons votre jugement, qui donnera mi grand jour à cette matière importante. Au reste je me rapporte à ma

 

(a) Cette lettre ne s'est point trouvée parmi les papiers de Bossuet. (Leroi.)

(b) Ce sont apparemment celles qu'on trouve dans la lettre précédente. (c) Il s'agit des Cogitationes privatœ, de Molanus.

 

140

 

précédente, et je suis avec respect, Monseigneur, votre très-humble, etc.

 

Geoffroi-Guillaume Leibniz.

 

P. S. Je prie Dieu que l'année où nous allons entrer vous soit heureuse, et accompagnée de toutes sortes de prospérités, avec la continuation ad multos annos.

 

LETTRE VII. LEIBNIZ A BOSSUET.
(extrait.)
Sans date.

 

Monseigneur,

 

Il eût été à souhaiter que l’Histoire de la réformation d'Allemagne que M. de Seckendorf vient de publier eût paru plus tôt. Quelque habile que soit M. Burnet, je trouve que les protestants d'Allemagne n'ont plus sujet de porter envie aux Anglais. L'auteur qui a été autrefois premier ministre d'un duc de Saxe, nous donne là dedans la connaissance d'une infinité de faits importants qu'il a tirés des archives. Il m'écrit lui-même d'y avoir employé plus de quatre cents volumes manuscrits. Il est difficile de dire s'il y a plus d'érudition ou plus de jugement. Ce n'est pas qu'il n'y ait rien où l'on puisse trouver à redire dans un si grand ouvrage, ni que l'auteur soit sans aucune prévention. Mais du moins je crois qu'il est difficile qu'un auteur qui prend parti hautement puisse écrire avec plus de modération.

Je parle de cet ouvrage parce qu'il se peut que vous ne l'ayez pas encore vu.

 

Je suis avec respect, Monseigneur,

 

Vostre très-humble et très-obéissant serviteur,

 

Leibniz.

 

 

141

 

LETTRE VIII.
BOSSUET A LEIBNIZ.
A Versailles, ce 10 janvier 1692.

 

Monsieur,

 

J'ai reçu, par l'entremise de madame de Brinon, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, qui est si honnête et si obligeante, que je ne puis assez vous en remercier, ni assez vous témoigner l'estime que je fais de tant de politesse et d'honnêteté, jointe à un si grand savoir et à de si bonnes intentions pour la paix du christianisme. Les articles de M. l'abbé Molanus seront, s'il plaît à Dieu , un grand acheminement à un si bel ouvrage. J'ai lu ce que vous m'en avez envoyé avec beaucoup d'attention et de plaisir, et j'en attends la suite, que vous me faites espérer, avec une extrême impatience. Ce sera quand j'aurai tout vu que je pourrai vous en dire mon sentiment ; et je croirais mon jugement trop précipité, si j'entreprenais de le porter sur la partie avant que d'avoir vu et compris le tout. Pour la même raison, Monsieur, il est assez difficile de répondre précisément à ce que vous dites à madame de Brinon, dans la lettre qu'elle m'a communiquée, puisque tout dépendant de ce projet, il faut l'avoir vu tout entier avant que de s'expliquer sur cette matière.

Tout ce que je puis dire en attendant, c'est, Monsieur, que si vous êtes véritablement d'accord des cinq propositions mentionnées dans votre lettre (a), vous ne pouvez pas demeurer longtemps dans l'état ou vous êtes sur la religion : et je voudrais bien seulement vous supplier de me dire premièrement si vous croyez que l'infaillibilité soit tellement dans le concile œcuménique, qu'elle ne soit pas encore davantage, s'il se peut, dans tout le corps de l'Eglise, sans qu'elle soit assemblée; secondement si vous croyez qu'on fût en sûreté de conscience après le concile de Nicée et de Chalcédoine, par exemple, en demeurant d'accord que le concile œcuménique est infaillible, et mettant toute la dispute

 

(b) Lettre III, à madame de Brinon.

 

 

142

 

à savoir si ces conciles méritaient le titre d'œcuméniques ; troisièmement s'il ne vous paroit pas que, réduire la dispute à cette question, et se croire par ce moyen en sûreté de conscience, c'est ouvrir manifestement la porte à ceux qui ne voudront pas croire aux conciles, et leur donner une ouverture à en éluder l'autorité ; quatrièmement si vous pouvez douter que les décrets du concile de Trente soient autant reçus en France et en Allemagne parmi les catholiques, qu'en Espagne et en Italie, en ce qui regarde la foi ; et si vous avez jamais ouï un seul catholique qui se crût libre à recevoir ou ne recevoir pas la foi de ce concile ; cinquièmement, si vous croyez que dans les points que ce concile a déterminés contre Luther, Zuingle et Calvin, et contre les Confessions d'Augsbourg, de Strasbourg et de Genève, il ait fait autre chose que de proposer à croire à tous les fidèles ce qui était déjà cru et reçu, quand Luther a commencé de se séparer : par exemple, s'il n'est pas certain qu'au temps de cette séparation, on croyait déjà la transsubstantiation, le sacrifice de la messe, la nécessité du libre arbitre, l'honneur des Saints, des reliques, des images, la prière et le sacrifice pour les morts, et en un mot, tous les points pour lesquels Luther et Calvin se sont séparés. Si vous voulez , Monsieur , prendre la peine de répondre à ces cinq questions avec votre brièveté, votre netteté et votre candeur ordinaires, j'espère que vous reconnaîtrez facilement que quelque disposition qu'on ait pour la paix, on n'est jamais vraiment pacifique et en état de salut, jusqu'à ce qu'on soit actuellement réuni de communion avec nous.

Je verrais, au reste, avec plaisir l’Histoire de la Réformation d’Allemagne de M. de Seckendorf (a), si elle pouvait venir jusqu'en ce pays, supposé qu'elle fût écrite en une langue que j'entendisse , et je puis vous assurer par avance que si cette histoire est véritable, il faudra nécessairement qu'elle se trouve conforme à celle des Variations, que j'ai pris la liberté de vous envoyer; puisque je n'y donne rien pour certain que ce qui est avoué par

 

(a) Tous les éditeurs disent ici, après Leroi : « Apparemment que M. de Leibniz parlait de cette histoire dans sa lettre à M. de Meaux, que nous n'avons pas. » Nous avons donné, dans la lettre précédente, de Leibniz, le passage qui mentionne l’histoire de Seckendorf.

 

143

 

les adversaires. C'est, Monsieur, à mon avis, la seule méthode sûre d'écrire de telles histoires, où la chaleur des partis ferait trouver sans cela d'inévitables écueils.

Excusez, Monsieur, si je vous entretiens si longtemps. Ce n'est pas seulement par le plaisir de converser avec un homme comme vous; mais c'est que j'espère que nos entretiens pourront avoir des suites heureuses pour l'ouvrage que vous et M. l'abbé Molanus avez tant à cœur. Il ne nie reste qu'à vous témoigner la joie que je ressens des choses obligeantes que madame la duchesse d'Hanovre daigne me dire par votre entremise, et de vous supplier de l'assurer de mes très-humbles respects, en l'encourageant toujours à ne se rebuter jamais des difficultés qu'elle trouvera dans l'accomplissement du grand ouvrage dont Dieu lui a inspiré le dessein. Je connais, il y a longtemps, la capacité et les saintes intentions de M. l'évêque de Neustadt. Je suis avec toute l'estime possible, Monsieur, votre très-humble serviteur,

 

+ J.-Bénigne, Ev. de Meaux.

 

 

LETTRE IX.
LEIBNIZ A BOSSUET.
A Hanovre, 8 (18) janvier 1692.

 

Monseigneur,

 

Je vous dois de grands remerciements de votre présent (a), qui ne m'a été rendu que depuis quelques jours. Tout ce qui vient de votre part est précieux, tant en soi qu'à cause de son auteur : mais le prix d'un présent est encore rehaussé parla disproportion de celui qui le reçoit; et une faveur dont le plus grand prince se tiendrait honoré, est une grâce infiniment relevée à l'égard d'un particulier aussi peu distingué que moi.

Je ne doute point que vous n'ayez fait l'effort, dans l’Histoire des Variations, de rapporter exactement les faits. Cependant comme votre ouvrage ne fait voir que quelques imperfections qu'on a remarquées dans ceux qui se sont mêlés de la Reforme, il

 

(a) L'Histoire des Variations.

 

144

 

semble que celui de M. de Seckendorf, était nécessaire pour les montrer aussi de leur bon côté. Il est vrai qu'il ne dissimule pas des choses que vous reprenez, et il me paraît sincère et modéré pour l'ordinaire. Peut-être qu'il y a quelques endroits un peu durs qui lui sont échappés : mais il est difficile d'être toujours réservé, quand on a devant ses yeux tant de passages des adversaires infiniment plus choquants. Et qui est-ce qui peut être toujours sur ses gardes dans un si grand ouvrage? car ce sont deux volumes in-folio ; et le livre s'est grossi par l'insertion des extraits d'une infinité de pièces, dont une bonne partie n'était pas imprimée. Tout l'ouvrage est écrit en latin. S'il y avait occasion de l'envoyer en France, je n'y manquerais pas. Cependant je m'imagine qu'on l'y recevra bientôt de Hollande.

Vous avez reçu cependant la suite dii discours de M. l'abbé Molanus. Mais les questions que vous me proposez, Monseigneur, à l'occasion de cela, me paraissent un peu difficiles à résoudre; et je souhaiterais plutôt votre instruction là-dessus. La première de ces questions traite du sujet de l'infaillibilité, si elle réside proprement et uniquement dans le concile œcuménique, ou si elle appartient encore au corps de l'Eglise, c'est-à-dire, comme je l'entends, aux opinions qui y sont reçues le plus généralement. Mais puisque dans l'Eglise romaine on n'est pas encore convenu du vrai sujet ou siège radical de l'infaillibilité, les uns le faisant consister dans le Pape, les autres dans le concile, quoique sans le Pape, et que les auteurs qui ont écrit de l'analyse de la foi, sont infiniment différons les uns des autres : je serais bien empêché de dire comment on doit étendre cette infaillibilité encore au delà, savoir, à un certain sujet vague, qu'on appelle le corps de l’Eglise, hors de l'assemblée actuelle : et il me semble que la même difficulté se rencontrerait dans un état populaire, prenant le peuple hors de l'assemblée des Etats. Il y entre encore cette question difficile : S'il est dans le pouvoir de l'Eglise moderne ou d'un concile, et comment, de définir comme de foi ce qui autrefois ne passait pas encore dans l'opinion générale pour un point de foi ; et je vous supplie de m'instruira là-dessus. On pourrait dire aussi que Dieu a attaché une grâce ou promesse particulière aux assemblées

 

145

 

de l'Eglise; et comme on distingue entre le Pape qui parle à l'ordinaire et entre le Pape qui prononce ex cathedrà, quelques-uns pourraient aussi considérer les conciles comme la voix de l'Eglise ex cathedrà.

Quant à la seconde question : Si un homme qui, après le concile de Nicée ou de Chalcédoine, aurait voulu mettre en doute l'autorité œcuménique de ces conciles, eût été en sûreté de conscience, on pourrait répondre plusieurs choses; mais je vous représenterai seulement ceci, pour recevoir là-dessus des lumières de votre part. Premièrement, il semble qu'il soit difficile de douter de l'autorité œcuménique de tels conciles, et je ne vois pas ce que l'on pourrait dire à rencontre de raisonnable, ni comment on trouvera des conciles œcuméniques, si ceux-ci ne le sont pas. Secondement, posons le cas qu'un homme de bonne foi y trouve de grandes apparences à rencontre ; la question sera si les choses définies par ces conciles étaient déjà auparavant nécessaires au salut ou non. Si elles l'étaient, il faut dire que les apparences contraires à la forme légitime du concile ne sauveront pas cet homme : mais si les points définis n'étaient pas nécessaires avant la définition, je dirais que la conscience de cet homme est en sûreté.

A la troisième question : Si une telle excuse n'ouvre point la porte à ceux qui voudront ruiner l'autorité des conciles, j'oserais répondre que non, et je dirai que ce serait un scandale plutôt pris que donné. Il s'agit de la mineure, ou du fait particulier d'un certain concile : savoir, s'il a toutes les conditions requises à un concile œcuménique, sans que la majeure de l'autorité des conciles en reçoive de la difficulté. Cela fait seulement voir que les choses humaines ne sont jamais sans quelque inconvénient, et que les meilleurs règlements ne sauraient exclure tous les abus in fraudem legis. On ne saurait rejeter en général l'exception du juge incompétent ou suspect, bien que les chicaneurs en abusent. Rien n'est sujet à de plus grands abus que la torture ou la question des criminels; cependant on aurait bien de la peine à s'en passer entièrement. Un homme peut s'inscrire en faux contre une écriture qui ressemble à la sienne, et demander la comparaison des écritures. Cela donne moyen de chicaner contre le droit le plus

 

146

 

liquide; mais on ne saurait pourtant retrancher ce remède en général. J'avoue qu'il est dangereux de fournir des prétextes pour douter des conciles : mais il n'est pas moins dangereux d'autoriser des conciles douteux, et d'établir par là un moyen d'opprimer la vérité.

Quant à la quatrième question : Si je doute que les décrets du concile de Trente soient aussi bien reçus en France et en Allemagne qu'en Italie ou en Espagne, je pourrais me rapporter au sentiment de quelques docteurs espagnols ou italiens, qui reprochent aux François de s'éloigner en certains points de la doctrine de ce concile, par exemple, à l'égard de ce qui est essentiel à la validité du mariage : ce qui n'est pas seulement de discipline, mais encore de doctrine, puisqu'il s'agit de l'essence d'un sacrement. Mais sans m'arrêter à cela, je répondrai comme j'ai déjà

fait : quand toute la doctrine du concile de Trente serait reçue en France, qu'il ne s'ensuit point qu'on l'ait reçue comme venue du concile oecuménique de Trente, puisqu'on a si souvent mis en doute cette qualité de ce concile.

La cinquième question est d'une plus grandi; discussion : Savoir, si tout ce qui a été défini à Trente passait déjà généralement pour catholique et de foi avant cela, lorsque Luther commença d'enseigner sa doctrine, .le crois qu'on trouvera quantité de passages de bons auteurs, qui ont écrit avant le concile de Trente, et qui ont révoqué en doute des choses définies dans ce concile. Les livres des protestants en sont pleins, et il est très-sûr que depuis on n'a plus osé parler si librement. C'est pourquoi les livres, appelés Indices expurgatorii, ont trouvé tant de choses à retrancher dans les auteurs antérieurs. Je crois qu'un passage d'un habile homme, comme Erasme, mérite autant de réflexion une quantité d'écrivains du bas ordre, qui ne font que se copier les uns les autres. Mais quand on accorderait que toutes ces décisions passaient déjà pour véritables, selon la plus commune opinion, il ne s'ensuit point qu'elles passaient toujours pour être de foi; et il semble que les anathèmes du concile de Trente ont bien changé l'état des choses. Enfin quand ces décisions auraient déjà été enseignées comme de foi par la plupart des docteurs, on

 

141

 

retomberait dans la première question, pour savoir si ces sortes d'opinions communes sont infaillibles, et peuvent passer pour la voix de l'Eglise.

En écrivant ceci, je reçois l'avis que vous me donnez, Monseigneur, d'avoir reçu le reste de l'écrit de M. l'abbé Molanus. Nous attendrons la grâce, que vous nous faites espérer, de voir votre jugement là-dessus. Je ne doute point qu'il ne soit aussi équitable que solide. On a fait ici de très-grands pas pour satisfaire à ce qu'on a jugé dû à la charité et à l'amour de la paix. On s'est approché des bords de la rivière de Bidassoa, pour passer un jour dans l'ile de la Conférence (a). On a quitté exprès toutes ces manières qui sentent la dispute, et tous ces airs de supériorité que chacun a coutume de donner à son parti; et quidquid ab utràque parte dici potest, etsi ab utràque parte verè dici non possit; cette fierté choquante, ces expressions de l'assurance où chacun est en effet, mais dont il est inutile et môme déplaisant de faire parade auprès de ceux qui n'en ont pas moins de leur part. Ces façons servent à attirer de l'applaudissement des lecteurs entêtés ; et ce sont ces façons qui gâtent ordinairement les colloques, où la vanité déplaire aux auditeurs et de paraître vainqueur, l'emporte sur l'amour de la paix : mais rien n'est plus éloigné du véritable but d'une conférence pacifique. Il faut qu'il y ait de la différence entre des avocats qui plaident et entre des entremetteurs qui négocient. Les uns demeurent dans un éloignement affecté et dans des réserves artificieuses; et les autres font connaître, par toutes leurs démarches, que leur intention est sincère et portée à faciliter la paix. Comme vous avez fait louer votre modération, Monseigneur, en traitant les controverses publiquement, que ne doit-on pas attendre de votre candeur, quand il s'agit de répondre à celle des personnes qui marquent tant de bonnes intentions? Aussi peut-on dire que le blâme de la continuation du schisme doit tomber sur ceux qui ne font pas tout ce qu'ils peuvent pour le lever, surtout dans les occasions qui les doivent inviter et qu'à peine un siècle a

 

(a) Les conférences entre le cardinal Mazarin et don Louis de Haro , pour pacifier la France et l'Espagne, se tinrent dans l'île des Faisans, située au milieu de la Bidassoa.

 

148

 

coutume d'offrir. Quand il n'y aurait que la grandeur et les lumières infiniment relevées de votre Monarque si capable de faire réussir ce qu'il approuve, jointes aux dispositions d'un Pape, qui semble avoir la pureté du zèle d'Innocent XI sans en avoir l'austérité , vous jugeriez bien qu'il serait inexcusable de n'en point profiter.

Mais vous voyez qu'il y a encore d'autres raisons qui donnent de l'espérance. Un Empereur des plus éclairés dans les affaires qui aient jamais été , et des plus zélés pour la foi, y contribue; un prince protestant des plus propres par son mérite personnel et par son autorité de faire réussir une grande affaire, y prend quelque part ; des théologiens séculiers et réguliers, célèbres de part et d'autre, travaillent à aplanir le chemin, et commencent d'entrer en matière par l'unique ouverture que la nature des choses y semble avoir laissée, pour se rapprocher sans que chacun s'éloigne de ses principes. Votre réputation y peut donner le plus grand poids du inonde ; et vous vous direz assez à vous-même, sans moi, que plus on est capable de faire du bien et que ce bien est grand, plus on est responsable des omissions.

Toute la question se réduit à ce point essentiel de votre côté : S'il serait permis en conscience aux églises unies avec Rome d'entrer en union ecclésiastique avec les églises soumises aux sentiments de l'Eglise catholique, et prêtes à être même dans la liaison de la hiérarchie romaine ; mais qui ne demeurent pas d'accord de quelques décisions, parce qu'elles sont portées, par des apparences très-grandes et presque insurmontables à leur égard, à ne point croire que l'Eglise catholique les ait autorisées, et qui d'ailleurs demandent une réformation effective des abus que Rome même ne peut approuver. Je ne vois pas quel crime votre parti commettrait par cette condescendance. Il est sur qu'on peut entretenir l'union avec de telles gens, qui se trompent sans malice. Les points spéculatifs, qui resteraient en contestation, ne paraissent pas des plus importants, puisque plusieurs siècles se sont passés, sans que les fidèles en aient eu une connaissance fort distincte. Il me semble qu'il y a des contestations tolérées dans la communion romaine, qui sont autant ou peut-être plus importantes

 

149

 

que celles-là : et j'oserais croire que si l'on feignait que les églises septentrionales fussent unies effectivement avec les vôtres, à ces opinions près, vous seriez fâché de voir rompre cette union, et que vous dissuaderiez la rupture de tout votre pouvoir à ceux qui la voudraient entreprendre.

Voilà sur quoi tout roule à présent. Car de parler de rétractations, cela n'est pas de saison. Il faut supposer que de l'un et de l'autre côté on parle sincèrement : et puisqu'on s'est épuisé en disputes, il est bon de voir une fois ce qu'il est possible de faire sans y entrer, sauf à les diminuer par des éclaircissements, par des réformations effectives des abus reconnus, et par toutes les démarches qu'on peut faire en conscience, et par conséquent qu'on doit faire s'il est possible pour faciliter un si grand bien ; en attendant que l'Eglise par cela même soit mise en état de venir à une assemblée, par laquelle Dieu mette fin au reste du mal. Mais je m'aperçois de la faute que je fais de m'étendre sur des choses que vous voyez d'un clin d'œil, et mieux que moi. Je prie Dieu de vous conserver longtemps, pour contribuer au bien des ames, tant par vos ouvrages que par L'estime que le plus grand, ou pour parler avec M. Pelisson, le plus roi entre les rois a conçue de votre mérite. Je ne saurais mieux marquer que par un tel souhait le zèle avec lequel je suis, Monseigneur, votre très-humble et obéissant serviteur,

 

Geoffroy-Guillaume de Leibniz.

 

P. S. Il est peut-être inutile que je dise que ce qu'on vous envoie, Monseigneur, peut encore être communiqué à M. Pelisson, dont on se promet le même ménagement.

 

 

LETTRE X.
BOSSUET A LEIBNIZ.
A Versailles, 17 janvier 1692.

 

Monsieur ,

 

J’ai reçu avec votre lettre du 28 décembre la seconde partie du projet de réunion, et je vous en donne en même temps avis. Vous

 

150

 

aurez vu, par ma précédente, la réception de la première partie. Le premier loisir que j'aurai sera employé à vous dire mon sentiment avec une entière ingénuité. Vous me ferez, Monsieur, beaucoup de plaisir d'assurer M. l'abbé Molanus de l'estime que j'ai pour lui et de ma parfaite reconnaissance pour les bontés dont il m'honore. Nous lui garderons fidèlement tout le secret qu'il nous demande, et nous nous estimons très-honoré de ce qu'il veut bien nous le confier. Pour moi, je puis vous dire avec combien de cordialité et d'estime je suis, Monsieur,

 

Votre très-humble serviteur,

 

Bénigne , Ev. de Meaux.

Précédente Accueil Suivante