Etats Oraison T I - L VIII
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CONDAMNATION

 

LIVRE VIII.

 

Doctrine de saint François de Sales.

 

Pour achever ce que j'ai promis, il faut expliquer les maximes du saint évêque de Genève, que j'ai réservées à la fin pour les exposer sans interruption. Et d'abord on doit croire qu'il n'en a point d'autres que celles que nous avons vues si clairement autorisées par l'Ecriture, par la tradition et par les mystiques approuvés. Si jamais il y eut un homme qui par son humilité et sa droiture fût ennemi des nouveautés, c'est sans doute ce saint personnage. Il n'y a qu'à l'écouter dans une lettre, où avec cette incomparable candeur et simplicité qui fait un de ses plus beaux caractères : « Je ne sais, dit-il, j'aime le train des saints devanciers et des simples : » à quoi il ajoute avec la même humilité : « Je ne pense pas tant savoir que je ne sois aise, je dis extrêmement aise d'être aidé, de me démettre de mon sentiment (1), » et le reste qu'il faudra peut-être rapporter ailleurs. Sans doute on ne doit attendre aucune singularité dans les sentiments d'un tel homme; et aussi lui en attribuer, ce serait lui ôter l'autorité dont on se veut prévaloir.

Je dis donc avant toutes choses qu'il ne connaît pas ces manières superbement et sèchement désintéressées, qui font établir la perfection à ne rien demander pour soi-même. Si je voulais citer les endroits où il fait à Dieu des demandes, et où il en ordonne aux plus parfaits, j'aurais à transcrire une juste moitié de ses lettres; mais j'aime mieux produire sa doctrine que ses pratiques, et la voici dans le dernier des entretiens qu'il a faits à

 

1 Liv. II, lett. 21.

 

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ses chères filles de la Visitation, et qui a pour titre : De ne rien demander.

A ce titre il ne paraît pas que le Saint soit favorable aux demandes, et il s'en montre encore plus éloigné par ces paroles : « Je veux peu de choses : ce que je veux, je le veux fort peu; je n’ai presque point de désirs : mais si j'étais à renaître, je n'en aurais point du tout. Si Dieu venait à moi, j'irais aussi à lui : s'il ne voulait pas venir à moi, je me tiendrais là, et n'irais pas à lui. Je dis donc qu'il ne faut rien demander ni rien refuser, mais se laisser entre les bras de la Providence divine sans s'amuser à aucun désir, sinon à vouloir ce que Dieu veut de nous (1). » J'allègue ce passage, parce qu'à le prendre au pied de la lettre c'est un de ceux où le Saint pousse le plus loin l'indifférence et l'exclusion des désirs, la poussant jusqu'à celui d'aller à Dieu. Mais par bonheur il a lui-même prévu la difficulté, et on en trouve six lignes après un parfait éclaircissement dans ces paroles : « Vous me dites, poursuit le Saint, s'il ne faut pas désirer les vertus, et que Notre-Seigneur a dit : Demandez, et il vous sera donné. O ma fille, quand on dit qu'il ne faut rien demander ni rien désirer, j'entends pour les choses de la terre : car pour ce qui est des vertus, nous les pouvons demander; et demandant l'amour de Dieu nous les comprenons, car il les contient toutes. » On demande donc les vertus, et on demande surtout l'amour de Dieu ou la charité, qui les contient ; et on les demande pour satisfaire à ce précepte de l'Evangile : Demandez. On n'est donc point indifférent à les avoir : à Dieu ne plaise qu'on attribue à un homme si éclairé et si saint une si étrange indifférence, car il la faudrait pousser jusqu'à être indifférent à aimer ou à n'aimer pas, à avoir la charité ou à ne l'avoir pas. Mais le Saint marque expressément qu'on la demande et avec elle toutes les vertus.

On sait dans l'Ordre de la Visitation que ce dernier entretien du saint évêque à ses chères filles fut fait à Lyon la veille de sa mort, et on le doit regarder comme une espèce de testament qu'il leur a laissé. Il ne s'agit pas des imparfaits, puisque le saint parle ainsi à l'extrémité de sa vie pour expliquer la manière dont il a

 

1 Entret. XXI, p. 904, 905.

 

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exclu ou admis les désirs dans son état : il n'y a rien de plus net; s'il était dans les maximes des nouveaux mystiques, il dirait comme eux que tout ce qu'on désire ou qu'on demande pour soi, même par rapport à Dieu, est intéressé : mais il se réduit manifestement à l'exclusion des désirs des choses de la terre, et il y apporte en ore ce tempérament (1) : « Je ne veux pas dire pourtant qu'on ne puisse pas demander la santé à Notre-Seigneur comme à celui qui nous la peut donner, avec cette condition, si telle est sa volonté. » Voilà comment il nous apprend à demander les biens temporels sous condition ; mais pour les vertus, il n'en a pas parlé de même, et il enseigne avec tous les saints à les désirer et à les demander absolument. Ce n'est donc pas à ces vrais biens qu'il étend son abandon, ni la sainte indifférence qu'il prêche partout.

On dira que cette demande conditionnelle de la santé est un conseil pour les infirmes, mais non : car il l'approuve «ans la sainte veuve qu'il n'a cessé d'élever à la perfection : «Vos désirs, dit-il, pour la vie mortelle (qu'elle désirait à son saint conducteur) ne me déplaisent point, car ils sont justes, pourvu qu'ils ne soient pas plus grands que leurs objets méritent. C'est bien fait sans doute de désirer la vie à celui que Dieu vous a donné pour conduire la vôtre (2). » Voilà ce qu'il dit à celle en qui il témoigne tant de fois qu'il veut éteindre tout désir et la porter au dernier degré de l'indifférence chrétienne. Mais c'est que l'indifférence de saint François de Sales n'était pas une indolence, ni l'insensibilité des nouveaux mystiques, qui se glorifient de voir tous les hommes non pas malades, mais damnés, sans s'en émouvoir. Le saint évêque au contraire demande partout qu'on désire pour un ami, pour un père ou temporel ou spirituel, ce qui convient : « car, dit-il, il ne faut pas demeurer sans affection, ni les avoir égales et indifférentes : il faut aimer chacun en son degré (3). » Ainsi l'indifférence qu'il enseigne n'empêche pas une juste et vertueuse pente de la volonté d'un côté, mais il veut en même temps qu'elle soit soumise.

 

1 Entret. XXI, p. 905. — 2 Liv. IV, ep. XCIV. — 2 Entret. VIII, De la désapprop., p. 833.

 

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L'on dira que ce dénouement n'est pas suffisant pour entendre toute la doctrine du Saint, ni même pour bien expliquer le lieu allégué de l'entretien XXI, puisqu'il y pousse l'exclusion de tout désir, en cas qu'il eût à renaître, jusqu'au désir d'aller à Dieu, et jusqu'à prononcer ces paroles : « Si Dieu venait à moi, j'irais aussi à lui : s'il ne voulait pas venir à moi, je me tiendrais là (1). » Ce qui marque une indifférence même pour les choses de Dieu, même pour aller à lui. On voit aussi, dans le Traité de l'amour de Dieu, un chapitre dont le titre est : Que la sainte indifférence s'étend à toutes choses (2). C'est à quoi se rapporte encore la comparaison de la statue (3), à qui le Saint fait ressembler l’âme indifférente pour lui ôter tout désir et tout mouvement; celle du musicien sourd, et les autres qui semblent pousser l'indifférence, qu'il nomme amoureuse, au de la de toute mesure. Il semble aussi exclure de la charité le désir de posséder Dieu, c'est-à-dire celui du salut et de l'éternelle récompense, et rapporter ce désir à l'amour qu'on appelle d'espérance, qui selon lui n'est pas un amour pur, mais un amour intéressé (4). Et voilà fidèlement, sans rien ménager, tout ce qu'on peut tirer de la doctrine du Saint en faveur des nouveaux mystiques.

Mais pour peu qu'on eût de bonne foi, on ne formerait pas ces difficultés; car je voudrais demander à ceux qui les font s'ils veulent attribuer à saint François de Sales une opinion qui dirait, que désirer de voir Dieu est un acte qui n'appartient pas à la charité, ou que cet acte est indifférent au chrétien, ou que le chrétien est indifférent à avoir la vertu ou ne l'avoir pas. Il faudrait être insensé pour prendre l'affirmative sur aucune de ces trois questions; mais pour un entier éclaircissement répondons-y par ordre.

Ma première question a été : Si l'on veut attribuer à ce Saint une opinion où l'on dirait que le désir de voir Dieu n'appartient pas à la charité : mais nous avons déjà vu que ce serait lui attribuer une opinion que personne n'eut jamais, puisque toute la théologie est d'accord que désirer sou salut par conformité à la sainte volonté de Dieu, comme une chose qu'il veut que nous

 

1 Entret XXI, p. 904. — 2 Liv. IX, ch. V. — 3 Liv. VI , ch. XI ; Lettr., liv. II, p. 53. — 4 Am. de Dieu, liv. II, ch. XVI, XVII, XXII.

 

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voulions, et encore le désirer comme une chose où Dieu met sa gloire, c'est un acte d'un vrai et parfait amour de charité, que David a exercé lorsqu'il a dit : Je ne désire de Dieu qu'une seule chose (1) : que saint Paul a exercé lorsqu'il a dit : Je désire d'être avec Jésus-Christ (2) : et que tous les Saints exercent lorsqu'ils demandent à Dieu que son règne arrive. Voilà un fondement certain, qu'on ne peut faire ignorer à saint François de Sales, sans en même temps lui faire ignorer les premiers principes, et ceux qu'il a lui-même le mieux établis. Et pour ne laisser ici aucun embarras, je n'ai besoin que de deux ou trois chapitres où il parle de ceux qui meurent d'amour pour Dieu. Ceux-là sans doute sont dans la parfaite charité selon le Saint, comme il paraît par un chapitre qui porte ce titre : Que le suprême effet de l'amour effectif est la mort des amants (3); où il les distingue en deux classes, dont l'une est de ceux qui moururent en amour (4), et l'autre qui sans doute est la plus parfaite, puisque c'est celle où il met la sainte Vierge et Jésus-Christ même, est de ceux qui meurent d'amour (5). Or et les uns et les autres meurent en désirant de jouir de Dieu. Notre Saint range dans la première classe saint Thomas d'Aquin, à qui il fait dire en mourant ces paroles du Cantique, qui étaient les dernières qu'il avait exposées : Venez, ô mon cher bien-aimé et soî'tons ensemble aux champs (6). Il mourut avec cet élan, qui est sans doute un élan d'amour, et en même temps un élan qui appelle Jésus-Christ, et un désir de sortir du corps pour aller se perdre dans ce champ immense de l'être divin. Voilà pour ceux qui .meurent en amour et dans l'exercice actuel de la charité. Parmi ceux qui meurent d'amour, il compte saint François d'Assise (7), et en même temps il remarque qu'il mourut en disant avec David : « Tirez-moi de la prison ; les justes m'attendent jusqu'à ce que vous me donniez ma récompense (8). »

Il raconte dans le chapitre suivant l'histoire merveilleuse d'un gentilhomme, qui après avoir visité tous les saints lieux, alla mourir d'amour sur le mont d'Olivet (9), d'où Jésus-Christ était

 

1 Psal. XXVI, 4. — 2 Phil., I, 23. — 3 Liv. VII, ch. IX. — 4 Ibid. — 5 Ibid., ch. X; Ibid., ch. XIII et XIV. — 6 Ibid., cap. IX. — 7 Ibid., c. XI. — 8 Psal. CXLI, 8. — 9 Liv. VII, ch. XII.

 

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monté aux cieux. On ne peut douter que cet homme n'eût l'amour dans une grande perfection, puisqu'il en mourut; et que saint Bernardin de Sienne, dont le saint évêque a tiré cette histoire, raconte qu'étant ouvert on trouva gravé dans son cœur : Jésus mon amour. Or ce bienheureux et parfait amant dont le cœur, dit notre Saint, s'était éclaté d'excès et de ferveur d'amour, était mort en disant ces paroles : « O Jésus ! je ne sais plus où vous chercher et suivre en terre : Jésus mon amour, accordez donc à ce cœur qu'il vous suive et s'en aille après vous là haut : et avec ces ardentes paroles il lança quant et quant son âme au ciel comme un trait, comme une sagette sacrée, » dit notre Saint. Voilà comme meurent ceux qui meurent d'amour, et non-seulement ils désirent d'aller posséder Jésus-Christ ; mais encore c'est leur désir qui lance leur âme vers ce divin objet.

Ce serait en vérité un prodige parmi les chrétiens, de dire que le désir de voir Dieu et d'arriver au salut, ne fût pas un désir d'un amour pur ; mais puisque nos mystiques en veulent douter, et qu'ils veulent s'autoriser de saint François de Sales, il faut encore leur faire voir sur quels principes il a accordé la pureté d'un amour désintéressé avec le désir de la jouissance. Or ce principe est connu de toute la théologie, et n'est autre que celui que nous avons vu, qui est que Dieu voulant notre salut, il faut que nous le voulions, afin de nous conformer à sa volonté par un saint et parfait amour. Mais peut-on croire que notre Saint ait ignoré ce beau principe, après qu'il a dit : «  Il nous faut être charitables à l’endroit de notre âme (1)? » Et après : « Ce que nous faisons pour notre salut est fait pour le service de Dieu, car Notre-Seigneur même n'a fait en ce monde que notre salut. » Mais il pousse» cette vérité jusqu'à son premier principe dans le Traité de l'amour de Dieu, où il pose d'abord ce fondement : « Dieu nous a signifié en tant de sortes et par tant de moyens qu'il voulait que nous fussions tous sauvez, que nul ne le peut ignorer (2). » Et après : « Or bien que tous ne se sauvent pas, cette volonté néanmoins ne laisse pas d'être une vraie volonté de Dieu, qui agit en nous selon la condition de sa nature et de la notre. » Voilà donc deux

 

1 Liv. III, ép. XXX. — 2 Liv. VIII, ch. IV.

 

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vérités constantes : l'une, que Dieu veut que nous soyons tous sauvés; l'autre, qu'il le veut d'une vraie volonté. D'où il suit que celui qui veut son salut, agit en conformité de la volonté de Dieu, et conséquemment par amour. Et en effet c'était cet amour qu'exerçait le Roi-Prophète en disant : « J'ai demandé une chose, et c'est celle-là que je poursuivrai à jamais : que je voie la volupté du Seigneur, et que je visite son temple : mais quelle est, dit le saint évoque de Genève, la volupté de la souveraine bonté, sinon de se répandre et communiquer ses perfections? Certes ses délices sont d'être avec les enfants des hommes pour verser sa grâce sur eux (1).» C'est donc aimer Dieu véritablement et pour sa bonté, que d'aimer cette souveraine bonté dans l'exercice qu'elle aime le plus, qui est celui d'opérer notre salut. C'est là sans doute un acte de vrai et parfait amour, puisque c'est un acte qui nous fait aimer non-seulement la volonté, mais encore la volupté du Seigneur en nous faisant aimer notre salut, parce qu'ajoute le Saint après saint Paul, « notre sanctification est la volonté de Dieu, et notre salut son bon plaisir; et il n'y a, poursuit-il, nulle différence entre le bon plaisir ni la bonne volupté, ni par conséquent entre la bonne volupté et la bonne volonté divine ; » par conséquent il n'en faut point faire non plus entre l'amour de notre salut dans cette vue, et l'amour de charité qui nous fait aimer Dieu pour Dieu et pour sa bonté souveraine.

Il a pratiqué ce qu'il a cru : tout est rempli dans ses Lettres de la céleste patrie : « O Dieu! dit-il, ma très-chère mère, aimons parfaitement ce divin objet qui nous prépare tant de douceurs dans le ciel, et cheminons nuit et jour entre les épines et les roses pour arriver à cette céleste Jérusalem (2). » C'est ainsi qu'il aspirait incessamment, quoiqu'insensiblement pour la plupart du temps, à l'union au cœur de Jésus, et se remplissait d'une certaine affluence du sentiment que nous aurons pour la vue de Dieu en paradis. Voilà comme il était indifférent pour cette ineffable béatitude. En vérité il ne songeait guère à se désintéresser à la manière de nos mystiques : « O Dieu! dit-il, quels soupirs devait jeter Moïse à la vue de la terre promise (3)? » Pourquoi ces soupirs?

 

1 Liv. VIII, cap. IV. — 2 Liv. IV, ép. LXXXIX. — 3 Liv. V, ép. I.

 

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et que ne se dépouillait-il de cet intérêt? En parlant à une âme sainte, « à qui il ne permet pas de lire les livres où il était parlé de la mort, du jugement et de l'enfer, à cause, dit-il, qu'elle n'avait pas besoin d'être poussée à vivre chrétiennement par les motifs de la frayeur; âme qui par conséquent était élevée à cette parfaite charité qui bannit la crainte : il lui conseille de s'entretenir et d'aimer la félicité éternelle, et de faire souvent des actes d'amour envers Notre-Dame, les Saints et les anges célestes, pour s'apprivoiser avec eux; et parce qu'ayant beaucoup d'accès avec les citoyens de la céleste Jérusalem il lui fâchera moins de quitter ceux de la terrestre ou basse cité du monde (1). » Il était temps de proposer à une âme d'une si parfaite charité l'oubli des récompenses éternelles, et de lui défendre les livres qui lui en parlaient, comme ceux qui lui parlaient de l'enfer et du jugement ; mais au contraire il nourrit son amour parfait de cette douce espérance : « Usez, dit-il, toujours de paroles d'amour et d'espérance envers Notre-Seigneur : » pour se détacher du monde, il l’exhortait à songer toujours à cette vie, à cette félicité éternelle. Etait-ce pour affaiblir son amour? N'était-ce pas plutôt, comme il dit lui-même en tant d'endroits, que cette céleste Jérusalem est le lieu où règne l'amant, et un lieu par conséquent qu'une âme qui aime ne peut pas ne point aimer? C'est pourquoi aussi, loin de se croire lui-même intéressé, ou plus imparfait dans le désir qui le possédait d'être avec Dieu, au contraire avec sa bonté et simplicité admirable il avoue « qu'il trouve son âme un peu plus à son gré qu'à l'ordinaire, parce qu'il la voit plus sensible aux biens éternels (2). » Et pour montrer que c'était un pur et parfait amour qui lui faisait pousser tous ces désirs vers la céleste patrie : « Pour moi, dit-il, je n'ai rien su penser ce matin qu'en cette éternité de biens qui nous attend, mais en laquelle tout me semblerait peu ou rien, si ce n'était cet amour invariable et toujours actuel de ce grand Dieu qui y règne toujours (3). » Voilà donc cet amour toujours actuel, mais uniquement dans le ciel ; car s'il l'avait sur la terre, dès la terre il serait contint. Voilà un homme tout possédé de cette

 

1 Liv. V, ép. XXVIII. — 2 Liv. VI, ep. LVII. — 3 Liv. VII, ép., XXXI.

 

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éternité de biens, mais qui trouve que le plus grand bien ou le seul, c'est que l'amour n'y est jamais discontinué : et une âme faussement mystique s'imaginera être plus parfaite qu'un si grand Saint, à cause qu'elle aura dit dédaigneusement qu'elle ne sait sur quoi arrêter un désir, pas même sur les joies du paradis.

Ainsi le saint évêque de Genève, loin de dire qu'aimer son salut ou désirer de jouir de Dieu ne soit pas un acte de charité, a démontré le contraire par les exemples des saints et par deux raisons, dont l'une est qu'en désirant son salut on se conforme à  la volonté de Dieu; et l'autre, que ce désir n'est qu'un désir d'un amour toujours actuel, invariable et parfait. Mais dès là toutes nos questions sont résolues. Si le vrai désir de son salut enferme un parfait amour, on ne peut pas y être indifférent. Ne laissons pas toutefois d'enfoncer cette matière ; et pour mieux développer la doctrine de ce saint évêque, écoutons en quoi il met son indifférence.

On ne peut s'étonner assez qu'on se soit trompé sur ce sujet-là, après le soin qu'il a pris en tant d'endroits de réduire cette indifférence à ce qu'il appelle les événements de la vie. On a objecté le chapitre qui a pour titre : Que la sainte indifférence s'étend à toutes choses (1) ; mais c'est par cet endroit même que se résout le plus nettement la difficulté. « L'indifférence, dit-il, se doit pratiquer ès choses qui regardent la vie naturelle, comme la santé, la maladie, la beauté, la laideur, etc. ; ès choses qui regardent la vie civile, pour les honneurs, rangs, richesses : ès variétés de la vie spirituelle, comme sécheresse, consolations, goûts, aridités : ès actions, ès souffrances, et en somme à toutes sortes d'événements. » On voit que parmi les choses où l'indifférence s'étend, il ne comprend pas le salut : à Dieu ne plaise. Il rapporte l'exemple de Job affligé, quant à la vie naturelle, quant à la civile, quant à la vie spirituelle par pressures, convulsions, angoisses, ténèbres, etc. L'indifférence du Saint s'étend jusque-là, mais non pas outre. Il produit ce beau passage de saint Paul, où il nous annonce une générale indifférence : mais c'est ès tribulations, ès nécessités et

 

1 Am. de Dieu, liv. IX, ch. V.

 

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angoisses, etc., à droite et à gauche, par la gloire et par l'abjection, et autres de cette nature qui se rapportent aux divers événements de la vie.

La raison fondamentale de cette doctrine, c'est que l'indifférence ne peut tomber sur la volonté déclarée et signifiée de Dieu ; autrement il deviendrait indifférent de vouloir ou ne vouloir pas ce que Dieu déclare qu'il veut. Or, dit le Saint (1), la doctrine chrétienne nous propose clairement les vérités que Dieu veut que nous croyions, les biens qu'il veut que nous espérions, les peines qu'il veut que nous craignions, ce qu'il veut que nous aimions, les commandements qu'il veut que nous fassions, et les conseils qu'il veut que nous suivions. En tout cela donc il n'y a point d'indifférence : par conséquent il n'y en a point pour le salut qu'il faut espérer, parce que c'est la volonté signifiée de Dieu ; c'est-à-dire « qu'il nous a signifié et manifesté qu'il veut et entend que tout cela soit cru, espéré, craint, aimé et pratiqué. » C'est à cette volonté de Dieu que nous devons conformer notre cœur, « croyant selon sa doctrine, espérant selon ses promesses, craignant selon ses menaces, aimant et vivant selon ses ordonnances. »

Par ce moyen l'indifférence étant excluse à l'égard des choses qui tombent sous la volonté déclarée ou signifiée, parmi lesquelles est comprise la volonté de se sauver : il a fallu, comme a fait le Saint, restreindre l'indifférence chrétienne à certains événements qui sont réglés par la volonté de bon plaisir, dont les ordres souverains décident des choses qui arrivent journellement dans tout le cours de la vie, comme de la mort d'une mère, ou du succès des affaires, qui sont les exemples par lesquels le saint évêque détermine ses intentions dans tout ce discours (2).

Il est vrai qu'il a loué auparavant (3) cette héroïque indifférence de saint Paul et de saint Martin qui semblait s'étendre jusqu'au désir de voir Jésus-Christ; oui, sans doute, non quant au fond, de le voir ou ne le voir pas absolument; car qui pourrait souffrir cette indifférence ? ou qui jamais a été moins indifférent que saint Paul sur ce sujet ? Mais quant au plus tôt ou au plus tard, qui est

 

1 Am. de Dieu, liv. VIII, ch. III. — 9 Ibid., liv. IX, ch. VI. — 3 Ibid., ch. IV.

 

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une chose appartenante aux événements, puisqu'elle dépend du moment de notre mort.

Les événements dont il parle, et qui font l'objet de la sainte indifférence chrétienne, sont ceux qui se déclarent tous les jours par les ordres de la divine Providence. Il répète la même doctrine dans un Entretien admirable (1), où l'on trouve un clair dénouement de toutes les difficultés, et toujours sur le fondement de ces deux volontés ; « l'une signifiée, et l'autre de bon plaisir ; laquelle, dit-il, regarde les événements des choses que nous ne pouvons pas prévoir : comme par exemple : Je ne sais si je mourrai demain, et ainsi du reste. De même, continue-t-il, il arrivera que vous n'aurez pas de consolation dans vos exercices, il est certain que c'est le bon plaisir de Dieu. C'est pourquoi il faut demeurer avec une extrême indifférence entre la consolation et la désolation. De même en faut-il faire dans toutes les choses qui nous arrivent. »

C'est là aussi ce qu'il appelle l'abandonnement qui est, selon lui, « la vertu des vertus; et ce n'est, dit-il, autre chose qu'une parfaite indifférence à recevoir toute sorte d'événements selon qu'ils arrivent (2), » et selon qu'il plaît à Dieu qu'ils se développent journellement à nos yeux, tant dans la vie naturelle par les maladies et autres choses semblables, que dans la vie spirituelle parla sécheresse ou par la consolation, comme nous venons de l'entendre tant et tant de fois de sa bouche.

Je pourrais ici rapporter une infinité de passages de cet incomparable directeur des âmes, mais ceux-ci suffisent; et j'assurerai sans crainte qu'en tant de lieux où il parle de la sainte indifférence, il ne s'en trouvera pas un seul où il soit sorti des bornes qu'on vient de voir, et où il ait seulement nommé le salut : au contraire il a supposé que l'indifférence ne tombait pas sur cet objet-là, puisque la volonté de Dieu s'est déclarée sur l'espérance aussi bien que sur le désir qu'il en faut avoir ; et il a si peu pensé que ce divin commandement ne s'étendit pas aux plus parfaits, que parlant de l'âme parfaite, de l’âme qui est parvenue à l'excellente dignité d'Epouse, « de cette admirable amante qui voudrait

 

1 Entr. II, p. 803. — Ibid., p. 803, 804.

 

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ne point aimer les goûts, les délices, les vertus et les consolations spirituelles, de peur d'être divertie, pour peu que ce soit, de l’unique amour qu'elle porte à son bien-aimé, il lui fait dire que c'est lui-même et non ses dons qu'elle recherche (1).» Elle le recherche donc ; et loin d'être indifférente à le posséder comme nos froides et fausses mystiques, elle s'écrie à cette intention . « Hé ! montrez-moi, mon bien-aimé, où vous paissez et reposez, afin que je ne me divertisse point après les plaisirs qui sont hors de vous (2). » Tant il était naturel, en parlant des sentiments des parfaits, d'y joindre comme le comble de la perfection le plus vif désir de posséder Dieu.

Nous avons résolu les deux premières difficultés que nous avions proposées (3) : l'une, si l'on peut attribuer au Saint la pensée que le désir du salut n'appartienne pas à la charité ; l'autre, si l'on peut lui faire accroire qu'il ait tenu cet acte pour indifférent au chrétien. Par là se résout encore la troisième difficulté sur l'indifférence pour les vertus. Car puisqu'elles appartiennent à la volonté signifiée, c'est-à-dire à l'exprès commandement de Dieu il n'y a point là d'abandon ni d'indifférence à pratiquer : ce serait une impiété de s'abandonner à n'avoir point de vertus, ou de demeurer indifférent à les avoir. C'est pourquoi le Saint nous a dit dans l’Entretien XXI qu'il les fallait demander, et les demander non sous condition, mais absolument, et demander la charité qui les contient toutes : et s'il dit dans le passage qu'on vient de produire, que l’âme parfaite désire de ne point goûter les vertus ; il a expliqué ailleurs, que ne les point goûter, ce n'est point être nidifièrent à les avoir ou à ne les avoir pas ; « mais c'est après s'être dépouillé du goût humain et superbe que nous en avions , s'en revêtir derechef, non plus parce qu'elles nous sont agréables, utiles, honorables et propres à contenter l'amour que nous avons pour nous-mêmes ; mais parce qu'elles sont agréables à Dieu, utiles à son honneur et destinées à sa gloire (4). »

Que si nos nouveaux mystiques répondent que c'est ainsi qu’ils l'entendent, et qu'ils ne se dégoûtent des vertus qu'au sens de

 

1 Am. de Dieu, liv. XI , chap. XVI. — 2 Ibid.; Cant. I, 6. — 3 Ci-dessus, chap. IV. — 4 Am. de Dieu, liv. IX, chap. XVI.

 

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saint François de Sales : qu'ils s'en expliquent donc comme lui, qu'ils cessent d'en parler avec cette dédaigneuse indifférence que ce saint homme n'eut jamais : qu'ils les désirent avec lui, qu'ils les demandent comme il fait presque à toutes les pages de ses écrits ; et qu'ils se défassent de cette détestable maxime que ni ce saint ni les autres saints ne connaissent pas, que dans un certain état de perfection il ne faut rien demander pour soi et que cet acte est intéressé.

Il est aisé de résoudre par ces principes les objections que l'on lire des comparaisons du saint évêque (1). Sa statue, qui surprend le plus ceux qui ne savent pas de quoi il s'agit, est la plus aisée à expliquer, parce qu'elle regarde non pas un état perpétuel, mais seulement le temps de l'oraison, et encore de cette oraison particulière qu'on appelle de simplicité ou de repos, qui était celle de sa sainte fille la vénérable mère de Chantai. Comme cette oraison est passive, c'est-à-dire qu'elle appartient à ces bienheureux états où l’âme est poussée et agie, pour ainsi parler, par l'esprit de Dieu, plutôt qu'agissante, ainsi qu'il a été dit, il ne faut pas s'étonner que, dans les moments où elle est actuellement sous la main de Dieu, on la compare à une statue qui est mise dans un beau jardin seulement pour y satisfaire les yeux de celui qui l'a posée dans sa niche sans presque y exercer aucune action.

Quand nous traiterons en particulier de l'oraison de la mère de Chantai, ce sera le temps de dévoiler tout à fait le mystère de cette statue vivante et. intelligente. En attendant nous dirons qu'elle n'est pas tellement statue, qu'ou par l’entendement ou par la volonté elle ne fasse des actes envers Dieu (2); et ainsi qu'elle est en état qu'on lui donne ces conseils : « Soyez seulement bien fidèle à demeurer auprès de Dieu en cette douce et tranquille attention de cœur, et en ce doux endormissement entre les bras de sa providence, et en ce doux acquiescement à sa sainte volonté : gardez-vous des fortes applications de l'entendement, puisqu'elles vous nuisent non-seulement au reste, mais à l'oraison même : et travaillez autour de votre cher objet par les affections tout

 

1 Liv. VI, c. XI ; liv. II, ép. LI, LIII. — 2 Liv. II, ép. LIII.

 

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simplement et le plus doucement que vous pourrez. » On voit qu'il parle des âmes dans le temps de l'oraison, et que même en ce temps-là cet excellent maitre sait bien faire faire à sa statue les actes d'affections douces qui sont laissés en sa liberté. En quoi il veut qu'elle soit statue, c'est-à-dire non agissante, c'est à l'égard de ces fortes applications qui nuisent à l'oraison même. Il faut réduire les comparaisons dans leurs justes bornes, et c'est tout détruire que de les pousser à toute rigueur. Ainsi la statue du Saint n'est point telle par la cessation de tous les actes, mais par la seule cessation des actes plus turbulents. Au reste quoiqu’elle travaille autour de son cher objet, c'est si doucement qu'à peine s'en aperçoit-on. Nous verrons ailleurs ce qui est compris dans ce doux travail ; les demandes et les désirs tranquilles et doux n'en sont pas exclus, et quand ils le seraient passagèrement dans le temps de l'oraison, on doit les faire en d'autres temps, comme disait le Père Baltasar et comme saint François de Sales nous le dira en son temps ; mais durant certains moments, et dans l'oraison de cet état, ils ne sont pas nécessaires.

Il ne faut pourtant pas s'imaginer que la grâce de l'oraison soit tellement renfermée dans le temps de l'oraison même, qu'elle n'influe pas dans toute la suite. Car la grâce n'est donnée dans l'oraison qu'afin que toute la vie s'en ressente. Ainsi cette sage statue aura toujours dans l'oraison et hors de l'oraison cette perpétuelle disposition de ne vouloir ni s'avancer aux consolations, ni s'éloigner des sécheresses, qu'autant qu'il plaira à Dieu de la mouvoir, parce que ces vicissitudes de jouissance et de privation en cette vie ne sont pas en notre puissance : si bien qu'il faut attendre les moments de Dieu et, comme dit le saint directeur (1), recevoir également l'un et l'autre en demeurant à cet égard dans l'indifférence qu'il a prescrite. En ce sens on est devant Dieu comme une statue immobile, qui n'avance, pour ainsi parler, ni ne recule, et demeure dans une attente paisible. Il a pratiqué ce qu'il enseignait, et c'est l'intention du passage où il nous disait que si Dieu venait à lui en le visitant par les consolations, il irait à Dieu en les recevant avec reconnaissance « ; mais que s’il

 

1 Entr. IV, p. 821. — 2 Ibid., XXI, p. 904.

 

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ne venait pas, s'il retirait sa douce présence, et laissait l’âme dans la privation et la sécheresse ou même, ce qui lui est bien plus douloureux, dans la désolation et dans l'abandonnement à la croix avec Jésus-Christ, il se tiendrait là sans s'avancer davantage, et attendant tranquillement les moments divins.

Il faut ici prévenir l'objection de ceux qui, se souvenant des gémissements de saint Bernard et des autres saints dans le temps des privations, trouvent trop grande et trop sèche l'indifférence et l'égalité que recommande notre saint évêque. Mais nous avons déjà dit (1) que l'indifférence de ce Saint n'empêche pas une pente d'un certain côté. Il permet même dans ces sécheresses de gémir et de soupirer, de dire au Sauveur qui semble nous délaisser, mais doucement ; « Venez dans notre âme : j'approuve (dit-il), que vous remontriez à votre doux Sauveur, mais amoureusement et sans empressement, votre affliction : et comme vous dites qu'au moins il se laisse trouver à votre esprit, car il se plaît que nous lui racontions le mal qu'il nous fait et que nous nous plaignions de lui, pourvu que ce soit amoureusement et humblement et à lui-même, comme font les petits enfants quand leur chère mère les a fouettés (2). » Qui pèsera ces paroles et qui les comparera avec celles de saint Bernard, verra que l'indifférence du saint évêque ne s'éloigne pas de l'esprit des autres saints, puisqu'à leur exemple elle admet les plaintes pleines de tendresse qu'on pousse dans les privations : et tout ce qu'il demande aux âmes peinées, c'est qu'au moment qu'il faudra boire le calice, et pour ainsi dire donner le coup du consentement, elles conservent l'égalité qui est nécessaire pour dire : Non ma volonté, mais la vôtre.

Voilà déjà d'admirables tempéraments tirés des paroles du Saint à la comparaison de la statue. Celle du musicien, qui ne jouit pas de la douceur de ses chants, parce qu'il est devenu sourd, ni du plaisir de contenter son prince pour qui il touche son luth, parce que ce prince s'en va et le laisse jouer tout seul par obéissance (3) est propre à représenter une âme soumise qui chante le cantique de l'amour divin, non pour se plaire à elle-même, mais

 

1 Ci-dessus, c. II. — 2 Liv. V, ép. I. — 3 Liv. IX, chap. IX et XI.

 

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pour plaire à Dieu, et souvent même sans savoir si elle lui plait, ni pour cela interrompre sa sainte musique. La comparaison est juste jusque-là. Quand nos faux mystiques en infèrent qu'il faut porter l'abandon jusqu'à être indifférent à plaire ou ne pas plaire à Dieu, et que contre la nature des comparaisons ils poussent celle-ci à toute outrance : ils tombent dans une erreur manifeste, qui est celle de regarder la charité comme une simple bienveillance de l’âme envers Dieu, sans prétendre à un amour réciproque. Mais ce sentiment est réprouvé par toute la théologie et par saint François de Sales lui-même , lorsqu'il enseigne que l'amour qu'on a pour Dieu dans la charité est une vraie amitié (1) ; c'est-à-dire un amour réciproque, Dieu ayant aimé éternellement quiconque l'a aimé, l'aime, ou l'aimera temporellement. « Cette amitié est déclarée et reconnue mutuellement, attendu que Dieu ne peut ignorer l'amour que nous avons pour lui, puisque lui-même nous le donne ; ni nous aussi celui qu'il a pour nous, puisqu'il l'a tant publié, etc. » Ainsi l'on peut et l'on doit porter la perfection du détachement jusqu'à ne pas sentir que nous plaisons à Dieu, ni même que Dieu nous plait, s'il nous veut ôter cette connaissance : mais ne songer pas à lui plaire au fond, et ne le pas désirer de tout son cœur, c'est renoncer à cette amitié réciproque, sans quoi il n'y a point de charité. C'est néanmoins où nous veulent conduire les faux mystiques, puisque si nous désirions de plaire à Dieu, c'est-à-dire qu'il nous aimât, nous ne pourrions ne pas désirer les effets de son amour, c'est-à-dire les récompenses par lesquelles il en déclare la grandeur et en assurer la jouissance pour toute l'éternité ; ni ce qui nous attire son amour, c'est-à-dire toutes les vertus : ce que les nouveaux mystiques ne permettent pas aux parfaits, puisqu'ils ne veulent même pas qu'ils en demandent aucune.

Venons aux autres comparaisons. La reine Marguerite femme de saint Louis, qui nous est donnée pour exemple de la volonté entièrement morte à elle-même, ne se soucie ni de savoir ou va le roi, ni comment, mais seulement d'aller avec lui (2). On entend facilement cette indifférence; cette princesse n'est pas indifférente

 

1 Am. de Dieu, liv. Il, chap. XXII. — 2 Ibid., liv. IX, chap. XIII.

 

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à suivre le roi, qui est sa fin, ni aux moyens nécessaires pour y parvenir, comme serait de s'habiller et se tenir prête au moment qu'il voudra partir ; mais aux moyens particuliers qui dépendent du roi son époux, et qu'aussi elle abandonne à son choix. Il en est de même envers Jésus-Christ; faire l’âme indifférente à le posséder, comme l'enseignent les nouveaux mystiques, ou aux moyens nécessaires pour s'unir à lui, tels que sont les vertus, c'est un excès outrageant pour cet Epoux céleste : la faire indifférente pour les moyens qui peuvent être tournés en bien et en mal, tels que sont tous les divers événements de la vie, c'est tout ce que prétend saint François de Sales, et personne ne l'en dédit.

C'est encore en termes exprès par rapport à ces mêmes événements particuliers, par lesquels la volonté du bon plaisir de Dieu nous est déclarée, que le saint évêque introduit le divin Enfant Jésus sur le sein et entre les bras de sa sainte Mère, où il n'a pas même , dit-il, « la volonté de se laisser porter par elle, mais seulement que comme elle marche pour lui, elle veuille aussi pour lui (1) » sans qu'il veuille rien. La comparaison appliquée aux événements particuliers, où l'on peut absolument désirer de ne rien vouloir, mais laisser Dieu en un certain sens vouloir pour nous, est excellente ; mais si l'on veut dire qu'on ne veuille rien du tout, pas même d'être uni à Dieu dans le temps et dans l'éternité par la grâce et par la gloire, la même comparaison serait outrée, et autant injurieuse à l'Enfant Jésus que préjudiciable à la liberté humaine. Sans doute de tous les enfants celui qui a le plus voulu se laisser porter, c'est l'Enfant Jésus, qui avait choisi cet état; et si l'on ne rapporte aux événements d'être porté ou à Bethléem, ou au temple, ou à Nazareth, ou en Egypte, l'abandon extérieur de ce divin Enfant à la volonté de sa sainte Mère, les expressions du saint évêque sont insoutenables. Mais aussi faut-il pratiquer dans cette occasion ce qu'il dit lui-même, qu'on ne doit pas tant subtiliser, mais marcher rondement (2), et prendre ce qu'il écrit comme il l'entend, grosso modo (3) ; ce sont ses termes. Les écrivains qui, comme ce Saint, sont pleins d'affections et de sentiments, ne

 

1 Am. de Dieu, liv. IX, chap. XIV.— 2 Liv. IV. ép. Liv. — 3 Liv. V, ép. XXVI.

 

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veulent pas être toujours pris au pied de la lettre. Il se faut saisir du «rros de leur intention : et jamais homme ne voulut moins pousser ses comparaisons ni ses expressions à toute rigueur que celui-ci. Ecoutons comme il parle de David dans une lettre, où la matière de la résignation et de l'indifférence est traitée : «Notre-Seigneur, dit-il, lui donna le choix de la verge dont il devait être affligé, et Dieu soit béni ; mais il me semble que je n'eusse pas choisi : j'eusse laissé faire tout à sa divine majesté (1). » Veut-il dire qu'il pense mieux que David? Non, sans doute. Il dit bonnement ( car il faut se servir de ce mot ) ce qu'il sentait dans le moment, sans peut-être trop examiner le fond des dispositions de David, qu'il devait croire sans difficulté du moins aussi bonnes que les siennes. Ne cherchons donc pas dans ses écrits cette exactitude scrupuleuse et souvent froide du discours ; prenons le fond, et nous attachant avec lui aux grands principes, « rendons-nous, comme il l'a dit, pliables et maniables au bon plaisir de Dieu, comme si nous étions de cire, en disant à Dieu : Non, Seigneur, je ne veux aucun événement ; car je les vous laisse vouloir pour moi tout à votre gré : et au lieu de vous bénir des événements, je vous bénirai de quoi vous les aurez voulus (2). » Ainsi tout aboutit aux événements qui se développent de jour en jour dans tout le cours de la vie.

Mais que dirons-nous de « la fille du médecin ou chirurgien, qui dans une fièvre violente, ne sachant ce qui pourrait servir à sa guérison, ne désire rien, ne demande rien à son père qui saurait vouloir pour elle tout ce qui sera profitable pour Sa santé. Quand ce bon père eut tout fait et l'eut saignée sans que seulement elle y regardât, elle ne le remercia point ; mais elle dit et répéta doucement : Mon père m'aime bien, et moi je suis toute sienne (3). » La voilà donc à la fin, nous dira-t-on, cette âme qui ne désire ni ne remercie, et toujours parfaitement indifférente. Je l'avoue; mais il faut savoir en quoi. La fille de ce chirurgien veut guérir, et ce qui cause son indifférence pour les remèdes particuliers, « c'est quelle sait que son père voudra pour elle ce qui sera le plus profitable pour sa santé. » Elle n'est donc point indifférente

 

1 Liv. V, ép. I. — 2 Am. de Dieu, liv. IX, chap. XIV. — 3 Ibid., cap. XV.

 

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pour la fin, qui est la santé. Ainsi le chrétien ne le doit point être pour le salut, qui est sa parfaite guérison. L'indifférence du côté de cette fille tombe sur les moyens ; et du côté de l’âme chrétienne, elle tombe sur « les événements et accidents, puisque nous ne savons jamais ce que nous devons vouloir (1).» Il n'en est pas ainsi de la fin, et jamais on ne fut en peine si on devait vouloir son salut et remercier son Sauveur.

Pourquoi donc cette soigneuse remarque, que la malade ne remercia point son père ? Est-ce pour dire qu'elle n'avait pas la reconnaissance dans le cœur ? A Dieu ne plaise : mais le remerciement, qu'est-ce autre chose qu'un acte de reconnaissance ? Ainsi le dessein du saint évêque n'est pas d'ôter le remerciement à l’âme parfaitement résignée, mais de lui en apprendre un plus simple et plus noble, où au lieu « de bénir et remercier la bonté de Dieu dans ses effets et dans les événements qu'elle ordonne, on la bénit elle-même et en sa propre excellence (2) ; » de quoi personne ne doute, ni que la bonté de Dieu, qui est la cause de tout, ne soit plus aimable et plus parfaite que tous ses effets.

Quoi qu'il en soit, je ne comprends pas pourquoi l'on fait fort sur cette expression, puisqu'après tout cette fille, qui ne fait point de remerciement, dit et répète « que son père l'aime, et qu'enfin elle est toute à lui. » Reconnaître en cette sorte la bonté d'un père, n'est-ce pas le remercier de la manière la plus efficace, puisque reconnaître et remercier, sans doute n'est autre chose que goûter la bonté d'un bienfaiteur plus encore que ses bienfaits ? Ainsi ce qu'on ôte à cette fille est tout au plus une formule de remerciement, et pour ainsi dire un compliment sur le bord des lèvres, en lui laissant tout le sentiment dans le cœur.

Au reste la seule pratique eût pu résoudre la difficulté, et il n'y aurait qu'à lire les Lettres du Saint pour y trouver à toutes les pages des remerciements unis avec la plus haute résignation.

Je ne puis oublier celle-ci, où louant l'indifférence d'une religieuse dans ses affaires, il ajoute ces mots précieux : « Je n'aime nullement certaines âmes qui n'affectionnent rien, et à tous événements demeurent immobiles; mais cela elles le font faute de

 

1 Am. de Dieu, liv. IX, chap. XV. — 2 Ibid.

 

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vigueur et cœur, ou par mépris du bien et du mal; mais celles qui par une entière résignation en la volonté de Dieu demeurent indifférentes, ô mon Dieu! elles en doivent remercier sa divine Majesté, car c'est un grand don (1) : » auquel le remerciement fait bien voir qu'elles ne sont pas indifférentes.

Après cela n'écoutons plus la sèche et insensible indifférence de ceux qui se piquent de n'être touchés de rien. Pour ce qui regarde les remerciements, il n'y a pas jusqu'à la statue, qui pour peu que Dieu se fasse sentir, ne lui en témoigne sa reconnaissance, et n’en rende grâces à sa bonté (2). Elle n'est donc pas indifférente autant que le serait la fille de ce médecin, si l'on en prenait la parai tole en toute rigueur.

Pour les désirs, outre ce qu'on en a déjà vu, on peut lire deux beaux chapitres dans le Traité de l'amour de Dieu, dont l'un a ce titre : Que le désir précèdent accroîtra grandement l'union des bienheureux avec Dieu (3) ; et l'autre est pareillement intitulé : Comme le désir de louer Dieu nous fait aspirer au ciel (4). Voilà pour le désir de la fin, et déjà de ce côté-là on voit qu'il n'y a point d'indifférence : et même pour ce qui regarde les événements dans l'endroit où l'indifférence est poussée le plus loin, le Saint ne laisse pas de décider que « le cœur le plus indiffèrent du monde (remarquez ces mots) peut être touché de quelque affection, tandis qu’il ne sait encore pas où est la volonté de Dieu (5).» De sorte qu'il n'y a point d'indifférence à toute rigueur, puisqu'après la volonté déclarée par l'événement il n'y en a plus, et qu'avant on peut accorder quelque affection avec la plus parfaite indifférence.

A l'occasion de ce passage quelqu'un pourra trouver un peu surprenante la distinction que fait le Saint de l'indifférence d'avec la résignation (6), et trouver encore plus surprenant que dans le même chapitre il établisse parmi les malheurs de la vie humaine quelque chose de plus élevé que la résignation du saint homme Job, que l'Ecriture nous donne en tant d'endroits pour modèle. Qu'y a-t-il sur cela de plus magnifique que ce qu'a dit l'apôtre saint Jacques? «Prenez, mes frères, pour exemple de

 

1 Am. de Dieu. liv. IV. ép. VIII. — 2 Liv. II, ép. LIII. — 3 Liv. III, c.X. — 4 Liv. V, chap. X. — 5 Liv. IX, ch. IV. — 6 Ibid.

 

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patience les prophètes : nous publions bienheureux ceux qui ont souffert (1).» A quoi il ajoute : «Vous avez ouï les souffrances de Job, et vous avez vu la fin de Notre-Seigneur. » Voyez comme cet Apôtre, ayant parlé en général des prophètes, prend soin de distinguer Job de tous les autres, et même qu'il l'unit avec Jésus-Christ, pour le mettre, ce semble, au plus haut degré au-dessous de lui. Quoi qu'il en soit, il paraît peu nécessaire de chercher des sentiments plus purs et plus parfaits que les siens ni d'imaginer une perfection au-dessus de celle qu'on ressent dans ces paroles : « Je suis sorti nu du sein de ma mère, et j'y retournerai nu : le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté, il est arrivé comme il a plu au Seigneur : le nom du Seigneur soit béni (2). »

Je sais qu'on dit que l'indifférence, qui éteint en quelque sorte la volonté, est au-dessus de la simple résignation, qui se contente de la captiver et de la soumettre ; mais tout cela doit être pris sainement et sans pointiller, puisqu'il la fin il se trouvera qu'il y a peu ou point d'indifférence à toute rigueur, selon que le saint évêque vient de nous l'apprendre, et qu'il le déclare encore dans la suite de ce chapitre, comme le sage lecteur pourra le remarquer en le lisant. Il faut donc, avec une sainte liberté, sans toujours s'arrêter scrupuleusement aux expressions des plus saints hommes, ni même à quelques-unes de leurs conceptions, se contenter en les comparant les unes avec les autres d'en pénétrer le fond. En tout cas la distinction entre la résignation et l'indifférence est trop mince, pour mériter qu'on s'y arrête plus longtemps; et d'ailleurs c'est une recherche peu nécessaire à notre sujet, puisqu'après tout il est bien certain qu'en quelque sorte qu'on les prenne, on ne trouvera jamais dans les écrits du saint évêque, que ni la résignation ni l'indifférence puissent regarder la perte du salut, non plus que celle des moyens nécessaires pour l'obtenir, ainsi qu'il a été dit.

C'est dans la même pensée qu'il est encore déclaré ailleurs que « Dieu nous inspire des desseins fort relevés, dont il ne veut point le succès (3). » Saint Louis, par inspiration, passe la mer : saint François veut mourir martyr, et ainsi des autres : veulent-ils,

 

1 Jac., V, 10, 11. — 2 Job, I, 21. — 3 Am. de Dieu, liv. IX, chap. VI.

 

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indifféremment ce que Dieu leur met dans le cœur? Non, « ils veulent hardiment, courageusement, constamment, commencer et suivre l'entreprise. » A la rigueur, il n'y a rien de plus éloigné de l'indifférence que des desseins et des volontés si hardiment commencées, et si constamment poursuivies par ces saints ; c'est néanmoins pour les exercer en cette sainte indifférence que Dieu leur inspire ces hauts désirs parce qu'ils apprennent à acquiescer doucement et tranquillement à l'événement.

Pour montrer la conformité des spirituels, peut-être sera-t-il bon de toucher un mot du Père Baltasar Alvarez, dont le P. du Pont a écrit, « qu'il aimait Dieu si purement, qu'il se privait même des consolations et des délices qu'on a accoutumé de sentir en l'oraison, se résignant à en manquer pour contenter Dieu (1). » Et ce saint homme lui-même au rapport du même P. du Pont, dit que « la consolation doit être comme le rafraîchissement que le pèlerin prend en passant dans une hostellerie, non pour y séjourner, mais pour passer outre, avec plus de courage (2); » ce qui ne paraît pas être une indifférence à toute rigueur pour les consolations, mais une démonstration qu'on n'y est point attaché.

Cette matière de la sainte résignation, est amplement traitée dans ce chapitre de la Vie du P. Alvarez et dans le suivant (3). On y peut voir que ce saint religieux ne l'étend jamais qu'aux prospérités et adversités, aux consolations et privations; mais pour cette indifférence au salut, elle est entièrement inouïe parmi les véritables serviteurs de Dieu.

Il est temps d'examiner en particulier, l'oraison de la vénérable et digne Mère de Chantal, avec la conduite du Saint, dont Molinos, et après lui tous les faux mystiques ont tant abusé. Dieu, qui voulait mener cette Mère par des voies admirables et extraordinaires, lui prépara de loin par les moyens qu'on sait, un grand directeur en la personne du saint évêque de Genève, à qui il donna toutes les lumières nécessaires pour la guider dans cette voie ; en sorte que sa conduite nous peut servir de modèle pour les âmes qui se trouveront dans cette oraison.

 

1 Vie du P. Balt. Alvar., chap. L, p. 554. — 2 Ibid., p. 555. — 3 Ibid., chap. L, LI.

 

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Or, pour bien entendre cette conduite, outre les Lettres du Saint, nous avons dans la Vie de cette Mère quelques-uns de ses écrits, avec ses consultations et les réponses du saint directeur, d'où résultent ces points importants (1).

Premièrement, que « cette oraison était d'abandonnement gênerai, et la remise de soi-même entre les bras de la divine Providence. »

Secondement, l’âme ainsi remise s'oubliait entièrement elle-même et rejetait toute sorte de discours, industrie, réplique, curiosités et choses semblables. »

Nous avons vu que c'est là ce qui est appelé, par les spirituels, l'oraison passive ou surnaturelle, non-seulement quant à son objet, comme les autres oraisons, mais encore quant à sa manière ; l’âme n'agissant point par discours ni propre industrie, comme on fait ordinairement, mais par une impression divine.

De là il arrive en troisième lieu que l’âme tombe, comme on a vu, dans des impuissances de faire de certains actes qu'elle voudrait faire, et ne peut. La Mère se plaignait souvent de ces impuissances, comme il parait, tant par les Lettres du saint évêque (2) que par les propres paroles de cette vénérable religieuse, qui ne trouve point de remède aux  confusions, ténèbres et impuissances de son esprit (3), jusqu'à ce qu'il se soit uni à Dieu et remis entre ses bras miséricordieux : sans actes, dit-elle, car je n'en puis faire (4).

Je m'arrête ici un moment, pour conjurer les gens du monde de ne point traiter ces états de visions et de rêveries. Doutent-ils que Dieu, qui est admirable dans toutes ses œuvres et singulièrement admirable dans ses Saints, n'ait des moyens particuliers inconnus au monde, de se communiquer à ses amis, de les tenir sous sa main, et de leur faire sentir sa douce souveraineté? Qu'ils craignent donc en précipitant leur jugement, d'encourir le juste reproche que fait l'apôtre saint Jude à ceux qui blasphèment ce qu'ils ignorent (5) ; et pour les tenir dans le respect envers les voies de Dieu, je dirai :

En quatrième lieu, que cette oraison fut examinée, non-seulement

 

1 Vie de Chant., II part., ch. VII. — 2 Liv. IV, ép. XIII; liv. V, ép. I.— 3 Liv. VII, ép. XXIII, etc. — 4 Ecrit de la M. de Chant., Vie, II part., ch. XXIV. — 5 Jud., 10.

 

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par saint François de Sales, un évêque d'une si grande autorité, tant par sa doctrine que par sa sainte vie, et qui était en cette matière sans contestation le premier homme de son siècle, Biais encore par les gens les plus éclaires de son temps; ce qui fait dire à ce saint évêque, en écrivant à la Mère : « Votre oraison de simple remise en Dieu, est extrêmement sainte et salutaire, il n'en faut jamais douter, elle a tant été examinée, et toujours l'on a trouvé que Notre-Seigneur vous voulait en cette manière de prières ; il ne faut donc plus autre, chose que d'y continuer doucement (1). »

Nous avons vu que c'était pour expliquer cette oraison qu'il a introduit sa statue (2), à qui il donne véritablement la vie et l'intelligence, mais nul propre mouvement, parce qu'elle est sous la main de Dieu, poussée plutôt qu'agissante. Dieu, qui lui a donné ses puissances intellectuelles, les peut suspendre ou lier autant qu'il lui plaît, et même la volonté, qui est la plus libre et la plus indépendante de toutes, mais néanmoins toujours très-parfaitement sous la main de son Créateur (3), qui en fait sans réserve tout ce qu'il lui plaît, comme il fait en tout et partout ce qu'il veut dans le ciel et dans la terre.

Ces fondements supposés, il reste deux choses à examiner : l'une jusqu'à quel temps s'étend cette disposition de l’âme passive sous la main de Dieu ; et l'autre jusqu'à quels actes elle doit être poussée.

Pour le temps, saint François de Sales restreint ces impuissances d'agir au temps de l'oraison seulement : « Vous ne faites rien, dites vous, dans l'oraison (4) : votre façon d’oraison est bonne (5), etc. Pourquoi voulez-vous pratiquer la partie de Marthe en l'oraison, puisque Dieu vous fait entendre qu'il veut que vous pratiquiez celle de Marie? Je vous commande que simplement vous demeuriez en Dieu sans vous essayer de rien faire, ni vous enquérir de lui de chose quelconque, sinon à mesure qu'il vous excitera (6). » Ainsi l'intention de l'homme de Dieu est de restreindre ce conseil au temps d'oraison. Et pour bien entendre ceci,

 

1 Vie de la M. de Chant., liv. VII, ép. XXII. — 2 Liv. II, ép. LIII. — 3 Vie de la M. de Chant., III part., chap. IV. — 4 Liv. II, ép. LI. — 5 Liv. II, ép. LIII. — 6 Vie de la M. de Chant., II part., ch. VII ; Rép., à la IIIe quest.

 

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il faut rappeler en notre mémoire (1) que les spirituels ne connaissent pas de ces âmes toujours mues divinement de cette manière extraordinaire et passive dont nous parlons. C'est ce que nous avons ouï de la bouche du B. P. Jean de la Croix, le plus expérimenté des spirituels de son temps en cette matière (2). On sait que sa Mère sainte Thérèse s'est expressément déclarée contre la longue durée de ces suspensions, bien loin qu'elle ait pu souffrir qu'on les reconnût perpétuelles. Conformément à leur pensée, la Mère de Chantai éprouvait aussi que Dieu retirait son opération par intervalles (3), qui était le premier moyen de la remettre en sa liberté pour agir et pour faire des demandes. L'autre était quand Dieu l'excitait lui-même à agir par ces douces invitations, facilités et inclinations, qu'il sait mettre, quand il lui plait, dans les cœurs. Cette dernière façon, qui provenait d'une excitation spéciale de Dieu, était sans doute la plus remarquable dans la sainte veuve, surtout pendant l'exercice de son oraison. La consultation de la Mère réduisait aussi la suppression « des actes de discours et de sa propre industrie, spécialement au temps de l'oraison, » parce qu'encore que Dieu soit le maître de répandre ces impuissances en tel endroit de la vie qu'il lui plaira, sa conduite ordinaire est de les réduire au temps spécial de l'oraison.

Il est vrai que son oraison était presque perpétuelle. C'est pourquoi cette admirable suspension d'actes revenait souvent, mais ne durait pas toujours : ce quia fait écrire dans sa Vie «que dans cet état passif elle ne laissait pas d'agir en certain temps, quand Dieu retirait son opération, ou qu'il l'excitait à cela, mais toujours par des actes courts, simples et amoureux (4). » Remarquez les deux causes qui lui rendaient la liberté de son action : dont l'une est, quand Dieu retirait son opération, c'est-à-dire cette opération extraordinaire qui lui liait les puissances et la tenait heureusement captive sous une main toute-puissante : ce qui montre que cette opération n'était donc pas perpétuelle.

C'est aussi pour cette raison qu'elle répondit à une supérieure,

 

1 Voyez ci-dessus, liv. VII, chap. XXIV. — 2 Mont. du Carm., liv. III , ch. I, p. 154. — 3 Ibid, IV, Dem., chap. III, etc., p. 726; Vie de Chant., III part., c . IV.— 4 Ibid.

 

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qui lui demandait « si elle faisait des actes à l'oraison? Oui, ma fille, quand Dieu le veut, et qu'il me le témoigne parle mouvement de sa grâce : J'en fais quelques-uns intérieurs, ou prononce quelques paroles extérieures, surtout dans le rejet des tentations. » A quoi elle ajoute : « Dieu ne permet pas que je sois si téméraire que je présume n'avoir jamais besoin de faire aucun acte, croyant que ceux qui disent n'en faire en aucun temps, ne l'entendent pas. » Voilà comme elle traitait ceux qui veulent être tout passifs ; et pour elle, non-seulement dans toute la vie, mais encore en particulier dans l’oraison, elle mêlait la passiveté et les actes, selon le besoin qu'elle croyait en avoir; ce qui est, comme on voit, une manière très-active et de réflexion.

Cependant elle demeurait toujours soumise à Dieu, soit qu'il l'invitai à agir, soit qu'il la laissât à elle-même en retirant son opération : par où il lui faisait sentir qu'elle n'était pas perpétuellement dans cette suspension des actes et des puissances, puisque souvent Dieu la remettait dans sa liberté. Aussi son saint directeur lui écrivait : « Ne vous divertissez jamais de cette voie : souvenez-vous que la demeure de Dieu est faite en paix : suivez la conduite de ces mouvements divins : soyez active et passive ou patiente, selon ce que Dieu voudra et vous y portera; mais de vous-même ne vous sortez point de votre place (1) ; » c'est-à-dire ne sortez point de votre état, ne changez point la nature de votre oraison ; ne vous forcez point à faire des actes marqués, plus qu'il ne vous sera donné de le pouvoir faire. Vous voyez que comme souvent Dieu la tenait sans action au sens qu'on va expliquer, aussi quelquefois il la laissait agir. Nous allons dire quelle sorte d'actes elle faisait alors. Ici il faut absolument observer ces trois mots du saint directeur : Active, passive ou patiente, que la suite fera mieux entendre. L'intention du saint directeur est de montrer par ces trois paroles, ce qu'on ne peut trop remarquer, que sa fille, spirituelle, à qui il les adresse, n'était pas toujours dans la suspension des puissances, c'est-à-dire dans cet état qu'on nomme passif, parce que cette soustraction, qui lui arrivait de l'opération divine, la laissait en sa liberté et vraiment active. Toute cette

 

1 Vie de la M. de Chant.,., III part., ch. IV.

 

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vicissitude ne tendait qu'à la rendre souple sous la main de Dieu, et à faire qu'elle ne cessât de s'accommoder à l'état où il la mettait ; ce qui produisait les vertus. Les soumissions et les résignations admirables qui parurent dans toute sa vie.

Il nous reste encore à apprendre d'elle, jusqu'où et jusqu'à quels actes s'étendaient ses suspensions ou ses impuissances ; et il faut toujours se souvenir qu'elle parle du temps de l'oraison. Les actes, qui étaient alors supprimés, sont premièrement les discursifs ou, comme elle parle, « toutes sortes de discours, industries, répliques, curiosités et choses semblables » C'est que Dieu la voulant mener par la pure voie de la foi, qui de sa nature n'est point discursive, lui ôtait (comme elle l'avoue) tout le discours; même en général tous les actes de l'entendement ne paraissaient guère, parce qu'aussi toute l’âme était tournée « à ces actes courts, simples et amoureux, » dont nous venons de parler.

Les actes supprimés alors étaient secondement les actes sensibles : « Elle demeurait, dit-elle, dans la simple vue de Dieu et de son néant, toute abandonnée, contente et tranquille, sans se remuer nullement, pour faire des actes sensibles de l'entendement et de la volonté, non pas même pour la pratique des vertus, ni détestation des fautes « Ce n'était donc point le fond des actes qui lui était ôté, mais leur seule sensibilité, qui aussi ne nous est pas commandée. Car, comme disait très-souvent son saint directeur, Dieu commande d'avoir la foi, l'espérance et la charité, mais non pas de les sentir. Comment ce fond demeurait à la sainte Mère sans le sentiment, elle l'explique très-bien par ces paroles : «J'écris de Dieu, j'en parle comme si j'en avais beaucoup de sentiment, et cela parce que je veux et je crois ce bien-là au-dessus de ma peine et de mon affliction, et ne désire autre chose que ce trésor de foi, d'espérance et de charité, et de faire tout ce que je pourrais connaître que Dieu veut de moi (3) : » dispositions très-actives et très-éloignées de la pure et perpétuelle passiveté des nouveaux mystiques. On y désire, on y espère, on y veut faire tout ce qu'on peut connaître que Dieu veut de nous.

 

1 Vie de la M. de Chant, II part, c. VII, quest. 3. — 2 Ibid. — 3 Ibid, c. XXIV.

 

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        On est en état de le connaître et d'y réfléchir ; on a très-réellement tous ces actes, on les produit avec soin, quoique ce soit sans les sentir distinctement. Ces âmes destituées des actes sensibles et de la consolation qu'on en reçoit, ne laissent pas indépendamment et au-dessus de toutes leurs peines, et de parler et d'agir selon le fond qu'elles portent, quoique souvent sans goût et sans sentiment.

En troisième lieu, toutefois cette privation de sentiment avait ses bornes, comme il paraît par ces paroles adressées au saint directeur : « Je ne sens plus cet abandonnement et douce confiance, ni n'en saurais faire aucun cas (1). » À quoi néanmoins elle ajoute « qu'il lui semble bien toutefois que ces dispositions sont plus solides et plus fermes que jamais : » comment s'en aperçoit-elle, sinon par un reste de sentiment; mais qui demeure, dit-elle, dans la cime pointe de l'esprit? et un peu après : « On a le sentiment de ces actes dans la cime pointe de l'esprit (2). » Ce qu'elle exprime ailleurs, en disant « qu'elle ne laisse pas, parmi ses détresses, de jouir quelquefois de certaine paix et suavité intérieure fort mince, d'avoir d'ardents désirs de ne point offenser Dieu, et de faire tout le bien qu'elle pourra (3). » D'où il s'ensuit qu'elle n'était pas entièrement dénuée de sentiment, mais qu'ils demeuraient dans la haute pointe de l’âme, sans se répandre ordinairement sur les sens extérieurs; qui est aussi l'expression, comme la doctrine constante et perpétuelle de son saint directeur, ainsi qu'on verra en son lieu.

Une quatrième remarque, c'est que la suppression des actes sensibles et marqués n'était pas universelle. Car, dit-elle, dans cet état où l'on ne peut faire des actes d'union, mais seulement demeurer uni, elle disait quelquefois des prières vocales (qui de toutes les prières sont les plus actives) pour tout le monde, pour les particuliers, pour elle-même, et tout cela, ajoute-t-elle, sans se divertir ni regarder (par d'expresses réflexions et attentions) pourquoi elle prie, encore qu'elle sente qu'elle prie pour soi et pour les autres mais sans s'éloigner d'un secret et quasi imperceptible désir que Dieu fasse d'elle, de toutes ses créatures, et

 

1 Vie de la M. de Chant., III part., c. IV. — 2 Ib., c. IV. — 3 Ib., II part., c. XXIV.

 

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en toutes choses ce qu'il lui plaira (1). » Voilà donc dans la plus haute oraison passive, des actes exprès et marqués où l’âme se porte très-activement, quoique toujours sous la conduite de son unique moteur.

En cinquième lieu, sous le nom d'actes sensibles, on peut encore entendre les actes méthodiques et réguliers dont Dieu affranchit une âme qui marche dans la sainte liberté d'esprit ; et c'est à quoi on peut rapporter ces deux consultations : la première, sur les bénéfices et mystères de Notre-Seigneur : « que les Pères enseignent, dit-elle, qu'il faut méditer: cependant l’âme qui est en l'état ci-dessus, ne le peut en façon quelconque en cette manière; mais, poursuit-elle, il me semble qu'elle le fait en une façon très-excellente, qui est un simple souvenir et représentation très-délicate des mystères, avec des affections très-douces et savoureuses, etc.» A quoi le saint évêque répond «que l’âme doit s'arrêter au mystère en la façon d'oraison que Dieu lui a donnée : car les prédicateurs et Pères spirituels ne l'entendent pas autrement (2). »

La seconde consultation regarde la confession, où il faut avoir de la contrition : cependant « l’âme demeure sans lumière, sèche et sans sentiment, ce qui lui est une très-grande peine. » Le saint directeur répond : « La contrition est fort bonne, sèche et aride, car c'est une action de la partie supérieure et suprême de l’âme (3).»

On voit par là que cette âme sainte, dans la plus sublime et plus passive oraison, loin d'exclure de cette haute contemplation les mystères de Jésus-Christ, en recevait un doux souvenir, une délicate représentation, avec des affections douces ; et que pour la contrition son saint directeur ne lui apprend autre chose que de s'en contenter, quelque sèche et quelque aride qu'elle fût. Ce qui montre que dans ces suspensions et passivetés elle ne perdait pas le fond de ces actes, mais leur seule sensibilité, avec leur formule méthodique et régulière. Voilà comme elle était dans l'oraison, même par rapport aux actes ; et encore que son attrait et sa voie fût d'être, comme elle dit, totalement passive, cet attrait

 

1 Vie de la M. de Chant., III part., ch. IV. — 2 Ib., II part., ch. VII . — 3 b., q. 8.

 

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ne la dominait pas tellement qu'il ne la laissât très-souvent à elle-même, qui est une disposition que nous aurons lieu d'expliquer bientôt.

Au reste ce qui se passait en cette sainte âme durant le temps de l'oraison, avait, comme on a vu que c'est l'ordinaire, une influence dans toute la vie. L'on écrit que son oraison était continuelle (1), par la disposition toujours vive du simple regard de Dieu en toutes choses. Il ne faut point s'étonner de cette continuité, après qu'on a ouï son saint directeur si clairement expliquer que ce qu'on appelle bénir toujours Dieu (2), n'est pas le bénir toujours actuellement, mais seulement, connue il parle, le bénir souvent et à toutes occasions. Mais comme par ces divines impuissances, qui la tenaient si souvent sous la main de Dieu, sa vivacité naturelle que Dieu voulait dompter par ce moyen, se ralentissait tous les jours : « sa grande cessation d'opérations intérieures lui fit trouver cette invention : elle décrivit de sa main, et signa de son sang une grande oraison qu'elle avait faite de prières, louanges et actions de grâces pour les bénéfices généraux et particuliers, pour les parents, amis et autres devoirs, pour les vivants, les morts, et enfin pour toutes les choses à quoi elle pensait être obligée, et que sa dévotion lui suggéra, portant ce papier nuit et jour à son col, avec la protestation de foi du Messel, qu'elle avait aussi signée de son sang, après avoir fait cette convention amoureuse avec Notre-Seigneur, que toutefois et quantes qu'elle les serrerait sur son Cœur, ce serait à dessein de faire tous les actes de foi, de remerciement et de prière contenus en cet écrit (3). » Nos faux mystiques prennent cette pieuse pratique pour scrupule et pour faiblesse ; mais elle sera contre eux un témoignage éternel que cette âme, que Dieu tenait si puissamment sous sa main, fut toujours infiniment éloignée de l'erreur de croire qu'elle fût exempte des actes, puisqu'encore qu'elle en fit, pour ainsi parler, de si actuels et de si actifs, elle ne fut point contente qu'elle n'eût encore trouvé ce nouveau moyen de les pratiquer.

 

1 Vie de la M. de Chant., III part., ch. IV. — 2  Am. de Dieu, liv. IX, ch. IV. — 3 Vie de Chant., III part., ch. IV.

 

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Dans ce même esprit elle écrivait, elle dictait très-souvent des actes de soumission envers son saint directeur et envers Jésus-Christ même, qu'elle signait de son sang, aussi bien que des oraisons à la sainte Vierge qu'elle récitait (1) : pour les rendre plus agréables, elle obtenait de ses supérieurs la permission de les dire : ce qui montre de plus en plus qu'elle était très-affectionnée à faire des actes choisis, délibérés, excités en témoignage de sa foi et pour nourrir son amour.

On a encore de ces actes écrits de sa main, entre autres on a celui où elle avait compris tous les devoirs d'une chrétienne ; rien n'y est omis, et tout cela était de l'esprit du saint évêque. J'ai lu avec attention (car il ne faut pas mépriser la doctrine de l'Esprit, c'est-à-dire ce qu'il inspire aux âmes qui sont à lui) ; j'ai lu, dis-je, un acte semblable, fait de l'ordre du même saint par la vénérable Mère Marie Rossette, une de ses filles, qui fut un prodige de grâce et de sainteté. Elle y entre dans tous les actes les plus spécifiques que l'Ecriture prescrit aux fidèles. Après les avoir produits et réitérés avec une force incroyable, elle tâchait de se tenir toujours le plus actuellement qu'elle pou voit dans la même disposition. Comme il s'élevait dans son cœur mille bons désirs particuliers, sans se donner la consolation de s'y arrêter, elle les mettait, dit-elle, dans son grand acte d'abandon, où tout avait été si bien spécifié. Ainsi en un sens elle n'exerçait qu'un seul acte, et en même temps elle exerçait cent actes divers. C'est ce que disait Cassien de cette oraison de feu dont on a parlé, « où se ramassaient en un tous les sentiments : conglobatis sensibus. » Les actes de foi, d'espérance et de charité, et tous ceux qui en dépendent s'y trouvaient tous avec leur distinction naturelle, puisque saint Paul nous apprend que ces trois choses demeurent dans tout le cours de cette vie ; mais de tous ces actes réels et physiques, si l'on me permettait ce mot de l'Ecole, il se composait comme un seul acte moral où tout se réunissait. C'est ce qui arrivait à cette sainte religieuse en qui toutes les affections dont une âme chrétienne est capable se rassemblaient, se pénétraient, pour ainsi parler, l'une l'autre ; et rapportées à la même fin, faisaient

 

1 Vie de la M. de Chant., II part., ch. XI ; III part., ch. VII.

 

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un parfait concert. Mais néanmoins pour assurer son état, le saint évêque non content de cet amas d'actes, pour les développer plus activement et plus actuellement, faisait dire à la sainte fille deux ou trois fois par jour un Pater et un Credo, outre l'office où elle assistait; et il est marqué dans sa vie que lorsqu'étant à l'infirmerie, elle ne pouvait aller à l'église, elle disait avec l'infirmière, ou un Salve, Regina, ou quelque autre semblable prière. Ainsi connue les autres chrétiens, elle s'excitait à prier et à faire les autres actes de piété que l'Evangile commande. Je rapporte exprès ses dispositions, parce que les nouveaux mystiques la produisent comme un exemple d'une perpétuelle passiveté, mais vainement , comme on voit. Il est vrai que son état particulier était d'une sécheresse, et en même temps d'une fidélité incroyable, parce que dénuée ordinairement de toute consolation et de tout soutien sensible, elle persistait dans sa sèche simplicité, et en même temps demeurait fidèle jusqu'au bout à dire son Pater et son Credo; par où elle unissait parfaitement ce qui était de son attrait particulier avec l'attrait commun de tous les fidèles. Par son attrait particulier elle était portée et inclinée, mais encore comme de loin, à une continuité et unité d'actes qui n'est pas de cette vie : mais durant ce temps de pèlerinage il fallait comme rabattre cet attrait extraordinaire par l'attrait commun des chrétiens, qui porte aux actes particuliers, expliqués et développés dans le Pater et dans le Credo; c'est pourquoi on se croyait obligé d'y astreindre cette sainte fille, pour la préserver de l'illusion où tombent nos faux mystiques en supprimant les actes communs de la piété; à quoi si on l'eût vue se porter, et se rendre moins obéissante à faire les actes qu'on lui prescrivait selon la règle de l'Evangile, son oraison qui fut admirée aurait été suspecte et mauvaise. Il est de l'état de cette vie de faire ces actes, quoique l'acte de la vie future, c'est-à-dire l'acte continu et perpétuel où l'on est poussé intérieurement, comme on l'est à l'éternelle félicité, commence à se faire sentir d'une manière encore imparfaite, mais néanmoins admirable. Dieu soit loué à jamais pour les merveilleuses opérations qu'il exerce dans les âmes.

Les faux mystiques outrent tout ; et ils voudraient faire accroire

 

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à la Mère de Chantal qu'elle était indifférente pour le salut, sous prétexte qu'interrogée « si elle espérait les biens et les joies de la vie éternelle, elle repartit dans un profond sentiment de sa bassesse : Je sais qu'aux mérites du Sauveur elles se doivent espérer; mais mon espérance ne se tourne point de ce côté-là : je ne veux désirer ni espérer chose quelconque, sinon que Dieu accomplisse sa sainte volonté en moi, et qu'à jamais il soit glorifié (1). » Sur cela on lui fera dire que Dieu étant glorifié dans la damnation comme dans le salut des hommes, elle est indifférente pour l'un et pour l'autre : mais ce sentiment serait un prodige ; car comme il s'agit d'espérance, l'espérance serait pour l'enfer de même qu'elle est pour le paradis, ce qui n'est rien moins qu'un blasphème. La pieuse Mère entend donc que Dieu sera glorifié en elle, ainsi qu'il l'est dans ses saints, et que c'est l'unique sujet de son espérance. Elle dit même très-expressément : « Quand je vois le Sauveur en croix, ce n'est jamais sans espérer qu'il nous fera vivre d'amour en sa gloire (2). Que si elle était, comme elle écrit, sans aucun désir de récompense et de jouissance, et ne parlait quasi jamais des douceurs de Dieu, mais de ses opérations (3) ; » la suite fait voir qu'elle l'entendait de certaines consolations et suavités de cette vie, qu'on sait bien qu'il ne faut pas désirer avec cette inquiétude tant blâmée par son saint directeur, ainsi qu'il a été souvent remarqué. Au reste « elle conseillait de ne jamais regarder le ciel sans l'espérer (4) ; » et loin de considérer l'espérance comme une vertu intéressée, c'est, disait-elle, un aiguillon de l'amour : en quoi elle ne faisait que suivre les conseils de son admirable directeur, qui lui écrivait : « Oui, ma chère fille, il le faut espérer fort assurément que nous vivrons éternellement : et Notre-Seigneur que ferait-il de sa vie éternelle s'il n'en donnait point aux pauvres petites et chétives âmes (5)? » Ainsi ces petites âmes, c'est-à-dire les âmes simples, vivent d'espérance ; et tout est plein de semblables sentiments.

Concluons de tout ce discours que cette sainte âme était agissante aussi bien que pâtissante dans tout le cours de sa vie, et

 

1 Vie de la M. de Chant., III part., ch. II.—  2 Ibid — 3 Ibid., ch. III. — 4 Ibid., ch. II. — 5 Liv. II, ép. VI.

 

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même dans son oraison. Je dis même qu'elle était agissante par des actions excitées exprès ; car pour elles que Dieu excite d'une façon particulière, elles se trouvent dans l'état le plus passif. Si donc le saint évêque de Genève ordonne à sa sainte fille d'être agissante, lorsque Dieu lui en laisse la liberté, il entend qu'elle a souvent cette liberté, pour en exercer l'action la plus expresse ; et c'est ce qu'elle marque elle-même très-clairement par ces paroi es, que je prie le pieux lecteur de lire attentivement, parce que toute sa disposition y est renfermée : « Lorsque les distractions nous pressent, il faut faire l'oraison de patience, et dire humblement et amoureusement, s'il se peut : Mon Dieu, le seul appuis de mon âme, ma quiétude et mon unique repos, quand je cesserais de vivre, je ne cesserais de vous aimer : excitant ainsi son cœur sans attendre que Dieu nous mette le miel à la bouche pour parler à sa bonté (1). » Il se faut donc exciter soi-même, sans attendre que Dieu nous excite d'une façon particulière : et c'était le conseil comme la pratique de cette sainte âme, quoiqu'elle fût si puissamment attirée aux états passifs.

On entend maintenant à fond ces paroles du saint directeur à sa digne fille : «Soyez active et passive, ou patiente selon que Dieu le voudra (2) ; » c'est comme s'il disait : Quelque passive que vous soyez sous la main de Dieu, vous êtes souvent active, puisque souvent il cesse de vous exciter de cette façon particulière, et alors vous devez agir et vous exciter vous-même. Tant qu'il vous tient sous sa main n'en sortez pas, et demeurez dans la suspension où il lui plaît de vous mettre. Voilà donc déjà la disposition active et passive bien entendue; mais il y a outre cela la disposition qu'il appelle patiente, où l’âme pleine de dégoût, de détresse, de désolation, semble ne pouvoir plus même espérer en Dieu, loin de pouvoir faire aucun acte sensible d'amour. L’âme  alors est plus que passive, et entre dans l'oraison que le saint évêque appelle de patience, où les actes sont offusqués et enveloppés, mais non pour cela éteints et supprimés.

Et pour entendre à fond un tel état, il est bon de se souvenir d'une excellente doctrine du P. Jean de la Croix. Il dit donc que

 

1 Vie de la M. de Chant., III part., ch. IV. — 2 Ib., ch. III, IV. Ci-dessus, ch. XXX.

 

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l’âme est jetée dans ces suspensions et empêchements ou impuissances divines, « ou par voie de purgation et de peine, ou par une contemplation très-parfaite (1) ; » c'est-à-dire qu'elle y est jetée, ou par abondance de grâces, comme dans les ravissements et dans les extases; ou par manière d'épreuve et de soustraction, lorsque Dieu retire ses consolations et ses soutiens. C'est ce que sa Mère sainte Thérèse exprimait en disant : « Que comme la joie suspend les puissances, la peine aussi fait le même effet (2). » Ce dernier état était celui de la Mère de Chantai, que l'impuissance de faire des actes aussi exprès qu'elle voulait, jetait dans des confusions et dans des ténèbres dont elle ne cesse de se plaindre ; usais son saint directeur la rassurait, en lui disant que ces soustractions mystérieuses, loin de supprimer les actes de piété, ne faisaient que les « concentrer dans le cœur, ou les porter, comme il parle, à la cime pointe de l'esprit, » ainsi qu'il a déjà été remarqué, et qu'on tâchera de l'expliquer à fond dans le traité des épreuves.

Selon ces principes, quand le Saint fait dire à sa statue qu'elle ne voudrait pas se remuer pour aller à lui si lui-même ne le commandait (3), il faut entendre ces paroles de certains particuliers mouvements qui ne sont pas essentiels à la piété : car pour les actes de foi, d'espérance, de charité, de demande ou de désir et d'action de grâces, ils sont déjà assez commandés, et à cet égard on n'a besoin pour se remuer, non plus qu'un soldat pour marcher et pour combattre, que de l'ordre donné à tous en général. Ainsi l'on voit jusqu'à quel point on doit être, « tant intérieurement qu'extérieurement, sans attention, sans élection, sans désir quelconque. » Le directeur et la dirigée se sont également expliqués sur ce sujet, en répétant trente fois qu'il s'agit du temps de l'oraison, où même la passiveté est mêlée de toute l'activité, de toute l'action et de tout le choix qu'on a vu. Il faut aussi se ressouvenir que ces états imaginaires de nos faux mystiques, où les âmes sont toujours mues divinement par ces impressions extraordinaires dont nous parlons, ne sont connues ni du P. Jean de la

 

1 Mont du Carm., liv. II , ch. X, p. 257. — 3 Vie de sainte Thérèse, ch. XX, p. 112. — 3 Liv. II, ép. LIII.

 

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Croix, ni de sa Mère sainte Thérèse. J'ajoute que ni les Angeles, ni les Catherines, celle de Sienne et celle de Gênes, les Avilas, les Alcantaras, ni les autres âmes de la plus pure et de la plus haute contemplation, n'ont jamais cru être toujours passives, mais par intervalles : et souvent rendues à elles-mêmes, elles ont agi de la manière ordinaire. La même chose paraît dans la Mère de Chantal, une des personnes de nos jours les plus exercées dans cette voie, et qu'aussi les nouveaux mystiques ne cessent de nous objecter : ainsi leur perpétuelle passiveté n'est plus qu'une idée, à laquelle saint François de Sales et son humble fille, qu'ils appelaient à leur secours, n'ont aucune part.

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