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CONDAMNATION

 

LIVRE X.

Sur les qualifications des propositions particulières.

 

Quoiqu'il suffise aux fidèles, pour éviter des pratiques suspectes et dangereuses, de savoir en général que l'Eglise les a censurées, néanmoins il est utile, pour l'instruction et pour éviter les écueils où l'intégrité de la foi peut faire naufrage, de descendre au particulier des diverses qualifications que chaque proposition aura méritées; et c'est pour y parvenir qu'on a proposé les XXXIV articles des Ordonnances des 46 et 25 avril 1695.

Cette partie de l'ouvrage est très-importante, parce qu'outre qu'elle contiendra la récapitulation de tout le reste, elle en fera la précise application aux erreurs dont il s'agit.

Il faut ici avertir le lecteur que ce qu'on appelle qualification est un terme par où l'on exprime ce qu'il faut croire de chaque proposition censurée : tel est le terme d’hérétique, erroné; de scandaleux, ou de téméraire, et ainsi des autres. Comme dans le dessein de ceux qui ont à prononcer en quelque manière que ce soit sur la doctrine, le sens de ces mots est fort précis et qu'ils doivent être appliqués avec grand choix, il s'ensuit en premier lieu qu'il ne se faut point rebuter de trouver de la sécheresse dans cette discussion, où l'on ne doit rechercher que la seule vérité ; et secondement, que la qualification est une chose qui veut être étudiée, et réduite à des principes certains, en sorte qu'on ne dise ni plus ni moins qu'il ne faut.

Avant que de procéder à cet examen, comme les décisions du concile œcuménique de Vienne où le pape Clément V était en personne, contre les béguards et les béguines, ont un rapport manifeste aux matières qu'on traite aujourd'hui, il faut s'y rendre attentif.

Sans entrer dans la discussion de toutes les erreurs de ces hérétiques, il suffit d'abord de considérer les huit propositions

 

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condamnées dans la Clémentine, Ad nostrum, dehœret., etc., avec l'approbation de ce concile », parce que c'est là qu'on fit consister tout le venin de cette hérésie.

La première proposition : « Que l'homme peut acquérir dans la vie présente un si haut et tel degré de perfection, qu'il deviendrait impeccable et ne pourrait plus profiter en grâce. » Il faut avouer de bonne foi, que nos faux mystiques ont souvent rejeté des propositions si expressément condamnées; mais nous avons vu qu'on y est tellement mené par la suite de leurs principes, qu'ils n'ont pu s'empêcher « de comparer l’âme à un or très-pur et affiné qui a este mis tant et tant de fois au feu, qu'il perd toute impureté et toute disposition à être purifié : qu'il n'y a plus de mélange ; que le feu ne peut plus agir sur cet or; et qu'il y serait un siècle qu'il n'en serait pas plus pur, et qu'il ne diminuerait pas (2): » qui est en termes formels la proposition des béguards, plus fortement énoncée qu'ils n'ont peut-être jamais fait.

Nous avons rapporté les passages où Molinos et les autres faux mystiques ont assuré, que par l'oraison l’âme revenait à la pureté où elle a été créée, et que la propriété, c'est-à-dire la concupiscence, est entièrement détruite (3).

On trouve aussi, dans la bulle d'Innocent XI, parmi les soixante-huit propositions dont Molinos a été convaincu ou par preuve ou par son aveu, celle où il est dit : « Que par la voie intérieure on parvient avec beaucoup de souffrances à purger et éteindre les passions; en sorte qu'on ne sent plus rien, rien, rien du tout : on ne sent dans les sens aucune inquiétude, non plus que si le corps était mort, et l’âme ne se laisse plus émouvoir 4. » C'est ce que porte la cinquante-cinquième proposition, et en conséquence il est dit dans la soixante-troisième « qu'on en vient à un état continu, immobile, et dans une paix imperturbable. » Pour ce qui regarde l'état d'impeccabilité, il est expressément porté dans la soixante-unième « que l’âme qui est arrivée à la mort mystique

 

1 Clément., lib. V, tit. III, c. III, Ad nostrum.— 2 Moyen court, § 24. — 3 Ci-dessus, liv. III, ch. II; liv. V, ch. XXXV. — 4 Ci-après, dans les Actes de la condamnation des quiétistes.

 

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ne peut plus vouloir autre chose que ce que Dieu veut, parce qu'elle n'a plus de volonté, et que Dieu la lui a ôtée. »

A cela revient clairement ce qu'on trouve à toutes les pages des livres de nos faux mystiques imprimés et manuscrits : « Que le néant ne pèche plus : que qui n'a point de volonté ne pèche plus : » et cent autres propositions de cette force : ce qui emporte l'état impeccable qu'on trouve établi en termes plus forts qu'en quelque auteur que ce soit, dans cette parole que nous avons remarquée (1) : « que l’âme est pour toujours confirmée en amour, puisqu'elle a été changée en Dieu, en sorte que Dieu ne saurait plus la rejeter, et aussi qu'elle ne craint plus d'être séparée de lui. » Les béguards n'en ont jamais dit davantage, et par là on voit la première des propositions qui les font mettre au rang des hérétiques, expressément soutenue par les mystiques de nos jours : que s'il leur arrive de dire le contraire, c'est qu'il leur arrive aussi, comme à tous les hérétiques, de se contredire, à cause que d'un côté ils se portent naturellement à suivre leurs principes, et que de l'autre ils n'osent pas toujours les pousser à bout, comme nous l'avons souvent montré : ce qui a obligé un saint pape ( c'est le pape saint Léon II) de prononcer d'un auteur condamné au sixième concile général, qu'il n'était pas seulement « prévaricateur à l'égard de la saine doctrine, mais encore qu'il était contraire à lui-même et combattait ses propres dogmes : qui etiam sui ipsius extitit impugnator (a) : » caractère qui lui est commun avec tous les autres errans : ce qui l'ait aussi qu'on ne les condamne pas moins, encore qu'on trouve de temps en temps dans leurs écrits des vérités opposées aux dogmes pervers qu'ils établissent; ces auteurs n'eu étant que plus condamnables, parce que, pour décrier leurs mauvais desseins, ils soufflent le froid et le chaud, ou, comme parle l'apôtre saint Jacques, le bien et le mal, la bénédiction et la malédiction d'une même bouche (2).

La seconde proposition des béguards regarde certains excès dont jusqu'ici nous n'avons point voulu parler, mais dont pour-

 

1 Ci-dessus, liv. V, ch. XXXVI. — 2 Jac., III, 10.

(a) Ces paroles ne so.it pas du pape saint Léon II , mais de l'empereur Constantin Pogonat, qui assista au concile. Voyez Edict. Imp. Constant.  post act. XVIII Concil. gen. VI ; Labbe, tom. VI, col. 1085. (Edit. de Versailles.)

 

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tant nous dirons un mot à la fin. En attendant nous remarquerons seulement que les béguards assuraient « que l'on ne doit point jeûner, non plus que prier, dans l'état de perfection. » Nous avons vu (1) que nos faux parfaits, en rejetant les demandes, rejettent ce qui est principalement compris sous le nom de prière; de sorte qu'ils participent de ce côté-là à l'hérésie des béguards : qui d'ailleurs se glorifiant d'une sublime et perpétuelle communication avec Dieu, rejetaient les demandes et l'action de grâces, comme font à leur exemple nos nouveaux mystiques. Pour ce qui regarde la pratique de ne jeûner plus, en tant qu'elle s'étendrait aux jeûnes de précepte, je ne la vois pas dans leurs écrits, mais seulement un décri des mortifications qui peut tendre au mépris du jeûne, et que nous avons observé ailleurs (2).

Je ne trouve point en termes formels dans les écrits que j'ai vus de nos mystiques, la troisième proposition, où les béguards « s'affranchissent des lois ecclésiastiques et de toute loi humaine : » mais un lecteur attentif verra dans la suite de secrètes dispositions à cette doctrine. Nos mystiques tombent manifestement dans quelque partie de la quatrième proposition des béguards, où il est porté : « Que l'homme peut obtenir la finale béatitude en cette vie selon tout degré de perfection, comme il l'aura dans la vie future : » lorsqu'ils disent « que dans cette vie l'on possède très-réellement, et plus réellement qu'on ne peut dire, l'essentielle béatitude (3) : » par où l'on est obligé à établir un rassasiement parfait et qui ne souffre ni envie, ni désir quelconque (4), ni enfin comme on a vu (5), aucune demande; ce qui emporte un état où rien ne manque, et en un mot cet état était la béatitude des béguards.

La cinquième proposition ne paraît pas regarder les nouveaux mystiques; pour la même raison je laisse à part la septième et la huitième : mais la sixième qui dit « qu'il appartient à l'homme imparfait de s'exercer dans les actes des vertus, et que l’âme parfaite s'en exempte, » revient manifestement à la suppression de

 

1 Ci-dessus, liv. IV, ch. XI, XII. — 2 Ci-dessus, liv. V, ch. XXXVII. — 3 Ibid., ch. XXXI ; Cant., I, I part., 5, 6. — 4 Moyen court, § 24. — 5 Ci-dessus, liv. V, ch. XXXV, XXXVI.

 

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tous les actes, qui est un des fondements de nos faux mystiques : leur style est méprisant pour les vertus : la trente-unième proposition de Molinos, dans la bulle d'Innocent XI, porte qu'il faut perdre les vertus : agir vertueusement, c'est selon ces faux parfaits agir selon le discours, selon la réflexion, c'est-à-dire dans leur langage, imparfaitement et bassement. L'humilité vertu est selon eux une humilité pleine d'amour-propre ou du moins d'imperfection : c'est ce qui fait regarder comme un moyen de pratiquer plus fortement la vertu, l'habitude de ne penser pas à la vertu en particulier (1). Tout cela est visiblement de l'esprit des béguards : l'imagination de supprimer les actes particuliers des vertus sous prétexte qu'ils sont compris dans un acte éminent et universel, revient au même dessein : aussi est-elle de Molinos dans la trente-deuxième proposition de celles d'Innocent XI. En un mot toutes les erreurs qu'on vient de voir sont foudroyées par avance dans le concile de Vienne ? ou parce qu'elles sont les mêmes que celles des hérétiques, ou parce qu'elles en contiennent quelque partie essentielle et qu'elles en prennent l'esprit.

Si l'on veut voir dans les nouveaux mystiques les autres caractères des béguards, on les peut apprendre de ceux qui ont connu ces hérétiques. Ne nous arrêtons pas à remarquer qu'on les nommait quiétistes à cause qu'ils se glorifiaient de leur quiétude : c'est Rusbroc qui nous l'apprend (2). Ils s'appelaient aussi les contemplatifs, les gens spirituels et intérieurs : mais il y en avait de plusieurs espèces. Ceux qui reviennent le plus aux quiétistes de nos jours sont décrits en cette sorte par Taulère dans un excellent sermon sur le premier dimanche de Carême : « Ils n'agissent point; mais comme l'instrument attend l'ouvrier, de même ceux-ci attendent l'opération divine, ne faisant rien du tout : car ils disent que l'œuvre de Dieu serait empêchée par leur opération. Ainsi attachés à un vain repos, ils ne s'exercent point dans les vertus. Voulez-vous savoir quel repos ils pratiquent, je vous le dirai en peu de mots : ils ne veulent ni rendre grâces, ni louer Dieu, ni prier (c'est-à-dire, comme on va voir, ne rien demander),

 

1 Ci-dessus, liv. V, ch. XXXVII ; Moyen court, § 9. — 2 De orn. spir. Nupt., lib. II , c. LXXVI-LXXIX.

 

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ne rien connaître, ne rien aimer, ne rien désirer, car ils pensent avoir déjà ce qu'ils pourraient demander (1).»

Je ne veux pas dire que les faux mystiques d'aujourd'hui aient tous les caractères que Taulère a remarqués dans ceux-là : c'est assez qu'on y voie ceux qu'on vient d'entendre. Le même Taulère poursuit ainsi : « Quand on cherche le repos en ne rien faisant, sans de dévotes et intimes aspirations et désirs, on s'expose à toute tentation et à toute erreur, et on se donne une occasion à tout mal. » Voilà comme il met dans la véritable oraison les aspirations et les désirs que les faux contemplatifs de ce temps-là excluaient, et que nos parfaits relèguent encore aux degrés inférieurs de l'oraison. Taulère ajoute : « Personne dans le repos ne peu! être uni à Dieu s'il ne l'aime et ne le désire : » mais nus nouveaux spirituels rangent les désirs parmi les actes intéresses, et un ne sait ce que c'est que leur amour, puisqu'ils peuvent ne désirer pas ce qu'ils aiment.

On trouve dans le procès de Molinos qu'il a confessé d'avoir enseigne « qu'une âme qui ne se peut pas dépouiller du désir d'aimer Dieu, montre qu'elle le veut aimer à sa mode, ce qui est nourrir la propriété et le propre choix : » de sorte que pour aimer Dieu, comme Dieu veut, il faut par une bizarre résignation à sa divine Volonté être disposé à ne le pas aimer s'il ne veut pas que nous l'aimions, qui est une absurdité bien change, mais néanmoins une suite inévitable des principes que nous avons vus de nos faux mystiques (2).

Au reste les quiétistes de Taulère se croyaient « au-dessus de tous les exercices et de toutes les vertus, et incapables de péché, parce qu'ils n'ont plus de volonté, qu'ils sont livrés au repos, et que réduits au néant, ils ont été faits une même chose avec Dieu; » et un peu après : « Ils se vantent d'être passifs sous la main de Dieu : Deum pati, parce qu'ils sont ses instruments, dont il fait ce qu'il veut, et que par cette raison ce qu'il fait en eux est beaucoup au-dessus de toutes les œuvres que l'homme fait par lui-même, quoiqu'il soit en état de grâce. »

 

1 Taul., Serm. II in Dom. I Quadrag. — 2 Ci-dessus, liv. III, ch. XV; et liv. IV, ch. III et suiv.

 

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On dira que les choses que Taulère rapporte ne sont pas toutes blâmables, et qu'ainsi son intention est seulement de reprendre ces hypocrites pour s'être faussement attribué ce qui convenait aux saints. Mais ce n'est pas assez pénétrer le dessein de ce zélé prédicateur, puisqu’en effet tout ce qu'il remarque est d'un mauvais caractère, et qu'il le donne pour tel. Car, comme il le sait bien dire, c'est un mal évident de ne point désirer, de ne point demander, de ne point rendre grâces, de ne point agir, d'attendre que Dieu nous pousse : et pour les choses qu'on pourrait trouver en quelque manière dans les saints, c'est une autre sorte de mal de les attribuer uniquement au repos, c'est-à-dire à la cessation entière et perpétuelle de toute action, comme faisaient les béguards, suivis en cela par les nouveaux quiétistes.

Taulère a copié de Rusbroc une grande partie de ces traits. C'est Rusbroc qui a remarqué et blâmé dans les béguards « cette cessation de désirs, d'actions de grâces, de louanges, de tout acte de vertu, pour no point apporter d'obstacle à l'action de Dieu. Il trouve mauvais qu'on fasse gloire de ne le point sentir, de ne le point désirer; qui est la même chose que ne l'aimer pas » A ces traits on est forcé de reconnaître clans les nouveaux quiétistes de trop grandes ressemblances avec les anciens : quelques correctifs qu'ils apportent à leurs énormes excès, ils en retiennent toujours de trop mauvais caractères, et ils passeront toujours pour des béguards trop peu mitigés.

S'ils imitent les béguards, ils sont aussi condamnés dans leurs erreurs, et condamnés même par les mystiques, par Rusbroc et par Taulère, dont ils réclament sans cesse le secours : on y peut joindre Louis de Blois, abbé de Liesse en Hainaut, dans l’Apologie de Taulère, où il loue le passage qu'on vient de rapporter : de sorte que le quiétisme est condamné tout à la fois par trois principaux mystiques, par Rusbroc, par Taulère et par le pieux abbé de Liesse.

J'ai omis exprès dans les passages de Rusbroc et de Taulère un caractère affreux des béguards, que le malheureux Molinos n'a pas voulu qui manquât au quiétisme nouveau : on voit bien que

 

1 Rusbroc, De orn. spir. nupt., lib. II, c. LXXIX.

 

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j'entends par là les infamies qu'il a héritées de la secte des béguards comme beaucoup d'autres excès. Je n'en ai point voulu parler, et je prie le lecteur prudent d'en bien comprendre la raison. Je pourrais dire d'abord qu'on a horreur de traiter de telles matières; mais une raison plus essentielle m'en a détourné, et c'est qu'on peut séparer ces deux erreurs. On peut, dis-je, séparer les autres erreurs du quiétisme de ces abominables pratiques, et plusieurs en effet les en séparent. Or j'ai voulu attaquer le quiétisme par son endroit le plus spécieux, je veux dire par les spiritualités entrées, plutôt que parles grossièretés : par les principes qu'il avoue et qu'il étale eu plein jour, et non pas par les endroits qu'il cache, qu'il enveloppe et dont il a honte : et j'ai conçu ce dessein, afin que ceux qui se sentent un éloignement infini de ces abominations, ne s'imaginent pas pour cela être innocents, en suivant les autres erreurs plus fines et plus spirituelles de nos faux contemplatifs. Voilà pourquoi je n'ai point voulu appuyer sur ces horreurs. Ce que je ne puis omettre ni dissimuler, c'est dans le fait qu'il est presque toujours arrivé aux sectes d'une spiritualité outrée, de tomber de là dans ces misères. Les béguards, les illuminés et Molinos dans nos jours en sont un exemple ; pour ne point parler de ceux qui se sont attribué dans les premiers siècles le nom de gnostiques, sacré dans son origine, puisqu'il n'y signifiait que les vrais spirituels et les vrais parfaits : mais l'abus qu'on en a fait l'a rendu odieux aussi bien que celui de quiétistes, qu'on donnait naturellement aux solitaires qui vivaient séquestrés du monde dans un saint repos, esuxastei ; mais dans nos jours il demeure à ceux qui par une totale cessation d'actes, abusent du saint repos de l'oraison de quiétude. Or comment on tombe de là, à l'exemple des béguards, dans ces corruptions qui font horreur, il est aisé de l'entendre. Toute fausse élévation attire des chutes honteuses. Vous vous guindez au-dessus des nues, et par une aveugle présomption vous voulez marcher, comme disait le Psalmiste, dans des choses merveilleuses au-dessus de vous : craignez le précipice qui se creuse sous vos pieds. Car cette chute terrible est un moyen de justifier la vérité de cette sentence de saint Paul : « Vous êtes si insensés, qu'en

 

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commençant par l'esprit vous finissez par la chair (1). » Vos principes vous conduisent là : vous dédaignez les demandes ; et la sagesse qui, selon saint Jacques (2), n'est promise qu'aux demandes, vous abandonne : la grâce, (nie vous ne voulez pas même désirer, se retire : où tombez - vous après cela ? Dieu le sait : vous croyez la tentation tout à fait vaincue : rempli de votre imaginaire perfection, vous trouvez au-dessous de vous de penser à votre faiblesse : la concupiscence vous paraît éteinte : c'est cette présomption qui la fait revivre. C'était un caractère des béguards bien remarqué par Taulère, de se croire affranchi des commandements de Dieu, comme de ceux de l'Eglise. Ne vous croyez pas exempt de cette erreur : vous oubliez les commandements de demander et de rendre grâces : il ne faut pas s'étonner si la révérence des autres, qui ne sont pas plus importants ni plus exprès dans l'Evangile, s'en va peu à peu. Le malheureux Molinos en est un exemple : tous ne tombent pas dans ces abominables excès, et ne tirent pas de ces principes les conséquences qu'il en a tirées : mais on en doit prévenir l'effet. L'idée d'une perpétuelle passiveté mène bien loin. Elle faisait croire aux béguards qu'il ne fallait que cesser d'agir, et qu'alors en attendant Dieu qui vous remuerait, tout ce qui vous viendrait serait de lui. C'est aussi le principe des nouveaux mystiques; je n'en dirai pas davantage. On ne sait que trop comme les désirs sensuels se présentent naturellement. Je ne dirai pas non plus où mènent ces fausses idées du retour à la pureté de notre origine et du rétablissement de l'innocence d'Adam. J'omettrai tout ce qu'on cache et qu'on insinue sous le nom de simplicité et d'enfance, d'obéissance trop aveugle et de néant. Faites-moi oublier, Seigneur, les mauvais fruits de ces mauvaises racines que j'ai vues autrefois germer dans le lieu saint : l'horreur m'en demeure, et je ne retourne qu'à regret ma pensée vers ces opprobres des mœurs. Ames pures, âmes innocentes, vous ne savez où conduisent de présomptueuses et spirituelles singularités : ne vous laissez pas surprendre à un langage spécieux, non plus qu'à un extérieur d'humilité et de piété : Taulère l'a remarqué dans les béguards : Ils portent, dit-

 

1 Galat., III, 3. — 2 Jac, I, 5.

 

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il, facilement toute sorte d'adversités. C'est ce que Gerson appelait dans ces hérétiques une folle patience, fatua perpessio, qui tenait de l'insensibilité. Parla, dit Taulère, ils se rendent en beaucoup de choses fort semblables aux vrais serviteurs de Dieu. Sous prétexte de renoncer à leur volonté, et même de n'en avoir plus, ils se remplissent d'eux-mêmes : car qu'y a-t-il qui flatte plus l'amour-propre que l'idée de l'avoir extirpé ? Ils s'admirent secrètement dans leur paisible singularité, et ne reviennent jamais. Un faux repos les abuse, une fausse idée d'acte continu et de perpétuelle passiveté entretient en eux une hypocrisie étonnante. Voyez l'austérité apparente des discours de Molinos dans sa Guide spirituelle, et si l'on en croit les bruits, sa fausse persévérance malgré ses rétractations : cependant on sait quel il était : Dieu a voulu mettre au jour son hypocrisie. C'était, dit Taulère, dans les béguards le mystère d'iniquité, qui prépare les voies à l'Antéchrist.

Depuis le concile de Vienne, on n'a point frappé d'un si rude coup les fausses et irrégulières spiritualités, que de nos jours sous Innocent XI à l'occasion de Molinos. Le cardinal Caraccioli, archevêque de Naples, fut un des premiers qui excita ce pieux Pontife par une lettre du 30 janvier 1682 (2), où il lui marquait que, sous prétexte de l'oraison de quiétude, plusieurs s'emportaient jusqu'à se trouver empêchés de l'union avec Dieu, par l'image et le souvenir de Jésus-Christ crucifié, et à ne se croire plus soumis aux lois. Il avertissait le Pape que par les livres qu'on lui présentait, pour obtenir la permission de les imprimer, il voyait que les plumes étaient disposées à écrire des choses très-dangereuses, et que le monde voulait enfanter quelque étrange nouveauté. Rome a procédé dans cette affaire avec beaucoup de gravité et de prudence : je rapporterai à la fin pour mémoire, les actes qui sont tombés entre mes mains, et il me suffit en cet endroit de remarquer que les soixante-huit propositions de Molinos, dont il a été souvent parlé, sont qualifiées par la bulle d'Innocent XI, du 19 février 1688, hérétiques, suspectes, erronées, scandaleuses , blasphématoires, offensives des oreilles pieuses, téméraires,

 

1 Ci-dessous, Actes de la condamnat, des quiétistes.

 

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tendantes au relâchement et au renversement entier de la discipline, et séditieuses, respectivement. Ce qui contient toutes les plus fortes qualifications qu'on puisse appliquer à une doctrine perverse.

Les qualifications respectives, inconnues aux premiers siècles, ont été fort usitées dans l'Eglise, depuis que le concile de Constance en a donné le premier exemple. Il est vrai que dans le même concile on s'expliqua plus distinctement dans la bulle de Martin V, sur les erreurs qu'on avait flétries respectivement (1) ; et on ne peut nier que les qualifications précises ne soient plus instructives : l'Eglise les donne toujours dans le besoin, et c'est aussi pour en venir là par des principes certains qu'on a proposé trente-quatre articles dans les ordonnances des 16 et 25 avril 1695.

 

I.

 

Tout chrétien en tout état, quoique non à tout moment, est obligé de conserver l'exercice de la foi, de l'espérance et de la charité, et d'en produire des actes, comme de trois vertus distinguées (a).

Pour maintenant entendre l'utilité et le dessein de ces trente-quatre articles, il faut remarquer que deux choses sont nécessaires dans la condamnation des quiétistes de nos jours : l'une est de bien reconnaître leurs erreurs, l'autre est en les condamnant de sauver les vérités avec lesquelles ces nouveaux docteurs ont tâché de les impliquer. Les articles donnent des principes certains pour exécuter les deux parties de ce dessein. Et premièrement, pour découvrir les erreurs des quiétistes, et en même temps les qualifier avec des notes et des flétrissures précises, il faut supposer que ce qui offense le plus les oreilles chrétiennes dans ces nouveautés, c'est la suppression qu'on a vue dans leurs écrits, des actes nécessaires à la piété : mais pour voir si ces suppressions doivent être traitées d'hérétiques, ou flétries de quelque autre qualification, le principe le plus simple qu'on pouvait prendre est

 

1 Conc. Const., sess. XLV, Constit. Inter cunctos.

 

(a) Les articles suivants, et même celui qu'on vient de lire, se trouvent plus haut, p. 351 et suiv., dans l'Ordonnance et Instruction pastorale sur les états d'oraison. Il nous suffira, sans reproduire tous ces articles, d'y renvoyer le lecteur.

 

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en s'arrêtant au Symbole des apôtres et à l'Oraison Dominicale, qui sont dans la religion chrétienne deux fondements inébranlables de la piété, de tenir pour formellement et précisément hérétique ce qui supprimait les actes expressément contenus dans l'mi et dans l'autre.

Ce fondement supposé, sans avoir besoin d'aucune autre preuve, les articles se justifient avec leurs qualifications : et d'abord il suit du principe que supprimer les actes de foi explicite en Dieu tout-puissant, prévoyant, miséricordieux et juste; en Dieu subsistant dans trois Personnes égales; et en Jésus-Christ Dieu et Homme, notre Sauveur et Médiateur, c'est supprimer l'exercice de la foi expressément énoncée dans le Symbole et tomber dans une hérésie formelle. Ce qui étant évident par soi-même, néanmoins par abondance de droit a été manifestement démontré dans les endroits marqués à la marge (1) ; et le contraire ouvrant le chemin à un oubli par état de la Trinité et de Jésus-Christ, rend ces mystères peu nécessaires, favorise les hérétiques qui les nient, en affaiblit ou plutôt en anéantit les effets : de sorte que sans y penser on fait tendre si clairement à l'impiété ceux qui suppriment ces actes, qu'il n'y a même plus rien à désirer pour la preuve.

Pour les demandes, il n'est pas moins clair que c'est aller directement contre le Pater, et par conséquent soutenir une hérésie, que de croire qu'on ne doive pas demander le royaume des deux, la rémission des péchés, la délivrance des tentations, et enfin la persévérance, puisque ces demandes sont formellement énoncées dans ces paroles : « Que votre règne arrive ; pardonnez-nous nos offenses; ne nous induisez pas en tentation; délivrez-nous du mal : » ce qui est clair, tant par l'évidence des paroles, que pm- la tradition constante et manifeste de toute l'Eglise, ainsi qu'il a été semblablement démontré dans les livres précédents (2).

A ceci il faut ajouter les expresses définitions de l'Eglise. Il a été défini par les conciles de Cartilage, chapitre VII et VIII, et deTrente, session VI, chapitre II, et canon 23, que l'Oraison Dominicale est sans exception l'oraison de tous les fidèles : il a été

 

1 Ci-dessus, liv. II, n. I et suiv. — 2 Ci-dessus, liv. III, n. IV.

 

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défini dans le concile d'Orange II, chapitre X, et dans le même concile de Trente, section VI, chapitre XIII, qu'on doit demander la persévérance : le même concile de Trente a défini qu'on doit aussi demander l'augmentation de la grâce (1). Ce qu'il prouve tant par ces paroles de l'Ecriture : Que celui qui est juste, se justifie encore (2) : et par celle-ci de l’Ecclésiastique : Ne cessez de vous justifier jusqu'à la mort (3) : que par cette prière de l'Eglise : Donnez-nous l'augmentation de la foi, de l'espérance et de la charité. Quiconque donc fait profession, comme font nos quiétistes. de ne vouloir pas demander en tout état cet accroissement de la grâce, avec tous les autres dons qu'on vient d'expliquer, s'oppose directement à ces passages de l'Ecriture, à cette prière de l'Eglise et à la doctrine que le concile de Trente en a inférée : et par conséquent, il est hérétique, comme il a été dit ailleurs plus amplement (4).

Il resterait à examiner quand on tombe dans l'obligation de produire ces actes de foi explicite, et de faire à Dieu ces demandes; mais ce n'est pas de quoi il s'agit avec les nouveaux mystiques : il suffit, pour leur montrer que leur doctrine est hérétique, de prouver qu'ils reconnaissent des états où ces actes sont supprimés, sans que pour cela il soit nécessaire de déterminer les moments auxquels on pourrait y être obligé : c'est pourquoi l'on s'est contenté de dire que ces actes sont nécessaires en tout état, quoique non à tout moment, mais seulement dans les temps convenables (5) : ce qui donne toute l'instruction qui est nécessaire en ce lieu, et laisse pour incontestables les huit premiers articles des trente-quatre, avec leurs qualifications.

Une suite de la suppression des demandes est d'en tenir le sujet, c'est-à-dire le salut même et tout ce qui y conduit pour indifférent. Pour confondre cette erreur des quiétistes, on suppose ce principe : ce qu'on désire et ce qu'on demande à Dieu de tout son cœur, ne peut pas être indifférent ; or est-il que par les articles précédents, on désire et on demande à Dieu de tout son cœur le salut et ce qui y conduit : on n'est donc pas indifférent pour ces

 

1 Sess. VI, C. X.— 2 Apoc., XXII, 11. — 3 Eccli., XVIII, 22.— 4 Ci-dessus, liv. IV, n. IX, X, etc. — 5 Art. I, etc ; art. XXI.

 

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choses; la conclusion est évidente. Peut-être même pourrait-on dire que l'indifférence des quiétistes, induisant la suppression des demandes, est hérétique; mais comme cette induction après tout ne paraît être qu'une conséquence, qu'on ne voit point appuyée d'une détermination en termes formels, il y a plus de justesse et de précision à la qualification d'erronée et de téméraire, contenue dans l'article IX.

Le X et le XI préviennent deux erreurs des quiétistes, dont lune est que les demandes, du moins aperçues, dérogent à la perfection du christianisme : ce qui est pareillement erroné, puisque ce qui est expressément commandé de Dieu aux parfaits ne peut déroger à la perfection : or par les articles précédents les demandes sont expressément commandées à tous, et même aux parfaits : elles ne dérogent donc pas à la perfection, soit qu'elles soient aperçues, soit qu'elles ne le soient pas, parce qu'apercevoir un bien en soi-même n'est pas l'ôter, mais donner lieu à l'action de grâces, selon ce passage de saint Paul : « Nous avons reçu l'esprit de Dieu, pour connaître ce qui nous est donné de lui (1). »

L’autre erreur des quiétistes est qu'ils consentent aux demandes et aux autres actes, seulement dans le cas où ils leur sont spécialement inspirés; mais on a clairement démontré (2) que cela ne se peut souffrir : le commandement est de soi plus que suffisant pour nous déterminer à une pratique ; de sorte qu'exiger pardessus cela une inspiration extraordinaire , c'est nier qu'il y ait un commandement : ce qui est visiblement erroné.

On a pareillement expliqué ce que c'est que l'indifférence du saint évêque de Genève (3), qu'on a défendue dans l'article IX selon l’intention de ce saint homme; et l'on a aussi remarqué que son indifférence n'est pas une insensibilité ni une indolence ; mais une entière soumission de sa volonté à celle de Dieu. Ainsi les articles IX, X et XI sont entièrement éclairais, et leurs qualifications évidemment démontrées.

Après avoir établi la nécessité des actes commandés dans l'Evangile, il fallait guérir le scrupule de ceux qui croient ne point

 

1 I Cor., II, 11. — 2 Ci-dessus, liv. III, n. IX. — 3 Ci-dessus, liv. VIII, n. 2 et suiv., et suiv.; liv. IX, II. 2.

 

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faire d'actes, s'ils ne les font méthodiquement arrangés, ou bien s'ils ne les réduisent en formules et à certaines paroles, ou enfin si ceux qu'ils produisent ne sont inquiets et empressés. C'est ce qu'on fait dans l'article XII. Nous avons vu ce que c'est que ces actes extérieurs et grossiers (1) ; l'on a expliqué de quelle simplicité sont les véritables actes de cœur : saint Paul en enseigne aussi la sincérité et la vérité par ces paroles : « Tout ce que vous faites, faites-le de cœur, comme pour Dieu et non pour les hommes, sachant que c'est du Seigneur ( qui pénètre le secret des cœurs ) que vous devez recevoir votre récompense. Servez-le donc comme le Seigneur qui voit tout, et à qui tous les désirs sont, connus (2). »

Les quiétistes présomptueux s'imaginent être les seuls qui connaissent la simplicité. Pour leur ôter ce faux avantage, l'article XIII leur montre la véritable manière dont tous les actes se réduisent à l'unité dans la charité, conformément à la doctrine de saint Paul dans la première aux Corinthiens, qui a été expliquée en divers endroits.

Les articles XIV, XV, XVI et XVII sont proposés pour mieux expliquer les actes particuliers, dont on a montré la nécessité, et découvrir les évasions des quiétistes.

Pour éluder l'obligation des désirs de la vision bienheureuse, ils disent que ces désirs sont autant de mouvements indélibérés ; mais on énonce le contraire dans l'article X, et il a été prouvé que la proposition contraire est directement opposée aux paroles expresses de saint Paul, et justement qualifiée d'hérétique (3).

Le XVe article combat la mollesse du quiétisme, qui affaiblit l'acte de contrition et la doctrine énoncée dans le Pater, pour demander la rémission des péchés; ce qui est plus amplement établi dans les livres précédents (4), où les faux-fuyants des quiétistes sont réfutés.

Les deux articles suivants, c'est-à-dire le XVIe et le XVIIe, sont destinés aux actes réfléchis, dont la nature et la nécessité ont été expliquées (5).

 

1 Ci-dessus, liv. V, n. 25 et suiv. — 2 Coloss., III, 23, 24.—  3 Ci-dessus, liv. III. n. VIII, XII, etc. — 4 Ci-dessus, liv. IV, n. IX, etc. — 5 Ci-dessus, liv. V, n. 1 et suiv.

 

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Comme on ne trouve point sur ce sujet de déterminations de l'Eglise, non plus que dans l'Ecriture des ternies exprès pour prescrire nommément les actes réflexes, on en a marqué la prohibition comme erronée, à quoi on a ajouté qu'elle approche de l'hérésie, à cause que si l'Ecriture ne commande peut-être pas en ternies formels les saintes réflexions, elle les commande en termes équivalents, et que tout l'esprit des saints Livres nous y porte.

Un des plus mauvais caractères du quiétisme, est d'avoir affaibli le prix du remède souvent nécessaire de la mortification, et par un discours profane d'avoir fait servir à ce dessein la simplicité de l'enfance chrétienne. On en a qualifié la proposition d'erronée et d'hérétique, et on a joint ensemble ces deux notes pour montrer par celle d'hérétique une expresse contrariété avec ces paroles de saint Paul (1) : Je châtie mon corps, etc., et avec les autres de l'Ecriture, qui obligent précisément à mater la chair. On a aussi voulu marquer les décisions du concile de Trente en faveur des austérités, même volontaires, contre les derniers hérétiques (2) ; mais la qualité d’erroné marque outre cela les conséquences certaines des grands principes du christianisme; d'où suit la nécessité des austérités ; qui sont d'un côté la concupiscence toujours vivante, et de l'autre la désirable conformité avec Jésus-Christ souffrant.

Pour rejeter l'acte continu et perpétuel qui contienne éminemment tous les autres, et qui aussi pour cette raison exempte de les pratiquer dans les temps convenables, il suffit de savoir qu'inconnu à l'Ecriture, à tous les Pères, à toute la théologie, il ne paraît la première fois que dans Falconi, ou dans quelque écrivain de son âge et d'une aussi mince autorité : mais pour en venir à une qualification plus précise, la proposition doit être déclarée du moins erronée, par la conséquence nécessaire que l’on en induit contre la pluralité et la succession des actes commandés de Dieu, ainsi qu'il a été souvent démontré (3).

L'article XX, où il est parlé de la tradition, pourrait sembler inutile à ceux qui ne sauraient pas qu'il va au-devant d'une

 

1 I Cor., IX, 27. — 2 Conc. Trident., sess. XIV, c. VIII et IX. — 3 Ci-dessus, IV. I, n. XV, XXI, XXIII.

 

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solution des nouveaux mystiques. Rien ne les charge tant que le silence éternel de toute l'antiquité sur leur acte continu et universel, sur la suspension des autres actes expressément commandés de Dieu, et sur la perpétuelle passiveté au ligature des puissances; à quoi ils n'ont de ressource qu'en établissant, s'ils pouvaient, certaines traditions occultes dans l'Eglise, et en sauvant sous ce nom le silence perpétuel de tous les saints sur leur doctrine. Dans la suite nous apprendrons de saint Irénée, de saint Epiphane et de saint Augustin, que ces traditions secrètes étaient aussi le refuge des gnostiques et des manichéens. Il n'y a aucune mauvaise doctrine qu'on ne puisse introduire sous ce prétexte, ainsi qu'il est porté dans l'article. Nous montrerons en son lieu plus amplement que l'Eglise n'a jamais reçu d'autres traditions que celles qui sont reconnues par le consentement unanime de tous les Pères : ce sont celles qui sont établies dans le concile de Trente (1), et ne peuvent être cachées. Nous nous sommes contentés, en attendant, de marquer en peu de paroles la nécessité de la tradition en cette matière, comme dans toutes les autres de la religion; à quoi nous ajoutons, avec les saints Pères, ce commandement de Notre-Seigneur : Ce que vous entendez à l'oreille, publiez-le sur les toits (2); ce qui prouve que le secret, s'il y en a eu dans la doctrine de Jésus-Christ, a entièrement cessé dans la prédication de l'Evangile.

En expliquant ci-dessus le dessein des articles (3), nous en avons fait consister l'utilité en deux choses : l'une, à découvrir les erreurs des propositions du quiétisme ; l'autre, à sauver les bonnes doctrines dont on y abuse, et en empêcher l'abus. Nous en sommes à cette dernière partie, et nous sommes obligés à y parler de l'oraison passive.

On se porte sur ce sujet à deux sortes d'extrémités, dont l'une est d'avoir pour cette oraison une espèce de mépris : il y en a qui prennent pour des rêveries et même pour quelque chose de suspect ou de dangereux, les états où certaines âmes d'élite reçoivent passivement, c'est-à-dire sans y contribuer par leur industrie ou leur propre effort, des impressions divines, si hautes et si

 

1 Sess. IV. — 2 Matth., X, 87. — 3 Ci-dessus, n. VI.

 

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inconnues, qu'on en peut à peine comprendre l'admirable simplicité. Pour réprimer cet excès dans l'article XXI des ordonnances du 16 et du 25 avril, en attendant qu'on eût le loisir d'approfondir la matière plus qu'elle ne le pou voit être dans une instruction si courte, on a eu recours au témoignage des spirituels, et surtout à celui du saint évêque de Genève, dont le nom était plus connu et l'autorité plus révérée. On a passé plus loin dans ce traité, et on a établi l'oraison passive, c'est-à-dire la suppression des actes, et surtout des actes discursifs, non-seulement par autorité et par exemples, mais encore par principes (1).

On a fait voir aussi que la passiveté de ce Saint et des autres vrais spirituels n'étant que pour un certain temps, qui est celui de l'oraison, le champ était libre dans tout le reste de la vie pour y pratiquer dans les temps convenables tous les actes commandés de Dieu (2).

L'autre extrémité où l'on tombe à l'occasion de l'oraison passive est celle des quiétistes, qui rendent premièrement dans certains états la passiveté perpétuelle : qui la rendent secondement fort commune et fort aisée : qui la rendent en troisième lieu fort nécessaire, du moins pour la perfection et pour l'entière purification. On oppose à ces trois abus (3), dont le péril est visible, les articles XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI et XXVIII.

On peut voir en son lieu la démonstration des articles XXII et XXIII, où sont condamnés les quiétistes, qui mettent la perfection et la sainteté dans les états d'oraison extraordinaire : on a marqué les inconvénients de cette doctrine, et en même temps on l'a réfutée non-seulement par l'autorité, mais encore par les raisons du saint évêque de Genève et des autres vrais spirituels.

Pour détruire la perpétuelle passiveté qui éteint dans le cours de la vie toute industrie propre et tout propre effort, les articles XXV et XXVI condamnent ceux qui à la faveur de l'état passif, où ils s'imaginent être élevés, attendent que Dieu les détermine à chaque action par des voies et inspirations particulières : ce qui

 

1 Ci-dessus, liv. VII, n. I, etc., IX, etc. — 2 Ci-dessus, liv. VII, n. IX, etc.; liv. VIII, n. XV ; liv. IX, n. XXVI, XXIX, etc. — 3 Ci-dessus, liv. VI, n. XXVII, XXXIII et suiv.

 

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ouvre le chemin à toute illusion. Le nombre de ces prétendus passifs est grand dans le monde, et se multiplie plus qu'on ne croit. Il induit à tenter Dieu, qui veut que l'on s'aide soi-même avec le secours de la grâce, et qui n'a rien promis à ceux qui renoncent aux moyens qu'il nous a donnés pour nous exciter nous-mêmes à bien faire. La mollesse et le relâchement d'un côté, et de l'autre le fanatisme, sont les effets de cette illusion: et l'article XXVI oppose à cet état dangereux les voies de la prudence chrétienne si souvent recommandées dans l'Ecriture.

Les quiétistes s'emportent jusqu'à dire qu'on vient par la perfection de l'oraison à la grâce et à l'état apostolique, dont nous avons plusieurs témoignages dans l’Interprétation du Cantique des cantiques (1). Est-il possible qu'on ne sache pas que l'apostolat n'est pas un état d'oraison, mais l'effet d'une vocation déclarée et autorisée dans l'Eglise? Cet état apostolique emporte aussi le don de prophétie, et tout cela est rejeté dans l'article XXVII comme plein d'illusion, de témérité et d'erreur.

Par cet état prétendu apostolique, on voit des femmes s'attribuer des maternités sans vocation et sans témoignage, et par un titre si éblouissant faire des impressions sur les esprits, dont on a peine à les faire revenir, comme la suite le fera paraître. On verra dans les articles qu'on vient de citer, la source de ces illusions découverte, et leur effet condamné par des qualifications dont la raison est visible.

Le remède le plus salutaire qu'on puisse apporter aux abus que font les quiétistes de l'état passif, est premièrement de leur faire voir qu'il est très-rare, comme il paraît par l'autorité de tous les spirituels : par où l'on rejette cette multitude étonnante de prétendus passifs qui inondent le monde : c'est encore un second remède d'ôter à ces présomptueux l'imagination de n'être soumis qu'au jugement de ceux qu'ils appellent les gens expérimentés, dont nous avons assez parlé dans la préface.

L'article XXIX est important pour prévenir une objection des quiétistes, qui demandent s'il n'est pas possible qu'il y ait des âmes que Dieu meuve passivement, et sans le secours de tout propre

 

1 Interprét. du Cant., ch. I, n. 1, p. 4, etc.

 

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effort et de toute propre, industrie, à toutes les actions de, la piété : si vous dites que cet état n'est pas possible, ils vous accusent de lier les mains à Dieu et de limiter sa puissance : si vous en avouez la possibilité, ils croiront être en droit de soutenir que telles et telles âmes sont en cet état, et que sans les tourmenter dans cette pensée, il n'y a qu'à les laisser à leurs directeurs.

C'est là une des sources d'illusion des plus dangereuses. Nous avons opposé à cette conséquence l'expérience des vrais spirituels (1), dont aucun n'a cru avoir trouvé des âmes de cette sorte, et n'en ont produit pour exemple certain que la sainte Vierge, comme il a été remarqué : combien donc est-il dangereux de se forger de telles idées ! Ajoutons que telles âmes toujours mues divinement et passives sous la main de Dieu, ne pécheraient plus même véniellement, non plus que la sainte Vierge, et même ne pourraient plus déchoir de la grâce, comme tout homme attentif le découvrira facilement : car toute âme mue divinement, hors d'elle-même, et toujours dans une espèce d'extase durant le temps de sa motion, n'échappe pas à la main toute-puissante qui la meut; et n'échappera jamais, si toujours elle est mue de cette sorte et n'est, pas laissée un instant à elle-même. C'est aussi parla que nos faux mystiques ont été conduits aux propositions où nous avons vu leur impeccabilité prétendue (2). On l'a assez réfutée, et en même temps on a averti que ce n'est point précisément dans ces préventions extraordinaires que consiste la perfection du christianisme, puisque, comme il a été démontré (3), elle dépend du degré d'amour où l’âme sera élevée, et que Dieu bien certainement peut donner par les voies communes : à quoi il faut prendre garde, pour ne point amuser les âmes par la fausse imagination de grâces extraordinaires, mais toujours les accoutumer à épurer leur amour.

On a joint à cet article les expressions nécessaires en faveur nr la suinte Vierge, Mère de Dieu; ce qui opère deux bons effets : l'un, de rendre en elle à Jésus-Christ les honneurs qui lui sont dus ; et l'autre, d'avertir qu'on n'étende pas à d'autres

 

1 Ci-dessus, liv. VI, N. XXI. XXIII, XXIV. — 2 Ci-dessus, liv, V, n. XXXV et XXXVI. — 3 Ci-dessus, liv. VII, n. XXIX.

 

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les prérogatives qui lui ont été attirées par un si grand titre.

Sur la contemplation, il faut remarquer que plusieurs spirituels confondent la contemplai ion avec l'oraison passive, encore que les notions n'en soient pas les mêmes. Quand saint Thomas (1) et les autres traitent de la contemplation, ils n'entendent pas sous ce nom l'oraison passive. Car encore que la contemplation ne soit point discursive non plus que la foi, elle n'ôte pas toujours le pouvoir de discourir, qui est ce qu'on appelle l'état passif. Pour donner une règle générale sur la contemplation, l'article XXIV dit que ce n'est pas seulement l'essence divine qui en est l'objet, mais encore avec l'essence tous les attributs, les trois Personnes divines et le Fils de Dieu incarné, crucifié et ressuscité, et en un mot, que toutes les choses qui ne sont vues que par la foi, sont l'objet du chrétien contemplatif : c'est aussi l'idée de saint Paul, lorsqu'il dit que « nous ne contemplons pas ce nous voyons, mais ce que nous ne voyons pas, parce que ce qu'on voit est temporel, et ce qu'on ne voit pas est éternel (2). » Cet article était nécessaire pour condamner les faux mystiques, qui n'admettent dans l'acte de contemplation ni les attributs, ni les Personnes divines, ni le mystère du Dieu fait homme , comme il a été démontré, mais la seule essence divine abstraite et confuse.

La sainte doctrine des épreuves et des exercices divins nous tirera un peu de la sécheresse des chapitres précédents. Un des plus plausibles arguments des quiétistes pour prouver dans certains états l'entière suppression des actes, se tire des désolations des âmes peinées, où Dieu fait une impression si forte de sa justice, que l’âme, qui ne sent point qu'il puisse sortir d'elle autre chose que du mal, liée d'ailleurs et serrée de près par une main souveraine, ne peut presque ou n'ose pas même produire ces actes ; ce que Job semble exprimer par ces mots : « Dieu arme contre moi toutes ses terreurs, sans me permettre de respirer ; et les traits que me lance sa juste fureur, m'ont absorbé l'esprit : quorum indignatio ebibit spiritum meum (3) : » en sorte que je ne sais plus si j'agis ou si je n'agis pas; et ailleurs : « Il m'a resserré

 

1 Thom., IIa IIae, q. LXXXII, art. 3 ; q. CLXXX, per totum, etc. — 2 II Cor., IV, 18. — 3 Job, VI, 4.

 

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dans un sentier étroit, je ne puis passer, et il a couvert ma route de ténèbres (1). » En effet on se trouve dans une si grande obscurité, que, contraint de se ranger avec Job au nombre de ceux dont « la voie est cachée et que Dieu a environnés de ténèbres (2), » il semble qu'on perd l'espérance d'en sortir. Cependant de temps en temps il échappe de la nue un petit rayon qui fait dire : « Ma nuit se tournera en jour, et j'espère la lumière après les ténèbres (3). »

Plus on est poussé au désespoir, plus l'espérance se relève ; et après avoir dit : « Vous m'épouvantez par des songes ; et saisi d'horreur dans les visions dont vous m'effrayez, j'en suis réduit au cordeau, et je ne veux plus que la mort : je suis dans le désespoir, et je ne nie puis supporter moi-même ; » ce qu'il pousse jusqu'à dire encore : « D'où vient que je me déchire la chair avec les dents, et que je ne songe qu'à m'ôter la vie? » Cependant on en vient un moment après à dire : « Quand il me tuerait, j'espérerai en lui : je ne laisserai pas de reprendre mes voies devant sa face, et il sera mon Sauveur (4). » Ce qui montre que les sentiments, qui semblaient éteints, n'ont fait que se fortifier en se concentrant au dedans. Lequel des saints a jamais dit avec plus de force : « Qui me donnera que mes discours soient gravés avec de l'acier ou sur une lame de plomb, ou imprimés sur un dur rocher avec un ciseau ? Car je sais que mon Rédempteur est vivant ; ma peau recouvrira mes os, et je verrai mon Dieu en ma chair (5), » et le reste où l'espérance est si forte. Cependant il sortait d'un mouvement où loin d'espérer en Dieu, il semblait lui vouloir faire son procès, en disant : « Comprenez qu'il a rendu contre moi un jugement qui n'est pas juste (6). » Il avait aussi dit auparavant : « Je parlerai avec le Tout-Puissant, je veux disputer avec Dieu (7). » Et encore : « Plut à Dieu qu'on put plaider avec Dieu comme on fait avec son égal (8).» Et enfin il ajoute ailleurs : « Je ne veux pas qu'il conteste avec moi par sa puissance, ni qu'il m'accable du poids de sa grandeur : qu'il propose des raisons équitables, et je gagerai mon procès (9). » Mais à quoi aboutit cette hauteur et cette

 

1 Job., XIX, 7. — 2 Ibid., III, 23. — 3 Ibid., XVII, 12. — 4 Ibid., VII, 14-16.— 5 XIX, 23. — 6 Ibid., 6. — 7 Ibid., XIII, 3. — 8 Ibid., XVI, 12. — 9 Ibid., XXIII, 6, 7.

 

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dispute contre Dieu, sinon à dire dans la plus profonde humiliation : « La voie de Dieu est impénétrable : si je vais en Orient, il ne paraît pas ; si c'est vers l'Occident, je ne sais non plus où il est : que je me tourne à droite ou à gauche, il m'est également caché, et je ne sais où le prendre ; mais lui, il sait toutes mes voies, il me met à l'épreuve comme l'or, et il me suit pas à pas, sans que ma moindre démarche puisse échapper à ses regards (1). Ainsi, » comme il dit ailleurs, « je n'ai qu'à me taire et à implorer la clémence de mon juge : s'il s'agit de force, il est tout-puissant : si l'on cherche l'équité, il en est la source et personne ne peut témoigner contre lui (2) : si je me veux justifier, ma bouche me condamnera : si je veux paraître innocent, il prouvera que je suis coupable : mon Dieu, ne me condamnez pas (3); tendez la main à votre ouvrage : vous avez compté tous mes pas ; mais pardonnez mes péchés (4). » Voilà comme les actes les plus sublimes se conservent, je ne dirai pas dans les privations, mais dans une espèce de soulèvement contre Dieu. Bien plus ( mystère admirable de la grâce), dans ces âmes poussées à bout par ces exercices, les actes de l'amour se cachent sous des reproches amers : nous ferons voir en son temps que tout ce qui paraît blasphème dans Job, au fond n'est autre chose qu'un amour outré par le mépris apparent d'un amant qui semble nous délaisser. Cet amant n'est autre chose que Dieu même, de qui on croyait pouvoir tout attendre , et dont on croit à la fin ne recevoir que dédain et qu'indignation. Voici donc comme parle cet amant outré et poussé à bout : « J'en suis, dit-il, au cordeau et au désespoir : pardonnez-moi , car je ne suis rien (5) ; » et un peu après : « J'ai péché ; mais que vous ferai-je, ô tout-puissant gardien des hommes? Pourquoi m'avez-vous fait contraire à vous? Que n'ôtez-vous mon péché? Que n'effacez-vous mon iniquité (6)? » En apparence il s'en prend à Dieu ; mais ressentant dans le fond que Dieu seul consume le péché, loin de pouvoir en être l'auteur, il lui demande pardon, et l’amertume de ses reproches est un effet du regret qu'il porte en son sein de se voir, comme il pensait, séparé de

 

1 Job, VIII, 9-12 — 2 Ibid., IX, 19, 20. — 3 Ibid., X, 2. — 4 Ibid., XIV, 15. — 5 Ibid., VII, 15-17. — 8 Ibid., 20.

 

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lui. Ce sentiment qui fait enfermer un acte d'amour sous un dépit apparent paraît encore, et peut-être mieux dans cette parole : « Puisqu'il a commencé, qu'il m'écrase ; qu'il laisse aller sa main, et qu'il me retranche, afin que j'aie la consolation que m'accablant de douleur il me fasse mourir sans m'épargner, de peur que (par faiblesse ou par impatience) il ne m'arrive de contredire à la parole et à la volonté du Saint » On entend bien que c'est Dieu qu'il appelle ainsi. « Car, poursuit-il, quelle est ma force? puis-je me promettre une si longue patience? Ma chair n'est pas d'airain, et ma force n'est pas celle d'une pierre . je ne trouve point de ressource en moi : mes amis m'ont abandonné, et je demeure sans soutien (2). » On voit donc comme les plaintes qu'il pousse si amèrement ont pour objet la connaissance de sa faiblesse, et la crainte de succomber à la tentation d'impatience. Cet acte d'un si parfait amour commence, comme on a vu, par un transport où d'abord on ne remarquoit qu'une espèce de dépit, et il en prend la teinture : pour aboutir à la fin à mettre son secours en Dieu , et à dire avec un torrent de pieuses larmes : « Mes amis sont des discoureurs : c'est pour vous seul que je laisse fondre mes yeux en pleurs (3). »

Ne disons donc pas que les actes cessent dans les exercices divins : disons qu'ils se cachent, et souvent sous leur contraire : qu'ils s'y enveloppent, qu'ils s'y épurent, qu'ils s'y fortifient, qu'ils en sortent de temps en temps avec une nouvelle vigueur. Nous avons expliqué sur ce sujet la doctrine de saint François de Sales (4), qui enseigne que les actes de piété chassés et comme repoussés de tout le sensible se retirent dans la haute pointe de l'esprit, d'où se gouverne tout l'intérieur.

La profonde obscurité où l'on est, n'empêche pas que la foi obscure par elle-même ne déploie sa vertu : on prête l'oreille à la voix de Dieu qui se fait entendre comme de fort loin : quoiqu'on se croie insensible et sans mouvement, on ne laisse pas de s'exciter soi-même, ainsi que faisait David en disant : « Mon âme, pourquoi es-tu triste, et pourquoi me troubles-tu? Espère en

 

1 Job, VI, 9, 10. — 2 Ibid., 11-13. — 3 Ibid., XVI, 21. — 4 Ci-dessus, liv. VIII et IX.

 

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Dieu (1). » On ne manque pas de soutien, puisqu'on est soutenu par sa peine même, comme disait le même David : « Mes larmes ont été mon pain nuit et jour (2): » pour en faire voir non-seulement le cours continuel, mais encore la force soutenante ; et loin que le désespoir, dont on paraît assiégé et tout rempli soit effectif, si l’on sonde au vif les âmes que Dieu met dans ces exercices au milieu des ténèbres et de la désolation, on y trouvera un fond de confiance inébranlable, et inaltérable.

C'est ce qu'il a fallu expliquer dans l'article XXXI pour éviter deux excès : l'un, de ceux qui s'imaginent que les peines de ces états sont imaginaires, ou en tout cas purement humaines ; l'autre, de ceux qui s'en servent pour induire dans tout cet état une perpétuelle passiveté qui est l'erreur des quiétistes.

S'il y a un chapitre dans ce traité où je désire de trouver de l'attention, c'est celui-ci. Il s'agit d'expliquer un acte aussi grand et aussi consolant que ce parfait abandon. En rappelant ce qu'on a dit jusqu'ici de l'abandon des quiétistes, on y découvrira trois erreurs : l'une, que l'acte d'abandon n'appartient qu'à l'oraison passive, et qu'on ne le peut faire dans les voies communes; l'autre, que cet acte emporte une indifférence pour le salut ; la dernière, qu'il emporte aussi la suppression de tout acte, et sans jamais se remuer soi-même, une attente purement passive que Dieu nous remue.

Ces trois erreurs sont détruites par un seul passage de saint Pierre, qui est celui où ce saint Apôtre définissant l'abandon, dit ces paroles : « Rejetant en lui toute votre sollicitude, parce qu'il a soin de vous (3). » Où il faut observer premièrement, qu'il adresse ce commandement à tous les fidèles, et non point à certains états particuliers ; ce qui renverse la première erreur. Secondement, que bien éloigné de la profane indifférence des quiétistes, saint Pierre appuie l'abandon sur ce que Dieu a soin de nous : par où la seconde erreur est réfutée. En dernier lieu, saint Pierre ajoute : Soyez sobres et veillez; par où est proscrite la troisième erreur, qui sans permettre de se remuer, veut qu'on attende uniquement que Dieu nous remue.

 

1 Psal. XLII, 8. — 2 Psal. XLI, IV. — 3 I Petr., V, 7, 8.

 

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En retranchant de l'abandon ces trois erreurs, le pur abandon chrétien restera avec toute sa force dans l'acte où nous rejetons sur Dieu seul tous nos soins, et même le soin de notre salut : non point par indifférence à être damnés ou sauvés, ce qui fait horreur ; mais au contraire en abandonnant d'autant plus à Dieu notre salut que nous le désirons avec plus d'ardeur.

C'est ce que les demi-pélagiens ne voulaient pas entendre, lorsqu'ils croyaient que pour conserver l'espérance il en fallait mettre en soi-même une partie : mais saint Augustin leur répondait qu'au contraire pour la conserver il la fallait mettre toute entière en Dieu, et dans une pure foi lui abandonner tellement tout son salut qu'il ne vous en reste plus nulle inquiétude : « Car, dit-il, nous vivons plus en sûreté si nous donnons tout à Dieu, que si nous nous abandonnons en partie à lui, et en partie à nous-mêmes (1). » Voilà donc un abandon parfait à Dieu, parce qu'il ne reste rien de notre côté en quoi nous puissions prendre confiance : ce qu'il prouve par l'autorité de saint Cyprien, qui conclut de l'humble aveu de notre faiblesse dans l'Oraison Dominicale, « qu'il faut tout donner à Dieu, » et rien à soi-même, selon que le même martyr l'avait prononcé ailleurs en disant qu'il ne nous était pas permis de nous glorifier nous-mêmes, « parce une nous n'avions rien qui soit à nous : in nullo gloriandum, quando nostrum nihil est (2). »

Il se faut donc bien garder de mettre en nous-mêmes aucune partie de notre espérance, ni de nous appuyer radicalement sur nos bonnes œuvres : non qu'elles ne soient nécessaires pour aller au ciel ; mais parce que c'est Dieu qui nous les donne selon sa bonne volonté, comme dit saint Paul (3); en sorte, dit saint Augustin après saint Cyprien, qu'à remonter à la source, « il faut tout donner à Dieu : cela est vrai, dit ce saint docteur, cela est plein de piété, il nous est utile de penser et de parler ainsi (4) : » et en travaillant sérieusement à notre salut, d'en attribuer à Dieu l'effet total.

C'est là qu'il faut perdre tout l'appui sur sa propre volonté.

 

1 De dono persev., cap. VI, n. 12. — 2 Testim., lib. III, c. IV. — 3 Phil., II, 13. —  De dono persev., etc. c. XIII, n. 33.

 

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« Il y a sujet de s'étonner, dit le même saint Augustin, que l'homme aime mieux se commettre, s'abandonner à sa propre faiblesse qu'à la promesse inébranlable de Dieu; et, continue-t-il, il ne sert de rien d'objecter : Mais la volonté de Dieu sur moi-même m'est incertaine ; » car ce Père reprend aussitôt : « Quoi donc? Etes-vous certain sur vous-même de votre propre volonté, et pouvez-vous ne craindre pas cette parole : Que celui qui est debout craigne de tomber? Comme donc l'une et l'autre volonté, et celle de Dieu et la nôtre, est incertaine pour nous, pourquoi l'homme aimera-t-il mieux abandonner sa foi, son espérance et sa charité, c'est-à-dire tout l'ouvrage de son salut, à la plus faible volonté qui est la sienne, qu'à la plus puissante qui est celle de Dieu (1) ? »

Tout le but de cette doctrine de saint Augustin est de nous faire avouer que, n'y ayant qu'une seule volonté qui soit immuable, c'est-à-dire la volonté de Dieu, et celle-là tenant la nôtre en sa main, il n'y a point de certitude pour nous que de nous attacher souverainement à cette suprême volonté qui seule peut nous faire faire tout ce qu'il faut : ce qu'on ne peut espérer qu'en s'abandonnant entièrement à elle.

On voit par là que, cherchant l'endroit où le chrétien peut trouver le repos autant que l'état de cette vie en est capable, ce grand Saint ne lui propose pas le repos funeste de tenir pour indifférent tout ce que Dieu peut ordonner de nous en bien ou en mal pour toute l'éternité, mais qu'il lui donne tout le repos qu'il peut avoir en cette vie, dans la remise de sa volonté en celle de Dieu.

Ce n'est pourtant pas dans le dessein que l'on cesse de faire ses efforts. Car il n'a pas oublié ce qu'il enseigne partout, «que l'ouvrage du salut ne se doit pas accomplir par de simples vœux, sans y joindre en nous efforçant de notre part l'efficace de notre volonté, puisque Dieu est appelé notre secours, et qu'on n'aide que celui qui fait volontairement quelques efforts : Nec adjuvari potest, nisi qui aliquid sponte conatur (2)  : » où il ne faut pas

 

1 De prœdestinatione Sanctorum, cap. XI, n. 21 — 2 De pecc. mer., lib. II, cap. V, n. 6.

 

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entendre que cet effort de la volonté précède la grâce, puisque c'est positivement ce que saint Augustin a voulu détruire, mais plutôt tout l'effort que nous pouvons faire en est le salutaire effet.

Et il ne faut pas s'imaginer que cette doctrine qui nous oblige à donner à Dieu tout l'ouvrage de notre salut, mette les hommes au désespoir, comme les demi-pélagiens ne cessaient de le reprocher à l'Eglise; au contraire, dit saint Augustin, «j'aime mieux leur laisser à penser en eux-mêmes que d'entreprendre de l'expliquer par mes paroles, quelle erreur c'est de croire, comme eux, que la prédication de la prédestination apporte aux auditeurs plus de désespoir que d'exhortation à bien faire : car c'est dire que l'on désespère de son salut, lorsqu'on apprend à l'espérer non pas de soi-même, mais de Dieu, pendant qu'il crie par la bouche du Prophète : Maudit l'homme qui espère en l'homme (1). » Et ailleurs plus fortement, s'il se peut : « A Dieu ne plaise que vous croyiez qu'on vous fait désespérer de vous-même, quand on vous ordonne de mettre votre espérance en Dieu et non en vous-même, puisqu'il est écrit : «Maudit l'homme qui espère en l'homme : » et, «Il vaut mieux espérer en Dieu que d'espérer en l'homme (2). » Ce qu'il inculpe en disant : « Faut-il craindre que l'homme désespère de lui-même, lorsqu'on lui apprend à mettre son espérance en Dieu, et qu'il serait délivré de ce désespoir, si malheureux autant que superbe, il la mettait en lui-même (3) ? » Voilà donc tout le repos du chrétien : voilà ce qui calme ses inquiétudes; et pour réduire cette doctrine en pratique, au-dessus de toutes ses œuvres et au-dessus en quelque façon de toutes les grâces qui les lui font taire, il s'attache comme à la source, non à quelque chose qui soit en lui-même, mais à la bonté qui est en Dieu, et sans relâcher ses efforts il met sa faible volonté dans une volonté toute-puissante.

Cet acte, si c'est un seul acte, est un parfait abandon : je dis, si c’est un seul acte; car en effet c'est un amas et un composé des actes de la foi la plus parfaite, de l'espérance la plus entière et la plus abandonnée, et de l'amour le plus pur et le plus fidèle : ce qui fera toujours trois actes, puisque, comme dit saint Paul, la

 

1 De dono persev., cap. XVII, n. 46. — 2 Ibid., cap. XXII, n. 62. — 3 Ibid.

 

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foi, l'espérance el la charité seront toujours trois choses; mais trois actes concourant ensemble à rendre le chrétien tranquille et heureux, conformément à cette parole : « Heureux l'homme qui se confie en Dieu (1).»

Cet acte, encore une fois, réunit ensemble, avec une foi parfaite et une parfaite espérance, un pur et parfait amour : cet acte nous détache à fond de nous-mêmes : cet acte nous unit à Dieu autant qu'il est possible en cette vie : cet acte fait regretter les péchés par le plus haut et le plus puissant de tous les motifs, et ôte toute la crainte qu'on en peut avoir, puisqu'un amour si parfait les consume et les absorbe. Cet acte porte en lui-même tout ce qui peut nous donner de l'assurance, puisque rien ne nous rend plus sensible la bonté de Dieu, que le mouvement qu'il nous inspire d'en attendre, tout : et l'abandon ne peut pas aller plus loin, puisque c'est là un entier accomplissement de la parole où saint Pierre ordonne « de rejeter en Dieu toute son inquiétude, parce qu'il a soin de nous   » sans discontinuer néanmoins de prier et de veiller, de peur d'entrer en tentation, comme le Sauveur lui-même l'avait commandé (3).

Voilà quel est l'abandon du chrétien, selon la doctrine apostolique, et on voit qu'il présuppose deux fondements : l'un, de croire que Dieu a soin de nous; et l'autre, qu'il n'en faut pas moins agir et veiller : autrement ce serait tenter Dieu.

Cet acte ne nous est point proposé comme un acte qui n'appartienne qu'à la seule oraison passive; il est déduit, comme on voit, des principes communs de la foi. Saint Augustin après saint Cyprien, et tous deux après saint Pierre, le recommandent également à tous les fidèles ; et il n'y a que les quiétistes de nos jours, qui pour se donner une vaine distinction, se soient avisés de réserver l'abandon à un état d'oraison extraordinaire.

Savoir si c'est pousser l'abandon plus loin que de se soumettre, si Dieu le voulait et qu'il fût possible, à des peines éternelles, pourvu qu'on ne perdit pas son amour : c'est ce qu'il est aisé de résoudre par les principes qu'on a posés.

Il a été établi par des témoignages constants (4), que le salut des

 

1 Jerem., XVII, 7. — 2 I Petr., V, 7, 8. — 3 Matth., XXVI, 41. — 4 Ci-dessus, liv. IV.

 

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chrétiens est inséparablement uni à la volonté de Dieu et à sa gloire, comme à leur fin naturelle. De là il s'est ensuivi que le désir du salut a pour sa fin naturelle et dernière la gloire et la volonté de Dieu, selon ce verset de David : « Que ceux qui aiment. O Seigneur, le salut venu de vous, ne cessent de dire : Que le Seigneur soit glorifié : Dicant semper : Magnificetur Dominus, qui diligunt salutare tuum (1). » Si c'est la gloire de Dieu qui fait qu'on aime son salut, donc en aimant son salut on aime Dieu plus que soi-même; on est touché de ses bienfaits à cause qu'ils viennent de lui, on est prêt à renoncer à tout, excepté à son amour, et à tout souffrir plutôt que de résister à sa volonté : ce qui fait un amour à toute épreuve.

Qu'ajoute à la perfection d'un tel acte l'expression d'une chose impossible? Rien qui puisse être réel; rien par conséquent qui donne l'idée d'une plus haute et plus effective perfection.

Pourquoi donc un Moïse, un saint Paul, selon l'interprétation de saint Chrysostome et de son école; pourquoi ceux qui ont suivi cet Apôtre se sont-ils servis de ces fortes expressions? Pourquoi, sinon pour nous faire entendre par ces manières d'excès, que leur amour est prêt à tout, jusqu'à être anathème si Dieu le voulait?

Il ne faut pas croire pourtant qu'en parlant de cette sorte ils aient été persuadés que Dieu voulût ou qu'il put vouloir, selon les règles de sa bonté et de sa justice, traiter ses saints avec cette rigueur. Car on a vu (2) que saint Chrysostome a suppléé dans le passage de saint Paul, un s'il était possible, ei dunaton; et saint François de Sales, qui s'est servi si souvent de ces suppositions par impossible, n'ignorait non plus que les autres qui ont parlé comme toi ce beau passage du livre de la Sagesse : « Comme vous êtes juste, vous disposez justement de toutes choses, et vous trouvez Soigné de votre vertu, de condamner ceux qui ne doivent pas punis (3). » On sait bien que selon les règles qu'il a établies, Dieu ne peut envoyer dans les enfers ni priver de l'effet de ses Promesses , ceux qui auront été fidèles à garder ses commandements. Tout l'effet de ces suppositions est que s'élevant en quelque façon au-dessus tant du possible que de l'impossible, on tâche

 

1 Psal., XXXIX, 17.— 2 Ci-dessus, liv. I, n. II. — 3 Sap., XII, 15.

 

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d'exprimer comme on peut ce que porte le sacré Cantique, que l'amour est fort comme la mort; et que la jalousie, que l'on conçoit pour la gloire de Dieu, est dure comme l'enfer (1), et ne cède. pas à ses supplices.

Après avoir établi que cet acte ou, si l'on veut, cette expression est pieuse et légitime, il fallait encore marquer les inconvénients où tombent les quiétistes à son occasion.

J'en trouve quatre principaux : le premier est de rendre cet acte trop commun : la terre est couverte de leurs cantiques, où l'on méprise l'enfer et la damnation ; et c'est la première chose qu'on fait parmi eux, dès qu'on y peut seulement nommer l'oraison de simple regard. Je ne m'en étonne pas, et en soi rien n'est plus facile qu'un abandon dont on sait l'exécution impossible : mais lorsqu'il est sérieux, il n'est que pour les Pauls, pour les Moïses, c'est-à-dire pour les plus parfaits. Si saint Pierre, un apôtre si fervent, a été repris pour avoir dit dans son zèle : Je mettrai ma vie pour vous (2); et s'il a fallu le convaincre par sa chute qu'il avait promis plus qu'il ne pouvait, comme remarque saint Augustin, de quel délaissement ne seront pas dignes ceux qui osent d'abord affronter l'enfer avec ses feux? Ils ne s'entendent pas eux-mêmes, ils ne songent pas à ce qu'ils disent : à peine sont-ils à l'épreuve des maux les plus légers, et ils s'imaginent pouvoir soutenir ceux de l'enfer! Pour faire véritablement un acte si fort, il faudrait auparavant avoir passé par mille sortes d'exercices, être poussé à bout par son amour, et sans relâche pressé et sollicité au dedans par des impressions divines : autrement cet abandon n'est qu'un vain discours et une pâture de l'amour-propre. C'est acheter à trop bon marché la perfection, que de croire y être arrivé par une soumission en l'air et un dévouement sans effet : voilà donc le premier inconvénient, c'est de rendre cet acte trop commun. Le second est d'attacher à cette expression la perfection et la pureté de l'amour : car on a vu de très-grands saints, parmi lesquels j'ai nommé saint Augustin, et j'en pourrais nommer une infinité d'autres, qui tout embrasés qu'ils étaient du saint amour, n'ont jamais seulement songé à en expliquer la force par ces suppositions

 

1 Cant., VIII, 6. — 2 Joan., XIII, 36.

 

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impossibles. Combien de saints ont eu un amour capable du martyre, qui n'ont pas seulement songé à exprimer qu'ils étaient prêts à le souffrir? Ainsi sans nommer les peines d'enfer, on peut être très-disposé à les endurer, si Dieu le voulait, plutôt que de l'offenser. Le troisième inconvénient est d'attacher un tel acte à une oraison extraordinaire et passive : car c'est vouloir attacher à un état extraordinaire et particulier ce qu'on a vu compris dans le mir amour, qui est de tous les états, comme on l'a souvent démontré. Le dernier inconvénient est, sous prétexte d'un acte où l'on veut réduire la perfection du christianisme, de croire avoir satisfait à toute la loi de Dieu, et de négliger la pratique des commandements exprès : ce qui est, comme on a vu par les articles précédents, une hérésie manifeste.

Au reste je veux bien avouer que quelques savants théologiens eussent voulu qu'on eût passé cet article sous silence, ou du moins qu'on s'y fût plutôt servi du terme de tolérer que de celui d'inspirer ces actes aux âmes peinées et vraiment humbles, comme il est porté dans l'article (1). Je voudrais bien pouvoir céder à leurs sentiments. Mais premièrement pour le silence, c'eût été une peu sincère dissimulation d'une chose qui est très-célèbre en cette matière, et on se fût ôté le moyen de découvrir les abus qu'on en a faits dans le quiétisme.

Pour le terme de tolérer, on ne pouvait l'appliquer à un acte que tant de saints, et entre autres saint Chrysostome avec toute sa savante école, ont attribué à saint Paul.

Pour le terme d'inspirer cet acte, si l'on entendait qu'on y dût porter les âmes comme à un exercice commun, on a vu que je serais des premiers à m'y opposer : mais pour l'inspirer, ainsi que porte l'article aux âmes humbles et peinées, que Dieu presse par des touches particulières à lui faire cette espèce de sacrifice à l'exemple de saint Paul, comme après tout ce n'est autre chose que de les aider à produire et en quelque sorte à enfanter ce que Dieu en exige par ses impulsions, on n'a point trouvé d'autre terme, et on est prêt à le changer si quelqu'un en indique un plus propre.

Les directeurs des âmes sont établis par le Saint-Esprit

 

1 Art. XXXIII, ci-dessus, p. 364.

 

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dispensateurs d'une grâce gui se diversifié en plusieurs manières (1). Il ne faut pas s'en étonner, puisque la sagesse de Dieu étant elle-même, comme dit saint Paul (2), fort diversifiée dans ses desseins, les grâces qu'elle distribue ne peuvent être uniformes. Ainsi le fidèle directeur des âmes, dont tout le travail est d'accommoder sa conduite à l'opération de Dieu, la doit changer selon ses ordres ; et cette remarque est utile à faire observer qu'il ne s'ensuit pas, que pour tenir des voies différentes, les ministres de Jésus-Christ ne soient pas animés d'un même esprit.

On ajoute qu'une même vérité de l'Evangile est entendue plus profondément des uns que des autres, suivant les degrés de grâces où chacun est appelé ; ce qui est certain en soi-même, et propre d'ailleurs à autoriser la conduite des saints directeurs, qui sans rien forcer laissent sagement entrer les âmes dans l'infinie variété des voies de Dieu, et enfin ne font autre chose que de seconder son opération.

Comme le public a su que la personne qui a composé le livre intitulé Moyen court, et l’Interprétation du Cantique des cantiques, s'est soumise à l'instruction, il ne sera pas inutile d'en rendre ici quelque compte en très-peu de mots.

Premièrement elle a signé les XXXIV articles (3), qui lui ont été donnés avec les souscriptions qui suivent : Délibéré à Issy, + J. Bénigne, évêque de Meaux ; + Louis-Ant., év. C. de Châlons; F. de Fénelon, nommé à l'archevêché de Cambray; L. Tronson.

En signant ces articles, elle signait visiblement dans le fond la rétractation de ses erreurs, qui toutes sont incompatibles avec la doctrine qu'ils contiennent. Pour une plus précise explication, elle a encore souscrit aux ordonnances et instructions pastorales des 16 et 25 avril i695, et à la condamnation de ses deux livres, comme contenant une mauvaise doctrine, ainsi qu'elle l'a expressément reconnu. On a défendu à cette personne de répandre ni ses livres, ni ses manuscrits qui étaient en grand nombre, «renseigner, dogmatiser, diriger les âmes, et de faire aucune fonction de son prétendu état apostolique , dont aussi elle avait souscrit la condamnation dans l'article XXVII des XXXIV. On lui a prescrit en

 

1 I Petr., IV, 10. —  2 Ephes., III, 10. — 3 Rapportés ci-dessus, p. 377 et suiv.

 

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particulier les actes de religion auxquels l'on est obligé par l'Evangile, et dont ses livres enseignaient la suppression. Elle s'est soumise à tout cela par des souscriptions expresses et souvent réitérées selon l'occurrence; et ce n'est qu'à ces conditions qu'on l'a reçue aux sacrements. Ceux donc qui continueront à se servir de ces livres censurés canoniquement et même condamnés par leur auteur, ou d'en suivre les maximes, seront de ceux qui suivant de mauvais guides voudront tomber avec eux dans le précipice.

On avait d'abord jugé à propos de ne point entrer dans les manuscrits de cette personne, dont il ne paraissait pis que le public fut informé; mais depuis, un saint prélat ayant trouvé l'écrit intitulé les Torrens répandu dans son diocèse, on ne peut que louer le soin qu'il a pris pour en empêcher la lecture, d'en exposer les insoutenables excès (1) ; et je ne puis refuser au public le témoignage sincère que je dois à la vérité des extraits qui sont contenus dans sa censure comme conformes à un exemplaire qui m'a été mis en main par l'ordre de l'auteur du livre (a).

Je ne me veux point expliquer sur le reste de ses écrits ; et tout ce qu'on en peut dire, c'est que le public peut juger de l'opinion qu'on (m a par la défense si expresse qu'on en a faite à leur auteur de les répandre, à quoi elle s'est soumise par sa signature, ainsi qu'on a vu.

Quant à ceux, s'il y en a, qui voudraient défendre les livres que l'Eglise a flétris par tant de censures, ils se feront plutôt condamner qu'ils ne les feront absoudre ; et l'Eglise est attentive sur cette matière.

Pour achever cet ouvrage et en recueillir le fruit, il ne reste plus que d'en ramasser les instructions principales, et de les opposer en peu de mots aux erreurs qu'on a condamnées. La plus dangereuse de toutes est d'ôter du cœur des fidèles ou d'y affaiblir le désir du salut, qu'on trouve partout dans saint Paul, et en particulier dans les endroits de cet Apôtre , qui ont été rapportés au troisième livre. Il est démontré par ces passages (2), que ce désir

 

1 Ordonn. de M. de Chartres portant condamnation de plusieurs livres des quiétistes, du 21 novembre 1695. — 2 Ci-dessus, liv. III , n. 8.

 

(a) Mme Guyon.

 

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est inspiré par un amour de charité, par un amour libre et qui vient du choix d'une volonté droite, et enfin par un amour pur, puisqu'il a la gloire de Dieu pour sa fin.

On a encore établi cette vérité par ce passage de saint Paul : « Oubliant ce qui est derrière, et m'étendant (par un saint effort; à ce qui est devant moi, je cours incessamment au bout de la carrière, au prix de la vocation d'en haut (1),» c'est-à-dire à la céleste récompense : ce qui appartient si visiblement à la perfection, que l'Apôtre ajoute aussitôt après : «Tant que nous sommes de parfaits, soyons dans ce sentiment (2). »

On a aussi rapporté pour la même fins, après saint François de Sales, beaucoup de paroles de David, dont en voici une qu'on ne peut assez répéter : «J'ai demandé au Seigneur une seule chose : » unam petit ce n'est pas ici une demande imparfaite, et qui partage le cœur: « Je n'ai, dit-il, demandé qu'une seule chose; » ce n'est point une demande qui passe comme passent les désirs imparfaits : hanc requiram : «Je la demanderai encore, » et je ne cesserai de la demander, qui est « d'habiter dans la maison du Seigneur, de voir sa volupté d'en jouir et de visiter son saint temple.»

Fuyez donc les expressions des nouveaux mystiques, où vous ne trouverez ordinairement le désir du salut qu'avec des restrictions peu nécessaires, et presque jamais absolument ou à pleine bouche comme s'il était suspect. Gardez-vous bien d'y attacher, à leur exemple, l'idée d'acte imparfait et intéressé, ou d'en séparer l'idée du pur et parfait amour, de peur que des âmes ignorantes, en nommant toujours l'amour pur et désintéressé, ne s'imaginent être plus parfaites qu'un saint Paul et qu'un David, où elles trouvent à toutes les pages ces désirs, qu'on les accoutume à regarder comme intéressés et comme imparfaits.

Ne faites point dire à saint François de Sales que la sainte indifférence chrétienne enferme une indifférence pour le salut : car la proposition en est erronée, comme il a été démontré sur l'article; IX parmi les XXXIV (5).

Il paraît dans le même article 6, que « la sainte indifférence

 

1 Phil., III, 13, 14. — 2 Ibid., 15. — 3 Ci-dessus, liv. VIII. n. 5. — 4 Psal. XXVI, 4. — 5 Liv. X, n. 5 et 7. — 6 Ibid., n. 6.

 

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chrétienne regarde les événements de cette vie ( à la réserve du péché) et la dispensation des consolations ou sécheresses spirituelles, sans qu'il soit permis à un chrétien d'être indifférent pour son salut, ni pour les choses qui y ont rapport, » comme sont les vertus.

Nous avons rapporté une infinité d'endroits (1), et entre autres deux principaux où le saint évêque de Genève explique expressément ce qui est compris dans l'indifférence chrétienne ; et nous avons remarqué qu'il n'y a pas une seule fois nommé le salut (2) ; mais seulement les événements de la vie, en y comprenant les consolations et les sécheresses spirituelles, ce qu'il inculque et répète dans un entretien où la matière est traitée à fond, ainsi que nous l'avons observé (3).

Si vous tombez sur le passage où il dit : « qu'il désire peu, et désirerait encore moins s'il était à renaître (4), » comme s'il croyait tous les désirs imparfaits ou intéressés : repassez l'endroit de ce livre (5), où en alléguant ce passage nous avons fait voir que le Saint restreint lui-même sa proposition sur la cessation des désirs, précisément aux choses de la terre, sans diminuer le désir et la demande des vertus, comme il l'explique lui-même en termes formels dans la suite de ce discours.

Ne souffrez pas qu'on abuse de ces paroles du même endroit : « Si Dieu venait à moi j'irais à lui : s'il ne voulait pas venir à moi, je me tiendrais là et n'irais pas à lui : » car cette froideur approcherait du blasphème, si l'on entendait cette parole du fond même de la dévotion, et non pas des consolations ou des sécheresses, où Dieu, selon qu'il lui plaît d'exercer les âmes, s'en approche et s'en retire, ainsi que nous l'avons démontré par tant de passages de ce Saint, qu'il n'y peut rester aucun  doute (6).

Au reste s'il étend son indifférence aux consolations et aux sécheresses , il ne faut pas s'imaginer que cette indifférence soit absolue et entière ; mais il y faut apporter les correctifs que nous avons remarqués dans une lettre du saint homme (7) : autrement il

 

1 Liv. VIII, n. 4 et 13. — 2 Ibid, n. 8. — 3 Entr. II, ci-dessus, liv. VIII. n. 11. — 4 Entr. XXI. — 5 Ci-dessus , liv. VIII, n. 2. — 6 Liv. VIII, n. 13 et suiv. — 7 Ibid., n. 17.

 

 

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serait contraire à saint Bernard , à David qui gémit dans les privations, et à lui-même.

Quand vous entendrez objecter sous le nom de ce saint évêque l'indifférence héroïque d'un saint Paul et d'un saint Martin, poussée jusqu'au désir de voir Jésus-Christ, entendez-la sans hésiter, comme toute la suite le montre, du plus tôt ou du plus tard, et non pas du fond, comme nous l'avons démontré (1), et assurez-vous que le contraire serait un blasphème.

C'en serait un du premier ordre, d'être indifférent à être damné ; et comme il ne peste que ta damnation à ceux qui perdent le salut, c'est être indifférent pour la damnation que de l'être pour le salut même.

Il ne sert de rien de recourir à la distinction entre la résignation et l'indifférence; car nous avons établi qu'elle est bien mince (2), et qu'en tout cas, ni en vérité ni selon saint François de Sales, on ne trouvera jamais de résignation non plus que d'indifférence à être privé du salut. Il a été démontré par des principes théologiques et inébranlables 3, que Dieu ne nous demande aucuns actes de résignation aux décrets qui regarderaient la réprobation; mais plutôt qu'il nous les défend comme contraires à l'amour que nous nous devons à nous-mêmes, et à notre propre salut pour l'amour de Dieu.

Qu'on n'impute pointa indifférence ces suppositions par impossible, où ce saint homme, à l'exemple de quelques autres saints, a reconnu « qu'on préférerait l'enfer et la damnation au paradis, si par impossible il y avait plus de la volonté de Dieu dans l'un que dans l'autre : » car au contraire nous avons montré (4) que ces endroits sont la ruine de l'indifférence : et souvenez-vous que ce saint évêque a dit « que les âmes pures aimeraient autant la laideur que la beauté, si elle plaisait autant à leur amant (5). » Quelle absurdité, mais plutôt quelle impiété d'inférer de là que la beauté de l’âme qui est la justice, et sa laideur qui est le péché, sont choses indifférentes ! Saint Paul a dit : « Si nous ou un ange du ciel vous annonçait un autre Evangile, qu'il soit anathème (6), »

 

1 Liv. VIII, n. 10. — 2 Ibid., n. 23. — 3 Liv. III, n° 17; liv. IV, n° 1 et suiv.— 4 Liv. IX, n. 1. — 5 Entr. XII, p.860; ci-dessus, liv. IX, n. 2. — 6 Galat., I, 8.

 

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comme le démon. A l'occasion de ce passage, fera-t-on des livres pour dire qu'il est indifférent de prêter l'oreille aux anges de lumière ou de ténèbres? Ce sont là des expressions pour expliquer la force de ses sentiments, et non pas ou des états d'oraison ou des vérités absolues. Ainsi c'est une expression à saint Paul : « Je voudrais être anathème pour mes frères (1); » et à Moïse : « Ou pardonnez-leur, ou effacez-moi du livre de vie (2). » Ce sont de pieux excès dans les moments du transport, et l'on n'a aucune raison d'en faire des états d'oraison fixes et permanents. Quand saint Paul a parlé de cette sorte, il n'a pas prétendu faire un acte plus parfait ni plus pur que lorsqu'il a dit : « Je désire la présence de Jésus-Christ ; » et : « Je m'étends en avant vers la récompense (3), » qui n'est autre que lui-même ; mais il a voulu expliquer l'excès de son amour pour les Juifs qui ne le voulaient pas croire. Au reste nous avons fait voir (4) que la pratique de ces expressions ne peut être sérieuse et véritable que dans les plus grands saints, dans un saint Paul, dans un Moïse, c'est-à-dire dans les âmes d'une sainteté qu'on ne voit paraître dans l'Eglise que cinq ou six fois dans plusieurs siècles. Répandre sous ce prétexte tant de cantiques, tant de livres, où l'on  étale l’indifférence pour le salut, et où l'on compte pour rien l'enfer et ses peines, c'est jeter les âmes dans l'égarement et dans la présomption.

Nous avons observé (5) où tomba saint Pierre, quoique plein d'amour et de ferveur, pour avoir cru trop tôt qu'il était à l'épreuve du martyre : peut-être perdit-il la charité en croyant trop tôt que la sienne était parfaite ; et du moins il est bien certain qu'il ne fut désabusé de l'opinion qu'il avait conçue de ses forces, que par une chute affreuse. Que ne doit-on craindre pour ceux à qui l'on fait d'abord défier l'enfer? il n'y a pour les réprimer qu'à relire attentivement l'endroit marqué à la marge (6).

Il fallait donc bien se garder de multiplier des instructions inutiles sur un sujet qui n'a presque point d'application : mais l'on devait se garder du moins de faire dire sous ce prétexte, comme ont fait tous les faux mystiques, au saint évêque de Genève,

 

1 Rom., IX, 3. — 2 Exod., XXXII, 31, 32. — 3 Phil., III, 8 ; II, 13, 14. — 4  Ci-dessus, liv. X, n. 9. — 5 Ibid. — 6 Ibid., p. 593.

 

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qu'on devait tenir le salut pour indifférent, ou que le désir en devait ou pouvait être retranché , pour s'en tenir à désirer la volonté de Dieu en général, puisque ce saint homme ne l'a jamais dit, et que ce sentiment serait une erreur, ainsi qu'on l'a remarqué au commencement de ce chapitre.

Nous avons rapporté, à cette occasion, la manière sèche et indifférente dont les faux contemplatifs parlent des vertus (1). Pourquoi dire, par exemple dans le Moyen court, « qu'il n'y a point dames qui pratiquent la vertu plus fortement, que celles qui ne pensent pas à la vertu en particulier (2)? » Un mélange de ce levain fera ranger les vertus entre les objets de la sainte indifférence, ou fera dire qu'on ne pense pas à la vertu, ou qu'on ne veut plus être vertueux, ni cultiver les vertus, comme si le nom de vertu était devenu suspect aux chrétiens. Ce qu'il y a de plus simple est regardé comme un piège par nos prétendus parfaits. Dans cette théologie, aussitôt qu'on entend nommer le salut, ou dire qu'on veut posséder et voir Jésus-Christ, on soupçonne dans ces paroles des imperfections et des sentiments intéressés, et on en retire son cœur, comme on ferait de quelque chose de bas. Voilà où en est réduite la piété dans ces âmes qu'on nomme grandes.

Une autre source d'erreur dans le quiétisme est l'abus tout r manifeste qu'on y fait de l'oraison passive, où l'on commet trois fautes : l'une, en la représentant autre qu'elle n'est ; la seconde, en l'étendant trop loin ; la troisième, en la rendant trop nécessaire : ce qui tend au renversement de la piété.

Pour prévenir la première, nous avons fait voir (3) avant toutes choses, ce que c'était chez les vrais spirituels que l'oraison qu'on nomme passive ou de quiétude ; où il a fallu faire deux choses : la première d'exclure les fausses idées; la seconde, d'établir les véritables. Et d'abord nous avons montré « que ce qu'on appelle oraison passive, n'est ni extase ni ravissement, ni révélation ou inspiration et entraînement prophétique (4). » Au contraire l'esprit des vrais mystiques, et entre autres du B. P. Jean de la Croix, est d'exclure toutes ces motions extraordinaires qu'ils réservent

 

1 Ci-dessus, liv. V, n. 37; liv. VIII ; n. 14. — 2 Liv. X, n. 1, 2. — 3 Liv. VII, n. 2. — 4 Ibid., n. 4.

 

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à l'inspiration et aux états prophétiques. Ce n'est donc pas en cela qu'il faut mettre l'oraison passive. Il ne la faut mettre non plus, et c'est ce qu'il faut soigneusement observer, dans les motions et inspirations de la grâce commune à tous les justes, parce que de cette manière « tous les justes seraient passifs, et il n'y aurait plus de voie commune, » ainsi qu'on l'a dit ailleurs ; et c'est ici un des fondements de la vraie doctrine mystique.

Après avoir exclu les fausses idées de l'oraison passive ou de quiétude, en disant ce qu'elle n'est pas, il a fallu en venir à dire ce qu'elle était ; et pour cela on n'a fait que suivre les sentiments des vrais et doctes spirituels, à la tête desquels on a mis le B. P. Jean de la Croix ; d'où l'on a conclu (1) « que l'état passif est une suspension et ligature des puissances et facultés intellectuelles; » c'est-à-dire de l'entendement et de la volonté, qui par cette suspension demeurent privés de certains actes qu'il plait à Dieu de leur soustraire, et en particulier de tous les actes discursifs. Ce n'est donc point une suspension de tous les actes du libre arbitre, mais seulement de ceux qu'on vient de marquer, qui sont les mêmes que l'on nomme aussi réflexes ou réfléchis, de propre industrie et de propre effort : tous ces actes sont suspendus dans les moments que Dieu veut, en sorte qu'il n'est point possible à l’âme de les exercer dans ces moments : c'est ce qu'enseigne le P. Jean de la Croix, comme il a été démontré par cent témoignages certains (2). On y joint ceux de sainte Thérèse, du Père Baltasar Alvarez, un de ses confesseurs (3), et de saint François de Sales en divers endroits, surtout dans ceux où il règle l'oraison de la Mère de Chantal (4). Voilà une claire définition de l'oraison qu'on nomme passive ; tant qu'on ne la prendra pas par cet endroit-là, on ne fera que discourir en l'air, sans seulement effleurer la question. Ce fondement supposé, il faut ajouter encore que cette suspension d'actes ne doit pas être étendue hors du temps de l'oraison, comme il a été démontré (5), et enfin que cette oraison extraordinaire ne décide rien pour la sainteté et pour la perfection des âmes que Dieu y appelle (6). Il ne faut pas regarder ces

 

1 Liv. VII, n. 9. — 2 Ibid., n. 9, 30. — 3 Ibid., n. 10, etc.— 4 Liv. VIII, n. 26, 31, etc. — 5 Liv. VII, n. 9, 10, 13, 17; liv. VIII,n. 28, 29.— 6 Lib. VIII, n. 11,12.

 

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remarques comme de pure curiosité, et les réflexions suivantes en feront voir l'importance.

Voici donc la grande illusion du quiétisme : c'est d'étendre ces soustractions et suspensions au de la des bornes. C'est une grâce de Dieu très-utile aux âmes de demeurer quelquefois sans pouvoir faire aucun effort ; et par ce moyen l'oraison passive tient comme le milieu entre les extases ou visions prophétiques et la voie commune. La dernière, selon son nom, n'a rien d'extraordinaire : l'autre est toute miraculeuse : l'oraison passive marche entre deux, et n'a rien d'extraordinaire que la soustraction des actes qu'on a marqués, tels que sont principalement les actes discursifs (1) : ce qui lui donne le nom de surnaturelle, au sens qu'on a expliqué par la doctrine et les expressions de sainte Thérèse.

La fin que Dieu se propose dans cette oraison a aussi été expliquée, lorsqu'on a dit (2) que par ces suspensions et soustractions Dieu accoutume les âmes à se laisser manier comme il lui plait, et que leur faisant expérimenter qu'elles ne peuvent rien par leurs propres forces, il les tient profondément abaissées sous sa divine opération, sans pouvoir souvent exercer d'autre acte que celui de se soumettre et d'attendre.

Ce fondement supposé et l'oraison dont il s'agit étant définie, il faut encore ajouter que cette suspension d'actes ne doit pas être étendue hors des moments où Dieu veut que certaines âmes ressentent leur impuissance; en sorte que dans tout le temps que cette opération divine se fait sentir, l’âme demeure en attente de ce que Dieu voudra l'aire en elle, et ne s'excite point à agir. Mais l'erreur des quiétistes est d'étendre à tout un état cette disposition passagère, comme il a été expliqué (3).

Une des raisons qu'on eu allègue est qu'il ne faut point prévenir Dieu, puisque c'est lui qui nous prévient; mais seulement le suivre et le seconder : autrement ce serait vouloir agir de soi-même. Mais c'est là réduire les âmes à l'inaction, à l'oisiveté, à une mortelle léthargie. Il est vrai que Dieu nous prévient par son inspiration ; mais comme nous ne savons pas quand ce divin souffle veut venir, il faut agir sans hésiter comme de nous-mêmes, 

1 Ci-desssus, liv. VII, n. 6, 8. — 2 Liv. VII, n. 11., 16. — 3 Liv. VII, n. 15.

 

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quand le précepte et l'occasion nous y déterminent, dans une ferme croyance que la grâce ne nous manque pas.

Nous avons produit plusieurs passages et de l'Ecriture et des Saints pour établir ce propre effort du libre arbitre, qui s'excite au bien : mais le plus clair est celui de saint Augustin, où raisonnant sur le nom de la grâce, qui est un secours, il dit qu'on n'aide que celui qui fait volontairement quelques efforts (1). Le passage est beau et précis, et le lecteur attentif aura de la joie à le relire. Ce grand défenseur de la grâce en composant un si bel ouvrage, un des plus doctes qu'il ait composés pour la soutenir, assurément ne vouloir pas dire que le. libre arbitre prévenait la grâce dans les actions de piété : il voulait dire seulement que dans l'occasion on doit toujours tâcher, toujours s'efforcer, toujours s'exciter soi-même, conari : et croire avec tout cela que quand on tâche et quand on s'efforce, la grâce a prévenu tous nos efforts.

Il est vrai que, lorsque la grâce se fait sentir de ces manières vives et toutes-puissantes, qui ne laissent pour ainsi dire aucun repos à la volonté, souvent il ne faut que se prêter à son opération et la laisser faire; mais c'est une erreur aussi grossière que dangereuse, de croire qu'en ce lieu d'exil on en vienne à un état où il ne faille plus faire de ces doux et volontaires efforts. Nous avons prouvé le contraire en cent endroits de ce livre : il y a été démontré que c'est tenter Dieu que d'agir d'une autre sorte, et que c'est une illusion qui mène au fanatisme. David qui reconnaît si souvent que Dieu nous prévient, nous invite aussi quelquefois à le prévenir : Prœoccupemus faciem ejus (2). Il ne faut ressembler ni au pélagien qui croit prévenir la grâce par son libre arbitre ni au quiétiste qui en attend l'opération dans une molle oisiveté.

Pour recueillir ce raisonnement et le faire voir comme d'un coup d'oui, nous arrangerons quatre propositions.

1. La. manière d'agir naturelle et ordinaire est de discourir et d'exciter sa volonté par des réflexions et des représentations intellectuelles des motifs dont elle est touchée.

2. Cette manière d'agir n'est pas absolument nécessaire à la

 

1 Depecc. mer., lib. II, n. 6; ci-dessus, n. 18. — 2 Psal. XCIV, 2.

 

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piété : on peut agir par la seule foi, qui de sa nature n'est pas discursive, et c'est ce qui fait la contemplation.

3. Dieu, qui est le maître de l’âme, peut encore la pousser plus loin; en sorte que non-seulement elle n'use plus de discours, mais même qu'elle ne puisse plus en user, qui est ce qu'on appelle la suspension des puissances, ou l'oraison et contemplation passive, infuse et surnaturelle.

4. La contemplation ni active ni passive n'est que passagère et comme momentanée en cette vie, et n'y peut être perpétuelle. Nous avons posé ces principes selon saint Thomas (1) ; et la conclusion de tout cela est que si certains actes, comme les demandes, les actions de grâces et ceux de foi explicite sur certains objets, cessent pour un temps dans l'oraison et recueillement actuel, on les retrouve en d'autres moments, comme nous l'a enseigne le docte Père Baltasar Alvarez (2); en sorte que la suspension n'en est jamais absolue, quoi qu'en disent les faux mystiques, en quelque état que ce soit.

Nous avons aussi remarqué que le B. P. Jean de la Croix en parlant des états perpétuellement passifs, ne trouve personne à y mettre que la sainte Mère de Dieu (3).

Pour aller jusqu'au principe, nous avons montré (2) par saint Thomas, qu'un acte continuel de contemplation et d'amour est un acte des bienheureux : et par saint Augustin, que si ces moments heureux de contemplation pouvaient durer, ils deviendraient quelque chose qui ne serait point cette vie : ce qu'il répète si souvent et en tant de façons, qu'il est inutile d'en rapporter les passages. En voici un qui me vient, sur ce verset du psaume XLI : Mon âme, pourquoi me troublez-vous? «Nous avons senti avec joie la douceur intérieure de la vérité : nous avons vu des yeux de l'esprit, quoiqu'en passant et rapidement, je ne sais quoi d'immuable : pourquoi donc me troublez-vous encore? Et l’âme répond dans le silence : Quelle autre raison puis-je avoir de vous troubler, sinon que je ne suis pas encore arrivée au lieu où se trouve cette douceur qui m'a ravie en passant? » Voilà ce qu'on

 

1 Ci-dessus, liv. I, n. 20, et liv. X, n. 16. — 2 Ci-dessus, liv. VII, n. 10. — 3 Ibid., n. 24. — 4 Ci-dessus, liv. I, n. 20.

 

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sent ; voilà ce qu'on aime dans l'acte de contemplation, toujours passager en cette vie. Cent endroits semblables des autres Pères je pareille autorité enrichiraient ce chapitre, si la vérité dont il s'agit n'était pas constante.

Une des erreurs des faux mystiques que nous avons souvent relevée, est d'attacher la perfection et la purification de l’âme à l'état passif. Il a été démontré par plusieurs raisons, et en particulier par l'exemple de saint François de Sales (1), que cette doctrine est aussi fausse que dangereuse, puisque sans être élevé à cette oraison, ce saint évêque est parvenu à la plus haute perfection du pur amour. Il a même très-clairement expliqué que sans l'oraison de quiétude, on arrive à un état autant et plus méritoire qu'on peut faire par son secours (2). Nous avons vu la même doctrine dans sainte Thérèse, et on en peut voir les passages aux endroits cités à la marge et dans la préface de ce livre (3). Il est donc très-clairement démontré, et par principes théologiques, et encore par des témoignages et des exemples certains, que c'est pousser l'oraison passive au de la des bornes marquées par nos pères, que de la donner comme nécessaire à la pureté et perfection de l'amour.

Nous avons soigneusement distingué les actes directs et réfléchis, aperçus et non aperçus, empressés ou inquiets et paisibles (4). Nous avons exclu les derniers de l'état de perfection (5); mais il faut bien prendre garde qu'outre l'empressement et l'inquiétude, il y a une excitation douce et tranquille de soi-même et de sa propre volonté, un simple et paisible effort de son libre arbitre avec la grâce, qui est inséparable de la piété durant tout le cours de cette vie.

Il est vrai que nous avons vu (6) qu'il y a des actes de simplicité ou même de transport, qui échappent à notre connaissance, ou plutôt à notre souvenir ; mais si l'on n'y regarde de près, ces actes seront un prétexte aux âmes infirmes et présomptueuses pour ne rien faire du tout, et cependant se persuader qu'elles auront fait

 

1 Ci-dessus, liv. VII, n. 28 et suiv.; liv. IX, n. 11. — 2 Ibid., n. 12. —3 Ibid., n. 13 ; Préf., n. 6 et 7. — 4 Ci-dessus, liv. V, n. 1, 9 et suiv. — 3 Ci-dessus, liv. VIII, n. 1, 37. — 6 Liv. V, n. 9.

 

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de grandes choses, que leur propre sublimité leur aura cachées. Ces âmes doublement prises dans les lacets du démon par oisiveté et par orgueil, ne lui échapperont jamais. Quelque cachées que soient souvent aux âmes parfaites certaines bonnes dispositions de leur cœur (1), on en doit toujours avoir assez pour pouvoir dire avec David : « Mon Dieu, je n'ai point élevé mon cœur (2) ; » et avec Job : « Qu'il me pèse dans une juste balance, et qu'il connaisse ma simplicité (3); » et avec saint Paul : « C'est là notre gloire, le témoignage de notre conscience (4) ; » et encore : « Je ne nie sens coupable de rien (5); » et encore : « Ma conscience me rend témoignage (6) ; » et encore : «J'ai soutenu un bon combat, et la couronne de justice m'est réservée (7) ; » et avec saint Jean : « Si notre cœur ne nous reprend pas, nous aurons confiance en Dieu ; et tout ce que nous demanderons nous sera donné, parce que nous gardons ses commandements, et que nous accomplissons ce qui lui plaît (8) ; » et un peu au-dessus : « C'est en cela que nous connaissons que nous sommes enfants de la vérité, et ainsi nous fortifions et encourageons notre cœur en sa présence (9). » Mettons-nous donc en état d'avoir ce fidèle appui d'une bonne conscience ; il sera parfait et véritablement désintéressé, s'il est accompagné de la purification et désappropriation, dont nous parlerons bientôt. et qui consiste à bien croire que tout don parfait vient d'en haut (10). Ne cherchons donc point à étouffer les réflexions sur nous-mêmes, c'est-à-dire ni sur nos péchés, ni sur les grâces que Dieu nous fait, puisque ces réflexions se tournent en pénitence, en actions de grâces et en l'humble témoignage d'une bonne conscience.

Au reste j'ai cru devoir joindre, selon la coutume de l'Eglise, à la doctrine que j'ai opposée au quiétisme la réfutation et la flétrissure des livres où les maximes de cette secte sont contenues. Les erreurs ne s'enseignent pas toutes seules : elles s'introduisent par des livres et par des personnes ; et c'est pourquoi ceux qui condamnent les mauvais dogmes, n'en doivent point épargner les auteurs, ni leur chercher des excuses dans les ambiguïtés et variétés

 

1 Ci-dessus, liv. V, n. 5-7. — 2 Psal. CXXX, 1. — 3 Job, XXXI, 6. — 4 II Cor., I, 12. — 5  I Cor., IV, 4. — 6 Rom., IX, 1. — 7 II Timoth., IV, 7. — 8  I Joan., III, 21, 22. — 9 Ibid., 19. — 10 Jac., I, 17.

 

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qui se trouvent souvent dans leurs paroles. C'a été la règle l'Eglise de regarder où vont leurs principes, et où tend toute la suite de leurs expressions, comme j'ai tâché de l'expliquer en divers endroits (1). Cette secte et les autres sectes de même nature ont été de tout temps si artificieuses, que jamais il n'y a rien eu de plus difficile que de leur faire avouer leurs sentiments. La sincérité et la charité m'obligent à dire que ces gens savent jouer divers personnages. Ils sont si enfants, si on les en croit, et d'une telle innocence, que souvent ils signeront ce que vous voudrez, sans songer s'il est contraire à leurs sentiments, car ils savent s'en dépouiller à leur volonté : en sorte que ce sont les leurs sans être les leurs, parce qu'ils n'y sont, disent-ils, jamais attachés : leur obéissance est si aveugle, qu'ils signent même sans le croire ce qui leur est présenté par leurs supérieurs : rien cependant n'entre dans leur cœur, à ce qu'ils avouent eux-mêmes ; et à la première occasion vous les retrouverez tels qu'ils étaient. Ce n'est pas sans nécessité et sans l'avoir expérimenté que je leur rends ce témoignage : et on ne peut trop recommander la vigilance et l'attention à ceux qui sont chargés de leur conscience.

Le traité qui suivra celui-ci, entrera encore plus avant dans la matière du pur et parfait amour. Comme il ne s'y agira plus guère de découvrir les sentiments outrés des faux mystiques de nos jours, on expliquera par principes et dans toute son étendue la nature de l'amour divin, en posant ce fondement de saint Paul : « La charité ne cherche point ses propres intérêts : » Non quœrit quœ sua sunt (2). Ce qui montre que par sa nature elle est désintéressée, et qu'un amour intéressé n'est pas charité.

En même temps il ne laisse pas d'être véritable qu'elle «aime la béatitude, et c'est un second principe qu'il sera aisé d'établir. On montrera donc par l'Ecriture et par les Pères, que c'est le vœu et la voix commune de toute la nature, et des chrétiens comme des philosophes, qu'on veut être heureux et qu'on ne peut pas ne le pas vouloir, ni s'arracher ce motif dans aucune des actions que la raison peut produire, en sorte que c'en est la fin dernière, ainsi qu'on le reconnaît dans toute l'Ecole.

 

1 Ci-dessus, liv. I, n. 28; liv. II, n. 23; liv. X, n. 1. — 2 I Cor., XIII, 5.

 

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Dès là donc il n'est pas possible à la charité de se désintéresser à l'égard de la béatitude : ce qui se confirme par la définition de la charité que donne saint Thomas (1), qui est que « la charité est l'amour de Dieu, en tant qu'il nous communique la béatitude, en tant qu'il en est la cause, le principe, l'objet, en tant qu'il est notre fin dernière. C'est le propre de la charité, dit ce saint docteur, d'atteindre notre fin dernière, en tant qu'elle est fin dernière ; ce qui ne convient à aucune autre vertu : » Charitas tendit in finem ultimum, sub ratione finis ultimi; quod non convenu alicui alii virtuti (2).

Ces en tant, que ce saint docteur répète sans cesse en cette matière, sont usités dans l'Ecole pour expliquer les raisons formelles et précises : en sorte que d'aimer Dieu, comme nous communiquant sa béatitude, emporte nécessairement que la béatitude communiquée est dans l'acte de charité une raison formelle d'aimer Dieu, par conséquent un motif dont l'exclusion ne peut être qu'une illusion manifeste.

C'est ce qui fait ajouter à ce saint docteur, « que si par impossible Dieu n'était pas tout le bien de l'homme, il ne lui serait pas la raison d'aimer (3) : » c'est-à-dire qu'il ne serait pas un motif formel et une raison précise pour laquelle il aime. D'où il s'ensuit que c'est à l'homme un motif d'aimer Dieu, que Dieu soit tout son bien, c'est-à-dire, en d'autres mots, sa béatitude.

Cette doctrine de saint Thomas est tirée de saint Augustin (4), qui partout exprime l'amour qu'on a pour Dieu, par le terme de frui, jouir, qui enferme en sa notion la béatitude, puisqu'elle n'est précisément autre chose que la jouissance ou commencée ou accomplie de l'objet aimé.

C'est donc une illusion d'ôter à l'amour de Dieu le motif de nous rendre heureux ; et c'est une contradiction manifeste de dire d'un côté, avec saint Thomas, qu'on doit aimer Dieu en tant qu'il nous communique la béatitude, et de l'autre, exclure la béatitude d’entre

 

1 IIa IIae, q. 23, art. 1, c. 5; q. 21, art. 2, ad I ; q. 26, I, c; q. 26, 1, c. IV. — 2 Q. 23, 7. c, et ad 2, art. 8, etc.; q. 26, 1, ad 1 ; q. 27, art. 3, c, etc. — 3 Ibid., q. 26, art. 13, ad 3. — 4 De Doctrina christ., lib. I , n. 3 et seq.; lib. III, n. 10.

 

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les motifs de l'amour, puisque la raison d'aimer ne s'explique pas d'une autre sorte.

Au reste ces raffinements introduits dans la dévotion ne sont pas de peu d'importance. L'homme à qui l'on veut faire accroire qu'il peut n'agir pas par ce motif d'être heureux, ne se reconnaît plus lui-même, et croit qu'on lui en impose en lui parlant d'aimer Dieu comme en lui parlant d'aimer sans le dessein d'être heureux : de sorte qu'il est porté à mépriser la dévotion comme une chose trop alambiquée, ou il s'accoutume en tout cas à la mettre dans des phrases et dans des pointillés.

Pour s'élever au-dessus de toutes ces faibles idées, il faut avec saint Augustin entendre la béatitude comme quelque chose au-dessus de ce qu'on appelle intérêt, encore qu'elle le comprenne, puisqu'elle comprend tout le bien et que l'intérêt en est une sorte. C'est l'idée non-seulement de saint Augustin et des autres Pères de même âge et de même autorité; mais encore, et je le dirai sans hésiter, c'est l'idée, pour ainsi parler, de Jésus-Christ même dans tout l'Evangile, et en particulier lorsqu'au rapport de saint Paul il a prononcé cette divine parole, « qu'il est plus heureux de donner que de recevoir (1). » Par où il veut dire, non pas précisément qu'il est plus utile, mais outre cela principalement qu'il est meilleur, qu'il est plus noble, plus excellent et plus pur : qui est l'idée digne et véritable qu'il attachait à ce terme, il est plus heureux.

Cette idée est celle que je trouve dans la plupart des anciens Pères. Si je l'ai bien remarqué, saint Anselme, auteur du siècle onzième, est le premier qui a défini la béatitude par l'utilité ou l'intérêt en l'opposant à l'honnêteté et à la justice : la subtilité de Scot s'est accommodée de cette distinction ; mais il me sera aisé de faire voir que saint Anselme et ceux qui l'ont suivi, en exprimant la béatitude d'une manière plus basse, n'ont pourtant pas renoncé à l'idée plus grande et plus noble que Dieu même, en nous formant, avait attachée à ce beau mot.

Pour en découvrir toute la beauté, il nous faudra expliquer avec saint Augustin, que l'idée de la béatitude est confusément l'idée

 

1 Act., XX, 35.

 

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de Dieu : que tous ceux qui désirent la béatitude, dans le fond désirent Dieu, et que ceux-là même qui s'écartent de ce premier Etre, le cherchent à leur manière sans y penser, et ne s'éloignent de lui que par un reste de connaissance qu'ils ont de lui-même : ainsi aimer la béatitude, c'est confusément aimer Dieu, puisque c'est aimer l'amas de tout bien : et aimer Dieu, en effet c'est aimer plus distinctement la béatitude.

L'idée de la récompense ne rend pas la charité plus intéressée, puisque la récompense qu'elle désire n'est autre que celui qu'elle aime, et qu'elle ne lui demande ni honneurs, ni richesses, ni plaisirs, ni aucun des biens qu'il donne pour s'y arrêter, mais lui-même. C'est donc en vain qu'on allègue un passage de saint Bernard où il dit, que « l'amour ne veut point de récompense (1) : » il s'expliquera lui-même plus commodément en son lieu : qu'il nous soit permis en attendant de lui donner pour interprète saint Bonaventure, c'est-à-dire un séraphin embrasé d'amour, et de résoudre ce nœud par cette courte distinction : l'amour, selon saint Bernard, ne veut point de récompense, où l'espérance de la récompense est imparfaite et diminue l'amour : si vous l'entendez de la récompense créée, saint Bonaventure l'accorde ; mais si vous l'entendez de la récompense incréée, ce grand auteur le nie (2).

La raison profonde et fondamentale de cette distinction est que la récompense incréée est cette récompense que saint Augustin appelle perfectionnante : merces perficiens (3). Quand l'homme borne l'amour de la récompense dans des biens au-dessous de lui, la récompense qu'il cherche est pour ainsi dire dégradante, ravilissante et déshonorante ; mais quand il veut pour sa récompense Dieu même et tous les biens de l’âme et du corps qui en suivent la possession, c'est là une récompense perfectionnante, parce qu'elle donne la perfection à son être aussi bien qu'à son amour. L'homme a pour mérite l'amour commencé, et il a pour récompense l'amour consommé; en sorte que sa récompense, loin de diminuer son amour, en est le comble ; et le désir de la récompense est si peu la diminution de l'amour, qu'au contraire il en

 

1 De dilig. Deo, c. VII, n. 17. — 2 Bonav., in III, dist. 26, art. 1. ad 5. — 3 De Doct. christ., lib. I, c. XXXII, n. 35; De perfect. just., c. VIII, n. 17.

 

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recherche la perfection, et que c'est là son digne et parfait motif.

J'ai mis avec Dieu, comme récompense, tous les biens du corps et de l’âme qui en accompagnent la possession, non-seulement parce qu'on ne peut pas ne pas chérir les récompenses qui nous sont données d'une main si amie et si naturellement bienfaisante, mais encore parce que ces biens ne sont qu'un regorgement, et si l'on me permet ce mot, une redondance de la possession de Dieu, qui fait le fond de la récompense; c'est pourquoi saint Bonaventure nous apprend que tout cela est l'objet de la charité , à cause (remarquez ces mots) que la charité, le vrai et parfait amour, regarde la béatitude avec l'universalité de tous les biens qu'elle comprend, tant essentiels qu'accidentels (1). Voilà l'objet, voilà le motif qu'on ne peut jamais exclure de la charité. Ce sont là ces nobles récompenses, comme les appelle saint Clément d'Alexandrie (2), qui épurent l'amour loin de l'affaiblir : récompenses en effet si nobles, qu'où ce n'est point un intérêt, ou si c'en est un, le désintéressement n'est pas meilleur.

C'est en effet une fausse idée des nouveaux mystiques de donner pour objet à la charité la bonté de Dieu, en excluant de l'état parfait tout rapport à nous : autrement il faudrait ôter de ce grand précepte de l'amour de Dieu : Tu aimeras le Seigneur, puisque le mot de Seigneur a rapport à nous. Bien plus il faudrait rayer ce terme : Le Seigneur ton Dieu, puisqu'il n'est pas notre Dieu sans ce rapport. Il s'ensuivroit encore de cette doctrine, que l'amour que nous avons pour Dieu comme étant notre premier principe et notre dernière fin, ne serait pas un amour de charité : erreur qui est réfutée, après saint Thomas, par toute la théologie.

Ne croyons donc pas déroger à la charité en aimant Dieu comme une nature créatrice et conservatrice, encore que tous ces mots aient rapport à nous : ni en l'aimant comme Sauveur, et Jésus comme Jésus, encore que notre salut soit enfermé dans ce titre et en fasse la douceur. Puis-je aimer Jésus-Christ comme mon Sauveur, sans aimer par le même amour mon salut même

 

1 Bonav., etc., q. 2, ad 2. — 2 Strom., lib. IV.

 

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par lequel il est fait Sauveur? C'est pousser l'illusion trop loin que de croire que ces motifs dérogent, je ne dirai pas à l'amour, mais à l'amour le plus pur.

Par la même raison c'est aimer, et aimer du plus pur amour, que d'aimer Dieu comme une nature bienfaisante et béatifiante : tout cela étant en Dieu une excellence qui ne peut pas ne pas être aimée, ni ne pas servir de motif à l'amour, comme il a été expliqué.

Nous concluons de ces beaux principes qu'il ne faut pas craindre que celui, qui aime Dieu souverainement, en se servant du motif de la récompense ou de la béatitude éternelle, puisse tomber dans le vice de rapporter Dieu à soi, puisqu'il est de la nature de cette récompense perfectionnante et de cet amour jouissant, d'attacher l’âme à Dieu plus qu'à elle-même : personne ne s'est jamais confessé, ni ne se confessera jamais d'avoir rapporté à soi même comme à sa dernière fin l'amour où l'on aime Dieu souverainement comme son éternelle récompense : ces péchés sont inconnus aux confesseurs, et ne subsistent que dans les idées de quelques spirituels, dont il faudra en son lieu expliquer béni-gnement la bonne intention, mais non pas laisser jamais ébranler cette immuable vérité de la foi : que l'amour souverain de Dieu animé par le motif du moins subordonné de la récompense, pour ne pas entrer plus avant dans la question, est un vrai amour de charité, qui croissant comme il doit faire avec ce motif, peut devenir un pur et parfait amour.

Et quant à ces abstractions et suppositions impossibles, dont nous avons tant parlé, nous en parlerons encore pour faire voir en premier lieu, « qu'il ne faut pas permettre aux âmes peinées d'acquiescer à leur désespoir et à leur damnation apparente ; mais avec saint François de Sales les assurer que Dieu ne les abandonnera pas : » ainsi qu'il est porté dans l'article XXXI parmi les XXXIV (1). Nous exposerons à fond les conseils de saint François de Sales : et en même temps nous montrerons que c'est une erreur d'employer ces suppositions impossibles, pour séparer les motifs de l'amour les uns d'avec les autres. On dit par exemple : On

 

1 Ci-dessus, p. 363.

 

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aimerait Dieu, quand par impossible il faudrait l'aimer sans récompense ; donc la récompense n'est pas une raison d'aimer, et l'amour parfait exclut ce motif. C'est une erreur semblable à celle-ci : On aimerait Dieu, quand par impossible il ne serait pas Créateur, puisque la création ne rend pas sa nature plus excellente : donc il faut exclure le motif de la création, lorsqu'on veut aimer purement. De même on aimerait Dieu, et on l'aimerait souverainement, quand il ne nous aurait pas donné pour Sauveur son Fils unique : donc cette parole du Sauveur : « Dieu a tant aimé le monde, qu'il lui a donné son Fils unique (1), » n'est pas un motif d'amour ; donc c'est d'un amour imparfait et qui n'est pas de charité, que parle saint Jean, lorsqu'il dit : « Aimons Dieu, parce qu'il nous a aimés le premier, et qu'il a envoyé son Fils pour être le Sauveur du monde (2) : » donc ce parce que de saint Jean n'exprime pas un motif du vrai et parfait amour : donc ce doux nom de Jésus, qui réjouit le ciel et la terre, ne nous est pas proposé comme un moyen et une raison de toucher les cœurs : et l'amour pur et parfait exclut ce motif. Tout cela que serait-ce autre chose, que de vains raisonnements qui tendraient à l'extinction de la piété ?

Si l'on voulait pousser à bout la subtilité et s'abandonner à son génie, il ne faudrait que dire encore : On aimerait Dieu souverainement, quand on ne songerait pas à la volonté par laquelle il a disposé de nous et de toutes choses. Car en faisant abstraction de ce rapport, sans lequel Dieu pouvait être, puisqu'il pouvait être sans rien créer, il ne laisserait pas d'être souverainement aimable : donc la conformité de notre volonté à celle de Dieu n'est pas le motif de l'amour et du pur amour, et il n'y a qu'à se perdre abstractivement dans l'excellence de l'être divin. Ainsi les motifs de l'amour s'évanouiront l'un après l'autre ; et à force de vouloir affiner l'amour, il se perdra entre nos mains. N'en disons pas davantage, de peur de faire insensiblement le livre dont nous voulons seulement donner le plan.

J'ai déjà comme ouvert l'entrée à cette doctrine (3) ; mais je me

 

1 Joan., III, 16. — 2 1 Joan., IV, 10, 19. — 3 Ci-dessus, liv. III, n. 3; liv. IX, n. 7.

 

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vois obligé de la mettre avec la grâce de Dieu dans la dernière évidence (1) : et pour mieux assurer la foi des fidèles, je m'unirai aux colonnes de l'Eglise, c'est-à-dire sans affectation à quelques-uns des principaux d'entre les évêques, comme feront volontiers, j'ose l’assurer, ceux qui se proposent d'écrire sur cette matière.

Nous n'oublierons pas dans ce livre la vraie et solide purification de l'amour, dont les mystiques de nos jours ne parlent guère ; elle se fait par la foi en ces paroles : « Tout don parfait vient de Dieu (2) : » et : « Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu (3)? » et : « Sans moi vous ne pouvez rien (4). » Nous avons touché cette admirable purification (5), en montrant l'abandon parfait où, sans établir en soi-même aucune partie de sa confiance, on donne tout à Dieu : Ut totum detur Deo, comme disent saint Cyprien et saint Augustin. Telle est la véritable purification de l'amour : telle est la parfaite désappropriation du cœur qui donne tout à Dieu, et ne veut plus rien avoir de propre. Chose étrange ! on ne voit point éclater une si parfaite purification et désappropriation dans les écrits des nouveaux mystiques. Nous leur avons vu établir la pureté de l'amour dans la séparation des motifs qui le pouvaient exciter ; mais la méthode que nous proposons, s'il la faut appeler ainsi, qui est celle que saint Augustin a prise de l'Evangile, ne craint point de rassembler tous les motifs pour se fortifier les uns les autres ; et pour épurer l'amour de Dieu de tout amour de soi-même, elle entre profondément dans cette foi, qui est le fondement de la piété, qu'on ne peut rien de soi-même, et qu'on reçoit tout de Dieu à chaque acte, à chaque moment. C'est ainsi que le cœur se désapproprie : sans cette purification, tout ce qu'on fait pour épurer l'amour ne fait que le gâter et le corrompre ; et plus on le croira pur, plus il sera disposé à devenir la pâture de notre amour-propre.

 

CONCLUSION.

 

Toute la vie chrétienne tend au pur et parfait amour, et tout chrétien y est appelé par ces paroles : « Vous aimerez le Seigneur

 

1 Ci-dessous, Addit. et Correct., n. 6. — 2 Jac., I, 17. — 3 I Cor., IV, 7. — 4 Joan., XV, 5. — 5 Ci-dess., liv. X, n. 18.

 

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votre Dieu de tout votre cœur (1) : » c'est là en substance tout ce que Dieu demande de nous : « car qu'est-ce que vous demande le Seigneur votre Dieu, si ce n'est que vous craigniez le Seigneur votre Dieu, et que vous marchiez dans ses voies, et que vous l'aimiez, et que vous serviez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur et de toute votre âme (2)? » Il nous donne pour motif de notre amour ce que Dieu nous est : il est le Seigneur, il est notre Dieu, qui s'unit à nous, ainsi qu'il l'exprime tout de suite par ces paroles : « Le ciel et le ciel du ciel, c'est-à-dire le ciel le plus haut, où sa gloire se manifeste, appartient au Seigneur votre Dieu, avec, la terre et tout ce qu'elle contient ; et toutefois le Seigneur s'est attaché à vos pères et les a aimés, et en a choisi la race (3), » et le reste, qui n'est ni moins tendre ni moins fort, mais qu'il serait trop long de rapporter. D'où il conclut : « Aimez donc le Seigneur votre Dieu (4). » On voit, par tout ce discours, que le chaste et pur objet de notre amour est un Dieu qui veut être à nous; ce qui faisait dire à David : « Qu'ai-je dans le ciel, et qu'ai-je désiré de vous sur la terre? Vous êtes le Dieu de mon cœur, et Dieu est mon partage à jamais (5). » Ainsi ce motif d'aimer Dieu comme le Dieu qui veut être à nous, est du pur amour, et il n'est permis à personne d'exclure ce beau motif, à moins de renoncer aux premiers mots du grand et premier précepte de l'amour de Dieu.

Passons outre : il s'ensuit de tous ces passages et de cent autres, ou plutôt de tout l'Ancien et de tout le Nouveau Testament, que le pur et parfait amour est l'objet et la fin dernière de tous les états, et ne l'est pas seulement des états particuliers qu'on nomme passifs : d'où il faut aussi conclure que le genre d'oraison qu'on nomme passive, soit qu'on y soit en passant, ou qu'on y soit par état, n'est pas nécessaire à la pureté et à la perfection de l'amour où toute âme chrétienne est appelée : par où nous avons montré que ceux qui arrivent à cette oraison n'en sont pour cela ni plus saints ni plus parfaits que les autres, puisqu'ils n'ont pas plus d'amour.

 

1 Deut., VI, 5. — 2 Ibid., X, 12. — 3 Ibid., X, 15. — 4 Ibid., XI, 1. — 5 Psal. LXXII, 25, 26.

 

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La suppression ou suspension de certains actes dans l'état passif, durant le temps du recueillement ou de l'oraison, n'induit pas la suppression ou suspension des mêmes actes hors de ce temps, et on les doit exercer dans l'occasion, ainsi qu'ils sont commandés : de cette sorte il faut souvent répéter les actes de foi explicite, les demandes et les actions de grâces. Il ne faut point regarder les demandes comme intéressées, sous prétexte que c'est pour nous que nous les faisons, et non pas pour Dieu, pour qui il n'y a rien à demander, puisqu'il n'a besoin de rien et qu'il donne tout (1) : ne lui cherchons point d'intérêt, car il n'en a point, et sa gloire est notre salut : et ne croyons pas l'aimer moins, quand, à la manière d'une fidèle épouse, notre âme le cherchera, poussée du chaste désir de le posséder.

1 Act., XVII, 25.

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