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CHAPITRE
VII. Sa gnose est un état d'impassibilité.
SECTION I. L'adage du livre sixième rapporté dans ce chapitre : en quel sens
l'homme partait est sans désir.
SECTION III. Suite du passage où il est parlé de l'apathie du gnostique.
SECTION IV. Suite du même passage, où il est parlé des vertus et de la
perfection de la justice chrétienne.
CHAPITRE VIII. La gnose est la passiveté des mystiques.
CHAPITRE IX. La gnose est un état où l’âme n'a plus besoin des pratiques
ordinaires.
SECTION I. Les gémissements et les précautions renvoyés.
SECTION II. Le gnostique actif.
CHAPITRE X. La gnose parfaite exclut tout désir excite.
SECTION I. Deux réponses qu'on fait aux passages de saint Clément sur les
demandes. Première réponse : S'il est vrai que les demandes attribuées au
gnostique soient passives ?
SECTION II. Seconde réponse : S'il est vrai que les demandes attribuées au
gnostique soient des restes d'imperfection, ou que le parfait gnostique ne
demande rien.
SECTION III. Passage de saint Clément où il fait demander au coryphée : vains
efforts pour éluder.
SECTION IV. S'il y a dans saint Clément un état supérieur à celui qu'il appelle
la gnose.
SECTION V. Sur les désirs, sur l'efficace de la prière intérieure, et sur les
actes réglés.
SECTION VI. Sur l'action de grâces : si elle exclut la demande, et réduit tout
au passif.
SECTION VII. La principale objection se résout par elle-même.
SECTION VIII. Conséquence de la doctrine précédente.
SECTION IX. Si c'est une demande intéressée que de demander les biens
temporels, avec le reste des fidèles et toute l'Eglise.
SECTION X. Si c'est un désir intéressé de désirer les biens éternels.
SECTION XI. Si c'est un désir imparfait et intéressé de désirer la
persévérance, ou l'accroissement de l'amour.
SECTION XII. L'espérance supprimée par une mauvaise version.
SECTION XIII. Deux passages qu'on prétend décisifs, et qui ne concluent rien.
SECTION XIV. Conclusion de l'auteur des Remarques.
RÉFLEXIONS SUR LE CHAPITRE HUITIÈME, DONT LE TITRE EST : La gnose est l'état
passif des mystiques.
Nous sommes arrivés au chapitre
de l'apathie, où l'on trouve d'abord un passage, dont on dit qu'on n'en connaît
point de plus digne d'attention (2). Il le faut exactement considérer.
Premièrement, il faut remarquer
que dans la plupart des passages où saint Clément semble exclure le désir, il se
sert du mot de concupiscence, epithumia, qui ne signifie pas désir
en général, mais ordinairement et presque toujours cupidité, convoitise, qui est
la source des mauvais désirs, principalement de ceux qui nous portent aux
plaisirs des sens. C'est aussi l'acception de ce mot premièrement dans le
Décalogue : Non concupisces, et ensuite dans toutes les Ecritures de
l'Ancien et du Nouveau Testament, et dans saint Clément en cinq cents endroits.
C'est donc une faute dans les Remarques sur saint Clément, de traduire
epithumia, désir, ce qui exclut les bons désirs comme les mauvais ; et c'est
une première remarque qu'il n'y a rien à conclure contre les désirs
1 Strom., lib. VII, p. 739. — 2
Rem., p. 125.
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en général, des passages où se trouve le mot epithumia,
concupiscence, cupidité.
Il faut pourtant remarquer qu'en
un seul endroit, qui est celui du sixième livre que nous avons ici à considérer,
il se sert d'un mot plus général, orexis, qui se prend même pour le bon
désir ; de sorte qu'il semble dire que le gnostique ne désire rien; mais il ne
faut qu'entendre le comment pour renverser le système (a).
Afin qu'on voie mieux toute la suite du passage, il
commence ainsi : « Le gnostique n'a de passions que celles qui sont nécessaires
pour la subsistance du corps, comme la faim et la soif, et les autres de même
nature (1). » Il expose ensuite trois choses, dont l'une regarde Notre-Seigneur,
l'autre les apôtres, et la troisième les autres parfaits. Pour le Sauveur, son
corps conservé par une vertu supérieure n'avait besoin ni de manger, ni de
boire, que pour montrer seulement qu'il n'était pas un fantôme ; et « en un mot,
poursuit-il (2), il était absolument impassible, n'ayant aucun mouvement de
passion, ni de volupté, ni de douleur. » Si l'on ne prend les expressions des
plus grands auteurs avec un esprit d'équité, on leur l'ait tout renverser.
Dira-t-on au pied de la lettre, que Notre-Seigneur n'avait le sentiment ni de la
faim, ni de la soif, ni de la douleur ou de la tristesse, ni de la frayeur, et
de tant d'autres passions marquées expressément dans l'Evangile? Veut-on
attribuer cette erreur à saint Clément? Il ne l'en faudrait plus croire, et il
se détruirait par son propre excès. Entendons donc qu'en ôtant ces passions à
Notre-Seigneur, ce n'est pas le sentiment qu'il lui veut ôter, mais la sujétion,
la nécessité, en un mot l'involontaire. Il passe aux apôtres, qu'il «rend
maîtres
1 Strom., lib. VI, p. 049. — 2 Ibid., p. 650.
(a) Ici se trouve une assez grande lacune, qui
renferme tout le reste de cette première section et toute la seconde ; et M. de
Meaux marque de sa propre main à la marge de son manuscrit, qu'il a transporté
ailleurs plusieurs pages, qui ne se trouvent plus dans cet endroit. (Edit. de
Leroi.)
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après la résurrection de Notre-Seigneur, de la colère, de
la crainte et de la convoitise ; » sans leur donner même « ce qui paraît bon (à
quelques-uns des philosophes quoique non à tous ) dans les mouvements
passionnés, comme sont l'audace, l'émulation, la joie, la cupidité, à cause
d'une certaine fermeté d'âme qui fait qu'ils ne changent en aucune sorte (1). »
Il conclut donc que ces passions, quoique bonnes dans l'opinion de quelques-uns,
ne doivent pas être admises dans l'homme parfait, duquel il exclut
encore, pour les raisons qu'il en apporte, la colère, l'émulation, la jalousie,
l'amitié vulgaire, même la vertu qui tranquillise l'esprit, euthumia; car
rien ne le peine. Ce qu'il finit par ces termes : « Il ne tombe en aucune sorte
dans la concupiscence, ni dans l'appétit : il n'a besoin dans son âme d'aucune
autre chose, étant toujours avec son bien-aimé, et par toutes ces raisons il
fait l'effort qu'il peut pour être semblable à Jésus-Christ jusqu'à
l'impassibilité, eis apatheian.
Avant que de passer outre, je
demande si l'on peut dire avec la moindre apparence que les apôtres soient
parvenus à n'avoir plus aucun mouvement de passion involontaire ? Ce serait être
tout à fait égal à Jésus-Christ, et non pas, comme dit ce Père, faire ses
efforts pour arriver à son apathie. Quand saint Paul disait : Je ne fais pas le
bien que je veux, etc., n'avait-il rien d'involontaire en lui-même ? Et quand on
voudrait répondre, malgré les démonstrations de saint Jérôme, de saint Augustin,
de Cassien même, qu'il ne parlait pas en sa personne : c'est certainement en sa
personne qu'il parlait de cet ange de Satan qui le persécutait, pour réprimer
son orgueil. De quelque façon qu'on l'explique, une passion plus grossière lui
fut donnée pour remède d'une passion plus délicate ; et après cela faire dire à
notre saint prêtre en toute rigueur que l'homme parfait n'a plus de mal à
réprimer, quoique je haie pu encore trouver ce passage, c'est lui faire ignorer
les premiers principes.
Dieu plus, non-seulement les
apôtres étaient capables de mouvements involontaires ; mais encore par la
faiblesse commune de l'humanité, dont ils ne pouvaient pas être tout à fait
exempts, ils
1 Strom , lib. VI, p. 650.
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leur cédaient quelque chose. Par exemple, saint Barnabé
n'était peut-être pas sans quelque passion et sans trop d'adhérence à son sens,
quand il se sépara de saint Paul au sujet de saint Marc. Saint Pierre ne fut pas
sans quelque affection humaine, quand il mérita d'être repris hautement par
saint Paul. On ne pourrait donc pas pousser à bout les propositions de saint
Clément d'Alexandrie, sans le faire tomber dans des erreurs trop grossières pour
un si grand homme.
Qu'est-ce donc qui peut donner
lieu aux fortes expressions de ce Père ? C'est à cause que les apôtres et les
parfaits, s'ils ne venaient pas tout à fait, comme Jésus-Christ, à n'avoir rien
en eux d'involontaire, ils en venaient jusqu'au point qu'ils n'en étaient point
abattus ; et que s'ils rece voient quelques blessures légères, non-seulement ils
n'en recevaient point de mortelles, mais encore ils n'en recevaient point qui
altérât leur santé. Ainsi on croit être sain, quand on n'a plus que de petits
restes de la maladie : on croit être victorieux, quand on a tellement vaincu un
ennemi, qu'il ne combat plus que faiblement.
Nous en dirons davantage sur la
suite de ce passage. En attendant, on en voit assez pour prendre des
tempéraments sur des propositions qui, sans cela, seraient certainement absurdes
et hérétiques.
Et d'abord il est bien certain
qu'il ne s'agit point ici des désirs spirituels. On voit par le dénombrement que
notre auteur fait des sentiments et des appétits qu'il exclut, que ce sont des
sentiments et appétits vulgaires. Quand il dit « qu'on n'a plus besoin d'aucune
autre chose pour son âme, » il faut voir de quoi il parle. «L’âme, dit-il, ne
tombe point dans la convoitise, ni dans l'appétit des choses vulgaires et
sensuelles, » dont il a parlé ; et s'il ajoute qu'elle n'a besoin d'aucune autre
chose, on sous-entend naturellement d'aucune autre chose de même nature. C'est
de quoi il a voulu exempter son sage : et encore avec tout cela, c'est un homme
qui fait les derniers efforts pour parvenir à l'apathie, à l'exemple de
Jésus-Christ; de sorte que sa perfection consiste en partie dans son effort.
Cependant pour contenter les mystiques, il en faut faire un homme entièrement
impassible, et dont l’âme
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n'ait besoin de rien, pas même de demander la grâce de
Dieu.
Mais voici l'endroit important
(1) où l'on met le fort de la preuve : « Qu'a-t-il besoin de courage, n'étant
plus dans les maux, en deinois, au milieu des choses fâcheuses; n'y étant
plus même présent, mais tout entier avec celui qu'il aime (2) ? » Qu'a-t-il
besoin « de la tempérance, puisqu'il n'a point les concupiscences pour
lesquelles elle est nécessaire?» etc. En vérité, je n'aurais pas cru qu'on put
objecter sérieusement de telles propositions. Si on les croit, quels excès ! Si
on ne les croit pas, où est la bonne foi de nous objecter ce que, pour l'intérêt
de la vérité, on est également obligé de résoudre? Cependant on pousse tout à
bout en disant ces mots (3) : «Et la raison pour laquelle il exclut ainsi les
vertus ou forces de l’âme, c'est qu'elle n'a plus de mal à réprimer : c'est que
Dieu est impassible : il n'est pas tempérant pour commander à ses cupidités,
etc. L'homme donc divinisé jusqu'à l'apathie, n'ayant plus de souillure, devient
unique : » ( un seul homme parfaitement uni en lui-même). Ailleurs, il lui
donne aussi l’imperturbabilité, que les philosophes affectaient : « Il est
austère, non-seulement jusqu'à être incorruptible, mais jusqu'à n'être point
tenté. Il a en sa puissance ce qui combat l'esprit (4) : » il n'en est donc pas
entièrement délivré, mais il le tient sous le joug. Dans un état si parfait, «
il use d'une prière qui lui est inspirée de Dieu ; » car il n'y en a point
d'autre parmi les chrétiens. Après cela s'il ajoute que cet homme n'est point
tenté, on voit manifestement que c'est à cause non-seulement qu'il l'est moins
qu'un autre, mais encore parce qu'en s'efforçant et qu'en priant, il veut se
mettre en état de ne l'être pas, autant qu'il se peut en cette vie :
s'unissant, comme il ajoute, le plus qu'il peut, et le plus
spirituellement qu'il lui est possible, os eni malista gnostikos, aux
choses spirituelles.
1 Rem., p. 137. — 2 Strom.,
lib. VI , p. 652. — 3 Rem., p. 138, 139. — 4 Strom., lib.
VII, p. 728.
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Ces restrictions, qu'on trouve
partout encore plus expressément , doivent être toujours présentes à celui qui
lit saint Clément. Ainsi quand il trouve dans ses écrits cette magnifique
ressemblance du gnostique avec Dieu, il doit se souvenir que c'est une
ressemblance que le gnostique « tâche d'avoir et de s'approcher de
l'impassibilité du maître (1), » comme nous l'avons rapporté ailleurs. Si l'on
trouve qu'il n'a plus rien à combattre, il faut penser à tout ce qu'il dit au
livre septième, où il pousse au dernier degré l'idée du gnostique ; et néanmoins
il y montre « qu'il s'élève courageusement contre la crainte, se fiant en
Notre-Seigneur (2). » C'est la posture d'un homme qui la combat, et un peu après
: « Il réprime et châtie sa vue, quand il sent qu'il s'élève un plaisir dans ses
regards (3) ; » Et encore : « Il s'élève contre l’âme corporelle, »
c'est-à-dire, comme il l'explique , contre la partie sensitive de l’âme, «
mettant un frein à l'esprit irraisonnable qui se soulève contre le commandement
(de la raison), parce que la chair convoite contre l'esprit (4) » Il n'y a point
de ressource qu'à dire qu'il s'agit ici d'un nouveau gnostique, mais tout cela
c'est une idée. Il est vrai que saint Clément dit souvent, qu'on peut croître
dans la connaissance (dans la gnose , mais il n'y va que du plus au moins :
partout on combat : partout on prie pour croître dans la perfection : on ne
change point d'état : les combats sont moindres, mais ce sont les mêmes; et
c'est au même qu'on a appelé impassible et imperturbable, qu'on met en main de
même teneur, ce frein pour tenir en bride les passions, et ces armes pour les
combattre. C'est pourquoi l'on est étonné de la réponse que vous donnez à ce
passage (5) : « Il arrivera peut-être que quelqu'un des gnostiques s'abstiendra
de viandes, de peur que la chair ne soit trop emportée dans le plaisir (6). » Je
ne dirai pas de quel plaisir il parle. Il semble que vous jugiez au-dessous d'un
parfait gnostique, c'est-à-dire selon vous, d'un homme passif, de se mortifier,
et vous savez qui sont les mystiques qu'on accuse de cette erreur. Pourquoi leur
fournir des armes? Saint Paul n'était-il pas assez gnostique , quand il
1 Strom., lib. VI , p. 650. — 2
Lib. VII , p. 737. — 3 P. 744. — 4 Pag. 747.— 5 Rem.,
p, 176. — 8 Strom., lib. VII, p. 718.
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disait : « Je châtie mon corps, je réduis en servitude mon
coiffe, » etc. Mais saint Clément se sert du mot de peut-être et de quelqu'un
des gnostiques; ce qui montre que cette pratique est rare, et ne convient pas à
tous. Je l'avoue, mais tout cela n'est qu'éluder. Il n'est au-dessous d'aucun
chrétien, quelque parfait qu'il soit, de mortifier sa chair par quelques
austérités; mais tous ne font pas les mêmes. Ce que tous font généralement,
c'est « premièrement de demander la rémission de leurs péchés : secondement de
ne pécher pas ; et en pratiquant ce précepte, l'oraison est bonne avec le jeûne
(1). » Si donc tous ne pratiquent pas l'abstinence des viandes, aucun n'est
excepté de joindre le jeûne avec la prière ; et saint Clément loue en général la
sentence de ce philosophe qui donne la faim, c'est-à-dire l'abstinence et le
jeune, pour le vrai remède de la sensualité. C'est une erreur de trouver
ce genre de mortification indigne des plus parfaits. Mais au reste, la
restriction que saint Clément apporte ici avec tant de soin, dans le cas
particulier de l'abstinence des viandes, fait voir que s'il y avait eu
d'autres exceptions à faire dans ce qu'il dit du gnostique, il ne les aurait pas
oubliées. Ainsi nous pouvons étendre à tous les gnostiques ce qu'il en dit
généralement ; et ce sera cet impassible, cet imperturbable qu'on verra encore
aux mains avec ses passions, et mettre un frein à la chair qui convoite contre
l'esprit. Si la sensualité n'est jamais assez réprimée, à plus forte raison la
vaine gloire ; et si l'homme parfait n'était point tenté de ce côté-là, saint
Clément ne ferait pas faire au gnostique cette réflexion, que «la sublimité de
sa connaissance ne le doit point jeter dans la vanité (2). »
On voit donc dans ce Père le
même esprit qu'on a vu depuis dans saint Augustin : que la sécurité est trop
dangereuse à l'humilité pour être de cet état ; et c'est pourquoi le sage de
saint Clément « craint non pas Dieu (3) (car on le suppose dans cette parfaite
charité qui bannit la crainte), mais il craint de se retirer de Dieu; » et il
ajoute « que celui qui craint de tomber, veut être incorruptible et impassible.
» Il venait de dire auparavant que la crainte de Dieu, qui est impassible , est
impassible elle-
1 Strom., lib. VI, p. 655. — 2
Lib. VII , p. 778. — 3 Strom., lib. II , p. 377.
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même, c'est-à-dire n'empêche pas l'impassibilité du sage.
Il n'y a point là de
contradiction ; et en tout cas saint Clément l'a conciliée, en nous faisant voir
que cet impassible n'est pas un homme qui le soit absolument, mais un homme
qui le veut être, comme on vient d'entendre : un homme qui demande cette
perfection : qui, comme nous avons vu, a et n'a pas : qui quelque affermi qu'il
soit par l'habitude du bien, cherche encore sa sûreté dans sa crainte. Tout cela
se concilierait naturellement, si l'on n'était point prévenu d'une perfection
qui n'est pas de cette vie dans toute son étendue. Le Saint-Esprit a révélé que
tout homme serait pécheur et imparfait. Selon cette théologie aussi solide que
belle, le gnostique, c'est-à-dire un vrai chrétien , par la grâce qu'il a en
lui, serait impassible et imperturbable, s'il lui laissait déployer toute sa
vertu ; et comme on ne le fait pas en cette vie, c'a été une des raisons qui a
fait dire à saint Clément, qu'il n'y avait point en cette vie de parfait
gnostique, pas même l'apôtre saint Paul.
Si l'on avait expliqué ce Père
selon ces idées qui sont les siennes, on ne lui aurait pas fait dire tant de
prodiges. L'avantage qu'on en tire est bien faible. L'excès , dit-on (1), de ces
expressions, loin d'affaiblir la vérité qu'il veut établir, montre au contraire
combien les merveilles de cet état intérieur surpassent toutes les expressions
communes auxquelles les théologiens rigides et scrupuleux veulent que les
spirituels se bornent. » C'est une idée, ce me semble, assez surprenante de
prendre pour preuve de la sublimité de l'état passif, qu'on appelle ici
l'intérieur et le spirituel, qu'on ne la peut exprimer que par des propositions
absurdes, extravagantes et insoutenables. C'est aussi une méthode peu régulière
et un moyen de tout confondre, de se prévaloir de tout ce qui exagère, et
d'éluder tout ce qui tempère. Pour ce qui est des scrupules de ces théologiens
rigides, quand avant que saint Augustin et avec lui toute l'Eglise catholique
eût clairement expliqué contre les pélagiens l'imperfection de la justice de
cette vie, qui, comme il dit, consiste plus; dans la rémission des péchés que
dans la perfection des vertus, et où l'on
1 Rem., p. 115.
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n'approche de la perfection qu'autant qu'on s'en croit
éloigné ; quand, dis-je, avant ce temps, saint Clément, à la manière des autres
auteurs ecclésiastiques, aurait un peu excédé sur des matières qui n'étaient pas
entièrement éclaircies, les théologiens auraient raison de demander aux nouveaux
mystiques des expressions plus correctes. Mais qu'il leur soit permis de tout
outrer, parce qu'il y a dans les Pères quelques exagérations, cela n'est pas
soutenable.
Quoique la plupart des passages
qu'on allègue ici soient résolus par les réflexions précédentes, on entendra
plus clairement cette matière après le chapitre de la prière. Mais en attendant,
je trouve dans celui-ci quelque chose qui décide et qu'il ne faut pas oublier.
C'est qu'on met la passiveté en ce que l’âme est continuellement « inspirée de
Dieu (1) : non d'une inspiration prophétique et miraculeuse, mais de cette
inspiration commune et journalière , par laquelle il est de foi que l'esprit de
grâce agit et parle sans cesse au dedans de nous, pour nous faire accomplir sa
volonté. » Je l'avoue : il est de foi que dans chaque action de piété, l’âme est
mue par une touche particulière de Dieu, qui l'inspire et la fait agir selon sa
volonté. Mais si c'est là être passif, tout chrétien touché de Dieu le sera
toujours. Ainsi la passiveté ne sera plus un état extraordinaire des parfaits,
mais la grâce commune du christianisme ; ce qui renverse tout le système des
mystiques.
C'est ce qui se confirme encore
par les paroles où l'on prétend prouver la passiveté en ce que l'âme est agie,
où l'on regarde manifestement le passage de saint Paul : « Tous ceux qui sont
mus et agis par l'esprit de Dieu sont les enfants de Dieu. » Si cela est être
passif, encore un coup tout chrétien l'est, et la passiveté ne sera plus que la
condition nécessaire de la grâce chrétienne.
Non-seulement toute âme
chrétienne qui agit bien est mue et
1 Rem., p. 151, 158.
40
agie, puisqu'on veut se servir de ce mot, mais
encore elle est tirée : « Nul ne peut venir à moi que mon Père ne le tire. » Si
c'est là ce qu'on appelle passif, pour une troisième fois la passiveté est
l'état commun de la religion chrétienne ; et les mystiques se sont tourmentés en
vain, en établissant la passiveté comme une grâce extraordinaire pour laquelle
il faut une volonté particulière.
Il est bien vrai que dans l'état
de perfection, on peut n'être pas astreint à certaines pratiques communes ; mais
de mettre parmi ces pratiques dont on se défait, celle qu'on va voir dans ce
chapitre, c'est ce qui étonne. Et parce qu'on y prépare la voie à se passer de
la demande, qui est le principal point de cette matière, il faut ici se rendre
fort attentif au fondement qu'on veut poser.
On renvoie les gémissements aux
commençants (1), sous prétexte que saint Clément dit « qu'on est dans la joie
insatiable de la contemplation (2), » avec laquelle les gémissements et la
componction ne conviennent pas. On ne songe pas que les larmes que versent
l'amour et la pénitence sont pleines de douceur. Nous venons de voir que saint
Clément a mis le gnostique avec ceux qui gémissent dans ce pèlerinage. Saint
Augustin admire la force de la piété , où les larmes ne sont pas sans joie.
David pleurait nuit et jour. Je trouve la componction et les larmes dans tous
les Saints. Saint Pierre en a cavé ses joues. En renvoyant les gémissements
qu'on trouve dans tous les Saints à un état inférieur, on fait croire qu'à force
de devenir sec, on est dans un état plus élevé que tous les Saints, et on
nourrit le plus fin orgueil.
Le gnostique, continue-t-on ,
est dans la stabilité : il n'est plus dans le pèlerinage ; par conséquent il est
exempt de vicissitudes
1 Rem., p. 167. — 2 Strom.,
lib. VI, p. 651.
41
et de précautions, aussi bien que de gémissements. C'est
donc à quoi aboutit cette interprétation qui ôte le pèlerinage ; mais comme elle
est fausse, rétablissons avec le pèlerinage, non-seulement les gémissements,
mais aussi les précautions, comme nous avons vu que fait saint Clément (a)
...
On répète, mais avec d'étranges
exagérations , que l'homme parfait de saint Clément, qu'on veut être l'homme
passif, n'a point besoin des exercices actifs, et qu'il est au-dessus des
pratiques des plus excellentes vertus ; mais au contraire s'il agit, s'il fait
des efforts, s'il prévoit, s'il se précautionne, s'il combat, s'il prie et fait
le reste que nous avons vu et que nous verrons, tout cela tombe. Au reste s'il
fallait montrer dans ce Père son gnostique orné de toutes les vertus, de la
douceur, de la compassion, de la justice et même de la tempérance qu'il semblait
vouloir lui ôter, et de leurs pratiques excellentes, ce seul passage suffirait :
« Il croit, dit-il (1), que la tempérance et la justice sont sa propre fonction
; et que la religion, la piété et la charité sont la fin de toute sa vie (2), »
etc. On peut lire le reste dans le livre. On trouve à peu près la même chose
dans un autre endroit du même livre ; et tout l'ouvrage est si plein de tels
passages, qu'il faudrait le transcrire tout entier pour les rapporter.
Ce que j'avoue sans difficulté,
c'est qu'il ne veut point dans les parfaits cette laborieuse tempérance
qui précède l'habitude, qui, dit-il, selon les sages, n'est point la vertu
des dieux, mais des hommes;c'est-à-dire, n'est point la vertu des
parfaits, mais des faibles, aussi bien, dit-il, que la justice
qu'il appelle humaine, laquelle est bien au-dessous de la sainteté qui est
une justice divine. C'est comme s'il disait que les parfaits n'ont point les
vertus imparfaites, laborieuses, pénibles, comme elles sont appelées dans les
Remarques ; et que nulle vertu n'est digne des parfaits que l'habitude n'en
ait ôté le faible des commencements, ce qui n'a pas de difficulté et n'empêche
pas, comme on a vu, un reste de combat.
1 Strom., lib. IV, p. 525. — 2
Ibid., p. 496. — 3 Lib. VI , p. 676.
(a) Il y a ici, dans le manuscrit, une lacune qui
contient près de deux sections. (Edit. de Paris.)
42
On répète aussi que le gnostique
n'a plus aucun mal à réprimer, paroles que je n'ai pu encore trouver dans
saint Clément. J'y ai bien trouvé qu'il n'est plus dans les maux, au milieu des
choses fâcheuses, en tois deinois. Quoi qu'il en soit, nous avons vu
comment il faut expliquer des expressions semblables.
On objecte saint Clément qui
dit, que dans le gnostique « tout ce qui est vertueux, tout est changé en mieux
par le choix de la gnose que l’âme avait en sa puissance (1) ; » d'où l'on tâche
de conclure la distinction des vertus humaines et naturelles des
mystiques, qu'on pratique dans les voies actives , d'avec leurs vertus
surhumaines et surnaturelles passives. On pourra tirer tout de toutes
choses, si l'on tire cette distinction de vertus humaines et divines, de ce que
saint Clément a dit en général, que ce qui est vertueux se change en mieux.
Mais en laissant là cette distinction des mystiques, dont on parlera ailleurs
plus commodément, on ne pouvait citer d'endroit plus formel que celui-ci contre
l'exclusion des vertus, puisque ce Père met ici très-expressément dans le
gnostique « la douceur, la bénignité, le culte de Dieu, la modestie (2). » Et de
peur qu'on ne s'imagine qu'on n'a pas ces vertus activement, mais passivement,
il dit encore que le gnostique « se crée et se fabrique lui-même » dans la
pratique des vertus; « et en opérant de bonnes œuvres, qu'il se captive lui-même
sous le joug, se donne la mort lui-même, » en mortifiant ses passions ; ce qui
montre la plus véritable action, et tout le contraire de l'état passif.
Si l'on ne voulait exclure que
les vertus qu'on appelle méthodiques, comme il le semble en quelque endroit,
après s'être un peu expliqué, on en pourrait convenir ; mais tout réduire à
l'état passif auquel ce Père ne songe pas, et ranger, comme on fait ici, parmi
les méthodes dont les parfaits se défont, celle de s'abstenir des viandes
pour se modérer dans les plaisirs, c'est une
1 Strom., lib VII, p. 705. — 2 Ibid., p. 716.
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chose nouvelle, non-seulement dans saint Clément, mais
encore à toutes les oreilles chrétiennes.
Quand on prétend établir une si
nouvelle doctrine sur le fondement que « le Verbe est le maître du gnostique
(1), » en entendant l'homme passif, on ne songe pas que le Verbe instruit tous
les Saints et même tous les fidèles.
Le repos est aussi peu à propos,
puisque c'est un repos de cette vie qui n'exclut pas l'action, la précaution, la
prévoyance, le combat, l'effort, ni tout le reste de même nature, comme on a vu
et qu'on verra de plus en plus.
J'omets exprès quelques
passages, parce qu'ils regardent le chapitre où il y aura à parler de la vie
future et de la vision face à face.
Pour l'endroit où il est parlé
des apôtres (2), comme il fait partie de celui que nous avons explique au long,
je n'ai rien à ajouter, et il faut venir à ce chapitre important des désirs et
de la prière.
Comme les passages qui
établissent dans l'homme parfait la nécessité des demandes et par conséquent des
désirs, sont rapportés la plupart dans les Remarques (3), il faut, en les
supposant, considérer seulement ce qu'on y répond.
La réponse se réduit à deux
chefs : l'un, que les désirs et les demandes que notre auteur reconnaît dans le
gnostique, sont des désirs et des demandes passives imprimées de Dieu, et non
excitées par celui qui les produit : l'autre, que ce sont dans les gnostiques
commençants des restes d'imperfection, dont le gnostique parfait est incapable.
Ces deux réponses se coupent. Si
l'on se croyait bien fondé à
1 Strom., lib. VII, p. 702. — 2
S. Clem., lib VI, p. 650. — 3 Rem., p. 185.
44
établir par saint Clément ces désirs et ces demandes
passives, on n'aurait qu'à s'en tenir là, sans dire que les demandes du
gnostique de cet auteur sont des restes d'imperfection. Si aussi l'on espérait
pouvoir faire croire que les demandes dont parle ce Père, sont d'un gnostique
imparfait et commençant, il n'y aurait qu'à lui laisser des désirs et des
demandes tant qu'il lui plairait ; puisqu'on avoue qu'elles compatissent avec
son état. Mais comme on ne trouve dans ce docte prêtre ni le moindre trait de
ces désirs prétendus passifs, ni la moindre idée qu'il regarde ces demandes
comme appartenantes à un état imparfait, l'on va sans cesse d'une solution à une
autre, sans savoir où poser le pied.
Cet embarras où l'on est
paraîtra d'abord, en demandant sur le premier chef de la réponse, quelles
marques donne saint Clément que ces demandes soient passives. Toutes les
demandes dont il parle le sont-elles? comment le peut-on prouver? et s'il y en a
d'activés et de passives, lesquelles le sont? Celles qu'il rapporte de Moïse, de
Marie sa sœur, d'Esther, de Judith, de Susanne (1), de quel genre sont-elles? si
on les dit actives, où sont les passives ? si on les dit passives, où sont les
actives, puisqu'on n'y voit nulle différence? où est-ce qu'on a distingué les
unes d'avec les autres, et y a-t-il un seul trait de cette distinction dans
saint Clément ?
Veut-on venir au particulier?
N'est-ce pas très-activement qu'un homme vulgaire demande la santé? Or c'est
aussi positivement que le spirituel, le gnostique, « demande l'accroissement et
la permanence dans la contemplation : Il les demande, dit-il (2), comme les
hommes vulgaires demandent la perpétuité de la santé. »
Tout est actif dans ce Père. Il
fait toujours agir l'homme par choix, par élection, par préélection,
proairesis, car c'est le terme dont il se sert ordinairement pour signifier
l'usage du libre arbitre : « Dieu veut que nous nous sauvions par nous-mêmes, et
la nature de lame c'est de se pousser, de s'inciter elle-même (3) » Le gnostique
n'est point d'une autre nature. Il n'a par-dessus les autres que l'habitude
contractée par l'exercice, qui n'ôte point
1 S. Clem., lib. IV, p. 521 , 522. — 2
Ibid., lib. VII. — 3 Ibid, lib VI, p. 662.
45
l'usage ordinaire du libre arbitre;. C'est pourquoi il
prévoit, il se précautionne, il tâche, il s'efforce, il agit si bien « qu'il se
crée, qu'il se fabrique lui-même dans ses actions. » Si c'est là le simple
laisser faire, la non-résistance très-simple que vous laissez à l'homme
passif (1); si ce n'est pas le choix, la préélection et l'action ordinaire et
toute entière du libre arbitre quant à la manière, et changée seulement quant à
l'objet, on ne sait plus où le trouver. Dieu ne l'en guide pas moins ; car il
est le maître, le créateur et le moteur naturel du libre arbitre, qu'il incline
où il lui plaît, depuis le commencement jusqu'à la fin. Celui que Dieu tire
vient, c'est-à-dire, il croit, il vient par son choix; lorsqu'il persévère, il
ne fait que continuer de venir. Quand le libre arbitre s'excite lui-même, ou
pour croire, ou pour espérer, ou pour aimer, ou pour prier, c'est Dieu qui
auparavant l'a secrètement excité. Il n'a pas moins fait dans David les actes
auxquels ce Prophète s'exhorte, en disant : « Mon âme, bénis le Seigneur ;
espère en Dieu ; ô Dieu, je vous aimerai ; élevez-vous, ma langue, » etc., que
tous les autres. Pour s'exciter de cette sorte, l'homme n'a besoin que de savoir
la volonté de Dieu, qui lui est suffisamment manifestée par son Ecriture, et du
secours de sa grâce. Mais ce secours de la grâce, quelque efficace qu'il soit,
n'empêche pas que le libre arbitre du juste ne s'excite aussi lui-même,
c'est-à-dire ne tâche, ne fasse effort. Saint Augustin même, celui qui a le
mieux entendu que le libre arbitre est mu de Dieu, ne laisse pas de lui
attribuer ce qu'il appelle conatus, comme une chose inséparable de la précaution
: Si credis, caves : si autem caves, conaris, et conatum tuam novit Deus
(2). Ailleurs plus expressément, en répondant à un passage de saint Jérôme, que
Pelage avait objecté pour montrer qu'on peut avoir le cœur tout à fait pur, et
que le temple de Dieu ne peut pas être souillé, saint Augustin dit : «Hoc
agitur in nobis conando, laborando, orando, impetrando (3) ; cela se fait en
nous, quand nous y tâchons, quand nous y travaillons, quand nous prions, quand
nous impétrons. » Il ne s'est jamais avisé de restreindre ces actions aux seuls
commençants : au contraire il parle
1 Rem., p. 191, 102. — 2 In Psal. XXII, n. 4.
—3 De Natura et Gratia, c. LXV, n. 78.
46
ici des parfaits, qui ont le cœur pur, et dans qui le
temple de Dieu n'est pas souillé ; et c'est à ceux-là, comme à tous les autres
fidèles, qu'il attribue dans la suite la précaution pour ne pécher pas (1).
Cette doctrine est de tous les temps, et cette grâce de tous les états ; et
saint Clément fait dire à son gnostique : « Seigneur, je me délivrerai de la
concupiscence, afin de vous être uni : il faut que je sois des vôtres, et encore
que je sois ici (sur la terre), je suis avec vous ; je veux être sans crainte,
afin de m'approcher de vous, et me contenter de peu (2), » etc. Si l'on est
passif avec cela, on l'est avec tout; et il n'y a plus d'état particulier de
passiveté.
Mais ce que le gnostique dit ici
à Dieu, en exprimant ce qu'il veut faire par son libre arbitre, il le demande
ailleurs en cent endroits. Ainsi ses demandes sont aussi actives que ses autres
actions qui, comme on voit, le sont beaucoup ; et nous pouvons conclure comme
indubitable, en premier lieu, que ce qu'on dit sur les demandes passives, se dit
sans la moindre preuve, et secondement, ce qui est bien plus, qu'il est combattu
par des témoignages exprès. Venons donc à l'autre réponse.
La seconde réponse (3) consiste
à dire que les demandes attribuées au gnostique sont « un reste d'activité
jusqu'à ce que la passiveté soit entièrement consommée, » ce qui fait « qu'on a
presque toujours des désirs qui s'expriment par des actes et par des demandes ;
» et en un mot « des désirs actifs, qui vont toujours diminuant jusqu'à ce que
la passiveté soit consommée; » c'est-à-dire, que ces désirs et ces demandes
actives, qu'on attribue à l'homme parfait, sont choses qui à la fin doivent s'en
aller, et dont on tâche de se défaire.
Si c'était là l'intention de
saint Clément, il ne représenterait pas partout ces demandes, qu'on ne peut nier
qui ne soient actives,
1 De Nat. et Grat., c. LXVII, n. 80. — 2 S. Clem.,
lib. IV, p. 533. — 3 Rem., p. 191, 192
47
comme étant directement de l'appartenance et de l'état de
son gnostique. Il ne dirait pas: Le gnostique demande; mais : Le gnostique de
soi ne demande rien; et s'il demande, il tend à l'état où l'on ne demande plus,
et il voudrait bien ne plus demander. Quand on veut décrire un homme
parfaitement sain, on ne dit pas qu'il a un continuel recours à son médecin; car
cela est de l'état du convalescent; et si l'homme sain le fait encore, il ne le
fait pas comme sain, mais comme celui qui ressent encore quelque chose de l'état
d'infirmité dont il tâche de se délivrer; mais ce n'est pas en ce sens que saint
Clément dit partout, que son gnostique demande. Il inculque, il recommande la
demande, non comme une chose dont l'homme parfait veut se défaire, mais comme
une chose qui est de son état ; puisqu'il s'en sert pour en prouver la
perfection. Car il sait très-bien spécifier qu'il ne demande pas les biens
temporels (1), au sens que nous le verrons. Il aurait pu dire de même qu'il y a
un temps où l'on ne demande pas, même les spirituels, mais jamais il.....
On objecte plusieurs degrés (2),
mais saint Clément, qui les reconnaît, devait donc dire quelque part qu'il y a
un de ces degrés où l'on ne demande plus. Il répète au contraire vingt et trente
fois sans restriction, que le parfait en général fait toutes les demandes qu'on
vient de voir; et que plus il est parfait, plus il lui convient de les faire.
Mais enfin que sert d'alléguer tous les degrés de la perfection, puisque ce Père
a dit en termes formels que le gnostique coryphée, c'est-à-dire bien
certainement celui qui est au comble de la perfection, fait des demandes
(3) ?
On a remarqué ce passage (4), et
c'est ici que je prie l'auteur des Remarques de réfléchir sur tous les
efforts qu'il a fallu faire en cet endroit.
La première contorsion qu'il
faut donner à son esprit, c'est que
1S. Clem., lib. VII, p. 726. — 2 Rem.,
p. 195, 202, 203. — 3 S. Clem., lib. VII, p. 726. — 4 Rem., p.
195, 202, 203.
48
le mot coryphée ne signifie pas un homme dans l'état
le plus parfait. Mais sans insister sur le mot, voyons la chose. Il n'y a rien
au-dessus de celui dont on a dit qu'il n'est pas tenté (1) : or est-il
que dans cet endroit du septième livre, à la page 725, c'est celui-là qui fait
des demandes, ainsi que nous l'avons déjà rapporté; donc le plus parfait en
fait. Dans la page 726, celui dont il est parlé et qu'il nomme le coryphée
est celui qui, selon vous, est vertueux comme la pierre est pesante, à qui la
vertu a passé en nature, en qui enfui elle est inamissible. Or celui-là, qui par
vous-même est le plus parfait, constamment est aussi celui qui fait des
demandes, puisque c'est lui qui demande que «la contemplation s'augmente et
demeure en lui, de même que l'homme vulgaire demande la perpétuité de la santé
(2), » comme nous l'avons aussi rapporté. C'est, encore une fois, le plus
parfait qui fait des demandes.
Quand vous dites en cet endroit
(3) : « Il est aisé de voir que ce gnostique, quoiqu'il le nomme coryphée,
n'est point parvenu par la gnose jusqu'à l'habitude de l'amour pur qu'il nomme
inamissible, » permettez-moi de le dire, vous cherchez à vous éblouir, en disant
qu'il est aisé de voir cela, quand le contraire est visible comme le soleil,
puisque c'est à ce coryphée qu'il attribue précisément cette inamissibilité, et
à qui il venait d'attribuer d'être au-dessus de la tentation.
Vous opposez des raisonnements à
des faits qui sautent aux yeux; et en voici un, sur ce passage où saint Clément
dit « que le gnostique demande le vrai bien de l’âme, coopérant ainsi lui-même
pour arriver à l'habitude de la bonté, afin qu'il n'ait plus les biens comme des
instructions ajoutées, mais qu'il soit bon (4).» Sur quoi vous dites : « Il est
manifeste que ce gnostique n'est encore ni bon par état, ni parvenu à l'habitude
de la bonté qui est la parfaite (5). » Quand vous diriez cent fois : Il est
manifeste, vous n'empêcheriez point que le contraire ne le soit, puisque celui
dont saint Clément dit qu'il coopère dans sa demande, est le même dont il
a dit, dans la même période, qu'il est gnostique, et encore qu'il l'est par
possession, par conséquent donc par une habitude
1 S. Clem., lib. VII. p. 725. — Ibid., p. 726. —3
Rem., p. 203. — 4 S. Clem., lib. VII, p. 721. — 5 Rem., p. 200, 201.
49
constante. Il n'est donc pas sans cette habitude divine;
mais il la demande et il coopère à l'avoir, parce qu'il ne sait pas s'il l'a ou
n'y songe pas, mais seulement à l'avoir de plus en plus.
Il dit dans le même sens que ce
gnostique parfait, « dont la vertu est inamissible, demande qu'elle le soit et
coopère à la faire telle, sachant, dit-il, qu'il y a des anges qui sont tombés
par leur lâcheté (1) , » ce qu'il craint qui ne lui arrive. C'est pourquoi il se
précautionne; et non content de prier, il coopère de son côté à la grâce et à la
prière, et cependant il est parfait gnostique, comme nous l'avons déjà
expliqué.............
........ Quand vous concluez « qu'il n'est pas entièrement
dans la permanence, puisqu'il la demande, ou que s'il l'a déjà, il faut que ce
soit une demande sans acte formel et réfléchi ; une demande que l'esprit qui
prie sans cesse, forme en lui sans qu'il y réfléchisse, » je vous réponds:
Choisissez, prenez parti ; dites, si vous le pouvez, que les actes du gnostique,
où il demande si distinctement pour lui-même la rémission des péchés, de n'en
plus commettre, l'augmentation, la persévérance ; pour les autres la conversion
et le reste, ne sont pas des actes distincts et formels, ou ne sont pas des
actes où l'on réfléchit à la manière que nous verrons, en les faisant si
distinctement, ou même ne sont pas des actes, mais quelque chose de passif :
dites-le, si vous le pouvez, et en même temps montrez-moi comment on exprime des
actes formels et distincts, ou des demandes actives autrement que par les
paroles que votre auteur y emploie; et si vous ne le pouvez, comme votre
conscience vous le fait sentir, n'en revenez plus à cette réponse. Avouez que ce
sont des actes et des actes très-formels el très-distincts, et des demandes
très-actives; et de là, si vous concluez (2) que celui qui fait ces demandes
n'est pas entièrement dans la permanence, mais qu'il y est comme on peut
y être dans une vie mortelle et fragile, vous aurez dit la vérité.
Au surplus, quand vous concluez
(3) « que la permanence n'est pas entière lorsqu'on la demande, ou que si on la
demande y étant déjà, c'est une demande sans actes formels, » etc. l'oserai-je
dire, les idées se brouillent dans l'esprit du monde le plus net et
1 S. Clem., lib. VII, p. 726. — 2 Rem., p. 208. — 3
Ibid., p. 207.
50
le plus précis. Car si l'entière permanence exclut la
demande, c'est toute demande qu'elle exclut, formelle ou confuse, explicite ou
imparfaite, directe ou réfléchie, passive ou active: et soit que le Saint-Esprit
nous inspire de demander passivement, comme vous parlez, ou activement la
permanence, il nous inspire en même temps le sentiment qu'elle nous manque, du
moins dans le degré de perfection où il nous la fait demander. Ainsi tout ce
système est contradictoire, et un effet manifeste de la prévention.
Après tant d'efforts pour
montrer, tantôt que les demandes dont saint Clément parle sont passives et
appartiennent au parfait gnostique, tantôt, ce qui est contraire à cette
prétention, qu'elles sont actives et en même temps qu'elles appartiennent à un
gnostique imparfait, on n'est point satisfait de ces deux réponses, et en voici
une troisième bien différente : « Il faut observer, dit-on, que saint Clément,
quand on l'examine de près, ne représente point la gnose comme le terme de la
perfection, mais seulement comme la voie qui y conduit. Le terme est l'amour pur
et permanent (1), » ce qu'on prouve par deux passages, dont l'un dit « que la
gnose finit en la charité : » et l'autre « qu'on donne la gnose à celui qui a la
foi, et la charité à celui qui a la gnose ; » d'où l'on conclut que ce Père «
semble mettre la charité pure et permanente autant au-dessus de la gnose, que la
gnose est au-dessus de la foi commune. » Ceci est surprenant. Jusqu'ici, dans
tous les chapitres précédents, le gnostique a été l'unique, le parfait,
l'impassible, l'imperturbable, celui qui n'a rien à désirer même pour son aine,
c'est tout dire. Dans les chapitres suivants, c'est le déiforme, le transformé,
le dieu par grâce, l'homme initié par tous les progrès mystiques à l'heureuse
vision de face; le prophète, l'apôtre par état ; il n'y a grâce ni perfection
qui ne lui convienne, et cela par état, immuablement et dans le degré le plus
fixe comme le plus éminent. Cela change néanmoins ici, et ce souverain parfait
1 Rem., p. 209.
531
voit un état autant au-dessus de lui, qu'il est lui-même
au-dessus de la foi commune et des plus faibles commencements de la piété, et
cela pourquoi ? parce qu'il faut enfin trouver un état où l'on soit au-dessus de
la demande ; et que, malgré tous les efforts qu'on a faits et toutes les
violences qu'on a données au texte de saint Clément, on sent bien en sa
conscience que l'état du gnostique n'est pas celui-là.
Mais voyons encore en quoi ce
dernier état de perfection est si fort au-dessus de la gnose, qu'on fait si
parfaite. C'est que cet état est celui de la charité pure et permanente.
Dès lors on n'entend plus rien dans tout ce qu'on vient de dire. D'abord on a
promis de faire voir que la gnose consiste dans la contemplation et dans la
charité. Mais dans quelle charité? dans une charité habituelle et fixe, pure
et désintéressée, aussi pure par conséquent qu'elle est permanente. Voilà le
plan de l'ouvrage. Dans l'exécution, cette charité est si pure, qu'excluant
l'espérance comme la crainte et les récompenses avec les supplices, elle n'aime
la vertu que pour la vertu, l'honnête que pour l'honnête, en un mot, Dieu que
pour Dieu même, parfait en lui-même, et tellement séparé de toute vue de salut,
qu'on n'y pense seulement pas ; et que s'il fallait s'expliquer entre la volonté
de Dieu et le salut, on exclurait le dernier. La pureté ne peut pas aller plus
loin; et pour ce qui est de la permanence de cet amour, elle va jusqu'à n'être
plus même tentée, jusqu'à l'apathie et à l'inamissibilité par état. Je ne sais
plus rien au-dessus de la permanence. Enfin la charité est poussée jusqu'à être
un avec Dieu par union fixe et par état, jusqu'à avoir sa volonté passée en
soi-même ; pour tout dire, jusqu'à être sans bornes; car c'est là qu'on
met avec raison le dernier degré (1). Voilà ce que la gnose contient en
elle-même dans tous les chapitres précédents ; et après cela tout à coup elle se
trouve séparée ici de la pureté et de la permanence de l'amour. Un état si
contradictoire, qui n'est inventé, quand on se sent battu de toutes parts, que
pour résoudre une objection, fait voir qu'on la croit insoluble, comme elle
l'est en effet.
Mais que veut donc dire saint
Clément, quand il dit que la
1 Rem., p. 110 , 111.
52
gnose se termine dans la charité (1) ? Il veut dire
que la charité en est la perfection, comme dit un peu après le même Père, que la
gnose la produit ; donc la gnose est un état séparé de celui de la charité.
C'est tout le contraire. La gnose, souvenons-nous que c'est à dire la
connaissance pratique de Dieu, la foi accompagnée de l'intelligence, qui ne
tend qu'à opérer par la charité, la produit, la regarde comme son terme; donc
elle en est séparée, et la charité fait un autre état. Il faut conclure au
contraire : Donc la charité en est inséparable, et fait la perfection de cet
état-là.
Mais, dit-on (2), saint Clément ajoute que « la
connaissance est donnée à la foi, et la charité à la connaissance (3). » Je
l'avoue : donc l'état de la charité est différent de celui de la connaissance :
je le nie; c'est tout le contraire. La connaissance est une lumière de sagesse
et d'intelligence surajoutée à la foi, qui tend toute à la pratique ;
c'est-à-dire à l'amour qui le produit, ainsi qu'on vient de voir. Donc la
connaissance et l'amour ne sont qu'un seul et même état, et le dessein de ce
Père est de faire voir que la perfection de l'état est dans l'amour même, ce qui
est incontestable.
Et sans sortir de cet endroit,
la preuve en est claire. Car ce Père ajoute « que la connaissance, gnosis,
comme la chose qui demande la plus grande préparation et le plus parfait
exercice préalable, se donne à la fin à ceux qui y sont propres et qui sont
choisis pour cela : que c'est elle qui nous conduit à la parfaite justice, à la
fin sans fin et parfaite, et qui fait qu'on est appelé Dieu (4), » et le reste
de même force, qu'on pourra voir dans l'endroit cité. On y voit clairement que
ce qu'il appelle la gnose est la dernière perfection du christianisme.
Saint Clément explique précisément ailleurs, que comme la discipline, ou pour
mieux traduire, la doctrine, se termine à la charité, celle-ci reçoit sa
perfection par la connaissance, te gnosei ; ce qui met la connaissance
au-dessus de tout et de la charité même.
Il dit dans un autre endroit : «
Le premier degré c'est la doctrine (ou la foi) : le second, c'est l'espérance,
par laquelle nous désirons les plus grands biens : le troisième, qui met la
perfection,
1 S. Clem., lib. VII, p. 733. — 2
Rem., p. 209. — 3 S. Clem., lib. VII,
53
ainsi qu'il est convenable, c'est la charité, qui déjà nous
enseigne par manière de connaissance, gnostikos edepaideuousa (1). »
Ainsi l'enseignement gnostique et parfait vient de l'amour même. Mais,
dira-t-on, c'est la gnose ou connaissance pratique qui pro duit ailleurs la
charité. Qui en doute? le dénouement est aisé. Pour aimer, il faut connaître, et
en aimant on apprend à connaître mieux ; c'est pourquoi la connaissance et la
charité sont l'une au-dessus de l'autre, et l'une devant l'autre à divers
égards. Qu'y a-t-il là d'obscur, et pourquoi vouloir embrouiller des choses
claires ?
Sur ce principe il ajoute que
le fondement de la gnose, de la connaissance parfaite et pratique, c'est
la foi, l’espérance et la charité, qu'il appelle trinité sainte de nos âmes,
dont, dit-il, la charité est la plus parfaite. Ainsi la gnose, qui en un
sens produit, comme on a vu, la charité, dans un autre sens est fondée sur elle
; et c'est là, dans le même endroit, l'état parfait, où le gnostique, qui est le
parfait, « ne met pas sa fin dans son âme, mais à se béatifier et à être heureux
et royal ami de Dieu, » c'est-à-dire, comme il l'explique partout, un homme qui
l'aime d'un amour libre, généreux et pur, et uniquement pour lui-même.
Il dit encore en un autre
endroit, qu'il y a deux sortes de foi, l'une du passé, et l'autre de l'avenir,
que l'espérance nous donne : « Et nous aimons, poursuit-il, à être persuadés par
la foi, que le passé est tel qu'on nous le dit en regardant ( sur ce fondement )
le futur que l'espérance nous fait attendre, parce que l'amour persuade tout au
gnostique, comme à un homme qui n'a connu que Dieu seul (2). » Voilà donc la
charité, qui sans doute est précédée par la foi, qui néanmoins en un autre sens
l'établit, puisqu'elle la persuade, et tout cela est un même état de perfection.
Enfin pour terminer cette
question par un passage formel, saint Clément décide clairement « que la
discipline se termine dans la charité, et que la charité est perfectionnée par
la connaissance (3) ; » et un peu auparavant, en expliquant le progrès de la
perfection et des vertus, il avait dit « que la crainte, la pénitence,
1 S. Clem., lib. IV, p. 495. — 2 Lib.
II, p. 383. — 3 Ibid., p. 379.
54
la continence, la patience nous conduisent, en profitant, à
la charité et à la connaissance (1), » comme au suprême degré. Il serait aise de
produire une infinité de semblables passages.
Ainsi l'on ne sait ce que c'est
dans saint Clément que cet état supérieur à ce qu'il appelle la gnose. Depuis le
commencement de son livre jusqu'à la fin, il n'a que le gnostique dans l'esprit,
c'est dans le seul gnostique qu'il renferme toute la beauté et la sublimité du
christianisme : il a gagné tout ce qu'il prétend, pourvu qu'il ait démontré que
le gnostique est le seul pieux. Une preuve de sa piété et celle qu'il inculque
le plus, c'est qu'il demande. Contre cela, toute la ressource est d'imaginer
quelque chose au delà du gnostique ; or ce quelque chose n'est qu'une idée, et
par conséquent la ressource est nulle.
Et en particulier il est visible
que ce coryphée du livre septième (2), qui vous a fait tant de peine, est
vraiment le chrétien parfait : premièrement par son nom, qui signifie le degré
suprême de perfection : secondement parce qu'il est dit qu'il est arrivé au
sommet de la gnose, eis gnoseos akroteta: troisièmement ce sommet de la
gnose est absolument le sommet de la perfection , puisque la gnose est proposée
en même temps comme la chose la plus excellente qui soit ; et enfin, ce qui la
met en effet au-dessus de tout, c'est quelle sait conserver ce par où la
vertu est inamissible, qui est assurément le degré suprême.
Quand donc vous dites (3) «
qu'il vous paraît démonstratif que le gnostique coryphée de saint Clément, ou
n'est pas encore divinisé et dans la consommation de l'amour pur et permanent,
ou que ses demandes ne sont point des actes formels excités et réfléchis tels
qu'on les fait dans les voies actives, » permettez-moi de le dire, que ce mot,
démonstratif, est de ces grands mots qu'on met à la place des choses
lorsqu'elles manquent ; car au contraire il est clair et démonstratif, par les
propres ternies de ce Père et par toute la suite de son discours, d'un coté, que
ce coryphée est vraiment le parfait suprême, et de l'autre, que ses demandes
sont aussi formelles et aussi distinctes qu'on les puisse faire ; et
l'alternative, qui montre qu'on ne sait quel parti prendre sur l'actif ou
1 S. Clem., lib. II, p. 373. — 2 Ibid.,
lib. VII, p. 726. — 3 Rem., p. 211.
55
le non actif de ces demandes, fait voir qu'il n'y en a
point de bon, que celui de reconnaître de bonne foi, que le plus parfait peut
demander*
Et je m'étonne au dernier point
qu'un théologien se tourmente tant pour établir le contraire. Car quel
inconvénient que le plus parfait demande, s'il est certain par la foi que le
plus parfait en cette vie est dans d'extrêmes besoins ? Il est vrai que Dieu
prévient les demandes; mais cependant il commande qu'on les fasse, parce
qu'elles forcent sa bonté, et mettent dans l’âme du fidèle des dispositions
convenables.
L'auteur des Remarques
continue : « Je reconnais avec le bienheureux Jean de la Croix, que l'homme
passif et transformé a ses désirs (1). » Il eût fallu expliquer si ce sont des
désirs actifs ou passifs ; mais quoi qu'il en soit, c'en était assez pour ne pas
prendre au pied de la lettre tous les endroits où saint Clément exclut le désir.
Nous avons déjà remarqué qu'il n'exclut jamais ce qui s'appelle pothos
ephesis; et s'il fallait rapporter tous les passages où il les donne au
gnostique, on ne finirait jamais.
Je remets à un autre endroit ce
qu'on dit ici sur la demande de l'augmentation et de la persévérance (2). Quant
à ce qu'on y rapporte de l'union de l'Epoux et de l'Epouse, qui ne font qu'un
même esprit, il est très-beau et très-véritable ; mais il ne le faut pas
restreindre à l'état passif.
Tout ce qu'on remarque dans la
suite (3) sur l'efficace de la prière du juste parfait, loin d'affaiblir ce
qu'on vient de dire, le fortifie, puisqu'en vain établit-on l'efficace de la
demande, si l'on n'en fait point. J'en dis autant de tous les passages où l'on
dit que Dieu n'attend pas qu'on lui demande : qu'il suffit qu'on pense, et qu'il
fait. Tout cela conclut qu'il faut prier, quoique non pas toujours de la voix,
comme saint Clément le répète cent fois. Dieu,
1 Rem., p. 212. — 2 P. 215. — 3 P. 215, 216, etc. —
56
dit-il (1), n’attend pas les langues ni la parole, la
pensée, le sentiment. L'intention lui suffit; puisque non-seulement il la
connaît dans le cœur, avant même qu'elle se forme; mais encore qu'il a su de
toute éternité qu'elle serait. J'avoue aussi que Dieu, qui sait tout et connaît
le fond du juste, en écoute les inclinations avant qu'elles se soient formées en
termes exprès, intérieurs ou extérieurs. Dès qu'on expose à Dieu ses secrets
besoins, et qu'on se met devant lui en posture de suppliant, lui qui connaît le
fond de l'intention, n'en demande pas davantage ; et la prière est formée dès là
librement et activement à ses oreilles.
Il n'y a rien de plus exprès ni
de plus formé qu'un tel acte, puisque c'est précisément une intention de
demander à Dieu la grâce, et comme parle saint Clément (2), « une conversion, un
retour, un recours à lui, en lui demandant sa miséricorde, » qui est la demande
expresse et formelle.
L'Ecole même va plus loin. Elle sait que Dieu exauce les
intentions, non-seulement actuelles, mais encore virtuelles, comme on les
appelle. Mais en même temps il faut supposer avec elle que ces intentions et ces
actes qu'on nomme virtuels, sont la suite d'un acte formel qui subsiste dans son
état et dans le branle qu'il a donné à la volonté tout ensemble, qui est de
nature à être souvent renouvelé, et qui demande de l'être.
Il ne faut pas non plus tirer
avantage contre la demande active et libre, de ce que saint Clément a dit « que
le juste parfait exige plutôt qu'il ne demande (3). » Je veux bien reconnaître
avec l'auteur des Remarques (4), que cela marque l'autorité de l'Epouse,
pourvu qu'on m'avoue que cela ne marque pas moins sa demande, laquelle est
d'autant plus active qu'elle est plus vive et plus pressante.
Enfin ce qu'on appelle exiger,
c'est demander sans hésiter dans la foi, comme dit saint Jacques, ou comme dit
Notre-Seigneur : « Tout ce que vous demandez en priant, croyez qu'il vous sera
donné, et il vous sera fait. » C'est ce qui fait dire à saint Clément, que la
foi « par laquelle on croit qu'on recevra ce qu'on
1 S. Clem., lib. VII, p. 724, 728, etc.
— 2 Ibid., lib. IV, p. 487. — 3 lib. VII, p. 748. — 4 Rem.,
p. 210.
57
demande, est un genre de prière (1). » C'est le genre le
plus efficace et le plus parfait, mais en même temps le plus explicite et le
plus formel.
L'indifférence qu'on veut que saint Clément attribue à son
gnostique « aussi prêt de n'obtenir pas ce qu'il demande, que d'obtenir ce qu'il
ne demande pas (2), » prouve bien qu'il est soumis; mais suppose en même temps
qu'il est suppliant. Ce qu'on ajoute « que toute sa vie et son commerce avec
Dieu (3) » est une prière, est très-véritable en son sens, au sens auquel il est
vrai que l'innocence d'un enfant et la sainteté du juste, et même du juste qui
dort, prie et demande, au sens que le besoin, même jusqu'à celui du corbeau,
invoque et prie, et ainsi du reste; mais cela n'exclut pas dans les occasions
les prières particulières que nous avons entendues cent fois de la bouche de
saint Clément. Je sais que l'union avec Dieu et le fondement de la charité,
non-seulement dans les parfaits, mais encore dans tous les fidèles, est une
demande éminente de tout le bien connu et inconnu. Mais de prétendre
empêcher par là les demandes particulières et distinctes, ou réduire tout à une
demande éminente, comme s'il était au-dessous du parfait chrétien de
former ces actes, c'est une erreur manifeste ; c'est détruire toute la doctrine
de ce Père, ou plutôt c'est détruire la prière que Dieu commande, et contre les
propres termes de l'Ecriture la réduire à des actes généraux.
Je n'oublierai pas ce passage
des Remarques (4) : « Une chose qui marque combien le gnostique est
incapable de faire des actes réglés pour désirer les vertus, c'est que saint
Clément dit que le gnostique ne doit point savoir quel il est, ni ce qu'il fait
: par exemple, celui qui fait l'aumône, ne doit point savoir qu'il est
miséricordieux (5). » C'est bien vouloir tirer tout à son avantage, que
d'alléguer ce passage. Saint Clément parle du gnostique, qui agissant par une
habitude consommée, fait les actions de vertu, et exerce la miséricorde
naturellement et comme sans s'en apercevoir; et l'on conclut qu'à cause qu'il
pratique ainsi
1 S. Clem., lib. VII, p. 723. — 2
Ibid., p. 742. — 3 Rem., p. 218. — 4 Ibid., p. 216. — 5 S.
Clem., lib. IV, p. 529.
58
la vertu sans y penser, il ne peut ni la désirer ni la
demander. Dites-moi, je vous prie, quelle est cette conséquence.
Mais, ajoute-t-on selon saint
Clément, celui qui exerce la miséricorde, « quelquefois aura ce sentiment et
quelquefois il ne l'aura pas : donc il n'a rien de réglé ni de sur, et il est
tel que Dieu le fait être à chaque moment ; » et de là que conclut-on sur la
demande ? En vérité, je ne le vois pas. Dieu donne des sentiments plus ou moins
vifs ; Dieu les donne, si vous voulez, à certains moments, ou ne les donne pas;
son esprit souffle où il veut : qui le nie, et qu'est-ce que cela fait à notre
sujet? En passant, la traduction ne convient pas à l'original de saint Clément,
qui veut seulement marquer la différence entre celui qui agit par une habitude
constante, et celui qui n'ayant pas cette habitude est tantôt miséricordieux,
et tantôt non. Cela est certain, mais ce n'est pas la peine de le relever.
Au reste, quand on dit que le
gnostique est incapable de faire des actes réglés, si l'on entend que
l'homme parfait qui a acquis la véritable liberté d'esprit, ne peut ni ne doit
s'assujettir à une certaine méthode d'actes arrangés et suivis, je l'accorde
facilement ; mais cela ne fait rien à notre sujet, si ce n'est qu'on voulût
exclure avec les actes réglés, des actes distincts, ce qui serait une
grande erreur.
On continue (2) : « Voulez-vous
savoir comment le gnostique prie : nous l'avons déjà dit et je le répète :
N'attendez pas des actes variés : son genre de prières est l'action de
grâces (3), etc., et cette action de grâces comment se fait-elle ? cette
apparente multitude d'actes se réduit à se complaire simplement dans tout ce
qui arrive. Ainsi ce qui est expliqué d'une manière active et multipliée, se
réduit à une disposition simple et passive (4). » Si cela est, pourquoi tant de
contorsions pour trouver que le gnostique, à qui saint Clément attribue ces
actes multipliés, est un gnostique commençant,
1 Rem., p. 217. — 2 Ibid.,
p. 218. — 3 S. Clem., lib. VII, p. 746. — 4 P. 726.
59
qui n'a pas encore appris la perfection de ne rien demander
à Dieu? Mais pourquoi, en faveur de ceux qui ne demandent plus rien, imaginer
cet état supérieur à la gnose? Mais répondons au fait. « Le genre de prières du
gnostique est l'action de grâces pour le passé, le présent et le futur déjà
présent par la foi. » Faut-il ici expliquer qu'en effet la principale partie de
la prière est Faction de grâces? C'est ce qui se voit partout dans saint Paul ;
mais loin d'exclure la demande, elle en est le fondement, selon ce que dit le
même Apôtre : « Que dans toutes vos oraisons, vos demandes soient connues de
Dieu avec actions de grâces. » C'est ce que dit saint Clément, lorsqu'il
recommande l'action de grâces, qui se termine en demandes (1). Et pour
montrer que c'est là son intention, au lieu où il dit que le genre de prier du
gnostique est l'action de grâces, il ajoute : « Le juste partait, le gnostique
demande que sa vie soit courte dans la chair : de n'en être point accablé :
d'avoir les vrais biens et d'éviter les vrais maux : d'être soulagé de ses
péchés (2),» et le reste. Tout cela est fondé sur l'action de grâces, par
laquelle on remercie Dieu d'avoir commencé en nous de si grands biens, et de
nous en avoir assuré l'accomplissement par sa promesse. Quant à ce qu'on ajoute
: « L'action de grâces du gnostique se réduit à se complaire simplement dans
tout ce qui arrive (3). » Premièrement, je ne trouve point le simplement
dans le texte : secondement, je ne trouve pas non plus que saint Clément parle
ici de l'action de grâces. Il dit seulement que « le gnostique, qui sait que
tout est bien administré dans le monde, reçoit également tout ce qui arrive ; »
car c'est ainsi qu'il faut traduire pasin euaresteitai tois sumdzainousin.
Mais je ne m'oppose pas au terme de complaire. J'avoue sans difficulté
que le gnostique se complaît dans ce qui arrive. Mais que ce soit là « réduire
ce qui est exprimé d'une manière active et multipliée à une disposition simple
et passive, » c'est une chose contraire au texte, comme la suite le fait voir,
puisque cet homme qu'on veut réduire à une simple passiveté, est celui « qui
demande l'accroissement et la persévérance de la contemplation, comme un homme
vulgaire demande la perpétuité de la santé : c'est celui qui coopère
1. Clem., lib. III, p. 427. — 2 Lib.
VII, p. 746. — 3 Ibid., p. 726.
60
et qui s'aide lui-même, afin que sa vertu ne puisse tomber
: c'est celui qui prévoit, qui se précautionne » pour le même effet; et jamais
il n'a été plus demandant ni plus actif. Et si l'on remonte plus haut (1), on le
trouve tout entier dans la demande pour se conserver ce qu'il a, et obtenir ce
qu'il n'a pas. Voilà comment on ne cherche qu'un petit mot, auquel on ajoute ce
qu'on veut, pour détruire une longue suite de discours. Si l'on voulait définir
l'action de grâces du gnostique, non pas selon son désir, mais selon la pensée
de saint Clément, au lieu de la réduire à cette simple complaisance dont il ne
dit mot, on aurait appris de lui « que l'action de grâces est de rapporter à
Dieu les biens qui viennent de lui (2) ; » ce qui, loin d'exclure la demande,
l'attire plutôt ou la suppose, n'y ayant rien de plus naturel que de demander ce
qui manque à celui à qui l'on rend action de grâces de ce qu'on a ou, ce qui
fait le même effet, à qui l'on rend grâces de ce qu'on a obtenu de lui.
Enfin après tout cela, il faut
encore ajouter qu'on se contredit. Par tout le discours qui précède, on se donne
beaucoup de peine à prouver que ce gnostique coryphée de saint Clément est trop
actif et trop demandant pour être le parfait gnostique ; mais ici il le
redevient, puisque celui qu'on réduit à cette simple complaisance (3),
par laquelle cette apparente multitude d'actes, et tout ce qui est exprimé d'une
manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple passive, est si
parfait; et cependant on trouve après ce coryphée encore si imparfait et si
actif, que non-seulement on le met au rang des gnostiques commençants, mais
encore qu'on est obligé, à son occasion, de dégrader toute la gnose, et
d'inventer un état autant au-dessus d'elle, qu'elle-même est au-dessus de la foi
commune.
« Mais, dit-on », rien ne
montrera davantage la véritable pensée de saint Clément (sur l'état passif) que
l'objection qu'il se
1 S. Clem., lib. VII, p. 724 et725. — 2 Ibid., p.
720.— 3 Rem., p. 219. — 4 Ibid.
61
fait à lui-même (1), etc.; voici sa réponse, etc. » On
rapporte ici le passage dont nous avons déjà donné par le texte même une si
claire explication (2), qui consiste à dire que, par la force divine de la
charité, le gnostique est plutôt dans la possession que dans le désir, à cause
de la certitude de la foi et des promesses dont l'effet ne peut manquer; de
sorte qu'on croit les tenir et qu'on en est aussi assuré que des choses les plus
présentes. Savoir si une telle disposition exclut le désir, ou si elle en
retranche seulement l'inquiétude et l'incertitude, on le peut voir dans
l'endroit qu'on vient de marquer, où ce passage a été produit tout entier. Après
tout, pour résoudre cette question, il ne faut que considérer les paroles que
rapporte ici l'auteur des Remarques : « Celui qui est déjà par l'amour
dans les choses où il sera un jour, comme la gnose (la perfection de la
connaissance pratique) lui fait recevoir par avance ce qu'il espère, il ne
désire rien, parce qu'il a, autant qu'il le peut (en cette vie), ce qui est
désirable. » En vérité, celui qui parle ainsi veut-il dire, ou qu'il n'y a rien
de désirable, ou que ce qui est désirable n'est pas désiré par les parfaits, ou
qu'on n'espère pas ce qu'on croit avoir un jour, ou qu'on ne désire pas ce qu'on
espère? et ne voit-on pas, au contraire, que saint Clément ne veut ôter au désir
et à l'espérance que l'inquiétude et l'incertitude de l'un et de l'autre ?
Toutes les questions sont
résolues. Après cela dira-t-on que l'homme parfait ne désire ou n'opère rien? on
voit le contraire. Mais dira-t-on que dans l'état de perfection il n'y a plus
d'actes multipliés et successifs, après qu'on a vu passer le parfait, de
l'action de grâces à la prière et à tant de sortes de demandes l'une après
l'autre, comme est celle « premièrement, de la rémission des péchés, ensuite
celle de n'en faire plus, de croître, de persévérer, » et ainsi du reste ?
On insinue quelque part, dans
les Remarques, que ces demandes
1 S. Clem., VI, p. 651. — 2 Ci-dessus, ch. VII, sect. 1.
62
ne sont pas du même homme ; mais que, selon les divers
degrés, on fait tantôt Tune et tantôt l'autre : mais c'est une erreur. En tout
degré on demande toutes ces grâces, puisqu'en tout degré on en a besoin. Dans la
plus haute perfection on demande la rémission des péchés, puisqu'il n'y en a
point où l'on ne pèche. C'est pourquoi chez saint Clément le parfait gnostique,
celui qu'il compare à Job et à qui tout est égal, dit avec justice : Dimitte
nobis (1), etc., comme le moindre fidèle.
On voit encore par là des actes
très-explicites, très-particuliers, très distincts. Ce n'était point un acte
implicite à saint Barnabe, quand il demandait la sagesse, et le reste qu'on a vu
ailleurs ; ni à saint Clément lui-même, quand il disait à la fin du quatrième
livre : « Je prie l'esprit de Jésus-Christ de m'élever à ma Jérusalem (2). » Et
en vérité c'est tout détruire, que de réduire la piété aux actes implicites et
éminents. Selon cette idée, il n'y aurait plus d'obligation de penser aux
attributs divins, ni absolus ni relatifs, ni à la sainte Trinité, ni de dire :
Je crois en Dieu le Père tout-puissant, parce que c'est penser à tout
éminemment, que de penser à l'essence divine où tout est compris. Mais il
faudrait encore pousser plus loin ces actes éminents. Car sans penser que Dieu
est créateur et ordonnateur de toutes choses, parce que tout cela n'est pas de
son essence, il faudrait réduire toutes nos pensées pour l'entendement à croire
qu'il est, et pour la volonté à vouloir qu'il soit. Tout est renfermé
implicitement et éminemment là-dedans. Ainsi par une nouvelle perfection
d'oraison, il ne faudrait plus songer à se conformer à la volonté de Dieu qui
ordonne de toutes choses, car il pouvait ne rien ordonner ; et son essence, sa
perfection n'en serait pas moindre : il faudrait l'adorer dans une abstraction
de tous ses décrets, par conséquent dans une abstraction de Jésus-Christ même ;
et ainsi la foi explicite en Jésus-Christ ne serait plus nécessaire aux
parfaits. Il suffirait de croire en lui implicitement et éminemment, en croyant
en Dieu dans sa simple et indivisible unité. C'est où vont aussi en partie les
nouveaux mystiques ; mais ils ne poussent pas à bout leurs principes, puisqu'ils
sont encore attachés à la volonté de
1 S. Clem., lib. VII, p. 748. — 2
Ibid., lib. V, p. 843.
63
Dieu ou de signe ou de bon plaisir, qui est si peu de son
essence, qu'il pourrait n'en point avoir du tout. Voilà les belles conséquences
et la nouvelle éminence d'une oraison plus abstraite, que toutes les autres, que
je déduirai légitimement du principe des nouveaux mystiques.
Quant aux actes réfléchis, on ne
peut non plus les exclure. Qui fait des demandes distinctes sur ce qu'il a ou
sur ce qu'il n'a pas, y réfléchit. Qui rend grâces des biens qu'il a reçus,
comme celui « qui rend grâces d'avoir obtenu la perfection de la connaissance
(1), » y réfléchit aussi sans doute ; et où est l'inconvénient d'y réfléchir
pour en rapporter la gloire à Dieu, puisque c'est précisément pour cela que «
nous avons, comme dit saint Paul, reçu l'Esprit, afin de savoir les choses qui
nous sont données? »
Il ne faut pas non plus rejeter
ces actes prétendus intéressés. Demander la rémission de ses péchés, la grâce de
n'en plus faire, sa propre persévérance et le reste qu'on a vu, c'est sans doute
demander pour soi. Rendre grâces des biens reçus, c'est une autre sorte
d'intérêt. Il n'y a donc plus qu'à dire que toute la religion est intéressée,
s'il faut bannir des parfaits tous les actes qu'on vient de marquer. Il n'y a
plus qu'à leur faire un autre Evangile. Mais déjà bien assurément, ce n'est pas
celui de saint Clément d'Alexandrie.
« Pour donner le dernier degré
d'évidence à notre matière, nous n'avons plus qu'à examiner en détail les trois
genres de biens auxquels tous les désirs de l'homme se réduisent. Il ne peut
désirer que les choses sensibles et passagères, ou les biens invisibles et
éternels, ou enfin sa persévérance et son accroissement dans la charité (2). »
Après avoir ainsi divise les biens, l'auteur des Remarques procède à les
exclure l'un après l'autre.
Pour commencer par le premier
genre de biens, il faut supposer avec saint Clément, que le gnostique assiste
aux prières
1 S. Clem., lib. VII, p. 119. — 2 Paroles des Remarques.
64
communes où l'Eglise demande les biens temporels et qu'il y
assiste d'esprit autant que de corps : il est donc déjà bien certain de ce
côté-là qu'il demande avec tous les Saints les biens temporels. Cette demande
n'est intéressée en aucune sorte ; car, si nous apprenons de saint Paul que soit
que nous buvions, soit que nous mangions, nous devons tout faire pour la gloire
de Dieu, c'est aussi manifestement pour la même gloire de Dieu que nous
demandons notre pain.
C'est donc parler trop
confusément, de dire que le gnostique ne demande point pour lui la santé, les
fruits de la terre et les autres prospérités. Il fallait dire qu'il ne les
demande pas de la même manière que les autres biens. Car, au reste, il est
naturel et simple de se mettre avec tous les autres, quand il s'agit des besoins
communs.
« Secondement, portent les
Remarques (1), le gnostique ne peut désirer les biens invisibles et
éternels, puisque nous avons vu que l'amour gnostique est si pur, qu'il ne peut
admettre aucun désir de récompense ; et qu'en choisissant la gnose, il ne veut
point être sauvé. »
Ces propositions sont étranges.
Le gnostique ne peut désirer les biens invisibles que saint Paul désire sans
cesse, aussi bien que tous les apôtres et les prophètes. Ces derniers ne
désirent point le Christ : les apôtres ne désirent point d'être avec lui. Je ne
dispute pas ici si ces désirs sont volontaires ou involontaires, excités ou non
excités. Qu'on élude par là certains désirs très-marqués dans l'Ecriture et la
tradition, c'est un grand mal ; mais de parler si généralement contre les désirs
qu'on trouve à toutes les pages dans l'Ecriture, dans (a)...........
1 Rem., p. 223.
(a) Tout le reste de cette section se trouve encore
placé ailleurs. Voyez, sur les désirs des biens éternels, les livres III et VI
de l’Instruction sur les Etats d'Oraison. (Edit. de Leroi.)
65
« Il ne reste plus, continue
l'auteur des Remarques (1), que la persévérance et l'accroissement de
l'amour qu'on puisse faire désirer au gnostique ; mais outre que le désir de la
persévérance est exclu par l'exclusion formelle de tout désir pour le salut
d'ailleurs ce désir de persévérer trompe beaucoup de gens. La tromperie consiste
en ce que ceux qui désirent la persévérance, sans cesse occupés de leur amour
plus que du bien-aimé, sont bien éloignés d'une âme simple qui aime, comme dit
saint François de Sales, non son amour, mais son bien-aimé. » Nous verrons dans
la suite, si ce saint évêque exclut des âmes parfaites le désir et la demande de
la persévérance. Mais en attendant, démêlons une équivoque qui est cachée dans
les paroles qu'on vient d'entendre. Une âme peut être occupée de son amour, ou
pour s'y complaire et le faire servir de pâture à son amour-propre, ou pour s'en
conserver la pureté par les moyens que Dieu lui commande. La première occupation
est mauvaise; la seconde non-seulement est bonne et sainte, mais encore
absolument commandée à tous les chrétiens. « Cette âme, ajoute-t-on (2), est
trop aimante pour prévoir au delà du moment présent si elle aimera plus ou moins
dans la suite : non-seulement elle aime, sans songer qu'elle aimera, mais elle
aime sans penser qu'elle aime.... Dans l'amour vulgaire nous n'examinons point
si nous aimerons toujours, ni si nous aimions une personne pour qui nous avons
la plus tendre et la plus parfaite amitié; tout de même l’âme gnostique ou
passive en aimant ne songe qu'à aimer, ou plutôt elle aime sans penser à aimer
par un amour direct : elle suit sans réflexion l'attrait tout-puissant : le
moindre examen de son amour lui paraîtrait une distraction : comme elle aime
sans réflexion sur son amour, elle aime aussi sans désir d'aimer. »..... Je ne
dis ceci qu'en passant. Car, sans entrer dans le fond des raisonnements que vous
opposez aux propres termes de votre auteur, je n'ai qu'à vous avertir que
1 Rem., p. 223. — 2 Ibid., p. 220.
66
c'est contre lui que vous disputez. Quand vous répétez (1)
les passages que j'ai expliqués, je n'ai qu'à vous dire que le sens que j'y
donne est conforme à l'Ecriture. à la tradition, à la doctrine que saint
Augustin et les saints conciles ont établie contre les pélagiens sur la
nécessité en tout état et jusqu'à la fin de la vie, de demander la persévérance
et de la mériter par ses prières, suppliciter emereri ; ce qui oblige
tous les fidèles sans exception, omnes, selon les termes du concile de
Trente (2), « à mettre leur espérance dans le tout-puissant secours de Dieu, et
ensuite à passer leur vie en travaux, en veilles, en jeunes, en prières, en
oblations et en chasteté; de peur, dit ce concile, que celui qui paraît être
debout ne tombe ; » et la doctrine opposée, qui supprime les prières dans tous
les parfaits, est nouvelle, hardie, inouïe parmi les fidèles et erronée.
Il ne faut donc pas regarder la
prière, où l'on demande la persévérance et l'accroissement de la vertu, comme
une « recherche intéressée de sa perfection, de son salut et de sa sûreté propre
(3) ; » car c'est donner une idée trop basse de ceux qui tâchent d'obéir à
Jésus-Christ, qui leur dit : Soyez parfaits, que de les faire considérer
comme des gens qui recherchent leur intérêt. Au contraire, visiblement ils
recherchent l'intérêt de Dieu et sa volonté, qui est notre sanctification, comme
dit saint Paul. Il ne faut pas non plus traiter d'intéressés ceux qui
travaillent à assurer leur salut, sous prétexte qu'ils recherchent leur sûreté
propre ; car c'est encore l'intérêt de Dieu qu'on recherche, lorsqu'on tâche par
la prière de s'affermir contre le péril de l'offenser, et de parvenir dans la
vie future à l'entière sûreté de ne pécher plus. Toutes ces vues sont comprises
dans la parfaite charité, et c'est une grande et pernicieuse erreur que de les
en exclure.
Le passage où l'on fait dire à
saint Clément que le gnostique a reçu son espérance par la gnose (4),
donne lieu à cette étrange
1 Rem., p. 228.— 2 Conc. Trid.,
sess. VI, C. XIII. — 3 Rem., p. 213. — 4
Strom., lib. VI, p. 651.
67
conséquence : « Que la pure charité du gnostique absorbe
son espérance, et contient éminemment tout ce quelle avait de meilleur (1). »
Remarquez que l'espérance n'est plus dans son propre être et dans sa forme
propre distincte : Absorbée dans la charité, elle n'a plus d'être qu'en
elle. Et comment? parce que la charité contient éminemment tout ce qu'elle
avait. Ecoutez, tout ce qu'elle avait: c'en est fait : on en parle
comme d'une chose qui n'est plus, et l'on supprime l'espérance et son exercice ;
c'est-à-dire une vertu et un exercice essentiel à la religion. Mais il est
certain par la foi que l'espérance subsiste, et agit toujours durant cette vie,
et que si elle tombe comme la foi, ce n'est qu'à la fin, lorsqu'elle est changée
en jouissance parfaite.
On peut voir par cette remarque,
combien il est dangereux de laisser pousser trop avant ces manières dont on
abuse, pour faire trouver une vertu éminemment dans une autre, puisqu'à la
faveur de. ces éminences, on éclipse l'une des trois vertus théologales,
et l'on renverse l'un des fondements du temple de Dieu, comme parle saint
Clément.
Il est vrai, en général, que les
nouveaux mystiques font peu de cas de cette excellente vertu, qu'ils ne nomment
que pour la forme. Ils la trouvent trop intéressée et trop désirante pour leur
pureté; et dès là ils font voir plus clair que le jour, combien leur pureté est
imaginaire.
Mais, dira-t-on, que répondre au
passage de saint Clément ? Il n'y a qu'à le bien traduire, et au lieu de faire
dire à l'auteur que le gnostique reçoit son espérance par la gnose, ce
qui en soi ne signifie rien, et donne lieu par son obscurité à tout ce qu'on en
a voulu tirer, il n'y a qu'à tourner ainsi : Que le gnostique étant déjà par la
charité dans les choses où il sera, et ayant prévenu l'espérance par la
connaissance parfaite, ten elpida proeilephos dia ten gnosin, il ne
désire rien; et c'est aussi de cette manière que nous l'avons traduit au lieu
marqué ci-dessus.
On pourrait traduire de mot à
mot : Que le gnostique perçoit par avance l'espérance par la connaissance
parfaite, ce qui ferait le même sens que nous avons rendu, et ne revient en
aucune
1 Rem., p. 230.
68
sorte au prétendu absorbement de l'espérance dans la
charité.
Il n'y a personne qui n'entende
que percevoir par avance son espérance et son attente, c'est percevoir par
avance ce qu'on attend et ce qu'on espère. Il est commun dans toutes les langues
d'exprimer par l'espérance et par le désir la chose espérée et désirée; comme
quand on dit à quelqu'un : Vous êtes mon espérance et tout mon désir; et l'on
trouvera dans saint Clément de fréquents exemples d'une locution si ordinaire
(1).
On objecte (2) une décision de
saint Clément où il dit a qu'étant parvenu à la gnose, on peut demeurer dans la
quiétude en se reposant : pratique, ajoute-t-on, qui serait une illusion
pernicieuse et le quiétisme, si elle n'était fondée sur les maximes de l'état
passif : » comme si tous ces grands saints qu'on avoue être parvenus à ce degré
éminent de grâce et de sainteté par les voies communes, n'avaient pas sans
passiveté ce repos que donne la bonne conscience, cette joie perpétuelle et
cette paix qui surpasse toute intelligence.
On en revient (3) au passage où
saint Clément dit que le gnostique boit, mange et se marie, si le Verbe le
dit par son inspiration intérieure; et c'est, dit-on, ce que l'on appelle
agir passivement. Oui, quand on fait signifier aux mots tout ce qu'on veut ;
car au reste agir par l'inspiration et y obéir, n'exclut en aucune sorte
l'action ; autrement il faudrait l'exclure de toutes les actions de piété et de
toutes les bonnes pensées, qui sans doute sont inspirées aux chrétiens par cette
inspiration, tant inculquée par saint Augustin, de la sainte dilection.
On ajoute que le Verbe signifie
ici le Fils de Dieu, ce que j'avoue en ce lieu sans difficulté. Lorsqu'on dit
qu'agir par le Verbe n'appartient qu'aux seuls gnostiques, puisqu'il est dit de
ceux qui ne le sont pas qu'ils n'agissent pas selon le Verbe; voici ce
que porte le passage entier : Plusieurs de ceux qui ne sont pas gnostiques ne
1 Strom., lib. IV, p. 494 ; lib.
VII, p. 736. — 2 Rem., p. 231. — 3 Ibid.,
p. 232.
69
laissent pas de faire bien certaines choses ; mais ce
n'est pas selon la raison, alla ou kata logon, comme il arrive à
ceux dont la force
consiste dans leur colère et dans une certaine
impétuosité (1). On voit que le mot logos, ne signifie autre chose
que la raison opposée à l'impulsion et à l'impétuosité de la colère, qui fait
faire des actions semblables à celles qu'inspirerait la vertu. Mais il faut
trouver partout du mystère et tourner tout à l'état passif.
« Après cet éclaircissement (2)
fait avec tant d'exactitude, je ne crois pas qu'on puisse douter que saint
Clément n'ait exclu tout désir actif et excité de son parfait gnostique. Quand
même il ne l'aurait pas dit en termes formels, comme j'ai montré qu'il l'a fait,
son système entier le montrerait évidemment pour lui. »
On a montré en termes formels
que saint Clément exclut tout désir actif et excité. Le peut-on dire ? On trouve
cinquante passages où ce Père parle des demandes particulières que fait le
gnostique ; or on ne demande pas sans désir : il y a donc des désirs gnostiques.
On en revient à la distinction des désirs actifs ou passifs, excités ou non
excités ; mais a-t-on montré un seul petit mot où saint Clément ait songé à
cette distinction? On n'a donc rien montré de ce qu'on a prétendu, loin de
l'avoir montré par textes formels. Mais encore qu'a-t-on montré? un passage de
saint Clément, où il a dit que le parfait n'a aucun désir. Quoi donc ! selon
vous, a-t-il exclu tout désir, même le passif? Vous dites tout le contraire.
Mais ce désir, pour être imprimé de Dieu, selon vous n'en est pas moins un vrai
désir. Vous admettez donc de vrais désirs dans le parfait, et vous-même vous
apportez une exception contre votre passage. S'il vous est permis de le
restreindre, en exceptant des désirs dont vous ne trouvez aucun vestige dans
votre auteur, combien plus est-il permis de le faire, en exceptant des désirs
qu'on trouve dans toutes les pages de ce
1 Strom., lib. VII, p. 733. — 2
Rem., p. 221.
70
Père, et qu'on trouve même en termes formels dans le
passage dont il s'agit?
Mais il est encore bien plus
surprenant de dire que tout le système de saint Clément exclut les désirs
et les demandes actives (1). Ce système, selon vous-même, et « le but de ce
Père, comme il le dit lui-même, est de montrer dans tout son ouvrage que le
gnostique n'est ni impie, ni athée, et qu'au contraire il est le seul qui honore
Dieu parfaitement. » Je reconnais ce système et ce but de saint Clément. Mais où
met-il le fort de sa preuve pour montrer que son gnostique, loin d'être un
impie, est le seul qui honore Dieu? C'est, dit-il, qu'il fait des demandes, et
des demandes les plus parfaites, puisque ce sont des demandes des choses les
plus excellentes. Or s'il ne prouve que ces demandes sont des demandes au sens
que tout le monde entendait, c'est-à-dire de véritables demandes, des demandes
proprement dites, actives par conséquent, explicites, particulières, distinctes
comme les autres, il ne prouve pas ce qu'il veut ; et l'on aura à lui répondre,
que les demandes qu'il établit sont des demandes improprement dites, et d'autre
nature que celles dont il s'agit. On lui ôte donc le fort de sa preuve, quand on
réduit les demandes de son gnostique à des demandes impropres.
« Prodigue, dites-vous, et les
autres faux mystiques ont abusé des principes de la gnose jusqu'à l'excès
horrible de rejeter toute prière, tout culte et tout recours à la Divinité (2).
» Il est vrai, et saint Clément le rapporte (3). Ce Père avait entrepris de
réfuter ces faux gnostiques, j'en conviens encore ; mais vous ajoutez : « Le
moins qu'il pouvait faire dans ce dessein, était de dire ce qui est véritable à
la lettre, qui est que le gnostique ou fidèle passif forme des désirs et des
demandes conformes aux divers états où il se trouve; c'est-à-dire activement,
tandis qu'il lui reste encore quelque activité, et enfin passivement, après
qu'il est entièrement sorti de l'état qu'on appelle actif. » C'est ici un autre
système où je ne connais plus rien. Je ne reconnais plus saint Clément dans ces
paroles ; c'est pour moi la nouveauté la plus étonnante qu'on veuille trouver
dans cet auteur, ou ce fidèle passif, ou toutes les
1 Rem., p. 233. — 2 Ibid.,
p. 232. — 3 Strom., lib. VII, p. 722.
71
distinctions que vous rapportez. S'il est vrai que «
Prodique ait abusé des principes de la gnose jusqu'à rejeter le recours à Dieu,
et que saint Clément ait entrepris de le réfuter, » il a dû montrer contre lui
la nécessite de recourir à Dieu dans tous ses besoins. Mais si le recours à Dieu
n'est qu'implicite, c'est plutôt fournir une échappatoire à cet hérésiarque, que
le réfuter à fond. Mais ceci sera plus clair et plus démonstratif, quand après
avoir parlé des demandes, nous viendrons à examiner, comme nous l'avons promis,
ce qu'on tire à l'avantage de l'état passif.
On verra dans un moment, s'il y
a de la vraisemblance dans le dessein des Remarques. Tout celui de saint
Clément aboutit à l'aire voir dans tous les élus de Dieu, dans tous les saints
consommés en lui, quelque chose de plus parlait que dans le commun des fidèles
par l'habitude formée de la vertu, en y ajoutant, si l'on veut, le don singulier
de la persévérance. Mais le dessein des Remarques doit aller plus loin,
puisqu'il y faut montrer, dans les élus mêmes, un don au-dessus et d'un autre
genre, qui revienne aux impuissances de l'état passif qu'on trouve dans les
mystiques. Nous avons donc à examiner s'il y a un mot qui tende à cela, ou s'il
y a la moindre apparence qu'un homme sage comme saint Clément, apprenne aux
païens, qui ne connaissaient pas le christianisme, un état extraordinaire et
singulier même parmi les élus, ou autre chose que la perfection à laquelle nous
mènent les voies communes de la religion; c'est-à-dire la foi, l'espérance et la
charité soigneusement pratiquées, et dont l'exercice est tourné en habitude.
Il dit que le gnostique,
c'est-à-dire le chrétien parfait, est mu par l'esprit de Dieu, et qu'il est fait
une même chose avec cet esprit (1). C'est la condition commune de tous les élus.
Toute âme sainte est épouse, et devient avec Dieu un même esprit, selon
1 Rem., p. 149.
72
saint Paul, comme dans le mariage vulgaire on est fait une
même chair : l'habitude rend cette union permanente et fixe, à la manière que
nous avons expliquée ; mais pour cela il n'est pas besoin qu'elle la rende
passive. C'est aussi pour tous les élus que Jésus-Christ a demandé qu'ils
fussent éternellement consommés avec lui dans l'unité. Que ce soit ici
précisément le mariage mystique par manière de passiveté du bienheureux Père
Jean de la Croix, c'est ce qui est en question. Il n'y a rien de particulier à
dire avec saint Clément, « que l’âme s'accoutume à contempler la volonté par la
volonté, et le Saint-Esprit par le Saint-Esprit (1) : » et cela suppose
seulement l'habitude déjà formée de s'unir à Dieu cœur à cœur, esprit à esprit,
etc., et que c'est par le Saint-Esprit qu'on s'unit à lui depuis les
commencements de la piété jusqu'au comble de l'habitude formée. « L'esprit sonde
les profondeurs, et l'homme animal ne comprend pas les choses de l'esprit : »
donc on est passif; je ne vois rien dans ces mots qui le signifie.
Jusqu'ici je vois seulement dans
les Remarques un travail pour tirer à soi tout ce qu'on peut, comme on
fait dans une grande disette. Le reste n'est pas plus solide. Des expressions,
dit-on, si étonnantes, apparemment celles d'immuable, d'impassible,
etc., si vous y mettez les tempéraments que nous avons vus dans saint Clément,
marquent du moins un état où l’âme soit affectée et déterminer pur l'Esprit de
Dieu, d’une autre manière qu’une habitude formée, où le don singulier de
persévérance affecte les âmes et les détermine, si l'on veut, moralement ou
physiquement, à persévérer dans la vertu : je le nie. La gnose est
inamissible (2) : oui, pourvu qu'on persévère à prier, à prévoir, à se
précautionner, et qu'on fasse tout ce qu'il faut pour la rendre telle : Donc on
est passif, concluez-vous; et moi je conclus : Donc on ne l'est pas. On est
forcé à être bon, comme on est forcé par le précepte, comme on est
forcé à être chrétien. Il est clair que cela n'est rien du tout; et je veux
bien ajouter que le diadzetai de saint Clément avec sa terminaison
passive, a une signification active; de sorte qu'au lieu de traduire : On est
forcé à être bon, il fallait traduire, qu'on s'efforce de le devenir, ou de
s'affermir dans cette volonté,
1 Rem., p. 149. — 2 Ibid., p. 150.
73
comme la suite le fait paraître; ce qui tourne précisément
contre le dessein des Remarques. Ce qu'on fait par nécessité, et non
point par choix, n'est pas tout le bien, comme portent les Remarques,
mais boire, manger, se marier. On a vu au reste que cette nécessité, aussi bien
que le choix auquel on l'oppose, est tout autre que celle qu'on veut insinuer.
Visiblement elle signifie les besoins que le corps impose, qu'on appelle aussi
des nécessités ; et le sage parfait a cela de propre, qu'il y cède, non pour
l'amour du plaisir, mais quand il faut; et dans un autre sens, il serait absurde
de dire qu'on boive et mange nécessairement. Vous avez beau alléguer ici l’involonté
propre des mystiques (1), et mêler toujours leur langage avec celui de saint
Clément. Ce Saint en est éloigné de cent lieues, et n'y songe seulement pas.
Faire ce que le Verbe dit, se régler par sa parole et en suivre constamment les
inspirations, ce n'est rien moins qu'être passif; autrement tous les élus le
seraient. Cette nécessité sans interruption pour tout le détail de la vie
est un commentaire qui n'est point fondé dans le texte (2). « La lumière qui
s'unit par un amour qui ne souffre point de séparation, qui porte Dieu et en est
portée, » ne marque rien plus qu'une habitude formée, telle qu'elle est dans ces
grands saints non passifs. Saint Clément ne les fait point tels, quand il les
fait opérants, et opérants avec leurs deux mains : et s'il ajoute que le
travail passe, il ne nous marque autre chose que la facilité de l'habitude. Au
surplus la grâce dont il parle ici, n'est pas celle qui distingue les grands
saints, telle qu'on met la passiveté; mais celle qui sépare ceux qui sont
glorifiés de ceux qui sont condamnés; étant impossible en effet
d'éviter la condamnation, si l'on ne se fait une habitude de la vertu
chrétienne.
Dans le même livre, les Saints
agissent plus que tous les autres par inspiration : Dieu ne cesse de les
conduire par les droites voies. Vous allez bientôt décider vous-même, que leur
inspiration n'est que l'inspiration journalière que la fui enseigne dans tous
les justes. Selon cette inspiration, leur âme est affectée, touchée,
émue, ébranlée d'une certaine façon, et la volonté divine se répand en elle
(3). Elle leur est manifestée : ils la goûtent, ils l'accomplissent.
1 Rem., p. 151. — 2 Strom., lib.
VI, p. 666. — 3 Rem., p. 158.
74
Y a-t-il rien, dites-vous, de plus passif dans tous les
mystiques? Oui, sans doute, puisque la passiveté des mystiques induit des
impuissances de faire des actes que la plupart des Saints n'ont jamais connus.
C'est là celle dont il s'agit. Car au reste personne ne nie que l’âme ne soit
recevante plutôt qu'agissante dans toutes les illustrations et douces émotions
que Dieu fait en nous sans nous, comme parle toute l'Ecole après saint Augustin;
ce qui paraît d'une façon particulière dans l'habitude formée.
Mais voici l'un des plus grands
arguments (1) : c'est que de même que la vertu attirante de l'aimant passe
d'anneaux en anneaux et les tient tous unis à soi (2), il en est ainsi de la
grâce du Saint-Esprit. On conclut que cette expression marque non-seulement un
état passif, mais une entière extinction de la liberté. Oui, à ceux qui ne
sauraient pas que la grâce tire; et que son efficace est souvent expliquée dans
les Pères par ces sortes de comparaisons, qui ne marquent que la puissance de la
grâce, et non pas la manière dont elle nous tire. Que ce soit l’enchaînement
des mystiques où toute action, tout désir actif est supprimé, c'est ce qui
reste à prouver.
Voici une autre comparaison : «
Comme ceux qui sont sur la mer tirent l'ancre qui les affermit, en sorte qu'ils
sont attirés par l'ancre, et qu'ils ne l'attirent point (3) etc.; au lieu de
traduire: ils sont attirés, etc., il faudrait mettre : « Ils n'attirent
pas l'ancre, mais ils s'attirent eux-mêmes vers elle : eautous epi ten
arguran; » par conséquent de même, dans l'application, au lieu de traduire :
« Ils sont attirés eux-mêmes vers Dieu; » il faut mettre : « Ils se poussent,
ils se conduisent eux-mêmes à Dieu, è eautous arguran, etc. » Bien
éloigné de vouloir réduire l’âme à la passiveté dans ce passage et par cette
comparaison, il met, même dans le parfait, l'action que les nouveaux mystiques
rejettent le plus, qui est la réflexion, lorsqu'il dit « que la tempérance, qui
demeure auprès du gnostique comme une sentinelle fidèle, se contemplant et se
regardant sans cesse elle-même, le rend autant qu'il se peut, semblable à Dieu :
» passage que nous trouvons appliqué à l'homme parfait dans les Remarques.
Et quand saint Clément aurait été
1 Rem., p. 154. — 2 S. Clem., lib.
VI, p. 704. — 3 Ibid., lib. IV, p. 535.
75
moins soigneux d'expliquer ici l'action de la réflexion et
du libre arbitre, il a assez expliqué en cent endroits, « que l’âme n'est point
tirée comme par des cordes (1), » qu'elle se meut, qu'elle s'excite elle-même,
qu'elle se forme, qu'elle se fait par son libre arbitre, et le reste que nous
avons dit.
Après cela,
quand vous attribuez à saint Clément la désappropriation des des mystiques,
leur involonté (2), et cette locution, que « Dieu veut en eux tout ce qu'il
lui plait, » pour induire cette impuissance de faire des actes, qui est le point
dont nous disputons, vous lui donnez votre langage, et non pas le sien.
Ce qui suit (3), s'il était
soutenu, renverserait en un mot tout le système des nouveaux mystiques, comme il
a déjà été dit. Vous déclarez « que l'inspiration du gnostique, n'est pas
une inspiration prophétique et miraculeuse, mais une inspiration journalière que
la foi enseigne, et que c'est là à quoi se réduit cette passiveté qui fait tant
de peur à ceux qui ne la connaissent pas. » A quoi vous ajoutez ces mots précis
: «On n'en connaît, on n'en soutient point d'autre. » Apparemment vous ne songez
pas aux impuissances des nouveaux mystiques, ou quelque chose vous fait sentir
au dedans du cœur qu'elles sont insoutenables. Certainement ceux qui s'étonnent
de la passiveté qu'ils introduisent, ne sont point du tout surpris de ces
inspirations journalières, que la foi enseigne dans toutes les œuvres de piété :
ils n'ont point de peine à comprendre que l’âme ainsi inspirée, est passive en
un certain sens sous la main de Dieu qui la meut, et, comme nous l'avons dit,
qui fait en elle tant de choses sans elle. La passiveté qui étonne toute la
théologie est celle où l'on introduit ces impuissances de faire des actes, de
demander, désirer, espérer par actes formels et distincts, et le reste. Cette
impuissance n'est pas l'effet de cette inspiration journalière, qui est de la
foi. Car loin de supprimer ces actes, elle les fait exercer avec un plein usage
du libre arbitre. Il est vrai, comme vous le dites, que « plus l’âme est morte à
elle-même, souple et attentive, plus la voix du Saint-Esprit demande en nous
l'accomplissement de la volonté de Dieu. » Mais tout cela n'induit point ces
impuissances que l'Eglise n'a pu
1 Strom., lib. II, p. 363. — 2
Rem., p. 156. — 3 Ibid.
76
entendre sans en être choquée. Il les faudrait donc ôter,
et laisser à rame plus mortifiée, plus morte, si vous voulez, pourvu qu'on
n'abuse point de ce mot, une plus grande souplesse pour l'inspiration, mais de
même nature que dans les autres, sans aucune distinction que du plus au moins.
On ne sort point de cette idée
en lisant ce passage, où le gnostique «est enlevé jusqu'à l'union qu'on ne peut
plus discerner (1). » On ne discerne point sa volonté de celle de Dieu,
lorsqu'on s'y veut conformer en tout et qu'on en a pris l'habitude, sans qu'il
soit besoin pour cela de ces impuissances de faire les meilleurs actes et les
plus expressément commandés. Le gnostique, dont il s'agit en cet endroit, est si
peu un homme passif à la manière des mystiques, « qu'il se fait, qu'il se
fabrique lui-même, qu'il se réduit en captivité, que lui-même il donne la mort
au vieil homme (2),» et le reste, qui fait assez voir que saint Clément ne sort
pas de l'idée de ces saints actifs qui parviennent sans ces impuissances,
à un degré de sainteté si éminent.
Mais il se sert, dites-vous, de
l'enthousiasme des poètes pour exprimer celui du gnostique. On se trompe : il ne
parle ici que de l'inspiration des prophètes dont il venait de traiter (3). Nous
reverrons ce passage dans l'endroit où nous expliquerons ceux dans lesquels le
gnostique nous est donné comme un prophète par état.
Tout est donné, dit saint
Clément (4), gnostiquement au gnostique , tout est donné spirituellement
et intellectuellement à l'homme spirituel et intellectuel : donc il tombe dans
les impuissances dont il s'agit. C'est tout le contraire, puisque c'est en cet
endroit que le gnostique demande, coopère, prévoit, se précautionne et demeure
plus agissant que jamais. Je ne vois donc pas la conséquence qu'on voulait
tirer, mais seulement qu'on cherche partout de quoi l'établir. On n'oublie pas
cette expression la plus générale de toutes, où il est parlé de l'efficace de la
gnose, et l'on remarque une force particulière dans ces termes : énergie,
vertu efficace; mais tout cela ne nous conduit pas plus loin que l'efficace
de la gnose et du don de persévérance. Il ne faut donc pas tant
1 S. Clem., lib. VII, p. 706. — 2 Ibid. — 3 Lib. VI,
p. 698. — 4 Lib. VII, p. 726.
77
pousser les choses; mais c'est l'erreur commune des
nouveaux mystiques.
On trouve (1) de la finesse et
toute la subtilité des impuissances mystiques dans le passage où David égale
ceux qui reçoivent le Verbe à de hautes tours (2), comme gens qui
seront affermis dans la foi et dans la connaissance gnosei quoique ce
passage ne nous fasse pas sortir de l'habitude formée et encore moins du don de
persévérance.
Enfin le dernier passage où l’on
trouve (3) que le gnostique est passif dans la contemplation, est celui-ci: «
Qu'il contemple saintement un Dieu saint, et que la sagesse qui l'assiste se
contemplant elle même sans relâche, il devient semblable à Dieu, autant que cela
est possible (4). » On ne ressent pas ici la moindre odeur de l'état passif ;
mais pour nous y amener de gré ou de force, voici ce qu'on dit : « Vous voyez,
que l’âme est sans action propre, et que c'est Dieu qui se contemple lui-même. »
C'est ce qu'on ne voit point du tout. Le texte dit que la tempérance,
sophrosune, qu'on a traduit sagesse, se regarde incessamment elle-même :
donc toute action propre est supprimée, et c'est Dieu qui se contemple lui-même.
C'est à force d'avoir de l'esprit, passer au dessus de son objet, et ne pas voir
que la tempérance, qui se regarde sans cesse elle-même, sans doute n'a
pas éteint son action propre, puisqu'elle ne cesse pas de réfléchir. On s'est
peut-être porté naturellement à traduire sagesse plutôt que tempérance,
parce que sous le mot de sagesse, qui se contemple elle-même dans l'homme
parfait, on peut plus aisément entendre Dieu, que sous celui de tempérance ;
mais enfin on n'avance rien, et la sagesse qui est dans le sage, peut bien, sans
tant raffiner, se contempler elle-même et faire réflexion sur ses lumières et
sur ses maximes.
Après cela, on conclut aussi
hardiment pour l'état passif que si on l'avait trouvé du moins dans un seul
passage : mais au contraire, on a vu que tout est tiré par les cheveux, et que
saint Clément ne donne aucun lieu à la moindre des Remarques.
J'ai encore remarqué deux choses
d'où l'on tire de grands
1 Rem., p. 161. — 2 S. Clem.,
lib. VII , p. 745. — 3 Item., p. 162. — 4 S.
Clem., lib. IV. p. 535.
78
avantages : l’une est le terme de mort, dont saint
Clément se sert souvent , et l'autre est celui de charité sans bornes, où
l'on veut trouver l'abandon qui est tout le fondement de l'état passif.
Il n'y a point de gens plus
avantageux que les mystiques. Ils trouveront dans saint Clément, comme dans tous
les autres Pères, la mort mystique et spirituelle, que saint Paul rend familière
aux chrétiens, auxquels il ne cesse d'en parler. Les mystiques ne sont point
contents, à moins qu'ils ne poussent cette mort jusqu'à nous faire mourir à tout
désir, à toute demande, à tout acte, jusqu'à ceux qui sont le plus commandés ;
et cette extinction d'actes, qu'on ne pourrait souffrir par elle-même, passe
sous le beau nom de mort mystique.
Il serait question de faire voir
ce genre de mort mystique dans saint Clément ; mais c'est en vain qu'on l'y
chercherait. Il explique distinctement que cette mort, « qu'il est permis à
l'homme de se donner à lui-même et après laquelle on est vivant, est en cet
endroit la mort des vices et des passions (1).» En un autre endroit, c'est la
mort des sens (2) : en un autre endroit, celle des cupidités (2), et ainsi du
reste. Mais pour ce qui est de la mort des actes par ces impuissances prétendues
mystiques, bien loin qu'on en trouve un mot dans ce Père, on y trouve en cent
endroits tout le contraire.
De même, quand cet auteur dit
que l'homme parfait a un amour sans bornes (4), cela passe sans
difficulté. On ajoute que cet amour sans bornes, est l'abandon entier et
universel : on ne voit rien là de suspect. Mais cet abandon emporte
non-seulement qu'on voudra tout ce que Dieu veut, mais encore qu'on n'osera se
remuer ni faire aucun acte, même expressément commandé, qu'on n'y soit poussé de
Dieu d'une façon extraordinaire et au-dessus de toute l'efficace des grâces
communes à tous les saints : voilà le mal ; et cette disposition ne tend
proprement à rien autre chose qu'à tenter Dieu. Car sous le nom spécieux
d'abandon, quand on aura une fois accoutumé les oreilles à ce langage, toutes
les fois qu'on trouvera dans un ancien Père, par exemple, dans saint
1 Strom., lib. VI, p. 652. — 2
Lib. V, p. 580. — 3 Lib. VII, p. 706. — 4 Ibid.,
p. 725.
79
Clément, ou la mort mystique, ou l'amour sans bornes, qu'on
interprète par le mot abandon, on croira pouvoir faire passer sous ce
titre toute retendue de l'état et des impuissances passives, qui sont un
anéantissement de la piété.
Je voudrais bien demander
comment on sait que ces actes des passifs sont imprimés de Dieu de cette façon
extraordinaire où l'on met la passiveté. On n'en peut avoir d'autre raison, si
ce n'est cpi'en ne faisant rien et demeurant en pure attente passive de l'œuvre
de Dieu, on est assuré que tout ce qui vient dans la pensée est de lui. Mais
c'est une illusion : c'est une disposition à prendre pour Dieu tout ce qu'on
pensera, c'est-à-dire le fanatisme. Si ce n'est pas là ce qu'on appelle tenter
Dieu, on ne sait pas ce que c'est.
On pourrait pousser plus loin ce
raisonnement, si c'en était le temps. Mais nous n'avons à examiner que les
sentiments de saint Clément sur l'état passif, et je crois cette affaire
entièrement consommée, puisqu'on a vu clairement que tout ce qu'on a rapporté en
faveur de cet état n'a rien d'approchant.
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