Préface Instr. Pastorale X-XIII
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Remarques
Nouveaux Mystiques I-VI
Nouveaux Mystiques VII-X
Nouveaux Mystiques XI-XVII
Réponse à Mme de Maisonfort
Réponse à M. de Cambray
Expl. Maximes des Saints
Préface Instr. Pastorale I-II
Préface Instr. Pastorale III-IV
Préface Instr. Pastorale V-VI
Préface Instr. Pastorale VII-X
Préface Instr. Pastorale X-XIII
Préface Instr. Pastorale Conclusion
Mémoire Cambray I
Mémoire Cambray II
Mémoire Cambray III
Mémoire Cambray IV
Mémoire Cambray V
Sommaire Max. des Saints
Déclaration des 3 Evêques
Réponse à 4 lettres

 

CXVIII. — Deux écueils inévitables.

CXIX. — Questions inutiles : erreur sur Jésus-Christ.

CXX. — On attaque à fond la doctrine de l'affection naturelle délibérée et innocente.

CXXI. — Réflexion importante : que l'éloignement de l'affection naturelle pour la récompense est un prétexte pour exterminer la surnaturelle.

CXXII. — Démonstration par les épreuves, que cette affection prétendue innocente est vicieuse.

CXXIII. — Des douceurs sensibles de la dévotion : et que l'auteur les attribue trop à son affection naturelle : doctrine importante.

SECTION XI. — Sur l'autorité des saints canonisés, et sur saint François de Sales.

CXXIV. — Règle proposée par l'auteur.

CXXV. — Deux règles de l'Eglise opposées à celle de l'auteur.

CXXVI. — Exemples de quelques saints, et en particulier de saint François de Sales.

CXXVII. — Autre exemple tiré du même Saint.

CXXVIII. — Passages de saint François de Sales nouvellement allégués dans l’Instruction pastorale : premier passage.

CXXIX. — Suite du même passage.

CXXX. — En quoi sons le pur amour exclut toute autre chose que lui-même.

CXXXI. — Second passage, sur le mérite, tiré des faux entretiens du saint évêque.

CXXXII. — Troisième passage aussi inutile que les précédents.

CXXXIII. — Que l'auteur devait éviter de produire ces passages qui n'ont aucun effet dans la pratique.

CXXXIV. — Quatrième passage, tiré des Opuscules ; jugements qu'on fait de cet ouvrage ceux qui l'ont publié.

CXXXV.  —  Beau principe du Saint sur la recherche des vertus.

CXXXVI. — Autre principe plus général du Saint : cinquième et dernier passage de saint François de Sales.

CXXXVII. — Observation sur le XIIIe article d'Issy, et sur les expressions de l'auteur.

SECTION XII. — Sur quelques spirituels qu'on nous objecte.

CXXXVIII. — Sentiments de Rodriguez.

CXXXIX. — Passages de l'auteur du Catéchisme spirituel.

CXL. — Vain avantage qu'on tire de l'approbation que j'ai donnée à ce livre.

CXLI. — Opposition de ce Catéchisme aux nouvelles spiritualités.

CXLII. — Autres belles instructions du même livre contre les voies raffinées et métaphysiques.

CXLIII. — L'auteur tronque un passage important : doctrine admirable sur l'abandon.

CXLIV. — Quelques remarques sur F. Laurent, carme déchaussé.

SECTION XIII. — Sur les diverses explications de l'anathème de saint Paul.

CXLV. — Saint Grégoire de Nazianze altéré par l'auteur.

CXLVI. — Explications par les autres Saints : par saint Jérôme, par saint Augustin et par Cassien, conformes à celles de saint Grégoire de Nazianze et différentes de saint Chrysostome.

CXLVII. — Deux premiers avis à ceux qui suivent l'explication de saint Chrysostome.

CXLVIII. — Troisième avis, qui fait voir que l'explication de saint Chrysostome est directement contraire aux prétentions de M. l'archevêque de Cambray.

CXLIX. — Quatrième avis, qui fait voir que, selon le sentiment de saint Chrysostome, ce n'était pas de Dieu ni de Jésus-Christ que saint Paul offrait d'être privé, même sous la condition impossible.

CL. — Cinquième avis, où l'on démontre que l’anathème de saint Paul, loin d'exclure le désir de la jouissance, l'établit.

CLI. — Sixième avis , où sont détruites les prétentions de l'auteur sur l'amour naturel dans saint Grégoire de Nazianze.

CLII. — Les réflexions de l'auteur sur saint Chrysostome entièrement inintelligibles.

 

CXVIII. — Deux écueils inévitables.

 

Ainsi de quelque côté que l'auteur se tourne, l'erreur est inévitable : si l’intérêt propre est pris, comme on s'y porte naturellement, pour l'avantage surnaturel qui nous revient de l'espérance; en ôtant l’intérêt propre, l'auteur aura retranché aux âmes parfaites une vertu théologale, ce qui est hérétique : et si selon la nouvelle interprétation de l’Instruction pastorale, l’intérêt propre veut dire un amour naturel et délibéré, il sera vrai qu'un motif naturel et délibéré est un motif, un principe des actes surnaturels : un vrai motif des vertus : un vrai moyen de se détacher de la créature et de s'unir à Dieu : ce qui est une autre hérésie, et un vrai pélagianisme. De cette sorte le fruit de ce dénouement est de faire régner par tout le livre des Maximes des Saints un double sens, une équivoque perpétuelle, qui fasse flotter l'esprit entre deux écueils, entre deux hérésies également dangereuses.

 

CXIX. — Questions inutiles : erreur sur Jésus-Christ.

 

Pour empêcher qu'on ne voie tous ces nouveaux embarras dans son Instruction pastorale, l'auteur ne songe qu'à tout embrouiller de questions inutiles à cette matière : savoir quel est le milieu, et s'il y en a, entre le principe de la grâce et la cupidité vicieuse, entre la vertu chrétienne et le vice ; s'il y a des actions indifférentes ; si la crainte naturelle des pécheurs est un péché (1) : on voudrait pour incidenter toujours, voir peut-être ce que nous dirons sur la vertu morale et naturelle des païens, ou si nous attacherons la condamnation d'un auteur à des opinions de l'Ecole. A quoi servent ces questions? Quand il y aurait des actions indifférentes, ou des vertus naturelles, les justes même imparfaits n'en ont pas besoin pour se soutenir dans la piété : la perfection ne consiste pas à faire ou à ne pas faire de tels actes ;

 

1 Instr. past., p. 91.

 

283

 

rapporter à Dieu tout ce qu'on fait, c'est l'effet d'une vertu assez commune, où le chrétien peut atteindre sans les subtiles précisions du prétendu amour pur : quand il y aurait entre le principe de la grâce et la cupidité vicieuse des sentiments imparfaits, quoiqu'innocents, d'amour naturel de soi-même, il ne s'ensuit pas pour cela que cet amour soit un motif, c'est-à-dire, selon le nouveau dictionnaire de l’Instruction pastorale, un principe intérieur, par lequel la volonté soit déterminée au bien éternel, ou aidée pour exercer les vertus chrétiennes. Sans avoir besoin d'examiner si et en quel cas la crainte naturelle de la peine peut être un péché, je découvre l'erreur de cette parole : « Celui qui n'a plus cet intérêt, ou amour naturel et délibéré de soi même, ne craint ni la mort, ni le supplice, ni l'enfer, de cette crainte qui vient de la nature (1) : » car c'est attaquer directement Jésus-Christ, qui sans doute ne doit point avoir cet amour naturel et délibéré de soi-même, puisqu'il n'est que dans les imparfaits, et que même la sainte Vierge en est exempte : et néanmoins il a eu bien certainement la crainte de la mort et du supplice, qui vient de la nature : il a même voulu l'avoir, et la raison l'a commandée ; et pour n'être pas involontaire, elle ne laisse pas d'être naturelle, comme le mouvement du bras est naturel, quoique volontaire et commandé par la raison. Cette crainte naturelle de la mort et du supplice a fait dire à Jésus-Christ : Mon père, détournez de moi ce calice ; et encore : Que ce ne soit pas ma volonté, mais la vôtre qui se fasse. Cette volonté de Jésus-Christ, que Jésus-Christ ne veut pas qui s'accomplisse, est sans doute la volonté naturelle qui lui inspirait l'horreur de la mort ; elle a été, et a du être en Jésus-Christ aussi naturelle, aussi véritable que la nature humaine ; que la faim, que la soif, qui ne devait non plus manquer à l'Homme-Dieu que la chair qu'il a portée, et le sang auquel il fallait qu'il communiquât pour avoir la vie.

Laissez donc Jésus-Christ être parfait avec l'amour naturel de soi-même, qu'on ne peut nier sans erreur ; et si vous dites pour demeurer dans vos principes, que du moins il n'était pas délibéré, c'est une autre sorte d'erreur, puisqu'il n'y a jamais eu

 

1 Instr. past., p. 91

 

284

 

aucun homme où il ait été plus délibéré et plus commandé par la raison, que dans Jésus-Christ.

Il est vrai que dans Jésus-Christ la raison, qui gouvernait les sentiments naturels, était toujours elle-même immédiatement et divinement régie parle Verbe, mais aussi c'était Jésus-Christ, et il ne pouvait nous montrer d'une autre sorte que la perfection ne consistait pas à étouffer la nature, mais à la soumettre aux lois éternelles et à la volonté de Dieu.

 

CXX. — On attaque à fond la doctrine de l'affection naturelle délibérée et innocente.

 

Et en vérité, il ne semble pas qu'on parle sérieusement; mais s'il est permis de le dire, qu'on ne songe qu'à faire illusion à son lecteur, lorsqu'après avoir porté si haut ce grand secret du pur amour, après l'avoir regardé comme une chose si inconnue, si inaccessible à la plupart des saintes âmes. qu'on leur en fait un mystère, et que si on leur en parlait, on leur causerait du trouble et du scandale (1) : il se trouve après cela que ce grand mystère aboutit à se dépouiller d'un amour de soi-même, naturel, délibéré et innocent (2). Qui jamais a été étonné, troublé, scandalisé d'en être privé, ou d'apprendre qu'il ne faudra plus dorénavant s'aimer soi-même de cette sorte d'amour? À la vérité, on serait troublé, si on nous disait qu'on n'aura plus ce désir d'être heureux, que Dieu nous a mis dans l’âme avec la raison, parce que ce serait un sentiment barbare, dénaturé, contraire au bon sens et à la constitution essentielle de toute créature intelligente : mais pour cet amour délibéré, on ne s'aperçoit pas qu'on en ait besoin, ni que la privation en soit pénible. Saint Augustin a bien mis la perfection de cette vie à faire « décroître la cupidité, et croître la charité : deficiente cupiditate, crescente charitate ; » et celle de l'autre, en ce que « la cupidité y sera éteinte, et la charité consommée : cupiditate extinctà, charitate completa : » mais la cupidité dont il parle n'est point la cupidité naturelle, innocente et délibérée ; c'est la cupidité vicieuse, qui est un fruit

 

1 Max. des SS., p. 34, 35, 261. — 2 Inst. past., n. 20, p. 35, 36, 38.

 

285

 

malheureux du péché originel ; c'est celle-là qui nous tyrannise durant tous le cours de cette vie, qui demande jusqu'à la fin les derniers efforts pour être réprimée, et qu'on sent toujours inhérente à ses entrailles ; en sorte qu'on ne peut jamais en arracher toutes les fibres, quelque violence qu'on se fasse. Mais ni les imparfaits ni les parfaits ne sentent aucun besoin de faire attention à l'affection naturelle de soi-même, comme au dernier obstacle de leur perfection : on ne sait pas même quelle est sa nature, et l'auteur ne nous dit pas seulement s'il la faut combattre ou non. S'il la faut combattre; si elle convoite contre l’esprit, et l'esprit contre elle (1), en quoi diffère-t-elle de la concupiscence vicieuse? S'il ne faut point la combattre, où est cette grande peine qu'on trouve à s'en dépouiller? Etait-elle en Adam, ou n'y était elle pas ? Si elle y était, c'est donc un apanage ou un reste de la nature innocente : si elle n'y était pas, c'est donc un fruit du péché, une maladie de la nature tombée ; et en un mot, une vicieuse et mauvaise concupiscence, selon les principes du grand docteur de la - race. Saint Paul nous apprend à trouver deux hommes dans l'homme renouvelé par la grâce, l'ancien et le nouveau : l'un corrompu, et l'autre saint : l'un qui est Adam, et l'autre qui est Jésus-Christ, qui tâchent de se détruire l'un l'autre : mais il y faudra maintenant ajouter un troisième homme, c'est-à-dire l'homme naturel, qui ne sera ni bon ni mauvais. Toute l'Ecole accorde à Scot que l'amour de la béatitude, qui est nécessaire quant à son fond, est libre dans son exercice : est-ce là ce que l'auteur veut appeler l'affection naturelle délibérée de soi-même? est-ce là ce qu'il veut laisser aux imparfaits? Les parfaits ne songent-ils jamais par une réflexion délibérée, que Dieu les a faits pour être heureux? ne consentent-ils jamais par une volonté délibérée et raisonnable, à cette belle constitution de la nature intelligente? Où est le mal? où est le péril? où est l'inconvénient d'un tel acte, lorsqu'on y ajoute qu'on veut mettre son bonheur à aimer Dieu? Que si cet acte est employé à (aire qu'on aime a se reposer en soi-même, sans se rapporter soi-même tout entier à Dieu, il est corrompu par la concupiscence, c'est-à-dire par

 

1 Gal., v, 17.

 

286

 

l'amour-propre inhérent en nous; amour, dit saint Augustin, qui « fait que nous portons l'amour de nous-mêmes jusqu'au mépris de Dieu, comme la charité nous fait porter l'amour de Dieu jusqu'au mépris de nous-mêmes : Amor sui usque ad contemptum Dei : amor Dei usque ad contemptum sui. » On voit donc ce qu'il faut combattre pour être parfait : mais les désirs de la béatitude abstractivement et en général, délibérés ou indélibérés, ne font par eux-mêmes aucun obstacle à la perfection, et n'y paraissent non plus opposés que la faim et la soif, soit qu'on y consente, soit qu'on n'y consente pas : ce sont des actes si abstraits et si généraux, qu'à vrai dire ils ne peuvent être ni bons ni mauvais, qu'autant qu'on les épure par rapport à Dieu, auquel cas ils appartiennent à la grâce dans les imparfaits comme dans les parfaits ; ou qu'on s'y arrête volontairement comme à sa dernière fin, pour en faire un soutien et une pâture de l'amour-propre vicieux.

Mais pourquoi n'a-t-on osé dire que cet amour naturel, délibéré et innocent, dont l'exclusion fait le comble de la perfection, put être entièrement extirpé, et que tout ce qu'on donne aux parfaits, c'est de n'agir pas d'ordinaire par ce motif? Est-ce qu'il y a des cas où ils en ont besoin ? est-ce qu'il en est de cet amour innocent comme des péchés véniels, sans lesquels on ne vit point? L'Eglise, qui a défini qu'on ne vit point sans péché véniel, pourquoi n'a-t-elle pas aussi défini qu'on ne vit point sans cette affection innocente ? ou si l'un est compris dans l'autre, pourquoi sépare-t-on du péché véniel ce qui en a l'attribut et la qualité? Est-ce qu'on l'a réservé pour en faire tout ce qu'on veut, non par règle, mais par fantaisie ou dans le besoin ?

Je ne vois donc pas pourquoi on remarque avec tant de soin, que cet amour naturel ne fut jamais dans la sainte Vierge, et ne peut pas être dans les parfaits. N'ont-ils pas avec réflexion cet amour naturel pour eux-mêmes comme pour les autres, pour leurs proches, pour leurs amis, qu'on a voulu prendre dans saint Thomas ? Faut-il l'étouffer, ou seulement le soumettre ? faut-il faire une matière de son examen, si celui que l'on ressent est naturel ou surnaturel, s'il est de la nature ou de la charité et de la

 

287

 

grâce? Mais comment discernera-t-on ces deux sortes d'actes, et le mouvement de la nature d'avec celui de l'amour donné de Dieu? Tous deux ont le même objet, qui est l'accomplissement de la promesse : tous deux par conséquent supposent la foi, et viennent de ce principe. Sans doute il y a ici de l'illusion, et sous prétexte d'exterminer l'amour naturel délibéré de soi-même par lequel on veut jouir de Dieu, on se donne la liberté d'exterminer tout désir de la jouissance.

 

CXXI. — Réflexion importante : que l'éloignement de l'affection naturelle pour la récompense est un prétexte pour exterminer la surnaturelle.

 

Que le lecteur attentif prenne garde à cette importante réflexion, où je fais principalement consister le péril et l'illusion du nouveau système : je ne comprends pas pourquoi on s'attache tant à établir et à combattre dans les parfaits cet amour naturel et délibéré de soi-même, de la récompense, de la béatitude éternelle, du contentement qu'elle donne, si ce n'est que c'est un langage pour donner lieu aux faux directeurs d'étouffer l'amour surnaturel des mêmes objets, et de rétablir le premier système qu'ils semblaient vouloir adoucir, mais qui en effet est celui qu'ils ont véritablement à cœur.

C'est à quoi ils préparent les esprits par cette maxime : « Les parfaits amis de Dieu n'ont pas besoin pour l'aimer d'y être invités par la récompense qui est la béatitude formelle (1), » et l'actuelle jouissance du bien infini. Par ce principe on les portera aisément à se priver d'une chose dont ils n'ont pas besoin pour aimer Dieu : et si d'ailleurs on leur fait voir que cet amour de la jouissance en un sens est un obstacle à la perfection, et qu'il peut venir de deux principes , dont l'un sera la nature, et l'autre la grâce, sans qu'on puisse avoir aucune règle pour les discerner l'un d'avec l'autre, un directeur en qui l'on suppose ce discernement, sans que pourtant il en puisse rendre d'autre raison que son expérience, se conservera le droit d'exterminer tout à fait l'amour de la béatitude formelle qu'il aura déjà établi comme inutile, et que par un

 

288

 

autre principe il aura montré comme suspect dans les parfaits.

Nous voici donc retombés par ce nouveau tour, dans l'extinction du motif de la récompense ; c'est pourquoi il n'y a rien de plus erroné que cette maxime, qui rend inutile à l'amour divin le désir de la récompense qui est Dieu même éternellement possédé, c'est-à-dire ce qu'on appelle béatitude formelle : le lecteur, qui n'entend que confusément ce qu'on appelle de ce nom, passe, sans y prendre garde, l'inutilité de la béatitude formelle qu'il n'entend pas bien ; mais quand il l'aura passée, on lui fera remarquer que ce qu'on appelle béatitude formelle, c'est la jouissance de Dieu même ; c'est Dieu même comme possédé de nous et nous possédant ; c'est si l'on veut, la joie de lui être uni : on se trouvera insensiblement dégoûté de la jouissance : on aura renoncé, sans y penser, au contentement de posséder Dieu à jamais ; à ce précepte : Délectez-vous dans le Seigneur : Delectare in Domino ; ou comme l'énonce saint Paul : « Réjouissez-vous en Notre-Seigneur (1) ; encore un coup, réjouissez-vous en lui ; » à cette douce invitation : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux, à cet éternel enivrement dans l'abondance de la maison de Dieu, et au torrent de volupté dont il nous abreuve. » On apprend, dis-je, en regardant de si grands biens comme inutiles, à s'en dégoûter, à les dédaigner ; on croira qu'on aimera autant Dieu en n'y pensant pas qu'en y pensant, et que cette éternelle communication qu'il nous donnera de lui-même, quoique ce soit par ce seul moyen que nous soyons véritablement et parfaitement participons de la nature divine (2), comme l'enseigne saint Pierre, ne sert de rien à le faire aimer.

Quand avec cette préoccupation on entendra dire qu'il y a un amour de cette bienheureuse jouissance qui est naturel, et par là le seul obstacle à la perfection du pur amour, tout ce qui portera le caractère de la jouissance fera peur à l’âme prétendue parfaite. Si elle était persuadée qu'ordinairement et de sa nature il vient de Dieu, elle craindrait de résister à l'attrait qui nous y porte : mais depuis qu'elle voit dans une Instruction pastorale, et par l'autorité d'un archevêque, qu'elle peut être naturelle, et que

 

1 Philip., IV, 4. — 2 II Petr., I, 4.

 

289

 

c'est à l'exterminer en ce sens comme le dernier obstacle à la perfection , que toute la tradition , que tous les Pères, que tous les spirituels conspirent, sans lui pouvoir jamais faire discerner le vrai bien d'avec le bien imparfait ; elle entrera dans le dessein de détruire en elle tout amour de la récompense : et voilà encore un coup le premier système, dont on semblait vouloir s'éloigner, entièrement rétabli.

 

CXXII. — Démonstration par les épreuves, que cette affection prétendue innocente est vicieuse.

 

Gardons-nous de ce dénouement de l'espérance naturelle, de l'affection naturelle pour la récompense, puisqu'il ne fait que rétablir, sous un autre nom, le premier dégoût du motif de la récompense qu'on avait inspiré d'abord : cette affection naturelle dont on ne parlait point alors, et qu'on veut maintenant trouver partout, ne peut être que la couverture d'un autre dessein. Qu'ainsi ne soit; demandons encore, comme nous avons déjà fait, mais plus à fond quoiqu'on moins de mots, si ce qu'on a à combattre dans les épreuves n'est que l'affection naturelle pour la récompense, et disons ici seulement qu'elle est ( cette affection naturelle) trop attachée et trop attachante ; trop opposée au pur amour de Dieu, par conséquent trop appartenante à la vicieuse concupiscence, s'il nous faut tant de cruelles épreuves, tant de sécheresses affreuses, selon l'auteur, tant de désespoirs invincibles, et une espèce d'enfer pour nous en défaire.

 

CXXIII. — Des douceurs sensibles de la dévotion : et que l'auteur les attribue trop à son affection naturelle : doctrine importante.

 

Le seul appui qui lui reste, c'est que l'auteur la confond avec la douceur sensible (1), dont les spirituels demeurent d'accord que la piété commençante et faible encore a besoin, et qui ne se trouve plus guère dans les parfaits : mais il erre manifestement, et il est certain que la douceur dont il s'agit n'est pas naturelle.

 

1 Instr. past., p. 71.

 

290

 

Pour l'entendre, il faut seulement se souvenir de ce beau principe de saint Augustin, que le fond de la grâce de Jésus-Christ est une chaste et céleste délectation qui est toujours dans les justes, et par laquelle, dit ce Père, Dieu « fait en eux que ce qui les porte à la justice les délecte plus, leur plait davantage que ce qui les en empêche : Facit plùs delectare quod prœcepit, quàm delectat quod impedit (1) ; » selon ce principe, que je suppose comme approuvé de tout le monde, et suffisamment établi par les preuves de saint Augustin : Toute douceur qui nous gagne à Dieu, même la sensible, est un attrait de la grâce.

Il est vrai que cet attrait se diversifie selon nos besoins. La piété encore faible a besoin d'une douceur plus sensible : Dieu semble y vouloir d'abord gagner le sens et comme l'extérieur de l’âme, pour s'insinuer dans le fond: c'est ce qu'on appelle les goûts, les suavités, les douceurs, les consolations : là se répandent les larmes pieuses, plus douces que toutes les joies, parce qu'en effet elles sont le fruit d'une sainte dilatation du cœur, qui s'épanche devant le Seigneur avec un plaisir aussi pur qu'inexplicable. Il ne faut pas s'imaginer que cette chaste douceur, qui est le soutien de la piété naissante, soit autre chose qu'un don de Dieu ; il est vrai que la nature peut le contrefaire : mais alors ce n'est pas là cette douceur sensible qui est le soutien de la piété commençante : c'est plutôt un appât de l'amour-propre, dont il ne s'agit pas ici d'expliquer ni la nature ni les effets : il nous suffit d'avoir établi que ces premières douceurs qu'on nomme sensibles dans les commencements de la piété, sont du ressort de la grâce.

Je ne sais si l'auteur a assez compris cette vérité : plein de son principe erroné, que tout ce qui est imparfait et tout ce qu'il faut détruire dans le progrès de la piété n'est pas de la grâce, il attribue trop ces douceurs sensibles à son affection naturelle : mais par la règle de vérité qui nous fait voir que ce qui doit se détruire comme imparfait, ne laisse pas de venir de Dieu qui est l'auteur des commencements comme de la perfection : ce faux principe ne peut subsister, et nous l'avons réfuté suffisamment (2).

 

1 De spir. et lit., cap. X, n. 16.— 1 Ci-dessus, n. 4.

 

291

 

Posons donc ce premier état de la grâce, où elle prend et gagne le sens pour s'insinuer dans le fond : mais il faut penser que Dieu change de conduite dans le progrès de la dévotion; l’âme devenant plus forte et sa piété plus solide, Dieu retire quand il lui plaît ces attraits sensibles, qui sont de lui néanmoins; mais c'est qu'il veut donner lieu à quelque chose de plus intérieur. Ce n'est pas que cette chaste délectation soit éteinte : seulement elle se concentre davantage, ce qui se remarque principalement dans les épreuves où Dieu nous plonge comme par degrés. Dans les dernières, il est vrai qu'on est comme sans Dieu sur la terre, du côté du sentiment extérieur: mais il faut bien se garder de croire que cette joie du Saint-Esprit cesse, ou que le précepte de l'Apôtre : Réjouissez-vous : oui, je vous le dis, réjouissez-vous : toujours : semper, et en tout état, soit banni à fond dans un état . chrétien ; elle s'épure au contraire ; elle se fortifie ; elle devient plus foncière et plus dominante.

De là il arriva; dans la suite qu'elle remplit tellement le fond, qu'elle regorge sur le sens : les goûts renaissent, les larmes reviennent, les consolations surabondent, mais d'une manière [dus intime et plus sublime; c'est ce qui fait l'état des parfaits, mais avec ordinairement de continuelles vicissitudes, parce que le progrès de l’âme, où la chaste délectation de la grâce se déclare, se cache, se concentre pour se déclarer de nouveau avec plus d'efficace, est infini : ce divin attrait est une flamme cachée qui a ses élans, ses cessations comme si elle était éteinte, ses reprises plus fortes encore jusqu'à la mort, où l'on vient enfin au total et continuel embrasement.

Si j'avais quelque chose à demander aux spirituels, ce serait de bien distinguer ces trois espèces de délectation : car on pourrait être étonné ou même troublé de leur voir quelquefois rejeter peut-être trop généralement les attraits sensibles ; ensuite trop louer peut-être les aridités et les sécheresses, et n'expliquer pas assez ce qu'ils reconnaissent pourtant, je veux dire ce retour de sentiments vifs et cette espèce de regorgement dans les états plus parfaits. Dieu inspirera peut-être à quelque saint les principes pour démêler un si grand mystère, que jusqu'ici apparemment

 

292

 

par mon ignorance ou par ma faiblesse, je ne trouve pas assez développé dans les livres spirituels; et je me contente d'assurer que la chaste délectation, tantôt commencée, ou sensiblement déclarée; tantôt plus obscure, et en quelque façon retirée; tantôt rétablie dans tous ses droits, est le fond de la grâce, par la raison qu'elle fera la consommation de la gloire, dont on nous présente un essai, avant que de nous abandonner la coupe pleine.

 

SECTION XI. — Sur l'autorité des saints canonisés, et sur saint François de Sales.

 

CXXIV. — Règle proposée par l'auteur.

 

Il n'est pas permis de taire plus longtemps ce qu'on a dissimulé jusqu'ici sur l'autorité des saints canonisés : ce qui en est dit dans les Maximes des Saints, et dès l’Avertissement, a étonné tous les savants : mais on y revient trop souvent et en termes trop excessifs dans l’Instruction pastorale, et à la fin nous renverserions la foi, si nous passions toujours sous silence la nouvelle règle qu'on veut établir.

On la propose en ces termes dans les Maximes des Saints : « Quand je parle des saints auteurs, je me borne à ceux qui sont canonisés, ou dont la mémoire est en bonne odeur dans toute l'Eglise, et dont les écrits ont été solennellement approuvés après beaucoup de contradictions. Je ne parle que des saints qui ont été canonisés ou admirés, pour avoir pratiqué et fait pratiquer au prochain le genre de spiritualité qui est répandu dans leurs écrits. Sans doute il n'est pas permis de rejeter de tels auteurs, ni de les accuser d'avoir innové contre la tradition (1). » Voilà une voie bien abrégée d'expliquer la tradition : il n'y aura qu'à prétendre que quelque saint canonisé, ou en tout cas qu'on admire, a enseigné une certaine conduite pour en faire une règle invariable de la foi, et réduire la question à examiner précisément ce qu'il aura dit, comme si c'était un auteur inspiré de Dieu.

On pousse la chose encore plus avant dans l’Instruction pastorale :

 

1 Avert., p. 5, 6

 

293

 

« Je n'ai pas craint de citer ici ces deux grandes saintes (sainte Catherine de Gênes et sainte Thérèse), parmi tant de saints docteurs, parce que l'Eglise en les canonisant, après avoir examiné leurs écrits, n'a laissé rien de douteux sur l'excellence de leurs maximes pour la vie intérieure (1). »

Je me suis assez attaché à défendre saint François de Sales, pour être à couvert du soupçon qu'on pourrait avoir que je veuille affaiblir son autorité, mais je ne puis dissimuler ces paroles de l’Instruction pastorale : « Si j'ai cité quelques passages de ses écrits qui ont paru un peu durs au public, on doit se souvenir de deux choses : la première est, que les particuliers ne doivent jamais se donner la liberté de condamner ni les sentiments ni les expressions d'un si grand Saint, dont l'Eglise entière dit tous les ans ces paroles » : Par ses écrits pleins d'une doctrine céleste il a éclairé l'Eglise et montré le chemin assuré n lu perfection chrétienne (2) : » éloge que l'on prétend approuvé par une bulle d'Alexandre VII. C'est pour rendre son autorité entièrement décisive qu'on loue sa théologie exacte et précise (3), et qu'on s'en sert pour assurer, qu'on ne « parviendra jamais à décréditer indirectement le genre de spiritualité par lequel ce Saint a sanctifié tant d’âmes (4). » La remarque tombe sur ces mots: décréditer indirectement : par où l'auteur insinue qu'on se rend suspect par la liberté de n'approuver pas quelques-uns de ses sentiments, puisqu'on prétendra que ce sera toujours décréditer indirectement la doctrine qu'on lui attribue : en sorte que quand on fait dire à ce Saint : « Qu'il a exclu si formellement et avec tant de répétitions tout motif intéressé de toutes les vertus des âmes parfaites (5) : » il n'y aura plus qu'à examiner s'il fa dit ainsi; et s'il l'avait dit, ce qui n'est pas, il n'y aurait qu'à passer condamnation.

Et c'est là en vérité le procédé de l'auteur, qui après avoir mis sur le front de son livre le titre majestueux de Maximes des Saints, ne cite presque que le seul saint François de Sales, et montre par là qu'il avait besoin d'en faire une règle, comme il en fait une en général du sentiment des saints canonisés.

 

1 Instr. past., p. 75. — 2 Instr. past., n. 20, p. 34.— 3 Max. des SS., Avert., p. 12. — 4 Instr. past., p. sans chif. entre 80 et 81. — 5 Max. des SS., p. 40.

 

294

 

CXXV. — Deux règles de l'Eglise opposées à celle de l'auteur.

 

Nous sommes donc obligés à examiner jusqu'où l'on peut porter leur autorité : cette question importe à la foi, puisqu'il s'agit d'établir quelle en est la règle ; et je dois avant toutes choses poser comme, un principe incontestable, que quelque honneur que rende l'Eglise aux saints canonisés, c'est toujours une fausse règle, qu'on n'oserait condamner ce qu'on trouve dans leurs écrits. Nous opposons à cette règle deux règles invariables de l'Eglise catholique, que Vincent de Lérins a prises de saint Augustin, et tous deux de saint Paul, et c'est de ne regarder comme inviolable dans la foi que ce qui a été cru partout, et toujours : quod ubique, quod semper.

La seconde règle que nous opposons à celle qu'on nous propose, c'est qu'une erreur crue ou enseignée de bonne foi sans esprit de schisme, n'est pas un obstacle à la sainteté. L'exemple de saint Cyprien est si illustre dans l'Eglise, qu'il vient d'abord à l'esprit de tout le monde : il a soutenu une erreur avec la force qu'on sait, sans laisser le moindre vestige de correction : sa sainteté en est-elle moins éclatante dans l'Eglise? Son martyre en a-t-il moins édifié tous les fidèles ? L'autorité de ses exemples ou de sa doctrine dans les autres chefs en est-elle diminuée? Saint Augustin nous enseigne que Dieu a permis qu'un si grand homme, et un évêque si éclairé et si saint ignorât quelque vérité, afin que nous apprissions par son exemple une vérité plus excellente « que ce saint martyr voit maintenant dans la lumière immuable de la vérité . qui est qu'il se peut trouver des erreurs dans les écrits quoique chrétiens des orateurs, et qu'il ne s'en trouve point dans les écrits des pêcheurs (1).» Dieu peut donc permettre des erreurs dans les écrits des plus grands saints, afin de relever l'autorité des Ecritures canoniques, et aussi de faire voir, comme le même saint Augustin ne cesse de le répéter (2), que l'obéissance couvre tout, et que c'est plutôt l'orgueil et l'esprit de division qui nous damne que l'erreur.

 

1 De Bapt. cont. Donat., lib. V. cap. XVII, n. 23. —  2 Ibid., lib. II, cap. V; et lib. IV, cap. XVI, etc.

 

295

 

Ne croyons donc point déroger à la canonisation des saints, si quelquefois il faut avouer des erreurs dans leurs écrits : l'Eglise en les canonisant n'a pas prétendu adopter ni garantir tous leurs sentiments, mais seulement déclarer leur sainte intention. Il est vrai qu'on loue leur doctrine dont l'Eglise est éclairée ; mais une tache dans le soleil n'en affoiblit pas la clarté : il est vrai qu'on en fait quelque examen ; mais le fond de l'information regarde leur sainte vie, et l'Eglise se réserve toujours la révision des points de doctrine qui peuvent être échappés aux auteurs et aux examinateurs, surtout avant que les matières aient été discutées.

C'est donc en vain que l'auteur prétend, que tout ce qui est dit par les saints soit entièrement à couvert de la censure : « Nous ne rendons ce respect, dit saint Augustin, qu'aux auteurs des Ecritures canoniques, de croire d'une ferme foi, qu'ils ne sont jamais tombés dans aucune erreur (1). » Et l'autorité des autres saints n'est indubitable que lors, dit ce même Père (2), qu'il est bien constant qu'ils ont parlé comme le reste des orthodoxes.

Par ces règles de saint Augustin, nous donnons aux saints une autorité convenable, et quoique toujours prévenus en faveur de leurs sentiments particuliers, nous apprenons de l'Eglise et du saint concile de Trente (3), de ne nous appuyer avec certitude que sur leur consentement unanime.

 

CXXVI. — Exemples de quelques saints, et en particulier de saint François de Sales.

 

On a condamné dans Molinos cette proposition, « qu'il ne convient pas de rechercher des indulgences, parce qu'il vaut mieux satisfaire à la justice de Dieu (4). » quoiqu'on voie le même sentiment dans sainte Catherine de Gênes (5), l'une des saintes dont on prétend que l'Eglise a canonisé la doctrine avec la personne (6) : la simplicité et la bonne foi de la Sainte a fait passer ce qu'il a fallu relever dans ce pernicieux auteur. On a condamné dans Baïus des propositions expresses de saint Augustin dont il abusait, et

 

1 Aug., Ep. LXXXII, ad Hier., olim. XIX, n. 5.— 2 Lib. I, cont. Jul., cap. 6, 7, etc. — 3 Sess. IV. — 4 Prop. XVI. — 5 Vie de sainte Cath. de Gén., ch. XX, p. 146. — 6 Inst. past., p. 75.

 

296

 

qu'il détachait de tout le corps de la doctrine de ce Père. On sait les propositions de saint Chrysostome sur la sainte Vierge, qui ne peuvent guère s'accorder avec le canon XXIII de la VIe session du concile de Trente : en ces occasions on se donne la respectueuse liberté de préférer aux saints , non pas ses sentiments particuliers, mais ceux d'autres saints où la vérité s'est plus purement conservée. Saint François de Sales est un grand Saint, et j'ai toujours soutenu que sa doctrine, qu'on nous objecte, est toute pour nous dans les matières dont il s'agit : mais il ne faut pas pour cela le rendre infaillible, et on ne peut oublier qu'avec plus de bonne intention que de science, après avoir dit « que notre coeur humain produit naturellement certains commencements d'amour envers Dieu, sans néanmoins en pouvoir venir jusqu'à l'aimer sur toutes choses qui est la vraie manière de l'aimer, » il entreprend de prouver que cet amour naturel n'est pas « inutile, parce qu'encore que par la seule inclination naturelle nous ne puissions pas parvenir au bonheur d'aimer Dieu comme il faut : si est-ce que si nous l'employions fidèlement, la douceur de la piété divine nous donnerait quelque secours par le moyen duquel nous pourrions passer plus avant : en sorte, continue-t-il, que de bien en mieux il nous conduirait au souverain amour » Sans doute en canonisant saint François de Sales, l'intention de l'Eglise ne fut jamais, je ne dirai pas de consacrer ces paroles, mais d'empêcher les théologiens de s'éloigner de ce sentiment, si sous le nom d'un si grand Saint on entreprenait de faire revivre cette maxime, que Dieu ne refuse pas la grâce à ceux qui font ce qu'ils peuvent par les forces de la nature.

La raison que ce Saint apporte de son sentiment : « c'est, dit-il (2), que celui qui est fidèle en peu de chose, et qui fait tout ce qui est en son pouvoir, la bénignité divine ne dénie jamais son assistance pour s'avancer de plus en plus (3) ; » ce qui a bien lieu dans le profit des biens que Dieu donne par sa grâce, mais non pas dans celui des dons naturels. On ne peut pas dire néanmoins que ces matières ne regardent pas la conduite, puisqu'elles regardent

 

1 Amour de Dieu, liv. I, ch. XVII, XVIII. — 2 Ibid. — 3 Matth., XXV, 20; Luc, XIX, 17.

 

297

 

la doctrine de la grâce, qui en est un des fondements : mais il n'est pas permis pour cela d'avoir pour suspecte la direction des saints, parce qu'on sait que ces opinions de spéculation se rectifient dans la pratique, lorsque l'intention est droite.

Au surplus on voit assez par ma manière d'effleurer ce sujet, que je ne veux ici chercher querelle à personne, ni empêcher qu'on n'interprète bénignement ce passage, et les autres de même nature, à quoi j'aiderais plutôt; mais j'oserai dire avec la liberté d'un théologien, que si l'on suit ce Saint pas à pas dans ce qu'il enseigne en divers endroits, on ne trouvera pas toujours sa doctrine si liée ni si exacte qu'il serait à désirer; et on n'aura pas de peine à reconnaître que, selon l'esprit de son temps, il avait peut-être moins lu les Pères que les scolastiques modernes.

 

CXXVII. — Autre exemple tiré du même Saint.

 

Je voudrais même demander à ceux qui donnent sa théologie comme une espèce de règle, s'ils s'accommodent de ce discours où supposant l'homme dans la justice originelle, qui est, dit-il, une qualité surnaturelle, après avoir dit que le secours qu'il recevrait alors serait naturel et surnaturel tout ensemble : il conclut que « quant à l'amour sur toutes choses, qui serait pratiqué selon ce secours, il serait appelé naturel : d'autant, dit-il, qu'il tiendrait seulement à Dieu, selon qu'il est reconnu auteur, Seigneur et souverain de toute créature, par la seule lumière naturelle, et par conséquent aimable par propension naturelle » Qu'eût fait cet humble serviteur de Dieu, si on lui eût représenté que dans l'état de la justice originelle on eût aimé Dieu par rapport à la vision béatifique, qui est pour ainsi parler si surnaturelle, que c'est de là que les plus grands théologiens tirent la supernaturalité des actions? N'aurait-il pas avoué que dans cet état on ne peut s'empêcher de regarder Dieu comme auteur de la grâce : ainsi que c'est oublier le plus essentiel de cet état, que d'y faire seulement connaître cet être suprême comme auteur de la nature,

 

1 Am. de Dieu. liv. I, ch. XVI.

 

298

 

et par la seule lumière naturelle? Je ne prétends pas déroger par là aux conduites intérieures de cet excellent directeur, sous prétexte qu'en ces endroits et en quelques autres sa théologie pouvait être plus correcte, et ses principes plus sûrs. Je ne veux non plus affaiblir en lui le titre qu'on lui donne, de théologien à un degré éminent, mais enfin borné, comme tout l'est dans les hommes : et quand même on ne suivrait pas toutes ses condescendances en certaines choses de pratique que je ne veux pas rapporter, on ne le dégraderait pas du haut rang qu'il tient dans la direction des âmes : car c'est là qu'il est vraiment sublime; et pour moi je ne connais point parmi les modernes, avec sa douceur, une main plus ferme, ni plus habile que la sienne pour élever les âmes à la perfection et les détacher d'elles-mêmes : mais ne poussons rien trop avant, et eu matière de livres n'érigeons pas dans l'Eglise des autorités particulières assujettissantes, autres que celles des écrivains inspirés de Dieu.

 

CXXVIII. — Passages de saint François de Sales nouvellement allégués dans l’Instruction pastorale : premier passage.

 

Puisque nous sommes tombés sur le sujet de ce Saint, il est temps de rapporter les nouveaux passages qui paraissent dans l’Instruction pastorale et d'y examiner si, comme le prétend l'auteur, on y trouve le dénouement de l'affection naturelle, qui fait l'intérêt propre (1).

Voici donc le premier passage : « La simplicité n'est autre chose qu'un acte de charité pur et simple, qui n'a qu'une seule fin, qui est d'acquérir l'amour de Dieu (2). » Qui en doute? c'est la fin dernière, et il ne peut y en avoir d'autre. A quoi donc sert ce passage, non plus que celui-ci qui vient tout de suite? « Notre âme est simple lorsque nous n'avons point d'autre prétention en tout ce que nous faisons. » Entendez prétention finale, et tout est bon; mais voici le fort : « La simplicité est inséparable de la charité, d'autant qu'elle regarde droit à Dieu, sans que jamais elle puisse

 

1 Intr. past., n. 20, p. 35. — 2 Ibid., p. 76; Entr., XII, de la simplic., p. 425, édit. Vivès.

 

299

 

souffrir aucun mélange du propre intérêt. » L'auteur relève ce jamais, cet aucun, où, dit-il, l'exclusion est si forte : mais qui ne voit qu'on pourrait entendre qu'il faut exclure l'intérêt propre comme fin dernière, ainsi que l'ont entendu tous les théologiens de l'Ecole, dont ce Saint bien constamment a suivi les principes et pris tout l'esprit, comme il a été démontré? Quand donc l'auteur veut conclure que le Saint ne pouvant vouloir exclure ni la béatitude objective ni la béatitude formelle (1), puisqu'il n'est jamais permis de cesser de la désirer et de l'espérer, ce propre intérêt n'est que celui qui vient d'un principe naturel : premièrement il devine: il ne produit pas un témoignage; il tire une conséquence : et secondement la conséquence est mauvaise, parce que sans exclure la béatitude formelle en elle-même, il suffit pour justifier ce que dit le Saint, qu'on l'exclue comme fin dernière.

Voilà ce qu'on pourrait dire avec toute la théologie ; mais à cette fois le passage a une autre solution manifeste. Le propre intérêt, dont la simplicité non plus que la charité ne souffre pas le mélange, c'est un amour vicieux que le Saint appelle la doublure des créatures : c'est cette mauvaise doublure que la simplicité ne souffre pas, ni « aucune considération d'icelles, ains Dieu seul y trouve sa place : » Dieu comme opposé aux créatures ; la considération des créatures comme opposées à l'amour de Dieu : voilà ce qu'il faut exclure; et le Saint ne songe pas seulement à l'affection naturelle, qu'on ne cesse de vouloir trouver où elle n'est pas.

 

CXXIX. — Suite du même passage.

 

La suite le démontre encore : « Par exemple si on va à l'office, et ipie l'on demande, Où allez-vous? Je vais à l'office. Mais pourquoi y allez-vous ? J'y vais pour louer Dieu. Mais pourquoi plutôt à cette heure qu'à une autre? C'est parce que la cloche ayant sonné, si je n'y vais pas je serai remarquée. » Voilà donc ce que le Saint avait appelé cette mauvaise doublure de la vue humaine qu'on se propose en allant à l'office ; c'est pourquoi le même Saint ajoute : « La fin d'aller à l'office pour Dieu est très-bonne ; mais

 

1 Intr. past., p. 76.

 

300

 

ce motif n'est pas simple ( de craindre d'être remarquée), » encore qu'il paroisse bon du côté qu'il fait éviter le scandale, le Saint prononce toutefois qu'il n'est pas simple ; « car, dit-il, la simplicité requiert qu'on y aille attirés du désir de plaire à Dieu, sans aucun autre égard, et ainsi de toutes autres choses. » On voit donc plus clair que le jour, que ce qui ôte la simplicité et multiplie l'intention, c'est ce regard déréglé vers la créature et vers tout autre que Dieu à qui seul on doit vouloir plaire : ainsi visiblement il ne s'agit pas d'ôter une affection naturelle, mais une affection déréglée; et c'est sur quoi le saint évoque fait tomber la multiplicité qu'il rejette.

 

CXXX. — En quoi sons le pur amour exclut toute autre chose que lui-même.

 

Mais il dit qu'on ne peut « souffrir autre regard, pour parfait qu'il puisse être, que le pur amour de Dieu, qui est la seule prétention ; » sa seule prétention finale, je l'avoue, sa seule prétention absolument, ce serait une fausseté que le Saint ne peut point avoir en vue. Car enfin, que pouvait-il vouloir exprimer par ce regard parfait que l’âme ne peut souffrir ? Ce n'est pas l'affection naturelle, qui n'est pas un regard assez parfait pour être appelé si absolument de ce nom : ce n'est non plus la possession éternelle de Dieu, puisque l'auteur ne veut plus la comprendre sous le nom d'intérêt propre : c'est donc sous le désir de plaire à Dieu tous les biens qui ont rapport à cette fin, et on voit qu'ils s'accordent tous avec le pur amour.

En effet qui veut plaire à Dieu veut en être aimé : qui veut en être aimé veut ses bienfaits, puisque son amour tout-puissant ne peut être stérile : qui veut ses bienfaits veut le grand bienfait de l'avoir lui-même : et si l'on voulait désintéresser les âmes, à la mode des nouveaux mystiques, le désir de plaire à Dieu serait celui par où il faudrait commencer le renoncement; c'est aussi la première chose où visait notre auteur, lorsqu'il fait vouloir à ses parfaits, « s'il était possible que Dieu ne sût pas seulement qu'il est aimé (1). »

 

1 Max. des SS., p. 11.

 

301

 

Puisque saint François de Sales rejette cette intention par le désir de plaire à Dieu, la simplicité qu'il établit comprend tous les bons désirs qui nous unissent à ce premier être, et l'amour pur n'en exclut aucun.

Ainsi les exclusions que l'auteur veut trouver partout dans les ouvrages du Saint (1), ne font rien à la question : et sans avoir besoin de son affection naturelle, nous y trouvons un sens très-théologique et digne du saint évêque.

 

CXXXI. — Second passage, sur le mérite, tiré des faux entretiens du saint évêque.

 

Le second passage que produit l'auteur est celui-ci, sur le mérite . « Une faut point regarder au mérite : je n'aime point cela, de vouloir toujours regarderait mérite : car les Filles de Sainte-Marie ne doivent point regarder à cela, mais faire leurs actions pour la plus grande gloire de Dieu. Si nous pouvions servir Dieu sans mériter, ce qui ne se peut, nous devrions désirer de le faire (2). »

On cite en marge les Entretiens, de l'édition de Lyon de 1618. Je ne reçois pas ces Entretiens ; je n'en connais point d'autres que ceux que les Filles de Sainte-Marie d'Annessi ont ouïs, recueillis et publiés. Ce sont aussi ceux qu'elles ont nommés les Véritables Entretiens, à l'exclusion de tous les autres, qui sont pleins de choses suspectes, indignes du Saint, et qui ne sont avoués par aucun auteur : ainsi il ne faut point se donner la gène à excuser ces étranges exclusions des mérites qui semblent les opposer à la gloire de Dieu, comme si l'on avait oublié que nos mérites sont ses dons. « Le désir de servir Dieu sans mériter, ce qui ne se peut, » montre ces velléités que nous avons expliquées ; et si c'était une volonté véritable, il serait contraire à celle de Dieu, de mieux aimer ce que nous voulons que ce qu'il vont. Laissons donc ces Entretiens pour ce qu'ils sont, et cherchons les véritables sentiments du Saint dans des sources plus pures.

 

1 Inst. past., p. 77, 78, 79. — 2 Ibid., p. 80.

 

302

 

CXXXII. — Troisième passage aussi inutile que les précédents.

 

Le troisième passage est tiré des Véritables Entretiens, et nous y lisons ces mots . « L'intention est pure lorsque nous recevons les sacrements, ou faisons quelque autre chose, quelle qu'elle soit, pour nous unir à Dieu, et pour lui être plus agréables, sans aucun mélange d'intérêt propre (1) : » mais qu'est-ce que s'unir à Dieu, si ce n'est le posséder ; et n'est-ce pas là un grand intérêt? Ainsi l'intérêt propre qu'on exclut est celui de l'amour-propre, inquiet et déréglé. « Si vous consentez à l'inquiétude, de quoi l'on vous a refusé de communier, ou do quoi vous n'avez pas eu de la consolation, qui ne voit que votre intention était impure, et que vous ne cherchiez de vous unir à Dieu, ains seulement aux consolations ? » ce qui est un dérèglement manifeste. La suite le montre encore plus évidemment : « Si vous désirez la perfection d'un désir plein d'inquiétude, qui ne voit que c'est l'amour-propre qui ne voudrait pas que l'on vît de l'imperfection en vous (2) ? » N'est-ce pas là un secret orgueil et un manifeste dérèglement? C'est donc là ce qu'il excluait sous le nom d’ intérêt propre; et c'est pourquoi le Saint ajoute : « S'il était possible que nous puissions être autant agréables à Dieu étant imparfaits comme étant parfaits, nous devrions désirer d'être sans perfection, afin de nourrir en nous par ce moyen la très-sainte humilité (3).»

 

CXXXIII. — Que l'auteur devait éviter de produire ces passages qui n'ont aucun effet dans la pratique.

 

Pourquoi affecter de répéter ces passages, et faire dire aux libertins que le saint homme s'est laissé aller à des inutilités qui donnent trop de contorsions au bon sens pour être droites? Les paroles qu'on vient d'entendre sur la perfection sont de même force que celles que nous avons expliquées ailleurs : « Les âmes pures aimeraient autant la laideur que la beauté, si elle plaisait

 

1 Entr. XVIII, des sacrements. — 2 Ibid.; Inst. past., pag. sans chif. après 80.— 3 Ibid., Inst. past., p. 80, n. 2.

 

303

 

autant à leur amant (1). » Que servent ces violentes suppositions, si ce n'est à faire voir à l'auteur que ce sont des expressions, et non des pratiques ? Jamais un directeur ne s'avisera «le faire dire à son pénitent : Oui, mon Dieu, si vous aimiez la laideur plus que la beauté, ou l'imperfection plus que la perfection, je préférerais la laideur et l'imperfection à la perfection et à la beauté ; car que voudrait dire un tel acte? Or celui-ci n'est pas plus solide : Si vous m'envoyiez en enfer avec votre amour, je l'aimerais mieux que le paradis sans cet amour : ce sont toutes fictions d'imagination, dont si l'on faisait dos pratiques régulières, on tomberont le plus souvent dans le vide : ce sont donc des expressions ; si l'on veut, ce sont des transports d'où si l'on tire des conséquences, et qu'on en fasse des états, on met la piété en péril.

 

CXXXIV. — Quatrième passage, tiré des Opuscules ; jugements qu'on fait de cet ouvrage ceux qui l'ont publié.

 

Le quatrième passage remarquable qu'on allègue de nouveau est celui-ci : « O que bienheureux sont ceux lesquels se dépouillent même du désir des vertus, et du soin de les acquérir ! n'en voulant qu'autant que l'éternelle sagesse les leur communiquera et les emploiera à les acquérir (2). » En vérité, je ne sais pourquoi on cite de tels passages : les Opuscules du saint homme sont marqués par deux fois dans la préface, comme n'ayant pas la trompe et la solidité des autres ouvrages, et comme des productions d'un âge encore tendre et faible. » J'avoue que tout ce qui vient des saints mérite sa révérence; il ne faut pourtant pas croire que ce qu'on donne avec tant de précaution dans une préface, soit d'une égale autorité que le reste. On sait après tout que ces expressions qui semblent nous dépouiller même du désir des vertus et du soin de les acquérir, sont insoutenables au pied de la lettre, et qu'il faut bien les réduire à un autre sens que celui qui se présente d'abord. J'en dis autant de celle où l'on insinue qu'on ne veut avoir les vertus qu'autant que l'éternelle sagesse

 

1 Inst. sur les Etat. d'Or., liv. VIII, n. 2. Entret. 1, 2. — 2 Inst. past., p. 80. Opusc. de saint François de Sales , traité VIII , n. 4.

 

304

 

nous les communiquera; comme s'il était indigne de nous de travailler à les acquérir : pourquoi donc donner au lecteur un vain tourment, et n'aller pas au vrai sens que voici ?

 

CXXXV.  —  Beau principe du Saint sur la recherche des vertus.

 

Le principe du saint évêque se trouve très-bien établi dans l’Entretien de la Simplicité; « L’âme. dit-il, qui a la parfaite simplicité n'a qu'un amour, qui est pour Dieu, et en cet amour elle n'a qu'une prétention, qui est celle de se reposer sur la poitrine du Père céleste, laissant entièrement tout le soin de soi-même à son bon Père, sans que jamais plus elle se mette en peine de rien : non pas même les désirs, et les grâces qui lui semblaient être nécessaires, ne l'inquiètent point (1). » C'est donc à l'inquiétude qu'il en veut, et voici le fond : « L’âme, poursuit-il, ne néglige vraiment rien de ce qu'elle rencontre en son chemin ; mais aussi elle ne s'empresse point à rechercher d'autres moyens de se perfectionner que ceux qui lui sont prescrits ; » ce qu'il conclut en cette sorte : « Mais à quoi servent aussi les désirs si pressants et inquiétants des vertus dont la pratique ne nous est pas nécessaire? la douceur, l'amour de notre abjection, l'humilité, la douce charité et cordiale envers le prochain, l'obéissance, sont des vertus dont la pratique nous doit être commune, parce que l'occasion nous est fréquente : mais quant à la constance, à la magnificence, et tilles autres vertus que peut-être nous n'aurons jamais occasion de pratiquer, ne nous en mettons point en peine, nous n'en serons point pour cela moins magnanimes ni généreux. »

C'est dont premièrement l'inquiétude qu'il veut bannir, et c'est en second lieu, le désir d'un certain éclat qui nous rend plus vains que solidement vertueux ; ce qu'il explique encore mieux en un autre endroit.

C'est dans l'Entretien des Sacrements : « Les personnes les plus spirituelles se réservent pour l'ordinaire la volonté d'avoir des

 

1 Entret. XII, p. 434 et 435, édit. Vives.

 

305

 

vertus, et quand elles vont communier : O Seigneur, disent-elles, je m'abandonne entièrement entre vos mains ; mais plaise vous me donner la prudence pour savoir vivre honorablement : mais de simplicité ils n'en demandent point (1).» Il parle de même de ceux qui « demandent un grand courage pour faire des oeuvres excellentes ; mais la douceur pour vivre paisiblement avec le prochain, il ne s'en parle point, » non plus que de la vertu qui fait aimer sa propre abjection ; ils n'en ont point besoin ce leur semble : c'est l'éclat, c'est l'ostentation, et non pas la solidité et la vérité ou le remède aux maux véritables qu'on recherche dans ces vertus ; et c'est pourquoi le Saint conclut de rechercher dans les sacrements « les vertus qui leur sont propres, comme sont à la confession l'amour de votre propre abjection et l'humilité. »

Il est donc aisé d'entendre de quelles vertus il rejette la curieuse recherche; et si au lieu de produire un passage où l'on ne parle que confusément, l'auteur avait pris soin de donner l'explication qu'on vient d'entendre, la difficulté serait levée : on verrait qu'il faut s'attacher particulièrement, non aux vertus dont l'occasion est rare, mais aux vertus de pratique ; non à celles qui flattent notre vanité, mais à celles qui règlent nos mœurs et qui nous corrigent. Voilà l'esprit véritable de saint François de Sales, et il est digne d'un si grand directeur des âmes.

 

CXXXVI. — Autre principe plus général du Saint : cinquième et dernier passage de saint François de Sales.

 

Il y a encore un principe plus général qu'il faut expliquer : « Nous ne suivons pas, dit le Saint, ces motifs en qualité de motifs simplement vertueux, mais en qualité de motifs voulus, agréés, aimés et chéris de Dieu (2). » Que veut-on conclure de là? que Dieu est la fin dernière des vertus : qui ne le sait pas ? C'est la première pratique qu'on apprend dans la vie chrétienne, et on n'attend pas un état passif, un état de perfection pour y entrer. « Nous ne disons pas que nous allions à Lyon, mais à Paris ; quand nous n'allons à Lyon que pour aller à Paris. » Que voulez-vous

 

1 Entret., XVIII. — 2 Am. de Dieu , liv. XI, ch. 14. Inst. past., p. 77.

 

306

 

qu'ait pensé le Saint par ces paroles ? quoi ? qu'occupé de la fin, souvent on n'exprime pas les moyens, ou qu'on se sert de termes exclusifs, comme par exemple de ceux-ci : « Seigneur, je ne veux les vertus, sinon parce que vous les voulez, » pour expliquer qu'on n'a point d'autre fin dernière : cela est vulgaire ; et je ne crois pas qu'on réserve un sentiment si commun à ce pur amour inaccessible à tant de saints, ou qu'on en connaisse quelques-uns qui ne l'aient pas. « Qui dérobe pour ivrogner est plus ivrogne que larron, selon Aristote ; et qui exerce la vaillance, l'obéissance, etc. pour plaire à Dieu, il est plus amoureux divin que vaillant et obéissant : » cela est très-vrai, et n'est ignoré de personne : c'est vouloir éblouir le monde que de faire accroire que l'on connaît seul des vérités triviales, ou de mettre la perfection de l'état passif dans une pratique qui est de tous les états. Mais s'il est des états communs dans l'exercice des vertus de n'y avoir point d'autre fin dernière que Dieu, il est des états les plus parfaits de regarder cette fin non pas exclusivement, mais, comme parle toujours le Saint, principalement (1) ; mais en répandant cette fin « sur tous les autres motifs : les en arrosant, les détrempant, les parfumant, afin que tout le cœur humain tende à l'honnêteté et félicité surnaturelle qui consiste en l'union avec Dieu (2). » Voilà comme il faut être désintéressé : voilà comme il faut pratiquer le pur amour, en y joignant l'honnêteté à l'utilité et à la félicité ; et nous ne connaissons pas d'autre voie pour arriver à cette fin.

 

CXXXVII. — Observation sur le XIIIe article d'Issy, et sur les expressions de l'auteur.

 

L'auteur remarque très-bien que cette dernière fin des vertus a été expliquée dans les Articles d'Issy, lorsqu'on a dit que « dans la vie et dans l'oraison la plus parfaite, tous ces actes (de foi, d'espérance, et autres de piété) sont unis dans la seule charité en tant qu'elle anime toutes les vertus (3), » etc. Notre intention n'a pas été de réserver cette union des vertus dans la seule charité aux états passifs, dont on ne commence à parler que dans

 

1 Am. de Dieu, liv. XI, ch. 14. — 2 Ibid., ch. 8. — 3 Inst. past., n. 5.

 

307

 

l’article XXI : l'on y prend soin aussi bien que dans le XXXIIIe, d'inculquer l'obligation des actes distincts en cet état comme dans les autres. Si l'auteur était autant attaché à ces Articles qu'il le témoigne, pourquoi laisse-t-il dans son livre ces propositions odieuses, « qu'on ne veut aucune vertu en tant que vertu; que les saints mystiques ont exclu de l'état de perfection les pratiques de vertu, » et les autres, que nous avons remarquées ailleurs? Ce sont là des propositions véritablement ennemies des motifs particuliers des vertus ; et l'auteur les devrait avoir cent fois rétractées depuis le temps qu'il est averti du scandale qu'elles causent.

Il est dangereux, comme l'a très-bien observé un grand archevêque dans sa savante Instruction pastorale; il est dangereux de trop appuyer sur les expressions exclusives, et de dire trop qu'on n'aime ou le salut ou les vertus que comme voulues de Dieu, parce que cela peut induire à oublier la conformité naturelle et intérieure de la vertu avec les lois et les raisons éternelles. Saint François de Sales, à qui on ne cesse de nous renvoyer, a tout renfermé dans ces trois mots : « Aimons les vertus particulières, principalement par ce qu'elles sont agréables à Dieu (1) : » pesez toujours le mot, principalement : on les aime de cette sorte dans tous les états, on n'en exclut pas la pratique dans l'état parlait ; on ne fait pas une règle de quelques expressions extraordinaires ou quelquefois négligées : et quelque effort qu'on ait fait pour s'autoriser du saint évêque de Genève, on n'y trouve rien de semblable aux paroles de notre auteur qu'on vient d'entendre.

 

SECTION XII. — Sur quelques spirituels qu'on nous objecte.

 

CXXXVIII. — Sentiments de Rodriguez.

 

On nous oppose Rodriguez (2), à cause que selon lui, le serviteur de Dieu se dépouille de tout intérêt; ce qui, dit-on, ne se peut

 

1 Am. de Dieu, liv. III, ch. 14.— 2 Inst. past., p. 75.

 

308

 

tendre que de cet amour et affection naturelle : mais il est clair que Rodriguez n'y songeait pas : l'intérêt qu'il faut rejeter, c'est l'intérêt comme fin dernière; l'intérêt sans rapport à Dieu; l'intérêt plein d'inquiétude, et destitué de confiance : nous verrons ailleurs (1) ses sentiments, et nous en produirons des passages décisifs qu'il ne fallait point supprimer.

 

CXXXIX. — Passages de l'auteur du Catéchisme spirituel.

 

Il n'est pas jusqu'au Père Surin dont j'ai approuvé le Catéchisme spirituel, qu'on ne tourne contre nous, et où l'on ne veuille trouver l'amour naturel, comme celui dans lequel diffèrent les parfaits et les imparfaits : mais que dit ce pieux auteur? Voici ce que l'on en cite : « L'homme dit naturellement : Moi, moi, par sa corruption (ce qu'il appelle l’égoïté avec un spirituel), quand son fond est réparé surnaturellement, il dit dans son centre : Dieu, Dieu (2). » Que prouve ce passage, sinon que j'ai approuvé une locution barbare, et une vérité constante? « L’âme retranche même les bons désirs . » je ne sais où est ce passage : mais après tout que conclut-il? est-ce peut-être, sous le nom des bons désirs, le retranchement de cet amour naturel qui n'est ni bon ni mauvais? ou bien est-ce que cet auteur veut retrancher le désir du salut, que M. de Cambray lui-même ne retranche plus? Quels sont donc ces bons désirs qu'on retranche, si ce n'est, comme les appelle l'auteur du Catéchisme, certains bons désirs particuliers et indifférents au salut qu'on peut avoir de bonnes raisons de retrancher, ou par leur inutilité dans de certains temps, ou par l'inquiétude et la diversion qu'ils pourraient causer à de meilleures pensées ? Le reste, qu'on a tiré de cet auteur, est expliqué au cinquième Ecrit de ce livre (3), et on verra que tout est clair dans cette réponse.

 

CXL. — Vain avantage qu'on tire de l'approbation que j'ai donnée à ce livre.

 

Après tout, pourquoi faire tant de bruit d'un écrit que j'ai approuvé il y a trente ans? Quand dans un temps non suspect, et

 

1 Cinqe Ecrit, n. 13.— 2 Inst. past., p. 82.— 3 Cinqe Ecrit, n. 14.

 

309

 

avant que les matières fussent discutées, quelques fausses propositions m'auraient échappé dans un livre qu'après tout je ne fai-sois pas, mais que je lisais seulement, est-ce que la bonne cause en serait blessée? Que deviendrait donc le securiùs loquebantur de saint Augustin? n'oserais-je plus me corriger, me repentir, avouer ma faute? Qui suis-je, pour mériter que mon approbation soit comptée pour quelque chose? Je voudrais presque pouvoir dire en cette occasion avec le prophète Michée: Plût à Dieu que j'eusse été sans esprit, et que je fusse tombé (innocemment) dans le mensonge (1), pour donner au peuple de Dieu la consolation de voir mon erreur réparée par mon aveu! Mais je ne puis pas faire ce tort à la vérité ni à un saint religieux dont j'ai approuvé l'ouvrage; je l'approuve encore, et j'en rapporterai quelques endroits.

 

CXLI. — Opposition de ce Catéchisme aux nouvelles spiritualités.

 

Loin de retrancher universellement les désirs, il prescrit « un grand désir de plaire à Dieu, d'arriver à la perfection, de posséder Dieu (2). » Pour recommander l'austérité, il remarque que tous les saints l'ont pratiquée même avec excès : ce qu'il propose sans cesse comme le soutien nécessaire de l'oraison surnaturelle (3), bien éloigné de reprendre cette âpreté qu'on nous fait tant craindre dans les Maximes des Saints. Dans le Catéchisme spirituel, les saints parfaits marchent toujours dans les pratiques vertueuses (4), que les Maximes des Saints font exclure aux saints mystiques. Dans le même Catéchisme (5), « le contre-poids de la foi est nécessaire pour servir de contre-poids à l'expérience, laquelle étant suivie cause des illusions sans nombre, dont la foi est le correctif avec la doctrine des saints, conformément à ce que Dieu à déclaré à son Eglise. » La perfection des épreuves est établie, non à faire perdre un certain amour naturel, qui n'est de soi ni bon ni mauvais, mais « à déraciner du fond l'amour-propre et la rouille du vieil homme, et le reste de la tache originelle contractée en sa naissance (6). »

 

1 Mich., VI, 14.— 2 T. II, édit. de 1693, p. 2, 70, 233.— 3 Ibid., p. 19.— 4 Ibid., p. 83.— 5 Ibid., p. 86. — 6 Catéc. spirit., ibid., p. 197.

 

310

 

CXLII. — Autres belles instructions du même livre contre les voies raffinées et métaphysiques.

 

J'ai remarqué surtout dans ce livre le caractère des fausses dévotions, où « les directeurs veulent rendre ordinaires et communes à plusieurs, les conduites rares et sublimes; ne prêchant rien tant comme de laisser faire Dieu; avoir une vertu sans vertu, un amour sans amour (1). Ces gens, poursuit-il, forment leur tendresse et leur dévotion sur tels objets subtils : ce qui est dangereux, parce qu'ordinairement l'esprit humain n'agit en vérité, que par des sentiments naïfs et simples; » et un peu après : « Nous ne voyons aucun des saints qui ait fait ces contemplations et exclamations par des choses métaphysiques subtiles, et qu'on ne peut concevoir d'abord (2). »

Voilà des leçons d'un homme consommé dans la spiritualité : il est incomparable sur les épreuves, et nous observerons ailleurs combien il est opposé à celles que nous proposent les nouveaux mystiques.

 

CXLIII. — L'auteur tronque un passage important : doctrine admirable sur l'abandon.

 

On objecte un dernier passage de l'auteur dont nous parlons, et c'est celui où l'on dit « qu'en sortant de tous les intérêts, on abandonne tout à Dieu, non-seulement dans le temps, mais encore dans l'éternité : sans jamais agir par la considération de son intérêt, ni s'arrêter à autre motif qu'à celui de plaire à Dieu (3). » Voilà, dira-t-on, qui est bien fort, et pour achever, cet auteur ajoute: « Ce n'est pas que je blâme le motif de la récompense, qui peut parfois servir et profiter; mais le plus louable et le plus souhaitable est celui de la gloire, de l'amour, et du bon plaisir de son Dieu. » M. l'archevêque de Cambray a copié avec soin tout ce long passage, et enfin il n'a oublié que ces derniers mots où était tout le dénouement : « Afin que l’âme puisse dire qu'elle espère tout de celui pour qui elle quitte tout. »

 

1 Catéch. spir., ibid., p. 425.— 2 Ibid., p. 407.— 3 Fondements de la vie spirituelle, liv. V, ch. 3, p. 324.

 

311

 

Pourquoi oublier des paroles si essentielles, si ce n'est qu'on y eût aperçu d'abord l'acte d'espérance en pleine vigueur dans le plus partait abandon? Voici donc le secret de l'abandon, qui est aussi celui du parfait amour: l’âme parfaite semble y perdre de vue tout, intérêt : mais c'est afin qu'elle puisse dire ; car elle veut se le pouvoir dire, et ne trouve rien de faible dans ce sentiment, qu'elle espère tout de celui pour qui elle quitte tout : en sorte que quitter tout d'une manière sensible, ce soit une raison nouvelle de tout espérer. C'est ce que disait l'apôtre saint Pierre : Rejetez en Dieu tous vos soins (1) : n'en ayez aucun qui vous inquiète, mais comprenez-en la raison : Parce que Dieu a soin de vous? Ainsi n'avoir plus de soin de son propre bien d'une certaine façon, c'est d'une autre en avoir le soin le plus parfait. Qui ne sait que le fuyez de l'Epouse (2) n'est qu'une manière d'invitation plus secrète? L’âme, qui voudrait la cacher aux sens extérieurs, veut en même temps la sentir dans un fond plus intime, et l'Epoux entend ce langage.

 

CXLIV. — Quelques remarques sur F. Laurent, carme déchaussé.

 

Dirai-je un mot du frère Laurent, carme déchaussé, pour qui on nous a donné une réponse si solide ? Je ne puis que je ne rapporte encore une pensée de ce bon religieux : il croyait, dit-il, « impossible que Dieu laissât longtemps souffrir une âme toute abandonnée à lui, et résolue de tout abandonner pour lui (3). » Il croyait impossible? Est-ce un dogme qu'il s'était mis dans l'esprit? Non : il parlait par sentiment, et non point par dogme ; ce dogme eût été mauvais, témoins les longues souffrances de Job et dos autres saints : mais ce sentiment appuyé sur les immenses bontés de Dieu, était admirable. Mais s'il croyait impossible que Dieu pût faire souffrir longtemps une âme qui endurait pour l'amour de lui, eût-il pu croire qu'il la fit souffrir éternellement? Il ne le croyait donc pas, et ce qu'il disait de sa damnation était l'effet tout ensemble d'une conscience timorée, et d'une imagination frappée de sa peine.

 

1 I Petr. v, 7. — 2 Cant., VIII, 14.— 3 Trois° Entret., p. 65.

 

312

 

Mais ses « peines étaient si grandes pendant quatre années, que tous les hommes du monde ne lui auraient jamais pu ôter de l'esprit qu'il serait damné : et voilà, dit-on, le trouble que j'ai appelé invincible, et l'impression du désespoir qui ne détruit point l'espérance (1). » Quelle différence, et du cote de la chose, cl du côté de la personne! D'un côté c'est un frère lai qui avoue une peine; de l'autre c'est un docteur qui établit un dogme : le frère lai parle d'une tentation dans son imagination, dont il ne peut se défaire : le théologien y ajoute la persuasion et la conviction, qui ne sont pas actes d'imagination : et l'une et l'autre invincibles. Pour s'expliquer plus clairement, la persuasion qu'il admet est réfléchie : un acte par conséquent de la partie supérieure, et dont l'imagination est incapable : c'est à quoi ce bon frère lai ne songea jamais, non plus qu'au sacrifice absolu, à l'acquiescement simple, et aux autres actes exprès, qui rendent le désespoir complet.

 

SECTION XIII. — Sur les diverses explications de l'anathème de saint Paul.

 

CXLV. — Saint Grégoire de Nazianze altéré par l'auteur.

 

On croira d'abord que je sors un peu de mon sujet, en examinant ce que l'auteur attribue à saint Grégoire de Nazianze sur l'anathème de saint Paul : mais outre que l'importance de la chose ferait peut-être excuser cette digression, il paraîtra à la fin que mes remarques sont très-nécessaires à la matière que j'ai à traiter.

Notre auteur assure (2) que saint Grégoire de Nazianze met toit, comme saint Chrysostome, l'apôtre saint Paul « dans une disposition véritable de souffrir les peines éternelles si Dieu l'eût exigé de lui. » Mais où trouve-t-il les peines éternelles? ce grand homme traite trois fois, dans ses admirables discours, la matière de l'anathème de saint Paul : mais sans y donner une seule fois l'idée de peine éternelle. Le passage que l'auteur produit est celui-ci, de la première Oraison, «où, dit-il. ce Père représente l'amour de

 

1 Instr. past., p. 83. — 2 Inst part., p. 44, 51.

 

313

 

saint Paul, qui était désintéressé jusqu'à vouloir être anathème, c'est-à-dire malédiction; et souffrir comme un impie pour l'amour de Dieu » C'est le seul passage qu'on cite; et l'auteur y veut trouver la peine éternelle, mais il le tronque : le texte porte, non pas comme le rapporte l'auteur, souffrir simplement, mais souffrir quelque chose comme un impie: on retranche ce mot: Quelque chose, et on met à la place: La peine éternelle. Mais une altération si manifeste du texte paraîtra beaucoup plus grande en rapportant le passage entier : « Saint Paul imite Jésus-Christ, qui a été fait pour nous malédiction en prenant nos infirmités et portant la mort, ou pour dire quelque chose de plus modéré, » et qui semble moins égaler saint Paul avec le Fils de Dieu ; « c'est le premier après Jésus-Christ qui ne refuse pas de souffrir pour les Juifs quelque chose comme un impie, pourvu qu'ils fussent sauvés. »

Il y a une différence infinie entre patein ti, souffrir quelque chose, et souffrir éternellement les peines de l'enfer: il s'agit donc seulement d'être anathème comme Jésus-Christ, et à son exemple condamné à mort comme un malfaiteur; c'est-à-dire, comme l'explique le même Père (2) après le même saint Paul, qu'il s'agit de Jésus-Christ « fait malédiction pour noire salut, factus pro nobis maledictum, et détruisant par ce moyen notre malédiction et notre péché (3). »

On voit que ce Père explique l'anathème de saint Paul par la malédiction que le même apôtre a remarquée en Jésus-Christ ; et cela ne sort point de l'idée de la mort, à laquelle on est condamné comme impie, mis au nombre des scélérats, comme avait parlé le Prophète (4), et comme dit Jésus-Christ même, tellement détesté des hommes, qu'on croie rendre service à Dieu (5), en nous immolant comme des médians à la vengeance publique.

Saint Grégoire de Nazianze s'attache encore à ce même sens dans son Oraison XLIV, où touché des bonnes mœurs et de la régularité apparente des hérétiques macédoniens : « Je consens, dit-il, d'être anathème pour eux, à Christo, de Jésus-Christ ; et

 

1 Orat. I. Inst. past., p. 44 — 2 Orat. XXXVI. — 3 Gal., III, 13. — 4 Isai., LIII, 12. — 5 Joan., XVI, 2.

 

314

 

souffrir quelque chose comme condamné : patein ti (1)» ce que le savant abbé de Billy a traduit, nonnihil pati : voilà toujours cette restriction, ce patein ti, qui n'est mis que pour tempérer et réduire l’expression de saint Paul à quelque chose de moins que ce qu'elle semblait porter d'abord.

Il ne faut pas dissimuler que ce Père dit par deux fois », que le zèle ardent de saint Paul, et son amour pour les Juifs « le poussait à les vouloir introduire à sa place vers Jésus-Christ, » sans s'expliquer davantage ; ce qui pourrait être un simple consentement à retarder la jouissance si désirée de Jésus-Christ, pour l'amour de ses frères, ainsi que nous le voyons pratiqué par le même Apôtre dans l’Epître aux Philippiens (3). Quoi qu'il en soit, si ce Père avait voulu exprimer la peine éternelle, il l'aurait marquée en termes propres, au lieu qu'on voit clairement qu'il l'a évitée par les paroles qu'on vient d'entendre.

Au reste, il ne servait de rien d'alléguer Nicétas sur saint Grégoire de Nazianze, puisqu'on sait qu'il ne fait jamais qu'un peu étendre le texte par une espèce de glose ou de paraphrase, sans faire aucune découverte.

 

CXLVI. — Explications par les autres Saints : par saint Jérôme, par saint Augustin et par Cassien, conformes à celles de saint Grégoire de Nazianze et différentes de saint Chrysostome.

 

Après avoir altéré saint Grégoire de Nazianze, l'auteur affecte de rapporter les paroles où saint Chrysostome pousse ceux qui sous le nom d'anathème entendent la mort, jusqu'à les traiter d’aveugles de vers de terre (4). Quand on veut se prévaloir de quelque interprétation, il est bon de remarquer de bonne foi si c'est la seule. On devait donc, non pas attribuer celle de saint Chrysostome à saint Grégoire de Nazianze; mais au contraire avertir qu'il a pris visiblement une autre idée : et peut-être ne fallait-il pas dissimuler que saint Jérôme, qui se glorifie d'être son disciple, la suivi : on n'a qu'à lire la Question IX à Algasie (5),

 

1 Orat. XLIV. — 2 Ibid., XXIV et XXVI.— 3 Philip., I, 23, 24. — 4 Inst. past., p. 51. — 5 Ad Alças., ep. CLI, nunc VIII inter crit., q. 9.

 

315

 

où il traite exprès ce passage de saint Paul ; et on verra qu'il juge impossible qu'on veuille être séparé de Jésus-Christ : saint Paul voulait périr, à la vérité; mais à la manière de Moïse, qui souhaitait comme un bon pasteur de mettre sa vie pour ses brebis, et demandait en ce sens d'être effacé du livre de vie : l'anathème de saint Paul, ne signifiait autre chose, et « cela, dit-il, c'était périr non point à jamais, mais à présent : Perire autem non in perpetuum, sed imprœsentiarum; » et après : « L'Apôtre veut donc périr selon la chair, afin que les autres soient sauves selon l'esprit ; répandre son sang, afin que les âmes de plusieurs soient conservées; Vult Apostolus perire in carne, ut alii serventur in spiritu : suum sanguinem fundere, ut multorum animae conserventur : » ce qu'il appuie, en prouvant par l'Ecriture que l'anathème souvent ne signifie autre chose que d'être tué : quod anathema interdùm occisionem sonet : » mais de peur qu'on ne crût aussi que l'anathème de saint Paul ne fût qu'une simple mort, il ajoute ailleurs : « Et pro fratrum salute anathema esse cupit, imitari volens Dominum suum, qui et ipse eàm non esset maledictio, pro nobis factus est maledictio : Il désire d'être anathème pour ses frères, voulant imiter Jésus-Christ, qui n'étant point malédiction, a voulu être malédiction pour nous (1) : » ce qu'il a traduit de mot à mot de saint Grégoire de Nazianze, et clairement expliqué qu'il entend par l'anathème la mort temporelle soufferte à l'exemple de la croix, où Jésus-Christ a été l'ait malédiction pour nous.

Et parce qu'on vient de voir par saint Jérôme que ce passage de Moïse : Effacez-moi du livre de vie, et celui-ci de saint Paul sur l'anathème, sont de même esprit, nous rapporterons encore saint Augustin, qui s'en explique en cette sorte : Dele me de libro vitœ. Securus hoc dixit, al in consequentibus ratiocinatio concludatur, id est ut, quia Deus Moysem non deleret de libro suo, populo peccatum illud remitteret ; « Il a parlé avec assurance; et la conséquence qu'il voulait tirer était celle-ci, que comme Dieu n'effacerait pas Moïse du livre de vie, il pardonnerait ce péché à son peuple (2). » Il faudrait donc expliquer, dans le

 

1 In Zach., lib. III, cap. XIV, ad vers. 11. — 2 Qu. in Exod., lib. III, q. 147.

 

316

 

même sens, que comme Dieu ne voudrait pas faire saint Paul anathème, aussi ne voudrait-il pas laisser périr les Juifs sans ressource.

Cassien, quoique fort attaché aux Grecs, et en particulier à saint Chrysostome, leur préfère ici saint Jérôme et saint Augustin (1) : il n'entend que de la vie temporelle le livre de vie de Moïse, ni que de la mort temporelle l'anathème de saint Paul, sans pousser plus loin sa pensée.

 

CXLVII. — Deux premiers avis à ceux qui suivent l'explication de saint Chrysostome.

 

Tels sont les sentiments des saints Pères sur ces passages si obscurs ; et après cela on peut donner ces avis à ceux qui suivent l'interprétation de saint Chrysostome.

Le premier, qu'ils se gardent bien de la donner comme la seule, puisque saint Grégoire de Nazianze, saint Jérôme, saint Augustin et Cassien en suivent une autre.

Le second, que s'ils veulent suivre l'explication de saint Chrysostome, en quoi on ne peut pas les condamner, ils se souviennent toujours qu'elle procède par supposition impossible, ei dunaton, comme nous l'avons souvent observé.

 

CXLVIII. — Troisième avis, qui fait voir que l'explication de saint Chrysostome est directement contraire aux prétentions de M. l'archevêque de Cambray.

 

Le troisième, que par conséquent c'est une erreur de changer la proposition que saint Chrysostome attribue à saint Paul, en proposition absolue, en sacrifice absolu, en acquiescement simple ; ou de laisser croire que le cas impossible devienne actuel et réel, puisque saint Chrysostome, dont on emploie l'autorité, y est si contraire, et que de telles propositions sont des hérésies, comme il est démontré dans le troisième Ecrit de ce recueil (2).

 

1 Collat., IX, cap. 18. — 2 Trois° Ecrit, n. 3.

 

317

 

CXLIX. — Quatrième avis, qui fait voir que, selon le sentiment de saint Chrysostome, ce n'était pas de Dieu ni de Jésus-Christ que saint Paul offrait d'être privé, même sous la condition impossible.

 

Le quatrième avis, est de prendre garde à ne pas pousser l'interprétation de saint Chrysostome plus loin que lui-même : il ne suppose pas que saint Paul fût privé de la vue ni de la personne de Jésus-Christ, puisqu'il réduit la privation dont il parle à être séparé de la compagnie dont Jésus-Christ est environné : et ailleurs, à être séparé, non pas de la compagnie de son Père, mais de tous les biens qui l'accompagnent, n'ayant pas, dit-il, une estime égale de son Père et de ses biens (1), ce qui fait dire à Sylvius, que par cette séparation d'avec Jésus-Christ, saint Chrysostome entendait; non pas la privation de l'amitié de Dieu, mais celle de la gloire des élus : carentiam gloriœ (2) ; ce qu'il modifie encore dans la suite (3). On voit donc manifestement à quoi se bornait saint Chrysostome ; et quoi qu'il en soit, on doit si peu conclure de son interprétation que saint Paul n'eût pas désiré Jésus-Christ, qu'au contraire, dit ce même Père (4), il ne l'a jamais tant désiré; et même que ce désir d'être anathème lui venait de l'ardeur qui lui faisait désirer Jésus-Christ : ce qui dans le fond n'est autre chose que de désirer d'en jouir.

 

CL. — Cinquième avis, où l'on démontre que l’anathème de saint Paul, loin d'exclure le désir de la jouissance, l'établit.

 

Ainsi le cinquième avis, et le plus important de tous, est de ne pas croire que par ces suppositions impossibles, on doive jamais cesser de désirer Jésus-Christ, puisque c'est plutôt une manière de le désirer : c'est jouir soi-même de Jésus-Christ que d'en jouir dans ses frères, qui sont autant d'autres nous-mêmes ; c'est en jouir que de jouir et d'être assuré de son amour; et on ne pourrait pas n'être pas heureux de lui donner cette marque d'un amour à toute épreuve : c'est en jouir que d'avoir le témoignage

 

1 Homil. XVI, in Ep. ad Rom., II-II. — 2 In q. 26, art. 4 ad 2. — 3 In II II, q. 27, art. 8, ad I. — 4 Homil. XVI, in Ep. ad Rom.; Hom. IV, in Ep. ad Philip , n. 2.

 

318

 

de sa conscience, dont on ne suppose pas que Dieu puisse priver une âme sainte : enfin c'est en jouir que de le refuser de cette sorte, puisque rien ne peut empêcher qu'on ne ressente au fond de son cœur l'impossibilité absolue delà proposition qu'on lui fait ; en sorte qu'on est heureux de tenter jusqu'à l'impossible pour lui plaire. Il y a donc toujours, quoi qu'on fasse, dans ces suppositions impossibles, quelque chose de ce que disait saint Augustin, que parce qu'il est assuré que Dieu n'effacera pas un Moïse du livre de vie, ni ne fera un anathème d'un saint Paul, on assure le pardon qu'on demande en le proposant avec une alternative impossible.

 

CLI. — Sixième avis , où sont détruites les prétentions de l'auteur sur l'amour naturel dans saint Grégoire de Nazianze.

 

Enfin le sixième et dernier avis regarde en particulier M. l'archevêque de Cambray, que nous conjurons de ne plus chercher dans les passages de saint Chrysostome et de saint Grégoire de Nazianze son affection naturelle, dont il n'y a pas le moindre trait dans leurs discours.

Et d'abord bien certainement saint Grégoire de Nazianze ne songe pas à la privation d'un amour naturel de soi-même, mais à faire qu'on veuille souffrir quelque chose comme impie pour sauver ses frères, « quand il s'écrie, dit l'auteur (1) : O grandeur d’âme ! ô ferveur d'esprit ! et qu'il regarde comme une chose qu'il est hardi même de rapporter aux fidèles : cette disposition devait exclure l'amour et le désir naturel de la récompense qui fait l'intérêt propre. » C'est justement le contraire qu'il faudrait conclure, puisqu'il n'y a rien de moins étonnant ni de moins hardi pour un saint Paul, que de rejeter un désir naturel de la récompense éternelle. C'est sans doute la moindre chose que les hommes les plus vulgaires pussent sacrifier au salut de leurs frères; et la moindre chose aussi que les fidèles pussent présumer d'un si grand Apôtre : c'est ainsi que notre auteur nous fait le plus grand de tous les mystères, de la chose la plus médiocre, et on ne comprend rien dans son discours.

 

1 Inst, past., p. 44. Ibid., p. 51.

 

319

 

CLII. — Les réflexions de l'auteur sur saint Chrysostome entièrement inintelligibles.

 

Il fait de même sur le passage de saint Chrysostome une réflexion où je n'entends rien du tout. « D'où vient, dit-il, que saint Chrysostome admire tant le désintéressement de cet amour? d'où vient que l'idée de ce désintéressement le ravit? est-ce parce qu'il détruit l'espérance surnaturelle en détruisant l'intérêt propre? Tout au contraire, c'est qu'il n'y trouve aucun intérêt propre, quoique l'espérance n'y soit point blessée : c'est qu'il n'y trouve aucun reste d'amour naturel de soi-même, ni aucun attachement à la récompense pour le contentement de cet amour (1). » Encore un coup, je ne comprends rien dans ce discours, si ce n'est qu'à quelque prix que ce fut on y a voulu fourrer l'amour naturel. Je ne puis plus refuser un mot si significatif : c'est d'ailleurs une illusion sans pareille de s'imaginer dans saint Chrysostome cette affection naturelle dans deux ou trois grandes homélies, où un esprit si clair et si lumineux a fait tout l'effort [a] qu'il pouvait pour faire bien entendre sa pensée. Enfin on peut bien comprendre quelque chose de merveilleux à consentir en quelque façon à la privation de l'extérieur de la gloire ; mais de consentir à la perte d'une affection naturelle aussi inutile, ce n'est rien qu'un saint Paul dût faire tant valoir aux Juifs, ni qu'un saint Jean Chrysostome dût tant admirer, ni qui mérite davantage nos attentions.

 

1 Inst. past., p. 51, 52.

(a) L'édition originale et celle de 1767 porte l'effet : c'est sans doute une erreur typographique, nous préférons dire effort avec les éditions postérieures.

 

 

Précédente Accueil Suivante