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QUATRIÈME ÉCRIT
OU MÉMOIRE DE M. L'ÉVÊQUE DE MEAUX
 

SUR LES PASSAGES DE L’ÉCRITURE.

 

QUATRIÈME ÉCRIT  OU MÉMOIRE DE M. L'ÉVÊQUE DE MEAUX

PREMIÈRE PARTIE  Où le motif de la récompense est établi par l'Ecriture et la tradition constante.

I. — Quelques réflexions sur les passages de l'Ecriture, qui proposent le motif de la récompense. Première réflexion : qu'ils sont proposés en termes généraux et sans exception.

II. — Remarque sur le précepte de la charité.

III. — Tous les motifs de l'amour de Dieu sont compris dans ce commandement.

IV. — Preuve de la vérité par la suite du précepte.

V. — Les béatitudes.

VI. — Comment Jésus-Christ propose la béatitude.

VII. — Tout cela regarde les parfaits comme les autres.

VIII. — Jésus-Christ propose la récompense comme motif à ceux qui aiment.

IX. — Ce motif est proposé nommément aux plus parfaits.

X. — Toute l'Ecriture se rapporte à la charité : principe de saint Augustin.

XI. — Exemple d'Abraham.

XII. — Moïse, selon saint Paul , en exerçant le plus grand amour de Dieu regardait à la récompense.

XIII. — Si l'on peut dire qu'alors Moïse n'était point parfait, ou que ce n'était pas là sa plus parfaite action.

XIV. — Exemple de David.

XV. — Décret du concile de Trente.

XVI. — Les Saints, à l'exemple de David, font concourir tous les motifs à l'amour de Dieu.

XVII. — Jésus-Christ décide en termes formels que la rémission des péchés est un motif de la charité.

XVIII. — Autre motif dans l'amour de Dieu prévenant.

XIX. — Les motifs sont infinis.

XX. — L'Oraison Dominicale.

XXI. — Dessein de l'Ecole dans la distinction des motifs.

XXII. — S'il est vrai qu'on est d'accord dans le fond, et qu'il n'y a qu'à s'entendre.

XXXIII. — Que le prétendu amour pur, qui bannit les motifs de la récompense, est une illusion.

XXIV. — Conclusion démonstrative.

SECONDE PARTIE.  Les passages de l'Ecriture, allégués pour le sentiment contraire, sont un abus manifeste de ia parole de Dieu.

XXV. — Premiers passages. David et Daniel.

XXVI. — Troisième passage, le seul nécessaire.

XXVII. — Quatrième passage : la mort et la résurrection spirituelle.

XXVIII. — Erreur commune, d'attribuer dans tous les passages à des états particuliers ce qui est commun à tous les fidèles.

XXIX. — Autres passages de saint Paul, et après lui des martyrs.

XXX. — Autres passages sur l'abandon marqué par saint Pierre.

XXXI. — Abus de l’abandon, prouvé par saint Pierre.

XXXII. — L'abus de l'explication du renoncement, démontré par les paroles du précepte même.

XXXIII. — Démonstration du même abus par le dénombrement que fait Jésus-Christ de toutes les choses auxquelles il faut renoncer.

XXXIV. — Autre remarque sur l'abnégation, et contradiction manifeste de l'auteur.

XXXV. — Deux réponses : la première combien vaine.

XXXVI. — Seconde réponse : s'il nous est permis de séparer la gloire de Dieu d'avec les bienfaits : passages de saint Grégoire de Nazianze.

 

 

 

Ce qui marque le plus clairement le mauvais caractère de la nouvelle spiritualité, est l'abus manifeste et perpétuel de la parole de Dieu ; et ce discours fera voir le même défaut dans le livre dont il s'agit.

 

Deux parties de ce discours.

 

Il y a ici deux choses à considérer : l’une, que pour établir l'amour qui s'aide des motifs de la récompense éternelle, l'auteur allègue toute l'Ecriture, soutenue comme il dit lui-même de toute la tradition, de toutes les prières de l'Eglise : et ce qui rend la preuve complète d'un décret exprès du concile de Trente (1), où la pratique des plus grands Saints est établie par l'exemple de Moïse et de David : toutes preuves qui selon les règles de l'Eglise et du même concile de Trente, rendent cette vérité incontestable.

L'autre chose à considérer, est au contraire que pour exempter les parfaits de l'obligation de ce motif, et pour établir la perfection dans cette exclusion ou séparation, les passages que l'auteur produit, sont par un abus manifeste, détournés de leur sens naturel à un sens étranger et faux, dont aussi on n'allègue aucun garant parmi les saints Pères.

 

1 Max. des SS., p. 19, 21. Sess. VI, cap. XI.

 

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PREMIÈRE PARTIE
Où le motif de la récompense est établi par l'Ecriture et la tradition constante.

 

I. — Quelques réflexions sur les passages de l'Ecriture, qui proposent le motif de la récompense. Première réflexion : qu'ils sont proposés en termes généraux et sans exception.

 

Pour entrer d'abord en matière, sans rechercher avec soin les passages où l'Ecriture nous propose ce saint et cher intérêt, si on veut l'appeler ainsi, de l'éternelle béatitude, puisque l'auteur demeure d'accord qu'ils sont répandus partout, nous remarquerons :

1. Que ce motif est également proposé à tous dans les termes les plus généraux, sans aucune restriction : de sorte qu'on n'en peut excepter personne. Il n'y a point de restriction dans les huit béatitudes ; il n'y en a point dans cette parole : Réjouissez-vous, parce que vos noms sont écrits dans le ciel (1): ni dans toute l'Epître aux Hébreux, où la cité permanente nous est proposée; ni en aucun des endroits de l'Ecriture, où toute l'Eglise, sans distinction de; parfaits et d'imparfaits, est mise en mouvement vers le ciel.

 

II. — Remarque sur le précepte de la charité.

 

Ce motif nous est proposé avec le grand et premier commandement, qui est celui d'aimer Dieu; ce qui paraît par ces paroles du Deutéronome : «Ecoute, Israël, et prends garde à observer les commandements que te donne le Seigneur ton Dieu, afin que tu sois heureux (et bene sit tibi), que tu sois multiplié, et que tu possèdes la terre coulante de lait et de miel, comme le Seigneur te l'a promis (2). » Cette terre coulante de lait et de miel est pour nous la patrie céleste, qui est la terre des vivants, et le royaume

 

1 Luc., X, 20. — 2 Deut., VI, 3, 4.

 

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de Dieu : à quoi le Seigneur attache le commandement en ces termes : « Ecoute, Israël ; le Seigneur notre Dieu est un seul Dieu : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta force (1).  »

 

III. — Tous les motifs de l'amour de Dieu sont compris dans ce commandement.

 

Il n'est pas ici question de discuter les motifs de l'amour de Dieu spécificatifs, principaux, immédiats, subsidiaires, ou autres dont on dispute dans l'Ecole : mais seulement de considérer les choses que Dieu veut qui marchent ensemble en quelque manière que ce soit ; qui sont d'aimer Dieu à titre de Seigneur ; ce qui est un titre relatif à nous : à titre de notre Dieu, Deum tuum, d'un Dieu qui veut être à nous en toutes manières, et autant par ses bienfaits que par son empire naturel : et enfin avec le motif de désirer d'être heureux, et de posséder la terre qu'il nous a promise.

 

IV. — Preuve de la vérité par la suite du précepte.

 

Ces annexes inséparables du premier commandement ont la même étendue que le commandement même, et entrent dans les motifs, sinon spécificatifs, de quoi il ne nous importe pas à présent, du moins excitatifs de l'amour de Dieu, ainsi qu'il paraît encore dans ces paroles du Deutétonome : « Regarde que le ciel, et le ciel des cieux, est au Seigneur ton Dieu, avec la terre et tout ce qu'elle contient : et toutefois le Seigneur ton Dieu s'est attaché et collé à tes pères (conglutinatus est), et les a aimés et leur postérité après eux (2); » pour en venir à conclure : « Aime donc le Seigneur ton Dieu (3) ; » ce qui montre que l'union de Dieu avec nous pour nous rendre heureux, et son amour bienfaisant, entre en quelque manière que ce soit dans le motif de l'aimer, et ne peut pas en être absolument séparé.

 

1 Deut., VI, 4, 5. — 2 Deut., X, 14, 15. — 3 Ibid. XI. 1.

 

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V. — Les béatitudes.

 

Ce motif de notre béatitude n'entre pas seulement dans le culte de l'Ancien Testament, comme il paraît par ces passages : « Heureux l'homme qui ne marche point dans le conseil des impies : Heureux ceux dont les péchés sont remis : Heureux ceux qui marchent sans tache dans la voie du Seigneur; » et cent autres de cette nature : mais il est encore présupposé comme un fondement de la nouvelle alliance dès le sermon sur la montagne, où Jésus-Christ commence à établir la loi nouvelle par les huit célèbres béatitudes, qui sont le fondement de ce grand édifice.

 

VI. — Comment Jésus-Christ propose la béatitude.

 

Jésus-Christ en proposant ce motif, n'use point de paroles de commandement, mais il procède en présupposant que de soi il est voulu de tout le monde, et le donne aussi pour motif commun de tous les commandements qui doivent suivre dans les V, VI et VIIe chapitres de saint Matthieu.

 

VII. — Tout cela regarde les parfaits comme les autres.

 

Ces commandements regardent les parfaits comme les autres, et même plus que les autres, puisque Jésus-Christ y établit l'excellence de l'Evangile par-dessus la loi : ainsi les béatitudes, qui en sont les fondements et les motifs, les regardent aussi.

 

VIII. — Jésus-Christ propose la récompense comme motif à ceux qui aiment.

 

Le motif de la récompense est clairement exprimé dans ces paroles adressées à tous : Quoi! « vous ne voulez pas venir à moi pour avoir la vie »? » Qu'est-ce que venir à lui, sinon s'y unir par une foi vive, ce qui revient à cette parole : « Maître, que

 

1 Joan., V, 40.

 

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ferai-je pour posséder la vie éternelle (1) ? » Celui qui parle en cette sorte, déclare assez de quel motif il est poussé ; et loin de l'en détourner, le Maître céleste, après lui avoir fait réciter le commandement de la charité, le confirme dans son intention, en lui disant : « Faites cela, et vous vivrez. »

 

IX. — Ce motif est proposé nommément aux plus parfaits.

 

Pour exclure toute exception, ce motif est proposé nommément aux plus parfaits; à ceux qui font les plus grands miracles, lorsqu'on leur dit : « Ne vous réjouissez pas de ce que les mauvais esprits vous sont assujettis; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans le ciel (2) : » à ceux « qui souffrent persécution pour la justice (3), » qui sont au plus haut degré de la perfection chrétienne, auxquels on dit néanmoins : « Réjouissez-vous et triomphez de joie, parce que votre récompense est grande dans le ciel ; » ce que Jésus-Christ confirme, lorsqu'il promet « le centuple avec la vie éternelle (4) » à ceux qui ont pour lui un si grand amour, qu'il leur fait « quitter pour son nom leurs maisons, leurs frères, leurs sœurs, leur père, leur mère, leur femme, leurs enfants, leurs terres ; » qui sont sans doute les plus parfaits : et toutefois il ne trouve pas indigne d'eux, ni de lui, de les exciter par la récompense éternelle.

 

X. — Toute l'Ecriture se rapporte à la charité : principe de saint Augustin.

 

Si on répond que ce motif doit être proposé à tous les justes et même aux plus parfaits, mais non pas précisément comme le motif de leur charité, on oublie cette parole de saint Paul : « La fin du précepte est la charité (5) ; » ce qui montre que Dieu se propose dans tous les préceptes de la faire régner en nous de plus en plus : et c'est aussi ce qui a fait dire à saint Augustin, « que l'Ecriture ne défendait que la convoitise, et ne commandait que

 

1 Luc, X, 25, 28.— 2 Ibid., X, 20.— 3 Matth., V, 12. — 4 Ibid., XIX, 29.— 5 I Tim., I, 5.

 

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la charité : Non vetat nisi cupiditatem, non prœcipit nisi charitatem. »

 

XI. — Exemple d'Abraham.

 

Les exemples secondent les préceptes : Abraham est le père des croyants et le modèle de la justice chrétienne, même dans les plus parfaits : son premier pas a été de tout quitter pour l'amour de Dieu et de le suivre à l'aveugle ; et néanmoins Dieu ne juge pas indécent d'attirer par la récompense un homme si parfait, en lui disant : « Je suis ton protecteur et ta trop grande récompense (1) ; » à quoi Abraham consent en disant : « Seigneur, que me donnerez-vous? » parce qu'on ne peut mieux répondre à la libéralité de Dieu qu'en l'acceptant.

 

XII. — Moïse, selon saint Paul , en exerçant le plus grand amour de Dieu regardait à la récompense.

 

Moïse est si parfait, que lorsque Dieu lui promet Jésus-Christ, il se sert de ces paroles : « Je leur donnerai un prophète comme vous : sicut te (2) : » ce qui montre qu'il devait être la plus parfaite image de Jésus-Christ : et néanmoins saint Paul ne croit pas le rabaisser en disant :  « que s'il préférait à tous les trésors de l'Egypte l'opprobre de Jésus-Christ, c'est à cause qu'il regardait à la récompense (3). »

 

XIII. — Si l'on peut dire qu'alors Moïse n'était point parfait, ou que ce n'était pas là sa plus parfaite action.

 

Si l'on répond que lorsqu'il agissait par cette vue, il n'était pas encore si parfait, ou qu'en tout cas ce n'était pas là sa plus parfaite action : il faudrait rendre raison pourquoi c'est celle-là que saint Paul remarque, et demander s'il voulait parla dégrader Moïse, un si parfait ami de Dieu, qui dès lors « étant devenu grand, ne voulut plus être le fils de la fille de Pharaon (4), » ni changer à cette naissance royale la sienne si méprisée et si haïe dans

 

1 Gen., XV, I, 2. — 2 Deut., XVIII, 18. — 3 Hebr., XI, 24, 26.— 4 Hebr., XI, 24.

 

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l'Egypte. Il faudrait aussi expliquer si ce n'est pas au plus haut état de la perfection qu'il disait à Dieu : « Si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, montrez-moi votre face (1); » et encore: «Montrez-moi votre gloire ; et Dieu répondit : Je vous montrerai tout bien (2). » Que ne disait-il une fois à ces parfaits qu'ils étaient encore trop intéressés, et que contents de l'aimer sans rien désirer de lui, ils ne dévoient point demander de voir sa face ?

 

XIV. — Exemple de David.

 

J'en dis autant de David, cet homme selon le cœur de Dieu, qui confesse qu'il « a incliné son cœur à observer ses commandements, à cause de la récompense (3) » Je me suis souvent étonné de quelques auteurs scolastiques, qui pour éluder ce passage, remarquent qu'il est couché un peu autrement dans l'hébreu : sans considérer qu'il est cité précisément selon la version Vulgate par le concile de Trente (4), pour établir le motif de la récompense. Les LXX y sont conformes : saint Jérôme en traduisant selon l'hébreu et pour en mieux prendre l'esprit, a mis : Propter œternam retributionem : cette version est conforme à l'esprit de David, qui dans tout ce Psaume, l'un des plus parfaits comme l'un des plus profonds, ne cesse de s'exciter par tous les motifs à aimer Dieu, comme il paraît par ces mots : Retribue servo tuo : Récompensez votre serviteur (5) ; et par ceux-ci au milieu de la sécheresse : Quand me consolerez-vous? Quando consolaberis me (6)? et par cent autres semblables, pour ne point ici parler des autres Psaumes où il disait : « Le Seigneur est mon partage et mon héritage ; » et encore : «Je ne lui demande qu'une seule chose, que je ne cesserai de lui demander;» et encore : « Que désirerai-je dans le ciel, et qu'est-ce que j'ai voulu sur la terre? Vous êtes le Dieu de mon cœur, et Dieu est mon partage à jamais (7) : » et ainsi des autres endroits qui sont infinis. Il ne reste plus qu'à dire qu'Abraham, Moïse et David étaient de ces saints qu'il fallait laisser dans ces motifs imparfaits et intéressés.

 

1 Exod., XXXIII, 13. — 2 Ibid., 18, 19. — 3 Ps., CXVIII, 11 — 4 Sess., cap. XI. — 5 Ibid., 17. — 6 Ibid., 82. — 1 Ps., XV, 5, XXVI, 14, LXXII, 25.

 

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XV. — Décret du concile de Trente.

 

On ne peut donner un autre sens à ces exemples de Moïse et de David sans encourir la condamnation du concile de Trente, qui les rapporte expressément pour montrer qu'on « peut exciter sa paresse et s'encourager par la vue de la récompense, quoique ce soit principalement pour glorifier Dieu (1) : » ce qui montre qu'il reste toujours dans la nature, et même dans les plus grands Saints, un fond de paresse qu'il faut exciter par le motif de la récompense.

 

XVI. — Les Saints, à l'exemple de David, font concourir tous les motifs à l'amour de Dieu.

 

Il y a donc plusieurs motifs d'aimer Dieu : l'excellence de sa nature, comme quand on dit : Le Seigneur est grand ; Magnus Dominus : sa bonté communicative, ou, ce qui est la même chose, sa magnificence, comme quand on dit et qu'on répète avec un sentiment si vif : « Louez le Seigneur, parce qu'il est bon et que sa miséricorde est éternelle : Quoniam in œternum misericordia ejus : » le bienfait particulier de la création, comme quand on dit : « Il nous a faits, et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes : Ipse fecit nos, et non ipsi nos : » tous les bienfaits ramassés, comme lorsqu'on dit : « Je vous aimerai, Seigneur, qui êtes ma force : le Seigneur est mon appui, mon refuge et mon libérateur, mon Dieu, mon secours, et j'espérerai en lui : » où l'on prend pour motif de son amour les grâces qu'on en a reçues et celles qu'on en espère.

 

XVII. — Jésus-Christ décide en termes formels que la rémission des péchés est un motif de la charité.

 

Surtout c'est un grand motif de l'aimer que la rémission des péchés : et si elle n'était pas l'un des motifs des plus naturels d'un grand amour, Jésus-Christ n'aurait pas décidé que « celui à

 

1 Sess. VI, cap. XI.

 

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qui on remet plus, aime plus : et que celui à qui on remet moins, aime moins (1). » Il s'agit bien certainement de l'amour de charité, puisqu'il s'agit de l'amour à qui les péchés sont pardonnes: «Plusieurs péchés, dit-il, lui sont pardonnés, parce qu'elle a beaucoup aimé ; » c'est donc s'opposer directement à l'intention et à la parole de Jésus-Christ, que d'ôter ce motif à la charité.

 

XVIII. — Autre motif dans l'amour de Dieu prévenant.

 

C'est encore un grand motif d'aimer Dieu, que d'être prévenu de son amour; et le disciple bien-aimé en est si touché, lui dont l'amour était si parfait, qu'il s'unit à tous les fidèles pour dire avec eux d'une commune voix : « Aimons donc Dieu, puisqu'il nous a aimés le premier : Quoniam ipse prior dilexit nos (2) : » quoniam ; par cette vue, par ce motif.

 

XIX. — Les motifs sont infinis.

 

La charité a donc, encore un coup, plusieurs motifs nécessaires en tout état : elle en a une infinité, puisqu'elle en a autant qu'il y a, pour ainsi parler, de grandeurs en Dieu et de bienfaits envers l'homme.

 

XX. — L'Oraison Dominicale.

 

Tous ces motifs sont compris dans l'Oraison Dominicale, qui n'est pas moins l'oraison des parfaits que des imparfaits : et l'on y joint l'excellence de la nature divine à la grandeur de ses bienfaits, dès l'abord sous le nom de Père, dans la suite en le regardant dans les cieux où il jouit de sa grandeur et où il en fait jouir ceux qu'il aime : toute la tradition reconnaît que par la première demande son nom saint en lui-même devait être sanctifié en nous : que son règne en lui-même toujours invincible devait nous arriver : que sa volonté toujours accomplie dans le ciel, le

 

1 Luc., VII, 43, 17.— 2 I Joan., IV, 10, 19.

 

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devait être en nous et par nous, en sorte que nous fussions saints et heureux ; et ainsi du reste, où la parfaite charité nous fait joindre la grandeur de Dieu à notre bonheur et à ses bienfaits.

 

XXI. — Dessein de l'Ecole dans la distinction des motifs.

 

Quand donc, en considérant tous ces motifs de la charité, on demande en théologie quel est le premier et le principal, ou, ce qui est la même chose, quel est l'objet spécifique de cette vertu ; on demande quel est l'objet sans lequel elle ne peut ni être, ni être entendue, l'objet qu'on ne peut séparer d'elle, pas même par abstraction et par la pensée, et on répond que c'est l'excellence et la perfection de la nature divine . mais en pratique on ne prétend pas dire qu'on puisse négliger les autres motifs, ou les regarder comme faibles, ou, ce qui serait encore plus faux , les exclure d'entre les motifs de la charité ; ce serait contredire directement l'Ecriture. On peut bien n'y pas penser toujours, et le seul objet qu'on ne peut pas séparer absolument des autres, même par la conception et par la pensée, c'est celui de l'excellence et de la perfection divine, car qui peut songer seulement à aimer Dieu sans songer que c'est à l'être parfait qu'il se veut unir? C'est la première pensée qui vient à celui qui l'aime, et sans elle on ne connaît même pas les bienfaits de Dieu, puisque ce qui en fait la valeur est qu'ils viennent de cette main divine et parfaite qui donne le prix à ses présents.

 

XXII. — S'il est vrai qu'on est d'accord dans le fond, et qu'il n'y a qu'à s'entendre.

 

Si après cela on nous répond qu'on ne prétend pas autre chose, et qu'enfin on ne s'entend pas les uns les autres ; entendons-nous donc : car c'est mauvais signe de dire toujours qu'on n'est pas entendu par les chrétiens. Je demande à l'auteur ce qu'il entendait par ces paroles (1) : « Il faut laisser les âmes dans l'exercice de l'amour qui est encore mélangé du motif de leur intérêt propre,

 

1 Max., p. 33.

 

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tout autant de temps que l'attrait de la grâce les y laisse ? » Ne suppose-t-il pas par ce discours qu'il viendra un temps où la grâce ne laissera pas les âmes dans l'usage de ces motifs, et qu'alors il faudra les en tirer, comme on ôte le lait à l'enfant qu'on sèvre? car c'est précisément la comparaison dont on se sert. Hé bien donc viendra le temps de sevrer l'enfant : mais si l'on demande de quoi donc il faut sevrer les chrétiens, on répondra, selon la méthode des nouveaux spirituels, que c'est des motifs répandus partout dans l'Ecriture : un des motifs , par exemple, dont il faudra les sevrer, c'est celui de la vue de Dieu à laquelle nous sommes préparés par la purification du cœur. Est-ce là entendre l'Ecriture? n'est-elle que pour les imparfaits? y a-t-il un autre évangile pour les autres ? en est-on quitte pour dire toujours : On ne nous entend pas : sans jamais vouloir parler nettement? Car enfin que signifient « ces motifs répandus partout qu'il faut révérer, et dont il faut se servir pour réprimer les passions, pour affermir toutes les vertus, et pour détacher les âmes de tout ce qui est renfermé dans la vie présente? » Voilà ces motifs répandus partout : et quand est-ce qu'on cesse d'en avoir besoin? quand est-ce, dis-je, qu'on n'a plus besoin de réprimer ses passions , ou d'affermir ses vertus, ou de se dégoûter du siècle présent par ces motifs dignes d'être révérés? Mais est-ce les révérer que de les juger indignes des parfaits, ou dire en tout cas qu'ils y ont recours par pure condescendance? C'est un nouvel évangile : ces motifs, dignes en effet d'être révérés, sont les bienfaits et les récompenses : et le besoin n'en cessera jamais.

 

XXXIII. — Que le prétendu amour pur, qui bannit les motifs de la récompense, est une illusion.

 

Il ne cessera pas, dira-t-on, mais il cessera d'être dominant. Je le veux : ce sera l'état du quatrième « degré de l'amour, où l'on ne cherche son bonheur propre que comme un moyen subordonné à la gloire de Dieu (1).» N'est-ce pas là un vrai amour

 

1 Max., p. 8.

 

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désintéressé? sans doute, dès que c'est un amour de charité : et vous ne sauriez le désintéresser davantage qu'en poussant la chose jusqu'à empêcher les chrétiens de s'intéresser dans leur salut. C'est aussi à quoi l'on déclare qu'on les veut porter : c'est ce qu'on réserve au cinquième degré d'amour, où l'on suppose que l’âme s'épure, même de la vue du bonheur uniquement rapporté et subordonné à la fin dernière, qui est la gloire de Dieu. C'est donc alors qu'il se faut sevrer de tout les motifs du salut et du bonheur éternel : mais qui bannira ces motifs ? qui aura l'autorité d'exempter les âmes d'un motif répandu partout dans l'Ecriture? Sera-ce dans la tradition des saints que se trouvera cette exception ? Mais l'auteur avoue que ces motifs ne sont pas moins répandus dans la tradition que dans l'Ecriture même, et que l'Eglise ne retentit d'autre chose dans ses prières ; ce qui est, selon saint Augustin et selon toute la théologie, la preuve la plus constante de la tradition.

 

XXIV. — Conclusion démonstrative.

 

De là se forme la démonstration qui fera la réduction de tout le discours précédent, et la conclusion de cette première partie. La règle pour entendre l'Ecriture est de l'entendre selon la tradition, par le concile de Trente1, qui établit ce principe. Or est-il que le motif de la récompense, qui est renfermé dans celui des bienfaits, se trouve par toute l'Ecriture, de l'aveu de l'auteur : du même aveu, l'explication que nous donnons aux passages est conforme à la tradition, dont nous avons pour preuve invincible, comme parle le même auteur, les monuments les plus précieux de la même tradition, c'est-à-dire les plus beaux endroits des saints, et encore toutes les prières de l'Eglise, où tout le monde est d'accord que reluit principalement sa foi, comme nous l'avons démontré ailleurs*. Cette explication de l'Ecriture est donc comprise dans la foi de l'Eglise, et ne peut être niée sans erreur.

 

1 Sess. IV.— 2 Instr. sur les Etats d’Or., liv. VI, n. 2, 3.

 

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SECONDE PARTIE.
Les passages de l'Ecriture, allégués pour le sentiment contraire, sont un abus manifeste de ia parole de Dieu.

 

XXV. — Premiers passages. David et Daniel.

 

La vraie interprétation des passages de l'Ecriture, pour le motif de la récompense sans exception ni restriction, étant établie, tout ce qu'on peut alléguer au contraire ne peut être qu'une erreur où l'on commet l'Ecriture avec l'Ecriture, et un abus manifeste de la parole de Dieu. En effet, les premiers passages qu'on allègue contre nous sont ces deux-ci (1) : « La sainte indifférence qui n'est que le désintéressement de l'amour, est le principe réel de tous les désirs désintéressés. C'est ainsi que Daniel fut appelé l'homme de désirs : c'est ainsi que le Psalmiste disait : Tous mes désirs sont devant vous. » Mais rien n'est plus éloigné de l'indifférence que ces deux endroits. David demandait que Dieu détournât sa colère, et sous la figure d'une maladie, qu'il le délivrât de ses péchés et de ses tentations. Et après cela, au lieu de dire : Mon indifférence vous est connue, il dit : Mon désir est devant vous (2); vous voyez ce que j'ai reçu, et ce que j'attends de vos bontés infinies : Soyez attentif à mon secours, Seigneur, vous qui êtes l’auteur de mon salut (3). Voilà comme il y est indifférent.

Pour Daniel, tout occupé du désir du rétablissement de Jérusalem marqué par le prophète Jérémie, et occupé sous cette figure de la délivrance future des enfants de Dieu par Jésus-Christ, il est appelé non pas l'homme d'indifférence, que la restauration de Jérusalem et la rédemption par Jésus-Christ ne touchât pas, ce qu'on ne peut penser sans impiété : mais au contraire, l'homme de désirs, à qui aussi ses désirs ardents obtiennent la révélation du temps précis du mystère (4). L'auteur, qui ne peut trouver en

 

1 Max., p. 60. — 2 Psal. XXXVII, 10. — 3 Ibid., 23. — 4 Dan., IX, 16, etc., 23.

 

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aucun endroit son indifférence du salut, inouïe parmi les saints, est si prévenu en sa faveur, qu'il croit la trouver partout.

 

XXVI. — Troisième passage, le seul nécessaire.

 

« Il n'y a plus pour cette âme qu'un seul nécessaire (1) ; » c'est-à-dire , comme on l'avait expliqué deux lignes auparavant, « qu'elle n'a plus besoin de rassembler des motifs intéressés sur chaque vertu pour son propre intérêt ; » ce qu'on soutient d'un passage de saint François de Sales, où il dit « qu'il faut que l'amour soit bien puissant, puisqu'il se soutient lui seul sans être appuyé d'aucun plaisir ni d'aucune prétention (2). » Nous avons vu que le passage de ce saint auteur est pris à contre-sens; nous remarquerons ici qu'il est employé pour ôter aux âmes parfaites toute prétention, c'est-à-dire toute vue de son salut, tout le motif de l'espérance chrétienne : c'est à quoi on rapporte le seul nécessaire que Jésus-Christ a proposé aux sœurs de Lazare (3).

 

Voici une étrange interprétation : Le seul nécessaire, n'est pas dit par opposition à la multiplicité de désirs vains et corrompus que nous inspire la triple concupiscence, où saint Jean a renfermé tout l'esprit du monde (4) : il est dit encore par opposition au motif de l'espérance chrétienne : il n'est pas permis aux parfaits de se servir de ce motif pour s'exciter à aimer et à servir Dieu. Moïse et David allègues par le concile de Trente, comme ayant besoin de s'exciter par ce motif, sont sortis de cette unité, se sont écartés du seul nécessaire : lequel des saints l'a jamais pensé, et où Jésus-Christ a-t-il marqué ce sens? Mais il fallait bien en cet endroit, comme en tant d'autres, dire quelque chose en faveur des nouveaux mystiques, et de l'auteur du Moyen court, où nous avons trouvé et repris cet abus des paroles de l'Evangile (5).

 

1 Max., p. 167. — 2 P. 168. — 3 Luc., X, 41. —  4 I Joan.,II, 16. — 5 Instr. sur les Etats d’Or., liv. III, n. 13.

 

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XXVII. — Quatrième passage : la mort et la résurrection spirituelle.

 

« Vous êtes morts : La mort spirituelle n'est que l'entière purification ou désintéressement de l'amour (1) ; » c'est-à-dire que c'est la mort des prétentions, comme on voulait tout à l'heure le faire dire à saint François de Sales, et du motif de l'espérance. On oublie donc que saint Paul ajoute à ces mots, « Vous êtes morts; et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ : quand Jésus-Christ , qui est votre vie, paraîtra, alors vous paraîtrez en gloire avec lui (2). » Et après cela on voudra nous faire accroire que saint Paul, en disant : Vous êtes morts, nous veut séparer du motif de l'espérance chrétienne?

Saint Paul venait de parler de la résurrection spirituelle, en disant : « Si vous êtes ressuscites avec Jésus-Christ, cherchez ce qui est en haut, où est Jésus-Christ à la droite de son Père (3); » ce qui est sans doute l'exercice des parfaits, qui désirent, comme on vient de voir, d'être unis avec Jésus-Christ dans sa gloire. Mais l'auteur ajoute à saint Paul que « la résurrection spirituelle n'est que l'habitude du pur amour (4), » d'où l'on sépare tous les autres motifs chrétiens : remarquez, elle n'est que cela, et tout le reste n'agit plus en nous.

 

XXVIII. — Erreur commune, d'attribuer dans tous les passages à des états particuliers ce qui est commun à tous les fidèles.

 

Tous ces passages, et en général tous ceux que l'auteur produit, regardent tous les justes; et on ne peut les déterminer à des états particuliers, ou les restreindre aux seuls parfaits, sans les détourner de leur sens naturel. C'est, cependant ce que l'auteur fait partout, et il n'en faut pas davantage pour détruire toutes ses interprétations pour son prétendu pur amour, qu'il élève dans son cinquième degré sur la ruine de l'espérance, et de son motif: car au reste le pur amour de la charité demeure toujours

 

1 Maxim., p. 228. — 2 Col., III, 3,4. — 3 Ibid., I. — 4 Max., p. 229.

 

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inébranlable, et nous avons souvent repris l'auteur de l'avoir fait mercenaire.

 

XXIX. — Autres passages de saint Paul, et après lui des martyrs.

 

Il applique encore à son pur amour ces passages de saint Paul, « que toutes vos actions se fassent en charité, » et les autres de même nature, qu'il cite en ce lieu (1): mais c'est en vain qu'on veut les restreindre au seul état des parfaits : ils regardent tous les chrétiens, et ainsi on n'en peut conclure l'exclusion des motifs de l'espérance qui est commune à tous les états.

J'en dis autant de celui-ci (2), « où l’âme (parfaite) dit en simplicité après saint Paul : Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ en moi ; » et : « Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle; » ce que saint Paul répète à toutes les pages, et toujours pour conclure que sa mort paraît en nous, afin que sa résurrection y paroisse aussi : mais la nouvelle théologie nous veut faire accroire que l'amour de Jésus-Christ absorbe cette idée, et ne lui laisse dans les parfaits aucune action. Pour ces mots : Je vis, non plus moi (3), voudrait-on que le moi auquel on ne vit plus, fût le moi qui cherche à posséder Jésus-Christ, et qui dit : « Jésus-Christ est ma vie, et ce m'est un gain de mourir pour être avec Jésus-Christ (4)? » C'est le gain qu'il cherche, et il a toujours en vue ce cher intérêt: il est suivi par tous les martyrs. Saint Ignace allant au supplice, avec un amour que rien ne surpassait, ne laissait pas de dire : « Pardonnez-moi, mes enfants, je sais ce qui m'est utile : » et c'était là une utilité dont il ne voulait jamais se désintéresser.

 

XXX. — Autres passages sur l'abandon marqué par saint Pierre.

 

Mais le plus grand abus qu'on ait jamais fait de l'Evangile est dans ces paroles : « La sainte indifférence devient l'abandon, c'est-à-dire que l’âme désintéressée s'abandonne totalement et sans réserve à Dieu pour tout ce qui regarde son intérêt propre (5); » et

 

1 Maxim., p. 179. — 2 P. 232. — 3 Gal., II, 20. — 4 Phil., I, 21, 23. — 5 Max., p. 72.

 

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pour ne laisser aucun doute, on ajoute, même éternel (1) ce qui ne peut être que le salut, puisque l'auteur nous apprend à le regarder comme le plus grand de nos intérêts (2)» : là même, « cet abandon n'est autre chose que l'abnégation de soi-même, que Jésus-Christ nous demande dans l'Evangile... pour l'intérêt propre (3).» Ainsi par le précepte de l'abnégation, l'intention de Jésus-Christ serait en nous portant à la prétendue sainte indifférence, de nous faire renoncer au motif de l'espérance chrétienne, qui sans doute est notre avantage et notre intérêt éternel. Qu'on nous montre un seul auteur qui l'ait jamais entendu de cette sorte; et si l'on n'en peut montrer aucun, qu'on reconnaisse qu'on interprète l'Ecriture sainte contre la règle du concile de Trente (4) et la profession de foi des Catholiques.

 

XXXI. — Abus de l’abandon, prouvé par saint Pierre.

 

Pour l'entendre plus clairement, faisons l'analyse des propositions de l'auteur. Il nous dit que par l'abandon, l'on ne voit plus « aucune ressource ni aucune espérance pour son intérêt propre, même éternel (5); » ce qui comprend le salut, puisqu'il n'y a point d'autre intérêt éternel que celui-là.

Qu'ainsi ne soit, il est clair par toute la suite de la doctrine de l'auteur, qu'il veut élever les parfaits au-dessus de leur bonheur propre, même comme subordonné à la gloire de Dieu (6), puisqu'on le recherchant de cette sorte, on demeurerait dans le quatrième degré, et que l'auteur ne tend dans son livre qu'à nous en proposer un cinquième, où libre de tout motif intéressé de crainte ou d'espérance, on exerce le pur amour ou la parfaite charité (7). Or cet abandon est condamné par ces paroles de saint Pierre. Rejetant en lui toute votre sollicitude, parce qu'il a soin de vous (8); où cet Apôtre nous donne pour motif de notre abandon, non point une volonté de renoncer à tout avantage ; mais au contraire cet inébranlable fondement, que Dieu a soin de nous, où tout avantage est compris.

 

1 Max., p. 73. — 2 P. 46. — 3 P. 72, 73, 107. — 4 Sess. IV. — 5 Max., p. 73 — 6 P. 8, 9.— 7 P. 15.— 8 1 Petr., V, 7. Voy. Instr. sur les Etats d'Or., liv. X, n. 18.

 

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XXXII. — L'abus de l'explication du renoncement, démontré par les paroles du précepte même.

 

L'explication du renoncement que nous propose l'auteur avec tous les mystiques, n'est pas seulement contraire aux autres paroles expresses de l'Ecriture, mais encore au propre commandement de l'abnégation, où Jésus-Christ expliquant son intention, ajoute à ces mots, qu'il se renonce soi-même : « Celui qui perd son âme, la trouvera : que sert à l'homme de gagner le monde, s'il perd son âme? Le Fils de l'homme viendra pour rendre à chacun selon ses œuvres (1). » Ce qui montre que son intention est qu'on veuille gagner son âme ; en sorte que le salut nous est proposé comme un motif qui nous presse à ce nécessaire renoncement, loin de nous en éloigner. Mais si selon la nouvelle interprétation renoncera soi-même, c'est renoncer au motif de son intérêt éternel, qui n'est autre que son salut, la première moitié de la sentence de Jésus-Christ nous fait renoncer à la seconde.

 

XXXIII. — Démonstration du même abus par le dénombrement que fait Jésus-Christ de toutes les choses auxquelles il faut renoncer.

 

Jésus-Christ explique ailleurs tout ce qu'il faut renoncer en renonçant à soi-même : « Il faut, dit-il, abandonner sa maison, ses frères, ses sœurs, son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses terres (2); » et il n'a rien oublié, sinon qu'il fallait encore renoncer au centuple qu'il nous promet avec la vie éternelle, pour avoir renoncé à toutes ces choses, et encore à son âme propre, comme il l'explique en un autre endroit (3), c'est-à-dire à ses sens, à sa convoitise, et enfin à tout ce qui fait une vie humaine.

 

XXXIV. — Autre remarque sur l'abnégation, et contradiction manifeste de l'auteur.

 

Ce qui rend l'interprétation plus insoutenable, c'est qu'elle se contredit elle-même. Le précepte du renoncement est conçu en ces termes : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même (4): » c'est donc une obligation qu'il impose sans exception

 

1 Matth., XVI,24, Luc., IX, 23. — 2 Matth., XIX,29. — 3 Luc., XIV,26. — 4 Matth., XXI, 21.

 

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à tous ses disciples : et il la confirme en ajoutant que celui gui veut sauver son âme, la perd; ce qui ne fait qu'expliquer en d'autres termes le renoncement commandé, et l'établir sous peine de perdre son âme, qui est la marque la plus certaine du commandement absolu. C'est en vertu de cette parole de Jésus-Christ qu'on prétend que nous devons faire l'abnégation de notre intérêt propre, même éternel, ce qui est appelé ailleurs la propriété du second rang; c'est-à-dire la propriété qui n'est point un péché véniel, ni même absolument une imperfection (1) : ainsi ce qui répugne au commandement exprès de Jésus-Christ, loin d'être un péché du moins véniel, n'est pas même une imperfection dans le commun des fidèles, mais seulement pour les âmes actuellement attirées pur lu grâce au parfait désintéressement.

Il est vrai que pour éluder l'autorité du commandement de Jésus-Christ, l'auteur se sert d'un terme ambigu; et qu'au lieu de dire simplement que Jésus-Christ commande cette abnégation, il croit se sauver en disant qu'il la demande (2) : comme si ce qu'il demande sous les conditions que nous avons remarquées, pouvait jamais être autre chose qu'un commandement précis; ou que pour établir le nouveau système, il fût permis d'inventer tout ce qu'on voudra.

 

XXXV. — Deux réponses : la première combien vaine.

 

Il est bien aisé, quand on est pressé par des vérités manifestes, d'en revenir à dire toujours qu'on ne nous entend pas; car cela même c'est ce qu'on entend encore moins : et rien n'est plus inintelligible que de mettre la perfection à n'être plus touché des saints motifs que le Saint-Esprit propose dans son Ecriture à tons les justes.

Je ne vois ici que deux réponses : l'une, en avouant qu'à la vérité tous les passages qu'on allègue en faveur de l'état parfait conviennent en effet à tous les justes, et que ce qui donne lieu à les attribuer particulièrement aux parfaits, c'est qu'ils les observent d'une façon particulière ; mais si par une façon particulière on entend qu'ils les observent dans un degré de perfection

 

1 Max. des SS., p. 133, 134. — 2 P. 72.

 

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plus éminent, j'en conviens, et ce n'est rien dire: mais si l'on entend avec l'auteur l'exclusion du motif commun de la récompense éternelle, c'est précisément l'erreur qu'il faut détruire.

 

XXXVI. — Seconde réponse : s'il nous est permis de séparer la gloire de Dieu d'avec les bienfaits : passages de saint Grégoire de Nazianze.

 

L'autre réponse, est de dire qu'on prétend seulement exclure Le salut comme voulu de l'homme et pour son bien, mais non pas comme voulu de Dieu dans son ordre et pour sa gloire. Mais c'est là en effet précisément ce que nous n'entendons pas, qu'on entreprenne de séparer de la volonté de Dieu les saintes volontés qu'il nous inspire et qu'il nous commande, qui sont celles de notre éternelle félicité, dont lui-même il fait le fond : nous n'entendons pas, encore un coup, qu'on entreprenne de séparer la gloire de Dieu d'avec notre bien, pendant qu'il a révélé dans toute son Ecriture, qu'il met sa gloire à nous bien faire : il veut s'intéresser à notre salut, puisqu'il y met sa grande gloire; il veut nous intéresser à sa grande gloire, puisqu'il la met dans notre salut. Nous louons Dieu dans cet esprit, et nous n'augmentons sa gloire qu'en profitant de ses grâces.

C'est ce que saint Grégoire de Nazianze, un si sublime contemplatif, a exprimé par ces paroles : « Quand les anges louent Dieu, dit ce grand homme, ce n'est pas afin que par leurs louanges il lui arrive quelque bien, à lui qui est plein et qui est la source de tout ; mais c'est afin que la nature angélique, qui est la première après Dieu, ne soit point privée de ses bienfaits (1) : » c'est là qu'il faut mettre la gloire de Dieu : aimer ses bienfaits en nous, c'est aimer sa gloire ; c'est l'aimer souverainement que d'aimer l'état bienheureux où notre amour sera immuable. Ce qui fait dire encore au même saint (2) : « Embrassons le Verbe par les plus étroits embrassements ; et pour tout bien, désirons de posséder Dieu, qui est le bien perpétuel et qui est le nôtre : » ne séparons pas ce qu'il a uni dans toute son Ecriture, et ne cessons de joindre sa gloire à notre bonheur.

 

1 Orat. XXXIV. — 2 Epist. LVII.

 

 

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