Connaissance IV
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CHAPITRE IV. De Dieu créateur de l’âme  et du corps, et auteur de leur union.

 

I. L'homme est un ouvrage d'un grand dessein et d'une sagesse profonde.

II. Le corps humain est l'ouvrage d'un dessein profond et admirable.

III. Desseins merveilleux dans les sensations et dans les choses qui en dépendent.

IV. La raison nécessaire pour juger des sensations et régler les mouvements extérieurs, devait nous être donnée et ne l'a pas été sans un grand dessein.

V. L'intelligence a pour objet des vérités éternelles, qui ne sont autre chose que Dieu même, où elles sont toujours subsistantes et toujours parfaitement entendues.

VI. L’âme connaît par l'imperfection de son intelligence, qu'il y a ailleurs une intelligence parfaite.

VII. L’âme qui connaît Dieu et se sent capable de l'aimer, sent dès là qu'elle est faite pour lui et qu'elle tient tout de lui.

VIII. L’âme connaît sa nature, en connaissant qu'elle est faite à l'image de Dieu.

IX. L’âme qui entend la vérité reçoit en elle-même une impression divine qui la rend conforme à Dieu.

X. L'image de Dieu s'achève en l'âme par une volonté droite.

XI. L’âme attentive à Dieu se connaît supérieure au corps, et apprend que c'est par punition qu'elle en est devenue captive.

XII. Conclusion de ce chapitre.

 

I. L'homme est un ouvrage d'un grand dessein et d'une sagesse profonde.

 

Dieu qui a créé l’âme  et le corps et qui les a unis l'un 'à l'autre d'une façon si intime, se fait connaître lui-même dans ce bel ouvrage.

Quiconque connaîtra l'homme verra que c'est un ouvrage de grand dessein, qui ne pouvait être ni conçu ni exécuté que par une sagesse profonde.

Tout ce qui montre de l'ordre, des proportions bien prises et des moyens propres à faire de certains effets, montre aussi une fin expresse : par conséquent, un dessein formé, une intelligence réglée et un art parfait.

C'est ce qui se remarque dans toute la nature. Nous voyons tant de justesse dans ses mouvements et tant de convenance entre ses parties, que nous ne pouvons nier qu'il n'y ait de l'art. Car

 

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s'il en faut pour remarquer ce concert et cette justesse, à plus forte raison pour rétablir. C'est pourquoi nous ne voyons rien dans l'univers que nous ne soyons portés à demander pourquoi il se fait : tant nous sentons naturellement que tout a sa convenance et sa fin.

Aussi voyons-nous que les philosophes qui ont le mieux observé la nature nous ont donné pour maxime, qu'elle ne fait rien en vain, et qu'elle va toujours à ses fins par les moyens les plus courts et les plus faciles : et il y a tant d'art dans la nature, que l'art même ne consiste qu'à la bien entendre et à l'imiter. Et plus on entre dans ses secrets, plus on la trouve pleine de proportions cachées qui font tout aller par ordre, et sont la marque certaine d'un ouvrage bien entendu et d'un artifice profond.

Ainsi sous le nom de nature, nous entendons une sagesse profonde, qui développe avec ordre et selon de justes règles, tous les mouvements que nous voyons.

Mais de tous les ouvrages de la nature, celui où le dessein est le plus suivi, c'est sans doute l'homme.

Et déjà il est d'un beau dessein d'avoir voulu faire de toutes sortes d'êtres : des êtres qui n'eussent que l'étendue avec tout ce qui lui appartient, figure, mouvement, repos, tout ce qui dépend de la proportion ou disproportion de ces choses : des êtres qui n'eussent que l’intelligence et tout ce qui convient à une si noble opération, sagesse, raison, prévoyance, volonté, liberté, vertu : enfin des êtres où tout fut uni, et où une âme intelligente se trouvât jointe à un corps.

L'homme étant formé par un tel dessein, nous pouvons définir l’âme  raisonnable, substance intelligente née pour vivre dans un corps et lui être intimement unie.

L'homme tout entier est compris dans cette définition, qui commence par ce qu'il a de meilleur sans oublier ce qu'il a de moindre, et fait voir l'union de l'un et de l'autre.

A ce premier trait qui figure l'homme, tout le reste est accommodé avec un ordre admirable.

Nous avons vu que pour l'union il fallait qu'il se trouvât dans l’âme , outre les opérations intellectuelles supérieures au corps,

 

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des opérations sensitives naturellement engagées dans le corps, et assujetties à ses organes : aussi voyons-nous dans rame ces opérations sensitives.

Mais les opérations intellectuelles n'étaient pas moins nécessaires à l’âme , puisqu'elle devait, comme la plus noble partie du composé, gouverner le corps et y présider : en effet, Dieu lui a donné ces opérations intellectuelles, et leur a attribué le commandement.

Il fallait qu'il y eût un certain concours entre toutes les opérations de l’âme , et que la partie raisonnable pût tirer quelque Utilité de la partie sensitive. La chose a été ainsi réglée. Nous avons vu que l’âme  avertie et excitée par les sensations, apprend et remarque ce qui se passe autour d'elle, pour ensuite pourvoir aux besoins du corps et faire ses réflexions sur les merveilles delà nature.

Peut-être que la chose s'entendra mieux en la reprenant d'un peu plus haut.

La nature intelligente aspire à être heureuse ; elle a l'idée du bonheur, elle le cherche; elle a l'idée du malheur, elle l'évite; c'est à cela qu'elle rapporte tout ce qu'elle fait, et il semble que c'est là son fond. Mais sur quoi doit être fondée la vie heureuse, si ce n'est sur la connaissance de la vérité ? Mais on n'est pas heureux simplement pour la connaître : il faut l'aimer, il faut la vouloir : il y a de la contradiction de dire qu'on soit heureux sans aimer son bonheur et ce qui le fait. Il faut donc, pour être heureux, et connaître le bien et l'aimer; et le bien de la nature intelligente, c'est la vérité; c'est là ce qui la nourrit et la vivifie. Et si je concevais une nature purement intelligente, il me semble que je n'y mettrais qu'entendre et aimer la vérité, et que cela seul la rendrait heureuse. Mais comme l'homme n'est pas une nature purement intelligente, et qu'il est, ainsi qu'il a été dit, une nature intelligente unie à un corps, il lui faut autre chose : il lui faut les sens. Et cela se déduit du même principe. Car puisqu'elle est unie à un corps, le bon état de ce corps doit faire une partie de son bonheur ; et pour achever l'union, il faut que la partie intelligente pourvoie au corps qui lui est uni, la principale à l’inférieure.

 

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Ainsi une des vérités que doit connaître l’âme  unie à un corps est ce qui regarde les besoins du corps et les moyens d'y pourvoir. C'est à quoi servent les sensations, comme nous venons de le dire, et comme nous l'avons établi ailleurs. Et notre âme étant de telle nature que ses idées intellectuelles sont universelles, abstraites, séparées de toutes matières particulières, elle avait besoin d'être avertie par quelque autre chose, de ce qui regarde ce corps particulier à qui elle est unie, et les autres corps qui peuvent ou le secourir ou lui nuire, et nous avons vu que les sensations lui sont données pour cela. Par la vue, par l'ouïe, par les autres sens, elle discerne parmi les objets ce qui est propre ou contraire au corps : le plaisir et la douleur la rendent attentive à ses besoins, et ne l'invitent pas seulement, mais la forcent à y pourvoir.

Voilà quelle devait être l’âme , et de là il est aisé de déterminer quel devait être le corps.

Il fallait premièrement qu'il fût capable de servir aux sensations, et par conséquent qu'il pût recevoir des impressions de tous côtés, puisque c'était à ces impressions que les sensations dévoient être unies.

Mais si le corps n'était en état de prêter ses mouvements aux desseins de l’âme , en vain apprendrait-elle par les sensations ce qui est à rechercher et à fuir.

Il a donc fallu que ce corps si propre à recevoir les impressions, le fût aussi à exercer mille mouvements divers.

Pour tout cela il fallait le composer d'une infinité de parties délicates et de plus les unir ensemble, en sorte qu'elles pussent agir en concours pour le bien commun.

En un mot, il fallait h l’âme  un corps organique ; et Dieu lui en a fait un capable des mouvements les plus forts, aussi bien que des plus délicats et des plus industrieux.

Ainsi tout l'homme est construit avec un dessein suivi et avec un art admirable. Mais si la sagesse de son auteur éclate dans le tout, elle ne paraît pas moins dans chaque partie.

 

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II. Le corps humain est l'ouvrage d'un dessein profond et admirable.

 

Nous venons de voir que notre corps devait être composé de beaucoup d'organes capables de recevoir les impressions des objets, et d'exercer des mouvements proportionnés à ces impressions.

Ce dessein est parfaitement exécuté, tout est ménagé dans le corps humain avec un artifice merveilleux. Le corps reçoit de tous côtés les impressions des objets sans être blessé ; on lui a donné des organes pour éviter ce qui l'offense ou le détruit ; et les corps environnants, qui font sur lui ce mauvais effet, font encore celui de lui causer de l'éloignement. La délicatesse des parties, quoiqu'elle aille à une finesse inconcevable, s'accorde avec la force et avec la solidité. Le jeu des ressorts n'est pas moins aisé que ferme; à peine sentons-nous battre notre cœur, nous qui sentons, les moindres mouvements du dehors, si peu qu'ils viennent à nous ; les artères vont, le sang circule, les esprits coulent, toutes les parties s'incorporent leur nourriture sans troubler notre sommeil, sans distraire nos pensées, sans exciter tant soit peu notre sentiment : tant Dieu a mis de règle et de proportion, de délicatesse et de douceur, dans de si grands mouvements.

Ainsi nous pouvons dire avec assurance que, de toutes les proportions qui se trouvent dans les corps, celles du corps organique sont les plus parfaites et les plus palpables.

Tant de parties si bien arrangées, et si propres aux usages pour lesquels elles sont faites ; la disposition des valvules; le battement du cœur et des artères; la délicatesse des parties du cerveau et la variété de ses mouvements, d'où dépendent tous les autres; la distribution du sang et des esprits; les effets différents de la respiration, qui ont un si grand usage dans le corps : tout cela est dune économie, et s'il est permis d'user de ce mot, d'une mécanique si admirable, qu'on ne la peut voir sans ravissement, ni assez admirer la sagesse qui en a établi les règles.

Il n'y a genre de machine qu'on ne trouve dans le corps humain. Pour sucer quelque liqueur, les lèvres servent de tuyau, et

 

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la langue sert de piston. Au poumon est attachée l'âpre-artère comme une espèce de flûte douce d'une fabrique particulière, qui s'ouvrant plus ou moins, modifie l'air et diversifie les tons. La langue est un archet, qui battant sur les dents et sur le palais, en tire des sons exquis. L'œil a ses humeurs et son cristallin, où les réfractions se ménagent avec plus d'art que dans les verres lés mieux taillés. Il a aussi sa prunelle, qui s'allonge et se resserre pour rapprocher les objets, comme les lunettes de longue vue. L'oreille a son tambour, où une peau aussi délicate que bien tendue résonne au mouvement d'un petit marteau que le moindre bruit agite ; elle a dans un os fort dur des cavités pratiquées pour faire retentir la voix, de la même sorte qu'elle retentit parmi les rochers et dans les échos. Les vaisseaux ont leurs soupapes ou valvules tournées en tous sens; les os et les muscles ont leurs poulies et leurs leviers : les proportions qui font et les équilibres et la multiplication des forces mouvantes y sont observées dans une justesse où rien ne manque. Toutes les machines, sont si simples, le jeu en est si aisé, et la structure si délicate, que toute autre machine est grossière à comparaison.

A rechercher de près les parties, on y voit de toute sorte de tissus ; rien n'est mieux filé, rien n'est mieux passé, rien n'est serré plus exactement.

Nul ciseau, nul tour, nul pinceau ne peut approcher de la tendresse avec laquelle la nature tourne et arrondit ses sujets.

Tout ce que peut faire la séparation et le mélange des liqueurs, leur précipitation, leur digestion, leur fermentation et le reste, est pratiqué si habilement dans le corps humain, qu'auprès de ces opérations la chimie la plus fine n'est qu'une ignorance.

On voit à quel dessein chaque chose a été faite ; pourquoi le cœur, pourquoi le cerveau, pourquoi le sang, pourquoi la bile, pourquoi les autres humeurs. Qui voudra dire que le sang n'est pas fait pour nourrir l'animal ; que l'estomac et les eaux qu'il jette par ses glandes, ne sont pas faites pour préparer par la digestion la formation du sang ; que les artères et les veines ne sont pas faites de la manière qu'il faut pour le contenir, pour le porter partout, pour le faire circuler continuellement ; que le cœur n'est pas fait

 

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pour donner le branle à cette circulation : qui voudra dire que la langue et les lèvres, avec leur prodigieuse mobilité, ne sont pas faites pour former la voix en mille sortes d'articulations; ou que la bouche n'a pas été mise à la place la plus convenable, pour transmettre la nourriture à l'estomac; que les dents n'y sont pas placées pour rompre cette nourriture, et la rendre capable d'entrer ; que les eaux qui coulent dessus ne sont pas propres à la ramollir, et ne viennent pas pour cela à point nommé ; ou que ce n'est pas pour ménager les organes et la place, que la bouche est pratiquée de manière que tout y sert également à la nourriture et à la parole : qui voudra dire ces choses, fera mieux de dire encore qu'un bâtiment n'est pas fait pour loger, et que ses appartements ou engagés ou dégagés, ne sont pas construits pour la commodité de la vie et pour faciliter les ministères nécessaires : en un mot, il sera un insensé qui ne mérite pas qu'on lui parle.

Si ce n'est peut-être qu'il faille dire que le corps humain n'a point d'architecte, parce qu'on n'en voit pas l'architecte avec les yeux; et qu'il ne suffit pas de trouver tant de raison et tant de dessein dans sa disposition, pour entendre qu'il n'est pas fait sans raison et sans dessein.

Plusieurs choses font remarquer combien est grand et profond l'artifice dont il est construit.

Les savants et les ignorants, s'ils ne sont tout à fait stupides, sont également saisis d'admiration en le voyant. Tout homme qui le considère par lui-même trouve faible tout ce qu'il en a ouï dire, et un seul regard lui en dit plus que tous les discours et tous les livres.

- Depuis tant de temps qu'on regarde et qu'on étudie si curieusement le corps humain, quoiqu'on sente que tout y a sa raison, on n'a pu encore parvenir à en pénétrer le fond ; plus on considère, plus on trouve de choses nouvelles, plus belles que les premières qu'on avait tant admirées : et quoiqu'on trouve très-grand ce qu'on a déjà découvert, on voit que ce n'est rien à comparaison de ce qui reste à chercher.

- Par exemple, qu'on voie les muscles si forts et si tendres; si unis pour agir en concours, si dégagés pour ne se point

 

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mutuellement embarrasser; avec des filets si artistement tissus et si bien tors, comme il faut pour faire leur jeu; au reste si bien tendus, si bien soutenus, si promptement placés, si bien insères ou il faut, assurément on est ravi, et on ne peut quitter un si beau spectacle; et malgré qu'on en ait, un si grand art parle de son artisan ; et cependant tout cela est mort, faute de voir par ou les esprits s'insinuent, comment ils tirent, comment ils relâchent, comment le cerveau les forme, et comment il les envoie avec leur adresse fixe : toutes choses qu'on voit bien qui sont, mais dont le secret principe et le maniement n'est pas connu.

Et parmi tant de spéculations faites par une curieuse anatomie, s'il est arrivé quelquefois à ceux qui s'y sont occupés, de désirer que pour plus de commodité les choses fussent autrement qu'ils ne les voyaient, ils ont trouvé qu'ils ne faisaient un si vain désir que faute d'avoir tout vu ; et personne n'a encore trouvé qu'un seul os dût être figuré autrement qu'il n'est, ni être articulé autre part, ni être emboîté plus commodément, ni être percé en d'autres endroits, ni donner aux muscles dont il est l'appui une place plus propre à s'y enclaver; ni enfin qu'il y eût aucune partie, dans tout le corps, à qui on pût seulement désirer ou une autre température ou une autre place.

Il ne reste donc à désirer dans une si belle machine, sinon qu'elle aille toujours, sans être jamais troublée et sans finir. Mais qui la bien entendue, en voit assez pour juger que son auteur ne pouvait pas manquer de moyens pour la réparer toujours, et enfin la rendre immortelle ; et que maître de lui donner l'immortalité, il a voulu que nous connussions qu'il la peut donner par grâce, l'ôter par châtiment et la rendre par récompense. La religion, qui vient là-dessus, nous apprend qu'en effet c'est ainsi qu'il en a usé, et nous apprend tout ensemble à le louer et à le craindre.

En attendant l'immortalité qu'il nous promet, jouissons du beau spectacle des principes qui nous conservent si longtemps et connaissons que tant de parties, où nous ne voyons qu'une impétuosité aveugle, ne pourraient pas concourir à cette fin, si elles n étant tout ensemble et dirigées et formées par une cause intelligente.

 

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Le secours mutuel que se prêtent ces parties les unes aux autres : quand la main, par exemple, se présente pour sauver la tête, qu'un côté sert de contre-poids à l'autre que sa pente et sa pesanteur entraînent, et que le corps se situe naturellement de la manière la plus propre à se soutenir ; ces actions et les autres de cette sorte, qui sont si propres et si convenables à la conservation du corps, dès là qu'elles se font sans que notre raison y ait part, nous montrent qu'elles sont conduites et les parties disposées par une raison supérieure.

La même chose paraît par cette augmentation de forces qui nous arrive dans les grandes passions. Nous avons vu ce que font et la colère et la crainte; comme elles nous changent; comme l'une nous encourage et nous arme, et comme l'autre fait de notre corps, pour ainsi parler, un instrument propre à fuir. C'est sans doute un grand secret de la nature (c'est-à-dire de Dieu) d'avoir premièrement proportionné les forces du corps à ses besoins ordinaires : mais d'avoir trouvé le moyen de doubler les forces dans les besoins extraordinairement pressants et de disposer tellement le cerveau, le cœur et le sang, que les esprits, d'où dépend toute l'action du corps, devinssent dans les grands périls plus abondants ou plus vifs ; et en même temps fussent portés, sans que nous le sussions, aux parties où ils peuvent rendre la défense plus vigoureuse, ou la fuite plus légère; c'est l'effet d'une sagesse infinie.

Et cette augmentation de forces proportionnées à nos besoins, nous fait voir que les passions, dans leur fond et dans la première institution de la nature, étaient faites pour nous aider; et que si maintenant elles nous nuisent aussi souvent qu'elles font, il faut qu'il soit arrivé depuis quelque désordre.

En effet l'opération des passions dans le corps des animaux, loin de les embarrasser, les aide à ce que leur état demande (j'excepte certains cas qui ont des causes particulières) ; et le contraire n'arriverait pas à l'homme, s'il n'avait mérité par quelque faute qu'il se fit en lui quelque espèce de renversement.

Que si avec tant de moyens que Dieu nous a préparés pour la conservation de notre corps, il faut que chaque homme meure,

 

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l'univers n'y perd rien, puisque dans les mêmes principes qui conservent l'homme durant tant d'années, il se trouve encore de quoi en produire d'autres jusqu'à l'infini. Ce qui le nourrit, le rend fécond, et rend l'espèce immortelle. Un seul homme, un seul animal, une seule plante suffît pour peupler toute la terre : et le dessein de Dieu est si suivi, qu'une infinité de générations ne sont que l'effet d'un seul mouvement continué sur les mêmes règles, et en conformité du premier branle que la nature a reçu au commencement.

Quel architecte est celui qui faisant un bâtiment caduc, y met un principe pour se relever dans ses ruines ; et qui sait immortaliser par tels moyens son ouvrage en général, ne pourra-t-il pas immortaliser quelque ouvrage qu'il lui plaira en particulier ?

Si nous considérons une plante qui porte en elle-même la graine d'où il se forme une autre plante, nous serons forcés d'avouer qu'il y a dans cette graine un principe secret d'ordre et d'arrangement, puisqu'on voit les branches, les feuilles, les fleurs et les fruits s'expliquer et se développer de là avec une telle régularité ; et nous verrons en même temps qu'il n'y a qu'une profonde sagesse qui ait pu renfermer toute une grande plante dans une si petite graine, et l'en faire sortir par des mouvements si réglés.

Mais la formation de nos corps est beaucoup plus admirable, puisqu'il y a sans comparaison plus de justesse, plus de variété et plus de rapports entre toutes leurs parties.

Il n'y a rien certainement de plus merveilleux, que de considérer tout un grand ouvrage dans ses premiers principes, où il est comme ramassé et où il se trouve tout entier en petit.

On admire avec raison la beauté et l'artifice d'un moule où la matière étant jetée, il s'en forme un visage fait au naturel, ou quelque autre figure régulière. Mais tout cela est grossier à comparaison des principes d'où viennent nos corps, par lesquels une si belle structure se forme de si petits commencements, se conserve d'une manière si aisée et si admirable, se répare dans sa chute et ose perpétue par un ordre si immuable.

Les plantes et les animaux en se perpétuant sans dessein les

 

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uns les autres avec une exacte ressemblance, font voir qu'ils ont été une fois formés avec dessein sur un modèle immuable, sur une idée éternelle.

Ainsi nos corps dans leur formation et dans leur conservation, portent la marque d'une invention, d'un dessein, d'une industrie inexplicables : tout y a sa raison, tout y a sa fin, tout y a sa proportion et sa mesure, et par conséquent tout est fait par art.

 

III. Desseins merveilleux dans les sensations et dans les choses qui en dépendent.

 

Mais que servirait à l’âme  d'avoir un corps si sagement construit, si elle, qui le doit conduire, n'était avertie de ses besoins? Aussi l’est-elle admirablement par les sensations, qui lui servent à discerner les objets qui peuvent détruire ou entretenir en bon état le corps qui lui est uni.

Bien plus, il a fallu qu'elle fût obligée à en prendre soin par quelque chose de fort ; c'est ce que font le plaisir et la douleur, qui lui venant à l'occasion des besoins du corps ou de ses bonnes dispositions, l'engagent à pourvoir à ce qui le touche.

Au reste nous avons assez observé la juste proportion qui se trouve,entre l'ébranlement passager des nerfs et les sensations; entre les impressions permanentes du cerveau, et les imaginations qui dévoient durer et se renouveler de temps en temps ; enfin entre ces secrètes dispositions du corps qui l’ébranlent pour s'approcher ou s'éloigner de certains objets, et les désirs ou les aversions par lesquels l’âme  s'y unit et s'en éloigne par la pensée.

Par là s'entend admirablement bien l'ordre que tiennent la sensation, l'imagination et la passion, tant entre elles qu'à l'égard des mouvements corporels d'où elles dépendent ; et ce qui achève de faire voir la beauté d'une proportion si juste, est que la même suite qui se trouve entre trois dispositions du corps se trouve aussi entre trois dispositions de l’âme ; je veux dire que comme la disposition qu'a le corps dans les passions à s'avancer ou se reculer, dépend des impressions du cerveau, et les impressions du cerveau de l'ébranlement des nerfs, ainsi le désir et les aversions dépendent naturellement des imaginations, comme celles-ci dépendent des sensations.

 

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IV. La raison nécessaire pour juger des sensations et régler les mouvements extérieurs, devait nous être donnée et ne l'a pas été sans un grand dessein.

 

Mais quoique lame soit avertie des besoins du corps et de la diversité des objets par les sensations et les passions, elle ne profiterait pas de ces avertissements sans ce principe secret de raisonnement, par lequel elle comprend les rapports des choses et juge de ce qu'elles lui font expérimenter.

Ce même principe de raisonnement la fait sortir de son corps pour se jeter par la pensée sur le reste de la nature, et comprendre l'enchaînement des parties qui composent un si grand tout.

A ces connaissances devait être jointe une volonté maîtresse d'elle-même, et capable d'user, selon la raison, des organes, des sentiments, et des connaissances mêmes.

Et c'était de cette volonté qu'il fallait faire dépendre les membres du corps, afin que la partie principale eût l'empire qui lui convenait sur la moindre.

Aussi voyons-nous qu'il est ainsi. Nos muscles agissent, nos membres remuent, et notre corps est transporté à l'instant que nous le voulons. Cet empire est une image du pouvoir absolu de Dieu, qui remue tout l'univers par sa volonté 'et y fait tout ce qu'il lui plait.

Et il a tellement voulu que tous ces mouvements de notre corps servissent à la volonté, que même les involontaires, par où se fait la distribution des esprits et des aliments, tendent naturellement à rendre le corps plus souple, puisque jamais il n'obéit mieux que lorsqu'il est sain, c'est-à-dire quand ses mouvements naturels et intérieurs vont selon leur règle.

Ainsi les mouvements intérieurs qui sont naturels et nécessaires, servent à faciliter les mouvements extérieurs qui sont volontaires.

Mais en même temps que Dieu a soumis à la volonté les mouvements extérieurs, il nous a laissé deux marques sensibles que cet empire dépendait d'une autre puissance. La première est que le pouvoir de la volonté a des bornes, et que l'effet en est empêché

 

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par la mauvaise disposition des membres, qui devraient être soumis. La seconde, que nous remuons notre corps sans savoir comment, sans connaître aucun des ressorts qui servent à le remuer, et souvent même sans discerner les mouvements que nous faisons, comme il se voit principalement dans la parole.

Il paraît donc que ce corps est un instrument fabriqué et soumis à notre volonté par une puissance qui est hors de nous ; et toutes les fois que nous nous en servons, soit pour parler, ou pour respirer, ou pour nous mouvoir en quelque façon que ce soit, nous devrions toujours sentir Dieu présent.

 

V. L'intelligence a pour objet des vérités éternelles, qui ne sont autre chose que Dieu même, où elles sont toujours subsistantes et toujours parfaitement entendues.

 

Mais rien ne sert tant à l’âme  pour s'élever à son auteur que la connaissance qu'elle a d'elle-même et de ses sublimes opérations, que nous avons appelées intellectuelles.

Nous avons déjà remarqué que l'entendement a pour objet des vérités éternelles.

Les règles des proportions, par lesquelles nous mesurons toutes choses, sont éternelles et invariables.

Nous connaissons clairement que tout se fait dans l'univers par la proportion du plus grand au plus petit, et du plus fort au plus faible; et nous en savons assez pour connaître que ces proportions se rapportent à des principes d'éternelle vérité.

Tout ce qui se démontre en mathématique et en quelque autre science que ce soit, est éternel et immuable, puisque l'effet de la démonstration est de faire voir que la chose ne peut pas être autrement qu'elle est démontrée.

Aussi pour entendre la nature et les propriétés des choses que je connais, par exemple, ou d'un triangle, ou d'un carré, ou d'un cercle, ou les proportions de ces figures, et de toutes autres figures entre elles, je n'ai pas besoin de savoir qu'il y en ait de telles dans la nature, et je puis m'assurer de n'en avoir jamais ni tracé ni vu de parfaites. Je n'ai pas besoin non plus de songer

 

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qu'il y ait quelque mouvement dans le monde, pour entendre la nature du mouvement même, ou celle des lignes que chaque mouvement décrit, et les proportions cachées avec lesquelles il se développe. Dès que l'idée de ces choses s'est une fois réveillée dans mon esprit, je connais que, soit qu'elles soient ou qu'elles ne soient pas actuellement, c'est ainsi qu'elles doivent être, et qu'il est impossible qu'elles soient d'une autre nature ou se fassent d'une autre façon.

Et pour venir à quelque chose qui nous touche de plus près, j'entends par ces principes de vérité éternelle, que quand aucun homme et moi-même' ne serions pas, le devoir essentiel de l'homme, dès là qu'il est capable de raisonner, est de vivre selon la raison et de chercher son auteur, de peur de lui manquer de reconnaissance, si faute de le chercher il l'ignorait.

Toutes ces vérités et toutes celles que j'en déduis par un raisonnement certain, subsistent indépendamment de tous les temps; en quelque temps que je mette un entendement humain, il les connaîtra : mais en les connaissant, il les trouvera vérités, il ne les fera pas telles : car ce ne sont pas nos connaissances qui font leurs objets, elles les supposent. Ainsi ces vérités subsistent devant tous les siècles, et devant qu'il y ait eu un entendement humain : et quand tout ce qui se fait par les règles des proportions, c'est-à-dire tout ce que je vois dans la nature, serait détruit, excepté moi, ces règles se conserveraient dans ma pensée ; et je verrais clairement qu'elles seraient toujours bonnes et toujours véritables, quand moi-même je serais détruit avec le reste.

Si je cherche maintenant, où et en quel sujet elles subsistent éternelles et immuables comme elles sont, je suis obligé d'avouer un être où la vérité est éternellement subsistante, et où elle est toujours entendue : et cet être doit être la vérité même, et doit être toute vérité : et c'est de lui que la vérité dérive dans tout ce qui est et ce qui entend hors de lui.

C'est donc en lui, d'une certaine manière qui m'est incompréhensible, c'est en lui, dis-je, que je vois ces vérités éternelles ; et les voir, c'est me tourner à celui qui est immuablement toute mérité et recevoir ses lumières.

 

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Cet objet éternel, c'est Dieu éternellement subsistant, éternellement véritable, éternellement la vérité même.

Et en effet, parmi ces vérités éternelles que je connais, une des plus certaines est celle-ci, qu'il y a quelque chose au monde qui existe d'elle-même, par conséquent qui est éternelle et immuable.

Qu'il y ait un seul moment où rien ne soit, éternellement rien ne sera. Ainsi le néant sera à jamais toute vérité, et rien ne sera vrai que le néant : chose absurde et contradictoire.

Il y a donc nécessairement quelque chose qui est avant tous les temps et de toute éternité, et c'est dans cet éternel que ces vérités éternelles subsistent.

C'est là aussi que je les vois ; tous les autres hommes les voient comme moi, ces vérités éternelles; et tous, nous les voyons .toujours les mêmes, et nous les voyons être devant nous : car nous avons commencé, et nous le savons; et nous savons que ces vérités ont toujours été.

Ainsi nous les voyons dans une lumière supérieure à nous-mêmes ; et c'est dans cette lumière supérieure que nous voyons aussi si nous faisons bien ou mal, c'est-à-dire si nous agissons ou non selon ces principes constitutifs de notre être.

Là donc nous voyons avec toutes les autres vérités, les règles invariables de nos mœurs ; et nous voyons qu'il y a des choses d'un devoir indispensable, et que dans celles qui sont naturellement indifférentes, le vrai devoir est de s'accommoder au plus grand bien de la société humaine.

Ainsi un homme de bien laisse régler l'ordre des successions et de la police aux lois civiles, comme il laisse régler le langage et la forme des habits à la coutume ; mais il écoute en lui-même une loi inviolable qui lui dit qu'il ne faut faire tort à personne, et qu'il vaut mieux qu'on nous en fasse que d'en faire à qui que ce soit.

En ces règles invariables, un sujet qui se sent partie d'un Etat, voit qu'il doit obéissance au prince qui est chargé de la conduite du tout ; autrement la paix du monde serait renversée : et un prince y voit aussi qu'il gouverne mal, s'il regarde ses plaisirs et ses passions plutôt que la raison et le bien des peuples qui lui sont commis.

 

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L'homme qui voit ces vérités, par ces vérités se juge lui-même, et se condamne quand il s'en écarte : ou plutôt ce sont ces vérités qui le jugent, puisque ce ne sont pas elles qui s'accommodent aux jugements humains, mais les jugements humains, qui s'accommodent à elles.

Et l'homme juge droitement, lorsque sentant ses jugements variables de leur nature, il leur donne pour règle ces vérités éternelles.

Ces vérités éternelles, que tout entendement aperçoit toujours les mêmes, par lesquelles tout entendement est réglé, sont quelque chose de Dieu, ou plutôt sont Dieu même.

Car toutes ces vérités ne sont au fond qu'une seule vérité. En effet je m'aperçois en raisonnant, que ces vérités sont suivies. La même vérité qui me fait voir que les mouvements ont certaines règles, me fait voir que les actions de ma volonté doivent aussi avoir les leurs. Et je vois ces deux vérités dans cette vérité commune, qui me dit que tout a sa loi, que tout a son ordre : ainsi la vérité est une de soi. Qui la connaît en partie, en voit plusieurs ; qui les verrait parfaitement, n'en verrait qu'une.

Et il faut nécessairement que la vérité soit quelque part très-parfaitement entendue, et l'homme s'en est à lui-même une preuve indubitable.

Car soit qu'il se considère lui-même, ou qu'il étende sa vue sur tous les êtres qui l'environnent, il voit tout soumis à des lois certaines et aux règles immuables de la vérité. Il voit qu'il entend ces lois, du moins en partie, lui qui n'a fait ni lui-même, ni aucune autre partie de l'univers pour petite qu'elle soit ; et il voit bien que rien n'aurait été fait, si ces lois n'étaient ailleurs parfaitement entendues : et il voit qu'il faut reconnaître une sagesse éternelle, où toute loi, tout ordre, toute proportion ait sa raison primitive.

Car il est absurde qu'il y ait tant de suite dans les vérités, tant de proportion dans les choses, tant d'économie dans leur assemblage, c'est-à-dire dans le monde; et que cette suite, cette proportion, cette économie ne soit nulle part bien entendue : et l'homme, qui n'a rien fait, la connaissant véritablement, quoique

 

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non pas pleinement, doit juger qu'il y a quelqu'un qui la connaît dans sa perfection, et que ce sera celui-là même qui aura tout fait.

 

VI. L’âme connaît par l'imperfection de son intelligence, qu'il y a ailleurs une intelligence parfaite.

 

Nous n'avons donc qu'à réfléchir sur nos propres opérations, pour entendre que nous venons d'un plus haut principe.

Car dès là que notre âme se sent capable d'entendre, d'affirmer et de nier, et que d'ailleurs elle sent qu'elle ignore beaucoup de choses, qu'elle se trompe souvent, et que souvent aussi pour s'empêcher d'être trompée, elle est forcée à suspendre son jugement et à se tenir dans le doute : elle voit à la vérité qu'elle a en elle un bon principe, mais elle voit aussi qu'il est imparfait, et qu'il y a une sagesse plus haute à qui elle doit son être.

En effet le parfait est plutôt que l'imparfait ; et. l'imparfait le suppose, comme le moins suppose le plus dont il est la diminution, et comme le mal suppose le bien dont il est la privation. Ainsi il est naturel que l'imparfait suppose le parfait, dont il est pour ainsi dire déchu ; et si une sagesse imparfaite telle que la nôtre, qui peut douter, ignorer, se tromper, ne laisse pas d'être, à plus forte raison devons-nous croire que la sagesse parfaite est et subsiste, et que la nôtre n'en est qu'une étincelle.

Car si nous étions tous seuls intelligents dans le monde, nous seuls nous vaudrions mieux avec notre intelligence imparfaite, que tout le reste qui serait tout à fait brute et stupide ; et on ne pourrait comprendre d'où viendrait, dans ce tout qui n'entend pas, cette partie qui entend, l'intelligence ne pouvant pas naître d'une chose brute et insensée. Il faudrait donc que notre âme avec son intelligence imparfaite, ne laissât pas d'être par elle-même , par conséquent d'être éternelle et indépendante de toute autre chose : ce que nul homme, quelque fol qu'il soit, n'osant penser de soi-même, il reste qu'il connaisse au-dessus de lui une intelligence parfaite, dont toute autre reçoive la faculté et la mesure d'entendre.

Nous connaissons donc par nous-mêmes et par notre propre

 

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imperfection, qu'il y a une sagesse infinie qui ne se trompe jamais, qui ne doute de rien, qui n'ignore rien, parce qu'elle a une pleine compréhension de la vérité, ou plutôt qu'elle est la vérité même.

Cette sagesse est elle-même sa règle, de sorte qu'elle ne peut jamais faillir, et c'est à elle à régler toutes choses.

Par la même raison, nous connaissons qu'il y a une souveraine bonté qui ne peut jamais faire aucun mal; au lieu que notre volonté imparfaite, si elle peut faire le bien, peut aussi s'en détourner.

De là nous devons conclure que la perfection de Dieu est infinie ; car il a tout en lui-même. Sa puissance l'est aussi, de sorte qu'il n'a qu'à vouloir pour faire tout ce qu'il lui plaît.

C'est pourquoi il n'a eu besoin d'aucune matière précédente pour créer le monde. Comme il en trouve le plan et le dessein dans sa sagesse, et la source dans sa bonté, il ne lui faut aussi pour l'exécution que sa seule volonté toute-puissante.

Mais quoiqu'il fasse de si grandes choses, il n'en a aucun besoin, et il est heureux en se possédant lui-même.

L'idée même du bonheur nous mène à Dieu. Car si nous avons l'idée du bonheur puisque d'ailleurs nous n'en pouvons voir la vérité en nous-mêmes, il faut qu'elle nous vienne d'ailleurs : il faut, dis-je, qu'il y ait ailleurs une nature vraiment bienheureuse : que si elle est bienheureuse, elle n'a rien à désirer ; elle est parfaite : et cette nature bienheureuse, parfaite, pleine de tout bien, qu'est-ce autre chose que Dieu?

Il n'y a rien de plus existant ni de plus vivant que lui, parce qu'il est et qu'il vit éternellement. Il ne peut pas qu'il ne soit, lui qui possède la plénitude de l'être, ou plutôt qui est l'être même, selon ce qu'il dit, parlant à Moïse (1) : Je suis celui qui suis ; Celui qui est m'envoie à vous (a).

 

1 Exod., III, 14.

(a) Note marg., Bossuet : Quelque part ici marquer la démonstration de ce qui est, de ce qui est immuable, de ce qui est éternel, de ce qui est parfait, antérieur à ce qui n'est pas, à ce qui n'est pas toujours le même, à ce qui n'est pas parfait. Saint Augustin, Boëce, saint Thomas.

 

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VII. L’âme qui connaît Dieu et se sent capable de l'aimer, sent dès là qu'elle est faite pour lui et qu'elle tient tout de lui.

 

En la présence d'un être si grand et si parfait, l’âme  se trouve elle-même un pur néant, et ne voit rien en elle qui mérite d'être estimé, si ce n'est qu'elle est capable de connaître et d'aimer Dieu.

Elle sent par là qu'elle est née pour lui. Car si l'intelligence est pour le vrai, et que l'amour soit pour le bien, le premier vrai a droit d'occuper toute notre intelligence, et le souverain bien a droit de posséder tout notre amour.

Mais nul ne connaît Dieu que celui que Dieu éclaire, et nul n'aime Dieu que celui à qui il inspire son amour. Car c'est à lui de donner à sa créature tout le bien qu'elle possède, et par conséquent le plus excellent de tous les biens, qui est de le connaître et de l'aimer.

Ainsi le même qui a donné l'être à la créature raisonnable, lui a donné le bien-être. Il lui donne la vie, il lui donne la bonne vie, il lui donne d'être juste, il lui donne d'être sainte, il lui donne enfin d'être bienheureuse.

 

VIII. L’âme connaît sa nature, en connaissant qu'elle est faite à l'image de Dieu.

 

Je commence ici à me connaître mieux que je n'avais jamais fait, en me considérant par rapport à celui dont je tiens l'être.

Moïse, qui m'a dit que j'étais fait à l'image et ressemblance de Dieu, en ce seul mot m'a mieux appris quelle est ma nature que ne peuvent faire tous les livres et tous les discours des philosophes.

J'entends et Dieu entend; Dieu entend qu'il est, j'entends que Dieu est, et j'entends que je suis. Voilà déjà un trait de cette divine ressemblance. Mais il faut ici considérer ce que c'est qu'entendre à Dieu, et ce que c'est qu'entendre à moi.

Dieu est la vérité même et l'intelligence même, vérité infinie, intelligence infinie. Ainsi dans le rapport mutuel qu'ont ensemble

 

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la vérité et l’intelligence, l'autre trouvent en Dieu leur perfection ; puisque l’intelligence qui est infinie comprend la vérité toute entière, et que la vérité trouve une intelligence égale à elle.

Par là donc la vérité et l'intelligence ne font qu un ; et il se trouve une intelligence (c'est-à-dire Dieu), qui étant aussi la vérité même, est elle-même son unique objet.

Il n'en est pas ainsi des autres choses qui entendent. Car quand j'entends cette vérité : Dieu est, cette vérité n'est pas mon intelligence. Ainsi l'intelligence et l'objet, en moi peuvent être deux : en Dieu, ce n'est jamais qu'un. Car il n'entend que lui-même, et il entend tout en lui-même, parce que tout ce qui est et n'est pas lui, est en lui comme dans sa cause.

Mais c'est une cause intelligente qui fait tout par raison et par art, qui par conséquent a en elle-même, ou plutôt qui est elle-même l'idée et la raison primitive de tout ce qui est.

Et les choses qui sont hors de lui n'ont leur être ni leur vérité, que par rapport à cette idée éternelle et primitive.

Car les ouvrages de l'art n'ont leur être et leur vérité parfaite, que par le rapport qu'ils ont avec l'idée de l'artisan.

L'architecte a dessiné dans son esprit un palais ou un temple, avant que d'en avoir mis le plan sur le papier : et cette idée intérieure de l'architecte est le vrai plan et le vrai modèle de ce palais ou de ce temple.

Ce palais ou ce temple seront le vrai palais ou le vrai temple que l'architecte a voulu faire, quand ils répondront parfaitement à cette idée intérieure qu'il en a formée.

S'ils n'y répondent pas, l'architecte dira : Ce n'est pas là l'ouvrage que j'ai médité : si la chose est parfaitement exécutée selon son projet, il dira : Voilà mon dessein au vrai, voilà le vrai temple que je voulais construire.

Ainsi tout est vrai dans les créatures de Dieu, parce que tout répond à l'idée de cet architecte éternel, qui fait tout ce qu'il veut et comme il veut.

C'est pourquoi Moïse l'introduit dans le monde qu'il venait de faire, et il dit qu'après avoir vu son ouvrage, il le trouva bon :

 

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c'est-à-dire qu'il le trouva conforme à son dessein ; et il le vit bon, vrai et parfait, où il avait vu qu'il le fallait faire tel, c'est-à-dire dans son idée éternelle.

Mais ce Dieu, qui avait fait un ouvrage si bien entendu et si capable de satisfaire tout ce qui entend, a voulu qu'il y eût parmi ses ouvrages quelque chose qui entendît et son ouvrage et lui-même.

Il a donc fait des natures intelligentes, et je me trouve être de ce nombre. Car j'entends et que je suis, et que Dieu est, et que beaucoup d'autres choses sont, et que moi et les autres choses ne serions pas, si Dieu n'avait voulu que nous fussions.

Dès là que j'entends les choses comme elles sont, ma pensée leur devient conforme ; car je les pense telles qu'elles sont : et elles se trouvent conformes à ma pensée, car elles sont comme je les pense.

Voilà donc quelle est ma nature : pouvoir être conforme à tout, c'est-à-dire pouvoir recevoir l'impression de la vérité; en un mot, pouvoir l'entendre.

J'ai trouvé cela en Dieu; car il entend tout, il sait tout : les choses sont comme il les voit : mais ce n'est pas comme moi, qui, pour bien penser, dois rendre ma pensée conforme aux choses qui sont hors de moi : Dieu ne rend pas sa pensée conforme aux choses qui sont hors de lui ; au contraire, il rend les choses qui sont hors de lui, conformes à sa pensée éternelle. Enfin il est la règle, il ne reçoit pas de dehors l'impression de la vérité ; il est la vérité même : il est la vérité qui s'entend parfaitement elle-même.

En cela donc je me reconnais fait à son image : non son image parfaite, car je serais comme lui la vérité même ; mais fait à son image, capable de recevoir l'impression de la vérité.

 

IX. L’âme qui entend la vérité reçoit en elle-même une impression divine qui la rend conforme à Dieu.

 

Et quand je reçois actuellement cette impression, quand j'entends actuellement la vérité que j'étais capable d'entendre, que

 

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m'arrive-t-il, sinon d'être actuellement éclairé de Dieu et rendu conforme à lui ?

D'où me pourrait venir l'impression de la vérité ? Me vient-elle des choses mêmes? Est-ce le soleil qui s'imprime en moi, pour me faire connaître ce qu'il est, lui que je vois si petit malgré sa grandeur immense ? Que fait-il en moi, ce soleil si grand et si vaste, par le prodigieux épanchement de ses rayons? que fait-il, que d'exciter dans mes nerfs quelque léger tremblement, et d'imprimer quelque petite marque dans mon cerveau? N'ai-je pas vu que la sensation qui s'élève ensuite, ne me représente rien de ce qui se fait ni dans le soleil, ni dans mes organes : et que si j'entends que le soleil est si grand, que ses rayons sont si vifs, et traversent en moins d'un clin d'œil un espace immense, je vois ces vérités dans une lumière intérieure, c'est-à-dire dans ma raison, par laquelle je juge et des sens, et de leurs organes, et de leurs objets.

Et d'où vient à mon esprit cette impression si pure de la vérité? D'où lui viennent ces règles immuables qui dirigent le raisonnement, qui forment les mœurs, par lesquelles il découvre les proportions secrètes des figures et des mouvements ? D'où lui viennent, en un mot, ces vérités éternelles que j'ai tant considérées? Sont-ce les triangles, et les carrés, et les cercles que je trace grossièrement sur le papier, qui impriment dans mon esprit leurs proportions et leurs rapports ? ou bien y en a-t-il d'autres, dont la parfaite justesse fasse cet effet? Où les ai-je vus ces cercles et ces triangles si justes, moi qui ne puis m'assurer d'avoir jamais vu aucune figure parfaitement régulière, et qui entends néanmoins si parfaitement cette régularité ? Y a-t-il quelque part, ou dans le monde ou hors du monde, des triangles ou des cercles subsistant dans cette parfaite régularité, d'où elle se soit imprimée dans mon esprit ? et ces règles du raisonnement et des mœurs subsistent-elles aussi en quelque part, d'où elles me communiquent leur vérité immuable? Ou bien n'est-ce pas plutôt que celui qui a répandu partout la mesure, la proportion, la vérité même, en imprime en mon esprit l'idée certaine?

Mais qu'est-ce que cette idée? Est-ce lui-même qui me montre

 

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en sa vérité tout ce qu'il lui plaît que j'entende, ou quelque impression de lui-même, ou les deux ensemble ?

Et que serait-ce que cette impression? Quoi, quelque chose de semblable à la marque d'un cachet gravé sur la cire? Grossière imagination, qui ferait l’âme  corporelle, et la cire intelligente.

Il faut donc entendre que l’âme  faite à l'image de Dieu, capable d'entendre la vérité qui est Dieu même, se tourne actuellement vers son original, c'est-à-dire vers Dieu, où la vérité lui paraît autant que Dieu la lui veut faire paraître.

Car il est maître de se montrer autant qu'il veut ; et quand il se montre pleinement, l'homme est heureux.

C'est une chose étonnante, que l'homme entende tant de vérités, sans entendre en même temps que toute vérité vient de Dieu, qu'elle est en Dieu, qu'elle est Dieu même ; mais c'est qu'il est enchanté par ses sens et par ses passions trompeuses ; et il ressemble à celui qui renfermé dans son cabinet, où il s'occupe de ses affaires, se sert de la lumière sans se mettre en peine d'où elle lui vient.

Enfin donc il est certain qu'en Dieu est la raison primitive de tout ce- qui est, et de tout ce qui s'entend dans l'univers ; qu'il est la vérité originale, et que tout est vrai par rapport à son idée éternelle ; que cherchant la vérité, nous le cherchons ; que la trouvant, noua le trouvons, et lui devenons conformes.

 

X. L'image de Dieu s'achève en l'âme par une volonté droite.

 

Nous avons vu que l’âme  qui cherche et qui trouve en Dieu la vérité, se tourne vers lui pour la concevoir. Qu'est-ce donc que se tourner vers Dieu ? Est-ce que l’âme  se remue comme un corps, et quitte une place pour en prendre une autre ? Mais certes un tel mouvement n'a rien de commun avec entendre. Ce n'est pas être transporté d'un lieu à un autre, que de commencer à entendre ce qu'on n'entendait pas : on ne s'approche pas, comme on fait d'un corps, de Dieu qui est toujours et partout invisiblement présent. L’âme l'a toujours en elle-même ; car c'est par lui

 

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quelle subsiste. Mais pour voir, ce n'est pas assez d'avoir la lumière présente : il faut se tourner vers elle; il lui faut ouvrir les yeux : l’âme  a aussi sa manière de se tourner vers Dieu, qui est sa lumière, parce qu'il est la vérité ; et se tourner à cette lumière, c'est-à-dire à la vérité, c'est en un mot vouloir l'entendre.

L’âme est droite par cette volonté, parce qu'elle s'attache à la règle de toutes ses pensées, qui n'est autre que la vérité.

Là s'achève aussi la conformité de l’âme  avec Dieu. Car l’âme  qui veut entendre la vérité, aime dès là cette vérité que Dieu aime éternellement, et l'effet de cet amour de la vérité est de nous la faire chercher avec une ardeur infatigable, de nous y attacher immuablement quand elle nous est connue, et de la faire régner sur tous nos désirs.

Mais l'amour de la vérité en suppose quelque connaissance. Dieu donc, qui nous a faits à son image, c'est-à-dire qui nous a faits pour entendre et pour aimer la vérité à son exemple, commence d'abord à nous en donner l'idée générale, par laquelle il nous sollicite à en rechercher la pleine possession, où nous avançons à mesure que l'amour de la vérité s'épure et s'enflamme en nous.

Au reste la vérité et le bien ne sont que la même chose. Car le souverain bien est la vérité entendue et aimée parfaitement. Dieu donc, toujours entendu et toujours aimé de lui-même, est sans doute le souverain bien : dès là il est parfait, et se possédant lui-même, il est heureux.

Il est donc heureux et parfait, parce qu'il entend et aime sans fin le plus digne de tous les objets, c'est-à-dire lui-même.

Il n'appartient qu'à celui qui seul est de soi d'être lui-même sa félicité. L'homme, qui n'est rien de soi, n'a rien de soi ; son bonheur et sa perfection est de s'attacher à connaître et à aimer son auteur.

Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne point à aimer, et se trahit elle-même !

C'est donc là mon exercice, c'est là ma vie, c'est là ma perfection, et tout ensemble ma béatitude, de connaître et d'aimer celui qui m'a fait.

 

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Par là je reconnais que tout néant que je suis de moi-même devant Dieu, je suis fait toutefois à son image, puisque je trouve ma perfection et mon bonheur dans le même objet que lui, c’est-à-dire dans lui-même, et dans de semblables opérations, c'est-à-dire en connaissant et en aimant.

 

XI. L’âme attentive à Dieu se connaît supérieure au corps, et apprend que c'est par punition qu'elle en est devenue captive.

 

C'est donc en vain que je tâche quelquefois de m'imaginer comment est faite mon âme, et de me la représenter sous quelque figure corporelle. Ce n'est point au corps qu'elle ressemble, puisqu'elle peut connaître et aimer Dieu, qui est un esprit si pur ; et c'est à Dieu même quelle est semblable.

Quand je cherche en moi-même ce que je connais de Dieu, ma raison me répond que c'est une pure intelligence, qui n'est ni étendue par les lieux, ni renfermée dans les temps ; alors s'il se présente à mon esprit quelque idée ou quelque image de corps, je la rejette et je m'élève au-dessus : par où je vois de combien la meilleure partie de moi-même, qui est faite pour connaître Dieu, est élevée par sa nature au-dessus du corps.

C'est aussi par là que j'entends qu'étant unie à un corps, elle devait avoir le commandement, que Dieu en effet lui a donné ; et j'ai remarqué en moi-même une force supérieure au corps, par laquelle je puis l'exposer à sa ruine certaine, malgré la douleur et la violence que je souffre en l'y exposant.

Que si ce corps pèse si fort à mon esprit, si ses besoins m'embarrassent et me gênent; si les plaisirs et les douleurs qui me viennent de son côté me captivent et m'accablent; si les sens, qui dépendent tout à fait des organes corporels, prennent le dessus sur la raison même avec tant de facilité ; enfin si je suis captif de ce corps que je de vois gouverner, ma religion m'apprend, et ma raison me confirme, que cet état malheureux ne peut être qu'une peine envoyée à l'homme, pour la punition de quelque péché et de quelque désobéissance.

Mais je nais dans ce malheur: c'est au moment de ma naissance

 

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et dans tout le cours de mon enfance ignorante, que les sens prennent cet empire, que la raison qui vient et trop tardive et trop faible, trouve établi : tous les hommes naissent comme moi dans cette servitude ; et ce nous est à tous un sujet de croire, ce que d’ailleurs la foi nous a enseigné, qu’il y a quelque chose de dépravé dans la source commune de notre naissance.

La nature même commence en nous ce sentiment. Je ne sais quoi est imprimé dans le cœur de l'homme, pour lui faire reconnaître une justice qui punit les pères criminels sur leurs enfants, comme étant une portion de leur être.

De là ces discours des poètes, qui regardant Rome désolée par tant de guerres civiles, ont dit qu'elle payait bien les parjures de Labmédon et des Troyens, dont les Romains étaient descendus, et le parricide commis par Romulus leur auteur, en la personne de son frère.

Les poètes (1), imitateurs de la nature et dont le propre est de rechercher dans le fond du cœur humain les sentiments qu'elle y imprime, ont aperçu que les hommes recherchent naturellement les causes de leurs désastres dans les crimes de leurs ancêtres, et par là ils ont ressenti quelque chose de cette vengeance qui poursuit le crime du premier homme sur ses descendants (2).

Nous voyons même des historiens païens (3), qui considérant la mort d'Alexandre au milieu de ses victoires et dans ses plus belles années, et ce qui est bien plus étrange, les sanglantes divisions des Macédoniens, dont la fureur fit périr par des morts tragiques son frère, ses sœurs et ses enfants, attribuent tous ces malheurs à la vengeance divine, qui punissait les impiétés et les parjures de Philippe sur sa famille (a).

Ainsi nous portons au fond du cœur une impression de cette justice qui punit les pères dans les enfants. En effet Dieu, auteur de l'être, ayant voulu le donner aux enfants dépendamment de leurs parents, les a mis par ce moyen sous leur puissance, et a

 

1 Virg., Georg., lib. I, vers. 501. 502. Hor. Corm., lib. III, od. III, et IV. Epod., VII. — 2 Eurip. Dans le Thésée; Eschyle, Prom.— 3 Pausanias, Descr. Grœc., lib. VIII cap. VII.

 

(a) Note marg. : L’amour des enfants presque éteint ; selon les mœurs  anciennes, punir dans les enfants, le meilleur moyen de retenir...

 

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voulu qu'ils fussent et par leur naissance et parleur éducation le premier bien qui leur appartînt. Sur ce fondement, il paraît que punir les pères dans leurs enfants, c'est les punir dans leur bien le plus réel : c'est les punir dans une partie d'eux-mêmes que la nature leur a rendue plus chère que leurs propres membres, et même que leur propre vie : en sorte qu'il n'est pas moins juste de punir un homme dans ses enfants, que de le punir dans ses membres et dans sa personne; et il faut chercher le fondement de cette justice dans la loi primitive de la nature, qui veut que le fils tienne l'être de son père, et que le père revive dans son fils comme dans un autre lui-même.

Les lois civiles ont imité cette loi primordiale, puisque selon leurs dispositions celui qui perd la liberté, ou le droit de citoyen, ou celui de la noblesse, les perd pour toute sa race : tant les hommes ont trouvé juste que ces droits se transmissent avec le sang, et se perdissent de même.

Et cela, qu'est-ce autre chose qu'une suite de la loi naturelle, qui fait regarder les familles comme un même corps dont le père est le chef, qui peut être justement puni aussi bien que récompensé dans ses membres ?

Bien plus: parce que les hommes naturellement sociables, composent des corps politiques, qu'on appelle des nations et des royaumes, et se font des chefs et des rois, tous les hommes unis en cette sorte sont un même tout, et Dieu ne juge pas indigne de sa justice de punir les rois sur leurs peuples, et d'imputer à tout le corps le crime du chef.

Combien plus cette unité se trouvera-t-elle dans les familles, où elle est fondée sur la nature, et qui sont le fondement et la source de toute société.

Reconnaissons donc cette justice, qui venge les crimes des pères sur leurs enfants; et adorons ce Dieu puissant et juste, qui, ayant gravé dans nos cœurs naturellement quelque idée d'une Vengeance si terrible, nous en a développé le secret dans son Ecriture.

Que si par la secrète, mais puissante impression de cette justice, un poëte tragique introduit Thésée, qui troublé de l'attentat

 

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dont il croyait son fils coupable, et ne sentant rien en sa conscience qui méritât que les dieux permissent que sa maison fût déshonorée par une telle infamie, remonte jusqu'à ses ancêtres : « Qui de mes pères, dit-il, a commis un crime digne de m'attirer un si grand opprobre ? » nous, qui sommes instruits de la vérité, ne demandons plus, en considérant les malheurs et la honte de notre naissance, qui de nos pères a péché; mais confessons que Dieu ayant fait naître tous les hommes d'un seul, pour établir la société humaine sur un fondement plus naturel, ce père de tous les hommes, créé aussi heureux que juste, a manqué volontairement à son auteur, qui ensuite a vengé tant sur lui que sur ses enfants une rébellion si horrible, afin que le genre humain reconnût ce qu'il doit à Dieu, et ce que méritent ceux qui l'abandonnent.

Et ce n'est pas sans raison que Dieu a voulu imputer aux hommes, non le crime de tous leurs pères, quoiqu'il le pût ; mais le crime du seul premier père, qui contenant en lui-même tout le genre humain, avait reçu la grâce pour tous ses enfants, et devait être puni aussi bien que récompensé en eux tous.

Car s'il eût été fidèle à Dieu, il eût vu sa fidélité honorée dans ses enfants, qui seraient nés aussi saints et aussi heureux que lui.

Mais aussi, dès lors que ce premier homme, aussi indignement que volontairement rebelle, a perdu la grâce de Dieu, il l'a perdue pour lui-même et pour toute sa postérité, c'est-à-dire pour tout le genre humain, qui avec ce premier homme d'où il est sorti, n'est plus que comme un seul homme justement maudit de Dieu, et chargé de toute la haine que mérite le crime de son premier père.

Ainsi les malheurs qui nous accablent, et tant d'indignes faiblesses que nous ressentons en nous-mêmes, ne sont pas de la première institution de notre nature, puisque en effet nous voyons dans les Livres saints, que Dieu qui nous avait donné une âme immortelle, lui avait aussi uni un corps immortel, si bien assorti avec elle qu'elle n'était ni inquiétée par aucun besoin, ni tourmentée par aucune douleur, ni tyrannisée par aucune passion.

 

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Mais il était juste que l'homme, qui n'avait pas voulu se soumettre à son auteur, ne fût plus maître de soi-même; et que ses passions, révoltées contre sa raison, lui fissent sentir le tort qu'il avait de s'être révolté contre Dieu.

Ainsi tout ce qu'il y a en moi-même me sert à connaître Dieu. Ce qui me reste de fort et de réglé me fait connaître sa sagesse ; ce que j'ai de faible et de déréglé me fait connaître sa justice. Si mes bras et mes pieds obéissent à mon âme quand elle commande, cela est réglé, et me montre que Dieu, auteur d'un si bel ordre, est sage; si je ne puis pas gouverner comme je voudrais mon corps et les désirs qui en suivent les dispositions, c'est en moi un dérèglement qui me montre que Dieu, qui l'a ainsi permis pour me punir, est souverainement juste.

 

XII. Conclusion de ce chapitre.

 

Que si mon âme connaît la grandeur de Dieu, la connaissance de Dieu m'apprend aussi à juger de la dignité de mon âme, que je ne vois élevée que par le pouvoir qu'elle a de s'unir à son auteur avec le secours de sa grâce.

C'est donc cette partie spirituelle et divine, capable de posséder Dieu, que je dois principalement estimer et cultiver en moi-même. Je dois par un amour sincère attacher immuablement mon esprit au père de tous les esprits, c'est-à-dire à Dieu.

Je dois aussi aimer pour l'amour de lui, ceux à qui il a donné une âme semblable à la mienne, et qu'il a faits comme moi capables de le connaître et de l'aimer.

Car le lien de société le plus étroit qui puisse être entre les hommes, c'est qu'ils peuvent tous en commun posséder le même bien, qui est Dieu.

Je dois aussi considérer que les autres hommes ont comme moi un corps infirme, sujet à mille besoins et à mille travaux : ce qui m'oblige à compatir à leurs misères.

Ainsi je me rends semblable à celui qui m'a fait à son image, en imitant sa bonté ; à quoi les princes sont d'autant plus obligés,

 

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que Dieu qui les a établis pour le représenter sur la terre, leur demandera compte des hommes qu'il leur a confiés.

 

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