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SECONDE PARTIE (suite).


LA SUITE DE LA RELIGION.

 

CHAPITRE XX. LA DESCENTE DU SAINT-ESPRIT : L'ÉTABLISSEMENT DE L'ÉGLISE : LES JUGEMENTS DE DIEU SUR LES JUIFS ET SUR LES GENTILS.

CHAPITRE XXI.  RÉFLEXIONS   PARTICULIÈRES  SUR LE CHATIMENT DES JUIFS, ET SUR LES PRÉDICTIONS DE JÉSUS-CHRIST QUI L'AVAIENT MARQUÉ.

CHAPITRE XXII.  DEUX MÉMORABLES PRÉDICTIONS DE NOTRE-SEIGNEUR SONT EXPLIQUÉES, ET LEUR ACCOMPLISSEMENT EST JUSTIFIÉ PAR L'HISTOIRE.

CHAPITRE XXIII.  LA SUITE DES ERREURS DES JUIFS, ET LA MANIÈRE DONT ILS EXPLIQUENT LES PROPHETIES.

CHAPITRE XXIV.  CIRCONSTANCES MÉMORABLES DE LA CHUTE DES JUIFS : SUITE DE LEURS FAUSSES INTERPRÉTATIONS (a).

CHAPITRE XXV.  RÉFLEXIONS PARTICULIÈRES SUR LA CONVERSION DES GENTILS. PROFOND CONSEIL DE DIEU, QUI LES VOULAIT CONVERTIR PAR LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. RAISONNEMENT DE SAINT PAUL SUR CETTE MANIÈRE DE LES CONVERTIR.

CHAPITRE XXVI.  DIVERSES FORMES DE l'IDOLATRIE ; LES SENS, l'INTÉRÊT, L'IGNORANCE, UN FAUX RESPECT DE L'ANTIQUITÉ , LA POLITIQUE , LA PHILOSOPHIE , ET LES HÉRÉSIES VIENNENT A SON SECOURS : L'ÉGLISE TRIOMPHE DE TOUT.

CHAPITRE XXVII.  RÉFLEXION GÉNÉRALE SUR LA SUITE DE LA RELIGION, ET SUR LE RAPPORT QU'IL Y A ENTRE LES LIVRES DE L'ÉCRITURE.

CHAPITRE XXVIII. LES DIFFICULTÉS QU'ON FORME CONTRE L'ÉCRITURE SONT AISÉES A VAINCRE PAR LES HOMMES DE BON SENS ET DE BONNE FOI (a).

CHAPITRE XXIX (a).  MOYEN FACILE DE REMONTER A LA SOURCE DE LA RELIGION, ET D'EN TROUVER LA VÉRITÉ DANS SON PRINCIPE.

CHAPITRE XXX.  LES PRÉDICTIONS RÉDUITES A TROIS FAITS PALPABLES : PARABOLE DU FILS DE DIEU QUI EN ÉTABLIT LA LIAISON (a).

CHAPITRE XXXI.  SUITE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE, ET SA VICTOIRE MANIFESTE SUR TOUTES LES SECTES (a).

 

CHAPITRE XX. LA DESCENTE DU SAINT-ESPRIT : L'ÉTABLISSEMENT DE L'ÉGLISE : LES JUGEMENTS DE DIEU SUR LES JUIFS ET SUR LES GENTILS.

 

Pour répandre dans fous les lieux et dans tous les siècles de si hautes vérités, et pour y mettre en vigueur au milieu de la corruption des pratiques si épurées, il fallait une vertu plus qu'humaine. C'est pourquoi Jésus-Christ promet d'envoyer le Saint-

 

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Esprit pour fortifier ses apôtres, et animer éternellement le corps de l'Eglise.

Cette force du Saint-Esprit, pour se déclarer davantage, devait paraître dans l'infirmité. Je vous enverrai, dit Jésus-Christ à ses apôtres, ce que mon Père a promis, c'est-à-dire le Saint-Esprit : en attendant, tenez-vous en repos dans Jérusalem ; n'entreprenez rien jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la force d'en haut (1).

Pour se conformer à cet ordre, ils demeurent enfermés quarante jours : le Saint-Esprit descend au temps arrêté ; les langues de feu tombées sur les disciples de Jésus-Christ marquent l'efficace de leur parole ; la prédication commence ; les apôtres rendent témoignage à Jésus-Christ ; ils sont prêts à tout souffrir pour soutenir qu'ils l'ont vu ressuscité. Les miracles suivent leurs paroles ; en deux prédications de saint Pierre huit mille Juifs se convertissent, et pleurant leur erreur ils sont lavés dans le sang qu'ils avaient versé.

Ainsi l'Eglise est fondée dans Jérusalem, et parmi les Juifs, malgré l'incrédulité du gros de la nation. Les disciples de Jésus-Christ font voir au monde une charité, une force et une douceur qu'aucune société n'avait jamais eue. La persécution s'élève ; la foi s'augmente ; les enfants de Dieu apprennent de plus en plus à ne désirer que le ciel ; les Juifs, par leur malice obstinée, attirent la vengeance de Dieu, et avancent les maux extrêmes dont ils étaient menacés ; leur état et leurs affaires empirent. Pendant que Dieu continue à en séparer un grand nombre qu'il range parmi ses élus, saint Pierre est envoyé pour baptiser Corneille centurion romain. Il apprend premièrement par une céleste vision, et après par expérience, que les gentils sont appelés à la connaissance de Dieu. Jésus-Christ qui les voulait convertir parle d'en haut à saint Paul, qui en devait être le docteur ; et par un miracle inouï jusqu'alors , en un instant, de persécuteur il le fait non-seulement défenseur, mais encore zélé (a) prédicateur de la foi : il lui

 

1 Luc, XXIV, 49.

(a) Ire édit. : Par un miracle inouï jusqu'alors, de persécuteur il le fait non-seulement défenseur, mais zélé....

 

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découvre le secret profond de la vocation des gentils par la réprobation des Juifs ingrats, qui se rendent de plus en plus indignes de l'Evangile. Saint Paul tend les mains aux gentils : il traite avec une force merveilleuse ces importantes questions : « Si le Christ devait souffrir, et s'il était le premier qui devait annoncer la vérité au peuple et aux gentils, après être ressuscité des morts (1) : » il prouve l'affirmative par Moïse et par les prophètes, et appelle les idolâtres à la connaissance de Dieu, au nom de Jésus-Christ ressuscité. Ils se convertissent en foule : saint Paul fait voir que leur vocation est un effet de la grâce, qui ne distingue plus ni Juifs ni gentils. La fureur et la jalousie transporte les Juifs ; ils font des complots terribles contre saint Paul, outrés principalement de ce qu'il prêche les gentils, et les amène au vrai Dieu : ils le livrent enfin aux Romains, comme ils leur avaient livré Jésus-Christ. Tout l'empire s'émeut contre l'Eglise naissante ; et Néron persécuteur de tout le genre humain, fut le premier persécuteur des fidèles. Ce tyran fait mourir saint Pierre et saint Paul. Rome est consacrée par leur sang ; et le martyre de saint Pierre prince des apôtres, établit dans la capitale de l'empire le siège principal de la religion. Cependant le temps approchait où la vengeance divine devait éclater sur les Juifs impénitents : le désordre se met parmi eux ; un faux zèle les aveugle, et les rend odieux à tous les hommes ; leurs faux prophètes les enchantent par les promesses d'un règne imaginaire. Séduits par leurs tromperies, ils ne peuvent plus souffrir aucun empire légitime, et ne donnent aucunes bornes à leurs attentats. Dieu les livre au sens réprouvé. Ils se révoltent contre les Romains qui les accablent ; Tite même, qui les ruine, reconnaît qu'il ne fait que prêter sa main à Dieu irrité contre eux (2). Adrien achève de les exterminer, fis périssent avec toutes les marques de la vengeance divine : chassés de leur terre et esclaves par tout l'univers, ils n'ont plus ni temple, ni autel, ni sacrifice, ni pays ; et on ne voit en Juda aucune forme de peuple.

Dieu cependant avait pourvu à l'éternité de son culte : les gentils

 

1 Act., XXVI, 23. — 2 Philost., Vit. Apoll. Tyan., lib. VI, c. 29; Joseph., de Bello Jud., lib. VII, cap. 16, al lib. VI, c. 8.

 

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ouvrent les yeux, et s'unissent en esprit aux Juifs convertis. Ils entrent par ce moyen dans la race d'Abraham, et devenus ses enfants par la foi, ils héritent des promesses qui lui avaient été faites. Un nouveau peuple se forme, et le nouveau sacrifice tant célébré par les prophètes, commence à s'offrir par toute la terre.

Ainsi fut accompli de point en point l'ancien oracle de Jacob : Juda est multiplié dès le commencement plus que tous ses frères; et ayant toujours conservé une certaine prééminence, il reçoit enfin la royauté comme héréditaire. Dans la suite, le peuple de Dieu est réduit à sa seule race ; et renfermé dans sa tribu, il prend son nom. En Juda se continue ce grand peuple promis à Abraham, à Isaac et à Jacob ; en lui se perpétuent les autres promesses, le culte de Dieu, le temple, les sacrifices, la possession de la terre promise, qui ne s'appelle plus que la Judée. Malgré leurs divers états, les Juifs demeurent toujours en corps de peuple réglé et de royaume, usant de ses lois. On y voit naître toujours ou des rois, ou des magistrats et des juges, jusqu'à ce que le Messie vienne : il vient, et le royaume de Juda peu à peu tombe en ruine. Il est détruit tout à fait, et le peuple juif est chassé sans espérance de la terre de ses pères. Le Messie devient l'attente des nations, et il règne sur un nouveau peuple.

Mais, pour garder la succession et la continuité, il fallait que ce nouveau peuple fût enté pour ainsi dire sur le premier; et comme dit saint Paul, « l'olivier sauvage sur le franc olivier, afin de participer à sa bonne sève (1). » Aussi est-il arrivé que l'Eglise établie premièrement parmi les Juifs, a reçu enfin les gentils, pour faire avec eux un même arbre, un même corps, un même peuple, et les rendre participants de ses grâces et de ses promesses.

Ce qui arrive après cela aux Juifs incrédules sous Vespasien et sous Tite, ne regarde plus la suite du peuple de Dieu. C'est un châtiment des rebelles, qui par leur infidélité envers la semence promise à Abraham et à David, ne sont plus Juifs, ni fils d'Abraham que selon la chair, et renoncent à la promesse par laquelle les nations devaient être bénies.

 

1 Rom., XI, 17.

 

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Ainsi cette dernière et épouvantable désolation des Juifs n'est plus une transmigration, comme celle de Babylone; ce n'est pas une suspension du gouvernement et de l'état du peuple de Dieu, ni du service solennel de la religion : le nouveau peuple déjà formé et continué avec l'ancien en Jésus-Christ n'est pas transporté; il s'étend et se dilate sans interruption depuis Jérusalem où il devait naître, jusqu'aux extrémités de la terre. Les gentils agrégés aux Juifs deviennent dorénavant les vrais Juifs, le vrai royaume de Juda opposé à cet Israël schismatique et retranché du peuple de Dieu, le vrai royaume de David par l'obéissance qu'ils rendent aux lois et à l'Evangile de Jésus-Christ fils de David.

Après l'établissement de ce nouveau royaume, il ne faut pas s'étonner si tout périt dans la Judée. Le second temple ne servait plus de rien depuis que le Messie y eut accompli ce qui était marqué par les prophéties. Ce temple avait eu la gloire qui lui était promise, quand le Désiré des nations y était venu. La Jérusalem visible avait fait ce qui lui restait à faire, puisque l’Eglise y avait pris sa naissance, et que de là elle étendait tous les jours ses branches par toute la terre. La Judée n'est plus rien à Dieu ni à la religion, non plus que les Juifs; et il est juste qu'en punition de leur endurcissement, leurs ruines soient dispersées par toute la terre.

C'est ce qui leur devait arriver au temps du Messie selon Jacob, selon Daniel, selon Zacharie et selon tous leurs prophètes (1) : mais comme ils doivent revenir un jour à ce Messie qu'ils ont méconnu, et que le Dieu d'Abraham n'a pas encore épuisé ses miséricordes sur la race quoique infidèle de ce patriarche; il a trouvé un moyen dont il n'y a dans le monde que ce seul exemple, de conserver les Juifs, hors de leur pays et dans leur ruine, plus longtemps même que les peuples qui les ont vaincus. On ne voit plus aucun reste ni des anciens Assyriens, ni des anciens Mèdes, ni des anciens Perses, ni des anciens Grecs, ni même des anciens Romains. La trace s'en est perdue, et ils se sont confondus avec d'autres peuples. Les Juifs qui ont été la proie de ces anciennes

 

1 Osée., III, 4, 5 ; Ita., LIX 20, 21 ; Zach., XI, 13, 16,17; Rom., XI, 11, etc.

 

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nations si célèbres dans les histoires, leur ont survécu; et Dieu en les conservant nous tient en attente de ce qu'il veut faire encore des malheureux restes d'un peuple autrefois si favorisé. Cependant leur endurcissement sert au salut des gentils, et leur donne cet avantage de trouver en des mains non suspectes les Ecritures qui ont prédit Jésus-Christ et ses mystères. Nous voyons entre autres choses dans ces Ecritures (1), et l'aveuglement et les malheurs des Juifs qui les conservent si soigneusement. Ainsi nous profitons de leur disgrâce : leur infidélité fait un des fonde-mens de notre foi ; ils nous apprennent à craindre Dieu, et nous sont un spectacle éternel des jugements qu'il exerce sur ses enfants ingrats, afin que nous apprenions à ne nous point glorifier des grâces faites à nos pères.

Un mystère si merveilleux et si utile à l'instruction du genre humain, mérite bien d'être considéré. Mais nous n'avons pas besoin des discours humains pour l'entendre : le Saint-Esprit a pris soin de nous l'expliquer par la bouche de saint Paul; et je vous prie d'écouter ce que cet apôtre en a écrit aux Romains (2).

Après avoir parlé du petit nombre de Juifs qui avait reçu l'Evangile, et de l'aveuglement des autres, il entre dans une profonde considération de ce que doit devenir un peuple honoré de tant de grâces, et nous découvre tout ensemble le profit que nous tirons de leur chute et les fruits que produira un jour leur conversion. «Les Juifs sont-ils donc tombés, dit-il, pour ne se relever jamais? à Dieu ne plaise. Mais leur chute a donné occasion au salut des gentils, afin que le salut des gentils leur causât une émulation (3) » qui les fit rentrer en eux-mêmes. « Que si leur chute a été la richesse des gentils » qui se sont convertis en si grand nombre, « quelle grâce ne verrons-nous pas reluire quand ils retourneront avec plénitude ! Si leur réprobation a été la réconciliation du monde : leur rappel ne sera-t-il pas une résurrection de mort à vie? Que si les prémices tirées de ce peuple sont saintes, la masse l'est aussi; si la racine est sainte, les rameaux le sont aussi ; et si quelques-unes des branches ont été retranchées,

 

1 Isa., VI, LII, LIII, LXV ; Don., IX; Matth., XIII ; Joan., XII ; Act., XXVIII; Rom. XI.— 2 Rom., XI. 1. 2, etc. — 3 Ibid., 11, etc.

 

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et que toi, gentil, qui n'étais qu'un olivier sauvage, tu aies été enté parmi les branches qui sont demeurées sur l'olivier franc, en sorte que tu participes au suc découlé de sa racine, garde-toi de t'élever contre les branches naturelles. Que si tu t'élèves, songe que ce n'est pas toi qui portes la racine, mais que c'est la racine qui te porte. Tu diras peut-être : Les branches naturelles ont été coupées afin que je fusse enté en leur place. Il est vrai, l'incrédulité a causé ce retranchement, et c'est ta foi qui te soutient. Prends donc garde de ne t'enfler pas, mais demeure dans la crainte : car si Dieu n'a pas épargné les branches naturelles, tu dois craindre qu'il ne t'épargne encore moins. »

Qui ne tremblerait en écoulant ces paroles de l'Apôtre? Pouvons-nous n'être pas épouvantés de la vengeance qui éclate depuis tant de siècles si terriblement sur les Juifs, puisque saint Paul nous avertit de la part de Dieu que notre ingratitude nous peut attirer (a) un semblable traitement? Mais écoulons la suite de ce grand mystère. L'Apôtre continue à parler aux gentils convertis : « Considérez, leur dit-il, la clémence et la sévérité de Dieu ; sa sévérité envers ceux qui sont déchus de sa grâce, et sa clémence envers vous, si toutefois vous demeurez fermes en l'état où sa bonté vous a mis; autrement vous serez retranchés comme eux. Que s'ils cessent d'être incrédules, ils seront entés de nouveau, parce que Dieu f qui les a retranchés) est assez puissant pour les faire encore reprendre. Car si vous avez été détachés de l'olivier sauvage où la nature vous avait fait naître, pour être entés dans l'olivier franc contre l'ordre naturel, combien plus facilement les branches naturelles de l'olivier même seront-elles entées sur leur propre tronc (1) ?» Ici l'Apôtre s'élève au-dessus de tout ce qu'il vient de dire; et entrant dans les profondeurs des conseils de Dieu, il poursuit ainsi son discours : «Je ne veux pas, mes frères, que vous ignoriez ce mystère, afin que vous appreniez à ne présumer pas de vous-mêmes. C'est qu'une partie des Juifs est tombée dans l'aveuglement, afin que la multitude des gentils entrât cependant dans l'Eglise, et qu'ainsi tout Israël fût

 

1 Rom., XI, 22 et seq.

(a) Ire édit. : Nous attirera.

 

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sauvé, selon qu'il est écrit (1) : Il sortira de Sion un libérateur qui bannira l'impiété de Jacob, et voici l'alliance que je ferai avec eux lorsque j'aurai effacé leurs péchés (2). »

Ce passage d'Isaïe, que saint Paul cite ici selon les Septante, comme il avait accoutumé, à cause que leur version était connue par toute la terre, est encore plus fort dans l'original, et pris dans toute sa suite. Car le Prophète y prédit avant toutes choses la conversion des gentils par ces paroles : « Ceux d'Occident crameront le nom du Seigneur, et ceux d'Orient verront sa gloire. » Ensuite sous la figure d'un fleuve rapide poussé par un vent impétueux, Isaïe voit de loin les persécutions qui feront croître l'Eglise. Enfin le Saint-Esprit lui apprend ce que deviendront les Juifs, et lui déclare « que le Sauveur viendra à Sion, et s'approchera de ceux de Jacob, qui alors se convertiront de leurs péchés; et voici, dit le Seigneur, l'alliance que je ferai avec eux : Mon esprit qui est en toi, ô prophète, et les paroles que j'ai mises en ta bouche demeureront éternellement non-seulement dans ta bouche, mais encore dans la bouche de tes enfants, et des enfants de tes enfants, maintenant (a) et à jamais, dit le Seigneurs. »

Il nous fait donc voir clairement qu'après la conversion des gentils, le Sauveur que Sion avait méconnu, et que les enfants de Jacob avaient rejeté, se tournera vers eux, effacera leurs péchés, et leur rendra l'intelligence des prophéties qu'ils auront perdue durant un long temps, pour passer successivement et de main en main dans toute la postérité, et n'être plus oubliée jusques à la fin du monde, et autant de temps qu'il plaira à Dieu le faire durer après ce merveilleux événement (b).

Ainsi les Juifs reviendront un jour, et ils reviendront pour ne s'égarer jamais; mais ils ne reviendront qu'après que l'Orient et l’Occident, c'est-à-dire tout l'univers, auront été remplis de la crainte et de la connaissance de Dieu.

Le Saint-Esprit fait voir à saint Paul, que ce bienheureux retour des Juifs sera l'effet de l'amour que Dieu a eu pour leurs

 

1 Rom., XI, 23 et seq. — 3 Isa., LIX, 20. — 3 Isa., LIX, 20, 21.

(a) Ire édit. : Dans la bouche de tes enfants, maintenant.... — (b) Dans toute a postérité et n'être plus oubliée.

 

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pères. C'est pourquoi il achève ainsi son raisonnement. Quant à l'Evangile, dit-il, que nous vous prêchons maintenant, les Juifs sont ennemis pour l’amour de vous : si Dieu les a réprouvés, c'a été, ô gentils, pour vous appeler : mais quant à l'élection par laquelle ils étaient choisis dès le temps de l'alliance jurée avec Abraham, « ils lui demeurent toujours chers, à cause de leurs pères ; car les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance. Et comme vous ne croyiez point autrefois, et que vous avez maintenant obtenu miséricorde à cause de l'incrédulité des Juifs, » Dieu ayant voulu vous choisir pour les remplacer : « ainsi les Juifs n'ont point cru que Dieu vous ait voulu faire miséricorde, afin qu'un jour ils la reçoivent : car Dieu a tout renfermé dans l'incrédulité, pour faire miséricorde à tous, » et afin que tous connussent le besoin qu'ils ont de sa grâce. « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles, et que ses voies sont impénétrables! Car qui a connu les desseins de Dieu, ou qui est entré dans ses conseils? Qui lui a donné le premier pour en tirer récompense, puisque c'est de lui, et par lui, et en lui, que sont toutes choses ? la gloire lui en sait rendue durant tous les siècles (1). »

Voilà ce que dit saint Paul sur l'élection des Juifs, sur leur chute, sur leur retour, et enfin sur la conversion des gentils, qui sont appelés pour tenir leur place, et pour les ramener à la fin des siècles à la bénédiction promise à leurs pères, c'est-à-dire au Christ qu'ils ont renié. Ce grand Apôtre nous fait voir la grâce qui passe de peuple en peuple, pour tenir tous les peuples dans la crainte de la perdre; et nous en montre la force invincible, en ce qu'après avoir converti les idolâtres, elle se réserve pour dernier ouvrage de convaincre l'endurcissement et la perfidie judaïque.

Par ce profond conseil de Dieu les Juifs subsistent encore au milieu des nations, où ils sont dispersés et captifs : mais ils subsistent avec le caractère de leur réprobation, déchus visiblement par leur infidélité des promesses faites à leurs pères, bannis de la terre promise, n'ayant même aucune terre à cultiver,

 

1 Rom., XI, 28, etc.

 

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esclaves partout où ils sont, sans honneur, sans liberté, sans aucune figure de peuple.

Ils sont tombés en cet état trente-huit ans après qu'ils ont eu crucifié Jésus-Christ, et après avoir employé à persécuter ses disciples le temps qui leur avait été laissé pour se reconnaître. Mais pendant que l'ancien peuple est réprouvé pour son infidélité, le nouveau peuple s'augmente tous les jours parmi les gentils : l'alliance faite autrefois avec Abraham s'étend selon la promesse à tous les peuples du monde qui avaient oublié Dieu ; l'Eglise chrétienne appelle à lui tous les hommes; et tranquille durant plusieurs siècles, parmi des persécutions inouïes, elle leur montre à ne point attendre leur félicité sur la terre.

C'était là, Monseigneur, le plus digne fruit de la connaissance de Dieu, et l'effet de cette grande bénédiction que le monde devait attendre par Jésus-Christ. Elle allait se répandant tous les jours de famille en famille., et de peuple en peuple : les nommes ouvraient les yeux de plus en plus pour connaître l'aveuglement où l'idolâtrie les avait plongés; et malgré toute la puissance romaine on voyait les chrétiens sans révolte, sans faire aucun trouble, et seulement en souffrant toutes sortes d'inhumanités, changer la face du monde, et s'étendre par tout l'univers.

La promptitude inouïe avec laquelle se fit ce grand changement, est un miracle visible. Jésus-Christ avait prédit que son Evangile serait bientôt prêché par toute la terre : cette merveille devait arriver incontinent après sa mort ; et il avait dit qu’après qu'on l’aurait élevé de terre, c'est-à-dire qu'on l'aurait attaché à la croix, il attirerait à lui toutes choses (1). Ses apôtres n'avaient pas encore achevé leur course, et saint Paul disait déjà aux Romains que leur foi était annoncée dans tout le monde (2). Il disait aux Colossiens que l'Evangile était ouï et de toute créature qui était sous le ciel; qu'il était prêché, qu'il fructifiait, qu'il croissait par tout l'univers (3). » Une tradition constante nous apprend que saint Thomas le porta aux Indes (4), et les autres en d'autres pays éloignés. Mais on n'a pas besoin des histoires pour

 

1 Joan., VIII, 28 ; XII, 32. — 2 Rom., I, 8. — 3 Col., I, 5, 6, 23. — 4 Greg. Naz., Orat. XXV, nunc XXXIII, n. 11.

 

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confirmer cette vérité : l'effet parle ; et on voit assez avec combien de raison saint Paul applique aux apôtres ce passage du Psalmiste : « Leur voix s'est fait entendre par toute la terre, et leur parole a été portée jusqu'aux extrémités du monde (1).» Sous leurs disciples, il n'y avait presque plus de pays si reculé et si inconnu où l'Evangile n'eût pénétré. Cent ans après Jésus-Christ, saint Justin comptait déjà parmi les fidèles beaucoup de nations sauvages, et jusqu'à ces peuples vagabonds qui erraient deçà et delà sur des chariots sans avoir de demeure fixe (2). Ce n'était point une vaine exagération ; c'était un fait constant et notoire, qu'il avançait en présence des empereurs, et à la face de tout l'univers. Saint Irénée vient un peu après, et on voit croître le dénombrement qui se faisait des églises. Leur concorde était admirable: ce qu'on croyait dans les Gaules, dans les Espagnes, dans la Germanie, on le croyait dans l'Egypte et dans l'Orient, et comme « il n'y avait qu'un même soleil dans tout l'univers, on voyait dans toute l'Eglise depuis une extrémité du monde à l'autre la même lumière de la vérité (3). »

Si peu qu'on avance, on est étonné des progrès qu'on voit. Au milieu du troisième siècle, Tertullien et Origène font voir dans l'Eglise des peuples entiers qu'un peu devant on n'y mettait pas (4). Ceux qu'Origène exceptait, qui étaient les plus éloignés du monde connu, y sont mis un peu après par Arnobe (5). Que pouvait avoir vu le monde pour se rendre si promptement à Jésus-Christ? S'il a vu des miracles, Dieu s'est mêlé visiblement dans cet ouvrage : et s'il se pouvait faire qu'il n'en eût pas vu, ne serait-ce pas un nouveau miracle plus grand et plus incroyable que ceux qu'on ne veut pas croire, d'avoir converti le monde sans miracle, d'avoir fait entrer tant d'ignorants dans des mystères si hauts, d'avoir inspiré à tant de savants une humble soumission, et d'avoir persuadé tant de choses incroyables à des incrédules (6)? Mais le miracle des miracles, si je puis parler de la sorte, c'est

 

1 Psal., XVIII, 5 ; Rom X, 18. — 2 Just. Apol., II, nunc 1, n. 53; et Dial. cum Tryphon. 117. — 3 Iren., adv. Hœr., lib. I, cap. 2, 3, nunc 10. — 4 Tertull. adv. Jud., cap. VII; Apolog., cap. XXXVII; Orig. tr. XXVIII in Matth., ed Bened.; Homil. IV in Ezch. — 5 Arnob., adv. Gentes, lib. II. —  6 Aug., de Civit. Dei, lib. XXI, cap. 7; lib. XXII, cap. 5.

 

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qu'avec la foi des mystères, les vertus les plus éminentes et les pratiques les plus pénibles se sont répandues par toute la terre, Les disciples de Jésus-Christ l’ont suivi dans les voies les plus difficiles. Souffrir tout pour la vérité, a été parmi ses enfants un exercice ordinaire ; et pour imiter leur Sauveur ils ont couru aux tourments avec plus d'ardeur que les autres n'ont fait aux délices. On ne peut compter les exemples ni des riches qui se sont appauvris pour aider les pauvres, ni des pauvres qui ont préféré la pauvreté aux richesses, ni des vierges qui ont imité sur la ferre la vie des anges, ni des pasteurs charitables qui se sont faits tout à tous, toujours prêts à donner à leur troupeau non-seulement leurs veilles et leurs travaux, mais encore leurs propres vies (a). Que dirai-je de la pénitence et de la mortification? Les juges n'exercent pas plus sévèrement la justice sur les criminels, que les pécheurs pénitens l'ont exercée sur eux-mêmes. Bien plus, les innocents ont puni en eux avec une rigueur incroyable celte pente prodigieuse que nous avons au péché. La vie de saint Jean-Baptiste qui parut si surprenante aux Juifs, est devenue commune parmi les fidèles ; les déserts ont été peuplés de ses imitateurs ; et il y a eu tant de solitaires, que des solitaires plus parfaits ont été contraints de chercher des solitudes plus profondes; tant on a fui le monde, tant la vie contemplative a été goûtée.

Tels étaient les fruits précieux que devait produire l'Evangile. L'Eglise n'est pas moins riche en exemples qu'en préceptes, et sa doctrine a paru sainte, en produisant une infinité de saints. Dieu qui sait que les plus fortes vertus naissent parmi les souffrances, l'a fondée par le martyre, et l'a tenue durant trois cents ans dans cet état, sans qu'elle eût un seul moment pour se reposer. Après qu'il eut fait voir par une si longue expérience, qu'il n'avait pas besoin du secours humain ni des puissances de la terre pour établir son Eglise, il y appela enfin les empereurs, et fit du grand Constantin un protecteur déclaré du christianisme. Depuis ce temps les rois ont accouru de toutes parts à l'Eglise ; et tout ce qui était écrit dans les prophéties touchant sa gloire future, s'est accompli aux yeux de toute la terre.

 

(a) Ire édit. : Mais leurs propres vies.

 

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Que si elle a été invincible contre les efforts du dehors, elle ne l'est pas moins contre les divisions intestines. Ces hérésies tant prédites par Jésus-Christ et par ses apôtres sont arrivées, et la foi persécutée par les empereurs souffrait en même temps des hérétiques une persécution plus dangereuse. Mais cette persécution n'a jamais été plus violente que dans le temps où l'on vit cesser celle des païens. L'enfer fit alors ses plus grands efforts pour détruire par elle-même cette Eglise que les attaques de ses ennemis déclarés avaient affermie. A peine commençait-elle à respirer par la paix que lui donna Constantin; et voilà qu'Anus ce malheureux prêtre lui suscite de plus grands troubles qu'elle n'en avait jamais souffert. Constance fils de Constantin, séduit par les ariens dont il autorise le dogme, tourmente les catholiques par toute la terre; nouveau persécuteur du christianisme, et d'autant plus redoutable, que sous le nom de Jésus-Christ il fait la guerre à Jésus-Christ même. Pour comble de malheurs, l'Eglise ainsi divisée tombe entre les mains de Julien l'Apostat, qui met tout en œuvre pour détruire le christianisme, et n'en trouve point de meilleur moyen que de fomenter les factions dont il était déchiré. Après lui vient un Valens autant attaché aux ariens que Constance, mais plus violent. D'autres empereurs protègent d'autres hérésies avec une pareille fureur. L'Eglise apprend par tant d'expériences, qu'elle n'a pas moins à souffrir sous les empereurs chrétiens qu'elle avait souffert sous les empereurs infidèles ; et qu'elle doit verser du sang pour défendre, non-seulement tout le corps de sa doctrine, mais encore chaque article particulier. En effet il n'y en a aucun qu'elle n'ait vu attaqué par ses enfants. Mille sectes et mille hérésies sorties de son sein se sont élevées contre elle. Mais si elle les a vues s'élever selon les prédictions de Jésus-Christ, elle les a vues tomber foutes selon ses promesses, quoique souvent soutenues par les empereurs et par les rois. Ses véritables enfants ont été, comme dit saint Paul, reconnus par cette épreuve ; la vérité n'a fait que se fortifier quand elle a été contestée, et l'Eglise est demeurée inébranlable.

 

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CHAPITRE XXI.
RÉFLEXIONS   PARTICULIÈRES  SUR LE CHATIMENT DES JUIFS, ET SUR LES PRÉDICTIONS DE JÉSUS-CHRIST QUI L'AVAIENT MARQUÉ.

 

Pendant que j'ai travaillé à vous faire voir sans interruption la suite des conseils de Dieu dans la perpétuité de son peuple, j'ai passé rapidement sur beaucoup de faits qui méritent des réflexions profondes. Qu'il me sait permis d'y revenir pour ne vous laisser pas perdre de si grandes choses.

Et premièrement, Monseigneur, je vous prie de considérer avec une attention plus particulière la chute des Juifs, dont toutes les circonstances rendent témoignage à l'Evangile. Ces circonstances nous sont expliquées par des auteurs infidèles, par des Juifs et par des païens, qui sans entendre la suite des conseils de Dieu, nous ont raconté les faits importants par lesquels il lui a plu de la déclarer.

Nous avons Josèphe auteur juif, historien très-fidèle, et très-instruit des affaires de sa nation, dont aussi il a illustré les antiquités par un ouvrage admirable. Il a écrit la dernière guerre où elle a péri, après avoir été présent à tout, et y avoir lui-même servi son pays avec un commandement considérable.

Les Juifs nous fournissent encore d'autres auteurs très-anciens, dont vous verrez les témoignages. Ils ont d'anciens commentaires sur les livres de l'Ecriture, et entre autres les Paraphrases chaldaïques qu'ils impriment avec leurs Bibles. Ils ont leur livre qu'ils nomment Talmud, c'est-à-dire Doctrine, qu'ils ne respectent pas moins que l'Ecriture elle-même. C'est un ramas des traités et des sentences de leurs anciens maîtres ; et encore que les parties dont ce grand ouvrage est composé ne soient pas toutes de la même antiquité, les derniers auteurs qui y sont cités ont vécu dans les premiers siècles de l'Eglise. Là, parmi une infinité de fables impertinentes, qu'on voit commencer pour la plupart après les temps de Notre-Seigneur, on trouve de beaux restes des anciennes traditions du peuple juif, et des preuves pour le convaincre.

 

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Et d'abord il est certain de l'aveu des Juifs, que la vengeance divine ne s'est jamais plus terriblement ni plus manifestement déclarée, qu'elle fit dans leur dernière désolation.

C'est une tradition constante, attestée dans leur Talmud, et confirmée par tous leurs Rabbins, que quarante ans avant la la ruine de Jérusalem, ce qui revient à peu près au temps de la mort de Jésus-Christ, on ne cessait de voir dans le temple des choses étranges. Tous les jours il y paraissait de nouveaux prodiges, de sorte qu'un fameux Rabbin s'écria un jour : « O temple, ô temple, qu'est-ce qui t'émeut, et pourquoi te fais-tu peur à toi-même (1). »

Qu'y a-t-il de plus marqué que ce bruit affreux qui fut ouï par les prêtres dans le sanctuaire le jour de la Pentecôte, et cette voix manifeste qui sortit du fond de ce lieu sacré : « Sortons d'ici, sortons d'ici. » Les saints anges protecteurs du temple déclarèrent hautement qu'ils l'abandonnaient, parce que Dieu, qui y avait établi sa demeure durant tant de siècles, l'avait réprouvé.

Josèphe et Tacite même ont raconté ce prodige (2). Il ne fut aperçu que des prêtres. Mais voici un autre prodige qui a éclaté aux yeux de tout le peuple: et jamais aucun autre peuple n'avait rien vu de semblable. « Quatre ans devant la guerre déclarée, un paysan, dit Josèphe se mit à crier : Une voix est sortie du côté de l'Orient, une voix est sortie du côté de l'Occident, une voix est sortie du côté des quatre vents : voix contre Jérusalem et contre le temple ; voix contre les nouveaux mariés et les nouvelles mariées ; voix contre tout le peuple (3). » Depuis ce temps, ni jour ni nuit, il ne cessa de crier : « Malheur, malheur à Jérusalem. » Il redoublait ses cris les jours de fête. Aucune autre parole ne sortit jamais de sa bouche : ceux qui le plaignaient, ceux qui le maudissaient, ceux qui lui donnaient ses nécessités, n'entendirent jamais de lui que cette terrible parole : « Malheur à Jérusalem. » Il fut pris, interrogé, et condamné au fouet par les

 

1 R. Johanan fils de Zacaï, tr. de Fest. Expiat. — 2 Joseph., de Bel. Jud., lib. VII, c. 12, al. lib. VI, c. 5; Tacit., Hist., lib. V, c. 13. — 3 De Bello Jud., ubi sup.

 

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magistrats : à chaque demande et à chaque coup, il répondait sans jamais se plaindre : « Malheur à Jérusalem. » Renvoyé comme un insensé, il courait tout le pays en répétant sans cesse sa triste prédiction. Il continua durant sept ans à crier de cette sorte, sans se relâcher, et sans que sa voix s'affaiblît. Au temps du dernier siège de Jérusalem, il se renferma dans la ville, tournant infatigablement autour des murailles, et criant de toute sa force : « Malheur au temple, malheur à la ville, malheur à tout le peuple. » A la fin il ajouta : « Malheur à moi-même, » et en même temps il fut emporté d'un coup de pierre lancé par une machine.

Ne dirait-on pas, Monseigneur, que la vengeance divine s'était comme rendue visible en cet homme, qui ne subsistait que pour prononcer ses arrêts; qu'elle l'avait rempli de sa force, afin qu'il pût égaler les malheurs du peuple par ses cris; et qu'enfin il devait périr par un effet de cette vengeance qu'il avait si longtemps annoncée, afin de la rendre plus sensible et plus présente, quand il en serait non-seulement le prophète et le témoin, mais encore la victime?

Ce prophète des malheurs de Jérusalem s'appelait Jésus. Il semblait que le nom de Jésus, nom de salut et de paix, devait tourner aux Juifs qui le méprisaient en la personne de notre Sauveur, un funeste présage ; et que ces ingrats ayant rejeté un Jésus qui leur annonçait la grâce, la miséricorde et la vie, Dieu leur envoyait un autre Jésus qui n'avait à leur annoncer que des maux irrémédiables, et l'inévitable décret de leur ruine prochaine.

Pénétrons plus avant dans les jugements de Dieu, sous la conduite de ses Ecritures. Jérusalem et son temple ont été deux fois détruits; l'une par Nabuchodonosor, l'autre par Tite. Mais en chacun de ces deux temps, la justice de Dieu s'est déclarée par les mêmes voies, quoique plus à découvert dans le dernier.

Four mieux entendre cet ordre des conseils de Dieu, posons avant toutes choses cette vérité si souvent établie dans les saintes Lettres : que l'un des plus terribles effets de la vengeance divine, est lorsqu'en punition de nos péchés précédents, elle nous livre à

 

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notre sens réprouvé : en sorte que nous sommes sourds à tous les sages avertissements, aveugles aux voies de salut qui nous sont montrées, prompts à croire tout ce qui nous perd pourvu qu'il nous flatte, et hardis à tout entreprendre sans jamais mesurer nos forces avec celles des ennemis que nous irritons.

Ainsi périrent la première fois sous la main de Nabuchodonosor roi de Babylone, Jérusalem et ses princes. Faibles et toujours battus par ce roi victorieux, ils avaient souvent éprouvé qu'ils ne faisaient contre lui que de vains efforts (1), et avaient été obligés à lui jurer fidélité. Le prophète Jérémie leur déclarait de la part de Dieu, que Dieu même les avait livrés à ce prince, et qu'il n'y avait de salut pour eux qu'à subir le joug. Il disait à Sédécias roi de Judée et à tout son peuple : « Soumettez-vous à Nabuchodonosor, roi de Babylone, afin que vous viviez : car pourquoi voulez-vous périr, et faire de cette ville une solitude (2)? » Ils ne crurent point à sa parole. Pendant que Nabuchodonosor les tenait étroitement enfermés par les prodigieux travaux dont il avait entouré leur ville, ils se laissaient enchanter par leurs faux prophètes qui leur remplissaient l'esprit de victoires imaginaires, et leur disaient au nom de Dieu, quoique Dieu ne les eut point envoyés : « J'ai brisé le joug du roi de Babylone : vous n'avez plus que deux ans à porter ce joug ; et après vous verrez ce prince contraint à vous rendre les vaisseaux sacrés qu'il a enlevés du temple (3). » Le peuple séduit par ces promesses souffrait la faim et la soif et les plus dures extrémités, et fit tant par son audace insensée, qu'il n'y eut plus pour lui de miséricorde. La ville fut renversée, le temple fut brûlé, tout fut perdu (4).

À ces marques les Juifs connurent que la main de Dieu était sur eux. Mais afin que la vengeance divine leur fût aussi manifeste dans la dernière ruine de Jérusalem qu'elle l'avait été dans la première, on a vu dans l'une et dans l'autre la même séduction, la même témérité et le même endurcissement.

Quoique leur rébellion eût attiré sur eux les armes romaines, et qu'ils secouassent témérairement un joug sous lequel tout

 

1 II Paral., XXXVI, 13. — 2 Jerem., XXVII, 12, 17. — 3 Jerem., XXVIII, 2, 3. — 4 IV Reg., XXV.

 

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l'univers avait ployé, Tite ne voulait pas les perdre : au contraire il leur fit souvent offrir le pardon, non-seulement au commencement de la guerre, mais encore lorsqu'ils ne pouvaient plus échapper de ses mains. Il avait déjà élevé autour de Jérusalem une longue et vaste muraille munie de tours et de redoutes aussi fortes que la ville même, quand il leur envoya Josèphe leur concitoyen, un de leurs capitaines, un de leurs prêtres, qui avait été pris dans cette guerre en défendant son pays. Que ne leur dit-il pas pour les émouvoir ? Par combien de fortes raisons les invita-t-il à rentrer dans l'obéissance? Il leur fit voir le ciel et la terre conjurés contre eux, leur perte inévitable dans la résistance, et tout ensemble leur salut dans la clémence de Tite. « Sauvez, leur disait-il, la Cité sainte ; sauvez-vous, vous-mêmes; sauvez ce temple la merveille de l'univers, que les Romains respectent, et que Tite ne voit périr qu'à regret (1). » Mais le moyen de sauver des gens si obstinés à se perdre ? Séduits par leurs faux prophètes, ils n'écoutaient pas ces sages discours. Ils étaient réduits à l'extrémité : la faim en tuait plus que la guerre, et les mères mangeaient leurs enfants. Tite touché de leurs maux, prenait ses dieux à témoin qu'il n'était pas cause de leur perte. Durant ces malheurs, ils ajoutaient foi aux fausses prédictions qui leur promettaient l'empire de l'univers. Bien plus, la ville était prise, le feu y était déjà de tous côtés : et ces insensés croyaient encore les faux prophètes qui les assuraient que le jour du salut était venu (2), afin qu'ils résistassent toujours, et qu'il n'y eût plus pour eux de miséricorde. En effet tout fut massacré, la ville fut renversée de fond en comble, et à la réserve de quelques restes de tours que Tite laissa pour servir de monument à la postérité, il n'y demeura pas pierre sur pierre.

Vous voyez donc éclater (a) sur Jérusalem la même vengeance qui avait autrefois paru sous Sédécias. Tite n'est pas moins envoyé de Dieu que Nabuchodonosor : les Juifs périssent de la même sorte. On voit dans Jérusalem la même rébellion, la même

 

1 Joseph , de Bello Jud., lib. VII, c. 4, al. lib. VI, c. 2. — 2 Joseph., ibid., cap. 11, al. 5.

(a) Ire édit. : Vous voyez donc, Monseigneur, éclater.

 

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famine, les mêmes extrémités, les mêmes voies du salut ouvertes, la même séduction, le même endurcissement, la même chute; et afin que tout sait semblable, le second temple est brûlé sous Tite, le même mois et le même jour que l'avait été le premier sous Nabuchodonosor (1) : il fallait que tout fût marqué, et que le peuple ne pût douter de la vengeance divine.

Il y a pourtant entre ces deux chutes de Jérusalem et des Juifs de mémorables différences, mais qui toutes vont à faire voir dans la dernière une justice plus rigoureuse et plus déclarée. Nabuchodonosor fit mettre le feu dans le temple : Tite n'oublia rien pour le sauver, quoique ses conseillers lui représentassent que tant qu'il subsisterait, les Juifs qui y attachaient leur destinée, ne cesseraient jamais d'être rebelles. Mais le jour fatal était venu : c'était le dixième d'août, qui avait déjà vu brûler le temple de Salomon (2). Malgré les défenses de Tite prononcées devant les Romains et devant les Juifs, et malgré l'inclination naturelle des soldats qui devait les porter plutôt à piller qu'à consumer tant de richesses, un soldat poussé, dit Josèphe, par une inspiration divine (3), se fait lever par ses compagnons à une fenêtre, et met le feu dans ce temple auguste. Tite accourt, Tite commande qu'on se hâte d'éteindre la flamme naissante. Elle prend partout en un instant, et cet admirable édifice est réduit en cendres.

Que si l'endurcissement des Juifs sous Sedecias était l'effet le plus terrible et la marque la plus assurée de la vengeance divine, que dirons-nous de l'aveuglement qui a paru du temps de Tite? Dans la première ruine de Jérusalem, les Juifs s'entendaient du moins entre eux : dans la dernière, Jérusalem assiégée par les Romains était déchirée par trois factions ennemies (4). Si la haine qu'elles avaient toutes pour les Romains allait jusqu'à la fureur, elles n'étaient pas moins acharnées les unes contre les autres : les combats du dehors coûtaient moins de sang aux Juifs que ceux du dedans. Un moment après les assauts soutenus contre l'étranger, les citoyens recommençaient leur guerre intestine ; la violence et le brigandage régnaient partout dans la

 

1 Joseph., de Bell. Jud., lib. VII c. 9,10; lib. VI, al. c. 4. — 2 Ibid.— 3 Ibid. — 4 Ibid., lib. VI, VII.

 

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ville. Elle périssait, elle n'était plus qu'un grand champ couvert de corps morts, et cependant les chefs des factions y combattaient pour l'empire. N'était-ce pas une image de l'enfer, où les damnés ne se haïssent pas moins les uns les autres qu'ils haïssent les démons qui sont leurs ennemis communs, et où tout est plein d'orgueil, de confusion et de rage?

Confessons donc, Monseigneur, que la justice que Dieu fit des Juifs par Nabuchodonosor n'était qu'une ombre de celle dont Tite fut le ministre. Quelle ville a jamais vu périr onze cent mille hommes en sept mois de temps ? et dans un seul siège ? C'est ce que virent les Juifs au dernier siège de Jérusalem. Les Chaldéens ne leur avaient rien fait souffrir de semblable. Sous les Chaldéens leur captivité ne dura que soixante et dix ans : il y a seize cents ans qu'ils sont esclaves par tout l'univers, et ils ne trouvent encore aucun adoucissement à leur esclavage.

Il ne faut plus s'étonner si Tite victorieux, après la prise de Jérusalem, ne voulait pas recevoir les congratulations des peuples voisins, ni les couronnes qu'ils lui envoyaient pour honorer sa victoire. Tant de mémorables circonstances, la colère de Dieu si marquée, et sa main qu'il voyait encore si présente, le tenaient dans un profond étonnement; et c'est ce qui lui fit dire ce que vous avez ouï, qu'il n'était pas le vainqueur, qu'il n'était qu'un faible instrument de la vengeance divine.

Il n'en savait pas tout le secret : l'heure n'était pas encore venue où les empereurs devaient reconnaître Jésus-Christ. C'était le temps des humiliations et des persécutions de l'Eglise. C'est pourquoi Tite assez éclairé pour connaître que la Judée périssait par un effet manifeste de la justice de Dieu, ne connut pas quel crime Dieu avait voulu punir si terriblement. C'était le plus grand de tous les crimes ; crime jusqu'alors inouï, c'est-à-dire le déicide, qui aussi a donné lieu à une vengeance dont le monde n'avait vu encore aucun exemple.

Mais si nous ouvrons un peu les yeux, et si nous considérons la suite des choses, ni ce crime des Juifs, ni son châtiment ne pourront nous être cachés. Souvenons-nous seulement de ce que Jésus-Christ leur avait

 

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prédit. Il avait prédit la ruine entière de Jérusalem et da temple. « Il n'y restera pas, dit-il, pierre sur pierre (1). » Il avait prédit la manière dont celte ville ingrate serait assiégée, et cette effroyable circonvallation qui la devait environner ; il avait prédit cette : faim horrible qui devait tourmenter ses citoyens, et n'avait pas oublié les faux prophètes par lesquels ils devaient être séduits. Il avait averti les Juifs que le temps de leur malheur était proche : il avait donné les signes certains qui devaient en marquer l'heure précise : il leur avait expliqué la longue suite de crimes qui devait leur attirer un tel châtiment : en un mot, il avait fait toute l'histoire du siège et de la désolation de Jérusalem.

Et remarquez, Monseigneur, qu'il leur fit ces prédictions vers le temps de sa Passion, afin qu'ils connussent mieux la cause de tous leurs maux. Sa Passion approchait quand il leur dit : « La sagesse divine vous a envoyé des prophètes, des sages et des docteurs ; vous en tuerez les uns, vous en crucifierez les autres ; vous les flagellerez dans vos synagogues; vous les persécuterez de ville en ville, afin que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur vous depuis le sang d'Abel le juste, jusques au sang de Zacharie fils de Barachie que vous avez massacré entre le temple et l'autel. Je vous dis en vérité, toutes ces choses viendront sur la race qui est à présent. Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes ; et tu ne l'as pas voulu ! Le temps approche que vos maisons demeureront désertes (2). »

Voilà l'histoire des Juifs. Ils ont persécuté leur Messie, et en sa personne et en celle des siens : ils ont remué tout l'univers contre ses disciples, et ne les ont laissés en repos (a) dans aucune ville : ils ont armé les Romains et les empereurs contre l'Eglise naissante : ils ont lapidé saint Etienne, tué les deux Jacques que leur sainteté rendait vénérables même parmi eux, immolé saint Pierre

 

1 Matth., XXIV ,1, 2; Marc, XIII, 1,2; Luc., XXI, 5, 6. — 2 Matth., XXIII, 34, etc.

(a)  édit. : Et ne l'ont laissé en repos. ( Corrigé dans la IIe édit.)

 

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et saint Paul par l'épée (a) et par les mains des gentils. Il faut qu'ils périssent. Tant de sang, mêlé à celui des prophètes qu'ils ont massacrés, crie vengeance devant Dieu : « Leurs maisons et leur ville va être déserte : » leur désolation ne sera pas moindre que leur crime : Jésus-Christ les en avertit : le temps est proche : « toutes ces choses viendront sur la race qui est à présent; » et encore : « Cette génération ne passera pas sans que ces choses arrivent (1), » c'est-à-dire que les hommes qui vivaient alors en devaient être les témoins.

Mais écoutons la suite des prédictions de notre Sauveur. Comme il faisait son entrée dans Jérusalem quelques jours avant sa mort, touché des maux que cette mort devait attirer à cette malheureuse ville, il la regarde en pleurant : « Ha, dit-il, ville infortunée, si tu connaissais, du moins en ce jour qui t'est encore donné » pour te repentir, « ce qui te pourrait apporter la paix ! mais maintenant tout ceci est caché à tes yeux. Viendra le temps que tes ennemis t'environneront de tranchées, et t'enfermeront, et te serreront de toutes parts, et te détruiront entièrement toi et tes enfants, et ne laisseront en toi pierre sur pierre, parce que tu n'as pas connu le temps auquel Dieu t'a visitée (2). »

C'était marquer assez clairement et la manière du siège et les derniers effets de la vengeance. Mais il ne fallait pas que Jésus allât au supplice sans dénoncer à Jérusalem combien elle serait un jour punie de l'indigne traitement qu'elle lui faisait. Comme il allait au Calvaire portant sa croix sur ses épaules, «il était suivi d'une grande multitude de peuple et de femmes qui se frappaient la poitrine, et qui déploraient sa mort (3). » Il s'arrêta, se tourna vers elles, et leur dit ces mots : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants; car le temps s'approche auquel on dira : Heureuses les stériles ! heureuses les entrailles qui n'ont point porté d'enfants, et les mamelles qui n'en ont point nourri ! Ils commenceront alors à dire aux montagnes : Tombez sur nous; et aux collines :

 

1 Matth., XXIII, 36; XXIV, 34; Marc, XIII, 30; Luc, XXI, 32. — 2 Luc., XIX, 42 et seq. — 3 Ibid., XXIII, 27.

 

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Couvrez-nous. Car si le bois vert est ainsi traité, que sera-ce du bois sec (1) ? n Si l'innocent, si le juste souffre un si rigoureux supplice, que doivent attendre les coupables?

Jérémie a-t-il jamais plus amèrement déploré la perte des Juifs? Quelles paroles plus fortes pouvait employer le Sauveur pour leur faire entendre leurs malheurs et leur désespoir; et cette horrible famine funeste aux enfants, funeste aux mères qui voyaient sécher leurs mamelles, qui n'avaient plus que des larmes à donner à leurs enfants, et qui mangèrent le fruit de leurs entrailles?

 

CHAPITRE XXII.
DEUX MÉMORABLES PRÉDICTIONS DE NOTRE-SEIGNEUR SONT EXPLIQUÉES, ET LEUR ACCOMPLISSEMENT EST JUSTIFIÉ PAR L'HISTOIRE.

 

Telles sont les prédictions qu'il a faites à tout le peuple, Celles qu'il fit en particulier à ses disciples méritent encore plus d'attention. Elles sont comprises dans ce long et admirable discours où il joint ensemble la ruine de Jérusalem avec celle de l'univers (2). Cette liaison n'est pas sans mystère, et en voici le dessein.

Jérusalem, cité bienheureuse que le Seigneur avait choisie, tant qu'elle demeura dans l'alliance et dans la foi des promesses, fut la figure de l'Eglise et la figure du ciel où Dieu se fait voir à ses enfants. C'est pourquoi nous voyons souvent les prophètes joindre dans la suite du même discours ce qui regarde Jérusalem, à ce qui regarde l'Eglise et à ce qui regarde la gloire céleste. C'est un des secrets des prophéties, et une des clefs qui en ouvrent l'intelligence : mais Jérusalem réprouvée et ingrate envers son Sauveur, devait être l'image de l'enfer. Ses perfides citoyens devaient représenter les damnés; et le jugement terrible que Jésus-Christ devait exercer sur eux était la figure de celui qu'il exercera sur tout l'univers, lorsqu'il viendra à la fin des siècles en sa majesté juger tes vivants et les morts. C'est une coutume de l'Ecriture, et un des moyens dont elle se sert pour imprimeries mystères dans les esprits, de mêler pour notre instruction la figure à la vérité. Ainsi Notre-Seigneur a mêlé l'histoire de Jérusalem

 

1 Luc., XXIII, 28 et seq. — 2 Matth., XXIV ; Marc., XIII; Luc., XXI.

 

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désolée avec celle de la fin des siècles; et c'est ce qui paraît dans le discours dont nous parlons.

Ne croyons pas toutefois que ces choses soient tellement confondues , que nous ne puissions discerner ce qui appartient à l'une et à l'autre. Jésus-Christ les a distinguées par des caractères certains, que je pourrais aisément marquer, s'il en était question. Mais il me suffit de vous faire entendre ce qui regarde la désolation de Jérusalem et des Juifs.

Les apôtres (c'était encore au temps de la Passion) assemblés autour de leur Maître, lui montraient le temple et les bâtiments d'alentour : ils en admiraient les pierres, l'ordonnance, la beauté, la solidité; et il leur dit : « Voyez-vous ces grands bâtiments? il n'y restera pas pierre sur pierre (1). » Etonnés de cette parole, ils lui demandent le temps d'un événement si terrible ; et lui qui ne voulait pas qu'ils fussent surpris dans Jérusalem lorsqu'elle serait saccagée (car il voulait qu'il y eût dans le sac de cette ville une image de la dernière séparation des bons et des mauvais), commença à leur raconter tous les malheurs comme ils devaient arriver l'un après l'autre.

Premièrement il leur marque et des pestes, des famines, et des tremblements de terre (2), » et les histoires font foi que jamais ces choses n'avaient été plus fréquentes ni plus remarquables qu'elles le furent durant ces temps. Il ajoute qu'il y aurait par tout l'univers « des troubles, des bruits de guerre, des guerres sanglantes; que toutes les nations se soulèveraient les unes contre les autres (3), » et qu'on verrait toute la terre dans l'agitation. Pouvait-il mieux nous représenter les dernières années de Néron, lorsque tout l'empire romain, c'est-à-dire tout l'univers, si paisible depuis la victoire d'Auguste et sous la puissance des empereurs, commença à s'ébranler, et qu'on vit les Gaules, les Espagnes, tous les royaumes dont l'empire était composé s'émouvoir tout à coup; quatre empereurs s'élever presque en même temps contre Néron et les uns contre les autres; les

 

1 Matth., XXIV, 1, 2; Marc, XIII, 1, 2; Luc., XXI, 5, 6. — 2 Matth., XXIV, 7; Marc., XIII, 9 ; Luc, XXI, 12. — 3 Matth., XXIV, 6, 7; Marc, XIII, 7; Luc, XXI, 9, 10.

 

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cohortes prétoriennes, les armées de Syrie, de Germanie, et toutes les autres qui étaient répandues en Orient et en Occident s'entre-choquer, et traverser sous la conduite de leurs empereurs d'une extrémité du monde à l'autre, pour décider leur querelle par de sanglantes batailles? Voila de grands maux, dit le Fils de Dieu; « mais ce ne sera pas encore la fin. (1) » Les Juifs souffriront comme les autres dans cette commotion universelle dû monde : mais il leur viendra bientôt après des maux plus particuliers, « et ce ne sera ici que le commencement de leur douleur. »

Il ajoute que son Eglise toujours affligée depuis son premier établissement, verrait la persécution s'allumer contre elle plus violente que jamais durant ces temps (2). Vous avez vu que Néron dans ses dernières années entreprit la perte des chrétiens, et fit mourir saint Pierre et saint Paul. Cette persécution excitée par les jalousies et les violences des Juifs, avançait leur perte, mais elle n'en marquait pas (a) encore le terme précis.

La venue des faux christs et des faux prophètes semblait être un plus prochain acheminement à la dernière ruine : car la destinée ordinaire de ceux qui refusent de prêter l'oreille à la vérité est d'être entraînés à leur perte par des prophètes trompeurs. Jésus-Christ ne cache pas à ses apôtres que ce malheur arriverait aux Juifs. « Il s'élèvera, dit-il, un grand nombre de faux prophètes qui séduiront beaucoup de monde (3); » et encore : « Donnez-vous garde des faux christs, et des faux prophètes. »

Qu'on ne dise pas que c'était une chose aisée a deviner à qui connaissait l'humeur de la nation ; car au contraire je vous ai fait voir que les Juifs rebutés de ces séducteurs qui avaient si souvent causé leur ruine, et surtout dans Je temps de Sédécias, s'en étaient tellement désabusés, qu'ils cessèrent de les écouter. Plus de cinq cents ans se passèrent sans qu'il parût aucun faux prophète en Israël. Mais l'enfer qui les inspire, se réveilla à la venue de Jésus-Christ; et Dieu qui tient en bride autant qu'il lui plaît les esprits trompeurs, leur lâcha la main, afin d'envoyer dans le

 

1 Matth., XXIV, 6, 8; Marc., XIII, 7, 8; Luc., XXI, 9. — 2 Matth., XXIV, 9; Marc., XIII, 9; Luc, XXI, 12. — 3 Matth., XXIV, 11, 23, 24; Marc., XIII, 22,23; Luc., XXI, 8.

(a) Ire édit. ; Elle ne marquait pas.

 

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même temps ce supplice aux Juifs, et cette épreuve à ses fidèles. Jamais il ne parut tant de faux prophètes que dans les temps qui suivirent la mort de Notre-Seigneur. Surtout vers le temps de la guerre judaïque, et sous le règne de Néron qui la commença, Josèphe nous fait voir une infinité de ces imposteurs (1) qui attiraient le peuple au désert par de vains prestiges et des secrets de magie, leur promettant une prompte et miraculeuse délivrance. C'est aussi pour cette raison que le désert est marqué dans les prédictions de Notre-Seigneur (2) comme un des lieux où seraient cachés ces faux libérateurs que vous avez vus à la fin entraîner le peuple dans sa dernière ruine. Vous pouvez croire que le nom du Christ, sans lequel il n'y avait point de délivrance parfaite pour les Juifs, était mêlé dans ces promesses imaginaires; et vous verrez dans la suite de quoi vous en convaincre.

La Judée ne fut pas la seule province exposée à ces illusions. Elles furent communes dans tout l'empire. Il n'y a aucun temps où toutes les histoires nous fassent paraître un plus grand nombre de ces imposteurs qui se vantent de prédire l'avenir, et trompent les peuples par leurs prestiges. Un Simon le Magicien, un Elymas, un Apollonius Tyaneus, un nombre infini d'autres enchanteurs marqués dans les histoires saintes et profanes s'élevèrent durant ce siècle, où l'enfer semblait faire ses derniers efforts pour soutenir son empire ébranlé. C'est pourquoi Jésus-Christ remarque en ce temps, principalement parmi les Juifs, ce nombre prodigieux de faux prophètes. Qui considérera de près ses paroles, verra qu'ils devaient se multiplier devant et après la ruine de Jérusalem, mais vers ces temps; et que ce serait alors que la séduction fortifiée par de faux miracles et par de fausses doctrines, serait tout ensemble si subtile et si puissante, que «les élus mêmes, s'il était possible, y seraient trompés (3).»

Je ne dis pas qu'à la fin des siècles, il ne doive encore arriver quelque chose de semblable et de plus dangereux, puisque même nous venons de voir que ce qui se passe dans Jérusalem, est la figure manifeste de ces derniers temps : mais il est certain que

 

1 Joseph., Antiq., lib. XX, c. 6, al. 8 ; de Bell. Jud., lib, II, c. 12, al. 13. — 2 Matth., XXIV, 26. — 3 Matth., XXIV, 21; Marc., XIII, 22.

 

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Jésus-Christ nous a donné cette séduction comme un des effets sensibles de la colère de Dieu sur les Juifs, et comme un des signes de leur perte. L'événement a justifié sa prophétie : tout est ici attesté par des témoignages irréprochables. Nous lisons la prédiction de leurs erreurs dans l'Evangile : nous en voyons l'accomplissement dans leurs histoires, et surtout dans celle de Josèphe.

Après que Jésus-Christ a prédit ces choses, dans Je dessein qu'il avait de tirer les siens des malheurs dont Jérusalem était menacée, il vient aux signes prochains de la dernière désolation de cette ville.

Dieu ne donne pas toujours à ses élus de semblables marques. Dans ces terribles châtiments qui font sentir sa puissance à des nations entières, il frappe souvent le juste avec le coupable : car il a de meilleurs moyens de les séparer, que ceux qui paraissent à nos sens. Les mêmes coups qui brisent la paille séparent le bon grain; l'or s'épure dans le même feu où la paille est consumée (1) ; et sous les mêmes châtiments par lesquels les méchants sont exterminés, les fidèles se purifient. Mais dans la désolation de Jérusalem, afin que l'image du jugement dernier fût plus expresse, et la vengeance divine plus marquée sur les incrédules, il ne voulut pas que les Juifs qui avaient reçu l'Evangile fussent confondus avec les autres; et Jésus-Christ donna à ses disciples des signes certains auxquels ils pussent connaître quand il serait temps de sortir de cette ville réprouvée. Il se fonda selon sa coutume, sur les anciennes prophéties dont il était l'interprète aussi bien que la fin; et repassant sur l'endroit où la dernière ruine de Jérusalem fut montrée si clairement à Daniel, il dit ces paroles : « Quand vous verrez l'abomination de la désolation que Daniel a prophétisée, que celui qui lit entende; quand vous la verrez établie dans le lieu saint, » ou, comme il est porté dans saint Marc, a dans le heu où elle ne doit pas être, alors que ceux qui sont dans la Judée s'enfuient dans les montagnes (2). » Saint Luc raconte la même chose en d'autres termes : « Quand vous verrez les armées entourer Jérusalem, sachez que sa désolation

 

1 Aug., de Civit. Dei, lib. I, cap. 8. — 2 Matth., XXIV, 15; Marc., XIII, 14.

 

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est proche; alors que ceux qui sont dans la Judée se retirent dans les montagnes (1).»

Un des Evangélistes explique l'autre; et en conférant ces passages, il nous est aisé d'entendre que cette abomination prédite par Daniel est la même chose que les armées autour de Jérusalem. Les saints Pères l'ont ainsi entendu (2), et la raison nous en convainc.

Le mot d’abomination dans l'usage de la langue sainte, signifie idole : et qui ne sait que les armées romaines portaient dans leurs enseignes les images de leurs dieux, et de leurs Césars qui étaient les plus respectés de tous leurs dieux? Ces enseignes étaient aux soldats un objet de culte ; et parce que les idoles, selon les ordres de Dieu, ne devaient jamais paraître dans la Terre-Sainte, les enseignes romaines en étaient bannies. Aussi voyons-nous dans les histoires, que tant qu'il a resté aux Romains tant sait peu de considération pour les Juifs, jamais ils n'ont fait paraître les enseignes romaines dans la Judée. C'est pour cela que Vitellius, quand il passa dans cette province pour porter la guerre en Arabie, fit marcher ses troupes sans enseignes (3); car on révérait encore alors la religion judaïque, et on ne voulait point forcer ce peuple à souffrir des choses si contraires à sa loi. Mais au temps de la dernière guerre judaïque, on peut bien croire que les Romains n'épargnèrent pas un peuple qu'ils voulaient exterminer. Ainsi quand Jérusalem fut assiégée, elle était environnée d'autant d'idoles qu'il y avait d'enseignes romaines ; et l'abomination ne parut jamais tant où elle ne devait pas être, c'est-à-dire dans la Terre-Sainte, et autour du temple.

Est-ce donc là, dira-t-on, ce grand signe que Jésus-Christ devait donner? Etait-il temps de s'enfuir quand Tite assiégea Jérusalem, et qu'il en ferma de si près les avenues qu'il n'y avait plus moyen de s'échapper? C'est ici qu'est la merveille de la prophétie. Jérusalem a été assiégée deux fois en ces temps : la première par Cestius gouverneur de Syrie, l'an 68 de Notre-Seigneur (4); la seconde par Tite, quatre ans après, c'est-à-dire

 

1 Luc., XXI, 20, 21. — 2 Orig., tract, XXIX in Matth., n. 40; Aug., epist., LXXX, nunc CXCIX, ad Hesych., n. 27, 28, 29. — 3 Joseph., Antiq., lib. XVIII, c. 7, al. 5. — 4  Ibid., de Bell. Jud., lib. II, c. 23, 24. al. 18, 19.

 

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l'an 72 (1). Au dernier siège il n'y avait plus moyen de se sauver. Tite faisait cette guerre avec trop d'ardeur : il surprit toute la nation renfermée dans Jérusalem durant la fête de Pâque, sans que personne échappât; et celte effroyable circonvallation qu'il fit autour de la ville ne laissait plus d'espérance à ses habitants. Mais il n'y avait rien de semblable dans le siège de Cestius : il était campé à cinquante stades, c'est-à-dire à six milles de Jérusalem (2). Son armée se répandait tout autour, mais sans y faire de tranchées ; et il faisait la guerre si négligemment, qu'il manqua l'occasion de prendre la ville, dont la terreur, les séditions, et même ses intelligences lui ouvraient les portes. Dans ce temps, loin que la retraite fût impossible, l'histoire marque expressément que plusieurs Juifs se retirèrent (3). C'était donc alors qu'il fallait sortir; c'était le signal que le Fils de Dieu donnait aux siens. Aussi a-t-il distingué très-nettement les deux sièges : l'un, où la ville serait entourée de fossés et de forts (4) ; alors il n'y aurait plus que la mort pour tous ceux qui y étaient enfermés : l'autre, où elle serait seulement enceinte de l'armée (5), et plutôt investie qu'assiégée dans les formes ; c'est alors qu'il fallait fuir, et se retirer dans les montagnes.

Les chrétiens obéirent à la parole de leur Maître. Quoiqu'il y en eût des miniers dans Jérusalem et dans la Judée, nous ne lisons ni dans Josèphe, ni dans les autres histoires, qu'il s'en sait trouvé aucun dans la ville quand elle fut prise. Au contraire il est constant par l'histoire ecclésiastique, et par tous les monuments de nos ancêtres (6), qu'ils se retirèrent à la petite ville de Pella, dans un pays de montagnes auprès du désert, aux contins de la Judée et de l'Arabie.

On peut connaître par là combien précisément ils avaient été avertis, et il n'y a rien de plus remarquable que cette séparation des Juifs incrédules d'avec les Juifs convertis au christianisme, les uns étant demeurés dons Jérusalem pour y subir la peine de leur infidélité ; et les autres s'étant retirés, comme Lot sorti de

 

1 Joseph., de Bell. Jud., lib. VI, VII. — 2 Ibid, lib. II, c. 23, 21, al. 18, 19. — 3 Joseph., ibid. — 4 Luc., XIX, 43. — 5 Ibid., XXI, 20, 21. — 6 Euseb., Hist. Eccl., lib. III, cap. 5; Epiph., lib. I, Haer. XXIX, Nazaraeor., 7 ; et lib. de Mens, et Pond., c 15.

 

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Sodome, dans une petite ville où ils considéraient avec tremblement les effets de la vengeance divine, dont Dieu avait bien voulu les mettre à couvert.

Outre les prédictions de Jésus-Christ, il y eut des prédictions de plusieurs de ses disciples, entre autres celles de saint Pierre et de saint Paul. Comme on traînait au supplice ces deux fidèles témoins de Jésus- Christ ressuscité, ils dénoncèrent aux Juifs qui les livraient aux gentils, leur perte prochaine. Ils leur dirent « que Jérusalem allait être renversée de fond en comble; qu'ils périraient de faim et de désespoir; qu'ils seraient bannis à jamais de la terre de leurs pères, et envoyés en captivité par toute la terre ; que le terme n'était pas loin, et que tous ces maux leur arriveraient pour avoir insulté avec tant de cruelles railleries au bien-aimé Fils de Dieu qui s'était déclaré à eux par tant de miracles (1) ». La pieuse antiquité nous a conservé cette prédiction des apôtres, qui devait être suivie d'un si prompt accomplissement. Saint Pierre en avait fait beaucoup d'autres, soit par une inspiration particulière, soit en expliquant les paroles de son Maître ; et Phlégon auteur païen, dont Origène produit le témoignage (2), a écrit que tout ce que cet Apôtre avait prédit, s'était accompli de point en point.

Ainsi rien n'arrive aux Juifs qui ne leur ait été prophétisé. La cause de leur malheur nous est clairement marquée dans le mépris qu'ils ont fait de Jésus-Christ et de ses disciples. Le temps des grâces était passé, et leur perte était inévitable.

C'était donc en vain, Monseigneur, que Tite voulait sauver Jérusalem et le temple. La sentence était partie d'en haut : il ne devait plus y rester pierre sur pierre. Que si un empereur romain tenta vainement d'empêcher la ruine du temple, un autre empereur romain tenta encore plus vainement de le rétablir. Julien l'Apostat, après avoir déclaré la guerre à Jésus-Christ, se crut assez puissant pour anéantir ses prédictions. Dans le dessein qu'il avait de susciter de tous côtés des ennemis aux chrétiens, il s'abaissa jusqu'à rechercher les Juifs, qui étaient le rebut du

 

1 Lad., Div. Instit., lib. IV, cap. 21. — 2 Phleg., lib. XIII et XIV Chron., apud Orig., contra Cels., lib. II, n. 14.

 

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monde. Il les excita à rebâtir leur temple ; il leur donna des sommes immenses, et les assista de toute la force de l'empire (1). Ecoutez quel en fut l'événement, et voyez comme Dieu confond les princes superbes. Les saints Pères et les historiens ecclésiastiques le rapportent d'un commun accord, et le justifient par des monuments qui restaient encore de leur temps. Mois il fallait que la chose hit attestée par les païens mêmes. Ammian Marcellin gentil de religion, et zélé défenseur de Julien, l'a racontée en ces termes : « Pendant qu'Alypius aidé du gouverneur de la province avançait l'ouvrage autant qu'il pouvait, de terribles globes de feu sortirent des fondements qu'ils avaient auparavant ébranlés par des secousses violentes ; les ouvriers qui recommencèrent souvent l'ouvrage, furent brûlés à diverses reprises ; le lieu devint inaccessible, et l'entreprise cessa (2). »

Les auteurs ecclésiastiques plus exacts à représenter un événement si mémorable, joignent le feu du ciel au feu de la terre. Mais enfin la parole de Jésus-Christ demeura ferme. Saint Jean Chrysostome s'écrie : Il a bâti son Eglise sur la pierre, rien ne Ta pu renverser : il a renversé le temple, rien ne l'a pu relever : « nul ne peut abattre ce que Dieu élève ; nul ne peut relever ce que Dieu abat (3). »

Ne parlons plus de Jérusalem ni du temple. Jetons les yeux sur le peuple même, autrefois le temple vivant de Dieu (a), et maintenant l'objet de sa haine. Les Juifs sont plus abattus que leur temple et que leur ville. L'Esprit de vérité n'est plus parmi eux : la prophétie y est éteinte : les promesses sur lesquelles ils appuyaient leur espérance se sont évanouies : tout est renversé dans ce peuple, et il n'y reste plus pierre sur pierre.

Et voyez jusques à quel point Us sont livrés à l'erreur. Jésus-Christ leur avait dit : « Je suis venu à vous au nom de mon Père, et vous ne m'avez pas reçu ; un autre viendra en son nom, et vous le recevrez (4). » Depuis ce temps, l'esprit de séduction règne tellement parmi eux, qu'ils sont prêts encore à chaque moment

 

1 Amm. Marcel., lib. XXlll, cap. 1. — 2 Ibid. — 3 Orat. III in Judœos, nunc V, n. II.—4 Joan., V, 43.

(a) Ire édit. : Temple vivant du Dieu des armées.

 

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à s'y laisser emporter. Ce n'était pas assez que les faux prophètes eussent livré Jérusalem entre les mains de Tite; les Juifs n'étaient pas encore bannis de la Judée, et l'amour qu'ils avaient pour Jérusalem en avait obligé plusieurs à choisir leur demeure parmi ses ruines. Voici un faux christ qui va achever de les perdre. Cinquante ans après la prise de Jérusalem, dans le siècle de la mort de Notre-Seigneur, l'infâme Barchochébas, un voleur, un scélérat, parce que son nom signifiait le fils de l'étoile, se disait l'étoile de Jacob prédite au livre des Nombres (1), et se porta pour le Christ (2). Akibas le plus autorisé de tous les Rabbins, et à son exemple tous ceux que les Juifs appelaient leurs sages, entrèrent dans son parti, sans que l'imposteur leur donnât aucune autre marque de sa mission, sinon qu'Akibas disait que le Christ ne pouvait pas beaucoup tarder (3). Les Juifs se révoltèrent par tout l'empire romain sous la conduite de Barchochébas qui leur promettait l'empire du monde. Adrien en tua six cent mille : le joug de ces malheureux s'appesantit, et ils furent bannis pour jamais de la Judée.

Qui ne voit que l'esprit de séduction s'est saisi de leur cœur? « L'amour de la vérité qui leur apportait le salut, s'est éteint en eux : Dieu leur a envoyé une efficace d'erreur qui les fait croire au mensonge (4). » Il n'y a point d'imposture si grossière qui ne les séduise. De nos jours un imposteur s'est dit le Christ en Orient : tous les Juifs commençaient à s'attrouper autour de lui : nous les avons vus en Italie, en Hollande, en Allemagne, et à Metz, se préparer à tout vendre et à tout quitter pour le suivre. Ils s'imaginaient déjà qu'ils allaient devenir les maîtres du monde, quand ils apprirent que leur Christ s'était fait Turc., et avait abandonné la loi de Moïse.

 

1 Num., XXIV, 17. — 2 Euséb., Hist. Eccl., lib. IV, cap. 6, 8.— 3 Talm. Hier., tract. De Jejun., et in vet. Comm. sup. Lam. Jerem.; Maimonid., lib. de Jure Reg., c. 12. — 4 II Thess., II, 10.

 

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CHAPITRE XXIII.
LA SUITE DES ERREURS DES JUIFS, ET LA MANIÈRE DONT ILS EXPLIQUENT LES PROPHETIES.

 

Il ne faut pas s'étonner qu'ils soient tombés dans de tels égarements, ni que la tempête les ait dissipés après qu'ils ont eu quitté leur route. Cette route leur était marquée dans leurs prophéties, principalement dans celles qui désignaient le temps du  Christ. Ils ont laissé passer ces précieux moments sans en profiter : c'est pourquoi on les voit ensuite livrés au mensonge, et ils ne savent plus à quoi se prendre.

Donnez-moi encore un moment pour vous raconter la suite de leurs erreurs, et tous les pas qu'ils ont faits pour s'enfoncer dans l'abîme. Les routes par où on s'égare tiennent toujours un .grand chemin ; et en considérant où l'égarement a commencé, on marche plus sûrement dans la droite voie.

Nous avons vu, Monseigneur, que deux prophéties marquaient aux Juifs le temps du Christ, celle de Jacob et celle de Daniel. Elles marquaient toutes deux la ruine du royaume de Juda au temps que le Christ viendroit. Mais Daniel expliquait que la totale destruction de ce royaume devait être une suite de la mort du Christ : et Jacob disait clairement que dans la décadence du royaume de Juda, le Christ qui viendroit alors serait l'attente des peuples; c'est-à-dire qu'il en serait le libérateur, et qu'il se ferait un nouveau royaume composé non plus d'un seul peuple, mais de tous les peuples du monde. Les paroles de la prophétie ne peuvent avoir d'autre sens, et c'était la tradition constante des Juifs, qu'elles devaient s'entendre de cette sorte.

De là cette opinion répandue parmi les anciens Rabbins, et qu'on voit encore dans le Talmud (1), que dans le temps que le Christ viendroit, il n'y aurait plus de magistrature : de sorte qu’il n'y avait rien de plus important pour connaître le temps de

 

1 Gem., Tr. Sanhed., c. 11.

 

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leur Messie, que d'observer quand ils tomberaient dans cet état malheureux.

En effet ils avaient bien commencé ; et s'ils n'avaient eu l'esprit occupé des grandeurs mondaines qu'ils voulaient trouver dans le Messie, afin d'y avoir part sous son empire, ils n'auraient pu méconnaître Jésus-Christ. Le fondement qu'ils avaient posé était certain : car aussitôt que la tyrannie du premier Hérode, et le changement de la république judaïque qui arriva de son temps, leur eut fait voir le moment de la décadence marquée dans la prophétie, ils ne doutèrent point que le Christ ne dût venir, et qu'on ne vît bientôt ce nouveau royaume où devaient se réunir tous les peuples.

Une des choses qu'ils remarquèrent, c'est que la puissance de vie et de mort leur fut ôtée (1). C'était un grand changement, puisqu'elle leur avait toujours été conservée jusqu'alors, à quelque domination qu'ils fussent soumis, et même dans Babylone pendant leur captivité. L'histoire de Susanne (2) le fait assez voir, et c'est une tradition constante parmi eux. Les rois de Perse qui les rétablirent, leur laissèrent cette puissance par un décret exprès (3) que nous avons remarqué en son lieu ; et nous avons vu aussi que les premiers Séleucides avaient plutôt augmenté que restreint leurs privilèges. Je n'ai pas besoin de parler ici encore une fois du règne des Macchabées, où ils furent non-seulement affranchis, mais puissants et redoutables à leurs ennemis. Pompée qui les affaiblit à la manière que nous avons vue, content du tribut qu'il leur imposa, et de les mettre en état que le peuple Romain en pût disposer dans le besoin, leur laissa leur prince avec foute la juridiction. On sait assez que les Romains en usaient ainsi, et ne touchaient point au gouvernement du dedans dans les pays à qui ils laissaient leurs rois naturels.

Enfin les Juifs sont d'accord qu'ils perdirent cette puissance de vie et de mort, seulement quarante ans avant la désolation du second temple ; et on ne peut douter que ce ne sait le premier Hérode qui ait commencé à faire cette plaie à leur liberté. Car depuis que pour se venger du Sanhédrin, où il avait été obligé de

 

1 Talm. Hierosol., Tr. Sanhed. — 2 Dan., XIII. — 3 I Esd., VII, 25, 26.

 

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comparaître lui-même avant qu'il fût roi (1), et ensuite pour s'attirer toute l'autorité à lui seul, il eût attaqué cette assemblée qui était comme le sénat fondé par Moïse, et le conseil perpétuel de la nation où la suprême juridiction était exercée ; peu à peu ce grand corps perdit son pouvoir, et il lui en restait bien peu quand Jésus-Christ vint au monde. Les affaires empirèrent sous les enfants d'Hérode, lorsque le royaume d'Archélaüs, dont Jérusalem était la capitale, réduit en province romaine, fut gouverné par des présidons que les empereurs envoyaient. Dans ce malheureux état les Juifs gardèrent si peu la puissance de vie et de mort, que pour faire mourir Jésus-Christ, qu'à quelque prix que ce fût ils voulaient perdre, il leur fallut avoir recours à Pilate ; et ce faible gouverneur leur ayant dit qu'ils le fissent mourir eux-mêmes, ils répondirent tout d'une voix : « Nous n'avons pas le pouvoir de faire mourir personne (2) ». Aussi fut-ce par les mains d'Hérode qu'ils firent mourir saint Jacques frère de saint Jean, et qu'ils mirent saint Pierre en prison (3), Quand ils eurent résolu la mort de saint Paul, ils le livrèrent entre les mains des Romains (4), comme ils avaient fait Jésus-Christ ; et le vœu sacrilège de leurs faux zélés, qui jurèrent de ne boire ni ne manger jusques à ce qu'ils eussent tué ce saint apôtre, montre assez qu'ils se croyaient déchus du pouvoir de le faire mourir juridiquement. Que s'ils lapidèrent saint Etienne (5), ce fut tumultuairement, et par un effet de ces emportements séditieux que les Romains ne pouvaient pas toujours réprimer dans ceux qui se disaient alors les zélateurs. On doit donc tenir pour certain, tant par ces histoires que par le consentement des Juifs, et par l'état de leurs affaires, que vers les temps de Notre-Seigneur, et surtout dans ceux où il commença d'exercer son ministère, ils perdirent entièrement l'autorité temporelle. Ils ne purent voir cette perte sans se souvenir de l'ancien oracle de Jacob, qui leur prédisait que dans le temps du Messie il n'y aurait plus parmi eux ni puissance, ni autorité, ni magistrature. Un de leurs plus anciens auteurs le remarque (6) ; et

 

1 Joseph., Antiq., lib. XIV, cap. 17, al. 9. — 2 Joan., XVIII, 31. — 3 Act., XII, 1, 2, 3. — 4 Ibid., XXIII, XXIV. — 5 Ibid., VII, 56, 57. — 6 Tract., Voc. magna Gen., eu Comm. in Gen.

 

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il a maison d'avouer que le sceptre n'était plus alors dans Juda,, ni l'autorité dans les chefs du peuple, puisque la puissance, publique leur était ôtée, et que le Sanhédrin étant dégradé, les membres de ce grand corps n'étaient plus considérés connue juges, mais comme simples docteurs. Ainsi selon, eux-mêmes, il était temps que le Christ parût. Comme ils voyaient ce signe certain de la prochaine arrivée de ce nouveau Roi, dont l'empire devait s'étendre sur tous les peuples, ils crurent qu'en effet il allait paraître. Le bruit s'en répandit aux environs, et on fut persuadé dans tout l'Orient qu'on ne serait pas longtemps sans voir sortir de Judée ceux qui régneraient sur toute la terre.

Tacite et Suétone rapportent ce bruit comme établi par une opinion constante, et par un ancien oracle qu'on trouvait dans les Livres sacrés du peuple juif (1). Josèphe récite cette prophétie-dans les mêmes termes, et dit comme eux qu'elle se trouvait dans les saints Livres (2). L'autorité de ces Livres dont on avait vu les prédictions si visiblement accomplies en tant de rencontres, était grande dans tout l'Orient ; et les Juifs plus attentifs que les autres à observer des conjonctures qui étaient principalement, écrites pour leur instruction, reconnurent le temps du Messie que Jacob avait marqué dans leur décadence. Ainsi les réflexions, qu'ils firent sur leur état furent justes ; et sans se tromper sur les temps du Christ, ils connurent qu'il devait venir dans le temps qu'il vint en effet. Mais, ô faiblesse de l'esprit humain, et vanité-source inévitable d'aveuglement ! L'humilité du Sauveur cacha, à ces orgueilleux les véritables grandeurs qu'ils devaient chercher dans leur Messie. Ils voulaient que ce fût un roi semblable aux rois de la terre. C'est pourquoi les flatteurs du premier Hérode, éblouis de la grandeur et de la magnificence de ce prince, qui tout tyran qu'il était, ne laissa pas d'enrichir la Judée, dirent qu'il était lui-même ce roi tant promis (3). C'est aussi ce qui donna lieu à la secte des hérodiens, dont il est tant parlé dans l'Evangile (4), et que les païens ont connue, puisque Perse et son

 

1 Suet., Vespas., n. 4 ; Tacit., Hist., lib. V, cap. 13, — 2 Joseph., de Bell. Jud., lib. VII, c. 12,al. lib. VI, c. 5; Hegesip., de Excid. Jer., lib. V, c. 44. — 3 Epiph., lib. I, Haer. XX, Herodian. 1 — 4 Matth., XXII, 16; Marc., III, 6, XII, 13.

 

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scholiaste nous apprennent (1) qu'encore du temps de Néron, la naissance du roi Hérode était célébrée par ses sectateurs avec la même solennité que le sabbat. Josèphe tomba dans une semblable, erreur, Cet homme « instruit, comme il| dit lui-même (2), dans les prophéties judaïques, comme étant prêtre et sorti de leur race sacerdotale, » reconnut à la vérité que la venue de ce Roi promis . par Jacob convenait aux temps d'Hérode, où il nous montre lui-même avec tant de soin un commencement manifeste de la ruine des Juifs : mais comme il ne vit rien dans sa nation qui remplit ces ambitieuses idées qu'elle avait conçues de son Christ, il poussa un peu plus avant le temps de la prophétie, et l'appliquant à Vespasien, il assura que « cet oracle de l'Ecriture signifiait ce prince déclaré empereur dans la Judée (3). »

C'est ainsi qu’il détournait l'Ecriture sainte pour autoriser sa flatterie : aveugle, qui transportait aux étrangers l'espérance de Jacob et de Juda ; qui cherchait en Vespasien le fils d'Abraham et de David ; et attribuait à un prince idolâtre le titre de celui dont les lumières devaient retirer les gentils de l'idolâtrie.

La conjoncture des temps le favorisait. Mais pendant qu'il attribuait à Vespasien ce que Jacob avait dit du Christ, les Zélés qui défendaient Jérusalem se l'attribuaient à eux-mêmes. C'est sur ce seul fondement qu'ils se promettaient l'empire du monde, comme Josèphe le raconte (4) ; plus raisonnables que lqi, en ce que du moins ils ne sortaient pas de la nation pour chercher l'accomplissement des promesses faites à leurs pères.

Comment n'ouvraient-ils pas les yeux au grand fruit que faisait dès lors parmi les gentils la prédication de l'Evangile, et à ce nouvel empire que Jésus-Christ établissait par tonte la terre? Qu'y avait-il de plus beau qu'un empire où la piété régnait, où le vrai Dieu triomphait de l'idolâtrie, où la vie éternelle était annoncée aux nations infidèles; et l'empire même des Césars n'était-il pas une vaine pompe à comparaison de celui-ci ? Mais cet empire n'était pas assez éclatant aux yeux du monde. Qu'il faut être désabusé des grandeurs humaines pour

 

1 Pers. et vet. Schol. Sat. V, V. 180. — 2 Joseph., de Bell. Jud., lib. III, c. 14, al. 8. — 3 Ibid., et lib. VII, cap., 12 al. lib. VI, cap. 5. — 4 Ibid., lib. VII, ibid.

 

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connaître Jésus-Christ (1). Les Juifs connurent les temps ; les Juifs voyaient les peuples appelés au Dieu d'Abraham selon l'oracle de Jacob, par Jésus-Christ et par ses disciples : et toutefois ils le méconnurent ce Jésus qui leur était déclaré par tant de marques. Et encore que durant sa vie et après sa mort il confirmât sa mission par, tant de miracles, ces aveugles le rejetèrent, parce qu'il n'avait en lui que la solide grandeur destituée de tout l'appareil qui frappe les sens, et qu'il venait plutôt pour condamner que pour couronner leur ambition aveugle.

Et toutefois forcés par les conjonctures et les circonstances du temps, malgré leur aveuglement ils semblaient quelquefois sortir de leurs préventions. Tout se disposait tellement du temps de Notre-Seigneur à la manifestation du Messie, qu'ils soupçonnèrent que saint Jean-Baptiste le pouvait bien être   Sa manière de vie austère, extraordinaire, étonnante, les frappa; et au défaut des grandeurs du monde, ils parurent vouloir d'abord se contenter de l'éclat d'une vie si prodigieuse. La vie simple et commune de Jésus-Christ rebuta ces esprits grossiers autant que superbes, qui ne pouvaient être pris que par les sens, et qui d'ailleurs, éloignés d'une conversion sincère, ne voulaient rien admirer que ce qu'ils regardaient comme inimitable. De cette sorte saint Jean-Baptiste, qu'on jugea digne d'être le Christ, n'en fut pas cru quand il montra le Christ véritable: et Jésus-Christ, qu'il fallait imiter quand on y croyait, parut trop humble aux Juifs pour être suivi.

Cependant l'impression qu'ils avaient conçue que le Christ devait paraître en ce temps, était si forte, qu'elle demeura près d'un siècle parmi eux. Ils crurent que l'accomplissement des prophéties pouvait avoir une certaine étendue, et n'était pas toujours toute renfermée dans un point précis; de sorte que près de cent ans il ne se parlait parmi eux que des faux christs qui se faisaient suivre, et des faux prophètes qui les annonçaient. Les siècles précédons n'avaient rien vu de semblable; et les Juifs ne prodiguèrent le nom de Christ, ni quand Judas le Machabée remporta sur leur tyran tant de victoires, ni quand son frère Simon les

 

1 Luc., III, 15; Joan., I, 19, 20.

 

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affranchit du joug des gentils, ni quand le premier Hircan fit tant de conquêtes. Les temps et les autres marques ne convenaient pas, et ce n'est que dans le siècle de Jésus-Christ qu'on a commencé à parler de tous ces messies. Les Samaritains, qui lisaient dans le Pentateuque la prophétie de Jacob, se firent des christs aussi bien que les Juifs, et un peu après Jésus-Christ ils reconnurent leur Dosithée (1). Simon le Magicien de même pays se vantait aussi d'être le Fils de Dieu, et Ménandre son disciple se disait le Sauveur du monde (2). Dès le vivant de Jésus-Christ la Samaritaine avait cru que le Messie allait venir (3) : tant il était constant dans la nation, et parmi tous ceux qui lisaient l'ancien oracle de Jacob, que le Christ devait paraître dans ces conjonctures.

Quand le terme fut tellement passé qu'il n'y eut plus rien à attendre, et que les Juifs eurent vu par expérience que tous les messies qu'ils avaient suivis, loin de les tirer de leurs maux, n'avaient fait que les y enfoncer davantage : alors ils furent longtemps sans qu'il parût parmi eux de nouveaux messies; et Barchochébas est le dernier qu'ils aient reconnu pour tel dans ces premiers temps du christianisme. Mois l'ancienne impression ne put être entièrement effacée. Au lieu de croire que le Christ avait paru, comme ils avaient fait encore au temps d'Adrien; sous les Antonius ses successeurs, ils s'avisèrent de dire que leur Messie était au monde, bien qu'il ne parût pas encore, parce qu'il attendait le prophète Elie qui devait venir le sacrer (4). Ce discours était commun parmi eux dans le temps de saint Justin; et nous trouvons aussi dans leur Talmud la doctrine d'un de leurs maîtres des plus anciens, qui disait que « le Christ était venu, selon qu'il était marqué dans les prophètes, mais qu'il se tenait caché quelque part à Borne parmi les pauvres mendiants (5). »

Une telle rêverie ne put pas entrer dans les esprits ; et les Juifs contraints enfin d'avouer que le Messie n'était pas venu dans le temps qu'ils avaient raison de l'attendre selon leurs anciennes prophéties, tombèrent dans un autre abîme. Peu s'en fallut qu'ils

 

1 Origen. Tract, XXVII, in Matth., n. 33; in Joan., n. 27 ; lib. I contr. Cels, n.57.

— 2 Iren., adv. Haeres., lib. I, cap. 20, 21, nunc 22. — 3 erketai : Joan., IV, 25.

— 4 Justin., Dial. cum Tryph., n. 8, 49. — 5 R. Juda filius Levi, Gem. Tr. San., cap. XI.

 

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ne renonçassent à l'espérance de leur Messie qui leur manquait dans le temps; et plusieurs suivirent un fameux Rabbin, dont les i paroles se trouvent encore conservées dans le Talmud (1). Celui-ci voyant le terme passé de si loin, conclut que « les Israélites n'avaient plus de Messie à attendre, parce qu'il leur avait été donné en la personne du roi Ezechias. »

À la vérité cette opinion, loin de prévaloir parmi les Juifs, y a été détestée. Mais comme ils ne connaissent plus rien dans les temps qui leur sont marqués par leurs prophéties, et qu'ils ne savent par où sortir de ce labyrinthe, ils ont fait un article de foi de cette parole que nous lisons dans le Talmud (2) : « Tous les termes qui étaient marqués pour la venue du Messie sont passés; » et ont prononcé d'un commun accord : « Maudits soient ceux qui supputeront les temps du Messie : » comme on voit dans une tempête, qui a écarté le vaisseau trop loin de sa route, le pilote désespéré abandonner son calcul, et aller où le mène le hasard.

Depuis ce temps, toute leur étude a été d'éluder les prophéties où le temps du Christ était marqué : ils ne se sont pas souciés de renverser toutes les traditions de leurs pères, pourvu qu'ils pussent ôter aux chrétiens ces admirables prophéties; et ils en sont venus jusques à dire que celle de Jacob ne regardait pas le Christ.

Mais leurs anciens Livres les démentent. Cette prophétie est entendue du Messie dans le Talmud (3), et la manière dont nous l'expliquons se trouve dans leurs Paraphrases (4), c'est-à-dire dans les commentaires les plus authentiques et les plus respectés qui soient parmi eux.

Nous y trouvons en propres termes que la maison et le royaume de Juda, auquel se devait réduire un jour toute la postérité de Jacob et tout le peuple d'Israël, produirait toujours des juges et des magistrats, jusqu'à la venue du Messie, sous lequel il se formerait un royaume composé de tous les peuples.

C'est le témoignage que rendaient encore aux Juifs dans les

 

1 R. Hillel., Ibid. Is. Abrau. de Cap. fidei. — 2 Gem. Tr. San., cap. XI; Moses Maimon. in Epist. Tat. Is. Abrau. de Cap. fidei. — 3 Gem. Tr. Sanhed., cap. XI — 4 Paraph. Onkelos, lonathan, et Jerosol. Vide Polyg. Ang.

 

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premiers temps du christianisme, leurs plus célèbres docteurs et les plus reçus. L'ancienne tradition si ferme et si établie, ne pouvait être abolie d'abord; et quoique les Juifs n'appliquassent pas à Jésus-Christ la prophétie de Jacob, ils n'avaient encore osé nier qu'elle ne convint au Messie. Ils n'en sont venus à cet excès que longtemps après, et lorsque pressés par les chrétiens ils ont enfla aperçu que leur propre tradition était contre eux.

Pour la prophétie de Daniel, où la venue du Christ était renfermée dans lel terme de quatre cent quatre-vingt-dix ans, à compter depuis la vingtième année d'Artaxerxe à la Longue-main : comme ce terme menait à la fin du quatrième millénaire du monde, c'était aussi une tradition très-ancienne parmi les Juifs, que le Messie paraîtrait vers la fin de ce quatrième millénaire, et environ deux mille ans après Abraham. Un Elie, dont le nom est grand parmi les Juifs, quoique ce ne sait pas le prophète, l'avait ainsi enseigné avant la naissance de Jésus-Christ; et la tradition s'en est conservée dans le livre du Talmud (1). Vous avez vu ce terme accompli à la venue de Notre-Seigneur, puisqu'il-a paru en effet environ deux mille ans après Abraham, et vers l'an 4000 du monde. Cependant les Juifs ne l'ont pas connu; et frustrés de leur attente, ils ont dit que leurs péchés avaient retardé le Messie qui devait venir. Mais cependant nos dates sont assurées, de leur aveu propre; et c'est un trop grand aveuglement, de faire dépendre des hommes un terme que Dieu a marqué si précisément dans Daniel.

C'est encore pour eux un grand embarras de voir que ce prophète fasse aller le temps du Christ avant celui de la ruine de Jérusalem; de sorte que ce dernier temps étant accompli, celui qui le précède le doit être aussi.

Josèphe s'est ici trompé trop grossièrement (2). Il a bien compté les semaines qui devaient être suivies de la désolation du peuple juif; et les voyant accomplies dans le temps que Tite mit le siège devant Jérusalem, il ne douta point que le moment de la perte de cette ville ne fût arrivé. Mais il ne considéra pas que cette désolation

 

1 Gem., Tr. San, c. 11. — 2 Antiq., lib. X, cap. ult ; De Bell. Jud., lib. VII, cap. 4, al. lib. VI, cap. 2.

 

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devait être précédée de la venue du Christ et de sa mort; de sorte qu'il n'entendit que la moitié de la prophétie.

Les Juifs qui sont venus après lui ont voulu suppléer à ce défaut. Ils nous ont forgé un Agrippa descendu d'Hérode, que les Romains, disent-ils, ont fait mourir un peu devant la ruine de Jérusalem; et ils veulent que cet Agrippa, Christ par son titre de roi, sait le Christ dont il est parlé dans Daniel : nouvelle preuve de leur aveuglement. Car outre que cet Agrippa ne peut être ni le Juste, ni le Saint des saints, ni la fin des prophéties, tel que devait être le Christ que Daniel marquait en ce lieu; outre que le meurtre de cet Agrippa, dont les Juifs étaient innocents, ne pouvait pas être la cause de leur désolation, comme devait être la mort du Christ de Daniel : ce que disent ici les Juifs est une fable. Cet Agrippa descendu d'Hérode fut toujours du parti des Romains : il fut toujours bien traité par leurs empereurs, et régna dans un canton de la Judée longtemps après la prise de Jérusalem, comme l'atteste Josèphe et les autres contemporains (1).

Ainsi tout ce qu'inventent les Juifs pour éluder les prophéties, les confond. Eux-mêmes ils ne se fient pas à des inventions si grossières, et leur meilleure défense est dans cette loi qu'ils ont établie de ne supputer plus les jours du Messie. Par là ils ferment les yeux volontairement à la vérité, et renoncent aux prophéties où le Saint-Esprit a lui-même compté les années : mais pendant qu'ils y renoncent, ils les accomplissent, et font voir la vérité de ce qu'elles disent de leur aveuglement et de leur chute.

Qu'ils répondent ce qu'ils voudront aux prophéties : la désolation qu'elles prédisaient leur est arrivée dans le temps marqué; l'événement est plus fort que toutes leurs subtilités ; et si le Christ n'est venu dans cette fatale conjoncture , les prophètes en qui ils espèrent les ont trompés.

 

1 Joseph., de Bell. Jud., lib. VII, cap. 24, al. 5; Justus Tiber, Biblioth, Phot., cad. XXXIII, pag. 19.

 

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CHAPITRE XXIV.
CIRCONSTANCES MÉMORABLES DE LA CHUTE DES JUIFS : SUITE DE LEURS FAUSSES INTERPRÉTATIONS (a).

 

Et pour achever de les convaincre, remarquez deux circonstances qui ont accompagné leur chute et la venue du Sauveur du monde : l'une, que la succession des pontifes perpétuelle et inaltérable depuis Aaron, finit alors ; l'autre, que la distinction des tribus et des familles toujours conservée jusqu'à ce temps, y périt, de leur aveu propre.

Cette distinction était nécessaire jusques au temps du Messie. De Lévi devaient naître les ministres des choses sacrées. D'Aaron devaient sortir les prêtres et les pontifes. De Juda devait sortir le Messie même. Si la distinction des familles n'eût subsisté jusqu'à la ruine de Jérusalem, et jusqu'à la venue de Jésus-Christ, les sacrifices judaïques auraient péri devant le temps, et David eût été frustré de la gloire d'être reconnu pour le père du Messie. Le Messie est-il arrivé ; le sacerdoce nouveau selon l'ordre de Melchisédech a-t-il commencé en sa personne, et la nouvelle royauté qui n'était pas de ce monde a-t-elle paru : on n'a plus besoin d'Aaron, ni de Lévi, ni de Juda, ni de David, ni de leurs familles. Aaron n'est plus nécessaire dans un temps où les sacrifices devaient cesser selon Daniel (1). La maison de David et de Juda a accompli sa destinée lorsque le Christ de Dieu en est sorti; et comme si les Juifs renonçaient eux-mêmes à leur espérance, ils oublient précisément en ce temps la succession des familles jusques alors si soigneusement et si religieusement retenue.

N'omettons pas une des marques de la venue du Messie, et peut-être la principale si nous la savons bien entendre, quoiqu'elle fasse le scandale et l'horreur des Juifs. C'est la rémission des péchés annoncée au nom d'un Sauveur souffrant, d'un Sauveur humilié et obéissant jusqu'à la mort. Daniel avait marqué parmi ses semaines (2), la semaine mystérieuse que nous avons

 

1 Dan., IX, 27. — 2 Ibid., 26, 27.

(a) Titre ajouté dans la IIIe édit.

 

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observée, où le Christ devait être immolé, où l'alliance devait être confirmée par sa mort, où les anciens sacrifices devaient perdre leur vertu. Joignons Daniel avec Isaïe : nous trouverons tout le fond d'un si grand mystère ; nous verrons « l'homme de douleurs, qui est chargé des iniquités de tout le peuple, qui donne sa vie pour le péché, et le guérit par ses plaies (1). » Ouvrez les yeux, incrédules : n'est-il pas vrai que la rémission des péchés vous a été prêchée au nom de Jésus-Christ crucifié? S'était-on jamais avisé d'un tel mystère ? Quelque autre que Jésus-Christ, ou devant lui, ou après, s'est-il glorifié de laver les péchés par son sang ? Se sera-t-il fait crucifier exprès pour acquérir un vain honneur et accomplir en lui-même une si funeste prophétie? Il faut se taire, et adorer dans l'Evangile une doctrine qui ne pourrait pas même venir dans la pensée d'aucun homme, si elle n'était véritable.

L'embarras des Juifs est extrême dans cet endroit : ils trouvent dans leurs Ecritures trop de passages où il est parlé des humiliations de leur Messie. Que deviendront donc ceux où il est parlé de sa gloire et de ses triomphes? Le dénouement naturel est, qu'il viendra aux triomphes par les combats, et à la gloire parles souffrances. Chose incroyable ! les Juifs ont mieux aimé mettre deux messies. Nous voyons dans leur Talmud et dans d'autres livres d'une pareille antiquité (2), qu'ils attendent un Messie souffrant, et un Messie plein de gloire ; l'un mort et ressuscité, l'autre toujours heureux et toujours vainqueur; l'un à qui conviennent tous les passages où il est parlé de faiblesse, l'autre à qui conviennent tous ceux où il est parlé de grandeur ; l'un enfin fils de Joseph, car on n'a pu lui dénier un des caractères de Jésus-Christ qui a été réputé fils de Joseph, et l'autre fils de David : sans jamais vouloir entendre que ce Messie fils de David devait, selon David, boire du torrent avant que de lever la tête (3); c'est-à-dire être affligé avant que d'être triomphant, comme le dit lui-même le fils de David. « O insensés et pesants de cœur, qui ne pouvez croire ce qu'ont dit les prophètes, ne fallait-il pas que le Christ

 

1 Isa., LIII. — 2 Tr. Succa, et Comm. sive Paraphr. sup. Cant., c. VII, V, 3.— 2 Psal. CIX.

 

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souffrît ces choses, et qu'il entrât dans sa gloire par ce moyen (1)?»

Au reste si nous entendons du Messie ce grand passage où Isaïe nous représente si vivement l'homme de douleurs frappé pour nos péchés, et défiguré comme un lépreux (2), nous sommes encore soutenus dans celte explication, aussi bien que dans toutes les autres, par l'ancienne tradition des Juifs ; et malgré leurs préventions , le chapitre tant de fois cité de leur Talmud (3) nous enseigne que ce lépreux chargé des péchés du peuple sera le Messie. Les douleurs du Messie, qui lui seront causées par nos péchés, sont célèbres dans le même endroit et dans les autres livres des Juifs. Il y est souvent parlé de l'entrée aussi humble que glorieuse qu'il devait faire dans Jérusalem monté sur un âne, et cette célèbre prophétie de Zacharie lui est appliquée. De quoi les Juifs ont-ils à se plaindre? Tout leur était marqué en termes précis dans leurs prophètes : leur ancienne tradition avait conservé l'explication naturelle de ces célèbres prophéties ; et il n'y a rien de plus juste que ce reproche que leur fait le Sauveur du monde : « Hypocrites, vous savez juger par les vents et par ce qui vous paraît dans le ciel, si le temps sera serein ou pluvieux ; et vous ne savez pas connaître à tant de signes qui vous sont donnés, le temps où vous êtes (4) ! »

Concluons donc que les Juifs ont eu véritablement raison de dire que tous les termes de la venue du Messie sont passés. Juda .n'est plus un royaume ni un peuple : d'autres peuples ont reconnu le Messie qui devait être envoyé. Jésus-Christ a été montré aux gentils : à ce signe, ils sont accourus au Dieu d'Abraham, fit la bénédiction de ce patriarche s'est répandue par toute la terre. L'homme de douleurs a été prêché, et la rémission des péchés a été annoncée par sa mort. Toutes les semaines se sont écoulées; la désolation du peuple et du sanctuaire, juste punition de la mort du Christ, a eu son dernier accomplissement; enfin le Christ a paru avec tous les caractères que la tradition des Juifs y reconnaissait, et leur incrédulité n'a plus d'excuse. Aussi voyons-nous depuis ce temps des marques indubitables

 

1 Luc, XXIV, 25; 26. — 2 Isa., LIII. — 3 Gem., Tr. Sanhed., cap. 11. — 4 Matth., XVI, 2, 3, 4 ; Lu, XII, 56.

 

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de leur réprobation. Après Jésus-Christ, ils n'ont fait que s'enfoncer de plus en plus dans l'ignorance et dans la misère, d'où la seule extrémité de leurs maux, et la honte d'avoir été si souvent en proie à l'erreur les fera sortir, ou plutôt la bonté de Dieu, quand le temps arrêté par sa providence pour punir leur ingratitude et dompter leur orgueil sera accompli.

Cependant ils demeurent la risée des peuples, et l'objet de leur aversion, sans qu'une si longue captivité les fasse revenir à eux, encore qu'elle dût suffire pour les convaincre. Car enfin, comme leur dit saint Jérôme, « qu'attends-tu, ô Juif incrédule? tu as commis plusieurs crimes durant le temps des Juges : ton idolâtrie t'a rendu l'esclave de toutes les nations voisines; mais Dieu a eu bientôt pitié de toi, et n'a pas tardé à t'envoyer des sauveurs. Tu as multiplié tes idolâtries sous tes rois; mais les abominations où tu es tombé sous Achaz et sous Manassès n'ont été punies que par soixante-dix ans de captivité. Cyrus est venu, et il t'a rendu ta patrie, ton temple et tes sacrifices. A la fin tu as été accablé par Vespasien et par Tite. Cinquante ans après Adrien a achevé de t'exterminer, et il y a quatre cents ans que tu demeures dans l'oppression (1). » C'est ce que disait saint Jérôme. L'argument s'est fortifié depuis, et douze cents ans ont été ajoutés à la désolation du peuple Juif. Disons-lui donc, au lieu de quatre cents ans, que seize siècles ont vu durer sa captivité sans que son joug devienne plus léger. « Qu'as-tu fait, ô peuple ingrat ? Esclave dans tous les pays et de tous les princes, tu ne sers point les dieux étrangers. Comment Dieu qui f avait élu t'a-t-il oublié, et que sont devenues ses anciennes miséricordes ? Quel crime, quel attentat plus grand que l'idolâtrie te fait sentir un châtiment que jamais tes idolâtries ne t'a voient attiré? Tu te tais? tu ne peux comprendre ce qui rend Dieu si inexorable? Souviens-toi de cette parole de tes pères : Son sang sait sur nous et sur nos enfants (2); et encore : Nous n'avons point de roi que César (3). Le Messie ne sera pas ton roi ; garde bien ce que tu as choisi : demeure l'esclave de César et des rois jusqu'à ce que la plénitude des gentils sait entrée, et qu'enfin tout Israël sait sauvé (4). »

 

1 Hier., Ep. ad Dard. —2 Matth., XXVII, 25. —3 Joan., XIX, 15. — 4 Rom., XI, 25, 26.

 

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CHAPITRE XXV.
RÉFLEXIONS PARTICULIÈRES SUR LA CONVERSION DES GENTILS. PROFOND CONSEIL DE DIEU, QUI LES VOULAIT CONVERTIR PAR LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. RAISONNEMENT DE SAINT PAUL SUR CETTE MANIÈRE DE LES CONVERTIR.

 

Cette conversion des gentils était la seconde chose qui devait arriver au temps du Messie, et la marque la plus assurée de sa venue. Nous avons vu comme les prophètes l'avaient clairement prédite, et leurs promesses se sont vérifiées dans les temps de Notre-Seigneur. Il est certain qu'alors seulement, et ni plus tôt ni plus tard, ce que les philosophes n'ont osé tenter, ce que les prophètes ni le peuple juif lorsqu'il a été le plus protégé et le plus fidèle n'ont pu faire, douze pêcheurs envoyés par Jésus-Christ et témoins de sa résurrection, l'ont accompli. C'est que la conversion du monde ne devait être l'ouvrage ni des philosophes ni même des prophètes : il était réservé au Christ, et c'était le fruit de sa croix.

Il fallait à la vérité que ce Christ et ses apôtres sortissent des Juifs, et que la prédication de l'Evangile commençât à Jérusalem. « Une montagne élevée devait paraître dans les derniers temps, » selon Isaïe (1) : c'était l'Eglise chrétienne. « Tous les gentils y devaient venir, et plusieurs peuples devaient s'y assembler. En ce jour le Seigneur devait seul être élevé, et les idoles devaient être tout à fait brisées (2). » Mais Isaïe qui a vu ces choses, a vu aussi en même temps que « la loi qui devait juger les gentils sortirait de Sion, et que la parole du Seigneur, qui devait corriger les peuples, sortirait de Jérusalem (3),» ce qui a fait dire au Sauveur que « le salut devait venir des Juifs (4). » Et il était convenable que la nouvelle lumière dont les peuples plongés dans l'idolâtrie devaient un jour être éclairés, se répandit par tout l'univers, du lieu où elle avait toujours été. C'était en Jésus-Christ, fils de David et d'Abraham, que toutes les nations devaient être bénies et sanctifiées. Nous l'avons souvent remarqué. Mais nous n'avons

 

1 Isa , II, 3. — 2 Ibid., 2, 3, 17, 18. — 3 Ibid., 3, 4. — 4 Joan., IV, 22.

 

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pas encore observé la cause pour laquelle ce Jésus souffrant, ce Jésus crucifié et anéanti, devait être le seul auteur de la conversion des gentils, et le seul vainqueur de l'idolâtrie.

Saint Paul nous a expliqué ce grand mystère au premier chapitre de la première Epître aux Corinthiens, et il est bon de considérer ce bel endroit dans toute sa suite. « Le Seigneur, dit-il (1), m'a envoyé prêcher l'Evangile, non par la sagesse et par le raisonnement humain, de peur de rendre inutile la croix de Jésus-Christ ; car la prédication du mystère de la croix est folie à ceux qui périssent, et ne paraît un effet de la puissance de Dieu qu'à ceux qui se sauvent, c'est-à-dire, à nous. En effet il est écrit (2) : Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des sa-vans. Où sont maintenant les sages, où sont les docteurs? que sont devenus ceux qui recherchaient les sciences de ce siècle? Dieu na-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde? » Sans cloute, puisqu'elle n'a pu tirer les hommes de leur ignorance. Mais voici la raison que saint Paul en donne. C'est que « Dieu voyant que le monde avec la sagesse humaine ne l'avait point reconnu par les ouvrages de sa sagesse, a c'est-à-dire parles créatures qu'il avait si bien ordonnées, il a pris une autre voie, et « a résolu de sauver ses fidèles par la folie de la prédication (3), » c'est-à-dire par le mystère de la croix, où la sagesse humaine ne peut rien comprendre.

Nouveau et admirable dessein de la divine Providence! Dieu avait introduit l'homme dans le monde, où de quelque côté qu'il tournât les yeux, la sagesse du Créateur reluisait dans la grandeur, dans la richesse et dans la disposition d'un si bel ouvrage. L'homme cependant l'a méconnu : les créatures qui se présentaient pour élever notre esprit plus haut, l'ont arrêté : l'homme aveugle et abruti les a servies ; et non content d'adorer l'œuvre des mains de Dieu, il a adoré l'œuvre de ses propres mains. Des fables, plus ridicules que celles que l'on conte aux enfants, ont fait sa religion : il a oublié la raison : Dieu la lui veut faire oublier d'une autre sorte. Un ouvrage dont il entendait la sagesse ne l'a point touché ; un autre ouvrage lui est présenté, où son

 

1 I Cor., I, 17, 18, 19, 20,— 2 Isa., XXIX, 14 ; XXXIII, 18. — 3 I Cor., I. 21.

 

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raisonnement se perd, et où tout lui paraît folie : c'est la croix de Jésus-Christ. Ce n'est point en raisonnant qu'on entend ce mystère ; c'est « en captivant son intelligence sous l'obéissance de la foi ; » c'est « en détruisant les raisonnements humains, et toute hauteur qui s'élève contre la science de Dieu (1). »

En effet que comprenons-nous dans ce mystère où le Seigneur de gloire est chargé d'opprobres ; où la sagesse divine est traitée de folle; où celui qui, assuré en lui-même de sa naturelle grandeur, « n'a pas cru s'attribuer trop quand il s'est dit égal à Dieu, s'est anéanti lui-même jusqu'à prendre la forme d'esclave, et à subir la mort de la croix (2)? » Toutes nos pensées se confondent; et, comme disait saint Paul, il n'y a rien qui paroisse plus insensé à ceux qui ne sont pas éclairés d'en haut.

Tel était le remède que Dieu préparait à l'idolâtrie. Il connaissait l'esprit de l'homme, et il sa voit que ce n'était pas par raisonnement qu'il fallait détruire une erreur que le raisonnement n'avait pas établie. Il y a des erreurs où nous tombons en raisonnant, car l'homme s'embrouille souvent à force de raisonner : mais l'idolâtrie était venue par l'extrémité opposée; c'était en éteignant tout raisonnement, et en laissant dominer les sens qui voulaient tout revêtir des qualités dont ils sont touchés. C'est par là que la divinité était devenue visible et grossière. Les hommes lui ont donné leur figure, et ce qui était plus honteux encore, leurs vices et leurs passions. Le raisonnement n'avait point de part à une erreur si brutale. C'était un renversement du bon sens, un délire, une frénésie. Raisonnez avec un frénétique et contre un homme qu'une fièvre ardente fait extravaguer, vous ne faites que l'irriter et rendre le mal irrémédiable : il faut aller à la cause, redresser le tempérament, et calmer les humeurs dont la violence cause de si étranges transports. Ainsi ce ne doit pas être le raisonnement qui guérisse le délire de l'idolâtrie. Qu'ont gagné les philosophes avec leurs discours pompeux, avec leur style sublime, avec leurs raisonnements si artificieusement arrangés? Platon avec son éloquence qu'on a crue divine, a-f-il renversé un seul autel où ces monstrueuses divinités étaient

 

1 II Cor., X, 4, 5.— 2 Philip., II, 7, 8.

 

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adorées? Au contraire lui et ses disciples, et tous les sages du siècle ont sacrifié au mensonge : « ils se sont perdus dans leurs pensées; leur cœur insensé a été rempli de ténèbres, et sous le nom de sages qu'ils se sont donné, ils sont devenus plus fous que les autres (1), » puisque contre leurs propres lumières ils ont adoré les créatures.

N'est-ce donc pas avec raison que saint Paul s'est écrié dans notre passage : « Où sont les sages, où sont les docteurs? Qu'ont opéré ceux qui recherchaient les sciences de ce siècle (2)? » Ont-ils pu seulement détruire les fables de l'idolâtrie? ont-ils seulement soupçonné qu'il fallût s'opposer ouvertement à tant de blasphèmes, et souffrir, je ne dis pas le dernier supplice, mais le moindre affront pour la vérité? Loin de le faire, « ils ont retenu la vérité captive (3), » et ont posé pour maxime qu'en matière de religion il fallait suivre le peuple : le peuple qu'ils méprisaient tant, a été leur règle dans la matière la plus importante de toutes, et où leurs lumières semblaient le plus nécessaires. Qu'as-tu donc servi, ô philosophie ? « Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde, » comme nous disait saint Paul (4)? « N'a-t-il pas détruit la sagesse des sages, et montré l'inutilité de la science des savants? »

C'est ainsi que Dieu a fait voir par expérience, que la ruine de l'idolâtrie ne pouvait pas être l'ouvrage du seul raisonnement humain. Loin de lui commettre la guérison d'une telle maladie, Dieu a achevé de le confondre par le mystère de la croix, et tout ensemble il a porté le remède jusqu'à la source du mal.

L'idolâtrie, si nous l'entendons, prenait sa naissance de ce profond attachement que nous avons à nous-mêmes. C'est ce qui , nous avait fait inventer des dieux semblables à nous ; des dieux qui en effet n'étaient que des hommes sujets à nos passions, à nos faiblesses et à nos vices : de sorte que sous le nom des fausses divinités, c'était en effet leurs propres pensées, leurs plaisirs et leurs fantaisies que les gentils adoraient.

Jésus-Christ nous fait entrer dans d'autres voies. Sa pauvreté, ses ignominies et sa croix le rendent un objet horrible à nos

 

1 Rom., I, 21, 22.— 2 I Cor., I, 20. — 3 Rom., I, 18. — 4 Cor., I, 19, 20.

 

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sens. Il faut sortir de soi-même, renoncer à tout, tout crucifier pour le suivre. L'homme arraché à lui-même et à tout ce que sa corruption lui faisait aimer, devient capable d'adorer Dieu et sa vérité éternelle dont il veut dorénavant suivre les règles.

Là périssent et s'évanouissent toutes les idoles, et celles qu'on adorait sur des autels, et celles que chacun servait dans son cœur. Celles-ci avaient élevé les autres. On adorait Vénus, parce qu'on se laissait dominer à l'amour sensuel (a), et qu'on en aimait la puissance. Bacchus le plus enjoué de tous les dieux, avait des autels, parce qu'on s'abandonnait et qu'on sacrifiait pour ainsi dire à la joie des sens, plus douce et plus enivrante que le vin. Jésus-Christ par le mystère de sa croix, vient imprimer dans les cœurs l'amour des souffrances, au lieu de l'amour des plaisirs. Les idoles qu'on adorait au dehors furent dissipées, parce que celles qu'on adorait au dedans ne subsistaient plus : le cœur purifié, comme dit Jésus-Christ lui-même (1), est rendu capable de voir Dieu ; et l'homme, loin de faire Dieu semblable à soi, tâche plutôt, autant que le peut souffrir son infirmité, à devenir semblable à Dieu.

Le mystère de Jésus-Christ nous a fait voir comment la Divinité pouvait sans se ravilir être unie à notre nature, et se revêtir de nos faiblesses. Le Verbe s'est incarné : celui qui avait la forme et la nature de Dieu, sans perdre ce qu'il était, a pris la forme d'esclave (2). Inaltérable en lui-même, il s'unit et il s'approprie une nature étrangère. O hommes, vous vouliez des dieux qui ne fussent, à dire vrai, que des hommes, et encore des hommes vicieux ! c'était un trop grand aveuglement. Mais voici un nouvel objet d'adoration qu'on vous propose; c'est un Dieu et un homme tout ensemble, mais un homme qui n'a rien perdu de ce qu'il était en prenant ce que nous sommes. La Divinité demeure immuable, et sans pouvoir se dégrader, elle ne peut qu'élever ce qu'elle unit avec elle.

Mais encore qu'est-ce que Dieu a pris de nous ? nos vices et nos péchés? à Dieu ne plaise : il n'a pris de l'homme que ce qu'il y a

 

1 Matth., V, 8. — 5 Philip., II, 6, 7.

(a) Ire édit. : Dominer à l'amour.

 

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fait, et il est certain qu'il n'y avait fait ni le péché ni le vice. Il y avait fait la nature; il Fa prise. On peut dire qu'il avait fait la mortalité avec l'infirmité qui l'accompagne, parce qu'encore qu'elle ne fût pas du premier dessein, elle était le juste supplice du péché, et en cette qualité elle était l'œuvre de la justice divine. Aussi Dieu n'a-t-il pas dédaigné de la prendre; et en prenant la peine du péché sans le péché même, il a montré qu'il était, non pas un coupable qu'on punissait, mais le Juste qui expiait les péchés des autres.

De cette sorte, au lieu des vices que les hommes mettaient dans leurs dieux, toutes les vertus ont paru dans ce Dieu-Homme; et afin qu'ils y parussent dans les dernières épreuves, elles y ont paru au milieu des plus horribles tourments. Ne cherchons plus d'autre Dieu visible après celui-ci : il est seul digne d'abattre toutes les idoles ; et la victoire qu'il devait remporter sur elles est attachée à sa croix.

C'est-à-dire qu'elle est attachée à une folie apparente. « Car les Juifs, poursuit saint Paul, demandent des miracles (1), » par lesquels Dieu en remuant avec éclat toute la nature, comme il fit à la sortie d'Egypte, il les mette visiblement au-dessus de leurs ennemis ; « et les Grecs ou les gentils cherchent la sagesse » et des discours arrangés, comme ceux de leur Platon et de leur Socrate. a Et nous, continue l'Apôtre, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, scandale aux Juifs, » et non pas miracle; «folie aux gentils, » et non pas sagesse : « mais qui est aux Juifs et aux gentils appelés à la connaissance de la vérité, la puissance et la sagesse de Dieu, parce qu'en Dieu, ce qui est fol est plus sage que toute la sagesse humaine, et ce qui est faible est plus fort que toute la force humaine. » Voilà le dernier coup qu'il fallait donner à notre superbe ignorance. La sagesse où l’on nous mène est si sublime, qu'elle parait folie à notre sagesse ; et les règles en sont si hautes, que tout nous y parait un égarement.

Mais si cette divine sagesse nous est impénétrable en elle-même, elle se déclare par ses effets. Une vertu sort de la croix, et toutes les idoles sont ébranlées. Nous les voyons tomber par

 

1 I Cor., I, 22, 23, 24, 25.

 

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terre, quoique soutenues par toute la puissance romaine. Ce ne sont point les sages, ce ne sont point les nobles, ce ne sont point les puissants qui ont fait un si grand miracle. L'œuvre de Dieu a été suivie ; et ce qu'il avait commencé par les humiliations de Jésus-Christ, il l'a consommé par les humiliations de ses disciples, « Considérez, mes frères, » c'est ainsi que saint Paul achève son admirable discours, a considérez ceux que Dieu a appelés parmi vous, » dont il a composé celte Eglise victorieuse du monde. « Il y a peu de ces sages » que le monde admire ; « il y a peu de puissants et peu de nobles : mais Dieu a choisi ce qui est fol selon le monde pour confondre les sages ; il a choisi ce qui était faible pour confondre les puissants ; il a choisi ce qu'il y avait de plus méprisable et de plus vil, et enfin ce qui n'était pas, pour détruire ce qui était, afin que nul homme ne se glorifie devant lui (1). » Les apôtres et leurs disciples, le rebut du monde, et le néant même, à les regarder par les yeux, humains, ont prévalu à tous les empereurs et à tout l'empire. Les hommes avaient oublié la création, et Dieu l'a renouvelée en tirant de ce néant son Eglise, qu'il a rendue toute-puissante contre l'erreur. Il a confondu avec les idoles toute la grandeur humaine qui s'intéressait à les défendre ; et il a fait un si grand ouvrage, comme il avait fait l'univers, par la seule force de sa parole.

 

CHAPITRE XXVI.
DIVERSES FORMES DE l'IDOLATRIE ; LES SENS, l'INTÉRÊT, L'IGNORANCE, UN FAUX RESPECT DE L'ANTIQUITÉ , LA POLITIQUE , LA PHILOSOPHIE , ET LES HÉRÉSIES VIENNENT A SON SECOURS : L'ÉGLISE TRIOMPHE DE TOUT.

 

L'idolâtrie nous paraît la faiblesse même, et nous avons peine à comprendre qu'il ait fallu tant de force pour la détruire. Mais au contraire son extravagance fait voir la difficulté qu'il y avait à la vaincre; et un si grand renversement du bon sens montre assez combien le principe était gâté. Le monde avait vieilli dans l'idolâtrie, et enchanté par ses idoles il était devenu sourd à la

 

1 I Cor., I, 26, 27, 28, 29.

 

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vois de la nature qui criait contre elles. Quelle puissance fallait-il pour rappeler dans la mémoire des hommes le vrai Dieu si profondément oublié , et retirer le genre humain d'un si prodigieux assoupissement ?

Tous les sens, toutes les passions, tous les intérêts combattaient pour l'idolâtrie. Elle était faite pour le plaisir : les divertissements, les spectacles, et enfin la licence même y faisaient une partie du culte divin. Les fêtes n'étaient que des jeux; et il n'y avait nul endroit de la vie humaine d'où la pudeur fût bannie avec plus de soin qu'elle l'était des mystères de la religion. Comment accoutumer des esprits si corrompus à la régularité de la religion véritable, chaste, sévère, ennemie des sens, et uniquement attachée aux biens invisibles ? Saint Paul parlait à Félix, gouverneur de Judée , « de la justice, de la chasteté et du jugement à venir. Cet homme effrayé lui dit : Retirez-vous quant à présent, je vous manderai quand il faudra1. » Ces discours étaient incommodes pour un homme qui voulait jouir sans scrupule, et à quelque prix que ce fût, des biens de la terre.

Voulez-vous voir remuer l'intérêt, ce puissant ressort qui donne le mouvement aux choses humaines ? Dans ce grand décri de l'idolâtrie que commençaient à causer dans toute l'Asie les prédications de saint Paul, les ouvriers qui gagnaient leur vie en faisant de petits temples d'argent de la Diane d'Ephèse s'assemblèrent, et le plus accrédité d'entre eux leur représenta que leur gain allait cesser : « et non-seulement, dit-il, nous courons fortune de tout perdre; mais le temple de la grande Diane va tomber dans le mépris; et la majesté de celle qui est adorée dans toute l'Asie, et même dans tout l'univers, s'anéantira peu à peu (2). »

Que l'intérêt est puissant, et qu'il est hardi quand il peut se couvrir du prétexte de la religion ! Il n'en fallut pas davantage pour émouvoir ces ouvriers. Ils sortirent tous ensemble criant comme des furieux : La grande Diane des Ephésiens, et traînant les compagnons de saint Paul au théâtre, où toute la ville s'était assemblée. Alors les cris redoublèrent, et durant deux heures la

 

1 Act., XXIV, 23. — 2 Ibid., XIX, 24 et seq.

 

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place publique retentissait de ces mots : La grande Diane des Ephésiens. Saint Paul et ses compagnons furent à peine arrachés des mains du peuple par les magistrats, qui craignirent qu'il n'arrivât de plus grands désordres dans ce tumulte. Joignez à l'intérêt des particuliers l'intérêt des prêtres qui allaient tomber avec leurs dieux ; joignez à tout cela l'intérêt des villes que la fausse religion rendait illustres, comme la ville d'Ephèse qui devait à son temple ses privilèges, et l'abord des étrangers dont elle était enrichie : quelle tempête devait s'élever contre l'Eglise naissante ! et faut-il s'étonner de voir les apôtres si souvent battus, lapidés, et laissés pour morts au milieu de la populace ? Mais un plus grand intérêt va remuer une plus grande machine ; l'intérêt de l'Etat va faire agir le sénat, le peuple romain et les empereurs.

Il y avait déjà longtemps que les ordonnances du sénat défendaient les religions étrangères (1). Les empereurs étaient entrés dans la même politique ; et dans cette belle délibération où il s'agissait de réformer les abus du gouvernement, un des principaux règlements que Mécénas proposa à Auguste, fut d'empêcher les nouveautés dans la religion, qui ne manquaient pas de causer de dangereux mouvements dans les Etats. La maxime était véritable : car qu'y a-t-il qui émeuve plus violemment les esprits, et les porte à des excès plus étranges? Mais Dieu voulait faire voir que l'établissement de la religion véritable n'excitait pas de tels troubles ; et c'est une des merveilles qui montre qu'il agissait dans cet ouvrage. Car qui ne s'étonnerait de voir que durant trois cents ans entiers que l'Eglise a eu à souffrir tout ce que la rage des persécuteurs pouvait inventer de plus cruel, parmi tant de séditions et tant de guerres civiles, parmi tant de conjurations contre la personne des empereurs, il ne se sait jamais trouvé un seul chrétien ni bon ni mauvais ? Les chrétiens défient leurs plus grands ennemis d'en nommer un seul; il n'y en eut jamais aucun (2) ; tant la doctrine chrétienne inspirait de vénération pour la puissance publique; et tant fut profonde l'impression que fit

 

1 Tit. Liv., liv. XXXIX, cap. 18, etc.; Orat. Maecan., apud Dion Casa., lib. LII; Tertull., Apolog., c. 5; Euseb., Hist. Eccl.. lib. II, c. 2.— 2 Terlull., Apolog. Ibid., c. 35, 37, .etc

 

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dans tous les esprits cette parole du Fils de Dieu : «Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (1). »

Cette belle distinction porta dans les esprits une lumière si claire, que jamais les chrétiens ne cessèrent de respecter l'image de Dieu dans les princes persécuteurs de la vérité. Ce caractère de soumission reluit tellement dans toutes leurs apologies, qu'elles inspirent encore aujourd'hui à ceux qui les lisent l'amour de l'ordre public, et fait voir qu'ils n'attendaient que de Dieu l'établissement du christianisme. Des hommes si déterminés à la mort, qui remplissaient tout l'empire et toutes les armées (2), ne se sont pas échappés une seule fois durant tant de siècles de souffrance; ils se défendaient à eux-mêmes, non-seulement les actions séditieuses, mais encore les murmures. Le doigt de Dieu était dans cette œuvre, et nulle autre main que la sienne n'eût pu retenir des esprits poussés à bout par tant d'injustices.

À la vérité il leur était dur d'être traités d'ennemis publics, et d'ennemis des empereurs, eux qui ne respiraient que l'obéissance, et dont les vœux les plus ardents avaient pour objet le salut des princes et le bonheur de l'Etat. Mais la politique romaine se croyait attaquée dans ses fondements, quand on méprisait ses dieux. Rome se vantait d'être une ville sainte par sa fondation, consacrée dès son origine par des auspices divins, et dédiée par son auteur au dieu de la guerre. Peu s'en faut  qu'elle ne crût Jupiter plus présent dans le Capitole que dans le ciel. Elle croyait devoir ses victoires à la religion. C'est par là qu'elle avait dompté et les nations et leurs dieux ; car on raisonnait ainsi en ce temps; de sorte que les dieux romains devaient être les maîtres des autres dieux, comme les Romains étaient les maîtres des autres hommes. Rome en subjuguant la Judée, avait compté le Dieu des Juifs parmi les dieux qu'elle avait vaincus : le vouloir faire régner, c'était renverser les fondements de l'empire , c'était haïr les victoires et la puissance du peuple Romain (3). Ainsi les chrétiens ennemis des dieux, étaient regardés en même temps comme

 

1 Matth., XXIl, 21. — 2 Tertull., Apolog., cap. 37. — 3 Cic., Orat. pro Flacco, Orat. Symm. ad Imp. Val., Theol. Et Arc. Ap Ambros ; Zosim., Hist., lib. II IV, etc.

 

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ennemis de la république. Les empereurs prenaient plus de soin de les exterminer que d'exterminer les Parthes, les Marcomans et les Daces : le christianisme abattu paraissait dans leurs inscriptions avec autant de pompe que les Sarmates défaits. Mais ils se vantaient à tort d'avoir détruit une religion qui s'accroissait sous le fer et dans le feu. Les calomnies se joignaient en vain à la cruauté. Des hommes qui pratiquaient des vertus au-dessus de l'homme, étaient accusés de vices qui font horreur à la nature. On accusait d'inceste ceux dont la chasteté faisait les délices. On accusait de manger leurs propres enfants, ceux qui étaient bienfaisants envers leurs persécuteurs. Mais, malgré la haine publique, la force de la vérité tirait de la bouche de leurs ennemis des témoignages favorables. Chacun sait ce qu'écrivit Pline le Jeune à Trajan sur les bonnes mœurs des chrétiens (1). Ils furent justifiés, mais ils ne furent pas exemptés du dernier supplice. Car il leur fallait encore ce dernier trait pour achever en eux l'image de Jésus-Christ crucifié, et ils devaient comme lui aller à la croix avec une déclaration publique de leur innocence.

L'idolâtrie ne mettait pas toute sa force dans la violence. Encore que son fond fût une ignorance brutale et une entière dépravation du sens humain, elle voulait se parer de quelques raisons. Combien de fois a-t-elle tâché de se déguiser, et en combien de manières s'est-elle transformée pour couvrir sa honte ! Elle faisait quelquefois la respectueuse envers la Divinité. Tout ce qui est divin, disait-elle, est inconnu : il n'y a que la Divinité qui se connaisse elle-même : ce n'est pas à nous à discourir de choses si hautes : c'est pourquoi il en faut croire les anciens, et chacun doit suivre la religion qu'il trouve établie dans son pays. Par ces maximes, les erreurs grossières autant qu'impies, qui remplissaient toute la terre, étaient sans remède, et la voix de la nature qui annonçait le vrai Dieu était étouffée.

On avait sujet de penser que la faiblesse de notre raison égarée a besoin d'une autorité qui la ramène au principe : et que c'est de l'antiquité qu'il faut apprendre la religion véritable. Aussi en avez-vous vu la suite immuable dès l'origine du inonde. Mais de

 

1 Plin., lib. X, Ep. 97.

 

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quelle antiquité se pouvait vanter le paganisme, qui ne pouvait lire ses propres histoires sans y trouver non-seulement l'origine de sa religion, mais encore de ses dieux ? Varron et Cicéron, sans compter les autres auteurs, l'ont bien fait voir (1). Ou bien aurions-nous recours à ces milliers infinis d'années que les Egyptiens remplissaient de fables confuses et impertinentes, pour établir l'antiquité dont ils se vantaient? Mais toujours y voyait-on naître et mourir les divinités de l'Egypte; et ce peuple ne pouvait se faire ancien, sans marquer le commencement de ses dieux.

Voici une autre forme de l'idolâtrie. Elle voulait qu'on servît tout ce qui passait pour divin. La politique romaine qui défendait si sévèrement les religions étrangères, permettait qu'on adorât les dieux des barbares, pourvu qu'elle les eût adoptés. Ainsi elle voulait paraître équitable envers tous les dieux, aussi bien qu'envers tous les hommes. Elle encensait quelquefois le Dieu des Juifs avec tous les autres. Nous trouvons une lettre de Julien l'Apostat (2), par laquelle il promet aux Juifs de rétablir la sainte Cité, et de sacrifier avec eux au Dieu Créateur de l'univers. Nous avons vu que les païens voulaient bien adorer le vrai Dieu, mais non pas le vrai Dieu tout seul ; et il ne tint pas aux empereurs que Jésus-Christ même, dont ils persécutaient les disciples, n'eût des autels parmi les Romains.

Quoi donc ? les Romains ont-ils pu penser à honorer comme Dieu celui que leurs magistrats avaient condamné au dernier supplice, et que plusieurs de leurs auteurs ont chargé d'opprobres? Il ne faut pas s'en étonner, et la chose est incontestable.

Distinguons premièrement ce que fait dire en général une haine aveugle, d'avec les faits positifs dont on croit avoir la preuve (a). Il est certain que les Romains, quoiqu'ils aient condamné Jésus-Christ, ne lui ont jamais reproché aucun crime particulier. Aussi Pilate le condamna-t-il avec répugnance, violenté par les cris et par les menaces des Juifs. Mais ce qui est bien plus merveilleux, les Juifs eux-mêmes, à la poursuite desquels il a été

 

1 De nal. Deor., lib. I et III. — 2 Jul., Ep, ad comm. Judaor., XXV.

(a) 1re édit. : Dont on allègue la preuve.

 

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crucifié, n'ont conservé dans leurs anciens livres la mémoire d'aucune action qui notât sa vie, loin d'en avoir remarqué aucune qui lui ait fait mériter le dernier supplice : par où se confirme manifestement ce que nous lisons dans l'Evangile, que tout le crime de Notre-Seigneur a été de s'être dit le Christ fils de Dieu.

En effet Tacite nous rapporte bien le supplice de Jésus-Christ sous Ponce Pilate et durant l'empire de Tibère (1) ; mais il ne rapporte aucun crime qui lui ait fait mériter la mort, que celui d'être l'auteur d'une secte convaincue de haïr le genre humain, ou de lui être odieuse. Tel est le crime de Jésus-Christ et des chrétiens ; et leurs plus grands ennemis n'ont jamais pu les accuser qu'en termes vagues, sans jamais alléguer un fait positif qu'on leur ait pu imputer.

Il est vrai que dans la dernière persécution, et trois cents ans après Jésus-Christ, les païens qui ne savaient plus que reprocher ni à lui ni à ses disciples, publièrent de faux actes de Pilate, où ils prétendaient qu'on verrait les crimes pour lesquels il avait été crucifié. Mais comme on n'entend point parler de ces actes dans tous les siècles précédents, et que ni sous Néron, ni sous Domitien, qui régnaient dans l'origine du christianisme, quelque ennemis qu'ils en fussent, on n'en trouve rien du tout : il paraît qu'ils ont été faits à plaisir ; et il y a parmi les Romains si peu de preuves constantes contre Jésus-Christ, que ses ennemis ont été réduits à en inventer.

Voilà donc un premier fait, l'innocence de Jésus-Christ sans reproche. Ajoutons-en un second, la sainteté de sa vie et de sa doctrine reconnue. Un des plus grands empereurs romains, c'est Alexandre Sévère, admirait Notre-Seigneur, et faisait écrire dans les ouvrages publics, aussi bien que dans son palais (2), quelques sentences de son Evangile. Le même empereur louait et proposait pour exemple, les saintes précautions avec lesquelles les chrétiens ordonnaient les ministres des choses sacrées. Ce n'est pas tout : on voyait dans son palais une espèce de chapelle, où il sacrifiait dès le matin. Il y avait consacré les images des âmes saintes, parmi lesquelles il rangeait avec Orphée Jésus-Christ et

 

1 Tacit., Annal., lib. XV, c. 44. — 2 Lamprid., in Alex. Sev., c. 45, 51.

 

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Abraham. Il avait une autre chapelle, ou comme on voudra traduire le mot latin lararium, de moindre dignité que la première, où l'on voyait l'image d'Achille et de quelques autres grands hommes ; mais Jésus-Christ était placé dans le premier rang. C'est un païen qui l'écrit, et il cite pour témoin un auteur du temps d'Alexandre (1). Voilà donc deux témoins de ce même fait; et voici un autre fait qui n'est pas moins surprenant.

Quoique Porphyre en abjurant le christianisme, s'en fût déclaré l'ennemi, il ne laisse pas dans le livre intitulé La Philosophie par les oracles (2), d'avouer qu'il y en a eu de très-favorables à la sainteté de Jésus-Christ.

À Dieu ne plaise que nous apprenions par les oracles trompeurs la gloire du Fils de Dieu, qui les a fait taire en naissant. Ces oracles cités par Porphyre sont de pures inventions ; mais il est bon de savoir ce que les païens faisaient dire à leurs dieux sur Notre-Seigneur. Porphyre donc nous assure qu'il y a eu des oracles « où Jésus-Christ est appelé un homme pieux et digne de l'immortalité, et les chrétiens au contraire des hommes impurs et séduits. » Il récite ensuite l'oracle de la déesse Hécate, où elle parle de Jésus-Christ comme « d'un homme illustre par sa piété, dont le corps a cédé aux tourments, mais dont l’âme est dans le ciel avec les âmes bienheureuses. Cette âme, disait la déesse de Porphyre, par une espèce de fatalité, à inspiré Terreur aux âmes à qui le destin n'a pas assuré les dons des dieux et la connaissance du grand Jupiter; c'est pourquoi ils sont ennemis des dieux. Mais gardez-vous bien de le blâmer, poursuit-elle en parlant de Jésus-Christ, et plaignez seulement l'erreur de ceux dont je vous ai raconté la malheureuse destinée. » Paroles pompeuses et entièrement vides de sens, mais qui montrent que la gloire de Notre-Seigneur a forcé ses ennemis à lui donner des louanges.

Outre l'innocence et la sainteté de Jésus-Christ, il y a encore un troisième point qui n'est pas moins important, c'est ses miracles. Il est certain que les Juifs ne les ont jamais niés; et nous

1 Lamprid., in Alex. Sevl., c. 29, 31. — 2 Porph., lib. de Philos. per orac.; Euseb., Dem. evang., lib. III, c. 6; Aug., de Civ. Dei, lib, XIX, cap, 23.

 

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trouvons dans leur Talmud (1) quelques-uns de ceux que ses disciples ont faits en son nom. Seulement, pour les obscurcir, ils ont dît qu'il les avait faits par les enchantements qu'il avait appris en Egypte ; ou même par le nom de Dieu, ce nom inconnu et ineffable dont la vertu peut tout selon les Juifs, et que Jésus-Christ avait découvert, on ne sait comment, dans le sanctuaire (2); ou enfin parce qu'il était un de ces prophètes marqués par Moïse (3), dont les miracles trompeurs devaient porter le peuple à l'idolâtrie. Jésus-Christ vainqueur des idoles, dont l'Evangile a fait reconnaître un seul Dieu par toute la terre, n'a pas besoin d'être justifié de ce reproche : les vrais prophètes n'ont pas moins prêché sa divinité, qu'il a fait lui-même ; et ce qui doit résulter du témoignage de Juifs, c'est que Jésus-Christ a fait des miracles pour justifier sa mission.

Au reste quand ils lui reprochent qu'il les a faits par magie, ils devraient songer que Moïse a été accusé du même crime. C'était l'ancienne opinion des Egyptiens, qui étonnés des merveilles que Dieu avait opérées en leur pays par ce grand homme, l'avaient mis au nombre des principaux magiciens. On peut voir encore cette opinion dans Pline et dans Apulée (4), où Moïse se trouve nommé avec Jannès et Mambre, ces célèbres enchanteurs d'Egypte dont parle saint Paul (5), et que Moïse avait confondus par ses miracles. Mais la réponse des Juifs était aisée. Les illusions des magiciens n'ont jamais un effet durable, ni ne tendent à établir, comme a fait Moïse, le culte du Dieu véritable et la sainteté de vie : joint que Dieu sait bien se rendre le maître, et faire des œuvres que la puissance ennemie ne puisse imiter. Les mêmes raisons mettent Jésus-Christ au-dessus d'une si vaine accusation, qui dès là, comme nous l'avons remarqué, ne sert plus qu'à justifier que ses miracles sont incontestables.

Ils le sont en effet si fort, que les gentils n'ont pu en disconvenir non plus que les Juifs. Celse le grand ennemi des chrétiens, et qui les attaque dès les premiers temps avec toute l'habileté

 

1 Tr. de Idolotat. et Comm. in Eccl. — 2 Tr. de Sabb., c. 12, lib. Generat. Jesu, seu Hist. Jesu. — 3 Deut., XIII, 1, 2. — 4 Plin., Hist. Natur. lib. XXX, cap. I ; Apul., Apol. seu de Magiâ.— 5 II Tim., III, 8.

 

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imaginable, recherchant avec un soin infini tout ce qui pouvait leur nuire, n'a pas nié tous les miracles de Notre-Seigneur : il s'en défend en disant avec les Juifs que Jésus-Christ avait appris les secrets des Egyptiens, c'est-à-dire la magie, et qu'il voulut s'attribuer la divinité par les merveilles qu'il fit en vertu de cet art damnable (1). C'est pour la même raison que les chrétiens passaient pour magiciens (2); et nous avons un passage de Julien l'Apostat (3) qui méprise les miracles de Notre-Seigneur, mais qui ne les révoque pas en doute. Volusien dans son Epitre à saint Augustin (4), en fait de même ; et ce discours était commun parmi les païens.

Il ne faut donc plus s'étonner, si accoutumés à faire des dieux de tous les hommes où il éclatait quelque chose d'extraordinaire, ils voulurent ranger Jésus-Christ parmi leurs divinités. Tibère, sur les relations qui lui venaient de Judée, proposa au sénat d'accorder à Jésus-Christ les honneurs divins (5). Ce n'est point un fait qu'on avance en l'air, et Tertullien le rapporte comme public et notoire dans son Apologétique qu'il présente au sénat au nom de l'Eglise, qui n'eût pas voulu affaiblir une aussi bonne cause que la sienne par des choses où on aurait pu si aisément la confondre. Que si on veut le témoignage d'un auteur païen, Lampridius nous dira « qu'Adrien avait élevé à Jésus-Christ des temples qu'on voyait encore du temps qu'il écrivait (6); » et qu'Alexandre Sévère, après l'avoir révéré en particulier, lui voulait publiquement dresser des autels, et le mettre au nombre des dieux (7).

Il y a certainement beaucoup d'injustice à ne vouloir croire touchant Jésus-Christ, que ce qu'en écrivent ceux qui ne se sont pas rangés parmi ses disciples : car c'est chercher la foi dans les incrédules, ou le soin et l'exactitude dans ceux qui, occupés de toute autre chose, tenaient la religion pour indifférente. Mais il est vrai néanmoins que la gloire de Jésus-Christ a eu un si grand éclat, que le monde ne s'est pu défendre de lui rendre quelque

 

1 Orig., cont. Cels., lib. I, n. 38 ; lib. II, n. 48,— 2 Ibid., lib. VI, n. 39 ; Act. Mart., passim. — 3 Jul., ap. Cyrill., lib. VI.— 4 Apud Aug., Ep. III, IV. nunc CXXXV, CXXXVI. — 5 Tertull., Apol. c. 5 ; Euseb., Hist. Eccl. lib, II, cap. 2. —8 Lamprid., in Alex. Seu., cap. 43. — 7 Ibid.

 

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témoignage ; et je ne puis vous en rapporter de plus authentique que celui de tant d'empereurs.

Je reconnais toutefois qu'ils avaient encore un autre dessein. Il se mêlait de la politique dans les honneurs qu'ils rendaient à Jésus-Christ. Ils prétendaient qu'à la fin les religions s'uniraient, et que les dieux de toutes les sectes deviendraient communs. Les chrétiens ne connaissaient point ce culte mêlé, et ne méprisèrent pas moins les condescendances que les rigueurs de la politique romaine. Mais Dieu voulut qu'un autre principe fît rejeter par les païens les temples que les empereurs destinaient à Jésus-Christ. Les prêtres des idoles, au rapport de l'auteur païen déjà cité tant de fois, déclarèrent à l'empereur Adrien que, « s'il consacrait ces temples bâtis à l'usage des chrétiens, tous les autres temples seraient abandonnés, et que tout le monde embrasserait la religion chrétienne (2).» L'idolâtrie même sentait dans notre religion une force victorieuse contre laquelle les faux dieux ne pouvaient tenir, et justifiait elle-même la vérité de cette sentence de l'Apôtre : « Quelle convention peut-il y avoir entre Jésus-Christ et Belial, et comment peut-on accorder le temple de Dieu avec les idoles (3) ? »

Ainsi par la vertu de la croix, la religion païenne confondue par elle-même, tombait en ruine; et l'unité de Dieu s'établissait tellement, qu'à la fin l'idolâtrie n'en parut pas éloignée. Elle disait que la nature divine si grande et si étendue ne pouvait être exprimée ni par un seul nom, ni sous une seule forme; mais que Jupiter, et Mars, et Junon, et les autres dieux, n'étaient au fond que le même dieu, dont les vertus infinies étaient expliquées et représentées par tant de mots différents (1). Quand ensuite il fallait venir aux histoires impures des dieux, à leurs infâmes généalogies, à leurs impudiques amours, à leurs fêtes et à leurs mystères qui n'avaient point d'autre fondement que ces fables prodigieuses, toute la religion se tournait en allégories : c'était le monde ou le soleil qui se trouvaient être ce Dieu unique ; c'était les étoiles, c'était l'air, et le feu, et l'eau, et la terre, et leurs

 

1 Lamprid., in Alex. Sev., c. 43.— 2 II Cor., VI, 15, 16. — 3 Macrob., Satura., lib. I, c, 17 et seq.; Apul., de Deo Socr., ; Aug., de Civitate Dei, lib. IV, cap. 10, 11.

 

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divers assemblages qui étaient cachés sous les noms des dieux et dans leurs amours. Faible et misérable refuge : car outre que les fables étaient scandaleuses, et toutes les allégories froides et forcées, que trouvait-on à la fin, sinon que ce Dieu unique était l'univers avec toutes ses parties ; de sorte que le fond de la religion . était la nature, et toujours la créature adorée à la place du Créateur?

Ces faibles excuses de l'idolâtrie, quoique tirées de la philosophie des stoïciens, ne contentaient guère les philosophes. Celse et Porphyre cherchèrent de nouveaux secours dans la doctrine de Platon et de Pythagore, et voici comment ils conciliaient l'unité de Dieu avec la multiplicité des dieux vulgaires. Il n'y avait, disaient-ils, qu'un Dieu souverain : mais il était si grand, qu'il ne se mêlait pas des petites choses. Content d'avoir fait le ciel et les astres, il n'avait daigné mettre la main à ce bas monde, qu'il avait laissé former à ses subalternes ; et l'homme quoique né pour le connaître, parce qu'il était mortel, n'était pas une œuvre digne de ses mains (1). Aussi était-il inaccessible à notre nature : il était logé trop haut pour nous ; les esprits célestes qui nous avaient faits, nous servaient de médiateurs auprès de lui, et c'est pourquoi il les fallait adorer.

Il ne s'agit pas de réfuter ces rêveries des platoniciens, qui aussi bien tombent d'elles-mêmes. Le mystère de Jésus-Christ les détruisait par le fondement (2). Ce mystère apprenait aux hommes que Dieu, qui les avait faits à son image, n'avait garde de les mépriser : que s'ils avaient besoin de médiateur, ce n'était pas à cause de leur nature que Dieu avait faite comme il avait fait toutes les autres ; mais à cause de leur péché dont ils étaient les seuls auteurs : au reste que leur nature les éloignait si peu de Dieu, que Dieu ne dédaignait pas de s'unir à eux en se faisant homme, et leur donnait pour médiateur, non point ces esprits célestes que les philosophes appelaient démons, et que l'Ecriture appelait anges ; mais un homme, qui joignant la force d'un

 

1 Orig., cont. Cels., lib. V, VI, etc., passim ; Plat., Conv. Tim., etc.; Porphyr., de Abstin., lib. II ; Apul., de Deo Socr. ; Aug., de Civit. Dei, lib. VIII, cap. 14 et seq. ; 18, 21, 22; lib. IX, cap. 3 , 6. — 2 Aug., Ep. in, ad Volusian, etc., nunc CXXXVII.

 

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Dieu à notre nature infirme, nous fît un remède de notre faiblesse.

Que si l'orgueil des platoniciens ne pouvait pas se rabaisser jusqu'aux humiliations du Verbe fait chair, ne devaient-ils pas du moins comprendre que l'homme, pour être un peu au-dessous des anges, ne laissait pas d'être comme eux capable de posséder Dieu ; de sorte qu'il était plutôt leur frère que leur sujet, et ne devait pas les adorer, mais adorer avec eux en esprit de société celui qui les avait faits les uns et les autres à sa ressemblance? C'était donc non-seulement trop de bassesse, mais encore trop d'ingratitude au genre humain, de sacrifiera d'autres qu'à Dieu; et rien n'était plus aveugle que le paganisme, qui, au lieu de lui réserver ce culte suprême, le rendait à tant de démons.

C'est ici que l'idolâtrie, qui semblait être aux abois, découvrit tout à fait son faible. Sur la fin des persécutions, Porphyre pressé par les chrétiens, fut contraint de dire que le sacrifice n'était pas le culte suprême ; et voyez jusqu'où il poussa l'extravagance. Ce Dieu très-haut, disait-il (1), ne recevait point de sacrifices : tout ce qui est matériel est impur pour lui, et ne peut lui être offert. La parole même ne doit pas être employée à son culte, parce que la voix est une chose corporelle : il faut l'adorer en silence, et par de simples pensées ; tout autre culte est indigne d'une majesté si haute.

Ainsi Dieu était trop grand pour être loué. C'était un crime d'exprimer comme nous pouvons ce que nous pensons de sa grandeur. Le sacrifice, quoiqu'il ne sait qu'une manière de déclarer notre dépendance profonde et une reconnaissance de sa souveraineté, n'était pas pour lui. Porphyre le disait ainsi expressément ; et cela qu'était-ce autre chose qu'abolir la religion, et laisser tout à fait sans culte celui qu'on reconnaissait pour le Dieu des dieux ?

Mais qu'était-ce donc que ces sacrifices que les gentils offraient dans tous les temples? Porphyre en avait trouvé le secret. Il y avait, disait-il, des esprits impurs, trompeurs, malfaisants, qui par un orgueil insensé voulaient passer pour des dieux, et se

 

1 Porphyr., de Abstin., lib. II; Aug., de Civit. Dei, lib. X, passim.

 

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faire servir par les hommes. Il fallait les apaiser, de peur qu'ils ne nous nuisissent (1). Les uns plus gais et plus enjoués se laissaient gagner par des spectacles et des jeux : l'humeur plus sombre des autres voulait l'odeur de la graisse, et se repaissait de sacrifices sanglants. Que sert de réfuter ces absurdités? Enfin les chrétiens gagnaient (a) leur cause. Il demeurait pour constant que tous les dieux auxquels on sacrifiait parmi les gentils étaient des esprits malins, dont l'orgueil s'attribuait la divinité : de sorte que l'idolâtrie, à la regarder en elle-même, paraissait seulement l'effet d'une ignorance brutale ; mais à remonter à la source, c'était une œuvre menée de loin, poussée aux derniers excès par des esprits malicieux. C'est ce que les chrétiens avaient toujours prétendu ; c'est ce qu'enseignait l'Evangile; c'est ce que chantait le Psalmiste : « Tous les dieux des gentils sont des démons ; mais le Seigneur a fait les cieux (2). »

Et toutefois, Monseigneur, étrange aveuglement du genre humain! l'idolâtrie réduite à l'extrémité, et confondue par elle-même, ne laissait pas de se soutenir. Il ne fallait que la revêtir de quelque apparence, et l'expliquer en paroles dont le son fut agréable à l'oreille pour la faire entrer dans les esprits. Porphyre était admiré. Jamblique son sectateur passait pour un homme divin, parce qu'il savait envelopper les sentiments de son maître de termes qui paraissaient mystérieux, quoiqu'en effet ils ne signifiassent rien. Julien l'Apostat, tout fin qu'il était, fut pris par ces apparences ; les païens mêmes le racontent (3). Des enchantements vrais ou faux, que ces philosophes vantaient, leur austérité mal entendue, leur abstinence ridicule qui allait jusqu'à faire un crime de manger les animaux, leurs purifications superstitieuses, enfin leur contemplation qui s'évaporait en vaines pensées, et leurs paroles aussi peu solides qu'elles semblaient magnifiques, imposaient au monde. Mais je ne dis pas le fond. La sainteté des mœurs chrétiennes, le mépris des plaisirs qu'elle commandait, et

 

1 Porph., de Abstin., lib. II, apud Aug., de Civil. Dei, lib. VIII, cap. 13. — 2 Psal. XCV, 5. — 3 Eunap., Maxim., Oribas., Chrysanth., Ep. Jul. ad Jamb. ; Amm. Marcel., lib. XXII, XXIII, XXV.

(a) 1re édit. : Tant y a que les chrétiens gagnaient.

 

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plus que tout cela l'humilité qui faisait le fond du christianisme, offensait les hommes ; et si nous savons le comprendre, l'orgueil, la sensualité et le libertinage étaient les seules défenses de l'idolâtrie.

L'Eglise la déracinait tous les jours par sa doctrine, et plus encore par sa patience. Mais ces esprits malfaisants qui n'avaient jamais cessé de tromper les hommes, et qui les avaient plongés dans l'idolâtrie, n'oublièrent pas leur malice. Ils suscitèrent dans l'Eglise ces hérésies que vous avez vues. Des hommes curieux, et par là vains et remuants, voulurent se faire un nom parmi les fidèles, et ne purent se contenter de cette sagesse sobre et tempérée que l'Apôtre avait tant recommandée aux chrétiens (1). Ils entraient trop avant dans les mystères, qu'ils prétendaient mesurer à nos faibles conceptions : nouveaux philosophes, qui mêlaient les raisonnements humains avec la foi, et entreprenaient de diminuer les difficultés du christianisme, ne pouvant digérer toute la folie que le monde trouvait dans l'Evangile. Ainsi successivement, et avec une espèce de méthode, tous les articles de notre foi furent attaqués : la création, la loi de Moïse fondement nécessaire de la nôtre, la divinité de Jésus-Christ, son incarnation, sa grâce, ses sacrements, tout enfin donna matière à des divisions scandaleuses. Celse et les autres nous les reprochaient (2). L'idolâtrie semblait triompher. Elle regardait le christianisme comme une nouvelle secte de philosophie qui avait le sort de toutes les autres, et comme elle, se partageait en plusieurs autres sectes. L'Eglise ne leur paraissait qu'un ouvrage humain prêt à tomber de lui-même. On concluait qu'il ne fallait pas en matière de religion raffiner plus que nos ancêtres, ni entreprendre de changer le monde.

Dans cette confusion de sectes qui se vantaient d'être chrétiennes, Dieu ne manqua pas à son Eglise. Il sut lui conserver un caractère d'autorité que les hérésies ne pouvaient prendre. Elle était catholique et universelle : elle embrassait tous les temps; elle s'étend ait de tous côtés. Elle était apostolique; la suite, la succession, la chaire de l'unité, l'autorité primitive lui

 

1 Rom., III, 3.— 2 Orig., cont. Ceh., lib. IV, V, VI.

 

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appartenait (1). Tous ceux qui la quittaient, l'avaient premièrement reconnue, et ne pouvaient effacer le caractère de leur nouveauté, ni celui de leur rébellion. Les païens eux-mêmes la regardaient comme celle qui était la tige, le tout d'où les parcelles s'étaient détachées, le tronc toujours vif que les branches retranchées laissaient en son entier. Celse, qui reprochait aux chrétiens leurs divisions parmi tant d'églises schismatiques qu'il voyait s'élever, remarquait une église distinguée de toutes les autres, et toujours plus forte, qu'il appelait aussi pour celte raison la grande Eglise. « Il y en a, disait-il, parmi les chrétiens qui ne reconnaissent pas le Créateur, ni les traditions des Juifs; » il voulait parler des marcionites : «mais, poursuivait-il, la grande Eglise les reçoit (2). » Dans le trouble qu'excita Paul de Samosate, l'empereur Aurélien n'eut pas de peine à connaître la vraie Eglise chrétienne à laquelle appartenait la maison de l'Eglise, sait que ce fut le lieu d'oraison, ou la maison de l'évêque. Il l'adjugea à ceux «qui étaient en communion- avec les évêques d'Italie et celui de Rome (3), » parce qu'il voyait de tout temps le gros des chrétiens dans cette communion. Lorsque l'empereur Constance brouillait tout dans l'Eglise, la confusion qu'il y mettait en protégeant les ariens, ne put empêcher qu'Ammian Marcellin (4), tout païen qu'il était, ne reconnût que cet empereur s'égarait de la droite voie « de la religion chrétienne, simple et précise par elle-même, » dans ses dogmes et dans sa conduite. C'est que l'Eglise véritable avait une majesté et une droiture que les hérésies ne pouvaient ni imiter ni obscurcir; au contraire sans y penser, elles rendaient témoignage à l'Eglise catholique. Constance qui persécutait saint Athanase défenseur de l'ancienne foi, « souhaitait avec, ardeur, dit Ammian Marcellin, de le faire condamner par l'autorité qu'avait. l'évêque de Rome au-dessus des autres (5). » En recherchant de s'appuyer de cette autorité, il faisait sentir aux païens mêmes ce qui manquait à sa secte, et honorait l'Eglise dont les ariens s'étaient séparés : ainsi les gentils mêmes connaissaient l'Eglise catholique.

 

1 Iren., ado. Hœr. lib. III., c. 1, 2, 3, 4 ; Tertull., de Carne Christ., cap. 2; de Prœscrip., c. 20, 21, 32. 36. — 2 Orig. cont. Cels., lib. V, n. 59. — 3 Euseb., Hist. Eccl., lib. VII, cap. 30. — 4 Amm. Marc, lib. XXI, cap. 16. — 5 Ibid., lib. XV, cap. 7.

 

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Si quelqu'un leur demandent où elle tenait ses assemblées, et quels étaient ses évêques, jamais ils ne s'y trompaient. Pour les hérésies, quoi qu'elles fissent, elles ne pouvaient se défaire du nom de leurs auteurs. Les sabelliens, les paulianistes, les ariens, les pélagiens, et les autres s'offensaient en vain du titre de parti qu'on leur donnait. Le monde, malgré qu'ils en eussent, voulait parler naturellement, et désignait chaque secte par celui dont elle tirait sa naissance. Pour ce qui est de la grande Eglise, de l'Eglise catholique et apostolique, il n'a jamais été possible de lui nommer un autre auteur que Jésus-Christ même, ni de lui marquer les premiers de ses pasteurs sans remonter jusqu'aux apôtres, ni de lui donner un autre nom que celui qu'elle prenait. Ainsi quoi que fissent les hérétiques, ils ne la pouvaient cacher aux païens. Elle leur ouvrait son sein par toute la terre : ils y accouraient en foule. Quelques-uns d'eux se perdaient peut-être dans les sentiers détournés : mais l'Eglise catholique était la grande voie où entraient toujours la plupart de ceux qui cherchaient Jésus-Christ ; et l'expérience a fait voir que c'était à elle qu'il était donné de rassembler les gentils. C'était elle aussi que les empereurs infidèles attaquaient de toute leur force. Origène nous apprend que peu d'hérétiques ont eu à souffrir pour la foi (1). Saint Justin, plus ancien que lui, a remarqué que la persécution épargnait les marcionites et les autres hérétiques (2). Les païens ne persécutaient que l'Eglise qu'ils voyaient s'étendre par toute la terre, et ne connaissaient qu'elle seule pour l'Eglise de Jésus-Christ. Qu'importe qu'on lui arrachât quelques branches? sa bonne séve ne se perdait pas pour cela : elle poussait par d'autres endroits, et le retranchement du bois superflu ne faisait que rendre ses fruits meilleurs. En effet si on considère l'histoire do l'Eglise, on verra que toutes les fois qu'une hérésie l'a diminuée, elle a réparé ses pertes, et en s'étendant au dehors, et en augmentant au dedans la lumière et la piété, pendant qu'on a vu sécher en des coins écartés les branches coupées. Les œuvres des hommes ont péri malgré l'enfer qui les soutenait : l'œuvre de Dieu a subsisté : l'Eglise a triomphé de l'idolâtrie et de toutes les erreurs.

 

1 Orig., cont. Cels., lib. VII, n. 40. — 2 Just, Apol., II nunc 1, n. 26.

 

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CHAPITRE XXVII.
RÉFLEXION GÉNÉRALE SUR LA SUITE DE LA RELIGION, ET SUR LE RAPPORT QU'IL Y A ENTRE LES LIVRES DE L'ÉCRITURE.

 

Cette Eglise toujours attaquée, et jamais vaincue, est un miracle perpétuel, et un témoignage éclatant de l'immutabilité des conseils de Dieu. Au milieu de l'agitation des choses humaines, elle se soutient toujours avec une force invincible, en sorte que par une suite non interrompue depuis près de dix-sept cents ans, nous la voyons remonter jusqu'à Jésus-Christ, dans lequel elle a recueilli la succession de l'ancien peuple, et se trouve réunie aux prophètes et aux patriarches.

Ainsi tant de miracles étonnants que les anciens Hébreux ont vu de leurs yeux, servent encore aujourd'hui à confirmer notre foi. Dieu qui les a faits pour rendre témoignage à son unité et à sa toute-puissance, que pouvait-il faire de plus authentique pour en conserver la mémoire, que de laisser entre les mains de tout un grand peuple les actes qui les attestent rédigés par l'ordre des temps? C'est ce que nous avons encore dans les Livres de l'Ancien Testament, c'est-à-dire dans les livres les plus anciens qui soient au monde ; dans les livres qui sont les seuls de l'antiquité où la connaissance du vrai Dieu sait enseignée, et son service ordonné; dans les livres que le peuple juif a toujours si religieusement gardés (a), et dont il est encore aujourd'hui l'inviolable porteur par toute la terre.

Après cela, faut-il croire les fables extravagantes des auteurs profanes sur l'origine d'un peuple si noble et si ancien ? Nous avons déjà remarqué (1) que l'histoire de sa naissance et de son empire finit où commence l'histoire grecque; en sorte qu'il n'y a rien à espérer de ce côté-là pour éclaircir les affaires des

 

1 Epoque VIII, an de Rome 305. Voyez ci-dessus, pag. 299.

(a) Depuis ces mois : Si religieusement gardés, la fin de la phrase, tout l'alinéa suivant, le commencement de l'autre jusqu'aux mois : Est te seul qui ait connu, addition laissée en manuscrit par l'auteur. Pour tout cela, la 1re édition disait : Il est certain que ce peuple est le seul qui ait connu... ; et la IIIe plus brièvement encore : Ce peuple est le seul qui ait connu.

 

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Hébreux. Il est certain que les Juifs et leur religion ne furent guère connus des Grecs qu'après que leurs livres sacrés eurent été traduits en cette langue, et qu'ils furent eux-mêmes répandus dans les villes grecques, c'est-à-dire deux à trois cents ans avant Jésus-Christ. L'ignorance de la Divinité était alors si profonde parmi les Gentils, que leurs plus habiles écrivains ne pouvaient pas même comprendre quel Dieu adoraient les Juifs. Les plus équitables leur donnaient pour Dieu les nues et le ciel, parce qu'ils y levaient souvent les yeux, comme au heu où se déclarait le plus hautement la toute-puissance de Dieu, et où il avait établi son trône. Au reste, la religion judaïque était si singulière et si opposée à toutes les autres; les lois, les sabbats, les fêtes et toutes les mœurs de ce peuple étaient si particulières, qu'ils s'attirèrent bientôt la jalousie et la haine de ceux parmi lesquels ils vivaient. On les regardait comme une nation qui condamnait toutes les autres. La défense qui leur était faite de communiquer avec les gentils en tant de choses, les rendait aussi odieux qu'ils paraissaient méprisables. L'union qu'on voyait entre eux, la relation qu'ils entretenaient tous si soigneusement avec le chef de leur religion, c'est-à-dire, Jérusalem, son temple et ses pontifes, et les dons qu'ils y envoyaient de toutes parts, les rendaient suspects ; ce qui, joint à l'ancienne haine des Egyptiens contre ce peuple si maltraité de leurs rois et délivré par tant de prodiges de leur tyrannie, fît inventer des contes inouïs sur son origine, que chacun cherchait à sa fantaisie, aussi bien que les interprétations de leurs cérémonies, qui étaient si particulières, et qui paraissaient si bizarres lorsqu'on n'en connaissait pas le fond et les sources. La Grèce, comme on sait, était ingénieuse à se tromper et à s'amuser agréablement elle-même ; et de tout cela sont venues les fables que l'on trouve dans Justin, dans Tacite, dans Diodore de Sicile, et dans les autres de pareille date qui ont paru curieux dans les affaires des Juifs, quoiqu'il sait plus clair que le jour qu'ils écrivaient sur des bruits confus, après une longue suite de siècles interposés, sans connaître leurs lois, leur religion, leur philosophie, sans avoir entendu leurs livres, et peut-être sans les avoir seulement ouverts.

 

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Cependant, malgré l'ignorance et la calomnie, il demeurera pour constant que le peuple juif est le seul qui ait connu dès son origine le Dieu créateur du ciel et de la terre ; le seul par conséquent qui devait être le dépositaire des secrets divins. Il les a aussi conservés avec une religion qui n'a point d'exemple. Les livres que les Egyptiens et les autres peuples appelaient divins, sont perdus il y a longtemps, et à peine nous en reste-t-il quelque mémoire confuse dans les histoires anciennes. Les livres sacrés des Romains, où Numa auteur de leur religion en avait écrit les mystères, ont péri par les mains des Romains mêmes, et le sénat les fit brûler comme tendant à renverser la religion (1). Ces mêmes Romains ont à la fin laissé périr les livres Sibyllins si longtemps révérés parmi eux comme prophétiques, et où ils voulaient qu'on crût qu'ils trouvaient les décrets des dieux immortels sur leur empire, sans pourtant en avoir jamais montré au public, je ne dis pas un seul volume, mais un seul oracle. Les Juifs ont été les seuls dont les Ecritures sacrées ont été d'autant plus en vénération, qu'elles ont été plus connues. De tous les peuples anciens ils sont le seul qui ait conservé les monuments primitifs de sa religion, quoiqu'ils fussent pleins des témoignages de leur infidélité et de celle de leurs ancêtres. Et aujourd'hui encore ce même peuple reste sur la terre pour porter à toutes les nations où il a été dispersé, avec la suite de la religion, les miracles et les prédictions qui la rendent inébranlable.

Quand Jésus-Christ est venu, et qu'envoyé par son Père pour accomplir les promesses de la loi, il a confirmé sa mission et celle de ses disciples par des miracles nouveaux, ils ont été écrits avec la même exactitude. Les actes en ont été publiés à toute la terre; les circonstances des temps, des personnes et des h eux ont rendu l'examen facile à quiconque a été soigneux de son salut. Le monde s'est informé, le monde a cru ; et si peu qu'on ait considéré les anciens monuments de l'Eglise, on avouera que jamais affaire n'a été jugée avec plus de réflexion et de connaissance.

Mais dans le rapport qu'ont ensemble les livres des deux Testaments,

 

1 Tit. liv., lib. XL, cap. 29 ; Varr., lib. de cultu Deor., apud Aug., de Civ. Dei, lib. VII, cap. 34.

 

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il y a une différence à considérer; c'est que les livres de l'ancien peuple ont été composés en divers temps. Autres sont les temps de Moïse, autres ceux de Josué et des Juges, autres ceux des Rois : autres ceux où le peuple a été tiré d'Egypte, et où il a reçu la loi, autres ceux où il a conquis la terre promise, autres ceux où il y a été rétabli par des miracles visibles. Pour convaincre l’incrédulité d'un peuple attaché aux sens, Dieu a pris une longue étendue de siècles durant lesquels il a distribué ses miracles et ses prophètes, afin de renouveler souvent les témoignages sensibles par lesquels il attestait ses vérités saintes. Dans le Nouveau Testament il a suivi une autre conduite. Il ne veut plus rien révéler de nouveau à son Eglise après Jésus-Christ. En lui est la perfection et la plénitude ; et tous les Livres divins qui ont été composés dans la nouvelle alliance, l'ont été au temps des apôtres.

C'est-à-dire que le témoignage de Jésus-Christ, et de ceux que Jésus-Christ même a daigné choisir pour témoins de sa résurrection, a suffi à l'Eglise chrétienne. Tout ce qui est venu depuis l’a édifiée ; mais elle n'a regardé comme purement inspiré de Dieu que ce que les apôtres ont écrit, ou ce qu'ils ont confirmé par leur autorité.

Mais dans cette différence qui se trouve entre les livres des deux Testaments, Dieu a toujours gardé cet ordre admirable, de faire écrire les choses dans le temps qu'elles étaient arrivées, ou que la mémoire en était récente. Ainsi ceux qui les savaient les ont écrites ; ceux qui les savaient ont reçu les livres qui en rendaient témoignage : les uns et les autres les ont laissés à leurs descendants comme un héritage précieux ; et la pieuse postérité les a conservés.

C'est ainsi que s'est formé le corps des Ecritures saintes tant de l'Ancien que du Nouveau Testament : Ecritures qu'on a regardées dès leur origine comme véritables en tout, comme données de Dieu même, et qu'on a aussi conservées avec tant de religion, qu'on n'a pas cru pouvoir sans impiété y altérer une seule lettre.

C'est ainsi qu'elles sont venues jusqu'à nous, toujours saintes,

 

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toujours sacrées, toujours inviolables ; conservées les unes par la tradition constante du peuple juif, et les autres par la tradition du peuple chrétien, d'autant plus certaine, qu'elle a été confirmée par le sang et par le martyre tant de ceux qui ont écrit ces Livres divins que de ceux qui les ont reçus.

Saint Augustin et les autres Pères demandent sur la foi de qui nous attribuons les livres profanes à des temps et à des auteurs certains (1). Chacun répond aussitôt que les livres sont distingués par les différents rapports qu'ils ont aux lois, aux coutumes, aux histoires d'un certain temps, par le style même qui porte imprimé le caractère des âges et des auteurs particuliers ; plus que tout cela par la foi publique, et par une tradition constante. Toutes ces choses concourent à établir les livres divins, à en distinguer les temps, à en marquer les auteurs ; et plus il y a eu de religion à les conserver dans leur entier, plus la tradition qui nous les conserve est incontestable (2).

Aussi a-t-elle toujours été reconnue, non-seulement par les orthodoxes, mais encore par les hérétiques, et même par les infidèles. Moïse a toujours passé dans tout l'Orient, et ensuite dans tout l'univers pour le législateur des Juifs, et pour l'auteur des livres qu'ils lui attribuent. Les Samaritains, qui les ont reçus des dix tribus séparées, les ont conservés aussi religieusement que les Juifs : leur tradition et leur histoire est constante, et il ne faut que repasser sur quelques endroits de la première partie (3) pour en voir toute la suite.

Deux peuples si opposés n'ont pas pris l'un de l'autre ces Livres divins (a) ; tous les deux les ont reçus de leur origine commune dès les temps de Salomon et de David. Les anciens caractères hébreux que les Samaritains retiennent encore, montrent assez

 

1 Aug., cont. Faust., lib. XI, cap. 2 ; XXXII , 21 ; XXXIII, 6. — 2 Iren., adv. Haeres., lib. III. c. 1, 2; Tertul, adv. Marc.,lib. IV, c. 1, 4, 5; Aug., de Utilit. cred., cap 3, 17, n. 5, 35 ; cont. Faustum Manichœum, lib. XXII, cap. 79 ; XXVIII, 4; XXXII, XXXIII ; Cont, adv. Leg, et Proph., lib. I, cap. 20. n. 39, etc. — 3 Voyez ci-dessus, Ire part., Epoque VII, VIII, IX; an du monde 3000, et de Rome 218, 305, 604, 624, etc.

(a) Ire édit. Les ont conservés aussi religieusement que les Juifs. Vous avez vu leur tradition et leur histoire. Deux peuples si opposés ne les ont pas pris l'un de l'autre ; mais tous les deux...

 

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qu'ils n'ont pas suivi Esdras qui les a changés. Ainsi le Pentateuque des Samaritains et celui des Juifs sont deux originaux complets, indépendants l'un de l'autre. La parfaite conformité qu'on y voit dans la substance du texte, justifie la bonne foi des deux peuples. Ce sont des témoins fidèles qui conviennent sans s'être entendus, ou pour mieux dire, qui conviennent malgré leurs inimitiés, et que la seule tradition immémoriale de part et d'autre a unis dans la même pensée.

Ceux donc qui ont voulu dire, quoique sans aucune raison, que ces livres étant perdus, ou n'ayant jamais été, ont été ou rétablis, ou composés de nouveau, ou altérés par Esdras; outre qu'ils sont démentis par Esdras même, le sont aussi par (a) le Pentateuque qu'on trouve encore aujourd'hui entre les mains des Samaritains tel que l'avaient lu dans les premiers siècles Eusèbe de Césarée, saint Jérôme, et les autres auteurs ecclésiastiques ; tel que ces peuples l'avaient conservé dès leur origine : et une secte si faible semble ne durer si longtemps que pour rendre ce témoignage à l'antiquité de Moïse.

Les auteurs qui ont écrit les quatre Evangiles ne reçoivent pas un témoignage moins assuré du consentement unanime des fidèles, des païens et des hérétiques. Ce grand nombre de peuples divers qui ont reçu et traduit ces Livres divins aussitôt qu'ils ont été faits, conviennent tous de leur date et de leurs auteurs. Les païens n'ont pas contredit cette tradition. Ni Celse qui a attaqué ces Livres sacrés, presque dans l'origine du christianisme; ni Julien l'Apostat, quoiqu'il n'ait rien ignoré ni rien omis de ce qui pouvait les décrier; ni aucun autre païen ne les a jamais soupçonnés d'être supposés : au contraire tous leur ont donné les mêmes auteurs que les chrétiens. Les hérétiques, quoique accablés par l'autorité de ces livres, n'osaient dire qu'ils ne fussent pas des disciples de Notre-Seigneur. Il y a eu pourtant de ces hérétiques qui ont vu les commencements de l'Eglise, et aux yeux desquels ont été écrits les livres de l'Evangile. Ainsi la fraude, s'il y en eût pu avoir, eût été éclairée de trop près pour

 

(a) Démentis par Esdras même , comme on a pu le remarquer dans la suite de son histoire, le sont aussi par..,.

 

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réussir. Il est vrai qu'après les apôtres, et lorsque l'Eglise était déjà étendue par toute la terre, Marcion et Manès constamment , les plus téméraires et les plus ignorants de tous les hérétiques, malgré la tradition venue des apôtres, continuée par leurs disciples et par les évêques à qui ils avaient laissé leur chaire et la conduite des peuples, et reçue unanimement par toute l'Eglise chrétienne, osèrent dire que trois Evangiles étaient supposés, et que celui de saint Luc qu'ils préféraient aux autres, on ne sait pourquoi, puisqu'il n'était pas venu par une autre voie, avait élé falsifié. Mais quelles preuves en donnaient-ils ? de pures visions, nuls faits positifs. Us disaient pour toute raison, que ce qui était contraire à leurs sentiments devait nécessairement avoir été inventé par d'autres que par les apôtres, et alléguaient pour toute preuve les opinions mêmes qu'on leur contestait ; opinions d'ailleurs si extravagantes, et si manifestement insensées, qu'on ne sait encore comment elles ont pu entrer dans l'esprit humain. Mais certainement (a) pour accuser la bonne foi de l'Eglise, il fallait avoir en main des originaux différents (des siens, ou quelque preuve constante. Interpellés d'en produire eux et leurs disciples, ils sont demeurés muets (1), et ont laissé par leur silence une preuve indubitable qu'au second siècle du christianisme où ils écrivaient, il n'y avait pas seulement un indice de fausseté, ni la moindre conjecture qu'on put opposer à la tradition de l'Eglise.

Que dirai-je du consentement des livres de l'Ecriture, et du témoignage admirable que tous les temps du peuple de Dieu se donnent les uns aux autres? Les temps du second temple supposent ceux du premier, et nous ramènent à Salomon. La paix n'est venue que par les combats ; et les conquêtes du peuple de Dieu nous font remonter jusqu'aux Juges, jusqu'à Josué, et jusqu'à la sortie d'Egypte. En regardant tout un peuple sortir d'un royaume où il était étranger, on se souvient comment il y était entré. Les douze patriarches paraissent aussitôt; et un peuple qui ne s'est jamais regardé que comme une seule famille, nous conduit

 

1 Iren., Tertul., Aug., loc. cit.

(a) Ire édit. : Mais certes.

 

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naturellement à Abraham qui en est la tige. Ce peuple est-il plus sage et moins porté à l'idolâtrie après le retour de Babylone, c'était l'effet naturel d'un grand châtiment, que ses fautes passées lui avaient attiré. Si ce peuple se glorifie d'avoir vu durant plusieurs siècles des miracles que les autres peuples n'ont jamais vus, il peut aussi se glorifier d'avoir eu la connaissance de Dieu qu'aucun autre peuple n'avait. Que veut-on que signifie la circoncision, et la fête des Tabernacles, et la Pâque, et les autres fêtes célébrées dans la nation de temps immémorial, sinon les choses qu'on trouve marquées dans le livre de Moïse? Qu'un peuple distingué des autres par une religion et par des mœurs si particulières, qui conserve dès son origine sur le fondement de la création et sur la foi de la providence, une doctrine si suivie et si élevée, une mémoire si vive d'une longue suite de faits si nécessairement enchaînés, des cérémonies si réglées et des coutumes si universelles, ait été sans une histoire qui lui marquât son origine et sans une loi qui lui prescrivît ses coutumes pendant mille ans qu'il est demeuré en Etat ; et qu'Esdras ait commencé à lui vouloir donner tout à coup sous le nom de Moïse, avec l'histoire de ses antiquités, la loi qui formait ses mœurs, quand ce peuple devenu captif a vu son ancienne monarchie renversée de fond en comble : quelle fable plus incroyable pourrait-on jamais inventer ? et peut-on y donner créance, sans joindre l'ignorance au blasphème?

Pour perdre une telle loi, quand on l'a une fois reçue, il faut qu'un peuple sait exterminé, ou que par divers changements il en sait venu à n'avoir plus qu'une idée confuse de son origine, de sa religion et de ses coutumes. Si ce malheur est arrivé au peuple juif, et que la loi si connue sous Sedecias se sait perdue soixante ans après malgré les soins d'un Ezéchiel, d'un Jérémie, d'un Baruch, d'un Daniel, qui ont un recours perpétuel à cette loi comme à l'unique fondement de la religion et de la police de leur peuple; si, dis-je, la loi s'est perdue malgré ces grands hommes sans compter les autres (a), et dans le temps que la même loi avait ses martyrs, comme le montrent les persécutions

 

(a) 1re édit. : Malgré les soins d'un Ezéchiel, d'un Jérémie, d'un Baruch, d'un Daniel, sans compter les autres....

 

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de Daniel et des trois enfants ; si cependant malgré tout cela elle s'est perdue en si peu de temps, et demeure si profondément oubliée qu'il sait permis à Esdras de la rétablir à sa fantaisie : ce n'était pas le seul livre qu'il lui fallait fabriquer. Il lui fallait composer en même temps tous les prophètes anciens et nouveaux, c'est-à-dire ceux qui avaient écrit et devant et durant la captivité; ceux que le peuple avait vu écrire, aussi bien que ceux dont il conservait la mémoire; et non-seulement les prophètes, mais encore les livres de Salomon, et les Psaumes de David, et tous les livres d'histoire, puisqu'à peine se trouvera-t-il dans toute cette histoire un seul fait considérable, et dans tous ces autres livres un seul chapitre, qui détaché de Moïse tel que nous l'avons, puisse subsister un seul moment. Tout y parle de Moïse, tout y est fondé sur Moïse; et la chose devait être ainsi, puisque Moïse et sa loi, et l'histoire qu'il a écrite, était en effet dans le peuple juif tout le fondement de la conduite publique et particulière. C'était en vérité à Esdras une merveilleuse entreprise, et bien nouvelle dans le monde, de faire parler en même temps avec Moïse tant d'hommes de caractère et de style différent, et chacun d'une manière uniforme et toujours semblable à elle-même; et faire accroire tout à coup à tout un peuple que ce sont là les livres anciens qu'il a toujours révérés, et les nouveaux qu'il a vu faire, comme s'il n'avait jamais ouï parler de rien, et que la connaissance du temps présent, aussi bien que celle du temps passé, fût tout à coup abolie. Tels sont les prodiges qu'il faut croire, quand on ne veut pas croire les miracles du Tout-Puissant, ni recevoir le témoignage par lequel il est constant qu'on a dit à tout un grand peuple qu'il les avait vus de ses yeux.

Mais si ce peuple est revenu de Babylone dans la terre de ses pères si nouveau et si ignorant, qu'à peine se souvînt-il qu'il eût été, en sorte qu'il ait reçu sans examiner tout ce qu'Esdras aura voulu lui donner : comment donc voyons-nous dans le livre qu'Esdras a écrit (1), et dans celui de Nehemias son contemporain, tout ce qu'on y dit des Livres divins (a) ? Qui aurait pu les ouïr

 

1 I Esdr., III, VII, IX, X ; II Esdr., V, VIII, IX, X, XII, XIII.

(a) 1re édit. : Depuis celte expression : Des livres divins, le reste de la phrase présente? addition laissée en manuscrit. Pour tout cela, les éditions disaient seulement : Avec quel front Esdras et Nehemias osent-ils parler de la loi de Moïse en tant d'endroits et publiquement, comme d'une chose connue de tout le monde, et que tout le monde avait entre ses mains? Comment voit-on tout le peuple agir naturellement en conséquence de cette loi, comme l'ayant eue toujours présente ?

 

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parler de la loi de Moïse en tant d'endroits, et publiquement, comme d'une chose connue de tout le monde, et que tout le monde avait entre ses mains? Eussent-ils osé régler par là les fêtes, les sacrifices, les cérémonies, la forme de l'autel rebâti, les mariages, la police, et en un mot toutes choses, en disant sans cesse que tout se faisait « selon qu'il était écrit dans la loi de Moïse serviteur de Dieu (1) ? »

Esdras y est nommé comme « docteur en la loi que Dieu avait donnée à Israël par Moïse, » et c'est suivant cette loi, comme par la règle qu'il avait entre ses mains, qu'Artaxerxe lui ordonne de visiter, de régler et de réformer le peuple en toutes choses. Ainsi l'on voit que les gentils mêmes connaissaient la loi de Moïse comme celle que tout le peuple et tous ses docteurs regardaient de tout temps comme leur règle. Les prêtres et les lévites sont disposés par les villes; leurs fonctions et leur rang sont réglés « selon qu'il était écrit dans la loi de Moïse. » Si le peuple fait pénitence, c'est des transgressions qu'il avait commises contre cette loi : s'il renouvelle l'alliance avec Dieu par une souscription expresse de tous les particuliers, c'est sur le fondement de la même loi, qui pour cela est « lue hautement, distinctement, et intelligiblement, soir et matin durant plusieurs jours, à tout le peuple assemblé exprès, » comme la loi de leurs pères ; tant hommes que femmes entendant pendant la lecture, et reconnaissant les préceptes qu'on leur avait appris dès leur enfance. Avec quel front Esdras aurait-il fait lire à tout un grand peuple, comme connu, un livre qu'il venait de forger ou d'accommoder à sa fantaisie, sans que personne y remarquât la moindre erreur, ou le moindre changement? Toute L'histoire des siècles passés était répétée depuis le livre de la Genèse jusqu'au temps où l'on vivait. Le peuple, qui si souvent avait secoué le joug de cette loi,

 

1 I Esdr., III, 2; II Esdr., VIII, XIII, etc.

 

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se laisse charger de ce lourd fardeau sans peine et sans résistance, convaincu par expérience que le mépris qu'on en avait fait avait attiré tous les maux où on se voyait plongé. Les usures sont réprimées selon le texte de la loi, les propres fermes en étaient cités ; les mariages contractés sont cassés, sans que personne réclamât. Si la loi eût été perdue, ou en tout cas oubliée, aurait-on vu tout le peuple agir naturellement en conséquence de cette loi, comme l'ayant eue toujours présente? Comment est-ce que tout ce peuple pouvait écouter Aggée, Zacharie et Malachie qui prophétisaient alors, qui comme les autres prophètes leurs prédécesseurs ne leur prêchaient que « Moïse et la loi que Dieu lui avait donnée en Horeb (1) : » et cela comme une chose connue et de tout temps en vigueur dans la nation? Mais comment dit-on, dans le même temps, et dans le retour du peuple, que tout ce peuple admira l’accomplissement de l'oracle de Jérémie touchant les soixante-dix ans de captivité (2)? Ce Jérémie qu'Esdras vendit de forger avec tous les autres prophètes, comment a-t-il tout d'un coup trouvé créance? Par quel artifice nouveau a-t-on pu persuader à tout un peuple, et aux vieillards qui avaient vu ce prophète, qu'ils avaient toujours attendu la délivrance miraculeuse qu'il leur avait annoncée dans ses écrits ? Mais tout cela sera encore supposé : Esdras et Nehemias n'auront point écrit l'histoire de leur temps ; quelque autre l'aura faite sous leur nom ; et ceux qui ont fabriqué tous les autres livres de l'Ancien Testament auront été si favorisés de la postérité, que d'autres faussaires leur en auront supposé à eux-mêmes, pour donner créance à leur imposture.

On aura honte sans doute de tant d'extravagances ; et au lieu de dire qu'Esdras ait fait tout d'un coup paraître tant de livres si distingués les uns des autres par les caractères du style et du temps, on dira qu'il y aura pu insérer les miracles et les prédictions qui les font passer pour divins : erreur plus grossière encore que la précédente, puisque ces miracles et ces prédictions sont tellement répandus dans tous ces Livres, sont tellement inculqués et répétés si souvent, avec tant de fours divers et une si

 

1 Malac., IV, 4. — 2 II Paral., XXXVI, 21, 22; I Esdr., I, 1.

 

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grande variété de fortes figures, en un mot en font tellement tout le corps, qu'il faut n'avoir jamais seulement ouvert ces saints Livres, pour ne voir pas qu'il est encore plus aisé de les refondre pour ainsi dire tout à fait, que d'y insérer les choses que les incrédules sont si fâchés d'y trouver. Et quand même on leur aurait accordé tout ce qu'ils demandent, le miraculeux et le divin est tellement le fond de ces livres, qu'il s'y refrouverait encore, malgré qu'on en eût. Qu'Esdras, si on veut, y ait ajouté après coup les prédictions des choses déjà arrivées de son temps : celles qui se sont accomplies depuis, par exemple sous Antiochus et les Machabées, et tant d'autres que l'on a vues, qui les aura ajoutées (a) ? Dieu aura peut-être donné à Esdras le don de prophétie, afin que l'imposture d'Esdras fût plus vraisemblable ; et on aimera mieux qu'un faussaire sait prophète qu'Isaïe, ou que Jérémie, ou que Daniel : ou bien chaque siècle aura porté un faussaire heureux, que tout le peuple en aura cru ; et de nouveaux imposteurs, par un zèle admirable de religion auront sans cesse ajouté aux Livres divins, après même que le canon en aura été clos, qu'ils se seront répandus avec les Juifs par toute la terre, et qu'on les aura traduits en tant de langues étrangères. N'eût-ce pas été à force de vouloir établir la religion, la détruire par les fonde-mens? Tout un peuple laisse-t-il donc changer si facilement ce qu'il croit être divin, sait qu'il le croie par raison ou par erreur? Quelqu'un peut-il espérer de persuader aux chrétiens, ou même aux Turcs, d'ajouter un seul chapitre ou à l'Evangile, ou à l'Al-coran? Mais peut-être que les Juifs étaient plus dociles que les autres peuples, ou qu'ils étaient moins religieux à conserver leurs saints Livres ? Quels monstres d'opinions se faut-il mettre dans l'esprit, quand on veut secouer le joug de l'autorité divine, et ne régler ses sentiments, non plus que ses mœurs, que par sa raison égarée !

 

(a) 1re édit. : Celles qui se sont accomplies depuis, que vous avez vues eu si grand nombre , qui les aura ajoutées ?

 

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CHAPITRE XXVIII. LES DIFFICULTÉS QU'ON FORME CONTRE L'ÉCRITURE SONT AISÉES A VAINCRE PAR LES HOMMES DE BON SENS ET DE BONNE FOI (a).

 

Qu'on ne dise pas que la discussion de ces faits est embarrassante : car quand elle le serait, il faudrait ou s'en rapportera l'autorité de l'Eglise et à la tradition de tant de siècles, ou pousser l'examen jusqu'au bout, et ne pas croire qu'on en fût quitte pour dire qu'il demande plus de temps qu'on n'en veut donner à son salut. Mais au fond, sans remuer avec un travail infini les livres des deux Testaments, il ne faut que lire le livre des Psaumes, où sont recueillis tant d'anciens cantiques du peuple de Dieu, pour y voir dans la plus divine poésie qui fût jamais des monuments immortels de l'histoire de Moïse, de celle des Juges, de celle des Rois, imprimés par le chant et par la mesure dans la mémoire des hommes. Et pour le Nouveau Testament, les seules Epîtres de saint Paul, si vives, si originales, si fort du temps, des affaires et des mouvements qui étaient alors, et enfin d'un caractère si marqué; ces Epîtres, dis-je, reçues par les églises auxquelles elles étaient adressées, et de là communiquées aux autres églises, suffiraient pour convaincre les esprits bien faits, que tout est sincère et original dans les Ecritures que les apôtres nous ont laissées.

Aussi se soutiennent-elles les unes les autres avec une force invincible. Les Actes des Apôtres ne font que continuer l'Evangile; leurs Epîtres le supposent nécessairement : mais afin que tout sait d'accord, et les Actes et les Epîtres et les Evangiles réclament partout les anciens Livres des Juifs    Saint Paul et les autres apôtres ne cessent d'alléguer ce que Moïse a dit, ce qu'il a écrit (2), ce que les prophètes ont dit et écrit après Moïse. Jésus-Christ appelle en témoignage la loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes (3), comme des témoins qui déposent tous de la même vérité. S'il veut expliquer ses mystères, il commence par Moïse et par les

 

1 Act., III, 22; VII, 22, etc. — 2 Rom., X, 5 , 19. — 3 Luc, XXIV, 44

(a) Titre ajouté dans la IIIe édition.

 

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Prophètes (1) ; et quand il dit aux Juifs que Moïse a écrit de lui (2), il pose pour fondement ce qu'il y avait de plus constant parmi eux, et les ramène à la source même de leurs traditions.

Voyons néanmoins ce qu'on oppose à une autorité ai reconnue, et au consentement de tant de siècles : car puisque de nos jours on a bien osé publier en toute sorte de langues des livres contre l'Ecriture, il ne faut point dissimuler ce qu'on dit pour décrier ses antiquités. Que dit-on donc pour autoriser la supposition du Pentateuque ? et que peut-on objecter à une tradition de trois mille ans soutenue par sa propre force et par la suite des choses ? Rien de suivi, rien de positif, rien d'important ; des chicanes sur des nombres, sur des lieux, ou sur des noms : et de telles observations, qui dans toute autre matière ne passeraient tout au plus que pour de vaines curiosités incapables de donner atteinte au fond des choses, nous sont ici alléguées comme faisant la décision de l'affaire la plus sérieuse qui fut jamais.

Il y a, dit-on, des difficultés dans l'histoire de l'Ecriture. Il y en a sans doute qui n'y seraient pas si le livre était moins ancien, ou s'il avait été supposé, comme on l'ose dire, par un homme habile et industrieux ; si l'on eût été moins religieux à le donner tel qu'on le trouvait, et qu'on eût pris la liberté d'y corriger ce qui faisait de la peine. Il y a les difficultés que fait un long temps, lorsque les lieux ont changé de nom ou d'état : lorsque les dates sont oubliées : lorsque les généalogies ne sont plus connues ; qu'il n'y a plus de remède aux fautes qu'une copie tant sait peu négligée introduit si aisément en de telles choses ; ou que des faits échappés à la mémoire des hommes laissent de l'obscurité dans quelque partie de l'histoire. Mais enfin cette obscurité est-elle dans la suite même, ou dans le fond de l'affaire? Nullement : tout y est suivi ; et ce qui reste d'obscur ne sert qu'à faire voir dans les Livres saints une antiquité plus vénérable.

Mais il y a des altérations dans le texte : les anciennes versions ne s'accordent pas ; l'hébreu en divers endroits est différent de lui-même ; et le texte des Samaritains, outre le mot qu'on les accuse d'y avoir changé exprès (3) en faveur de leur temple de

 

1 Luc, XXIV, 27. — 2 Joan., V, 46, 47. — 3 Deut., XXVII, 4.

 

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Garizim , diffère encore en d'autres endroits de celui des Juifs. Et de là que conclura-t-on ? que les Juifs ou Esdras auront supposé le Pentateuque au retour de la captivité ? C'est justement tout le contraire qu'il faudrait conclure. Les différences du samaritain ne servent qu'à confirmer ce que nous avons déjà établi, que leur texte est indépendant de celui des Juifs. Loin qu'on puisse s'imaginer que ces schismatiques aient pris quelque chose des Juifs et d'Esdras, nous avons vu au contraire que c'est en haine des Juifs et d'Esdras, et en haine du premier et du second temple, qu'ils ont inventé leur chimère de Garizim. Qui ne voit donc qu'ils auraient plutôt accusé les impostures des Juifs que de les suivre ? Ces rebelles qui ont méprisé Esdras et tous les prophètes des Juifs, avec leur temple et Salomon qui l'avait bâti, aussi bien que David qui en avait désigné le lieu, qu'ont-ils respecté dans leur Pentateuque, sinon une antiquité supérieure non-seulement à celle d'Esdras et des prophètes, mais encore à celle de Salomon et de David, en un mot l'antiquité de Moïse dont les deux peuples conviennent ? Combien donc est incontestable l'autorité de Moïse et du Pentateuque, que toutes les objections ne font qu'affermir.

Mais d'où viennent (a) ces variétés des textes et des versions? D'où viennent-elles en effet, sinon de l'antiquité du livre même, qui a passé par les mains de tant de copistes depuis tant de siècles que la langue dans laquelle il est écrit a cessé d'être commune? Mais laissons les vaines disputes, et tranchons en un mot la difficulté par le fond. Qu'on me dise s'il n'est pas constant que de toutes les versions, et de tout le texte quel qu'il soit, il en reviendra toujours les mêmes lois, les mêmes miracles, les mêmes prédictions , la même suite d'histoire, le même corps de doctrine, et enfin la même substance. En quoi nuisent après cela les diversités des textes? Que nous fallait-il davantage que ce fond inaltérable des Livres sacrés, et que pouvions-nous demander de plus à la divine providence? Et pour ce qui est des versions, est-ce une marque de supposition ou de nouveauté, que la langue de l'Ecriture sait si ancienne qu'on en ait perdu les délicatesses, et

 

(a) Mais enfin d'où viennent.

 

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qu'on se trouve empêché à en rendre toute l'élégance ou toute la force dans la dernière rigueur? N'est-ce pas plutôt une preuve de la plus grande antiquité? Et si on veut s'attacher aux petites choses, qu'on me dise si de tant d'endroits où il y a de l'embarras, on en a jamais rétabli un seul (a) par raisonnement ou par conjecture. On a suivi la foi des exemplaires; et comme la tradition n'a jamais permis que la saine doctrine put être altérée, on a cru que les autres fautes, s'il y en restait, ne serviraient qu'à prouver qu'on n'a rien ici innové par son propre esprit.

Mais enfin, et voici le fort de l'objection, n'y a-t-il pas des choses ajoutées dans le texte de Moïse, et d'où vient qu'on trouve sa mort à la fin du livre qu'on lui attribue? Quelle merveille que ceux qui ont continué son histoire aient ajouté sa Un bienheureuse au reste de ses actions, afin de faire du tout un même corps? Pour les autres additions, voyons ce que c'est. Est-ce quelque loi nouvelle, ou quelque nouvelle cérémonie, quelque dogme, quelque miracle, quelque prédiction? On n'y songe seulement pas : il n'y en a pas le moindre soupçon ni le moindre indice : c'eût été ajouter à l'oeuvre de Dieu : la loi l'avait défendu (1), et le scandale qu'on eût causé eût été horrible. Quoi donc? on aura continué peut-être une généalogie commencée; on aura peut-être expliqué un nom de ville changé par le temps; à l'occasion de la manne dont le peuple a été nourri durant quarante ans, on aura marqué le temps où cessa cette nourriture céleste, et ce fait écrit depuis dans un autre livre (2), sera demeuré par remarque dans celui de Moïse 8, comme un fait constant et public dont tout le peuple était témoin; quatre ou cinq remarques de cette nature faites par Josué, ou par Samuel, ou par quelque autre prophète d'une pareille antiquité, parce qu'elles ne regardaient que des faits notoires et où constamment il n'y avait point de difficulté, auront naturellement passé dans le teste; et la même tradition nous les aura apportées avec tout le reste : aussitôt tout sera perdu? Esdras sera accusé, quoique le samaritain,

 

1 Deut., IV, 2; XII, 32. Voyez ci-dessus, IIe part., pag. 384. — 2 Jos., V, 12. — 3  Exod., XVI, 35,

(a) Ire édit. : On en a rétabli un seul.

 

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où ces remarques se trouvent, nous montre qu'elles ont une antiquité non-seulement au-dessus d'Esdras, mais encore au-dessus (a) du schisme des dix tribus? N'importe; il faut que tout retombe sur Esdras. Si ces remarques venaient de plus haut, le Pentateuque serait encore plus ancien qu'il ne faut, et on ne pourrait assez révérer l'antiquité d'un livre dont les notes mêmes auraient un si grand âge. Esdras aura donc tout fait ; Esdras aura oublié qu'il voulait faire parler Moïse, et lui aura fait écrire si grossièrement comme déjà arrivé ce qui s'est passé après lui. Tout un ouvrage sera convaincu de supposition par ce seul endroit; l'autorité de tant de siècles et la foi publique ne lui servira plus de rien : comme si au contraire on ne voyait pas que ces remarques dont on se prévaut sont une nouvelle preuve de sincérité et de bonne foi, non-seulement dans ceux qui les ont faites,: mis encore dans ceux qui les ont transcrites. À-t-on jamais jugé de l'autorité, je ne dis pas d'un livre divin, mais de quelque livre que ce soit, par des raisons si légères? Mais c'est que l'Ecriture est un livre ennemi du genre humain ; il veut obliger les hommes à soumettre leur esprit à Dieu, et à réprimer leurs passions déréglées : il faut qu'il périsse; et à quelque prix que ce soit, il doit être sacrifié au libertinage.

Au reste ne croyez pas que l'impiété s'engage sans nécessité dans toutes les absurdités que vous avez vues. Si contre le témoignage du genre humain, et contre toutes les règles du bon sens, elle s'attache à ôter au Pentateuque et aux prophéties leurs auteurs toujours reconnus, et à leur contester leurs dates; c'est que les dates font tout en cette matière pour deux raisons. Premièrement, parce que des livres pleins de tant de faits miraculeux, qu'on y voit revêtus de leurs circonstances les plus particulières, et avancés non-seulement comme publics, maïs encore comme présents, s'ils eussent pu être démentis, auraient porté avec eux leur condamnation ; et au lieu qu'ils se soutiennent de leur propre poids, ils seraient tombés par eux-mêmes il y a longtemps. Secondement, parce que leurs dates étant une fois fixées, on ne peut plus effacer la marque infaillible d'inspiration divine

 

(a) IIe édit. ; Mais au-dessus.

 

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qu'ils portent empreinte dans le grand nombre et la longue suite des prédictions mémorables dont on les trouve remplis.

C'est pour éviter ces miracles et ces prédictions, que les impies sont tombés dans toutes les absurdités qui vous ont surpris. Mais qu'ils ne pensent pas échapper à Dieu : il a réservé à son Ecriture une marque de divinité qui ne souffre aucune atteinte. C'est le rapport des deux Testaments. On ne dispute pas du moins que tout l'Ancien Testament ne sait écrit devant le Nouveau. Il n'y a point ici de nouvel Esdras qui ait pu persuader aux Juifs d'inventer ou de falsifier leur Ecriture en faveur des chrétiens qu'ils persécutaient. Il n'en faut pas davantage. Par le rapport des deux Testaments, on prouve que l'un et l'autre est divin. Ils ont tous deux le même dessein et la même suite : l'un prépare la voie à la perfection que l'autre montre à découvert: l'un pose le fondement, et l'autre achève l'édifice; en un mot, l'un prédit ce que l'autre fait voir accompli.

Ainsi tous les temps sont unis ensemble, et un dessein éternel de la divine Providence nous est révélé. La tradition du peuple juif et celle du peuple chrétien ne font ensemble qu'une même suite de religion, et les Ecritures des deux Testaments ne font aussi qu'un même corps et un même livre.

 

CHAPITRE XXIX (a).
MOYEN FACILE DE REMONTER A LA SOURCE DE LA RELIGION, ET D'EN TROUVER LA VÉRITÉ DANS SON PRINCIPE.

 

Ces choses seront évidentes à qui voudra les considérer avec attention. Mais comme tous les esprits ne sont pas également capables d'un raisonnement suivi, prenons par la main les plus infirmes, et menons-les doucement jusqu'à l'origine.

Qu'ils considèrent d'un côté les institutions chrétiennes, et de l'autre celles des Juifs : qu'ils en recherchent la source, en commençant par les nôtres, qui leur sont plus familières, et qu'ils regardent attentivement les lois qui règlent nos mœurs : qu'ils

 

(a) Tout le chapitre, du commencement à la fin, addition laissée en manuscrit par l'auteur.

 

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regardent nos Ecritures, c'est-à-dire les quatre Evangiles, les Actes des Apôtres, les Epîtres apostoliques et l’Apocalypse; nos sacrements, notre sacrifice, notre culte; et parmi les sacrements, le baptême, où ils voient la consécration du chrétien sous l'invocation expresse de la Trinité ; l'Eucharistie, c'est-à-dire un sacrement établi pour conserver la mémoire de la mort de Jésus-Christ, et de la rémission des péchés qui y est attachée : qu'ils joignent à toutes ces choses le gouvernement ecclésiastique, la société de l'Eglise chrétienne en général, les églises particulières, les évêques, les prêtres, les diacres préposés pour les gouverner. Des choses si nouvelles, si singulières, si universelles, ont sans doute une origine. Mais quelle origine peut-on leur donner, sinon Jésus-Christ et ses disciples, puisqu'en remontant par degrés et de siècle en siècle, ou pour mieux dire d'année en année, on les trouve ici et non pas plus haut, et que c'est là que commencent, non-seulement ces institutions, mais encore le nom même de chrétien ? Si nous avons un Baptême, une Eucharistie, avec les circonstances que nous avons vues, c'est Jésus-Christ qui en est l'auteur. C'est lui qui a laissé à ses disciples ces caractères de leur profession, ces mémoriaux de ses œuvres, ces instruments de sa grâce. Nos saints Livres se trouvent tous publiés dès le temps des apôtres, ni plus tôt, ni plus tard; c'est en leur personne que nous trouvons la source de l'épiscopat. Que si parmi nos évêques il y en a un premier, on voit aussi une primauté parmi les apôtres; et celui qui est le premier parmi nous est reconnu dès l'origine du christianisme pour le successeur de celui qui était déjà le premier sous Jésus-Christ même, c'est-à-dire de Pierre, J'avance hardiment ces faits, et même le dernier comme constant, parce qu'il ne peut jamais être contesté de bonne foi, non plus que les autres, comme il serait aisé de le faire voir par ceux mêmes qui par ignorance ou par esprit de contradiction, ont le plus chicané là-dessus.

Nous voilà donc à l'origine des institutions chrétiennes. Avec la même méthode remontons à l'origine de celles des Juifs. Comme là nous avons trouvé Jésus-Christ, sans qu'on puisse seulement songer à remonter plus haut ; ici par les mêmes voies et par les

 

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mêmes raisons, nous serons obligés de nous arrêter à Moïse, ou de remonter aux origines que Moïse nous a marquées.

Les Juifs avaient comme nous, et ont encore en partie, leurs lois, leurs observances, leurs sacrements, leurs Ecritures, leur gouvernement, leurs pontifes, leur sacerdoce, le service de leur temple. Le sacerdoce était établi dans la famille d'Aaron, frère de Moïse. D'Aaron et de ses enfants venait la distinction des familles sacerdotales ; chacun reconnaissait sa tige, et tout venait de la source d'Aaron, sans qu'on pût remonter plus haut. La Pâque ni les autres fêtes ne pouvaient venir de moins loin. Dans la Pâque tout rappelait à la nuit où le peuple avait été affranchi de la servitude d'Egypte, et où tout se préparait à sa sortie. La Pentecôte ramenait aussi jour pour jour le temps où la loi avait été donnée, c'est-à-dire la cinquantième journée après la sortie d'Egypte. Un même nombre de jours séparait encore ces deux solennités. Les tabernacles où les tentes de feuillages verts, où de temps immémorial le peuple demeurait tous les ans sept jours et sept nuits entières, étaient l'image du long campement dans le désert durant quarante ans; et il n'y avait parmi les Juifs ni fête, ni sacrement, ni cérémonie qui n'eût été instituée ou confirmée par Moïse, et qui ne portât encore pour ainsi dire le nom et le caractère de ce grand législateur.

Ces religieuses observances n'étaient pas toutes de même antiquité. La circoncision, la défense de manger du sang, le sabbat même étaient plus anciens que Moïse et que la Loi, comme il paraît par l’Exode (1); mais le peuple savait toutes ces dates, et Moïse les avait marquées. La circoncision menait à Abraham, à l'origine de la nation, à la promesse de l'alliance (2). La défense de manger du sang menait à Noé et au déluge (3); et les révolutions du sabbat, à la création de l'univers et au septième jour béni de Dieu, où il acheva ce grand ouvrage (4). Ainsi tous les grands événements, qui pouvaient servir à l'instruction des fidèles, avaient leur mémorial parmi les Juifs; et ces anciennes observances mêlées avec celles que Moïse avait établies, réunissaient dans le peuple de Dieu toute la religion des siècles passés.

 

1 Exod., XVI, 23. — 2 Gen., XVII, 11. — 3 Ibid., IX, 4. — 4 Ibid., II, 3.

 

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Une partie de ces observances ne paraissent plus à présent dans le peuple juif. Le temple n'est plus, et avec lui devaient cesser les sacrifices et même le sacerdoce de la Loi. On ne connaît plus parmi les Juifs d'enfants d'Aaron, et toutes les familles sont confondues. Mais puisque tout cela était encore en son entier lorsque Jésus-Christ est venu, et que constamment il rapportait tout à Moïse, il n'en faudrait pas davantage pour demeurer convaincu qu'une chose si établie venait de bien loin, et de l'origine même de la nation.

Qu'ainsi ne soit; remontons plus haut, et parcourons toutes les dates où l'on nous pourrait arrêter. D'abord on ne peut aller moins loin qu'Esdras. Jésus-Christ a paru dans le second temple, et c'est constamment du temps d'Esdras qu'il a été rebâti. Jésus-Christ n'a cité de livres que ceux que les Juifs avaient mis dans leur Canon; mais suivant la tradition constante de la nation, ce Canon a été clos et comme scellé du temps d'Esdras, sans que jamais les Juifs aient rien ajouté depuis; et c'est ce que personne ne révoque en doute. C'est donc ici une double date, une époque, si vous voulez l'appeler ainsi, bien considérable pour leur histoire, et en particulier pour celle de leur Ecriture. Mais il nous a paru plus clair que le jour qu'il n'était pas possible de s'arrêter là, puisque là même tout est rapporté à une autre source. Moïse est nommé partout comme celui dont les livres révérés par tout le peuple, par tous les prophètes, par ceux qui vivaient alors, par ceux qui les avaient précédés, faisaient l'unique fondement de la religion judaïque. Ne regardons pas encore ces prophètes comme des hommes inspirés : qu'ils soient seulement, si l'on veut, des hommes qui avaient paru en divers temps et sous divers rois, et que l'on ait écoutés comme les interprètes de la religion; leur seule succession., jointe à celle de ces rois dont l'histoire est liée avec la leur, nous mène manifestement à la source de Moïse. Malachie, Aggée, Zacharie, Esdras, qui regardent la loi de Moïse comme établie de tout temps, touchent les temps de Daniel, où il paraît clairement qu'elle n'était pas moins reconnue. Daniel touche à Jérémie et à Ezéchiel, où l'on ne voit autre chose que Moïse, l'alliance faite sous lui, les commandements qu'il a laissés, les

 

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menaces et les punitions pour les avoir transgressés (1) : tous parlent de cette loi comme l'ayant goûtée dès leur enfance; et non-seulement ils l'allèguent comme reçue, mais encore ils ne font aucune action, ils ne disent pas un mot qui n'ait avec elle de secrets rapports.

Jérémie nous mène au temps du roi Josias, sous lequel il a commencé à prophétiser. La loi de Moïse était donc alors aussi connue et aussi célèbre que les écrits de ce prophète, que tout le peuple lisait de ses yeux, et que ses prédications que chacun écoutait de ses oreilles. En effet en quoi est-ce que la piété de ce prince est recommandable dans l'histoire sainte, si ce n'est pour avoir détruit dès son enfance tous les temples et tous les autels que cette loi défendait, pour avoir célébré avec un soin particulier les fêtes qu'elle commandait, par exemple celle de Pâque avec toutes les observances qu'on trouve encore écrites de mot à mot dans la Loi (2) ; enfin pour avoir tremblé avec tout son peuple à la vue des transgressions qu'eux et leurs pères avaient commises contre cette loi, et contre Dieu qui en était l'auteur (3)? Mais il n'en faut pas demeurer là. Ezéchias son aïeul avait célébré une Pâque aussi solennelle, et avec les mêmes cérémonies, et avec la même attention à suivre la loi de Moïse. Isaïe ne cessait de la prêcher avec les autres prophètes, non-seulement sous le règne d'Ézéchias, mais encore durant un long temps sous les règnes de ses prédécesseurs. Ce fut en vertu de cette loi qu'Ozias le bisaïeul d'Ezéchias, étant devenu lépreux, fut non-seulement chassé du temple, mais encore séparé du peuple avec toutes les précautions que cette loi avait prescrites (4). Un exemple si mémorable en la personne d'un roi, et d'un si grand roi, marque la Loi trop présente et trop connue de tout le peuple pour ne venir pas de plus haut. Il n'est pas moins aisé de remonter par Amasias, par Josaphat, par Asa, par Abia, par Roboam, à Salomon père du dernier, qui recommande si hautement la loi de ses pères par ces paroles des Proverbes : « Garde, mon fils, les préceptes de ton père; n'oublie pas

 

1 Jerem., XI, 1,etc; Bar., II, 2.; Ezech., XI, 12 ; XVIII; XXII; XXIII, etc.; Malach., IV, 4.— 2 II Paral., XXXV. — 3 IV Reg., XXII, XXIII; II Paral., XXXIV. — 4 IV Reg., XV, 5; II Paral., XXVI, 19, etc.; Lev., XIII ; Num., V, 2.

 

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la loi de ta mère. Attache les commandements de cette loi à ton cœur; fais-en un collier autour de ton cou : quand tu marcheras, qu'ils te suivent ; qu'ils te gardent dans ton sommeil ; et incontinent après ton réveil entretiens-toi avec eux, parce que le commandement est un flambeau, et la loi une lumière, et la voie de la vie une correction et une instruction salutaire (1). » En quoi il ne fait que répéter ce que son père David avait chanté : «La loi du Seigneur est sans tache; elle convertit les âmes: le témoignage du Seigneur est sincère, et rend sages les petits enfants: les justices du Seigneur sont droites, et réjouissent les cœurs : ses préceptes sont pleins de lumière-, ils éclairent les yeux (2). » Et tout cela, qu'est-ce autre, chose que la répétition et l'exécution de ce que disait la loi elle-même : « Que les préceptes que je te donnerai aujourd'hui soient dans ton cœur : raconte-les à tes enfants, et ne cesse de les méditer, sait que tu demeures dans ta maison, ou que tu marches dans les chemins; quand tu te couches le soir, ou le matin quand tu te lèves. Tu les lieras à ta main comme un signe; ils seront mis et se remueront dans des rouleaux devant tes yeux, et tu les écriras à l'entrée sur la porte de ta maison (3)?» Et on voudrait qu'une loi qui devait être si familière, et si fort entre les mains de tout le monde, pût venir par des voies cachées, ou qu'on put jamais l'oublier, et que ce fut une illusion qu'on eût faite à tout le peuple, que de lui persuader que c'était la loi de ses pères, sans qu'il en eût vu de tout temps des monuments incontestables ?

Enfin puisque nous en sommes à David et à Salomon, leur ouvrage le plus mémorable, celui dont le souvenir ne s'était jamais effacé dans la nation, c'était le temple. Mais qu'ont fait après tout ces deux grands rois, lorsqu'ils ont préparé et construit cet édifice incomparable ? qu'ont-ils fait que d'exécuter la loi de Moïse, qui ordonnait de choisir un lieu où l’on célébrât le service de toute la nation (4), où s'offrissent les sacrifices que Moïse avait prescrits, où l'on retirât l'arche qu'il avait construite dans le désert, dans lequel enfin on mît en grand le tabernacle que

 

1 Prav., VI, 20, 21, 22, 23. — 2 Ps. XVIII, 8, 9. — 3 Deut., VI, 6, 7, 8, 9. — 4 Deut., XII, 5 ; XIV, 23 ; XV, 20; XVI, 2, etc.

 

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Moïse avait fait bâtir pour être le modèle du temple futur? de sorte qu'il n'y a pas un seul moment où Moïse et sa loi n'ait été vivante ; et la tradition de ce célèbre législateur remonte de règne en règne et presque d'année eu année jusqu'à lui-même.

Avouons que la tradition de Moïse est trop manifeste et trop suivie pour donner le moindre soupçon de fausseté, et que les temps dont est composée cette succession se touchent de trop près pour laisser la moindre jointure et le moindre vide où la supposition put être placée. Mais pourquoi nommer ici la supposition? Il n'y faudrait pas seulement penser, pour peu qu'on eût de bon sens. Tout est rempli, tout est gouverné, tout est pour ainsi dire éclairé de la loi et des Livres de Moïse. On ne peut les avoir oubliés un seul moment; et il n'y aurait rien de moins soutenable que de vouloir s'imaginer que l'exemplaire qui en fut trouvé dans le temple par Helcias souverain pontife (1) à la dix-huitième année de Josias, et apporté à ce prince, fût le seul qui restât alors. Car qui aurait détruit les autres? Que seraient devenues les Bibles d'Osée, d'Isaïe, d'Amos, de Michée et des autres, qui écrivaient immédiatement devant ce temps, et de tous ceux qui les avaient suivis dans la pratique de la piété ? Où est-ce que Jérémie aurait appris l'Ecriture sainte, lui qui commença à prophétiser avant cette découverte , et dès la treizième année de Josias? Les prophètes se sont bien plaints que l'on transgressait la loi de Moïse, mais non pas qu'on en eût perdu jusqu'aux livres. On ne lit point, ni qu'Achaz, ni que Manassès, ni qu'Amon, ni qu'aucun de ces rois impies qui ont précédé Josias aient tâché de les supprimer. Il y aurait eu autant de folie et d'impossibilité que d'impiété dans cette entreprise, et la mémoire d'un tel attentat ne se serait jamais effacée : et quand ils auraient tenté la suppression de ce divin Livre dans le royaume de Juda, leur pouvoir ne s'étendait pas sur les terres du royaume d'Israël, où il s'est trouvé conservé. On voit donc bien que ce livre, que le souverain pontife fit apporter à Josias, ne peut avoir été autre chose qu'un exemplaire plus correct et plus authentique, fait sous les rois précédons et déposé dans le temple, ou plutôt sans hésiter

 

1 IV Reg., XXII, 10 ; II Paral., XXXIV, 14.

 

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l'original de Moïse, que ce sage législateur avait « ordonné qu'on mît à côté de l'arche en témoignage contre tout le peuple (1). » C'est ce qu'insinuent ces paroles de l'histoire sainte : « Le pontife Helcias trouva dans le temple le Livre de la loi de Dieu par la main de Moïse (2). » Et de quelque sorte qu'on entende ces paroles, il est bien certain que rien n'était plus capable de réveiller le peuple endormi, et de ranimer son zèle à la lecture de la loi peut-être alors trop négligée, qu'un original de cette importance laissé dans le sanctuaire par les soins et par l'ordre de Moïse, en témoignage contre les révoltes et les transgressions du peuple, sans qu'il sait besoin de se figurer la chose du monde la plus impossible, c'est-à-dire la loi de Dieu oubliée ou réduite à un exemplaire. Au contraire on voit clairement que la découverte de ce Livre n'apprend rien de nouveau au peuple, et ne fait que l'exciter à prêter une oreille plus attentive à une voix qui lui était déjà connue. C'est ce qui fait dire au roi : « Allez et priez le Seigneur pour moi et pour les restes d'Israël et de Juda, afin que la colère de Dieu ne s'élève point contre nous au sujet des paroles écrites dans ce Livre, puisqu'il est arrivé de si grands maux à nous et à nos pères pour ne les avoir point observées (3). »

Après cela il ne faut plus se donner la peine d'examiner en particulier tout ce qu'ont imaginé les incrédules, les faux savants, les faux critiques, sur la supposition des Livres de Moïse. Les mêmes impossibilités qu'on y trouvera en quelque temps que ce soit, par exemple, dans celui d'Esdras, règnent partout. On trouvera toujours également dans le peuple une répugnance invincible à regarder comme ancien ce dont il n'aura jamais entendu parler, et comme venu de Moïse et déjà connu et établi ce qui viendra de leur être mis tout nouvellement entre les mains.

Il faut encore se souvenir de ce qu'on ne peut jamais assez remarquer, des dix tribus séparées. C'est la date la plus remarquable dans l'histoire de la nation, puisque c'est alors qu'il se forma un nouveau royaume, et que celui de David et de Salomon fut divisé en deux. Mais puisque les Livres de Moïse sont demeurés dans les deux partis ennemis comme un héritage commun,

 

1 Deut., XXXI, 26. — 2 II Paral., XXXIV, 14. — 3 II Paral., XXXIV, 21.

 

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ils venaient par conséquent des pères communs avant la séparation ; par conséquent aussi ils venaient de Salomon, de David, de Samuel qui l'avait sacré ; d'Héli, sous qui Samuel encore enfant avait appris le culte de Dieu et l'observance de la loi : de cette loi que David célébrait dans ses Psaumes chantés de tout le monde, et Salomon dans ses sentences que tout le peuple avait entre les mains. De cette sorte si haut qu'on remonte, on trouve toujours la loi de Moïse établie, célèbre, universellement reconnue, et on ne se peut reposer qu'en Moïse même ; comme dans les archives chrétiennes on ne peut se reposer que dans les temps de Jésus-Christ et des apôtres.

Mais là que trouverons-nous, que trouverons-nous dans ces deux points fixes de Moïse et de Jésus-Christ, sinon, comme nous l'avons déjà vu, des miracles visibles et incontestables en témoignage de la mission de l'un et de l'autre. «D'un côté, les plaies de l'Egypte, le passage de la mer Rouge, la loi donnée sur le mont Sinaï, la terre entr'ouverte, et toutes les autres merveilles dont on disait à tout le peuple qu'il avait été lui-même le témoin ; et de l'autre, des guérisons sans nombre, des résurrections de morts, et celle de Jésus-Christ même attestée par ceux qui l’avaient  vue, et soutenue jusqu'à la mort; c'est-à-dire tout ce qu'on pouvait souhaiter pour assurer la vérité d'un fait, puisque Dieu même, je ne craindrai pas de le dire, ne pouvait rien faire de plus clair pour établir la certitude du fait, que de le réduire au témoignage des sens, ni une épreuve plus forte pour établir la sincérité des témoins, que celle d'une cruelle mort.

Mais après qu'en remontant des deux côtés, je veux dire du côté des Juifs et de celui des chrétiens, on a trouvé une origine si certainement miraculeuse et divine, il restait encore pour achever l'ouvrage, de faire voir la liaison de deux institutions si manifestement venues de Dieu. Car il faut qu'il y ait un rapport entre ses œuvres, que tout sait d'un même dessein, et que la loi chrétienne qui se trouve la dernière, se trouve attachée à l'autre. C'est aussi ce qui ne peut être nié. On ne doute pas que les Juifs n'aient attendu et n'attendent encore un Christ; et les prédictions dont ils sont les porteurs ne permettent pas de

 

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douter que ce Christ promis aux Juifs ne sait celui que nous croyons.

 

CHAPITRE XXX.
LES PRÉDICTIONS RÉDUITES A TROIS FAITS PALPABLES : PARABOLE DU FILS DE DIEU QUI EN ÉTABLIT LA LIAISON (a).

 

Et à cause que la discussion des prédictions particulières, quoiqu'en soi pleine de lumière, dépend de beaucoup de faits que tout le monde ne peut pas suivre également, Dieu en a choisi quelques-uns qu'il a rendus sensibles aux plus ignorans. Ces faits illustres, ces faits éclatants dont tout l'univers est témoin, sont les faits (b) que j'ai tâché jusques ici de vous faire suivre ; c'est-à-dire la désolation du peuple juif et la conversion des gentils arrivées ensemble, et toutes deux précisément d'ans le même temps que l'Evangile a été prêché, et que Jésus-Christ a paru.

Ces trois choses unies dans l'ordre des temps, l'étaient encore beaucoup davantage dans Tordre des conseils de Dieu. Vous les avez vues marcher ensemble dans les anciennes prophéties : mais Jésus-Christ Adèle interprète des prophéties et des volontés de son Père, nous a encore mieux expliqué cette liaison dans son Evangile. Il le fait dans la parabole de la vigne (1) si familière aux prophètes. Le père de famille avait planté cette vigne, c'est-à-dire la religion véritable fondée sur son alliance; et l'avait donnée à cultiver à des ouvriers, c'est-à-dire aux Juifs. Pour en recueillir les fruits, il envoie à diverses fois ses serviteurs} qui sont les prophètes. Ces ouvriers infidèles les font mourir. Sa bonté le porte à leur envoyer son propre Fils. Ils le traitent encore plus mal que les serviteurs. A la fin il leur ôte sa vigne, et la donne à d'autres ouvriers : il leur ôte la grâce de son alliance pour la donner aux gentils.

Ces trois choses devaient donc concourir ensemble, l'envoi du Fils de Dieu, la réprobation des Juifs et la vocation des gentils. Il ne faut plus de commentaire à la parabole que l'événement a interprétée.

 

1 Matth., XXI, 33 et seq.

(a) Ire édit. : Pas de titre. — (b) Sont, Monseigneur, les faits.

 

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Vous avez vu que les Juifs avouent que le royaume de Juda et l'état de leur république a commencé à tomber dans les temps d'Hérode, et lorsque Jésus-Christ est venu au monde. Mais si les altérations qu'ils faisaient à la loi de Dieu leur ont attiré une diminution si visible de leur puissance, leur dernière désolation qui dure encore, devait être la punition d'un plus grand crime.

Ce crime est visiblement leur méconnaissance envers leur Messie, qui venait les instruire et les affranchir. C'est aussi depuis ce temps qu'un joug de fer est sur leur tête ; et iis en seraient accablés, si Dieu ne les réservait à servir un jour ce Messie qu'ils ont crucifié.

Voilà donc déjà un fait avéré et public ; c'est la ruine totale de l'état du peuple juif dans le temps de Jésus-Christ. La conversion des gentils qui devait arriver dans le même temps, n'est pas moins avérée. En même temps que l'ancien culte est détruit dans Jérusalem avec le temple, l'idolâtrie est attaquée de tous côtés; et les peuples qui depuis tant de milliers d'aunées avaient oublié leur créateur, se réveillent d'un si long assoupissement.

Et afin que tout convienne, les promesses spirituelles sont développées par la prédication de l'Evangile, dans le temps que le peuple juif qui n'en avait reçu que de temporelles, réprouvé manifestement pour son incrédulité, et captif par toute la terre, n'a plus de grandeur humaine à espérer. Alors Je ciel est promis à ceux qui souffrent persécution pour la justice; les secrets de la vie future sont prêches ; et la vraie béatitude est montrée loin de ce séjour où règne la mort, où abondent le péché et tous les maux.

Si on ne découvre pas ici un dessein toujours soutenu et toujours suivi ; si on n'y voit pas un même ordre des conseils de Dieu qui prépare dès l'origine du monde ce qu'il achève à la fin des temps, et qui sous divers états, mais avec une succession toujours constante, perpétue aux yeux de tout l'univers la sainte société où il veut être servi : on mérite de ne rien voir, et d'être livré à son propre endurcissement comme au plus juste et au plus rigoureux de tous les supplices.

Et afin que cette suite du peuple de Dieu fût claire aux moins

 

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clairvoyans, Dieu la rend sensible et palpable par des faits que personne ne peut ignorer, s'il ne ferme volontairement les yeux à la vérité. Le Messie est attendu par les Hébreux ; il vient, et il appelle les gentils, comme il avait été prédit. Le peuple qui le reconnaît comme venu, est incorporé au peuple qui l'attendait, sans qu'il y ait entre deux un seul moment d'interruption : ce peuple est répandu par toute la terre : les gentils ne cessent de s'y agréger ; et cette Eglise que Jésus-Christ a établie sur la pierre, malgré les efforts de l'enfer, n'a jamais été renversée.

 

CHAPITRE XXXI.
SUITE DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE, ET SA VICTOIRE MANIFESTE SUR TOUTES LES SECTES (a).

 

Quelle consolation aux enfants de Dieu ! mais quelle conviction de la vérité, quand ils voient que d'Innocent XI qui remplit aujourd'hui si dignement le premier Siège de l'Eglise, on remonte sans interruption jusqu'à saint Pierre établi par Jésus-Christ prince des apôtres : d'où en reprenant les pontifes qui ont servi sous la loi, on va jusqu'à Aaron et jusqu'à Moïse; de là jusqu'aux patriarches, et jusqu'à l'origine du monde ! Quelle suite, quelle tradition, quel enchaînement merveilleux ! Si notre esprit naturellement incertain, et devenu par ses incertitudes le jouet de ses propres raisonnements, a besoin dans les questions où il y va du salut, d'être fixé et déterminé par quelque autorité certaine : quelle plus grande autorité que celle de l'Eglise catholique, qui réunit en elle-même toute l'autorité des siècles passés, et les anciennes traditions du genre humain jusqu'à sa première origine ?

Ainsi la société que Jésus-Christ attendu durant tous les siècles passés, a enfin fondée sur la pierre, et où saint Pierre et ses successeurs doivent présider par ses ordres, se justifie elle-même par sa propre suite, et porte dans son éternelle durée le caractère de la main de Dieu.

C'est aussi cette succession, que nulle hérésie, nulle secte,

 

(a) Titre ajouté dans la IIIe édition.

 

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nulle autre société que la seule Eglise de Dieu n'a pu se donner. Les fausses religions ont pu imiter l'Eglise eu beaucoup de choses, et surtout elles l'imitent en disant, comme elle, que c'est Dieu qui les a fondées : mais ce discours en leur bouche n'est qu'un discours en l'air. Car si Dieu a créé le genre humain ; si le créant à son image, il n'a jamais dédaigné de lui enseigner le moyen de le servir et de lui plaire, toute secte qui ne montre pas sa succession depuis l'origine du monde n'est pas de Dieu.

Ici tombent aux pieds de l'Eglise toutes les sociétés et toutes les sectes que les hommes ont établies au dedans ou au dehors du christianisme. Par exemple, le faux prophète des Arabes a bien pu se dire envoyé de Dieu ; et après avoir trompé des peuples souverainement ignorants, il a pu profiter des divisions de son voisinage pour y étendre par les armes une religion toute sensuelle : mais ni il n'a osé supposer qu'il ait été attendu, ni enfin il n'a pu donner, ou à sa personne, ou à sa religion, aucune liaison réelle ni apparente avec les siècles passés. L'expédient qu'il a trouvé pour s'en exempter est nouveau. De peur qu'on ne voulût rechercher dans les Ecritures des chrétiens des témoignages de sa mission, semblables à ceux que Jésus-Christ trouvait dans les Ecritures des Juifs, il a dit que les chrétiens et les Juifs avaient falsifié tous leurs livres. Ses sectateurs ignorants l’en ont cru sur sa parole six cents ans après Jésus-Christ ; et il s'est annoncé lui-même, non-seulement sans aucun témoignage précédent, mais encore sans que ni lui ni les siens aient osé ou supposer, ou promettre aucun miracle sensible qui ait pu autoriser sa mission. De même les hérésiarques qui ont fondé des sectes nouvelles parmi les chrétiens, ont bien pu rendre la foi plus facile, et en même temps moins soumise, en niant les mystères (a) qui passent les sens, fis ont bien pu éblouir les hommes par leur éloquence et par une apparence de piété, les remuer par leurs passions, les engager par leurs intérêts, les attirer par la nouveauté et par le libertinage, sait par celui de l'esprit, sait même par celui des sens; en un mot, ils ont pu facilement, ou se tromper, ou tromper les autres, car il n'y a rien de plus humain : mais outre qu’ils

 

(a) 1re édit. : Ont bien pu rendre la foi plus facile, en niant les mystères.

 

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n'ont pas pu même se vanter d'avoir fait aucun miracle en public, ni réduire leur religion à des faits positifs dont leurs sectateurs fussent témoins, il y a toujours un fait malheureux pour eux, que jamais ils n'ont pu couvrir ; c'est celui de leur nouveauté. Il paraîtra toujours aux yeux de tout l'univers, qu'eux et la secte qu'ils ont établie ne sera détachée de ce grand corps et de cette Eglise ancienne que Jésus-Christ a fondée, où saint Pierre et ses successeurs tenaient la première place, dans laquelle toutes les sectes les ont trouvés établis. Le moment de la séparation sera toujours si constant, que les hérétiques eux-mêmes ne le pourront désavouer, et qu'ils n'oseront pas seulement tenter de se faire venir de la source par une suite qu'on n'ait jamais vue s'interrompre. C'est le faible inévitable de toutes les sectes que les hommes ont établies. Nul ne peut changer les siècles passés, ni se donner des prédécesseurs, ou faire qu'il les ait trouvés en possession. La seule Eglise catholique remplit tous les siècles précédents par une suite qui ne lui peut être contestée. La Loi vient au-devant de l'Evangile ; la succession de Moïse et des patriarches ne fait qu'une même suite avec celle de Jésus-Christ : être attendu, venir, être reconnu par une postérité qui dure autant que le monde, c'est le caractère du Messie en qui nous croyons. «Jésus-Christ est aujourd'hui, il était hier, et il est aux siècles des siècles (1). »

Ainsi outre l’avantage qu'a l'Eglise de Jésus-Christ, d'être seule fondée sur des faits miraculeux et divins qu'on a écrits hautement et sans crainte d'être démenti dans le temps qu'ils sont arrivés, voici en faveur de ceux qui n'ont pas vécu dans ces temps, un miracle toujours subsistant, qui confirme la vérité de tous les autres ; c'est la suite de la religion toujours victorieuse des erreurs qui ont tâché de la détruire. Vous y pouvez joindre encore une autre suite, et c'est la suite visible d'un continuel châtiment sur les Juifs qui n'ont pas reçu le Christ promis à leurs pères.

Ils l'attendent néanmoins encore, et. leur attente toujours frustrée fait une partie de leur supplice. Ils l'attendent, et font voir

 

1 Hebr., XIII, 8.

 

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en l'attendant qu'il a toujours été attendu. Condamnés par leurs propres livres, ils assurent la vérité de la religion ; ils en portent pour ainsi dire toute la suite écrite sur leur front : d'un seul regard on voit ce qu'ils ont été, pourquoi ils sont comme on les voit, et à quoi ils sont réservés.

Ainsi quatre ou cinq faits authentiques et plus clairs que la lumière du soleil, font voir notre religion aussi ancienne que le monde. Ils montrent par conséquent, qu'elle n'a point d'autre auteur que celui qui a fondé l'univers, qui tenant tout en sa main, a pu seul et commencer et conduire un dessein où tous les siècles sont compris.

Il ne faut donc plus s'étonner, comme on fait ordinairement, de ce que Dieu nous propose à croire tant de choses si dignes de lui, et tout ensemble si impénétrables à l'esprit humain : mais plutôt il faut s'étonner de ce qu'ayant établi la foi sur une autorité si ferme et si manifeste, il reste encore dans le monde des aveugles et des incrédules.

Nos passions désordonnées, notre attachement à nos sens, et notre orgueil indomptable en sont la cause. Nous aimons mieux tout risquer que de nous contraindre : nous aimons mieux croupir dans notre ignorance que de l'avouer : nous aimons mieux satisfaire une vaine curiosité, et nourrir dans notre esprit indocile la liberté de penser tout ce qu'il nous plaît, que de ployer sous le joug de l’autorité divine.

De là vient qu'il y a tant d'incrédules, et Dieu le permet ainsi pour l'instruction de ses enfants. Sans les aveugles, sans les sauvages, sans les infidèles qui restent, et dans le sein même du christianisme, nous ne connaîtrions pas assez la corruption profonde de notre nature, ni  l’abîme d'où Jésus-Christ nous a tirés. Si sa sainte vérité n'était contredite, nous ne verrions pas la merveille qui l'a fait durer parmi tant de contradictions, et nous oublierions à la fin que nous sommes sauvés par la grâce. Maintenant l'incrédulité des uns humilie les autres ; et les rebelles qui s'opposent aux desseins de Dieu font éclater la puissance par laquelle, indépendamment de toute autre chose, il accomplit les promesses qu'il a faites à son Eglise.

 

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Qu'attendons-nous donc à nous soumettre? Attendons-nous que Dieu fasse toujours de nouveaux miracles; qu'il les rende inutiles en les continuant ; qu'il y accoutume nos yeux comme ils le sont au cours du soleil et à toutes les autres merveilles de la nature? Ou bien attendons-nous que les impies et les opiniâtres se taisent; que les gens de bien et les libertins rendent un égal témoignage à la vérité ; que tout le monde d'un commun accord la préfère à sa passion; et que la fausse science, que la seule nouveauté fait admirer, cesse de surprendre les hommes ? N'est-ce pas assez que nous voyions qu'on ne peut combattre la religion sans montrer par de prodigieux égarements qu'on a le sens renversé, et qu'on ne se défend plus que par présomption ou par ignorance ? L'Eglise victorieuse des siècles et des erreurs, ne pourra-t-elle pas vaincre dans nos esprits les pitoyables raisonnements qu'on lui oppose ; et les promesses divines que nous voyons tous les jours s'y accomplir, ne pourront-elles nous élever au-dessus des sens?

Et qu'on ne nous dise pas que ces promesses demeurent encore en suspens, et que comme elles s'étendent jusqu'à la fin du monde, ce ne sera qu'à la fin du monde que nous pourrons nous vanter d'en avoir vu l'accomplissement. Car au contraire ce qui s'est passé nous assure de l'avenir : tant d'anciennes prédictions si visiblement accomplies, nous font voir qu'il n'y aura rien qui ne s'accomplisse ; et que l'Eglise contre qui l'enfer, selon la promesse du Fils de Dieu, ne peut jamais prévaloir, sera toujours subsistante jusqu'à la consommation des siècles, puisque Jésus-Christ véritable en tout n'a point donné d'autres bornes à sa durée.

Les mêmes promesses nous assurent la vie future. Dieu qui s'est montré si fidèle en accomplissant ce qui regarde le siècle présent, ne le sera pas moins à accomplir ce qui regarde le siècle futur, dont tout ce que nous voyons n'est qu'une préparation ; et l'Eglise sera sur la terre toujours immuable et invincible, jusqu'à ce que ses enfants étant ramassés, elle sait toute entière transportée au ciel, qui est son séjour véritable.

Pour ceux qui seront exclus de cette Cité céleste, une rigueur éternelle leur est réservée ; et après avoir perdu par leur faute

 

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une bienheureuse éternité, il ne leur restera plus qu'une éternité malheureuse.

Ainsi les conseils de Dieu se terminent par un état immuable ; ses promesses et ses menaces sont également certaines ; et ce qu'il exécute dans le temps, assure ce qu'il nous ordonne ou d'espérer ou de craindre dans l'éternité.

Voilà ce que vous apprend la suite de la religion mise en abrégé devant vos yeux. Par le temps elle vous conduit à l'éternité. Vous voyez un ordre constant dans tous les desseins de Dieu, et une marque visible de sa puissance dans la durée perpétuelle de son peuple. Vous reconnaissez que l'Eglise a une tige toujours subsistante, dont on ne peut se séparer sans se perdre ; et que ceux qui étant unis à cette racine, font des œuvres dignes de leur foi, s'assurent la vie éternelle.

Etudiez donc, Monseigneur, avec une attention particulière cette suite de l'Eglise (a), qui vous assure si clairement toutes les promesses de Dieu. Tout ce qui rompt cette chaîne, tout ce qui sort de cette suite, tout ce qui s'élève de soi-même, et ne vient pas en vertu des promesses faites à l'Eglise dès l'origine du monde, vous doit faire horreur. Employez toutes vos forces à rappeler dans cette unité tout ce qui s'en est dévoyé, et à faire écouter l'Eglise par laquelle le Saint-Esprit prononce ses oracles.

La gloire de vos ancêtres est non-seulement de ne l'avoir jamais abandonnée, mais de l'avoir toujours soutenue, et d'avoir mérité par là d'être appelés ses fils aînés, qui est sans doute le plus glorieux de tous leurs titres.

Je n'ai pas besoin de vous parler de Clovis, de Charlemagne, ni de saint Louis. Considérez seulement le temps où vous vivez, et de quel père Dieu vous a fait naître. Un roi si grand en tout se distingue plus par sa foi que par ses autres admirables qualités. D protège la religion au dedans et au dehors du royaume, et jusqu'aux extrémités du monde. Ses lois sont un des plus fermes remparts de l'Eglise. Son autorité révérée autant par le mérite de sa personne que par la majesté de son sceptre, ne se soutient jamais mieux que lorsqu'elle défend la cause de Dieu. On

 

(a) Etudiez donc, Monseigneur, mais étudiez avec attention cette suite.

 

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n'entend plus de blasphème ; l'impiété tremble devant lui : c'est ce roi marqué par Salomon, qui dissipe tout le mal par ses regards (1). S'il attaque l'hérésie par tant de moyens, et plus encore que n'ont jamais fait ses prédécesseurs, ce n'est pas qu'il craigne pour son trône ; tout est tranquille à ses pieds, et ses armes sont redoutées par toute la terre : mais c'est qu'il aime ses peuples, et que se voyant élevé par la main de Dieu à une puissance que rien ne peut égaler dans l'univers, il n'en connaît point de plus bel usage que de la faire servir à guérir les plaies de l'Eglise.

Imitez, Monseigneur, un si bel exemple, et laissez-le à vos descendais. Recommandez-leur l'Eglise plus encore que ce grand empire que vos ancêtres gouvernent depuis tant de siècles. Que votre auguste maison la première en dignité qui sait au monde, sait la première à défendre les droits de Dieu, et à étendre par tout l'univers le règne de Jésus-Christ qui la fait régner avec tant de gloire.

 

1 Prov., XX , 8.

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