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LIVRE V.

SAINT LOUIS IX (AN 1226).

 

Louis VIII, ayant bien prévu qu'il arriverait de grands troubles sous le règne de son fils aîné, qu'il laissait âgé d'onze ans et demi, avait fait jurer aux évêques et aux seigneurs qu'incontinent après sa mort ils le feraient couronner. Ils lui tinrent parole, et après avoir reconnu pour roi le jeune Louis, ils le mirent sous la tutelle de la reine Blanche sa mère, parce que plusieurs seigneurs témoignèrent que le roi en mourant l'avait déclarée régente. A peine le roi avait-il été sacré à Reims, le 29 novembre 1226, que la reine fut avertie de la conspiration que plusieurs princes avaient faite en Bretagne contre l'Etat. Elle ne leur donna point le loisir de se fortifier, et les ayant surpris au dépourvu, elle dissipa leur entreprise. Ensuite, pour donner ordre aux affaires du royaume, elle tint un parlement à Chinon, d'où étant partie, elle fut informée que les seigneurs attendaient le roi à Corbeil, pour se saisir de sa personne.

Ce fut Thibauld, comte de Champagne, qui lui donna cet avis. Si

 

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l'on en croit quelques auteurs, il était épris de la beauté de, la reine dès le vivant du roi défunt, et loin de s'en cacher, il prenait plaisir au contraire i déclarer sa passion. Il fit même pour la reine des vers tendres, qu'il eut la folie de publier ; nous les avons encore aujourd'hui. La reine se fâcha d'abord, et ensuite ne fit plus que rire, et se moqua devant tout le monde de la folie du comte. Mais les brouilleries étant survenues, cette princesse, aussi habile que chaste, résolut de se servir delà passion de ce seigneur pour les intérêts du roi.

Thibauld, en partie par la légèreté de son esprit, en partie parce qu'il était mécontent de la reine, s'était mis dans le parti des princes ligués ; mais comme ensuite elle l'exhorta avec douceur à prendre de meilleurs conseils, il fut tellement touché des façons de cette princesse, qu'il lui découvrit tous les desseins de la ligue. Ainsi étant si bien avertie, elle s'arrêta à Montlhéry, où les Parisiens par son ordre vinrent prendre le roi, et le ramenèrent triomphant à Paris.

Les troubles recommencèrent quelque temps après. Ce fut Henri III roi d'Angleterre qui soulevâmes mécontents. La reine trouva moyen de les apaiser, principalement le roi d'Angleterre et le comte de Bretagne ; puis, voyant qu'il ne restait plus dans le parti que Je seul Raymond comte de Toulouse, elle en vint facilement à bout, en tournant contre lui toutes les forces du royaume. Il fut obligé de rendre presque toutes ses places, et de donner en mariage sa fille unique, qui était son héritière, à Alfonse, frère du roi (1228). Celte princesse fut remise aussitôt entre les mains de Blanche, pour être élevée sous sa conduite. Les troubles ne cessèrent pas pour cela. Les seigneurs, excites par Robert comte de Dreux, renouvelèrent bientôt la guerre, sous prétexte qu'ils ne pouvaient souffrir que l'Etat fût entre les mains d'une femme étrangère, et d'un cardinal étranger.

Cet étranger, tant envié, était le cardinal Romain, Italien, dont la reine écoutait les conseils. Ils commencèrent à exciter les villes, à soulever les peuples par de faux bruits, à répandre des médisances contre la reine, et à lever des soldais de tous côtés. Ils engagèrent même dans leur parti Philippe comte de Boulogne, frère du roi défunt, en le flattant de l'espérance de le faire roi, et ils demeurèrent d'accord qu'une partie des seigneurs, après s'être rangés d'abord sous les étendards de Louis, passeraient tout d'un coup du côté des princes, dans l'instant qu'on donnerait la bataille. Par cet artifice, Louis serait tombé inévitablement entre leurs moins, si Thibauld comte de Champagne ne fût venu à son secours avec trois cents chevaux qui le dégagèrent.

La reine ayant appris que les princes ligués voulaient faire roi Enguerrand de Coucy, le fit savoir à Philippe comte de Boulogne, qu'elle détacha par ce moyen de leur parti. Ces seigneurs, brûlant néanmoins du désir de se venger de Thibauld, sous prétexte des démêlés qu'il avait avec Alix, reine de Chypre, résolurent entre eux que le duc de Bourgogne attaquerait la Champagne de son côté, pendant qu'ils y

 

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entreraient du côté de la France. Mais Blanche ne l'abandonna pas à leur fureur, et n'oublia pas les services qu'il avait rendus à l'Etat. Elle alla à son secours avec le roi, suivi des meilleures troupes de France.

Dès que l'armée parut, les princes envoyèrent prier le roi de ne point exposer sa personne; mais il leur fit savoir que les soldats ne combattraient pas qu'il ne fût à leur tête. Etonnés de cette réponse, ils l'envoyèrent prier d'accommoder l'affaire. Il répondit qu'il n'entrerait en aucun traité qu'ils ne fussent hors de la Champagne. Sur cette réponse, ils se retirèrent en désordre, en sorte que leur décampement ressemblait à une fuite. Le roi les ayant poussés bien loin hors de la province, termina le différend entre Thibauld et Alix, avec la satisfaction de l'un et de l'autre.

Quoique Louis eût de grandes obligations à la reine sa mère, de ce qu'elle avait si bien soutenu son autorité, il lui en avait encore beaucoup plus du soin qu'elle prônait à le faire élever dans la crainte de Dieu. Elle le faisait instruire par les personnes de la plus grande piété du royaume. Il entendait tous les dimanches la parole de Dieu; mais ce qui faisait une plus grande impression sur son esprit, c'est que la reine lui répétait tous les jours, que quelque tendresse qu'elle eût pour lui, elle aimerait mieux le voir mort, que de lui voir commettre un péché mortel.

Ce sentiment demeura si profondément gravé dans son cœur, que non-seulement il le conserva pendant tout le cours de sa vie; mais encore qu'il l'inspirait aux autres. Il demanda une fois au sire de Joinville, un des principaux seigneurs de sa cour, et qui u écrit son histoire, lequel des deux il aimerait mieux, ou d'être lépreux, ou d'avoir commis un péché mortel : il répondit qu'il aimerait mieux en avoir fait mille. Le roi le reprit sévèrement de celte parole, lui répétant plusieurs fois qu'il n'y avait point de pire lèpre que le péché qui souillait l'âme, et la rendait odieuse à Dieu pour toute l'éternité : cette pensée lui fut toujours présente dans tout le cours de sa vie. C'est ainsi qu'il faut instruire les princes, parée que rien ne demeure plus intimement dans le cœur des hommes que ce qu'ils y ont reçu dès l'enfance.

Par ces devoirs de piété, Blanche s'attira tellement la protection du Ciel, qu'elle réduisit tous ses ennemis, jusqu'à contraindre Pierre, appelé Mauclerc, comte de Bretagne, qui avait soulevé tous les autres, à venir demander pardon au roi.

Louis, ayant pris lui-même le gouvernement de l'Etat (1234), épousa Marguerite, fille aînée de Raymond comte de Provence, femme très-chaste et très-courageuse, avec laquelle il vécut en grande concorde, et avec beaucoup d'innocence et de sainteté. Béatrix sa sœur cadette épousa Charles comte d'Anjou, frère du roi. Raymond étant mort sans enfants mâles, Charles eut le comté de Provence, en vertu du testament

 

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de son beau-père, qui institua héritière sa fille Béatrix. Presque toutes les provinces voulaient avoir leurs soigneurs particuliers, les voir, leur faire leur cour, et ne se laissaient point unir à un plus grand empire.

Louis publia de très-saintes lois, par lesquelles il établissait le respect qui était dû aux choses sacrées, mettait un bon ordre dans les jugements, et réformait tous les obus. On pouvait venir à lui à toute heure, pour lui demander justice, même pendant qu'il était à la promenade; et on montre encore à Vincennes, les endroits où il jugeait, étant assis sous un arbre.

Pendant les voyages de la Cour, il envoyait toujours un prélat et un soigneur, pour informer dos dégâts, et les réparer. Il donnait les bénéfices avec une grande circonspection à ceux qu'il trouvait les plus savants et les plus pieux, afin que les peuples fussent édifiés par leur vie et par leur doctrine. Combien aurait-il été plus soigneux dans la distribution de toutes grâces, s'il eût eu à donner les évêchés et les grandes dignités de l'Eglise? Il favorisait le clergé, sans laisser affaiblir l'autorité de ses officiers. Il conservait soigneusement les anciennes coutumes du royaume ; et quoiqu'il fût très-attaché et très-soumis au saint Siège, il ne souffrait pas que la cour de Rome entreprit sur les anciens droits des prélats de l'Eglise gallicane.

On admirait sa sagesse, et il paraissait en tout le plus sage et le plus sensé de son conseil, encore qu'il y appelai les plus habiles gens du royaume. Il terminait sur-le-champ avec uni! netteté et un jugement admirables les choses qui demandaient une prompte résolution ; dans tout le reste il écoutait l'avis des personnes sages, qu'il digérait en lui-même durant quelques jours, sans dire mot, et puis il prenait sa résolution avec beaucoup de maturité et de prudence.

Il était doux et bienfaisant, d'un abord facile à tout le monde : il faisait manger avec lui les grands personnages de son royaume ; il aimait mieux gagner les esprits par la douceur, et les exalter par la récompense, que de faire tout par autorité. Il était doux à ses ennemis, et ne poursuivait pas toujours son droit par les armes ; mais il préférait les conseils de paix, et relâchait du sien autant que sa dignité et la sûreté publique le pouvaient souffrir.

Ainsi Louis aimait la paix, et ne fuyait point la guerre quand elle était nécessaire ; mois il la faisait courageusement, et s'y montrait vigoureux, et dans les conseils et dans l'exécution. Enfin, on voyait paraître dans ses actions et dans ses paroles, la justice, la constance, la sincérité, la douceur pour l'ordinaire, et aussi la sévérité, quand las conjonctures le demandaient. La France se trouvait heureuse de l'avoir tout ensemble pour roi et pour père.

Pendant qu'elle était en cet état, Grégoire IX avait excommunié et privé de l'empire l'empereur Frédéric II : ensuite il envoya des ambassadeurs à Louis, et lui demanda Robert comte d'Artois, son frère,

 

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pour le faire empereur. Les grands seigneurs du royaume, et le conseil du roi, répondirent qu'ils ne voyaient aucune raison d'attaquer l'empereur qui ne faisait aucun mal à la France; que le roi ne voulait faire la guerre à aucun prince chrétien qu'il n'y fût forcé; qu'au reste, les rois de France, qui tenaient un si grand, royaume par une succession héréditaire, étaient au-dessus des empereurs, qui n'étaient élevés à ce rang que par l'élection des princes; et que c'était assez d'honneur au comte d'Artois d'être frère d'un si grand roi.

Telle était la modération et la sagesse des conseils de ce prince, et telle la majesté de la monarchie française ; car les rois de France, appelés les grands rois par excellence, ont été regardés dans tous les. temps avec les empereurs, comme les deux plus illustres princes parmi les rois de l'Europe. Ils avaient des vassaux puissants, qui les reconnaissaient pour leurs seigneurs, par rapport aux terres qu'ils possédaient en France, et qui même, lorsqu'ils étaient revêtus de la royauté, ne dédaignaient pas de fléchir le genou devant eux, en leur rendant hommage. Tels étaient, par rapport à la France, les rois d'Angleterre et les rois de Navarre.

L'ingrat empereur Frédéric, nonobstant l'obligation qu'il avait à Louis, lui avait préparé des embûches, sous prétexte d'une conférence qu'il lui proposa; mais Louis se contenta de les éviter, sans songer à se venger de ce prince, ni à se joindre à ses ennemis. Le même empereur lui écrivit pour le prier de défendre avec lui la majesté des rois, violée en sa personne par le Pape, ou de juger la difficulté qu'il soumettait à son jugement, ou d'accommoder l'affaire en qualité d'arbitre et d'ami commun. Louis ne voulut point confondre avec les droits de l'empire, les droits beaucoup plus constants du royaume de France, ni se mêler dans la querelle d'autrui ; voyant d'ailleurs que les choses se poussaient avec trop d'aigreur, pour pouvoir être décidées à l'amiable par les régies de la justice.

Après une longue paix, il s'éleva une grande guerre du côté des Anglais (1242). Le sujet de cette guerre fut la révolte de Hugues comte de la Marche, que sa femme Isabelle avait porté à secouer le joug. Comme elle avait été reine d'Angleterre, et qu'elle était mère du roi d'Angleterre, cette princesse fière et orgueilleuse, ne pouvait se résoudre à céder à la comtesse de Poitiers, à quoi néanmoins elle se voyait obligée ; car le roi avait donné à Alphonse, son frère, le comté de Poitiers, duquel celui de la Marche relevait. Une telle sujétion était insupportable à cette femme orgueilleuse ; elle attira son mari dans ses sentiments, qui fit entendre au roi d'Angleterre son beau-fils, que s'il entrait dans le Poitou, tous les seigneurs du pays se joindraient aussitôt à lui. Cette raison l'obligea à jeter en France une armée nombreuse.

Louis n'oublia rien pour faire une paix raisonnable (1243) ; mais comme le roi d'Angleterre, par son orgueil naturel, rejeta toute sorte

 

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de propositions, lui de son côté porta toutes ses pensées à la guerre. L'armée d'Angleterre jointe à celle du comte de la Marche, était de moitié plus forte que celle de France. Louis ne laissa pas d'attaquer les places les mieux fortifiées du comte : il les prit et les fit raser. Isabelle, effrayée de ces progrès, lécha de le faire empoisonner. Cet attentat exécrable fut découvert, et le roi ayant rendu grâces à Dieu, qui l'avait délivré d'un si grand péril, fit la guerre avec plus de confiance contre des méchants et des impies.

Les deux armées s'étant rencontrées auprès du pont de Taillebourg, en sorte qu'il n'y avait que la Charente entre deux, Louis fit passer la rivière à gué à une partie de ses troupes, et passa lui-même sur le pont, après avoir forcé ceux qui le défendaient ; ensuite par sa valeur extraordinaire, il anima le courage des siens, et paraissant à leur tête l'épée à la main, il mit les ennemis en déroute, sans leur donner le temps de se rallier. Aussi la victoire fut-elle attribuée à sa valeur.

Le lendemain nos fourrageurs en petit nombre rencontrèrent quelques escadrons des ennemis : chacun étant venu au secours des siens, les deux rois y accoururent, et on se trouva engagé à une bataille générale. Les François pleins de courage sous la conduite de leur roi, et animés par la victoire du jour précédent, pressèrent si vivement les Anglais, qu'ils ne purent soutenir une attaque si vigoureuse. Henri oublia son ancienne fierté, et prit le premier la fuite. Il se renferma dans Saintes, et ne s'étant pas même trouvé en sûreté dans ses murailles, il s'enfuit durant la nuit.

La crainte de Louis, et de ses armes victorieuses, lui fit repasser la Garonne, et abandonner le comte de la Marche, qui fut bientôt mis à la raison, une partie de ses terres fut confisquée, et il fut rétabli dans l'autre : Isabelle obtint aussi sa grâce. Ainsi Louis fit la guerre avec autant de vigueur qu'il avait eu de désir de taira la paix; et Henri, qui avait paru si fier et si orgueilleux lorsqu'il s'était engagé dans l'entreprise, se trouva, comme il arrive ordinairement, lâche et paresseux dans l'action.

La guerre étant achevée, Louis tomba dans une si grande maladie (1244), qu'il fut désespéré des médecins. La consternation fut extrême dans toute la cour, et surtout on ne peut exprimer la douleur de la reine sa femme et de la reine sa mère. Il eut une si grande défaillance, . qu'on le crut mort durant plusieurs heures. Pendant ce temps la reine sa mère n'espérant plus aucun secours des remèdes humains, lui appliqua la vraie croix de Nôtre-Seigneur, et la lance qui lui avait tiré du côté du sang et de l'eau. Il revint aussitôt à lui ; mais il n'eut pas plutôt repris ses sens, qu'il résolut la guerre de la Terre-Sainte, et qu'il se croisa.

Blanche, effrayée de cette résolution, engagea l'évêque de Paris à se joindre à elle pour l'en détourner : cependant il persista dans son dessein,

 

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et sur ce qu'on lui remontrent qu'il ne se possédait pas encore, lorsqu'il avait pris la croix, après avoir ôté celle qu'il avait prise, il se croisa une seconde fois pour montrer qu'il n'avait rien fait par faiblesse, mais par un dessein formé de soutenir la religion contre les infidèles.

Avant que de partir, il fit publier par tout le royaume, que si lui ou ses officiers avaient fait tort à quelqu'un, on s'en vint plaindre, et qu'il le ferait aussitôt réparer. Les affaires survenues l'empêchèrent de partir avant le lendemain de la Toussaint. Il arriva heureusement en l'île de Chypre, où il séjourna jusqu'à l'Ascension. Sa flotte parut sur la côte d'Egypte le jour delà Pentecôte de l'an 1249.

Comme il était prêt à descendre, son armée fut battue de la tempête, et plusieurs vaisseaux jetés çà et là, ne purent suivre leur route. Cela ne l'empêcha pas d'exécuter la résolution qu'il avait prise de mettre son armée à terre, parce qu'il craignit que le retardement ne diminuât le courage des siens, et n'enflât celui de ses ennemis. Six mille Sarrasins s'étant avancés pour s'opposer à sa descente, il fit approcher son vaisseau le plus près qu'on put; mais comme il ne laissait pas d'y avoir encore beaucoup d'eau à passer, le roi plein de courage se jeta dans la mer jusqu'aux épaules, l'épée à la main, tant il avait de désir d'aborder promptement à terre.

Aussitôt qu'il y fut, il voulait se jeter tout seul sur les ennemis, sans 'être étonné d'une si grande multitude. Ceux qui étaient auprès de lui, l'obligèrent d'attendre le reste de l'armée. Toutes les troupes s'étant jointes, il chargea les ennemis si vigoureusement, qu'il les mit d'abord en déroute; puis il alla en diligence à Damiette, qu'il trouva abandonnée par les Sarrasins. Il y laissa la reine, qui jusqu'alors n'avait pas voulu le quitter, et qui montra un courage merveilleux dans toute la suite de cette guerre. Le Soudan mourut dans ce même temps, et cette mort mit les Sarrasins en grand désordre. Le roi tint conseil de guerre, pour résoudre s'il irait assiéger Alexandrie, ou le grand Caire, que nos historiens ont appelé Babylone. Il résolut de s'attacher à cette dernière ville, parce que c'était la capitale de tout l'empire, et qu'ayant celle-là, on aurait facilement toutes les autres.

Pour exécuter ce dessein, il fallait passer un bras du Nil, fort profond, que nos historiens appellent Rexi. On n'avait point encore pu trouver de gué ; on travailla à construire une chaussée au travers de la rivière, pour faire passer les troupes. Afin que les soldats pussent travailler et avancer l'ouvrage à couvert, le roi fit faire une grande galerie, et comme il ne se trouvait point d'arbres aux environs, il fit prendre le bois des vaisseaux.

A mesure que le travail avançait, l'eau et les ennemis le détruisaient : outre cela les Sarrasins jetaient une si grande quantité de ces feux d'artifice qu'on appelait des feux grégeois, que le bois de la galerie, qui était fort sec, prenait feu de tous côtes, et une infinité

 

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d'hommes étaient brûlés : car ils avaient des machines par lesquelles ils jetaient de ces feux gros comme un tonneau. Ainsi l'ouvrage n'avançant pas, on désespérait de pouvoir passer la rivière, lorsqu'un homme du pays s'offrit de montrer au roi un gué assez commode, qu'on fît sonder aussitôt, et l'on résolut dépasser.

Les ennemis étaient à l'antre bord de la rivière, résolus de disputer le passage à notre armée. Elle avait à combattre avec la profondeur, la rapidité des eaux, et les traits innombrables que jetaient les Sarrasins. Les coups d'épée succédaient contre ceux qui avaient passé, et ils étaient si presses, qu'ils étaient prêts à céder, lorsqu'ils virent avancer le roi, dont la vigueur incroyable soutenait partout le combat. On le voyait partout l'épée à la main. Il fondait sur les plus épais bataillons des ennemis, et allait de tous côtes secourir ceux qu'il voyait pressés. Le choc fut si furieux, que le comte d'Artois, frère du roi, fut tué. Le roi même pensa être pris, et déjà six infidèles l'emmenaient; mais à coups d'épée et à coups de masse il se délivra de leurs mains, et fil de si grandes actions, que toute l'armée crut devoir la victoire de ce jour à sa valeur.

Cependant, comme on lui vantait son courage, et qu'on lui disait que ce passage du Nil égalait ce que les plus grands capitaines avaient jamais fait de plus illustre, il imposait le silence à tout le monde, et disait qu'il fallait rendre gloire à Dieu de ce bon succès, puisque lui seul donnait les victoires. Voila ce qui se passa à la journée de la Massoure. La mort du comte d'Artois fit répandre au roi beaucoup de larmes; mais, parmi ses douleurs extrêmes, il se son toit consolé, parce qu'il était mort pour soutenir la religion.

On apporta le corps du comte au nouveau soudan, qui, l'ayant vu habillé à la royale, fit croire à ses soldats que le roi avait été tué, et qu'il fallait promptement charger l'armée, qu'ils déferaient facilement, parce qu'elle était sons chef. Le roi, averti par ses espions du dessein de l'ennemi, se tint en défense, et marqua à chacun le poste qu'il devait garder. Le soudan commença l'attaque par celui de Charles comte d'Anjou, qui d'abord fut pris par les infidèles, en combattant vaillamment à pied, à la tête des siens. Le roi étant accouru le dégagea. Il ne put pas délivrer de même Alfonse comte de Poitiers, son second frère, qui, étant abandonné des siens, tomba entre les mains des infidèles. Louis ne laissa pas de repousser l'effort des ennemis, qui furent contraints de se retirer avec grande perte. Aussitôt qu'il vit les ennemis se retirer en désordre, et qu'il était maître du champ de bataille, pour ne point laisser engager ses gens en quelque embuscade, il fit sonner la retraite, et ordonna que toute l'armée rendit grâces à Dieu des deux victoires qu'il lui avait accordées.

Les Sarrasins ne perdirent pas courage pour tant de pertes. Le Soudan assembla autant de troupes qu'il put, tant de son pays que de ses alliés, et désespérant de surmonter les François par la force, il résolut

 

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de leur couper les vivres. Pour cela il occupa toute l'étendue de la rivière jusqu'à Damiette, et s'étant rendu maître de toutes les avenues, il réduisit notre armée à une extrême nécessité. Pour comble de maux, il survint dans le camp une maladie alors inconnue parmi les François, c'était le scorbut : cette maladie pourrissait et desséchait les jambes jusqu'à l'os, et ulcérait les gencives, en sorte que les chairs tombaient par lambeaux. Elle était causée, tant par l'intempérie de l'air, que par la mauvaise nourriture ; et Dieu se servait de ce moyen pour châtier les débauches et les violences des François, qui s'emportaient à toute sorte d'excès, malgré les exemples, les ordres, et même la sévérité du saint roi.

Ce prince se trouva obligé de rejoindre le reste de l'armée, qu'il avait laissée sous la conduite du duc de Bourgogne, pour garder l'autre côté de la rivière. Comme on la repassait, les Sarrasins attaquèrent l'arrière-garde, qui fut sauvée par les soins et par la valeur de Charles comte d'Anjou. Lorsque le roi eut rejoint les troupes, il résolut de s'en retourner à Damiette; mais son armée, déjà affaiblie par la maladie et par la disette, fut encore accablée par la multitude des Sarrasins. Lui-même qui était malade, n'ayant plus auprès de sa personne qu'un seul écuyer pour le défendre, fut contraint de se rendre à eux. Dix mille hommes furent pris le même jour.

Les historiens assurent que le roi aurait pu se sauver, s'il n'eût mieux aimé s'exposer à toute sorte de périls, que d'abandonner son peuple (1250). Dieu permit qu'il fût battu et pris, pour lui montrer que les plus grands capitaines ne sont pas toujours victorieux, et qu'il faut mettre sa confiance en lui seul, puisqu'il est le maître absolu de tous les événements. Ces malheurs servirent aussi à perfectionner et à éprouver la patience de saint Louis, et à lui faire mépriser les choses du monde, dont les retours sont si soudains. En effet, au lieu de se plaindre, ou de se laisser abattre à la douleur, dans les plus grandes extrémités il avait incessamment à la bouche les louanges de Dieu, et lui rendait grâces des maux qu'il avait à souffrir pour son service : rien ne l'affligeait que les misères des siens.

La longueur de sa prison n'abattit point son courage, et ne changea point ses sentiments. Un si grand roi se voyait lié comme un esclave ; on le menaçait tantôt de lui serrer les pieds entre deux planches de bois nommées bernicles par Joinville ; tantôt de le faire mourir : au milieu de ces menaces, il montrait toujours la même douceur et la même fermeté, de sorte que sa constance était admirée même des infidèles. Comme on lui eut rapporté que le vaisseau sur lequel la reine sa mère envoyait une grande quantité d'or et d'argent pour sa rançon, était submergé, il dit sans s'étonner, que quelque malheur qui lui arrivât, il demeurerait toujours soumis et fidèle à Dieu. Enfin, après plusieurs menaces et plusieurs propositions déraisonnables qui lui furent faites, il offrit de lui-même huit cent mille besants, qui font environ

 

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quatre millions de notre monnaie d'aujourd'hui, avec la ville de Damiette, tant pour sa rançon que pour celle de ses gens.

Le soudan, touche de sa générosité et de sa franchise, accepta la condition, et même lui remit, selon quelques historiens, cent mille livres. A ces conditions la trêve fut conclue pour dix ans, et le roi allait être délivré; mais on tua en sa présence le soudan avec qui il avait traité. Celui qui avait fait cette exécution, vint au roi avec son couteau sanglant, lui disant qu'il avait tué son ennemi, qui avait résolu sa mort. Les historiens racontent qu'il y eut des infidèles qui eurent envie de le faire leur empereur; tant sa réputation était établie parmi eux. Cependant on lui vint dire que le nouveau soudan avait mis en délibération dans son conseil s'il ne le ferait point mourir avec tous les François; mais Dieu, en qui il avait mis sa confiance, tourna tellement les cœurs, qu'enfin il fut résolu qu'on exécuterait le traité. Ainsi le roi fut délivré, après avoir été prisonnier environ un an.

Dans le paiement les Sarrasins s'étant mécomptes d'une somme considérable, il leur renvoya ce qui manquait, croyant qu'il fallait garder la foi, même aux infidèles. Us n'eurent pas la même fidélité envers lui ; car ils ne rendirent ni toute l'artillerie, ni tous les prisonniers, comme ils l'avaient promis. Le roi étant délivré demeura quelque temps dans la Terre-Sainte, où il reçut une ambassade des chrétiens de ce pays-là, qui le suppliaient de ne les point abandonner dans leur extrême désolation. Il mit la chose en délibération, et d'abord presque tous criaient d'une même voix qu'il fallait aller en France.

L'avis de Joinville fut de demeurer en Palestine. Il disait qu'il était digne du roi de soutenir les chrétiens abandonnés. Louis fut quelques jours sans déclarer ses intentions ; puis il dit à ce seigneur qu'il ne se repentirait pas d'avoir donné un si bon conseil : après quoi il déclara à tout le monde qu'il y demeurerait, parce que la France, étant sous la conduite de la reine sa mère, ne manquerait pas de secours, au lieu que les chrétiens de la Terre-Sainte n'avaient d'espérance qu'en lui.

On a une lettre de saint Louis, qui explique ce qui s'est passé dans la Terre-Sainte, et les raisons pour lesquelles il y était demeuré. Il dit entre autres choses, que les Sarrasins n'avaient pas gardé la trêve, et qu'il no pouvait pas abandonner plus de douze raille prisonniers qu'ils avaient retenus contre le traité. Il ajoute, que le bien de la chrétienté demandait qu'il profitât de la guerre qui était entre le Soudan d'Alep, et celui de Babylone.

Pendant le temps de, son séjour, il fil des biens incroyables : il rebâtit presque à neuf plusieurs villes importantes, fortifia celles de Tyr et de Sidon, et refit les murailles d'Acre, qui étaient toutes ruinées, en élevant de tous côtés de grandes tours. Il se préparait à faire de plus grandes choses, lorsqu'il apprit la mort de la reine sa mère (1252),

 

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qui lui causa une extrême douleur, et le contraignit de retourner en France.

Comme il était à la hauteur de l'Ile de Chypre, il vint un coup de vent si furieux, que son vaisseau en fut presque submergé : et il allait être brisé sur un rocher, s'il n'eût été arrêté sur un banc de sable, dont on eut peine à le retirer. En cet état il appela Joinville, et lui dit : « Voyez la puissance de Dieu ; un seul de ses quatre vents qu'il a lâché contre nous a pensé faire périr le roi, la reine de France, et presque toute la maison royale. » Il ajouta que des accidents pareils étaient autant d'avertissements que Dieu donnait aux pécheurs, afin qu'ils se corrigeassent, et que lorsqu'ils refusent d'en profiter, il les change en châtiments rigoureux. C'est ainsi qu'il tirait du profit, et pour lui et pour les autres, de tous les accidents de la vie.

Les nautoniers voulant lui faire craindre de passer sur ce vaisseau, parce qu'il était fort ébranlé, il leur demanda ce qu'ils feraient s'ils avaient à passer des marchandises : « Nous les passerions sans doute, répondirent-ils ; mais on n'oserait hasarder une vie si précieuse. » Alors il dit qu'il y avait six cents hommes dans le vaisseau qui aimaient autant leur vie qu'il faisait la sienne : et qu'il leur ôterait tout moyen de retourner en France, s'il abandonnait ce vaisseau. Ainsi, ne trouvant pas digne de lui de laisser à l'abandon tant de ses fidèles serviteurs, il continua son voyage sur le même vaisseau sans s'étonner, et arriva heureusement en France.

Lorsqu'il eut abordé à Roanne (1254), un religieux de l'ordre de Saint-François lui fit un excellent sermon sur la justice, disant qu'elle était l'appui des Etats, que les royaumes tant des chrétiens que des infidèles ne périssaient que faute de la bien rendre, et que les princes y étaient obligés par-dessus tous les autres hommes, puisque Dieu leur avait confié le genre humain, qui lui est si cher, pour le gouverner et le conserver en son nom. Le roi fut tellement touché de ce sermon, qu'il voulait retenir auprès de lui celui qui lui avait donné des instructions si salutaires. Mais ce saint religieux, loin de vouloir suivre la cour, répondit d'une manière grave et sérieuse, que la retraite était son partage, et même qu'il craignait beaucoup pour le salut des religieux qu'il voyait autour du saint roi.

Quoique ce prince fût assez porté de lui-même à faire justice, cette prédication l'y excita encore davantage. Comme il voyait que ses sujets aimaient mieux souvent quitter le royaume, et abandonner leurs biens, que d'être persécutés comme ils étaient par ses officiers, il les soulagea avec un succès si heureux, que même en diminuant les impôts. Il fit doubler son revenu. S'il avait du bien d'autrui, il était exact à le rendre à ceux à qui il était, et il avait soin que les siens fissent de même. Thibauld comte de Champagne et roi de Navarre, fils de cet autre Thibauld dont il a été tant parlé, et gendre du roi, faisait de grandes aumônes aux frères prêcheurs. Louis l'avertit sérieusement

 

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que s'il avait des dettes ou du bien d'autrui, il ne crût pas on être quitte par ces pieuses libéralités, et que Dieu n'agréait pas les aumônes qui se faisaient de rapines.

Il revint de la Terre-Sainte si dégoûté des plaisirs, qu'il n'en était plus touché. On ne l'a jamais vu se plaindre des viandes qu'on lui servait, quelque mal apprêtées qu'elles fussent. Il pratiquait de grandes austérités, et port oit ordinairement le cilice; mais il n'en était pas pour cela plus triste, ni d'un accès plus difficile; et quoiqu'il tirât de grands avantages de ces mortifications, ce n'était pas là qu'il met-toit la perfection chrétienne, sachant bien que la charité et la justice enferment les devoirs essentiels de la religion.

Il était toujours habillé fort simplement, et alléguait à ceux qui l'en blâmaient, l'exemple du roi son père, et du roi son grand-père. Quoiqu'il fût d'une grande simplicité dans sa parure ordinaire, cependant dans les parlements ou assemblées des grands de la nation, et dans les cérémonies, il paraissait avec plus de hauteur et de magnificence que les rois ses prédécesseurs. L'état de sa maison était magnifique, et il était fort libéral envers ses officiers; mais il l'était principalement envers les pauvres, et demandait à ceux qui lui reprochaient ses grandes aumônes, s'il ne voulait pas mieux employer son argent au soulagement des misérables, qu'à la vanité. Outre les aumônes qu'il faisait avec tant de libéralité, il tenait encore tous les jours derrière sa table une. autre table destinée aux pauvres, qu'il servait souvent en personne, croyant honorer en eux Jésus-Christ.

On peut juger de son zèle à étendre le culte de Dieu par les belles lois qu'il a faites pour la piété; par les châtiments rigoureux qu'il faisait des impies et des blasphémateurs, à qui il faisait percer la langue; et enfin par les églises, par les hôpitaux, et par les communautés d'hommes et de femmes consacrées à Dieu, qu'il a magnifiquement fondées. Il ne faut point oublier la célèbre maison de Sorbonne, que Robert Sorbon, son confesseur, bâtit avec l'approbation et la faveur du saint roi (1254).

Les seigneurs de son royaume se ruinant souvent les uns les autres par de cruelles guerres, ses ministres lui conseillaient de les laisser faire, parce qu'après il en serait plutôt le maître, soit pour les accorder, soit pour les assujettir. Mais il répondit que Jésus-Christ avait dit : Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu; qu'au reste s'il entretenait malicieusement les querelles, il soulèverait à la fin tout le monde contre lui, et ne ferait pas le devoir d'un bon roi. En effet, en pacifiant les troubles, et réconciliant les esprits, il s'acquérait tous les seigneurs, et se donnait tant d'autorité, que non-seulement les princes qui étaient ses sujets, mais encore ses voisins, entres autres le duc de Lorraine, soumettaient leurs différends à son jugement (1260).

Cet amour de la paix le porta à s'accorder avec le roi d'Angleterre.

 

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Les conditions de cette paix furent, qu'outre l'Aquitaine que Henri avait déjà, Louis lui rendrait, entre autres provinces que son grand-père avait confisquées sur les rois d'Angleterre, le Périgord, le Quercy, et le Limousin, sauf l'hommage à la couronne de France ; et que le roi d'Angleterre de son côté, abandonnerait ses prétentions sur la Normandie, le Poitou, l'Anjou, le Maine et la Touraine. Ainsi le royaume fut en paix, et de très-grandes provinces peu soumises à la France, et presque toutes affectionnées aux Anglais, furent unies pour toujours à la couronne, par un traité solennel.

Louis, après avoir donné ordre aux affaires de son royaume, et en avoir laissé la régence à Matthieu abbé de Saint-Denis, et à Simon comte de Neelle, résolut de passer en Afrique avec une armée de soixante mille hommes. Il crut qu'il était plus sûr de se rendre maître de cette côte, et ensuite de l'Egypte, que d'entrer d'abord dans la Palestine; il fut encore porté à celte entreprise, parce que Charles d'Anjou, son frère, avait été fait roi de Sicile, d'où il pouvait avoir facilement du secours.

Aussitôt qu'il eut mis son armée à terre (1270), il assiégea et emporta d'abord Cartilage avec son château. Il fut cinq semaines devant Tunis, sans avancer beaucoup. La dysenterie se mit dans son armée avec une fièvre pestilente, dont il fut lui-même attaqué. Il se fit mettre sur un lit couvert de cendres comme un pécheur, pour recevoir les sacrements. Prêt à mourir, il répondait à tous les versets, et faisait ses prières avec une foi et une ferveur dont tous les assistons étaient touchés. Enfin ayant appelé Philippe son fils aîné, et l'ayant exhorté à la crainte de Dieu et à la justice, et de vive voix et par écrit d'une manière admirable, il rendit à Dieu tranquillement son âme bienheureuse.

Ainsi mourut le prince le plus saint et le plus juste qui jamais ait porté la couronne, dont la foi était si grande, qu'on aurait cru qu'il voyait plutôt les mystères divins qu'il ne les croyait. Aussi lui entendait-on souvent louer la parole qu'avait prononcée Simon, comte de Montfort, lorsqu'invité par les siens à venir voir Jésus-Christ, qui avait paru dans la sainte hostie sous la figure d'un enfant : « Allez-y, dit-il, vous qui ne croyez pas. Pour moi, je crois, sans voir, ce que Dieu a dit : c'est l'avantage que nous avons par-dessus les anges ; s'ils croient ce qu'ils voient, nous croyons ce que nous ne voyons pas. » Il rapportait souvent cette parole, et l'avait fortement gravée dans son cœur. Jamais il ne commençait une action ou un discours, sans avoir auparavant invoqué le nom de Dieu. Il avait appris cette leçon de la reine Blanche sa mère, et l'avait soigneusement retenue.

Il faisait aussi tous ses efforts pour inspirer à ses enfants les mêmes sentiments de piété. Tous les soirs il les appelait pour leur apprendre la crainte de Dieu, et leur racontait les châtiments que l'orgueil, l'avarice

 

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et la débauche des princes attirent sur eux et sur leurs peuples. Dans une maladie qu'il eut, il fit venir Louis son fils aine, qui mourut dans la suite avant lui. Il l'exhorta à se foire aimer de ses peuples, à rendre bonne justice, à protéger les malheureux et les oppressés, et lui dit que s'il négligeait ses avis, il aimerait mieux que son royaume fût gouverné par un étranger que par lui.

Il n'y a rien de plus mémorable que les préceptes qu'il donna à Philippe, son fils et son successeur. Il les avait dès longtemps médités et rédigés par écrit; mais sentant approcher sa dernière heure, il le fit venir pour les lui donner et pour lui en recommander la pratique avec toute l'autorité paternelle.

Il l'avertit avant toutes choses de s'appliquer à aimer Dieu ; d'éviter soigneusement tout ce qui peut lui déplaire, et de choisir plutôt la mort avec toute sorte de tourments, que de faire un péché mortel : il ajouta que si Dieu lui envoyait quelque adversité, il devait la souffrir patiemment, et croire qu'il l'avait méritée, et qu'elle tournerait à son bien ; que si au contraire il lui envoyait du bonheur, il fallait l'en remercier, et prendre bien garde d'en devenu plus méchant, ou par orgueil , ou par quelque autre vice, parce qu'on ne doit pas faire la guerre à Dieu par ses propres dons. Il lui ordonna ensuite de se confesser souvent, et de choisir à cet effet des confesseurs prudents et sages, qui sussent lui enseigner ce qu'il devait faire et ce qu'il devait éviter : il lui recommanda de se comporter de manière que ses confesseurs et ses amis pussent sans crainte le reprendre de ses fautes ; il lui enjoignit ensuite d'entendre dévotement le service de l'Eglise, d'éviter les vaines distractions, et de prier Dieu de bouche et de cœur, en pensant saintement à lui, particulièrement à la messe, dans le temps de la consécration. Il lui recommanda aussi d'être doux et charitable envers les pauvres, sensible à leurs malheurs, et prêt à les secourir de tout son pouvoir.

A l'égard des chagrins inséparables de l'humanité, il l'avertit de découvrir promptement à son confesseur, ou à quelque homme sage, les peines qu'il pourrait ressentir; qu'il fallait pour cela qu'il eût toujours auprès de sa personne des gens sages, soit religieux ou séculiers ; qu'il leur parlât souvent, et qu'il éloignât de lui les méchants ; qu'il écoutât volontiers les discours de piété, et en particulier et en public ; et qu'il se recommandât souvent aux prières des personnes pieuses; qu'il aimât tout le bien, et qu'il hait tout le mal ; qu'il ne souffrit pas que personne fût si hardi, que de dire en sa présence quelque parole qui pût porter au crime ; qu'il ne fût point médisant, et ne blessât la réputation de personne, ni publiquement, ni on secret; qu'il ne permit point qu'on parlât peu respectueusement en sa présence, ou de Dieu, ou de ses saints ; qu'il rendit grâces à Dieu des biens qu'il recevrait de sa bonté, et qu'il méritât par là d'en recevoir davantage ; qu'il fût ferme à rendre la justice, sans tourner ni à droite ni à gauche, mois toujours selon la

 

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raison et le droit; qu'il soutînt la querelle du pauvre contre le riche, jusqu'à ce que la vérité fût découverte ; qu'il fût aussi toujours porté pour ceux qui auraient procès contre lui, jusqu'à ce que la vérité fût reconnue, parce qu'ainsi ses conseillers rendraient plus hardiment la justice ; que s'il avait du bien d'autrui qui eût été usurpé par lui ou ses officiers, ou même par quelques-uns de ses prédécesseurs, et que cela fût bien avéré, il le rendit sans retardement; que si la chose était douteuse, il s'en fit informer soigneusement par des personnes sages et de probité ; qu'il devait mettre tout son esprit à faire que ses sujets vécussent en paix sous son autorité, sans se faire tort les uns aux autres; qu'il fût loyal, libéral, et ferme en parole à ses serviteurs, afin qu'ils le craignissent et l'aimassent comme leur maître ; qu'il maintint les franchises et les libertés dans lesquelles ses ancêtres avaient maintenu les villes de son royaume; qu'il les protégeât et favorisât, parce que par la richesse de ses bonnes villes, ses ennemis et ses barons craindraient de lui déplaire.

Il l'exhorta ensuite sérieusement à protéger et favoriser les ecclésiastiques ; et il lui raconta sur cela que le roi Philippe, son aïeul, averti par ses officiers, que les ecclésiastiques entreprenaient sur ses droits, et les diminuaient, ce bon prince avait répondu, qu'à la vérité il le croyait ainsi, mais que quand il considérait combien il était obligé à Dieu, il ne pouvait se résoudre à faire des difficultés à son Eglise. Il lui apprenait, par cet exemple, à aimer les ecclésiastiques, à conserver leurs terres, et à leur faire du bien, principalement ceux par qui la foi est prêchée et exaltée.

Il l'avertit encore qu'il donnât les bénéfices avec bon conseil, et à des personnes capables, qui n'eussent aucun bien d'Eglise ; qu'il se gardât de faire la guerre sans y bien penser, principalement à des chrétiens, et que s'il y était obligé, il préservât de tout dommage les ecclésiastiques et ceux qui n'auraient fait aucun mal ; qu'il apaisât, le plus tôt qu'il serait possible, les guerres et les dissensions entre ses sujets ; qu'il prît soin d'avoir de bons juges ; qu'il s'informât souvent de leur conduite et de celle de ses autres officiers; qu'il travaillât à déraciner les crimes, principalement les jurements; qu'il exterminât les hérésies de tout son pouvoir ; qu'il fit prendre garde que la dépense de sa maison fût raisonnable et réglée ; enfin il lui demanda qu'il fit dire des messes pour son âme après sa mort, et finit en lui souhaitant toute sorte de bénédictions. «Dieu, dit-il, vous fasse la grâce, mon fils, de faire sa volonté tous les jours, en telle sorte qu'il soit honoré par votre moyen, et que nous puissions être avec lui après cette vie, et le louer sans fin. »

Voilà ce que le saint roi dit et laissa en mourant, à Philippe son successeur. Ce qu'il écrivit à sa fille Isabelle, reine de Navarre, n'est pas moins mémorable. Voici comme il parle : « Ma chère fille, je vous conjure d'aimer Notre-Seigneur de tout votre pouvoir; car sans cela

 

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on ne peut avoir aucun mérite ; nulle chose ne peut être aimée si justement : c'est le Seigneur à qui toute créature peut dire : Seigneur, vous êtes mon Dieu, et vous n'avez que faire de mes biens ; c'est le Seigneur qui a envoyé son Fils en terre, et l'a livré à la mort pour nous délivrer de l'enfer. Si vous l'aimez, ma fille, le profit en sera pour vous ; et la mesure de l'aimer, c'est de l'aimer sans mesure. Il a bien mérité que nous l'aimassions; car il nous a aimés le premier. Je voudrais que vous pussiez comprendre les œuvres que le Fils de Dieu a faites pour notre rédemption. Ma fille, ayez grand désir de savoir comment vous lui pourrez plaire davantage, et mettez voire soin à éviter tout ce qui lui déplaît. Mais particulièrement ne commettez jamais aucun péché mortel, quand même vous devriez voir tout votre corps mis en pièces, et qu'on vous devrait arracher la vie par toute sorte de cruautés. Prenez plaisir à entendre parler de Dieu, tant dans les sermons, que dans les conversations particulières; évitez les entretiens trop familiers, si ce n'est avec des hommes d'une grande vertu. »

Il n'est pas nécessaire de rapporter ici plusieurs choses qu'il ajoute, parce que ce sont les mêmes qu'il a recommandées à son fils. Mais il ne faut point omettre la fin de ce discours, dont voici les paroles : « Obéissez, ma fille, à votre mari, à votre père et à votre mère dans ce qui est selon Dieu ; vous le devez faire ainsi, tant pour l'amour d'eux, que pour l'amour de Notre-Seigneur, qui l'a ainsi ordonné. Dans ce qui est contre la gloire de Dieu, vous ne devez d'obéissance à personne. Tachez, ma fille, d'être si parfaite, que ceux qui entendront parler de vous, et vous verront, y puissent prendre exemple.. Ne soyez pas trop curieuse en habits et en parures ; mais si vous en avez trop, employez-les en aumônes ; gardez-vous aussi d'avoir un soin excessif de votre ajustement. Ayez toujours en vous le désir de faire la Volonté de Dieu, purement pour l'amour de lui, quand même vous n'attendriez ni châtiment ni récompense. »

C'est ainsi que ce prince instruisait ses enfants; c'est ainsi qu’il vivait lui-même. L'amour de Dieu animait toutes ses actions, et il louait beaucoup la parole d'une femme qu'on avait trouvée dans la Terre-Sainte, tenant un flambeau allumé d'une main, et un vaisseau plein d'eau de l'autre, qui, étant interrogée de ce qu'elle en voulait faire, répondit qu'elle voulait mettre le feu au paradis, et éteindre le feu de l'enfer, afin, disait-elle, que dorénavant les hommes servent Dieu par le seul amour.

C'est par cet amour de Dieu que ce grand roi fut élevé à un si haut point de sainteté, qu'il mérita d'être canonisé, et proposé à tous les princes comme leur modèle. C'est pour cela que je me suis attaché à raconter non-seulement ses actions, mais encore à transcrire les préceptes qu'il a laissés à ses enfants, qui sont le plus bel héritage de notre maison, et que nous devons estimer plus précieux que le royaume qu'il a transmis à sa postérité.

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