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LIVRE VII.

PHILIPPE VI, DE VALOIS (AN 1328).

JEAN II (AN 1350).

 

PHILIPPE VI, DE VALOIS (AN 1328).

 

Philippe rendit le royaume de Navarre à Jeanne, fille de Louis Hutin, qui avait épousé Philippe comte d'Evreux, petit-fils de Philippe III, et il commença son règne par une action aussi éclatante que juste. Les Flamands s'étant révoltés contre leur comte, il entreprit de les mettre à la raison. Il leur donna une bataille à Cassel, où il en tua douze mille, et rétablit l'autorité du comte. Elle ne se soutint pas longtemps, et les Flamands faisaient tous les jours de nouveaux désordres (1329). Au retour de cette guerre, Philippe ordonna à Edouard de lui venu? rendre hommage pour la Guyenne et les autres terres qu'il tenait de lui. Il était alors à Amiens, avec les rois de Bohème, de Navarre, et de Majorque.

Edouard obéit à son commandement, et fut étonné de voir à la cour de France tant de magnificence et de grandeur. Il fut aussi admiré des rois, à cause de son grand esprit et de son grand cœur. Il avait fait, peu de temps auparavant, une action qui le rendait fort considérable. Roger de Mortemer, favori de la reine sa mère, gouvernait le royaume fort paisiblement avec le comte de Kent, oncle du roi. La jalousie s'étant mise entre eux, Roger, aidé par la reine, et de concert avec elle, persuada au roi que le comte le voulait empoisonner. Edouard, trop crédule, et accoutumé à déférer à sa mère en tout, fit mourir son oncle ; mais il ne fut pas longtemps à découvrir la fourberie et la méchanceté de Roger. La reine avait la réputation de n'être pas fort chaste ; et même on la soupçonnait d'être grosse de son favori, qui l'avait engagée dans ses intérêts par une liaison si honteuse.

Le roi ayant découvert ces choses, irrité contre ce méchant, qui avait fait mourir son oncle, corrompu sa mère, souillé la maison royale en tant de manières, abusé de la jeunesse de son roi, et surpris sa facilité par tant d'artifices, punit ses crimes par une mort ignominieuse. Pour la reine il la fit garder dans un château, avec l'honneur qu'on devait à sa dignité, mais sans avoir aucune part aux affaires ; et il commença lui-même à les gouverner avec beaucoup de prudence.

Philippe, après avoir reçu son hommage en grande magnificence, alla â Avignon pour voir le Pape, accompagné des rois de Bohème et de Navarre. Ils y trouvèrent le roi d'Aragon, et tous ensemble se croisèrent après une prédication fort touchante, que le Pape leur fit

 

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un vendredi saint. Philippe engagea dans la même ligue les rois de Hongrie, de Sicile, et de Chypre, avec les Vénitiens. Il avait lui seul assez de vaisseaux pour porter quarante mille hommes, et depuis Godefroi de Bouillon, jamais la chrétienté n'avait été si puissamment armée, ni n'avait fait de si grands apprêts contre les infidèles ; mais l'ambition d'Edouard, et les guerres d'Angleterre rendirent inutile un si grand dessein.

Nous entrons dans les temps les plus périlleux de la monarchie, où la France pensa être renversée par les Anglais, qu'elle avait jusque-là presque toujours battus. Maintenant nous les allons voir forcer nos places, ravager et envahir nos provinces, défaire plusieurs armées royales, tuer nos chefs les plus vaillants, prendre même des rois prisonniers, et enfin faire couronner un de leurs rois dans Paris même (1331). Ensuite, tout d'un coup, par une espèce de miracle, nous les verrons chassés et renfermés dans leur lie, ayant à peine pu conserver une seule place dans toute la France. De si grands mouvements eurent, comme il est ordinaire, des commencements peu considérables.

Robert d'Artois, à qui Philippe avait la principale obligation de son élévation à la couronne, prétendait que le comté d'Artois lui appartenait, et comme il manquait de preuves, il fabriqua de faux actes pour établir son droit. Philippe avait agi d'abord par les voies de la douceur pour ramener Robert, qui, ayant été cité quatre fois devant la cour des pairs, refusa de comparaître : il y fut condamné comme il le méritait, et sortit du royaume en faisant des menaces contre le roi. Sa femme, propre sœur du roi, fut arrêtée avec ses deux enfants; et Robert, pour se venger, passa en Angleterre, et persuada à Edouard de déclarer la guerre à Philippe.

Ce prince ne voulut pas s'engager à une si difficile entreprise sans s'être fortifié par de puissantes alliances (1336) ; et pour cela il envoya des ambassadeurs dans les Pays-Bas, qui se faisaient respecter par la magnificence extraordinaire avec laquelle ils vivaient. Ils attiraient et les villes et les princes dans le parti d'Angleterre, par les grandes libéralités qu'ils faisaient. Edouard vint lui-même à Anvers pour tâcher de gagner le duc de Brabant, et les autres princes de l'empire. Ils ne voulurent point se déclarer que l'empereur n'y eût consenti. Mais ils donnèrent à Edouard le moyen de l'engager à cette guerre, qui fut de lui représenter qu'au préjudice des traités faits entre les empereurs et les rois de France, Philippe avait acquis plusieurs châteaux dans l'empire et même la ville de Cambray. L'empereur y donna les mains, et déclara Edouard vicaire de l'empire, avec ordre à tous les princes de lui obéir.

Edouard ayant tenu une solennelle assemblée (1337), y fit tire ses lettres de vicariat en grand appareil, et envoya des hérauts déclarer la guerre à Philippe, tant en son nom qu'en celui de plusieurs princes de l'empire. Il assiégea ensuite Cambray (1338), qu'il ne put prendre,

 

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après quoi avant passé l'Escaut, il entra dans le royaume de France. Là il envoya un héraut demander à Philippe un jour pour combattre; il le donna, et déjà les deux armées étaient en présence. Philippe avait dans la sienne un grand nombre de princes, avec toute la noblesse de France. Tous étaient prêts à combattre, et le roi même le désirait avec ardeur; mais son conseil jugea qu'il ne fallait pas hasarder tout le royaume contre le roi d'Angleterre, qui de son côté ne hasardait rien (1340). Ainsi on se sépara sans combattre, quoique le roi y résistât fort, et se Cachât contre ses conseillers; mais les armées navales s'étant rencontrées à la hauteur de l'Ecluse, il y eut un furieux combat.

Les Normands, qui composaient la flotte française, étaient plus forts en hommes et en vaisseaux que les Anglais ; outre cela ils avaient l'avantage du soleil et du vent. Les Anglais prirent un grand tour pour avoir l'un et l'autre à dos. Alors les Normands se mirent à crier que les ennemis s'enfuyaient et qu'ils n'osaient les attendre ; mais ils furent bien étonnés quand ils les virent tout d'un coup retomber sur eux. On se jeta de part et d'autre une infinité de traits ; les vaisseaux s'accrochèrent, et on en vint aux mains : Edouard exhortait les sien? en personne, et combattait vaillamment. Nos vaisseaux furent pris en partie, en partie coulés à fond, et presque tous les Français noyés.

Les Anglais perdirent la plus grande partie de leur noblesse ; le roi même eut la cuisse percée d'un javelot, et vengea sa blessure sur le général de l'armée française, qu'il fit pendre à un mât. Il alla ensuite assiéger Tournay avec six vingt mille hommes, dont les Flamands faisaient une partie considérable. Il les avait gagnés par le moyen de Jacques d'Artevelle, leur capitaine. C'était un brasseur de bière, factieux et entreprenant, qui ne trouvait rien difficile ; il était fin et de bon conseil, aussi hardi dans l'exécution, qu'habile à haranguer le peuple. Par ces moyens il sut si bien mener les Flamands, qu'il en était le maître. Il avait des hommes apostés dans toutes les villes, qui exécutaient tout ce qu'il voulait, et tuaient au premier ordre tous ceux qui s'opposaient à ses desseins; de sorte que ses ennemis n'étaient en sûreté en aucun endroit du pays, et que le comte lui-même osait à peine paraitre.

Edouard le voyant tout-puissant en Flandre, n'oublia rien pour le gagner. Artevelle y consentit facilement, parce qu'il cherchait un appui à sa domination, dans la puissance étrangère contre la puissance légitime; mais comme les Flamands disaient qu'ils ne pouvaient se déclarer contre le roi de France, qui était leur souverain, et à qui ils devaient de grandes sommes, Artevelle proposa à Edouard de se déclarer roi de France, ce qu'il fit, et ayant donné sa quittance en cette qualité, les Flamands s'en contentèrent.

Depuis ce temps-là ils furent toujours attachés aux intérêts d'Edouard ; mais avec tout ce secours le siège de Tournay n'avançait pas, quoique la ville fût assez pressée, y ayant dedans beaucoup de soldats et peu

 

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de vivres. Cependant le roi d'Ecosse voyant le roi d'Angleterre occupe à un siège si difficile, sut profiter de l'occasion, et reprit les places qu'Edouard lui avait prises. Philippe alla avec une grande armée au secours de Tournay, dont le siège fut enfin levé par une trêve, qui fut ensuite prolongée jusqu'à deux ans, pour donner le loisir de faire le paix.

La guerre fut recommencée à l'occasion des affaires de Bretagne (1341). Jean III duc de Bretagne, étant mort sans enfants, laissa le duché à sa nièce, fille de son second frère qui était mort avant lui. Il l'avait mariée à Charles de Blois, fils d'une sœur de Philippe, afin de procurer par ce moyen à sa nièce la protection de la France. Il avait un troisième frère, sorti d'un autre mariage, c'était Jean comte de Montfort, qui soutenait que le duché lui appartenait, au préjudice de sa nièce. D'abord il se rendit maître de Nantes et de Bennes, dont les habitants se déclareront pour lui; il prit ensuite Hennebon et Brest, et pour s'assurer d'un protecteur. il rendit hommage du duché de Bretagne au roi d'Angleterre. Le roi ordonna qu'il comparaîtrait devant la cour des pairs, il y vint avec un nombreux cortège de noblesse.

Aussitôt qu'il se fut présenté à la chambre dos pairs, le roi se tourna vers lui, et lui demanda pourquoi il avait envahi le duché de Bretagne sans sa permission, et pourquoi il en avait fait hommage au roi d'Angleterre, puisqu'il savait que ce duché relevait de la couronne de France? Il répondit, sans s'étonner, qu'il n'avait point rendu cet hommage , et que ses ennemis avaient fait de faux rapports au roi ; mais pour ce qui regardait le duché, qu'il lui appartenait légitimement, parce qu'il était le plus proche parent mâle du défunt, étant son frère.

Le roi lui défendit de s'en emparer jusqu'à ce qu'il eût oui son jugement, et lui ordonna de demeurer à Paris sans en sortir; mois comme il appréhendait qu'on ne l'arrêtât, il se sauva et retourna on Bretagne malgré les défenses ; le parlement donna son arrêt, et adjugea le duché à Charles pour deux raisons : la première, parce qu'il avait épousé la fille de l'aîné; la seconde, parce que Montfort était coupable, tant à cause de l'hommage qu'il avait rendu au roi d'Angleterre, qu'A cause qu'il avait désobéi au roi, se retirant sans son congé. Charles partit aussitôt après pour se mettre en possession du duché. Il prit Nantes, et Jean de Montfort, qui était dedans. On le mit eu prison dans la tour du Louvre, d'où il sortit on 1313, après avoir juré de ne prétendre jamais rien au duché. Cependant il passa on Angleterre pour y chercher du secours, et à son retour il mourut au château d'Hennebon.

Sa femme ne perdit pas courage : elle animait ceux de Rennes, avec lesquels elle était, leur montrant un petit enfant qu'elle avait, nommé Jean comme son père, on leur disant : « Voilà le fils de celui à qui vous étiez si fidèles ; voilà votre prince qui vous récompensera, quand il sera grand, du service que vous lui auras rendu dans son enfance. »

 

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Elle ajoutait, qu'il ne fallait point se laisser abattre par la mort d'un homme, mais regarder l'honneur et la fortune de l'Etat qui était immortelle.

Toutes ces exhortations n'empochèrent pas qu'il ne fallût céder à la force. Charles de Blois assiégea Rennes, et la ville fut contrainte de se rendre. La comtesse se réfugia à Hennebon, où elle ne fut pas plutôt arrivée, qu'elle y fut assiégée par le comte. Cette ville, située sur la rivière de Blavet, était très-considérable en ce temps, parce que la ville de Blavet qui la couvre et qui est à l'embouchure de la rivière, n'était pas encore. La comtesse, se fiant aux fortifications de cette place, résolut de se bien défendre. Elle montait tous les jours au haut d'une tour d'où elle voyait les combattants; elle remarquait ceux qui faisaient bien, et les encourageait d'en haut. Au retour du combat elle leur donnait des récompenses, les embrassait et les élevait jusqu'aux ceux par ses louanges. Ainsi elle animait tellement tout le monde, que les filles et les femmes étaient toujours sur les murailles, fournissant des pierres contre les ennemis.

Elle fit quelque chose de plus surprenant : elle se mit à la tête des siens qui firent une vigoureuse sortie, et repoussèrent les Français; mais s'étant avancée un peu trop loin, elle fut coupée de telle sorte, qu'elle ne put plus rentrer dans la place. Ceux de dedans furent fort en peine de ce qu'elle était devenue : mais quelques jours après, à la pointe du jour, elle vint de Brest avec un renfort de six cents chevaux, enfonça un des quartiers, et entra en triomphe dans la place, au bruit des trompettes, et au milieu des acclamations de tout le peuple. Ainsi par sa valeur elle sauva la ville, qui ne put être forcée. Elle ne se conduisit pas moins vaillamment à la fameuse bataille navale de Grenesey, où les historiens remarquent qu'avec une pesante épée elle faisait un grand carnage de ses ennemis; mais tout d'un coup, comme le combat était fort opiniâtre de part et d'autre, il vint une si grosse pluie, et des nuages si épais, qu'à peine se voyait-on, et que les vaisseaux furent dispersés de ça, et de là dans la mer.

Robert d'Artois, qui commandait la flotte anglaise, prit terre auprès de Vannes, et se rendit maître de cette place. Charles de Blois la reprit bientôt; et même dans une sortie qui fut faite par les assiégés, Robert d'Artois fut blessé. Comme il voulut se faire porter en Angleterre, l'air de la mer, et l'agitation du vaisseau causèrent de l'inflammation dans ses plaies, de sorte qu'étant arrivé à Londres, il y mourut.

Edouard passa lui-même en Bretagne pour assiéger Vannes. Jean, duc de Normandie, fils aîné de Philippe, alla' au secours. Les deux armées furent souvent prêtes à combattre, sans qu'il s'exécutât rien de considérable. Il se fit enfin une trêve de deux ans par l'entremise du Pape. Pendant les guerres de Bretagne, le roi d'Ecosse reprenait les placés que le roi d'Angleterre avait prises sur lui. Il assiégeait le château de Salisbury, où la comtesse se défendait vigoureusement; elle

 

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passait pour la femme la plus belle et la plus sage d'Angleterre. Comme elle était fort pressée, elle demanda du secours à Edouard. Elle sut si bien se servir de celui qu'il lui envoya, qu'elle fit lever le siège. Edouard vint la visiter, touché de sa réputation. Il en fut épris en la voyant; et comme il commençait à lui découvrir sa passion, elle lui dit : « Vous ne voudriez pas me déshonorer, ni que je déshonorasse mon mari qui vous sert si bien; vous-même, si je m'oubliais jusqu'à ce point, vous seriez le premier à me châtier. » Elle persista toujours dans sa résolution, et sa chasteté fut en admiration à toute l'Angleterre.

La trêve dont nous avons parlé ne dura pas longtemps, parce que le roi d'Angleterre, cherchant une occasion de la rompre (1344), envoya défier Philippe, pour avoir fait couper la tête à quelques seigneurs de Normandie et de Bretagne qu'on accusait de trahison. Il fit partir en même temps le comte de Derby, qui reprit quelques places de Gascogne, que les Français avaient prises, entre autres la Réolle, située sur la Garonne. Derby ayant poussé la mine bien avant sous le château, les assiégés se rendirent à condition d'avoir la vie sauve avec la liberté : les Français cependant ne demeurèrent pas sans rien faire, et le duc de Normandie vint assiéger Aiguillon, place d'A génois, avec cent mille hommes.

Environ ce temps arriva la mort de Jacques d'Artevelle (1345), qui, ayant proposé de mettre la Flandre en la dépendance de l'Angleterre, par cette proposition, encourut la haine des Gantois. Tout le monde criait qu'il était insupportable qu'un tel homme osât disposer du comté de Flandre. Avec ces cris on s'attroupait autour de sa maison, et on lui redemandait compte des deniers qu'on l'accusait d'avoir transportés en Angleterre; quoiqu'il soutint, et avec raison, que cette accusation était fausse, personne ne l'en voulait croire. Comme il tâchait d'adoucir le peuple avec de belles paroles, les haranguant par une fenêtre, on enfonça sa maison par derrière, et il fut assommé, sans que jamais il pût fléchir ses meurtriers. Ainsi mourut ce chef de la sédition, tué par ceux qu'il avait soulevés contre leur prince.

Le siège d'Aiguillon continuait, et donna lieu à Godefroy de Harcourt, grand seigneur de Normandie, de donner à Edouard un conseil pernicieux à la France. Ce seigneur avait été favori du duc de Normandie, et ensuite disgracié, sans avoir fait aucune faute, par la seule jalousie et intrigue des courtisans; il se réfugia en Angleterre; et pour se venger de la France, il conseilla à Edouard d'y entrer par la Normandie, l'assurant qu'il trouverait les ports dégarnis, et la province sans défense, parce que toute la fleur de la noblesse était avec le duc devant Aiguillon. Edouard crut ce conseil, et trouva la Normandie dans l'état que Godefroy lui avait dit (1346). Il y fit de grands ravages, et prit plusieurs places, entre autres Caen, qu'il pilla, il s'avança

 

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même jusqu'à Poissy, brûla Saint-Germain en Laye, et de là il alla en Picardie, et il mit tout à feu et à sang. Toutefois Beauvais résista, ou donna le loisir à Philippe d'assembler ses troupes. Il fit garder tous les passages de la Somme pour tâcher de renfermer et d'affamer Edouard. Mais ce prince ayant promis récompense à ceux qui lui montreraient le gué, un des prisonniers le lui découvrit ; il força la garde que Philippe y avait mise, et passa la rivière. Philippe le suivit, et les armées se rencontrèrent à Crécy, village du comté de Ponthieu.

Lorsqu'elles furent en bataille (26 août), Edouard alla de rang en rang, inspirant du courage à tout le monde, plus encore par sa contenance résolue que par ses paroles. Les Anglais étaient en petit nombre, et les Français étaient bien plus forts ; mais il y avait parmi eux beaucoup de confusion, et beaucoup d'ordre parmi les ennemis. La bataille commença du côté de Philippe par les arbalétriers génois ; quoique fatigués de la pesanteur de leurs armes, et de la longue marche qu’ils avaient faite ce jour-là, ils ne laissèrent pas de faire leur décharge vigoureusement. Cependant les Anglais demeurèrent fermes sans tirer ; après quoi ils s'avancèrent un pas, et tirant à leur tour, ils percèrent les Génois à coups de traits. Ceux-ci prirent aussitôt la fuite, et se renversèrent sur le reste de la bataille. Philippe voyant qu'ils troublaient les rangs, et mettaient tout en désordre, ordonna qu'on les tuât; de sorte qu'on fit main basse sur eux.

Le prince de Galles, fils aine du roi d'Angleterre, qui à peine avait seize à dix-sept ans, était au combat, et commandait une partie de l'armée. Les Français firent un si grand effort du côté où était ce prince, que ses troupes étaient ébranlées. D'abord on envoya dire à Edouard que son fils était fort pressé. Il demanda s'il était mort ou blessé; on lui dit qu'il n'était ni l'un ni l'autre, mais qu'il était en grand péril. « Laissez combattre ce jeune homme, reprit-il ; je veux que la journée soit à lui; et qu'on ne m'en apporte plus de nouvelles qu'il ne soit mort ou victorieux. » Cette parole ayant été rapportée où était le prince, anima tellement tout le monde, que les Français ne purent plus soutenir le choc. Philippe eut un cheval tué sous lui en combattant vaillamment ; et dans le temps qu’il voulait encore opiniâtrement retourner au combat, le comte de Hainaut, son cousin, l'emmena malgré sa résistance, lui disant qu’il ne devait pas se perdre sans nécessité ; qu'au reste, s’il avait été battu cette fois, il pourrait une autre fois réparer sa perte ; mais que s’il était ou pris ou tué, son royaume serait au pillage, et perdu sans ressource. Philippe se laissa enfin persuader, et un si grand roi arriva, lui cinquième, pendant la nuit, à un petit château où il se retira.

Il y eut dans cette bataille de notre côté un grand nombre de princes pris ou tués ; entre autres le roi Jean de Bohème, fils de l'empereur Henri VII, y périt en combattant vaillamment : la France y perdit

 

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trente mille hommes. Le jeune prince de Galles s'étant présenté à Edouard sur le champ de bataille, ce bon père l'embrassa en priant Dieu qu'il lui donnât la persévérance : le prince en même temps fit une génuflexion, témoignant un désir extrême de contenter le roi son père. Edouard, pour profiter de sa victoire, alla assiéger Calais ; mais après avoir reconnu la place, il jugea qu'il ne pouvait pas la prendre de force, de sorte qu'il se résolut de l'affamer. Il fit tout autour comme une autre ville de charpente, et bâtit sur le port un château, de peur qu'il ne vint des vivres par la mer.

Le gouverneur ayant chassé toutes les bouches inutiles, Edouard qui vit approcher tant de vieillards, d'enfants et de femmes éplorées, en eut pitié ; et au lieu de les faire rentrer, comme c'est la coutume en pareille rencontre, il les laissa passer, et leur fit même de grandes libéralités. Quelque temps après il fut informé que le duc de Normandie avait levé le siège d'Aiguillon, et que David , roi d'Ecosse, ayant voulu entrer en Angleterre, avait été repoussé et pris prisonnier. Il apprit aussi que Derby avait pris Poitiers d'assaut, ce qui n'avait pas été fort difficile, parce que les bourgeois, quoique résolus de se bien défendre, ne se trouvèrent pas en état de résister : ils n'avaient ni chefs pour les commander, ni soldats pour les soutenir. Il apprit dans le même temps que Charles de Blois, malgré la protection des Français, avait été pris dans un combat, et envoyé prisonnier en Angleterre.

Cependant (1347) la ville de Calais étant serrée de près, Philippe s'avança en vain pour la secourir. Les Anglais lui fermèrent si bien les avenues qu'il ne put jamais approcher, de sorte que la ville fut contrainte de demander à capituler. Edouard était si fort irrité de la longue défense des habitants, que d'abord il ne les voulait recevoir qu'à discrétion ; et il destinait les plus riches à la mort et au pillage. Enfin il exigea qu'on lui livrât six des principaux bourgeois pour les faire mourir, et ne voulut jamais se relâcher qu'à cette condition, tant il était inexorable. Une si dure proposition étant rapportée dans l'assemblée du peuple, tous furent saisis de frayeur. En effet, que faire? à quoi se résoudre dans une si cruelle extrémité? qui seront les malheureux qu'on voudra livrer à une mort certaine? Comme ils étaient dans ce trouble, ne sachant à quoi se déterminer, le plus honorable et le plus riche de tous les habitants de la ville, nommé Eustache de Saint-Pierre, se présenta au milieu du peuple, déclarant qu'il se dévouait volontiers pour le salut de sa patrie. Cinq autres bourgeois suivirent cet exemple; et comme on les eut amenés au roi, ils se jetèrent à ses pieds pour implorer sa miséricorde; il ne voulut point les écouter. En vain tous les seigneurs de la cour intercédèrent pour eux. Ce prince toujours inflexible avait déjà envoyé chercher le bourreau pour exécuter ces misérables; et ils étaient sur l'échafaud prêts à recevoir le coup, lorsque la reine arrivant dans le camp intercéda pour eux. Le roi leur pardonna à sa considération.

 

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Ensuite, après avoir fait une trêve de deux ans, dont pourtant la Bretagne fut exceptée, ce prince victorieux repassa en Angleterre; quelque temps après, Godefroy de Charny, qui commandait l'armée de Philippe sur la frontière de Picardie, conçut le dessein de reprendre Calais par intelligence. Pour cela il tâcha de corrompre Emery qui en était gouverneur, croyant qu'étant Lombard, il se laisserait plus facilement gagner, que ne ferait un Anglais. En effet il consentit de lui livrer la place, moyennant vingt mille écus.

Edouard, qui était vigilant et bien averti, découvrit bientôt tout le complot. Il envoya ordre au gouverneur de se rendre auprès de lui, et lui parla en cette sorte : « N'avez-vous point de honte, vous à qui j'avais confié la place la plus importante que j'eusse, de m'avoir manqué de fidélité ? n'étais-je pas assez puissant pour récompenser vos services ? et n'aviez-vous point d'autres moyens de faire fortune, que de vendre votre foi à mes ennemis ? » Le gouverneur surpris nia d'abord la chose; mais enfin étant convaincu, il se jeta aux pieds du roi, et lui demanda pardon. Edouard se souvenant qu'il avait été nourri auprès de lui, se laissa fléchir, et lui pardonna ; mais en même temps il lui commanda de retourner promptement, d'achever son traité avec les Français, et même de prendre leur argent; enfin, d'agir avec eux avec tant d'adresse, qu'ils ne se doutassent de rien; qu'au reste il le suivrait de près, et se trouverait à Calais pour punir leur tromperie par une tromperie plus sûre et plus juste.

Le gouverneur s'en retourna bien instruit des volontés de son maître, qu'il exécuta ponctuellement. Edouard, averti de l'état des choses, partit quand il fut temps, et se rendit à Calais incognito, sous le drapeau d'un de ses capitaines. Les Français s'avancèrent au temps qui leur était assigné, et s'approchèrent des portes au milieu de la nuit, croyant qu'elles leur seraient bientôt ouvertes. On les ouvrit en effet; mais ce fut pour les charger. Les Anglais vinrent fondre de toutes parts sur eux comme ils y pensaient le moins; en sorte qu'ils furent tous tués ou prisonniers. Il arriva pendant la mêlée que le roi d'Angleterre, inconnu qu'il était, se trouva aux mains seul à seul, avec un chevalier, nommé Eustache de Ribaumont.

Ce seigneur se battait vigoureusement, et donnait au roi de si rudes coups, que deux fois il lui fit plier le genou jusqu'à terre. Cependant le roi fit si bien et par adresse et par force, qu'il lui fit rendre l'épée, et le fit son prisonnier. Il donna un festin magnifique à tous les prisonniers, et ayant démêlé parmi les autres Eustache de Ribaumont : « Chevalier, lui dit-il, n'ayez point de honte de votre combat ; voici le combattant à qui vous avez eu affaire. » En même temps il lui donna un cordon de perles fort précieuses pour mettre à son chapeau, et le renvoya sans lui demander rançon.

Environ ce temps, Humbert, dauphin de Viennois, touché de la mort de son fils unique, résolut de se faire Jacobin (1340), et mit en

 

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délibération s'il vendrait le Dauphiné au Pape, ou s'il le donnerait aux rois de France. Hais sa noblesse et ses peuples obtinrent qu'il le donnât plutôt à la France, parce qu'ils espéraient plus de protection de ce côté-là. dans les guerres continuelles qu'ils avaient avec la Savoie. Ainsi ce beau pays vint aux rois de France, dont les fils aines ont pris la qualité de Dauphins, Cette nouvelle acquisition fut une espèce de consolation des pertes que Philippe venait de faire. Il ne vécut pas longtemps après, étant mort en 1350 : il laissa pour son successeur Jean son fils aîné.

 

JEAN II (AN 1350).

 

Au commencement de ce règne, Raoul, comte d'Eu, connétable de France, qui avait été pris prisonnier, et corrompu pendant sa prison par les Anglais, à son retour fut accusé de trahison, et s'étant mal défendu, eut la tête coupée. Jean donna sa charge à Charles d'Espagne, qui était de la maison royale de Castille. Charles II, dit le Mauvais, roi de Navarre, gendre du roi, conçut de la jalousie et de la haine contre le nouveau connétable, parce qu'il était dans les bonnes grâces du roi son beau-père, qui lui avait donné le comté d'Angoulême, que le roi de Navarre prétendait. Il suborna des gens qui le tuèrent dans son lit ; il osa même soutenu? hautement une si horrible action ; et s'étant retiré au comté d'Evreux, qui était à lui, il écrivit de lâ aux bonnes villes du royaume, qu'il n'avait fait que prévenir un homme qui avait attenté contre sa vie. Le roi fut indigné, autant qu'il devait, d'une action si noire, et ordonna au roi de Navarre de comparaître à la cour des pairs.

Plusieurs personnes s'entremirent pour accorder le beau-père et le gendre. Charles refusa de comparaître, jusqu'à ce que le roi lui eût donné un de ses fils pour otage. Comme il eut comparu en plein parlement, le roi y séant, il s'excusa, disant que le connétable avait attenté contre sa personne, et qu'on ne lui devait pas imputer à crime ni à manque de respect, s'il avait mieux aimé le tuer que d'être tué lui-même ( 1351 ). En même temps, les deux reines veuves, l'une de Charles le Bel, l'autre de Philippe de Valois, dont la première tante du roi de Navarre, et la seconde sa soeur, avec Jeanne sa femme, se prosternèrent devant le roi, pour le prier de pardonner à son gendre. Le roi pardonna, en déclarant que si quelqu'un dorénavant entreprenait une aussi méchante action, fût-ce le Dauphin, il ne la laisserait pas impunie.

Cependant comme il connaissait son gendre d'un esprit brouillon et méchant, bien averti des intelligences qu'il entretenait de tous côtés contre son service, il prit occasion d'an voyage qu'il fit en Avignon,

 

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pour saisir et mettre sous sa main les places fortes qu'il avait en Normandie, sous prétexte qu'il était sorti du royaume sans sa permission. Un petit nombre tint ferme pour le roi de Navarre, et la plupart se rendirent.

Ce prince aussitôt se prépara à la guerre, et fit lever sous main des soldats, dans les terres qui lui restaient en Normandie. Mais Charles dauphin fit sa paix, et le ramena à la cour. Il n'y demeura pas longtemps tranquille. Les mouvements des Anglais contraignirent le roi de demander de l'argent aux trois états pour faire la guerre. Ils firent ce qu'il souhaitait; mais le roi de Navarre n'oublia rien pour les en empocher (1355). Jean, irrité d'un si étrange procédé, le fit arrêter au château de Rouen, comme il était à table avec le Dauphin, et fit arrêter avec lui Jean de Harcourt, qui était tout son conseil, et le ministre de ses mauvais desseins. Ce seigneur eut la tête coupée ; le roi de Navarre fut soigneusement gardé, et toutes ses places saisies.

Cependant (1356) le duc de Glocester partit d'Angleterre, et descendit en Normandie avec une armée. Jean marcha contre lui, avec beaucoup plus de troupes ; mais il apprit en même temps que le jeune prince Edouard de Galles, sorti d'Aquitaine, entrait dans le royaume pour faire diversion, et qu'il ravageait le Berry. Quoique ce prince eût déjà pris beaucoup de places, Jean ne doutait pas qu'il ne les reprit facilement, et même qu'il ne défit tout à fait l'armée ennemie, si inférieure à la sienne. Il la rencontra auprès de Poitiers, et il crut déjà l'avoir battue, parce qu'il avait soixante mille hommes contre huit mille.

Plusieurs lui conseillaient de faire périr les ennemis par famine en leur coupant les vivres de tous côtés, comme il lui était aisé; mais l'impatience française ne put s'accommoder de ces longueurs. Le cardinal de Périgord, légat du Pape, fit plusieurs allées et venues pour négocier la paix. Le prince de Galles proposa de rendre toutes les places qu'il avait prises, et tous les prisonniers qu'il avait faits pendant cette guerre, et promit que durant sept ans l'Angleterre n'entreprendrait rien contre la France. Le roi ne voulut pas seulement écouter ces propositions ; tant il tenait la victoire assurée, se fiant en la multitude de ses soldats. Il poussa la chose bien plus loin, et méprisa tellement le prince, qu'il lui proposa de se rendre prisonnier de guerre, avec cent de ses principaux chevaliers.

Le prince et les Anglais, préférant la mort à une si dure condition, et à un accord si honteux, se résolurent ou de périr ou de vaincre. Edouard allait de rang en rang avec une vivacité merveilleuse, et représentait aux siens, que ce n'était pas dans la multitude que consistait la victoire, mais que c'était dans le courage des soldats et dans la protection de Dieu. Les Français cependant, pleins d'une téméraire confiance, allaient au combat en désordre, comme s'ils eussent cru qu'ils n'avaient qu'à se montrer pour mettre leurs ennemis en déroute. Mais ils étaient attendus par des soldats intrépides; car ils trouvèrent

 

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en tête les archers anglais, qui, sans s'étonner du grand nombre de leurs ennemis, firent une décharge effroyable où, la bataille était la plus épaisse, et ne tirèrent pas un coup qui ne portât. L'aile où était le Dauphin, avec quelques-uns des enfants du roi, fut fort endommagée par ces coups, ce qui fit que les gouverneurs de ces princes prirent l'épouvante, et les emmenèrent d'abord. Ils firent marcher les lanciers qui étaient destinés à leur garde ; de sorte que ce qu'il y avait de meilleures troupes se retira sans combattre. L'épouvante se répandit partout, et cette aile fut mise en fuite avec grand carnage. Jean Chandos, qui gouvernait le prince de Galles, tourna alors-tout l'effort de la bataille contre Jean, et y mena le jeune prince. Là le combat fut fort opiniâtre ; mais les Anglais enflés du succès poussèrent cet escadron avec tant de vigueur, qu'ils l'enfoncèrent bientôt.

Le roi cependant se défendait vaillamment avec fort peu de monde qui s'était ramassé autour de lui ; et quoiqu'on lui criât de tous côtés qu'il se rendit ou qu'il était mort, il continuait à combattre. Enfin ayant reconnu au langage un gentilhomme français, qui lui criait plus haut que les autres qu'il se rendit, il le choisit pour se mettre entre ses mains.

Ce gentilhomme, sorti de France pour un meurtre qu'il avait commis, avait pris parti parmi les Anglais. Philippe, quatrième fils de Jean, se rendit aussi avec lui, ne l'ayant jamais quitté, et l'ayant même couvert de son corps. Ainsi fut pris le roi Jean, après avoir fait le devoir plutôt d'un brave soldat, que d'un capitaine prévoyant.

Jean Chandos, voyant la victoire assurée, fit tendre un pavillon au prince pour le faire reposer ; car il s'était fort échauffé dans le combat Comme il demandait des nouvelles du roi de France, il vit paraître un gros de cavalerie, et on lui vint dire que c'était lui-même qu'on amenait prisonnier. Il y courut, et le trouva en plus grand danger qu'il n'avait été dans la mêlée, parce que les plus vaillants se disputaient à qui l'aurait, en le tirant avec violence : on avait même tué quelques prisonniers en sa présence, parce que ceux qui les avaient pris aimaient mieux leur ôter la vie, que de souffrir que d'autres les leur enlevassent. D'abord que le prince aperçut le roi, il descendit de cheval, et s'inclina profondément devant lui, l'assurant qu'il serait content du roi son père, et que les affaires s'accommoderaient à sa satisfaction.

Le roi en cet tat ne dit jamais aucune parole, et ne fit aucune action qui ne fut convenable à sa dignité et à la grandeur de son courage. Le prince lui donna le soir un festin magnifique, et ne voulut jamais s'asseoir à sa table, quelque instance que le roi lui en fit; mais voyant sur son visage beaucoup de tristesse parmi beaucoup de constance : « Consolez-vous, lui dit-il, de la perte que vous avez faite. Si vous n'avez pas été heureux dans le combat, vous avez remporté la gloire d'être le plus vaillant combattant de toute votre armée; et non-seulement vos gens, mais les nôtres mêmes rendent ce témoignage à votre vertu. »

 

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A ces paroles, il s'éleva un murmure de l'assemblée qui applaudissait au prince. Aussitôt que la nouvelle de cette bataille fut portée à Paris et par tout le reste de la France, la consternation fut extrême. On voyait une grande bataille perdue, la fleur de la noblesse tuée, le roi pris, le royaume dans un état déplorable, sans force au dedans, et sans secours au dehors; le Dauphin, âgé de dix-huit ans, jeune, sans conseil et sans expérience, qui allait apparemment être accablé du poids des affaires.

Dans cette extrémité, on assembla les trois états, pour délibérer sur le gouvernement du royaume. Charles, dauphin, y fut déclaré lieutenant du roi son père, et prit le titre de régent, environ un an après; pour le bonheur de la France, il se trouva plus habile et plus résolu qu'on ne l'eût osé espérer d'une si grande jeunesse. On lui donna un conseil composé de douze personnes de chaque ordre. Etienne Marcel, prévôt des marchands, y avait la principale autorité, à cause de la cabale des Parisiens. Il eut la hardiesse de proposer au Dauphin de délivrer le roi de Navarre. Ce prince lui répondit qu'il ne pouvait point tirer de prison un homme que son père y avait mis.

Environ dans ce même temps, Godefroy de Harcourt, qui avait suscité des troubles dans la Normandie, fut battu et aima mieux mourir que de se rendre (1357). Ainsi ce malheureux, traître à sa patrie, fut puni de sa trahison dans la même province qu'il avait donnée à ravager aux Anglais. Cependant le roi étant transporté en Angleterre, on fit une trêve, en attendant qu'on pût conclure la paix; mais la France étant un peu en repos contre la puissance étrangère, se déchira elle-même, et fut presque ruinée par les dissensions intestines.

L'autorité étant faible et partagée, et les lois étant sans force, tout était plein de meurtres et de brigandages. Des brigands, non contents de voler sur les grands chemins, s'attroupaient en corps d'armée pour assiéger les châteaux, qu'ils prenaient et pillaient, en sorte qu'on n'était pas en sûreté dans sa maison. Le prévôt des marchands vint faire ses plaintes au Dauphin de ce qu'on ne remédiait pas à ces désordres; et comme il parlait insolemment, le prince lui dit qu'il ne pouvait y remédier, n'ayant ni les armées ni les finances, et que ceux-là y pourvussent qui les avaient en leur pouvoir. Ce prince parlait des Parisiens, qui en effet se rendaient maîtres de tout.

Le discours s'étant échauffé de part et d'autre, les Parisiens furieux s'emportèrent jusqu'à tuer aux côtés du Dauphin trois de ses principaux conseillers, de sorte que le sang rejaillit jusque sur sa robe. La chose alla si avant, que, pour sauver sa personne, il fut obligé de se mettre sur la tête un chaperon mi-parti de rouge et de blanc, qui était en ce temps la marque de la faction.

Quoique le parti des Parisiens se rendit tous les jours plus fort, le prévôt des marchands crut que ce parti tomberait bientôt, s'il ne lui donnait un chef. Ainsi il trouva moyen de faire sortir de prison le roi

 

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de Navarre à fausses enseignes, et en supposant un ordre du Dauphin. D'abord qu'il fut en liberté, il vint à Paris. Comme il était éloquent, factieux et populaire, il attira tout le peuple par la harangue séditieuse qu'il fit en plein marché, en présence du Dauphin, se plaignant des injustices qu'on lui avait faites, et vantant son zèle extrême pour le royaume de France, pour lequel il disait qu'il voulait mourir. Mais le fourbe avait bien d'autres pensées.

Dans ce même temps il s'éleva autour de Béarnais une faction de paysans qu'on appela les Jaques ou la Jacquerie, qui pillaient, violaient et massacraient tout avec une cruauté inouïe. Ils étaient au nombre de plus de cent mille, ne sachant la plupart ce qu'ils demandaient, et suivant à l'aveugle une troupe d'environ cent hommes, qui s'étaient assemblés d'abord à dessein d'exterminer la noblesse. Le roi de Navarre aida beaucoup a. réprimer et à dissiper cette canaille forcenée, dont il défit un grand nombre. Cependant comme son crédit s'augmentait tous les jours dans Paris, le Dauphin ne crut y pouvoir être en sûreté; ainsi il sortit de cette ville résolu de l'assiéger (1358). Les autres villes du royaume se joignirent à lui, ne pouvant souffrir que les Parisiens voulussent dominer tout le royaume. Le Dauphin avec ce secours se posta à Charenton et à Saint-Maur, et se saisit des passages des deux rivières pour affamer les Parisiens. Le roi de Navarre se mit à Saint-Denis; le pays se trouva alors ravagé des deux côtés. Pour discréditer ce roi dans l'esprit des Parisiens, le Dauphin l'engagea à une conférence avec lui, et dès lors on soupçonna qu'ils étaient d'intelligence. Enfin la paix fut conclue par l'entremise de l'archevêque de Sens. Par cette paix, il fut accordé qu'on livrerait au Dauphin le prévôt des marchands et douze bourgeois pour les châtier à sa volonté.

Etienne Marcel, ayant été averti de ce traité, résolut de tuer dans Paris tous ceux qui n'étaient point de sa cabale : mais il fut prévenu par un nommé Jean Maillard, chef du parti du Dauphin, qui le tua près la porte Saint-Antoine, et rendit si bonne raison au peuple de son action, que tous députèrent pour se soumettre au Dauphin. Ensuite, à la très-humble supplication de tout le peuple de Paris, ce prince y vint demeurer.

Comme il faisait son entrée, il vit lui-même un bourgeois séditieux qui tâchait de soulever le peuple contre lui. Loin de se mettre en colère, il arrêta ceux de sa suite qui allaient l'épée à la main à cet emporté, et se contenta de lui dire que le peuple ne le croirait pas. Le roi de Navarre, indigné de ce qu'on avait tué le prévôt des marchands, qui était entièrement à lui, renouvela bientôt la guerre, et leva des troupes avec l'argent que les Parisiens avaient confié a, sa garde pendant qu'il était à Saint-Denis ; mais le Dauphin, sans perdre de temps, assiégea Melun, où le roi de Navarre avait jeté ses meilleures troupes, avec les trois reines, sa sœur, sa tante et sa femme; en voyant que le Dauphin

 

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serrait de près cette place, il fit la paix, en promettant de se soumettre à sa volonté.

Cependant on traitait aussi en Angleterre de la paix et de la délivrance de Jean. On lui proposa de tenir le royaume de France à hommage du roi d'Angleterre ; il répondit qu'il aimoit mieux mourir, que d'accepter une si honteuse condition ; et il le dit avec tant de fermeté, qu'on n'osa plus la lui proposer : mais on tint un conseil secret, où il n'y eut que les deux rois, le prince de Galles, et Jacques de Bourbon, connétable de France. Jean y fit la paix à la vérité ; mais en cédant aux Anglais tant de provinces, que toute la France fut effrayée quand elle en apprit la nouvelle.

Le Dauphin fut fort embarrassé s'il accepterait ces conditions. D'un côté il souhaitait de revoir le roi son père ; de l'autre il voyait que s'il exécutait ce traité, le royaume serait perdu, et le roi lui-même déshonoré, pour avoir préféré une trop prompte délivrance à sa gloire et au salut de l'Etat, pour lequel il n'avait pas craint d'exposer sa vie. Enfin il se résolut de refuser les conditions, et d'attendre du temps les occasions de délivrer le roi d'une manière plus honorable. Jean, qui s'ennuyait dans la prison, le trouva fort mauvais ; et il se fâcha fort contre son fils, qui s'était, dit-il, laissé emporter aux mauvais conseils du roi de Navarre. Edouard le fit resserrer, et résolut de passer lui-même en France avec une puissante armée (1359). Il vint à Calais ravagea la Picardie, assiégea Reims d'où il fut chassé ; mais il ne laissa pas de piller la Champagne et l'Ile de France, et de se loger au Bourg-la-Reine, à deux lieues de Paris. Le Dauphin ne voulut jamais sortir pour le combattre. Il voyait qu'en risquant la bataille il hasardait aussi tout l'Etat. Ce prince songea donc seulement à incommoder l'armée ennemie en détournant les vivres, autant qu'il pourrait, et en attendant l'occasion de faire quelque chose de mieux.

Il envoya cependant des ambassadeurs pour traiter de la paix. Le duc de Lancastre la conseillait fort au roi d'Angleterre. Il lui représentait qu'il avait une grande armée à entretenir dans un pays ennemi, sans avoir aucune ville, et que si les Français reprenaient cœur, il perdrait plus en un jour qu'il n'avait gagné en vingt ans. Edouard ne voulut jamais se rendre à ces raisons, s'imaginant déjà être roi de France; mais enfin les ambassadeurs du Dauphin étant venus pour traiter avec

lui à l'ordinaire, comme il demeurait toujours fier et inflexible, un accident imprévu le fit changer de résolution.

Il s'éleva tout à coup un orage furieux avec un tonnerre et des éclairs effroyables, et une si grande obscurité, qu'on ne se connaissait pas les uns les autres. Edouard épouvanté prit cela pour un avertissement du Ciel qui condamnait sa dureté, et le duc de Lancastre, étant survenu, prit si bien son temps, qu'il le fit enfui résoudre à la paix. Elle fut conclue à condition que le roi de France céderait au roi d'Angleterre la ville de Calais avec le comté de Ponthieu, le Poitou, la

 

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Saintonge, La Rochelle et ses dépendances, le Périgord, le Limousin, le Quercy, l'Angoumois, l'Agénois et le Bigorre, et qu'il en quitterait le ressort aussi bien que celui d'Aquitaine.

Le roi d'Angleterre de son côté céda la prétention qu'il avait sur le royaume de France (1360), avec la Normandie, l'Anjou, le Maine, la Touraine, et la souveraineté de la Flandre, qu'il avait disputée. Ce traité cependant ne devait avoir son entier accomplissement que lorsque les deux rois auraient envoyé à Bruges, à un certain jour marqué, les lettres de leur renonciation réciproque, condition qui ne fut point exécutée; et jusqu'à ce jour le roi Jean promettait de ne point user, sur les provinces cédées, de son droit de souveraineté, qu'il se réserva toujours. Outre cela on promit trois millions de francs d'or pour la délivrance du roi, et les deux rois se soumirent au jugement de l'Eglise romaine pour l'exécution de la paix. Voilà ce qui fut conclu à Brétigny, hameau situé près de Chartres en Beauce.

Quelque temps après, les rois en personne jurèrent la paix sur les saints Evangiles et sur le corps de Notre-Seigneur. Ils passèrent ensuite à Calais, où on traita en vain de l'accommodement de la Bretagne. Le roi sortit enfin, laissant pour otage Philippe d'Orléans son frère, et Louis d'Anjou, son fils, avec beaucoup de seigneurs et de bourgeois des principales villes. Les seigneurs que le roi voulait soumettre aux Anglais, le prièrent de ne les point donner à un autre maître, et soutenaient qu'il ne le pouvait. Les habitants de La Rochelle le supplièrent de les garder, et lui écrivirent qu'aussi bien, si à l'extérieur étaient forcés d’être Anglais, ils seraient toujours Français de cœur, et ne quitteraient jamais leur patrie. Il leur répondit à tous qu'il ne voulait pas manquer de parole, qu'ils eussent à obéir, et qu'ils gardassent fidélité; à leurs nouveaux maîtres.

Comme on lui donnait des expédients pour rompra le traité qu’il avait fait par nécessité étant en prison, il dit cette belle parole, que « si la vérité et la bonne foi étaient perdues dans tout le reste du monde, on les détroit retrouver dans la bouche et dans la conduite des rois. » Son premier objet, après son retour, fut de délivrer le royaume des grandes compagnies de brigands qui le ravageaient Les soldats licenciés s'attroupaient, et tout ce qu’il y avait de gens perdus se ramassaient avec eux pour piller. Le roi fit marcher contre eux Jacques de Bourbon, connétable de France, qui, s’étant engagé mal à propos dans des lieux étroits, fut défait et tué dans une grande bataille près de Lyon. Ces brigands étant devenus insolents par cette victoire, prirent le Pont-Saint-Esprit, et pillèrent jusqu'aux portes d'Avignon.

Le roi y alla quelque temps après pourvoir le pape Urbain V (362), et il prit la résolution de se croiser; soit qu'il voulût accomplir ce que Philippe son père avait promis, soit qu'il songeât par ce moyen à faire sortir du royaume les gens de guerre qui ravageaient tout.

 

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envoya inviter le roi d'Angleterre à cette croisade: mais ce prince s'excusa sur son grand âge. Jean prit la résolution de retourner en Angleterre : on rapporte divers motifs de ce voyage. Ce qu'il y a de plus certain, c'est que le duc d'Anjou, un des otages, s'étant sauvé d'Angleterre, le roi son père voulut montrer qu'il n'avait point de part à l'évasion et à la légèreté de ce jeune prince.

Avant de partir, le roi établit le Dauphin régent du royaume. Il donna le duché de Bourgogne à Philippe son cadet, pour le service qu'il lui avait rendu dans la bataille de Poitiers et dans sa prison. Ayant ainsi disposé les choses, il partit, et mourut à Londres peu de temps après (1363), laissant le soin de rétablir le royaume à un fils dont la sagesse s'était déjà manifestée en plusieurs circonstances.

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