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LIVRE XVII. — CHARLES IX (AN 1560).

 

Aussitôt que François II fut mort, et que tout le monde eut rendu hommage à Charles IX, son successeur, la reine manda le connétable, qui depuis la maladie du roi s'avançait à petites journées vers Orléans, attendant quelle serait la suite des affaires. Elle lui écrivit qu'il était temps qu'il vint reprendre sa place à la Cour et dans les conseils, où

 

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le roi voulait lui donner la principale autorité, à l'exemple du roi son père et du roi son aïeul ; qu'au reste il n'aurait plus à craindre d'être soumis aux étrangers ; que la noblesse de France rentrerait dans sa première considération, et que le roi voulait dorénavant que chacun fit sa charge. Elle songeait à gagner ce sage vieillard, seul capable d'entrer dans les tempéraments nécessaires ; elle était en grande inquiétude de ce qu'elle ferait des princes lorrains, qui l'avaient si indignement traitée dans le règne précèdent; mais une autre passion l'empêchait de songer à la vengeance, et il s'agissait d'établir son autorité.

Les princes lorrains dans la décadence apparente de leur fortune, n'avaient pas perdu courage ; ils crurent qu'ils se maintiendraient aisément avec une princesse ambitieuse, s'ils trouvaient moyen de lui faire croire qu'ils lui étaient nécessaires; ainsi ils fortifièrent leur parti, en y attachant, par de différents intérêts, le cardinal de Tournon, le duc de Nemours, les maréchaux de Saint-André et de Brissac, qui depuis la mort de Henri II étaient devenus de leurs amis, et qu'ils prirent soin d'unir à eux encore plus étroitement; et plusieurs autres personnes de grande considération.

Avec un si puissant parti, et les amis qu'ils avaient, tant dans les provinces que dans les Etats, ils crurent qu'ils se pourraient faire craindre delà reine, et firent en effet si bonne mine, qu'elle les crut encore plus puissants qu'ils n'étaient. Elle n'en fut pas fâchée ; car quelques mesures qu'elle eût prises avec le roi de Navarre, elle vit bien que jamais elle ne pourrait s'assurer ni du prince de Condé, ni des Coligny qui le gouvernaient. D'ailleurs elle n'ignorait pas que les Etats n'inclinassent à forcer le roi de Navarre d'accepter la régence, à laquelle ils le croyaient appelé par les lois fondamentales du royaume; ainsi elle demeura convaincue qu'elle ne pouvait maintenir son autorité qu'en s'assurant d'un parti qu'elle pût opposer aux princes de Bourbon ; et ce lui était un grand soutien de voir les princes lorrains irréconciliables avec eux.

Comme elle était dans ces pensées, et disposée à les rechercher, elle fut ravie de voir qu'ils la recherchaient ; le maréchal de Saint-André se rendit le médiateur de leur accommodement, et l'assura de la soumission de ces princes. Il leur porta aussi les assurances de la protection de la reine ; mais l'accord devait être secret, jusqu'à ce qu'on eût consommé l'affaire de la régence. La duchesse de Montpensier portait le roi de Navarre à lui céder; elle lui représentait qu'il lui serait glorieux de faire ce sacrifice au bien de l'Etat, et la reine lui faisait insinuer qu'il y avait peu d'apparence de faire régent du royaume le frère d'un criminel d'Etat, et que lui-même n'était pas hors de soupçon ; les Coligny mêmes entrèrent dans les sentiments de la reine, et ils crurent qu'ils pourraient mieux prendre leurs sûretés avec elle qu'avec le roi de Navarre, toujours incertain et irrésolu.

 

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Les choses étaient en cet état, quand le connétable arriva à la Cour, où on l'attendait pour prendre une dernière résolution. En entrant à Orléans il parut étonné de voir des gardes aux portes, et il demanda pour quel usage elles y étaient au milieu du royaume. En même temps il leur commanda de se retirer, en disant qu'il saurait bien sans cela pourvoir à la sûreté du roi, et qu'il établir ait si bien son autorité , qu'avec un seul huissier il le ferait obéir par tout le royaume comme avec des armées.

Après avoir donné d'abord cette marque de sa puissance, il entra chez le roi avec beaucoup de dignité ; il ne put s'empêcher de verser des larmes à la vue de ce jeune prince, se souvenant des grâces qu'il avait reçues de son père et de son grand-père. La reine le tira à part, et lui dit qu'elle mettait en lui toute sa confiance; que deux partis opiniâtres partageaient la Cour, et détruisaient l'autorité royale; qu'elle n'ignorait pas les liaisons qu'il avait avec celui des princes du sang, mais qu'elle savait aussi qu'il préférait le bien de l'Etat et le service de son maître à toute autre considération : ainsi qu'elle se remettait entre ses bras, et lui recommandait son pupille. Il fut attendri par ces paroles, et promit à la reine une fidèle obéissance ; elle fut bientôt après déclarée régente. Le roi de Navarre céda, à condition qu'il serait chef de tous les conseils, et lieutenant-général du royaume; les finances furent laissées au cardinal de Lorraine; on établit la forme des conseils, et toute la Cour obéit à la régente.

Il restait encore à la reine une grande appréhension : elle ne pouvait s'empêcher de délivrer le prince de Condé; mais comme elle connaissait son esprit hautain, elle craignait qu'il ne brouillât les affaires, et voulait gagner du temps pour les affermir. Depuis la mort du roi , ce prince n'était gardé que pour la forme; mais il ne voulut jamais sortir de prison qu'il ne fût justifié, et demandait qu'on lui nommât ses accusateurs. La reine lui faisait dire qu'elle souhaitait de le voir promptement dans les conseils, et d'autre part elle avait des personnes affidées, qui lui remontraient que s'il ne se purgeait dans les formes, on croirait qu'il devrait sa délivrance à la faveur plutôt qu'à la justice ; cette pensée, conforme à l'humeur du prince, entra si avant dans son esprit, qu'il abandonna toute autre affaire. Pour éviter l'ennui de la prison, il demanda la permission de se retirer dans une des maisons du roi son frère ; elle lui fut accordée sans peine, et cependant on résolut de faire l'ouverture des Etats.

Le chancelier de l'Hôpital représenta les malheurs d'où le royaume venait de sortir ; il exhorta tous les ordres à y chercher des remèdes, dont le principal, disait-il, était la tenue de cette assemblée. Il appuya beaucoup sur l'utilité des Etats-généraux, dont il parla comme du soutien de la royauté, se plaignit de la licence de ceux qui voulaient régler la religion à leur mode, et du faux zèle des autres, qui croyaient les réprimer par des supplices; il montra la nécessité de les adoucir,

 

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et que le salut de l'Etat consistent dans l'obéissance que tous les ordres rendraient à la reine : la première séance finit par cette harangue; elle flattait les états pour les faire concourir au bien public, elle donnait de l'espérance aux huguenots, elle établissait l'autorité de la régente. Tant de choses considérables se passèrent huit jours après la mort du roi; quelques-uns des députés, qui n'espéraient pas grande utilité des Etats, les voulaient rompre, sous prétexte que leur pouvoir était expiré par cette mort; on les satisfit par cette maxime qu'en France le roi ne mourait jamais ; mais on ne se pressa pas de tenir la seconde séance ; elle fut remise à l'année suivante.

(1561). Le cardinal de Lorraine, dès le vivant du feu roi, s'était préparé à porter la parole au nom des trois ordres, chose si inouïe jusqu'alors, qu'on avait différé de le lui accorder ; il eut aisément le suffrage du clergé, où il avait tout pouvoir, et à qui la proposition était honorable ; la noblesse y trouva peu de difficulté, mais le tiers-état s'opposa avec vigueur à cette nouveauté ; outre qu'il était résolu à avoir son orateur particulier, selon la coutume, il déclara qu'il n'avait garde de confier ses intérêts à celui dont il avait résolu de se plaindre. Le cardinal refusé dédaigna de parler au nom du clergé, de peur de se mettre en égalité avec les députés des autres ordres; les harangues de la noblesse et du tiers-état ne furent remplies que de la nécessité de soulager les peuples, et de remédier aux désordres du clergé ; le député de la noblesse demanda au nom de son ordre, des temples pour les huguenots ; celui du clergé traita cette proposition de séditieuse, et en parlant contre ceux qui se chargeaient des requêtes des hérétiques, on lui vit jeter les yeux sur l'amiral, qui l'obligea à lui faire réparation.

Le cardinal de Lorraine et le duc de Guise se plaignirent que dans les harangues on ne les avait pas traités de princes ; les députés de Bourgogne et le Dauphine, provinces dont le duc de Guise et le duc d'Aumale étaient gouverneurs, appuyèrent leurs plaintes dans les Etats : presque toute la noblesse s'éleva contre eux ; on se souvint du comte de Saint-Pol, prince du sang, qui, sous le règne de François I, dit à Claude, comte de Guise, comme il se vantait d'être prince, qu'il parlait allemand en France. Il n'est pas croyable combien les princes lorrains furent touchés de cette opposition ; ils passèrent jusqu'à dire que ceux qui leur refusaient dans les Etats une qualité si bien due à leur naissance, étaient des séditieux. Les Etats irrités de cette parole, en portèrent leur plainte à la reine, qui interpréta la pensée des princes lorrains, et assura qu'ils ne regardaient comme séditieux que ceux qui manquaient d'obéissance pour le roi et pour elle. La noblesse ne laissa pas de demeurer offensée de leur procédé, qui causa une grande aliénation dans tous les esprits.

On eut nouvelle en ce temps que le Pape s'était enfin résolu à rassembler le concile : il y avait été obligé par les propositions qu'on

 

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avait faites de tenir en France un concile national. Côme de Médicis, qui s'était acquis sur lui un grand pouvoir, le reconnaissant pour être de sa maison, après lui avoir inspiré un conseil si nécessaire, le détermina encore à continuer le concile de Trente, plutôt qu'à en convoquer un nouveau ; il nomma des légats pour y présider. Le roi donna ordre aux prélats de se tenir prêts pour se rendre à Trente ; mais les affaires n'allaient pas si vite du côté de Rome.

Les Etats travaillaient à leurs cahiers, et préparaient leurs demandes. Elles étaient si délicates, que la reine eût trop hasardé, si elle les eût ou accordées ou refusées ; et d'ailleurs ayant tiré des Etats les services qu'elle en espérait, qui était la reconnaissance de son autorité, elle les congédia à condition de se rassembler au mois de mai.

Le 28 de janvier elle publia un édit par lequel les prisonniers pour la religion étaient rétablis : il portait des défenses de violenter personne sur ce sujet ; il fallut donner cette satisfaction au roi de Navarre, qui, quoiqu'il ne fût pas de ce parti dans le cœur, cependant l'appuyait à la considération de sa femme, et pour se faire des créatures. Le chancelier, ennemi des supplices, et d'ailleurs assez favorable aux protestants, dont il espérait tirer quelque bien pour la réformation de l'Eglise, conseillait cette douceur à la reine ; elle y inclinait d'elle-même, dans le dessein qu'elle avait d'entretenir deux partis dans le royaume, au milieu desquels elle prétendait établir plus sûrement sa domination.

Le cardinal de Lorraine et le duc de Guise s'élevèrent contre l'édit; le roi de Navarre le défendait ; chacun allait à ses intérêts sous prétexte de la religion, et les partialités s'entretenaient à la Cour sous les noms de catholiques et de huguenots. Le roi de Navarre, qui voyait les finances épuisées, après avoir proposé le retranchement des gages et des pensions, proposa encore à la reine de faire rendre à l'épargne les gratifications qu'on avait reçues dans les derniers règnes, et il offrait d'en donner l'exemple : il espérait par ce moyen réduire le connétable, qui avait le principal intérêt à ce règlement, à se jeter entre ses bras ; mais au contraire il ne fil que l'éloigner, et lui donner la pensée de chercher d'autres liaisons.

La Cour partit d'Orléans pour aller à Fontainebleau, et en même temps la reine écrivit au prince de Condé qu'il pouvait venir travailler à sa justification. Il partit accompagné d'un grand nombre de ses amis ; mais approchant de la Cour, pour ne point donner d'ombrage, il ne retint auprès de lui que le comte de La Rochefoucauld, qui s'était fait huguenot pour épouser la sœur de sa femme ; il lui fut aisé de se justifier, quand il n'eut plus de partie : il demanda au chancelier en plein conseil quelles charges il y avait contre lui ; le chancelier répondit qu'il n'y en avait aucune; ainsi il fut reconnu pour innocent dans le conseil; mais il fallut essuyer de plus longues procédures au parlement, auquel il souhaita d'être renvoyé, pour être

 

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justifié dans toutes les formes. Il ne fut pas plutôt à la Cour, que le roi de Navarre parut plus inquiet qu'auparavant; il ne cessait de se plaindre de la faveur de ceux de Guise, et ne sachant par où commencer à les quereller, il prétendit que les clefs du château où le roi logeait, qu'on portait durant la nuit au duc de Guise, comme grand-maitre , devaient lui être apportées à lui, comme lieutenant-général du royaume, et chargé de la personne du roi. La reine disait au contraire, qu'on les avait toujours portées au connétable, tant qu'il avait eu la charge de grand-maitre, et ne pouvait se résoudre à, faire tort au duc de Guise, qu'elle voulait ménager ; mais le roi de Navarre le prit avec elle d’un ton si haut, qu'elle n'osa le refuser tout à fait, et chercha un tempérament, qui fut de se faire apporter les clefs à elle-même ; ainsi elle accordait au roi de Navarre une partie de ce qu'il demandait, c'est-à-dire, l'exclusion de son ennemi : mais elle voulut en même temps lui faire connaître que ce n'était pas une chose qui dût être contestée au duc de Guise; elle se fondait sur l'exemple du connétable, et le roi de Navarre soutint au contraire qu'on l'avait considéré comme chef des armées, quand on lui avait rendu cette déférence; ils s'échauffèrent tellement sur cette vaine dispute, qu'ils ne se séparèrent que bien avant dans la nuit, et le roi de Navarre, qui cherchait querelle, ne se voulut jamais laisser apaiser par toutes les condescendances de la reine : on le vit sortir tout ému du cabinet.

Le lendemain il parut botté, comme un homme qui allait quitter la Cour; il avait envoyé devant lui son équipage : tous les princes du sang se mirent en état de le suivre. Le duc de Montpensier le faisait avec regret, et contre les conseils de sa femme, auxquels on remarque qu'il s'opposa pour la première fois dans cette rencontre. Pour le connétable et l'amiral, ils n'avaient garde d'abandonner le roi de Navarre : la plupart des grands seigneurs suivaient leur exemple. On affectait de laisser le roi et la reine seuls, avec les Lorrains, afin qu'ils parussent tout à fait livrés entre les mains des étrangers, qui par ce moyen demeuraient chargés de la haine publique ; les amis des princes du sang publiaient qu'ils s'en allaient à Paris, que là on traiterait dans le parlement de l'administration du royaume, et qu'on ferait bien voir à la reine qu'il n'était pas au pouvoir du roi de Navarre de lui céder la régence. Jamais l'autorité de cette princesse n'avait été en si grand péril; mais elle sut trouver un prompt remède à un si grand mal. Elle s'avisa de mander au connétable que le roi voulait lui parler : le cardinal de Tournon fut chargé de lui porter cet ordre, et quelques-uns pour cette raison le crurent auteur du conseil. Il le trouva prêt à partir, mais il n'osa désobéir à un commandement si exprès; il trouva le roi enfermé dans sa chambre avec les quatre secrétaires d'Etat, en présence desquels il lui dit que le bien de son service demandant la présence du premier officier de la couronne, il lui défendait absolument de sortir de la Cour. Eu même temps, il

 

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commanda aux quatre secrétaires d'Etat de retenir par écrit l'ordre qu'il donnait au connétable, et lui parla si fort en maître, quoiqu'il eût à peine douze ans, que le connétable comprit que s'il lui désobéissait, il s'en souviendront toute sa vie; ainsi il promit d'obéir. Il ne fut pas au pouvoir des princes ni de ses neveux de le faire changer de résolution ; ils furent déconcertés par sa résistance, et ils conseillèrent au roi de Navarre de perdre la pensée de quitter la Cour ; mais la reine ne fut pas tout à coup guérie de son appréhension.

Les Etats particuliers étaient assemblés à Paris pour députer aux Etats-généraux. On parlait hardiment dans cette assemblée du gouvernement de l'Etat, et on voulait charger les députés de proposer la régence pour le roi de Navarre; on ne doutait point que l'exemple de la ville capitale ne donnât le branle à tout le royaume; tellement que la reine fut obligée à s'accommoder de nouveau avec le roi de Navarre, qui lui céda à la vérité encore une fois le nom de régente, mais à condition qu'elle ne ferait rien sans son avis. Le maréchal de Montmorency, gouverneur de l'Ile de France, apaisa l'assemblée de Paris, où il ne se parla plus d'affaires d'Etat. Mais la reine ne se fiait pas à ces paix plâtrées; elle vit bien que jamais elle n'aurait qu'une autorité empruntée, tant que le roi de Navarre serait uni au connétable; ainsi elle s'appliqua à rompre cette union : l'amiral et ses frères en étaient le lien, mais il y avait dans la maison du connétable une brigue puissante contre eux.

Il y avait longtemps que Madeleine de Savoie sa femme les haïssait, parce qu'ils possédaient toute l'affection de leur oncle, ce qui lui avait fait mépriser les frères de sa femme, pour lesquels il n'avait jamais voulu demander aucune grâce à la Cour ; elle était d'ailleurs zélée pour la religion catholique, et ne cessait de représenter à son mari qu'il en devait être le protecteur, lui qui était le premier baron chrétien. Par ces discours, l'amiral et ses frères, opiniâtres défenseurs du calvinisme, commençaient à lui être moins agréables; il avait aussi moins d'aversion pour les Lorrains, depuis que la duchesse de Valentinois, depuis peu réconciliée avec eux, s'était servie de l'ascendant qu'elle avait toujours eu sur lui pour les mettre mieux dans son esprit. Le maréchal de Saint-André, très-propre à semer des divisions, lui fit entendre que son neveu l'amiral se moquait de lui, et qu'il avait dit à la reine, que pour le rendre inutile, elle n'avait qu'à contenter le roi de Navarre ; ce qu'elle pouvait sans peine, en accordant aux huguenots la liberté de conscience.

En ce temps, on avait renouvelé dans l'assemblée de Paris la proposition faite par le roi de Navarre, d'obliger les favoris des règnes passés à restituer les grâces qu'ils avaient reçues. On assura au connétable que l'amiral, pour se rendre agréable au peuple, avait réveillé les esprits sur ce sujet ; ces choses lui étaient rapportées avec tant d'adresse et de vraisemblance, que tout accoutumé qu'il était aux intrigues de

 

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Cour, il avait peine à s'en défendre ; et sa femme qui savait choisir les moments de les lui remettre devant les yeux, les faisait entrer profondément dans son esprit. La reine n'ignorait pas ses dispositions, et faisait jouer une partie de ces ressorts, mais elle cherchait l'occasion de parler elle-même au connétable : le roi de Navarre ne tarda pas à la lui donner.

Ce prince avait fait un grand festin à l'ambassadeur du roi de Danemark, qui était venu, comme plusieurs autres, faire les compliments de condoléance sur la mort de François IL On y parla beaucoup de religion, et quoique le roi de Navarre n'eût pu être persuadé par la reine sa femme d'embrasser le calvinisme, la complaisance qu'il avait pour elle, ou un vain désir de montrer son autorité, lui fit dire qu'on verrait bientôt le culte de Dieu purifié dans tout le royaume. L'ambassadeur de Danemark releva cette parole indiscrète, et après s'être réjoui avec le roi de ce qu'il favorisait l'Evangile (c'était ainsi que les luthériens nommaient la nouvelle religion), il l'exhorta à suivre plutôt les sentiments de Luther que ceux de Calvin, nés pour troubler les Etats. Sur cela le roi de Navarre avait répondu que les luthériens et les calvinistes, unis contre le Pape en quarante articles, ne devaient pas être empêchés par deux ou trois points d'attaquer l'ennemi commun, et après de chercher entre eux les moyens de s'accorder.

Ce discours fit grand bruit dans toute la Cour, et ne fut pas plutôt venu aux oreilles de la reine, qu'elle résolut de s'en servir pour son dessein. Après avoir raconté au connétable tout ce qu'avait dit le roi de Navarre, elle lui exagéra les pernicieux desseins de ce prince, et lui témoigna en même temps la douleur qu'elle ressentait de ne pouvoir s'y opposer ouvertement, étant obligée de le ménager pour les intérêts du roi son fils; c'était, disait-elle, au connétable, le premier baron chrétien, à se déclarer pour la religion de ses ancêtres, et à se rendre le chef du bon parti. Ces paroles émurent le connétable; il se mit à faire réflexion sur toute la conduite des princes de Bourbon, et ne fut pas longtemps sans demeurer convaincu que les brouilleries qu'ils faisaient dans la religion tendaient à la subversion entière de l'Etat. Les bienfaits dont Henri II l'avait comblé, lui revenaient dans l'esprit ; il se laissait attendrir en considérant les périls où étaient dans leur bas âge ses enfants, qu'il appel ait ses petits maîtres; dès ce moment, il ne cessa de crier contre les innovations qui se faisaient tous les jours dans la religion. Tout retentissait dans sa maison de ce nom de premier baron chrétien, dont il était si touché; il se plaignait hautement du prince de Condé, qui faisait faire le prêche dans son appartement; il n'épargnait pas l'amiral son neveu, qui en avait fait autant dans le sien, et traitait d'attentat la hardiesse qu'il avait eue de faire prêcher contre la religion de leur maître dans sa propre maison.

Cependant la reine, qui continuait dans ses dissimulations ordinaires, faisait elle-même monter en chaire publiquement, et en

 

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présence du roi, un homme plus dangereux que tous les ministres; c'était l'évêque de Valence, qui, avec un extérieur ecclésiastique, et sous prétexte de reprendre les abus de la cour de Rome et du clergé, ne manquait jamais d'attaquer indirectement à son ordinaire la doctrine de l'Eglise; dès son premier sermon, il choqua tous les catholiques. Le duc de Guise et le connétable protestèrent de n'aller jamais à des prédications si scandaleuses; mais le dernier poussa son mécontentement jusqu'à la reine : il considéra que ce prélat était dans sa confiance particulière, et ne douta point que la reine, qui le faisait prêcher, ne fût de son sentiment : les complaisances qu'elle avait pour les huguenots ne lui parurent plus un effet du ménagement politique qu'elle lui avait montré; il la crut gagnée de bonne foi à ce parti, et intimement liée avec les princes du sang. Selon lui, l'évêque de Valence était le lien de leur union; il se dégoûta de la reine, et résolut de se séparer non-seulement du roi de Navarre, comme elle l'avait souhaité, mais encore d'elle-même ; toute sa famille et tous ses amis l'entretenaient dans cette disposition, excepté le maréchal de Montmorency, qui était étroitement uni avec les princes, et croyait que les intérêts de son père l'obligeaient du moins à ne point rompre avec eux; car pourquoi se déclarer entre deux partis, lui que son âge et ses services faisaient respecter des uns et des autres : ne devait-ii pas plutôt les laisser s'échauffer, pour ensuite s'en rendre l'arbitre par l'autorité de sa charge ?

Ce conseil paraissait sage; mais le connétable avait déjà pris sa résolution, et ne pouvait plus souffrir ni le roi de Navarre, ni la reine même. Il n'écouta non plus ses neveux de Chatillon, quoiqu'ils lui témoignassent toutes sortes de soumissions à ses volontés, et un grand zèle pour le bien de l'Etat; mais après s'être éloigné de ses anciens amis, pour ne pas demeurer seul, il s'unit avec le duc de Guise, sur le fondement de soutenir de concert le parti catholique. Le maréchal de Saint-André moyenna cette réconciliation, et tous trois, unis ensemble, composèrent ce qui depuis fut appelé par les protestants le triumvirat, et ce qui donna prétexte à tous les mouvements du royaume. Pour ne point effaroucher la reine, ils prirent soigneusement garde de ne point faire éclater leurs liaisons ; mais elle était trop attentive à ses affaires, pour ne point pénétrer un secret si important, et voyant que par ses finesses elle avait poussé le connétable plus loin qu'elle ne voulait, elle se résolut, plus que jamais, à ménager l'amiral et les huguenots.

Cependant, dans les périls qu'elle prévoyait, pour attirer de plus en plus au roi son fils la vénération de tous les peuples, elle résolut de faire la cérémonie de son sacre; il y arriva une grande contestation entre les princes du sang et le duc de Guise, qui prétendit, comme plus ancien pair, précéder le duc de Montpensier. Cette prétention souleva presque toute la Cour contre lui : on disait hautement qu'il voulait abattre peu à peu les princes du sang et abaisser la maison royale, pour profiter de la première occasion de s'établir sur le trône; mais

 

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lui, qui était fondé en possession, et qui avait joui de cette prééminence dans le sacre des deux derniers rois, ne voulut jamais se relâcher, et soutenait que dans une cérémonie où les pairs font leur principale fonction, la seule pairie devait décider. La reine n'était pas fâchée de mortifier les princes du sang, et craignait de choquer le duc de Guise ; ainsi elle prononça en sa faveur : mais elle fit une nouveauté à l'égard du roi de Navarre, qui fut précédé, contre la coutume, par Alexandre, frère du roi, depuis appelé Henri : jusque-là on avait donné la préséance à la qualité de roi; cette décision fut de grand éclat, et releva beaucoup le crédit du duc de Guise. Le sacre fut fait par le cardinal de Lorraine, archevêque de Reims, avec les solennités ordinaires.

Le prince de Condé ne se trouva pas à cette cérémonie : la religion qu'il professait ne l'en aurait pas empêché, mais il était occupé de sa justification, qu'il poursuivait au parlement. Après une longue procédure, sur la déclaration que donnèrent les quatre secrétaires d'Etat, qu'il n'y avait aucune charge contre lui, il fut renvoyé absous, et par le même arrêt, la douairière de Roye, sa belle-mère, fut déclarée innocente, avec tous les autres accusés. On justifia aussi la mémoire du malheureux vidame; l'arrêt fut solennellement prononcé en robes rouges le 13 de juin, en présence des princes du sang et des pairs, même du duc de Guise, qui se mit sans contestation au-dessous des princes. Au milieu des troubles de l'Etat, et parmi les divisions des grands, les esprits des peuples s'aigrissaient aussi sous les noms de papistes et de huguenots : les dissensions allèrent dans plusieurs villes jusqu'à la sédition; principalement à Beauvais, où le peuple pensa piller la maison du cardinal de Châtillon, son évêque, qui avait fait à Pâques la cène à la mode des huguenots, dans la chapelle du palais épiscopal.

La reine se résolut à publier un édit pour défendre les noms de secte, et empêcher les supplices, à condition toutefois que les huguenots vivraient dorénavant à la catholique, c'est-à-dire, qu'ils en seraient quittes pour dissimuler; et moyennant cette feinte, l'édit les rétablissait dans leurs biens, et rappelait d'exil ceux qui avaient été chassés pour la religion dès le temps de François I. On n'osa pas adresser cet édit au parlement, où on savait qu'il ne serait pas reçu ; ainsi l'adresse en fut faite contre la forme, aux gouverneurs des provinces; mais le parlement en empêcha la publication à Paris, et ensuite obtint du roi qu'elle n'y fût pas faite. Mais comme l'édit fut exécuté dans la plus grande partie du royaume, on vit revenu? de toutes parts des gens qui avaient pris en Allemagne et à Genève des sentiments opposés à la monarchie. Les salles les plus spacieuses ne suffisaient plus pour les prêches; les huguenots s'assemblaient en pleine campagne, prêts à demander les églises mêmes pour y faire leur exercice; leur insolence devenait de plus en plus insupportable. Le cardinal de Lorraine s'en

 

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plaignit à diverses fois à la reine et dans le conseil ; mais comme il ne fut pas écouté, il remua tout le clergé, déjA assez irrité; et à la tête de tout ce corps, il représenta à la reine les inconvénients de son édit avec tant de force, qu'elle ne put pas résister. Elle résolut de mener le roi en parlement, pour aviser aux moyens de remédier aux désordres que causait la diversité des religions : il y eut trois avis, et celui qui fut suivi, défendait tout exercice de la nouvelle religion : les peines étaient réduites au bannissement; et il n'y avait que les séditieux qui fussent punis de mort; tout cela fut ainsi arrêté, jusqu'à ce que le concile général ou national y eût pourvu : voilà ce qui s'appela redit de juillet.

Dans le même temps que le cardinal de Lorraine harangua avec tant de force contre les protestants, il proposa à la reine une conférence, par laquelle il espérait, dans la plus grande chaleur des esprits, de les ramener à l'amiable. L'amiral et tout le parti acceptèrent la proposition avec joie; outre qu'ils avaient grande confiance au savoir et à l'éloquence de leurs ministres, ce leur était un grand avantage de traiter en quelque sorte d'égal avec les prélats, en entrant avec eux dans une conférence réglée. Parmi les catholiques, le cardinal de Lorraine était seul de son sentiment sur ce sujet; ses amis lui représentaient qu'il se commettait beaucoup en disputant avec des gens versés dans les langues, exercés dans les controverses et puissants en invectives ; mais le cardinal de Tournon était contraire à la conférence par des considérations plus hautes : il songeait non-seulement que le cardinal se commettait, mais qu'il commettait en sa personne la cause de l'Eglise, qui, quoique plus forte et bien défendue, pourrait être révoquée en doute par les esprits faibles, dès qu'elle paraitrait mise en dispute. Quelle apparence de souffrir une conférence où les ennemis de l'Eglise pourraient tout dire contre elle et ses ministres, en présence du roi et de toute la Cour? car c'est ainsi que la conférence avait été proposée. N'était-ce pas exposer ce jeune prince et ses frères, aussi bien que les courtisans, que de leur faire voir les artificieux discours des hérétiques? fallait-il donner la liberté de parler dans une assemblée si auguste, à des moines apostats, tels qu'étaient la plupart des ministres, et à des gens bannis par les lois? Il n'était pas aisé de fermer la bouche à des opiniâtres, ni de confondre des esprits subtils, qui avaient mille moyens de s'échapper, joint que l'extérieur de piété qu'ils affectaient imposait au peuple, et qu'ils ne manqueraient pas de publier leurs victoires, dont le bruit se répandrait dans toute l'Europe, par une infinité d'éloquents écrits que les ministres sauraient faire, de sorte qu'ils sortiraient de la conférence avec plus d'avantage, ou du moins avec plus d'orgueil, qu’ils n'y seraient entrés.

Les raisons du cardinal de Tournon persuadaient tout le monde, excepté le cardinal de Lorraine ; il s'était figuré que son éloquence confondrait les ministres ; et occupé de la gloire qu'il se promettait

 

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de la conférence, il n'en considérait pas les inconvénients : d'ailleurs de la manière qu'il avait fait son projet, il croyait que les ministres ne pourraient éviter de tomber dans un grand désordre; car il faisait venir des théologiens de la Confession d'Augsbourg, zélés défenseurs de la réalité, qui ne manqueraient point de disputer fortement sur cet article, contre les calvinistes , leurs irréconciliables ennemis. Le cardinal espérait de là l'un de ces deux avantages, ou que les huguenots seraient confondus par les luthériens, ou que du moins quelque division scandaleuse qui paraitrait entre eux, ferait voir aux catholiques la vanité et la confusion de ces nouveaux réformateurs. Sur ces raisons le cardinal persista dans sa pensée, et la conférence fut résolue pour le mois d'août à Poissy : les Etals, après diverses remises, furent convoqués à peu près pour le même temps.

Cependant le connétable engagea la Cour à faire l'accommodement entre le prince de Condé et le duc de Guise; ce duc arrivait de Calais, où il avait accompagné la reine Marie Stuart, qui, mécontente de sa belle-mère, et rappelée par les affaires de son royaume, s'était embarquée pour y repasser. Le roi manda le prince et le duc qui vinrent à Saint-Germain, où était la Cour, suivis de tous leurs amis; là, en présence de la reine et de tous les grands assemblés, le roi, bien instruit par la reine, leur commanda de vivre en bons amis et en bons parents; car ils étaient cousins germains; ils se le promirent solennellement, et il en fut dressé un acte par les secrétaires d'Etat.

Depuis ce temps, le connétable, qui, par respect pour le prince de Condé, usait de quelque réserve avec le duc, s'unit tout à fait à lui ; le prince fut blâmé dans son parti de lui avoir donné ce prétexte de prendre ouvertement des liaisons avec les ennemis des princes du sang, et d'avoir rompu par ce moyen les mesures de bienséance qu'il gardait encore avec eux.

Les Etats s'assemblèrent d'abord à Pontoise, où l'affaire de la régence fut de nouveau agitée avec beaucoup de chaleur ; on s'obstinait principalement dans le tiers-état à la donner au roi de Navarre qui l'avait cédée; la plupart des députés de cet ordre étaient favorables à la nouvelle religion, et dépendaient de l'amiral; ainsi la reine connut de plus en plus le besoin qu'elle avait de lui. Il s'appliqua de son côté à profiler de la conjoncture, pour faire déclarer ouvertement une princesse dont tout l'artifice était de gagner du temps, et tenir les choses toujours dans l'incertitude. Elle fut si vivement pressée, qu'elle n'eut point de honte de promettre à l'amiral de se faire calviniste, et d'instruire le roi dans cette croyance; mais il fallait, disait-elle que la résolution des Etats précédât sa déclaration, qui sans cela eût paru forcée. La conférence de Poissy venait à propos ; elle promettait alors de céder comme convaincue, afin que sa déclaration, faite avec connaissance de cause, fût de plus grand poids. L'amiral se rendit à ces raisons; il détermina ses amis à se déclarer pour la reine. Le cardinal

 

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de Lorraine lui assura le clergé ; le duc de Guise lui ménagea la plus grande partie de la noblesse : ainsi cette affaire n'eut point de suite.

Incontinent après, les Etats furent transférés à Saint-Germain, où l'ouverture se fit en présence du roi et de la reine. Les cardinaux disputèrent la préséance aux princes du sang, et perdirent leur procès; le cardinal de Tournon, doyen, se retira de l'assemblée avec le cardinal de Guise, irrités contre les cardinaux de Chatillon et d'Armagnac, qui cédèrent ; pour le cardinal de Bourbon, il prit sa place ordinaire avec les princes du sang, au-dessus du prince de Condé son cadet.

Les harangues de la noblesse et du tiers-état furent pleines d'invectives contre le clergé, selon la mode du temps. Cet ordre, menacé de tous côtés, accorda au roi des décimes ; le peuple fut déchargé par ce moyen ; les Etats furent renvoyés, et la reine délivrée des embarras que lui causa cette assemblée. Pour contenter l'amiral, à qui elle était obligée de la plus grande partie d'un si bon succès, elle avait de continuels entretiens avec Soubise, homme de grande qualité, dévoué au parti huguenot, et bien instruit de la nouvelle doctrine, qui faisait tout espérer à l'amiral. Pour le flatter davantage, la reine écrivit une lettre au Pape, où elle parlait d'une manière avantageuse en faveur des huguenots; elle traitait d'indifférentes la plupart des questions qu'ils agitaient, et ne craignait point de renverser des choses que les conciles généraux et la tradition perpétuelle de l'Eglise avaient établies. L'évêque de Valence avait dicté cette lettre, qu'il finissait par la demande du concile, comme du seul remède à tous les maux.

Le temps de la conférence approchait, les prélats s'étaient assemblés à Poissy au nombre de quarante, sans compter les théologiens, parmi lesquels Claude Despence et Claude de Saintes étaient les plus renommés. Les protestants avaient aussi député leurs principaux ministres ; Théodore de Bèze était à la tête, et devait porter la parole ; il fit le prêche dans l'appartement du prince de Condé avec un concours infini d'auditeurs ; la reine voulut le voir dans l'appartement du roi de Navarre ; c'était la mode à la Cour de favoriser la nouvelle religion. Toutes les dames s'en mêlaient, et travaillaient à gagner les courtisans, entre autres la comtesse de Crussol, que son esprit et ses agréments avaient fait succéder à la faveur de la duchesse de Montpensier, qui venait de mourir protestante.

Quelques jours après, on commença le fameux colloque de Poissy. Le roi en fit l'ouverture avec sa hardiesse et sa bonne grâce ordinaires ; le chancelier expliqua plus au long ses intentions, et exhorta les deux parties à la douceur. Le cardinal de Tournon prit ensuite la parole, et comme le chancelier avait parlé d'une manière qui tendait à affaiblir l'autorité des conciles, il demanda que sa harangue fût mise par écrit; mais comme cette proposition ne tendait qu'à des querelles, le chancelier y résista, et le roi commanda à Bèze de parler. Aussitôt lui

 

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et ses confrères se mirent tous ensemble à genoux, et Bèze fit une prière à haute voix; il fallait donner ce spectacle de piété à la Cour; le discours de ce ministre fut long, éloquent et plein d'invectives ; il parcourut tous les points de la religion, et lorsqu'il fut venu au saint Sacrement, il attaqua la réalité, jusqu'à dire que le corps de Jésus-Christ en était autant éloigné, que le ciel l'est de la terre ; cette proposition fit horreur à toute l'assemblée, les huguenots mêmes, qui la croyaient dans le fond, ne voulaient pas qu'on l'avançât si nue et si dure ; il s'éleva un murmure qui pensa rompre la conférence ; mais la reine trop engagée fit continuer. Bèze reprit sans s'émouvoir, et acheva son discours, comme il l'avait commencé, avec beaucoup d'aigreur.

Le cardinal de Tournon l'avait écouté avec indignation, et Bèze n'eut pas plutôt fini, qu'il adressa la parole au roi, lui disant que tout ce qu'ils étaient de prélats dans cette assemblée n'y assistaient qu'à regret, et ne se seraient jamais résolus à écouter les blasphèmes de ces nouveaux évangélistes, sans un commandement exprès ; la reine, piquée de cette parole, dit qu'elle n'avait rien fait que de l'avis du conseil et du parlement, dans la vue d'assoupir les troubles, et de ramener à l'ancienne religion ceux qui s'en étaient séparés. Les catholiques demandèrent du temps pour répondre, et la conférence fut remise à un autre jour.

Cependant Bèze, fâché d'avoir parlé si durement de l'Eucharistie, fit une longue requête, où il tâchait d'adoucir ses propositions; mais les expositions qu'il apportait ne consistaient qu'en termes équivoques. Le jour de la conférence arriva, et le cardinal de Lorraine fit cette belle harangue méditée depuis si longtemps ; on crut que l'envie de la prononcer avait été cause qu'il avait pressé ce colloque : il y réfuta le chancelier, qui avait donné aux princes le droit de présider dans les conciles ; il attaqua la doctrine de Bèze sur l'Eucharistie, défendit l'autorité de l'Eglise, et montra que les ministres, qui n'avaient ni mission ni succession, ne devaient pas même être écoutés. Sa doctrine était établie sur des passages de la sainte Ecriture et des Pères : les catholiques lui applaudirent. Bèze, accoutumé à parler, demanda à répliquer sur-le-champ ; mais le roi remit à une autre fois.

Les ministres publièrent qu'on avait voulu donner au cardinal l'avantage de triompher seul dans cette journée. La reine commença à connaitre qu'il n'arriverait aucun bien de la conférence, au contraire que les esprits en sortiraient plus aigris; elle l'aurait rompue sans l'évêque de Valence, qui lui fit voir qu'elle se condamner ait elle-même en s'arrêtent au commencement de son entreprise. Bèze, qui voulait parler, demandait avec instance qu'on se rassemblât; la reine y consentit; mais comme elle vit les catholiques scandalisés que l'on fit des disputes de religion devant le roi, elle ne voulut plus qu'il y allât, et y assista toute seule.

Bèze, attaqué sur la mission, répondit par des invectives contre les

 

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prélats, qu'il accusa d'être simoniaques, et marqua si distinctement le cardinal de Lorraine, qui avait eu tant de bénéfices par la faveur de la duchesse de Valentinois, que tout le monde jetait les yeux sur lui : il s'en mit dans une telle colère, qu'il ne se posséda plus dans la réplique, et discourut presque sans ordre, jusqu'à ce que la parole lui manquât. Despence prit la place. De Saintes parla après lui; et comme tous deux ne disaient que la même chose, le cardinal revint à l'Eucharistie : il eût tiré alors un grand secours des docteurs luthériens qu'il avait mandés, s'ils eussent pu se rendre à Poissy; mais, quoique la maladie les eût retenus à Paris, il n'embarrassa pas peu les calvinistes, quand il leur demanda s'ils voulaient signer l'article de la confession d'Augsbourg, où la matière de la cène était expliquée; car ils ménageaient les luthériens, et ils cachaient au peuple, le plus qu'il leur était possible, la contrariété qui était entre eux : aussi Bèze employa-t-il toute son adresse à éluder la proposition, tantôt en demandant qu'on lui rapportai cette confession toute entière, et non pas un seul article détaché du reste, tantôt en demandant à son tour au cardinal si les catholiques la voulaient signer; mais le cardinal le pressait de déclarer ses sentiments particuliers, et comme la conférence se tournait en cris confus, sans qu'on pût presque s'entendre, on espéra de mieux réussir en donnant une nouvelle forme au colloque. On nomma des députés de part et d'autre, pour dresser l'article de l'Eucharistie d'une manière dont on pût convenir; mais après beaucoup de propositions et de disputés, on se sépara sans rien faire.

Les ministres se vantèrent d'avoir triomphé : ce leur était en effet une espèce de victoire d'avoir soutenu leur croyance dans une assemblée si solennelle, sans qu'on pût les obliger de s'en départir; mais ils ne se contentèrent pas de cet avantage, ils publièrent qu'ils avaient confondu les catholiques; ce que leurs discours éloquents, leur cabale et l'amour de la nouveauté, firent croire à. beaucoup de monde. II n'y eut que le roi de Navarre que la conférence dégoûta des calvinistes, parce qu'il reconnut les divisions qui étaient entre eux, et qu'il fut scandalisé de les voir si opposés aux luthériens, qui de leur aveu avaient commencé la réforme : tout le reste du parti devint plus insolent que jamais, et s'accroissait tous les jours.

La reine avait peine à se défendre des reproches que lui faisaient tous les catholiques d'avoir trahi la cause de la religion, en la mettant en compromis : un jésuite, envoyé au colloque par le cardinal d'Esté, légat en France, lui avait dit en pleine assemblée qu'elle entreprenait sur les droits du Pape. Beaucoup de catholiques zélés, qui voyaient favoriser les hérétiques, eurent secrètement recours au roi d'Espagne, durant le temps du colloque. Un prêtre fut trouvé chargé d'une requête à ce prince, par laquelle on le priait d'assister la religion trahie par la reine, et de prendre soin de la France, où l'hérésie devenait maîtresse sous le règne d'un enfant, il allait en Espagne, où il devait se dire

 

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envoyé du clergé de Fronce; on crut qu'il était avoué de plusieurs docteurs, de quelques prélats, et du cardinal de Lorraine. Quoi qu'il en soit, on n'osa jamais approfondir l'affaire, à, cause de ceux qui s'y trouvaient enveloppés, et on se contenta de châtier légèrement ce faux zélé.

Cependant le roi d'Espagne parlait hautement contre la reine, et parut si scandalisé des colloques qu'elle avait permis, qu'il fallut pour se justifier lui envoyer des ambassadeurs, qui eurent peine à avoir audience, tant il affectait de paraître irrité. ' Enfin ils furent reçus par l'entremise de la reine Isabelle ; mais Philippe ne daignant pas les entretenir lui-même, les renvoya au duc d'Albe, qui parla durement contre la reine, et leur déclara que le roi d'Espagne à. la fin serait obligé de donner aux bons catholiques de France le secours qu'ils lui demandaient pour exterminer l'hérésie.

Les ambassadeurs avaient ordre de parler de la restitution du royaume de Navarre; mais on se moqua de leurs demandes, et on dit qu'on écouterait le roi de Navarre, quand il aurait commencé la guerre aux hérétiques, à commencer par le prince de Condé son frère, et par les Coligny ses bons amis ; c'est ainsi que les Espagnols abusaient de la faiblesse du gouvernement de France, et tâchaient d'exciter la guerre civile dans le royaume. Les dispositions y étaient grandes, la reine s'était trop avancée avec l'amiral pour ne lui rien accorder, et le parti catholique, animé par les princes lorrains, ne paraissait pas résolue les souffrir.

En ce temps Pie IV, pressé par les continuelles sollicitations de l’empereur et de la France, dans l'appréhension qu'il eut du concile national, dont on continuait de le menacer, publia sa bulle pour recommencer celui de Trente. Elle fut reçue en France avec des sentiments fort différents. Le chancelier qui n'espérait pas que le concile de Trente apportât les véritables remèdes aux maux du royaume, pressait l'assemblée du concile national, et quoique les protestants fussent disposés à ne déférer ni à l'un ni à l'autre, ils espéraient davantage d'un concile fait dans le royaume, où ils auraient leur cabale, que de celui de toute l'Eglise. Au contraire, les princes lorrains empêchaient de toutes leurs forces le concile national, ou parce qu'ils le croyaient dangereux, ou parce qu'ils avaient dessein de plaire à Rome. Là commencèrent les deux partis des politiques et des catholiques zélés; le premier, soutenu par le chancelier, entrainait tout le parlement, joint aux protestants, que le roi de Navarre favorisait, quoique avec moins d'ardeur qu'auparavant; il était sans comparaison le plus fort: le second, plus faible au dedans, tâcha de se faire appuyer par l'Espagne. Philippe, qui était uni très-étroitement avec le Pape, entra aisément dans le dessein de traverser le concile national, que toute la cour de Rome appréhendait. Il envoya en France Antoine de Tolède, qui étant mort en chemin, Jean Manrique lui fut donné pour successeur; il ne cessait

 

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d'exciter la reine à exterminer les hérétiques, et la détournait du concile national, par des raisons dont elle était satisfaite, dans la crainte qu'elle avait qu'une si grande assemblée ne diminuât son autorité; mais elle n'osait répondre sur une affaire dont elle n'était pas maitresse, il fallait auparavant s'assurer du roi de Navarre. Le duc de Guise, qui voyait qu'il commençait à se dégoûter des calvinistes, ne désespéra pas de l'en détacher tout à fait; il en donna les moyens à l'ambassadeur d'Espagne.

Ce roi était gouverné par deux personnes d'une humeur bien différente : l'une était l'évêque d'Auxerre, homme affectionné à son maître, et incapable d'être corrompu, mais faible, crédule, ignorant et très-aisé-à tromper; l'autre était d'Escars : c'était un homme habile et entendu, mais attaché à ses intérêts, et ne cherchant que l'occasion de profiter de sa faveur. Manrique les gagna tous deux par une conduite proportionnée à leurs inclinations; on n'épargna à d'Escars ni l'argent ni les promesses; pour le bon prélat, on lui disait qu'on donnerait au roi de Navarre le royaume de Sardaigne, qu'on lui faisait abondant en toutes sortes de biens. On ajoutait que si ce prince voulait répudier sa femme, on lui ferait épouser la reine d'Ecosse, mariage que le duc de Guise faisait extraordinairement valoir, et ne promettait rien moins à celui qui l'épouser ait que le royaume d'Angleterre. Le cardinal de Ferrare entra dans cette négociation, et promettait de la part du Pape de déclarer Elisabeth, comme bâtarde et hérétique, incapable de posséder ce royaume. Une pareille déclaration devait priver la reine Jeanne d'Albret, tant de la principauté de Béarn, que de ce qui lui restait du royaume de Navarre, que le Pape devait donner au roi son mari. D'Escars par intérêt, et l'évêque par simplicité, exagéraient ces promesses. Le roi ne voulut point entendre parler de répudier sa femme, à cause du fils qu'il en avait, jeune prince de grande espérance, et cher à son père; mais il était las de servir d'appui aux protestants, dont aussi bien il n'était le chef que de nom, et où son frère avait avec l'amiral le pouvoir effectif; il voyait même que d'être le chef d'un parti rebelle pouvait donner fondement à l'exclure de la couronne, lui et sa famille : ces raisons et l'espérance du royaume de Sardaigne le touchaient, et déjà aliéné des protestants, il entra dans les sentiments du duc de Guise; le connétable et le maréchal de Saint-André entrèrent dans cette union, et tous ensemble jurèrent de défendre le parti catholique.

La reine, qui vit leur accord, n'avait plus d'espérance qu'aux huguenots : ils le sentirent bientôt, et comme ils s'étaient déjà disposés à tout entreprendre, ils ne gardaient plus de mesures. Non contents de s'assembler publiquement contre les défenses, ils occupèrent les églises, ils en chassèrent les catholiques, ils en pillèrent les vases sacrés et les ornements. Au milieu de tant de désordres, le conseil de la reine était incertain; le chancelier proposa d'assembler des députés de tous les parlements, pour chercher d'un commun consentement des remèdes à

 

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de si grands maux; l'assemblée se tint à Saint-Germain, et presque tous les députés concouraient à relâcher quelque chose de la rigueur des premiers édits.

Les princes lorrains qui le prévirent, et qui se crurent les plus forts, principalement depuis qu'ils se sentaient appuyés du roi de Navarre, pour témoigner davantage leurs mécontentements, se retirèrent de la Cour (1562); le cardinal se rendit à Reims, et le duc alla en Lorraine, tous deux résolus de passer en Allemagne, où ils avaient lié une conférence avec le duc de Wittenberg; leur dessein était d'empêcher ce prince et les autres luthériens d'assister les calvinistes. Le heu de leur entrevue fut choisi à Saverne, où le duc de Wittenberg devait se rendre sous d'autres prétextes, aussitôt que ces deux princes y arriveraient.

Durant ce temps on forma la résolution de publier le nouvel édit qui cassait celui de juillet ; car les huguenots avaient la liberté de s'assembler sans armes pour faire leur prêche ; les synodes et les consistoires leur furent permis, à condition que les magistrats des lieux y assisteraient; ils devaient observer les fêtes, et restituer les églises aux catholiques, avec tout ce qu'ils y avaient enlevé. Voilà ce que contenait ce fameux édit de janvier, qui causa tant de troubles dans tout le royaume; le parlement de Paris refusa de le vérifier, il fallut jussion sur jussion pour l'obliger à le recevoir, encore ajouta-t-il qu'il le faisait par le commandement exprès du roi, manière de prononcer qui marque une extrême répugnance, et sans approuver la nouvelle religion.

Il fut aisé aux princes lorrains de juger qu'un édit qui passait avec une telle résistance, ne subsisterait pas longtemps, et pour ne point trouver d'obstacle au dessein qu'ils avaient de le renverser, ils pressèrent leur conférence avec le duc de Wittenberg ; toute leur adresse consistait à ne lui témoigner aucune aversion pour les protestants d'Allemagne; le cardinal de Lorraine lui représenta tous les efforts qu'il avait faits au colloque de Poissy, pour faire signer aux calvinistes la confession d'Augsbourg; il disait qu'on n'en voulait en France qu'à la religion zwinglienne, qui nourrissait les esprits brouillons et séditieux, nés pour renverser les Etats, et que les luthériens n'avaient point d'intérêt de les soutenir, puisqu'ils étaient si contraires à leur croyance. Le duc de Wittenberg avait avec lui deux docteurs ennemis des zwingliens, qui trouvèrent les sentiments des princes lorrains assez raisonnables ; et le duc de Wittenberg promit de faire agréer, autant qu'il pourrait, à son parti, les propositions des deux frères, pourvu qu'ils n'empêchassent point la Réforme.

Au retour de la conférence, le cardinal de Lorraine retourna à Reims, et le duc de Guise passa à sa maison de Joinville; le roi de Navarre ne l'y laissa pas longtemps. Depuis qu'il s'était lié avec le duc de Guise, et ses deux amis, il affectait de n'être guère à la Cour, et demeurait à Paris, où le peuple, ennemi des huguenots, était ravi de le voir détaché de ce parti ; il crut avoir besoin du duc de Guise, pour s'affermir contre la

 

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reine. Il lui écrivit donc de revenir à Paris ; son chemin était de passer par Vassy, petite ville auprès de Joinville, où les huguenots tenaient leur prêche, avec un concours incroyable de tous les environs.

Antoinette de Bourbon, mère du duc, et tante des princes de Bourbon, très-zélée pour la religion catholique, se plaignait souvent au duc des scandales que causait cette assemblée, et l'affaire ht tant de bruit dans sa maison, que ceux de sa suite, parmi lesquels il y avait beaucoup de gens de guerre, passant dans ce lieu, ne parent voir le prêche tranquillement : les huguenots n'étaient pas souffrants, et la querelle s'échauffait, lorsque Anne, femme du duc, que sa mère, Renée de France, duchesse de Ferrare, avait élevée dans des sentiments favorables à la nouvelle religion, le pria d'apaiser le tumulte. En approchant du temple, il fut frappé au visage d'un coup de pierre ; quoique la blessure fut légère, le sang que ses gens virent couler les anima tellement, qu'ils blessèrent deux cents hommes et en laissèrent soixante morts sur la place, sans que le duc pût y apporter aucun remède ; il appela l'official de l'évêque, à qui il fit des reproches de ce qu'il souffrait ces assemblées, et celui-ci s'étant excusé sur l'édit de janvier, on dit que le duc mit la main sur son épée, avec protestation de s'en servir pour en empêcher l'effet.

Cette parole, sait fausse, sait véritable, répandue par toute la France, fut regardée par les huguenots comme le signal de la guerre; le duc fit faire des informations par lesquelles le commencement de la sédition était attribué aux protestants, et il prit soin de l'écrire ainsi au duc de Wittenberg. Mais le prince de Condé et les huguenots faisaient un bruit étrange à la Cour; ils n'y parlaient que du massacre de Vassy, et le prince disait à la reine que si elle ne voulait être cause d'une infinité de meurtres, elle devait défendre l'entrée de Paris à celui qui avait tant répandu de sang innocent, et qui ne manquerait pas de porter encore le carnage dans cette grande ville.

Elle ne savait à quoi se résoudre; mais l'union qu'elle voyait si étroite entre le roi de Navarre et le duc de Guise, la détermina à satisfaire le prince de Condé. Ainsi, après avoir écrit au roi de Navarre qu'il donnât ordre qu'il ne se fit rien à Paris au préjudice de l'autorité royale, elle fit défense au duc de Guise d'y aller, et lui manda de se rendre avec peu de monde à Monceaux où était la Cour : il était à Nanteuil, occupé à recevoir ses amis, qui y accouraient de toutes parts. Il se servit de ce vain prétexte pour s'excuser d'aller à Monceaux selon l'ordre de la reine. Elle ne fut pas mieux obéie par le maréchal de Saint-André, à qui elle commanda d'aller à Lyon, dont il était gouverneur ; il répondit qu'il ne pouvait quitter le roi dans de si grands besoins de l'Etat, et qu'il était plus nécessaire auprès de sa personne que dans son gouvernement.

Un peu après, la reine manda au duc de Guise qu'il ferait bien de se retirer dans son gouvernement de Dauphiné, pour ne point donner

 

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prétexte à la guerre civile, et que le roi le souhaitait ainsi ; mais le duc avait bien d'autres pensées dans l'esprit. Le connétable alla le prendre à Nanteuil avec le maréchal de Saint-André, pour l'amener à Paris , contre la défense de la reine ; il y fut reçu d'une manière qui sentait plus un souverain qu'un particulier; tout le peuple y accourut en faisant des cris semblables à ceux qu'on a accoutumé de faire à l'entrée des rois : ce ne fut pas seulement le peuple qui lui rendit des honneurs extraordinaires ; le prévôt des marchands et les échevins furent au-devant de lui et le haranguèrent ; les ennemis remarquèrent qu'il entra par la porte Saint-Denis, par laquelle les rois font leur entrée solennelle au retour de leur sacre ; mais plus ils s'efforçaient de le décrier, plus le peuple de Paris publiait ses louanges. Le siège de Metz soutenu contre un empereur toujours victorieux, la France sauvée après la bataille de Saint-Quentin, Calais enlevé aux Anglais, et les autres victoires de ce prince étaient dans la bouche de tout le monde; on regardait déjà les huguenots abattus par sa valeur, et le roi, qui les haïssait, croyait avoir besoin d'un tel défenseur contre le prince de Condé.

Ce prince était venu dans la ville pour y donner vigueur à son parti, qui, quoique plus faible en nombre, ne laissait pas d'être redoutable par la hardiesse de ceux qui le soutenaient : l'amiral n'était pas alors auprès de lui ; aussitôt après le désordre de Vassy, lui et d’Andelot son frère étaient allés ramasser leurs gens, et déjà on avait avis que leurs troupes n'étaient pas à mépriser; la Cour alla à Melun où elle crut être plus en sûreté ; la ville pouvait tenir quelques jours, et donner le loisir à l'un des partis de venir secourir la reine, si l'autre l'assiégeait, et d'ailleurs la commodité de la rivière lui facilitait les moyens de s'échapper, quand elle serait pressée : tous les jours il se tenait à Paris des conseils chez le connétable, où le roi de Navarre était logé : là se réglaient les affaires d'Etat sans la participation de la reine ; ils prenaient le nom de conseil royal.

Quoique le prince de Condé en fût exclu, il était considère à Paris à cause du maréchal de Montmorency, gouverneur de cette ville, qui était tout à fait dans ses intérêts ; son père fut d'avis qu'on lui ôtât le gouvernement, qui fut donné au cardinal de Bourbon. On se préparait des deux côtés à la guerre, et tout semblait consister à se rendre maître de la personne du roi, parce que le parti où il serait déclarerait l'autre rebelle ; pour l'attirer à Paris, le roi de Navarre fit en sorte que le prévôt des marchands allât à Melun, pour représenter à la reine le besoin extrême qu'avait cette grande ville d'être rassurée par sa présence contre le prince de Condé et les hérétiques ; il demanda en même temps qu'on rendit au peuple les armes qu'on lui avait ôtées à l'occasion de quelque tumulte. La reine accorda ce dernier point, et fit espérer le retour du roi dans peu de temps : cependant elle résolut de quitter Melun, où elle ne pouvait plus être sans donner trop de

 

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soupçon, et elle mena le roi à Fontainebleau ; les Parisiens armés menaçaient tous les jours les huguenots, et pour être encore plus forts, ils reçurent quinze cents hommes de garnison.

Le prince de Condé sentit alors qu'il n'y avait plus moyen de demeurer dans une ville si animée contre son parti ; mais afin que sa retraite ne parût point une fuite, il dit à son frère le cardinal de Bourbon , que pour éviter les troubles qui se préparaient dans Paris, il était prêt à s'en retirer, pourvu que le roi de Navarre et les trois amis en sortissent en même temps ; ils acceptèrent le parti, parce qu’ils étaient alors résolus d'aller à la Cour, pour obliger la reine à retourner incontinent avec eux dans Paris. Ils avaient déjà tenu divers conseils pour aviser à ce qu'ils feraient de celle princesse, protectrice trop déclarée des huguenots, et le maréchal de Saint-André avait osé dire qu'il n'y avait qu'à la jeter dans la rivière : les autres eurent horreur de cette proposition, et la reine conserva toute sa vie beaucoup de reconnaissance pour le duc de Guise qui s'y était opposé; mais, quoiqu'il détestât une si étrange extrémité, il n'en fut pas moins d'avis de l'obliger de gré ou de force à ramener le roi à la ville capitale.

Pour exécuter ce dessein, le roi de Navarre alla à Fontainebleau, et les trois autres le suivirent ; ils affectèrent d'y paraitre bien accompagnés pour faire peur à la reine ; car alors la garde était faible, et les troupes dépendaient moins d'elle que du roi de Navarre, du duc de Guise et du connétable : elle connut d'abord leur dessein, et dit elle-même au roi de Navarre qu'elle voyait bien qu'il était venu à la Cour pour la forcer à régler ses conseils suivant les intérêts et les passions des particuliers, plutôt que selon le bien de l'Etat ; que le service du roi demandait non qu'on poussât les huguenots au désespoir, mais qu'on gagnât du temps pour laisser affermir l'autorité royale, et ralentir la fureur de ces frénétiques ; que cette seule raison l'avait obligée à faire l'édit de janvier, et à se tenir éloignée de Paris, où on aurait pris trop aisément contre eux des conseils extrêmes; que renverser cet édit, c'était les pousser à une rébellion manifeste, et que du moins il fallait le faire avec un peu de temps ; mais que rompre tout à coup, c'était vouloir ouvertement la guerre civile, qui n'était bonne qu'aux désespérés : ces raisons louchaient déjà le roi de Navarre et le connétable; mais le duc de Guise, plus habile et plus ferme, avait pris le dessus dans les conseils.

Aussitôt qu'ils se furent retirés d'auprès de la reine, il fit connaitre au roi de Navarre que s'il ne se dépêchait de s'assurer du roi, il serait prévenu par le prince de Condé et par l'amiral; en effet ce prince avait assemblé ses troupes à la Ferlé-sur-Marne, ville de son domaine où il s'était relire depuis sa sortie de Paris ; son armée était petite, mais composée de braves gens. Outre la noblesse huguenote, d'Andelot lui avait attiré la fleur de l’infanterie française, ravie en cette occasion de suivre la fortune de son général ; la reine ne cessait de

 

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l'inviter à s'approcher de la Cour avec ses troupes ; il avait marché à Meaux, et de là en tournoyant autour de Paris, pour voir s'il trouverait l'occasion de quelque surprise, il était venu à Saint-Cloud : Paris en prit l’épouvante! on courut aux armes, et le prince n'osa approcher.

La reine cependant l'attendait toujours, résolue à se mettre entre ses mains, et, ce qui passe toute croyance, se déclarer huguenote, si elle eût trouvé le parti puissant ; mais Dieu ne permit pas qu'un jeune roi innocent fût fait hérétique par une mère ambitieuse, ni que l'hérésie s'emparât du trône de Charlemagne et de saint Louis. La reine interrogea ceux que le prince avait laissés autour d'elle ; mais comme ils la trouvèrent peu instruite des forces et des desseins de leurs chefs, ils crurent qu'on les lui cachait à dessein, et leurs réponses ambiguës la laissèrent en suspens ; ainsi elle n'osa jamais aller à Orléans, où le prince lui promettait de se rendre aisément le maître.

Les choses étant en cet état, il fut aisé au duc de Guise de faire voir au roi de Navarre qu'il n'y avait plus de temps à perdre; on fit un dernier effort pour persuader la reine, en lui envoyant le maréchal de Saint-André, qui tâcha de lui faire peur du Pape et du roi d'Espagne. Comme elle parut, peu touchée de ces raisons, le roi de Navarre vint déclarer que la présence du roi était nécessaire à Paris, que le prévôt des marchands pressait extraordinairement son retour; ainsi qu'elle pourrait faire ce qu'il lui plairait, mais que pour lui il allait emmener le roi. Elle était accoutumée à plier son esprit selon les événements ; ainsi, sans paraitre étonnée, elle dit au roi de Navarre que si le bien de l'Etat demandait que le roi allât à Paris, elle était prête à l'y mener; cela dit, elle se prépare à monter à cheval avec ses enfants ( en ce temps on n'allait guère autrement) ; ce ne fut pas sans écrire au prince, qu'elle était contrainte de suivre les triumvirs à Paris, et qu'elle espérait qu'il ne les laisserait pas longtemps le roi et elle, captifs entre les mains de leurs ennemis. Cette lettre lui coûta cher dans la suite, et donna lieu aux huguenots non-seulement de soulever toute la France, mais encore d'exciter les étrangers.

Cependant la Cour partit de Fontainebleau, et on vit le jeune roi pleurer pendant le voyage autant de dépit que de tristesse; tant la reine l'avait persuadé qu'on lui faisait violence. Quand le prince eut reçu sa lettre, il n'est pas croyable combien il se reprocha à lui-même de s'être laissé prévenir par ses ennemis, et tromper par une femme : il est pourtant véritable qu'elle n'avait pas tant eu dessein de le tromper, qu'elle était elle-même irrésolue, et le prince était averti par Soubise que cette princesse, incapable d'embrasser leur parti d'elle-même, ne serait pas fâchée d'y être déterminée par la force; mais il ne put se résoudre à lui faire cette violence. Pour réparer le mieux qu'il pouvait la faute qu'il avait faite, il résolut de se déclarer ouvertement, et de marcher

 

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vers Orléans, où il avait déjà envoyé d'Andelot : les huguenots étaient puissants dans cette ville; le gouverneur, qui avait tenu une conduite ambigus durant tout le temps que la reine avait paru incertaine, résolut de suivre le parti pour lequel elle se déclarait.

Au milieu de tant d'irrésolutions, les huguenots, attentifs à profiter des conjonctures, s'étaient mis en état de se rendre maîtres à Orléans; le gouverneur n'eut pas plutôt vu la reine à Paris, qu'il songea à se précautionner contre eux, mais trop tard. A l'arrivée de d'Andelot, ils avaient pris de nouvelles forces, et il n'y avait nul doute que le prince n'y fût bientôt le maître, s'il se hâtait de s'y rendre. La reine l'amusa un peu de temps par des propositions spécieuses d'accommodement, mais qui n'aboutirent à rien : et cependant, pour rassurer cette place, elle envoyait secrètement par d'autres chemins, d'Estrées, gentilhomme huguenot, mais fidèle au roi, qui blâmait ceux de sa religion qui soutenaient leur réforme en prenant les armes : il eût rompu les mesures du prince, si celui-ci n'eût été dans le même temps pressé par un courrier de d'Andelot, qui lui mandait qu'il perdait tout, s'il retardait un seul moment son arrivée.

Le prince partit aussitôt avec deux mille chevaux qui couraient à bride abattue se renversant les uns sur les autres sans s'arrêter ; et les passants qui voyaient une telle précipitation, les prenaient pour des insensés. Ils entrèrent plus tranquillement dans la ville, avertis à la porte que d'Andelot s'en était assuré; ils permirent au gouverneur et à d'Estrées de se retirer; et ainsi ce parti, encore faible, acquit une place qui, par sa situation et son importance, devint le siège de la guerre, et l'aida à soulever toutes les autres. Le peuple de Paris n'eut pas plutôt su la résolution de la reine, qu'il attaqua les huguenots dans un temple où ils étaient assemblés hors de la ville; il n'y eut point de sang répandu, mais ils connurent qu'il n'y avait point de sûreté pour eux dans Paris.

Le lendemain que le roi y fut arrivé, on tint conseil au Louvre, où l'on proposa la guerre contre le prince de Condé. Le chancelier, qui voulut s'y opposer, fut maltraité par le connétable, qui dit qu'un homme de sa robe n'avait que faire dans de tels conseils, et l'obligea à se retirer : le conseil fut composé de quelques créatures du roi de Navarre, et de personnes affidées au connétable et au duc de Guise. Le prince de son côté fit publier un manifeste pour montrer qu'il n'avait pris les armes que pour mettre le roi en liberté, pour maintenir l'édit de janvier, et pour empêcher qu'on ne détournât les sommes que les Etals avaient destinées à acquitter les dettes du royaume : il parlait respectueusement du roi son frère, et offrait de désarmer, pourvu que les trois ligués en fissent autant; il écrivit en même temps aux églises prétendues réformées, pour les exhorter à le secouru? d'hommes et d'argent, dans le dessein où il était de maintenir la pure religion, et de leur assurer la liberté de conscience que l'édit de janvier leur avait

 

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donnée : il fallut beaucoup exagérer la captivité du roi et de la reine, afin qu'on ne s'étonnât pas des ordres qu'on recevrait de la Cour : les lettres que la reine lui avait écrites lui donnèrent le prétexte le plus spécieux qu'il pût avoir. Par le conseil du prince palatin qui se déclara pour lui, il en envoya des copies aux princes protestants, et remplit toute l'Allemagne des bruits d'une fausse ligue que les triumvirs avaient faite avec le Pape et le roi d'Espagne pour exterminer les protestants, laquelle, quoique éloignée de toute apparence, n'en passa pas moins pour véritable parmi ces peuples crédules, et dans tout le Nord,

Les principaux du parti ne tardèrent pas à se rendre à. Orléans auprès du prince; ils le nommèrent protecteur du royaume, et lui tirent un serment par lequel ils promettaient de lui obéir comme à leur chef, et à celui qu'il nommerait pour lieutenant, à condition qu'il mettrait le roi et la reine en liberté, et ferait conserver l'édit de janvier, jusqu'à ce que le roi majeur en eût ordonné autrement La révolte du prince causa un soulèvement presque général, et environ dans le même temps qu'il se rendit maître d'Orléans, les huguenots occupèrent Rouen, Dieppe, le Havre de Grâce, presque toute la Normandie ; Angers, Blois, Poitiers, Tours, Valence et la plus grande partie du Dauphine, Lyon, toute la Gascogne et tout le Languedoc, à la réserve de Bordeaux ut de Toulouse. La Cour ne fut pas autant alarmée de toutes ces pertes, qu'il paraissait qu'elle le dût être, parce qu'on ne croyait pas les huguenots eu état de se maintenir en tant d'endroits, et qu'ils avaient envahi plus de places qu'ils ne semblaient en pouvoir garder. Le maréchal de Tavannes les empêcha d'occuper les villes de Bourgogne, où il maintint la religion et l'autorité royale.

Partout où ils furent les maîtres, ils tirent des désordres inouïs; ils brisèrent les images, pillèrent et ruinèrent les églises, brûlèrent les reliques des saints, et jetèrent au vent leurs cendres sacrées : celles de saint Martin, respectées depuis tant de siècles dans toute l'Eglise, n'échappèrent pas à leur fureur; l'autorité du prince ne put empêcher qu'Orléans ne fût exposé aux mémos désordres : ils ôtèrent l'exercice de la religion aux catholiques, et exercèrent sur eux d'horribles inhumanités; ils ne furent pas mieux traités où les catholiques demeurèrent les maîtres, de sorte que tout le royaume était plein de meurtres et de carnage. Pour ramener les rebelles et empêcher la rébellion de s'étendre davantage, la régente fit publier le septième avril une déclaration qui portait que ce qu'on disait de la captivité du roi et de la sienne n'était qu'un prétexte grossier pour exciter les peuples à la sédition; qu'au reste le roi pardonnait à tous ceux qui reviendraient de bonne foi à l'obéissance, laissait aux protestants un plein exercice de leur religion, selon la discipline de Genève, à la réserve de Paris et de la banlieue, et ne ferait la guerre qu'aux séditieux.

Cette déclaration fit peu d'effet, parce que les ministres et les princes firent entendre aux peuples que les triumvirs ne les traitaient doucement

 

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en apparence que jusque ce qu'ils se fussent rendus les maîtres et qu'alors les supplices recommencèrent avec plus d'inhumanité que jamais. Le prince cependant, à qui les écrits qu'on faisait continuellement dans le parti avaient été si utiles, ne cessait d'en faire répandre, de tous cotés, où il rejetait tous les maux sur l'ambition des princes lorrains et de leurs amis : il publiait partout qu'il ne demandait que l'exécution de l'édit de janvier, et le châtiment des insultes faites aux protestants, Mais comme il n'espérait, disait-il, aucune tranquillité, ni aucun ordre tant que les trois ligués demeureraient dans les affaires, il demandait leur éloignement, jusqu'à ce que le roi majeur, dût prendre connaissance de leur conduite.

A cette condition il promettait de poser les armes, et offrait ses enfants pour otages : on lui répondit que le roi ferait observer l’édit de janvier, et en punirait les infractions; mais qu'il ne pouvait pas chasser de la Cour des gens qui l'avaient bien servi: qu'eux néanmoins, pour montrer qu'ils ne souhaitaient que la paix, effroi cul volontairement de se retirer, après que ceux qui étaient on armes à Orléans les auraient posées, et qu'on aurait remis sous l'obéissance du roi toutes les places surprises, en se soumettant au roi de Navarre pour tous les ordres de la guerre. La même réponse invitait le prince de Condé à venir reprendre à la Cour et dans les conseils la place qui était duc à sa naissance ; pour les autres seigneurs du parti, on leur ordonnait de se retirer dans leurs maisons. Le même jour qu'on fit celle réponse, le duc de Guise, le connétable et le maréchal de Saint-André présentèrent au roi une requête fort concertée, où ils exposaient les services qu'ils avaient rendus sous les derniers rois, offrant toutefois de se retirer non-seulement de la Cour, mais encore du royaume, pourvu que les protestants désarmassent, et qu'on ne souffrit que la seule religion catholique. Au reste, ils n'exigeaient autre chose du prince de Condé, sinon qu'il revint, auprès du roi; sa réplique fut pleine d'injures, et il concluait en disant qu'il viendrait ou effet bientôt à la Cour, en état d'examiner si un étranger et deux fripons feraient la loi à un prince du sang. Il envoyait ses réponses à tous les parlements, principalement à celui de Paris, afin, disait-il, que dans un âge plus mûr le roi put connaître son innocence, et la violence de ses ennemis.

La sédition et la révolte se répandaient de plus en plus avec ces écrits dans toutes les provinces. Le parlement, indigné de l'insolence des huguenots et de leurs sacrilèges, donna un arrêt pour les chasser de Paris, et leur faire courir sus par tout le royaume. Les deux partis étaient en armes, et se faisaient une guerre cruelle. Celui des chefs des huguenots qui se signalait le plus était le baron des Adrets, vaillant, hardi, vigilant, enfin grand homme de guerre, mais haï dans son parti même, pour les cruautés qu'il exerçait sur les catholiques ; il faisait tous les jours de nouveaux progrès dans le Dauphiné, où il prit Gondrin, lieutenant de roi de cette province sous le duc de Guise, et le

 

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fit pendre. La haine qu'il avait contre le duc, qui ne fit pas assez de cas de lui dans le tumulte d'Amboise, où il lui offrit ses services, ne l'avait pas seulement jeté dans le parti huguenot, mais lui faisait faire la guerre avec toute la fureur que peut inspirer la vengeance. D'autre côté le parti royal se soutenait dans la Normandie par l'adresse et par la valeur de Matignon, que la reine, qui se fiait à lui, avait envoyé dans cette province, parce que La Marck, duc de Bouillon, qui en était gouverneur, était soupçonné de favoriser les huguenots. Le comte de Tende les appuyait en Provence, où il commandait; on lui opposa Sommerive son propre fils, que la défection de son père n'empêcha pas de servir le roi fidèlement.

Les autres provinces n'étaient guère moins agitées. Pierre Ronsard, gentilhomme vendomois, célèbre pour ses poésies, qui s'était fait ecclésiastique après avoir porté les armes, les reprit en cette occasion, et fut choisi chef de la noblesse catholique de son pays. Pendant tous ces mouvements du dedans, on travaillait de part et d'autre à s'assurer du secours du côté des étrangers; le prince en envoya demander à la reine d'Angleterre, et sollicitait aussi les princes protestants d'Allemagne, dont la Cour tâchait d'obtenir du moins une neutralité par lè moyen de Jacques d'Angennes de Rambouillet, ambassadeur auprès de ces princes, qui avait ordre de les amuser en leur proposant de presser, conjointement avec le roi, la réformation de l'Eglise, dans le concile de Trente qu'on allait reprendre. On faisait en même temps des deux côtés des levées en Allemagne; mais celles du parti royal étaient plus grandes et plus promptes, et on y attendait un secours considérable du roi d'Espagne.

Cependant le roi de Navarre sortit de Paris, accompagné des trois figues, et marcha vers Châteaudun, avec une armée d'environ sept mille hommes; en même temps le prince sortit d'Orléans avec huit mille hommes, suivi de l'amiral, et campa à quatre lieues de cette ville ; on se lassait de part et d'autre de ne faire la guerre que par des écrits. La reine voyant les armées en campagne, craignit une décision, et tâcha de renouer les traités ; elle fit proposer une entrevue au prince, qui ne put la refuser; elle se fit à Touri, le premier de juin, sans aucun succès. Le prince demandait toujours l'éloignement des triumvirs, et l'exécution de l'édit de janvier ; la reine refusa le premier article comme déraisonnable, et répondit sur le second, qu'elle craignait de n'en être pas la maîtresse, après que les protestants avaient poussé les choses à de si grandes extrémités. Le roi de Navarre le prit encore d'un ton plus haut; et comme s'il eût voulu se justifier de son ancienne facilité, il affecta de faire paraître beaucoup de dureté à l'égard de son frère, de sorte qu'ils se séparèrent mal satisfaits l'un de l'autre. On ne songeait plus qu'à la guerre : l'un des partis avait pour lui le nom, et l'autre l'autorité du roi, celle de la reine et du roi de Navarre, l'épargne, quoique épuisée, la faveur du peuple, et le parlement de Paris. Mais le

 

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prince avait de meilleures troupes, et une grande partie de la noblesse s'attachait à lui, ou parce qu'elle penchait vers la doctrine protestante, ou parce qu'elle croyait que la reine favorisait secrètement ce parti, ou enfin par l'aversion qu'on avait conçue contre la maison de Lorraine.

Comme les armées étaient à deux lieues l'une de l'autre, les négociations recommencèrent par une lettre du roi de Navarre au prince son frère ; elle était d'un style bien différent des discours qu'il avait tenus à Touri : il l'invitait à une nouvelle conférence avec des paroles tendres, et lui demandait Beaugency pour la tenir, lui promettant de le rendre, si la paix ne se faisait pas. Au reste il offrait au prince de faire retirer de la Cour les trois ligués, pourvu qu'il voulût bien sur sa parole se rendre auprès de l'armée, comme otage de tout son parti.

La reine avait engagé le roi de Navarre à écrire cette lettre : elle-même avait obtenu du duc de Guise et de ses deux amis qu'ils se retirassent de la Cour, pour ôter tout prétexte au prince ; et en même temps pour s'assurer de tous côtés, elle employait l'évêque de Valence son intime confident, à engager le prince à la conférence ; elle avait voulu crue ce prélat entretînt toujours une secrète correspondance avec lui, de sorte qu'il lui donnait avis de ce qui se passait dans le conseil où il assistait ; il composait une partie des écrits qu'il répandait dans le public, et lui-même faisait aussi beaucoup de réponses de la Cour. Il porta aisément le prince à accepter la conférence ; car contre qu'il ne fut jamais éloigné des propositions d'accommodement, il eût été blâmé dans son parti, s'il les avait rejetées, surtout depuis que les trois ligués eurent effectivement quitté la Cour, quoiqu'ils ne s'en fussent pas fort éloignés ; mais c'était assez pour tromper les peuples.

Le prince étant donc résolu de se rendre auprès de la reine, l'évêque obtint encore de lui quelque chose de plus considérable : il représenta au prince qu'il ne devait rien épargner pour mettre ses ennemis dans leur tort, et pour s'attirer toute la gloire d'avoir sauvé le royaume ; après une si belle préparation il coula insensiblement qu'en offrant de se retirer du royaume il bannirait éternellement ses ennemis de la Cour, où il reviendrait, peu de temps après, plus puissant et plus glorieux que jamais. Le prince fut ébloui de cette proposition , et l'évêque de Valence s'en retourna satisfait d'avoir procuré à la reine l'éloignement de tous ceux qui pouvaient diminuer son autorité; mais il était difficile que des sentiments où l'on entrait par surprise eussent un effet durable. Le prince ne manqua pas d'aller trouver le roi de Navarre à Beaugency qu'il lui avait livré, et de là il passa à Talsy où était la reine ; elle lui fit beaucoup de caresses à son ordinaire ; mais pendant qu'elle songeait à le piquer d'honneur, pour l'engager à lui faire l'ouverture de se retirer, comme il en était convenu avec l'évêque de Valence, elle vit tout d'un coup arriver les principaux

 

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du parti avec l'amiral : ils avaient suivi le prince de près, sur l'avis qu'on avait eu que les trois amis, qui ne s'étaient retirés que pour la forme, étaient demeurés à Châteaudun, dans le voisinage de la Cour, où ils s'attendaient de revenir bientôt. L'amiral avait aussi intercepté une lettre du duc de Guise au cardinal de Lorraine, qui était alors à Reims, se préparant d'aller à Trente , où il lui marquait obscurément une grande entreprise qui se méditait; c'est ce qui les obligea à se rendre en diligence auprès du prince.

La reine, qui les vit entrer assez brusquement au lieu où eue était avec lui, n'en parut pas étonnée ; au contraire elle leur parla avec un visage ouvert, leur disant que le roi et elle ne tenaient que d'eux ce qu'ils avaient de repos et de liberté ; mais elle leur représenta que le parti des catholiques étant sans comparaison le plus fort, on ne pouvait éviter que le premier article de la paix ne fût qu'il n'y aurait qu'une seule religion dans le royaume; elle s'était bien attendue que le prince , ne manquerait pas de s'échauffer à ce discours : en effet il répondit que jamais il ne subirait de si dures conditions, et que lui et ses amis rachèteraient plutôt la sûreté de leur religion et le repos de l'Etat par un exil volontaire, mais qu'ils ne voulaient point partir tout seuls; et qu'enfin si elle voulait obliger les trois ligués à sortir du royaume, dont ils causaient tous les malheurs, ils s'offraient tous à les imiter; il réitéra plusieurs fois cette offre, et la reine bien instruite par l'évêque de Valence des dispositions où il l'avait mis, en l'appelant plusieurs fois son cher cousin, et élevant jusqu'au ciel une si extraordinaire générosité, lui dit qu'il n'y avait que ce moyen de sauver l'Etat, et le prit au mot.

L'étonnement que témoignèrent les amis du prince fut extrême ; la reine qui s'en aperçut adoucit la chose, en les assurant que cette absence ne serait pas longue, et qu'au reste parmi les cabales qui se faisaient dans la Cour contre le service du roi, elle voulait se remettre absolument entre leurs mains : ainsi finit la conversation. L'amiral et les seigneurs du parti ne furent pas plutôt en liberté, qu'ils se mirent à exagérer la simplicité du prince, et lui déclarèrent qu'il n'avait pas pu disposer ainsi ni d'eux ni de lui-même, après les engagements précédents. Le prince n'eut pas de peine à entrer dans leurs sentiments, il vit la reine encore une fois avec assez de froideur, et il retourna à son armée, où il trouva tous ses soldais indignés de tant de négociations : ils murmuraient de ce qu'on ne les menait pas plutôt contre l'ennemi: les chefs disaient qu'un parti, comme le leur, qui avait à combattre le nom du roi et l'autorité établie, devait en venir d'abord à un combat; que leurs troupes n'étant composées que de volontaires qui s'étaient épuisés pour joindre l'armée, et de soldats auxquels on n'avait point d'argent à donner, ils n'avaient pas le moyen d'attendre, de sorte qu'il leur fallait une prompte décision. Pour profiter de leur ardeur, le prince résolut de partir le soir

 

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même ; il espérait que marchant une partie de la nuit il tomberait à l'improviste sur l'armée catholique avant que les trois ligués qui en faisaient toute la force y fussent arrivés. Le roi de Navarre les avait mandés, et la reine, à qui ses finesses avaient si mal réussi, avait été obligée de donner les mains à leur retour. On partit donc, comme le prince l'avait projeté, à l'entrée de la nuit, et la marche se fit avec une extrême diligence; mais le bonheur des catholiques voulut que les huguenots, après avoir marché toute la nuit, se trouvèrent à la pointe du jour à une petite lieue de leur camp ; leur guide les avait égarés. Damville, qui était en parti, les découvrit, et donna l'alarme à l'armée catholique ; le prince, irrité d'avoir manqué son coup, se jeta sur Beaugency, que le roi de Navarre lui avait retenu contre la parole donnée, et après l'avoir prise de force, il la donna au pillage : là périt tout à fait cette belle discipline de l'armée protestante, que l'amiral et d'Andelot avaient établie avec tant de soin : le pillage d'une seule ville y fit régner la licence. En même temps le duc de Guise, qui était arrivé au camp, marcha vers Blois que les protestants avaient occupé. Leur garnison se retira à sa venue ; mais quoiqu'il fût entré dans la ville sans aucune résistance, il ne l'abandonna pas moins à la fureur des soldats.

Environ ce temps on eut nouvelle à la Cour que le duc de Montpensier avait réduit à l'obéissance du roi la ville et le château d'Angers, et que La Rochelle, que les protestants tâchaient d'occuper, lui avait ouvert les portes; le maire, d'intelligence avec ce prince, avait introduit des gens qui se mêlant avec les huguenots, et criant comme eux, Vive l'Evangile (car c'était le cri ordinaire dont ils se servaient lors même qu'ils faisaient les plus grands désordres), se rendirent les plus forts. Ces nouvelles inspirèrent aux catholiques le courage de faire de nouvelles entreprises.

Au commencement du mois de juin, le duc de Guise s'avança vers Tours qui se rendit; on y exerça de grandes cruautés, scion la malheureuse coutume des guerres civiles; mais le duc tâchait toujours de les modérer : Chinon et Châtellerault se soumirent. Le Mans, qui avait chassé son évêque, fut obligé de le recevoir, et il chassa à son tour les huguenots ; ces misérables qui se voyaient en exécration partout, à cause de la profanation des églises, quand ils ne pouvaient pas porter les armes, se réfugiaient dans les châteaux, où ils croyaient avoir de la protection. Ceux du voisinage de Montargis s'y retirèrent, et y étaient soutenus par l'autorité de Renée de France, duchesse de Ferrare, qui y faisait sa demeure : le duc de Guise, sous prétexte de garder sa belle-mère, et en effet pour s'assurer de cette ville, y envoya Malicorne, qui somma le château de se rendre; mais la princesse parut elle-même, et parla avec tant de hauteur, qu'il n'osa jamais passer outre. L'armée royale se fortifiait, ce qui donna lieu aux trois ligués de persuader au roi de Navarre d'y faire venir le roi, afin qu'on cessât de l'appeler l'armée

 

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du Navarrais ou des Guisards et des triumvirs; la reine qui commençait à s'attacher au parti catholique, qu'elle voyait le plus fort, ne manqua pas de mener le roi à Chartres. Il s'y tint un conseil de guerre où on résolut de partager les troupes ; une partie fut donnée au maréchal de Saint-André, pour soumettre le Poitou, et l'autre au duc de Guise, qui devait marcher vers Bourges.

Le prince perdit l'espérance de décider l'affaire par un combat, comme tous ses gens le souhaitaient : et parce qu'il les voyait fatigués de ce que la guerre lirait en longueur, pour empêcher leur désertion, il renvoya une grande partie de la noblesse, et renferma dans Orléans l'amiral et le reste de l'armée; ce fut alors qu'il envoya Jean d'Angest, seigneur d'Yvoy, à Bourges menacé de siège; le comte de La Rochefoucauld, chez lui, en Angoumois, pour commander dans cette province et dans la Saintonge; Soubise à Lyon, que le baron des Adrets venait d'assurer au parti; mais l'humeur bouillante, et la cruauté de cet homme, plus soldat que politique, ne fut pas jugée propre au gouvernement d'une si grande ville; il ne le céda qu'à peine à Soubise, et on tient qu'il commença dès lors à se dégoûter du parti ; mais comme le prince avait plus d'espérance aux étrangers qu'aux Français, ce qu'il fit avec plus de soin fut d'envoyer d'Andelot en Allemagne, vers les princes protestants, et d'écrire en Angleterre pour avancer Je traité commencé avec la reine Elisabeth.

Le vidame de Chartres, qui en était chargé, la pressait de donner de l'argent et des soldats : mais cette princesse artificieuse, qui voulait avoir des places, répondit qu'à, la vérité elle était touchée des maux de ses frères; mais qu'elle était obligée de faire voir à ses sujets que les sommes qu'elle donnait étaient employées utilement pour le royaume. Quoique le vidame eût le pouvoir de lui donner Dieppe ou le Havre, il était bien aise de sauver à son parti la haine d'avoir fait rentrer les Anglais dans le royaume, et surtout il ne leur voulait céder qu'à l'extrémité le Havre, qui était à l'embouchure de la Seine, et une des clefs du commerce de Paris; ainsi il se contenta d'abord d'offrir Dieppe; mais la reine, qui prévoyait que les besoins des protestants les obligeraient bientôt à donner le Havre, différa jusqu'à ce qu'ils fussent plus pressés; elle ne fut pas longtemps à attendre. Cinq ou six mille Allemands étaient prêts à joindre l'armée royale; quand la reine sut qu'ils approchaient, elle écrivit au prince de Condé qu'il n'y avait plus moyen de refuser les secours des étrangers, ni d'empêcher le parlement de déclarer rebelle tout le parti huguenot; la réponse du prince était pleine d'invectives contre les secours étrangers, que lui-même sollicitait de tous côtés; et pour éloigner l'arrêt dont on le menaçait, il envoya des récusations contre la plupart des officiers du parlement; on ne laissa pas de déclarer l'amiral et tous ceux du parti criminels de lèse-majesté, à la réserve du prince, qu'on excepta comme retenu malgré lui par ses confédérés : il se moqua de cette exception, et éclata

 

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contre la reine, qui depuis ce temps entra de bonne foi dans les desseins des trois ligués contre les huguenots.

Cependant les Allemands joignirent l'armée royale dans le même temps qu'il y vint un renfort de six mille Suisses. Le maréchal de Saint-André, après avoir pris Poitiers, se rendit au siège de Bourges que le duc de Guise avait commencé; Yvoy y faisait une vigoureuse résistance : on n'avait pas plutôt fait une brèche, qu'on la trouvait réparée; en une seule nuit les assiégés faisaient des retranchements plus hauts que les murailles que le canon avait renversées; la reine mena le roi au camp, et ne craignait point d'aller en personne, même aux endroits hasardeux, pour exciter les soldats et presser les attaques. Cependant le siège tirait en longueur; le duc de Guise fut obligé de faire venir du canon et des munitions; mais l'amiral sortit d'Orléans avec l'élite de ses troupes, battit le convoi, laissa le canon encloué, et poursuivit ceux qui l'escortaient jusqu'auprès de Chartres, dont il eût pu se rendre maître, s'il eût su l'épouvante que sa victoire y avait jetée. Cette défaite fit douter au duc de Guise du succès qu'il avait espéré du siège.

On eut recours à la négociation, que la présence et l'adresse de la reine rendait facile et avantageuse. Yvoy ne savait rien de la victoire remportée par l'amiral; et comme il n'était pas content de ses soldats peu obéissants, les grandes offres qu'on lui fit l'obligèrent à capituler; il quitta le parti du prince, où il dit qu'il n'était entré que dans la pensée qu'on prenait les armes pour le service du roi. Le prince dont il voulut prendre congé refusa de le voir; de sorte qu'après s'être présenté à Orléans, il se retira dans sa maison, chargé de la haine et des reproches de tout le parti, qui l'accusait d'avoir lâchement rendu une de leurs places des plus importantes, qu'il pouvait encore défendre longtemps. Le duc de Guise gagna quelques-uns des chefs et des plus braves soldats, qui prirent parti dans l'armée royale. La générosité de ce duc, et la clémence dont il usait en modérant, autant qu'il pouvait, les rigueurs qui se pratiquaient dans cette guerre, le faisaient estimer des ennemis mêmes, et sa conduite ne donnait pas moins de réputation aux armes du roi, que sa valeur.

Un peu après la prise de Bourges, qui se rendit le 29 d'août, la nouvelle vint à la Cour que Sommerive avait achevé de chasser de Provence le comte de Tende son père, et les protestants, en prônant Sisteron, où toute la noblesse huguenote du pays s'était renfermée : le siège avait duré près de deux mois, les femmes s'y étaient signalées; mais le baron des Adrets, de qui seul Mouvans, gouverneur de la place, pouvait être secouru, quoiqu'il lui eût fait espérer de venir bientôt à lui, s'attacha à une autre entreprise; sait que déjà rebuté du parti depuis l'affaire de Lyon, il ne servit plus avec le même cœur, ou qu'il crût avoir le loisir d'exécuter ce qu'il projetait avant que la place rat forcée. Mouvans tint autant qu'il put, et réduit à la dernière extrémité,

 

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plutôt que de se rendre, il se fît un chemin au travers de l'année de Sommerive.

Après la prise de Sisteron, la reine crut que Lyon n'oserait plus se défendre, et un reste de confiance qu'elle avait en Soubise, lui fit espérer qu’il se rendrait, si elle lui en envoyait l'ordre ; il était comme bloqué depuis longtemps par le comte de Tavannes; mais les habitants soutenaient toutes les incommodités avec beaucoup de patience, et le secours que leur avait envoyé le canton de Berne, joint aux troupes que Soubise y avait amenées, les mettait en état de se défendre longtemps. Ainsi Soubise répondit avec fermeté à l'ordre qui lui fut porté de la part de la reine, et dit qu'il ne rendrait qu'au roi majeur la place qu'il conservait pour son service; la reine, irritée de cette réponse, consentit à la proposition que lui fit le duc de Guise d'envoyer le duc de Nemours pour assiéger cette ville.

Tavannes se retira, témoignant qu'il ne pouvait se résoudre à servir sous un autre, dans une armée qu'il avait si longtemps commandée avec tant d'heureux succès, mais on crut qu'il était bien aise d'avoir ce prétexte de quitter une entreprise où il prévoyait qu'on ne pourrait pas réussir. En effet le duc de Nemours désespéra bientôt de prendre Lyon ; mais pour ne pas demeurer inutile, il alla à Vienne, qu'il emporta d'abord par la lâcheté du gouverneur, et releva par cette conquête les affaires du roi dans le Dauphiné. Montluc les soutenait en Guyenne, et commençait à prendre le dessus sur Symphorien de Duras qui y commandait pour le prince de Condé : tant d'heureuses nouvelles, qui venaient en même temps à la Cour, firent juger au maréchal de Saint-André que le parti était à bas, et qu'il ne fallait plus que l'attaquer dans le cœur en assiégeant Orléans : il regardait cette ville comme affaiblie et intimidée par la prise de Bourges qui n'en était qu'à vingt lieues, de sorte qu'il soutenait qu'on la prendrait aisément, et qu'on finirait la guerre par un seul coup ; mais le duc de Guise jugea cette entreprise impossible, à cause du grand nombre de braves gens qui étaient à Orléans avec le prince et l'amiral ; et pour ne pas perdre le temps qui restait, il proposa un siège qu'il ne croyait pas moins important, et qu'il croyait plus facile. C'était celui de Rouen, qui non-seulement soumettait au roi toute la Normandie, mais rendait à Paris toutes les commodités que lui apportait une ville d'un si grand commerce, avant qu'elle fût entre les mains des ennemis. Ce qui fit suivre son sentiment fut l'avis qu'on eut que les huguenots étaient prêts à donner le Havre à la reine Elisabeth, de sorte qu’il n'y avait rien de plus nécessaire que d'arrêter dans la Normandie les Anglais qui allaient s'y rendre. En effet, après la perte de Bourges, de Sisteron et de Vienne, le vidame eut ordre de conclure, à quelque prix que ce fût, et ne put plus refuser de donner le Havre aux Anglais pour place de sûreté, sans préjudice de leurs prétentions sur Calais : le prince et tout le parti promettaient de les aider à soumettre cette place.

 

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A cette condition. Elisabeth leur promit cent quarante mille écus, et six mille hommes entretenus, dont trois mille devaient demeurer dans le Havre même pour le garder, et les autres devaient aller où le prince leur ordonnerait; voilà ce qui fut conclu à  Hamptoncourt le 20 septembre 1562. Elisabeth paya l'ambassadeur de France de mauvaises excuses ; mais l'affaire était sans remède, et tout ce qu'on put faire à la Cour, fut de publier partout ce traité des huguenots, qui les rendit si odieux par tout le royaume, qu'ils ne savaient eux-mêmes comment se défendre, de sorte que ceux d'entre eux qui avaient le plus de conscience quittaient la guerre.

Il y en avait un grand nombre parmi eux qui trouvaient la Réforme dont ils faisaient profession, incompatible avec les troubles qu'ils causaient dans le royaume, et avec l'esprit de révolte qui les faisait soulever contre leur roi : pour les rassurer, le comte de La Rochefoucauld fit tenir dans ce même temps deux synodes, dans lesquels il fut déclaré que la guerre qu'ils faisaient était juste et nécessaire. L'armée marchait cependant à Rouen, sous la conduite du roi de Navarre, qui avait l'honneur du commandement; mais le duc de Guise faisait on effet la charge de général; le siège fut formé le vingt-sixième de septembre, et le même jour que Montluc assiégea Lectoure, après que Pierre de Montluc son fils eut pris Tarbes. Le maréchal de Saint-André était allé en Champagne avec un grand détachement, pour s'opposer au passage des troupes allemandes que d'Andelot avait levées : il avait été longtemps sans les pouvoir mettre sur pied, quoique le prince lui eût envoyé, pour l'appuyer dans ses négociations, Spifame, autrefois évêque de Nevers, qui avait renoncé à sa foi et à son évêché pour épouser une boulangère. Il eut ordre de partir de Genève où il était ministre, et d'aller à la diète convoquée pour faire roi des Romains Maximilien, fils de l'empereur; mais ses instructions l'obligeaient principalement à justifier le procédé du prince et à aider d'Andelot. Les fortes oppositions que Rambouillet et les autres ministres du roi faisaient à leurs desseins, les eussent empêchés d'y réussir, sans le landgrave de liesse, qui les assista de son autorité et de son argent; ainsi d'Andelot revint avec un corps considérable.

Au commencement du siège de Rouen, le duc de Guise apprit qu'il était prêt à se jeter dans la Lorraine et dans la Champagne ; il intercepta aussi des lettres que le prince écrivait à Montgomery, gouverneur de la place, qui y était revenu depuis peu de jours avec quelques Anglais : ces lettres portaient qu'il serait bientôt secouru, et qu'on n'al-tendait pour aller à lui que l'arrivée des Allemands que d'Andelot allait amener. Ces avis obligèrent le duc à presser le siège; il avait des intelligences dans la place, qui lui facilitaient les attaques, et il ne cessait d'animer les officiers et les soldats plus encore par ses exemples que par ses discours ; il fit attaquer en même temps les forts de Sainte-Catherine, et il choisit l'heure où il savait que ceux de dedans avaient

 

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accoutumé d'aller se rafraîchir dans la ville. Ils se rassemblèrent au bruit de son approche, et firent une défense extraordinairement vigoureuse ; l'attaque le fut encore davantage, de sorte que les forts furent emportés l'épée à la main.

La France perdit de part et d'autre tout ce qu'elle avait de plus braves soldats; et le duc de Guise ne pouvait se consoler de voir périr des deux côtés tant de vaillants hommes qui l'avaient aidé à prendre Calais. On blâma la reine d'avoir mené le roi dans ces forts encore tout couverts de morts, comme pour l'accoutumer au sang. Les assiégés reçurent alors un secours de cinq cents Anglais, qui n'empêcha pas le duc de Guise de repousser leurs continuelles sorties, et d'emporter le rempart de Saint-Hilaire. Les belles actions de ce prince donnaient beaucoup d'émulation au roi de Navarre, qui était naturellement plein de valeur : comme il s'exposait beaucoup, il fut dangereusement blessé, ce qui fit différer au lendemain l'assaut qu'on devait donner le même jour. Il se fit des propositions d'accommodement qui le reculèrent encore; les ministres, dont on s'obstinait à vouloir le bannissement, en empêchèrent le succès ; enfin le vingt-sixième d'octobre le duc de Guise alla lui-même reconnaître une tour qui défendait la porte de Saint-Hilaire, et disposa si bien son attaque, que la place fut prise de force ; Montgomery se sauva au Havre avec les Anglais : les cruautés qui furent exercées dans la ville sont incroyables, et on ne cessait de louer le duc de Guise des soins qu'il prenait pour les modérer; ceux qu'il prit des soldats blessés ne lui gagnèrent pas moins le cœur de toute l'armée.

Le roi de Navarre eut la vanité de vouloir entrer dans la ville par la brèche comme victorieux, au bruit des tambours et des trompettes, et porté sur les épaules des Suisses, malgré le mauvais état de sa blessure. Il voulait croire qu'il était guéri, contre l'opinion des médecins, parce que son mal tirait en longueur, et qu’il lui donnait quelque relâche; ainsi il ne songeait qu'à se divertir dans la conversation des femmes et il avait toujours auprès de lui une des filles de la reine, dont elle se servait depuis quelque temps pour gouverner ce prince voluptueux : c'était l'artifice le plus ordinaire qu'elle employait à gagner ceux dont elle croyait avoir besoin. Dieppe et Caen se rendirent aussitôt après la prise de Rouen. La reine fit publier une déclaration du roi par laquelle il pardonnait à tous ceux qui avaient pris les armes, pourvu qu'ils se retirassent paisiblement dans leurs maisons, et y vécussent en bons catholiques. Cela fait, la Cour reprit le chemin de Paris. Un peu après, le roi de Navarre, dont le mal augmentait de jour en jour, se fit descendre en bateau par la rivière, dans la résolution de séjourner à Saint-Maur-des-Fossés, maison agréable de son domaine, auprès de Paris, dont l'air lui était bon, et dont la situation lui plaisait.

Le de Condé et ceux du parti étaient à Orléans dans une

 

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grande affliction, à cause des tristes nouvelles qui leur venaient coup sur coup. Durant le siège de Rouen, le baron des Adrets, qui lâcha deux fois de reprendre Vienne, fut battu deux fois par le duc de Nemours : ses pertes ne l'empêchèrent pas de faire une troisième entreprise, elle lui réussit mal; mais par l'avantage du poste qu'il occupa, il donna moyen à Soubise de mettre des vivres dans Lyon, qui commençait à manquer de tout. En Guyenne les affaires du parti allaient encore plus mal ; Montluc avait pris Lectoure , qui le rendait maître de toute la haute Gascogne, où la reine de Navarre soutenait sous main le parti.

Il avait ensuite marché contre Duras, sur lequel Burie et lui, avec des troupes qui leur étaient venues d'Espagne , remportèrent une si grande victoire, que de huit mille hommes qu'il devait mener à Orléans, à peine put-il en conduire dix-huit cents. Le duc de Montpensier, maître en Guyenne par la victoire de Montluc, se crut en état de mettre le siège devant Montauban, et tout ensemble d'envoyer à l'armée royale un renfort considérable : les royalistes étaient les plus forts dans le Dauphine, et ils assiégeaient Grenoble, place faible, qui se défendait avec plus d'obstination que d'espérance. Le baron des Adrets, qui était dans cette province le seul soutien du parti, s'en dégoûtait tons les jours, et il était entré dans une longue négociation avec le duc de Nemours ; ce prince prétendait ou le gagner, ou l'amuser, et le rendre suspect dans son parti, en quoi il réussit plus qu'il n'avait espéré. Ainsi les huguenots étaient sur le point de perdre un de leurs meilleurs chefs : une infinité de braves gens quittaient, et allaient jouir dans leurs maisons du pardon que la reine venait de leur accorder: tous ces avantages de la Cour n'empêchèrent pas qu'elle ne terminât avec la Savoie un traité honteux qui se négociait depuis longtemps. Marguerite, duchesse de Savoie, était très-étroitement unie avec la reine sa belle-sœur, qui était bien aise de se ménager l'amitié de cette princesse, et une retraite en Piémont, si les affaires de France réussissaient mal : la duchesse trouvait indigne d'une fille de François I d'avoir un mari dépouillé de ses places les plus importantes, et même de la capitale, et ne le regard ait pas comme souverain, tant que ses Etats seraient entre les mains des Français ; le roi d'Espagne, qui ne les voyait qu'à regret en Italie, et auprès du Milanais, pressait la reine de contenter la duchesse.

Ses offices étaient de grand poids, à cause des secours qu'il donnait et qu'il promettait d'augmenter : on faisait craindre au conseil du roi que le duc de Savoie ne profitât des troubles du Lyonnais et du Dauphine pour s'emparer des terres de son voisinage ; sur ce fondement on conclut de lui rendre Turin et d'autres places réservées dans le Piémont à la France par le traité de Cateau-Cambrésis ; mais la France retint Pignerol, Savillan et Pérouse. Les Français qui étaient dans le pays ne purent souffrir un traité si honteux ; il fut sur le point

 

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d'être rompu par le refus que fit Bourdillon de rendre ces places dont il était gouverneur; mais le cardinal de Lorraine, étant prêt à partir pour aller à Trente, fit résoudre dans le conseil que l'on contraindrait le gouverneur à obéir. Le cardinal fut bien aise de faire plaisir au roi d'Espagne, dont il crut avoir besoin dans les desseins qu'il se proposait pour le concile; la reine envoya donc les derniers ordres, qui achevèrent l'affaire, au grand mécontentement des Français.

Cependant d'Andelot avait traversé la Lorraine ; la fièvre-quarte, qui lui avait pris dans les montagnes, ne lui fit pas relâcher un seul moment de sa vigilance ordinaire; il se répandit comme un torrent dans la Champagne ; et le maréchal de Saint-André ne put l'empêcher d'arriver, à Orléans, avec neuf mille hommes des mieux faits et des mieux armés qui fussent jamais sortis d'Allemagne : d'Andelot les avait choisis lui-même.

Ils ne furent pas plutôt arrivés à Orléans, qu'ils pensèrent à se mutiner faute d'argent : on ne trouva pas de meilleur moyen de les apaiser, que de les mettre en campagne, et de leur faire espérer le pillage de quelque grande ville qu'on attaquerait. On mit en délibération dans le conseil du parti, quelle entreprise on ferait avec ce nouveau renfort; le courage du prince le détermina au siège de Paris, il y marcha, mais au lieu d'aller droit à cette grande ville, pendant que les troupes catholiques n'y étaient pas encore arrivées, il s'amusa à, attaquer de petites villes, entre autres Corbeil, où il trouva plus de résistance qu'il ne croyait ; comme l'armée royale n'était pas encore rassemblée, la reine, pour se donner tout le loisir nécessaire, remit son ordinaire les négociations sur le tapis.

On venait d'apprendre la mort du roi de Navarre, dont la maladie augmenta sur la rivière, et l'obligea de se faire descendre à Andely, où il rendit le dernier soupir le 17 novembre. On ne sait dans quelle religion il mourut; aussitôt qu'il vit sa mort assurée, il se confessa et reçut à l'extérieur, avec tous les sentiments catholiques, la communion. Depuis, persécuté par un médecin huguenot qu'il avait auprès de lui, il lui dit que s'il en revenait, il embrasserait la confession d'Augsbourg. Le délire le prit aussitôt après, et on crut qu'il y était déjà entré, quand il fit cette réponse ; il revint pourtant dans son bon sens un moment avant sa mort, et ne dit autre chose sinon qu'il recommandait à sa femme de demeurer fidèle au roi, et de nourrir son fils, dans les mêmes sentiments ; au surplus qu'elle ne vint point à la Cour, et qu'elle fortifiât ses places.

Il mourut dans sa quarante-deuxième année, et laissa son fils Henri âgé de neuf ans ; cette mort donna sujet à la reine de faire espérer au prince un accommodement avantageux. Il se laissa flatter par l'espérance qu'elle lui donnait qu'il aurait la charge et toute l'autorité du roi son frère : toutes ces belles propositions qui se faisaient en général , se trouvaient toujours sans effet par les difficultés qui naissaient

 

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dans les articles particuliers. On rompit et on renoua plusieurs fois ; il se donnait quelques combats, où le prince avait toujours du désavantage; et la reine en même temps proposait des entrevues qui n'aboutissaient à rien qu'à gagner du temps. Celle de l'amiral avec son oncle le connétable fut longue et célèbre, mais aussi inutile que les autres ; il crut avoir épuisé toutes les finesses de la reine, en ne donnant pas dans les pièges qu'elle lui tendait, et il ne s'aperçut pas qu'elle avait tout l'avantage qu'elle prétendait, puisque les troupes avaient le loisir de venir de tous côtés à l'armée royale.

Le prince abandonna à la fin le siège de Corbeil, mais ce fut pour attaquer Paris, où les deux armées marchaient vis-à-vis l'une de l'autre, la rivière de la Seine entre deux : l'amiral donna une chaude alarme au faubourg Saint-Victor; elle ne produisit autre chose que la mort du premier président le Maitre , causée par une extrême frayeur. Christophe de Thou, homme célèbre en son temps, et père de l'historien, fut mis à sa. place ; au reste, on n'interrompit ni la justice ni les exercices des écoles. Les conférences recommencèrent, et les troupes de Guyenne, que le duc de Montpensier envoyait au roi, eurent le temps de joindre l'armée : environ dans le même temps trois mille Espagnols y arrivèrent.

Le prince, qui désespérait de rien avancer à Paris, résolut de se retirer ; mais il voulut auparavant faire un dernier effort contre le faubourg Saint-Marceau : l'entreprise manqua par la retraite de Genlis à qui on l'avait cachée; il était devenu suspect depuis que son frère Yvoy avait perdu Bourges ; mais le prince lui dit sans y penser tout ce qu'on avait voulu lui dissimuler; il quitta le parti, où il vit bien qu'il avait perdu toute croyance, et se rendit à Paris ; mais, sans rien découvrir du dessein, il garda une inviolable fidélité à ceux qu'il abandonnait : comme ils ne le crurent pas si fidèle, ils ne doutèrent point qu'il n'eût tout dit, et décampèrent sans rien entreprendre.

L'amiral fit résoudre qu'en faisant semblant d'en vouloir à Chartres, tout d'un coup ils tourneraient vers la Normandie pour joindre au Havre le secours que la reine Elisabeth leur avait envoyé. Ils jugèrent bien que l'armée royale ne manquer ait pas de les suivre, et comme elle était de beaucoup plus forte que la leur, tout leur salut consistait à profiter par leur diligence de quelques jours d'avance qu'ils avaient sur le connétable. Le maréchal de Saint-André commandait sous lui ; le duc de Guise suivait à la tête de sa compagnie de gendarmes sans autre commandement, parce qu'il ne voulait pas être sous le connétable ; mais quoiqu'il ne commandât pas, il avait toute croyance dans l'armée. Le prince vit le péril où il était, ayant à marcher dans un pays ennemi, poussé par une armée plus forte que la sienne, devant laquelle il faudrait enfin passer la Seine, s'il voulait entrer au Havre : ces pensées lui firent proposer de retourner tout d'un coup à Paris, qu'il trouverait dépourvu de toutes choses ; il représentait qu'il

 

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n'y avait plus de chefs, plus de soldais, que l'armée royale ne s'attentait pas à ce retour, et qu'il espérait se rendre maître de quelque faubourg avant qu'elle fût arrivée pour la défendre. Il n'y avait rien qu'il ne se promit de la confusion qu'il s'imaginait de voir naître dans une attaque si imprévue, où la présence du roi et de la reine ne ferait qu'augmenter l'alarme. L'amiral lui représenta les inconvénients de ce dessein, lequel, quand même les ennemis les laisseraient agir, ne servirait qu'à les faire périr en peu de jours faute de vivres, et à occasionner la désertion des Allemands, qui avaient déjà pensé plusieurs fois les abandonner, sur cet avis, tous les chefs conclurent qu'il fallait, sans s'arrêter un moment, marcher vers le Havre.

Lorsqu'ils furent auprès de Dreux, Bobigny, fils d'un riche bourgeois de Paris, qui ayant pris l'épée s'était attaché au maréchal de Saint-André, et depuis peu s'était fait huguenot, en haine des indignes traitements qu'il en avait reçus, vint offrir au prince et à l'amiral une maison qu'il avait aux portes de Dreux, où ils pourraient cacher du monde, et par ce moyen surprendre la place. Cette proposition les tenta, mais l'entreprise ne réussit pas, et ne servit qu'à leur faire perdre un jour; le lendemain, un désordre qui arriva dans leur marche leur en fit perdre encore un autre. A peine eurent-ils passé la rivière d'Eure, qu'ils surent que le connétable était sur le bord qu'ils venaient de quitter. Ils négligèrent de prendre quelques postes avantageux dont il profita : ils s'arrêtèrent la nuit tranquillement, sans songer à l'ennemi qui les poursuivait, ni aux gués qui étaient en divers endroits de la rivière : ils furent même assez malheureux pour prendre la route la plus longue, et donnèrent le moyen à l'armée royale, non-seulement de passer la rivière durant la nuit avec toute l'artillerie, mais encore de leur couper le chemin.

Armand de Gontault de Biron, homme infatigable, avait mis les choses en cet état, et vint rapporter au connétable que les ennemis ne pouvaient plus éviter de combattre. L'amiral ne crut jamais qu'il voulût les y obliger, ni perdre l'avantage que lui donnait, sans rien hasarder, le pays dont il était maître ; mais le prince, sur la foi d'un songe qu'il avait fait la nuit précédente, fut persuadé qu'on se battrait. Il s'était vu donnant trois combats, en chacun desquels un des triumvirs périssait ; dans un quatrième combat il se vit lui-même expirant sur un tas de morts : sur ce songe il ne put s'ôter de l'esprit qu'il ne se donnât le lendemain une bataille sanglante. L'amiral, irrité qu'on s'amusât à des rêveries jet à des songes, s'en alla tout chagrin à son quartier, assez éloigné de celui du prince, sans vouloir seulement

Mais parmi tant de vigilance, il ne songea pas seulement à avoir des nouvelles de l'armée royale. On remarque, dans toutes ces guerres, que

 

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les huguenots avaient joint une extrême négligence à la confiance trop ordinaire à la nation. Le duc de Guise était levé d'aussi bonne heure que le prince; le maréchal de Saint-André le trouva dès le matin sortant de l'église, d'où il venait de faire ses dévotions; il eut regret de n'en avoir pas fait autant; tous deux furent à la tente du connétable, où le maréchal reçut ordre d'aller mettre l'armée en bataille ; il le fit, et il ne s'était jamais vu des troupes mieux disposées.

La bataille, où devait être le connétable, avait la rivière d'Eure derrière. Le duc de Guise avec l'aile droite, et le maréchal avec la gauche, étaient postés dans deux villages nommés Epinay et Blamville; le duc de Guise était près de ce dernier, couvert par des arbres et par les maisons du village, de sorte que les ennemis ne pouvaient le voir, et ne découvraient qu'une partie de l'armée : il y avait entre les deux villages un espace assez resserré, que l'artillerie du connétable enfilait, et où il fallait que les ennemis passassent nécessairement pour continuer leur marche. On vint enfin avertir le prince de l'état où était l'armée ennemie ; il manda l'amiral en diligence, et il vint si peu persuadé du combat, qu'il n'avait pas même voulu mettre ses armes ; la cavalerie qui le suivit vint à son exemple; ils furent tous deux reconnaître l'armée; d'Andelot les accompagna, quoique ce fût son jour de fièvre, et en reconnut mieux qu'eux la disposition. On résolut par son avis de passer si l'on pouvait sans combattre, et aussitôt on marcha vers un village nommé Tréon; il fallut essuyer la décharge de l'artillerie, qui emporta des files entières, et incommoda beaucoup la cavalerie allemande; elle se retira pourtant en bon ordre dans un vallon où elle était à couvert. Le connétable crut trop tôt que la confusion s'était mise dans l'armée ennemie, et s'avança dans l'espace qui «était entre les deux ailes, comme pour suivre des fuyards, mais il trouva l'ennemi en meilleur état qu'il ne pensait : le prince et l'amiral marchèrent à lui, et l'attaquèrent par deux endroits ; l'infanterie, sur laquelle le prince donna d'abord, fut ébranlée dès le premier choc, à la réserve des Suisses, qui soutinrent sept attaques vigoureuses, souvent enfoncés, et aussitôt après ralliés, quoiqu'ils eussent perdu leur colonel et treize capitaines. Damville et son frère Montberon, le plus fier et le mieux fait des enfants du connétable, vinrent les soutenir avec quelque cavalerie; elle fut mise, en fuite, Montberon fut tué par un écuyer du prince qu'il avait maltraité, et qui avait juré de se venger la première fois qu'il le trouverait avec armes égales. Tout ce que l'amiral avait en tête avait ployé ; le connétable, blessé au visage et tombé sous son cheval, avait été pris; le duc d'Aumale, porté par terre, pensa périr sous les pieds des chevaux. Le duc de Ne vers fut tué par son écuyer d'un coup de pistolet qui se débanda dans le temps qu'il l'avertissait d'y prendre garde; l'écuyer désespéré alla se faire tuer au milieu des ennemis.

Cependant l'amiral, après avoir rallié la cavalerie qui revenait du

 

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pillage, vint tomber sur les Suisses; ils continuaient à se défendre avec leurs piques à demi rompues, et à la fin ils se retirèrent vers le corps de réserve où était le duc de Guise, en se défendant à coups de pierres. Les officiers, ramassés autour de l'amiral, commençaient à se réjouir avec lui de sa victoire, quand il vit paraitre le duc de Guise qui n'avait pas encore combattu, non plus que le maréchal de Saint-André : il dit alors qu'il voyait un nuage qui allait bientôt crever sur eux : en effet, le duc et le maréchal s'avancèrent avec une contenance ferme, et défirent d'abord tout ce qui se présenta devant eux. Le duc de Guise, avec Damville, mit en déroute la cavalerie ; le maréchal, suivi de l'infanterie espagnole et gasconne, fit une cruelle boucherie de l'infanterie allemande; elle prit la fuite avec tant d'impétuosité, qu'elle entraîna les Français, et le prince même qui était blessé à la main; son cheval se renversa sur lui, et Damville, qui combattait en désespéré depuis la prise de son père, le fit prisonnier. D'Andelot était encore à Blainville, où il tâchait vainement de ramener les Allemands au combat. L'amiral en rallia une petite partie, pendant que le duc de Guise forçait le corps de réserve qui se défendait dans des masures : sitôt que le maréchal vit revenir l'amiral à la charge avec le peu de cavalerie et l'infanterie qu'il avait pu rassembler, il tomba dessus avant qu'ils se fussent mis tout à fait en ordre, espérant qu'après les avoir rompus il pourrait aller à ceux qui emmenaient le connétable.

Le duc de Guise, qui avait achevé de défaire le corps de réserve, ne tarda pas à le joindre; mais le maréchal tomba sous son cheval, et pendant qu'un gentilhomme huguenot, à qui il s'était rendu, l'emmenait, Bobigny, arrivant par derrière, lui cassa la tête d'un coup de pistolet. L'amiral, accompagné du prince de Porcien et du comte de La Rochefoucauld, pressait si vivement la cavalerie du duc de Guise, qu'elle ne pouvait plus soutenir; mais le duc avait réservé deux mille fantassins conduits par le prince de Martigue, dont la décharge arrêta l'amiral, ll tenta vainement trois et quatre fois de les rompre, sa cavalerie manquait de lances, et ils virent revenir le duc de Guise qui avait rallié la sienne derrière ce bataillon; alors après l'avoir considéré quelque temps, il vit bien qu'il fallait céder, et il se retira en bon ordre avec son bagage et son artillerie, dont il laissa seulement quatre pièces au duc.

Sa retraite fut à la Neuville, petit village fort proche du lieu où s'était donnée la bataille; il y trouva son frère d'Andelot, qui n'avait pu donner du courage aux fuyards, n'ayant plus songé qu'à se sauver lui-même; il avait fait semblant d'être du parti catholique, et prenant des huguenots comme s'il les eût voulu emmener prisonniers, il avait trompé la cavalerie qui le poursuivait. L'amiral ne fut pas plutôt arrivé à la Neuville, qu’il conçut le dessein d'aller dès le lendemain attaquer l'armée royale; il se proposait non-seulement de reprendre ses quatre pièces de canon, et le peu d'étendards qu'on lui avait enlevés,

 

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mais encore d'emporter un avantage entier ; il proposa son dessein au conseil de- guerre; il fit voir que la surprise où seraient les ennemis, qui se croyant victorieux ne songeaient qu'à se reposer, causerait leur défaite inévitable. Tous les Français s'offrirent à le suivre, et s'il n'eût point trouvé les Allemands tout à fait découragés, il aurait apparemment fait la plus belle action que jamais entreprit un capitaine.

Le duc de Guise ne s'attendait à rien moins qu'à être attaqué ; il avait passé un moment sur le champ de bataille, seulement pour montrer qu'il en était demeuré le maitre, et il avait ensuite dispersé ses troupes dans les villages voisins. Tout le monde était attentif au traitement qu'il ferait au prince de Condé; jamais il n'y eut rien de plus généreux; il prit soin de lui faire éviter de faux zélés qui auraient pu attenter contre sa personne, et non content de lui donner sa chambre, il le coucha avec lui dans le même lit; on eût dit à les voir que c'étaient deux amis intimes, et non pas deux hommes qui avaient voulu plusieurs fois se faire périr l'un l'autre.

La négociation qui se faisait avec des Adrets, finit à peu près dans le temps de la bataille de Dreux, d'une manière fâcheuse pour lui. Il y avait longtemps que ceux qui avaient la confiance du prince dans ces pays étaient d'avis de l'arrêter; c'était le sentiment du cardinal de Châtillon, qui depuis peu avait pris le nom de comte de Beauvais en se mariant : les parents d'une demoiselle de bonne maison avec laquelle il fut surpris, le pressèrent tant qu'il l'épousa; depuis ce temps-là il ne portait plus l'habit de cardinal, mais il retint son évêché, et parce que cet évêché est comté et pairie, il s'appelait le comte de Beauvais. Le duc de Nemours intercepta des lettres de l'amiral à son frère, où les mauvais desseins que le parti avait contre des Adrets, paraissaient assez. Quoiqu'il eût vu ces lettres, il ne voulut jamais rien conclure sans la participation du prince de Condé; il tâchait de ménager une trêve, dont l'armée huguenote du Dauphine, beaucoup plus faible que celle du duc de Nemours, avait besoin : pendant que la négociation traînait en longueur, les chefs du parti prirent leur dernière résolution, et le baron fut arrêté. La bataille s'étant donnée durant ce temps, le prince ne retira aucun secours de cette province. A la Cour on crut un jour entier la bataille perdue ; ceux qui avaient pris la fuite dans le premier choc, allèrent à Paris, où ils rapportèrent que les huguenots avaient pris le connétable, et défait toute l'armée ; on crut d'autant plus facilement cette fâcheuse nouvelle, qu'on vit parmi les fuyards d'Aussun, qu'on appelait le Hardi, à cause de son extraordinaire valeur : la honte qu'il eut de sa frayeur, fit qu'il ne put plus supporter la vie, et se laissa mourir à Chartres, faute de manger.

On sut le lendemain que le duc de Guise avait remporté la victoire, et la duchesse sa femme, qui la veille s'était vue abandonnée, reçut les compliments de toute la Cour : il s'y répandit un bruit, que le duc de Guise avait exprès laissé prendre le connétable, et périr le corps de

 

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bataille, pour se donner tout l'honneur de la victoire : l'amiral le justifia de ce reproche, en disant que s'il était sorti de son poste, il n'aurait pu éviter le désordre où l'eût mis la déroute du connétable. La reine donna le béton du maréchal de Saint-André à Bourdillon, et fut obligée d'envoyer le commandement de l'armée au victorieux. Il résolut dès lors, plutôt que de poursuivre les vaincus, d'assiéger Orléans, croyant que le plus grand fruit qu'il pût remporter de sa victoire, c'était d'ôter aux huguenots avec cette place le siège principal de la rébellion, et les communications avec tout le reste du royaume.

La nouvelle de la victoire vola bientôt dans toute l'Europe; elle ne fut reçue nulle part avec plus de joie qu'à Trente, où le cardinal de Lorraine venait d'arriver avec les prélats français. Le roi, par une lettre écrite de Chartres, donna avis aux Pères du concile de la victoire de Dreux. Les propositions que le cardinal de Lorraine portait au concile pour la réformation de la discipline, n'en furent pas mieux reçues, quoiqu'elles fussent appuyées par les ambassadeurs de l'empereur. Le cardinal en allant à Trente l'avait visité à Innsbruck, où, après de longues conférences qu'il eut avec lui et le roi des Romains son fils, ils résolurent tous ensemble d'agir de concert dans le concile. L'empereur ne songeait alors qu'à, ramener avec douceur les protestants, avec lesquels il vivait en grande concorde. Ce concert et l'autorité du cardinal firent trembler Rome, qui craignait qu'on n'entreprit de la réformer plus qu'elle ne voulait. Le cardinal vint à Trente avec des desseins dignes d'un si grand prélat; il présenta les propositions tirées pour la plupart de l'ancienne discipline de l'Eglise; elles ne furent pas reçues, à cause de la disposition, sait des temps, sait des personnes, et parce que le cardinal se laissa gagner par les flatteries de la cour de' Rome.

Cependant l'amiral était allé avec ses troupes en Berry, où il prit quelques petites places ; il était bien aise d'éloigner ses Allemands, à qui il n'avait point d'argent à donner, du voisinage de l'armée royale, où ils pouvaient être attirés par leurs compatriotes, et par les libéralités du duc de Guise, ll ne demeura pas longtemps dans ce pays, les affaires de Normandie le rappelèrent; les huguenots de Caen avaient introduit les chefs de leur parti dans la ville, et ils tenaient le marquis d'Elbeuf assiégé dans le château. La reine d'Angleterre avait envoyé de nouveaux secours, huit remberges étaient arrivées au Havre, chargées de munitions et d'artillerie. Toutes ces considérations obligèrent l'amiral à retourner dans cette province. Ainsi, après avoir envoyé d'Andelot son frère à Orléans avec l'élite des troupes, et avoir payé en partie les Allemands de l'argent des reliquaires changés en monnaie, il repassa la Loire à Beaugency, et rien ne l'empêcha de. se rendre devant le château de Caen, qui capitula aussitôt. Le duc de Guise méprisa tous ces avantages, dont il espérait que les ennemis ne jouiraient pas longtemps s'il leur prenait Orléans, ll pria seulement la reine

 

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d’envoyer le maréchal de Brissac en Normandie, plutôt pour observer l'ennemi que pour le combattre; pour lui il alla le 5 de février 1563 camper au bourg d'Olivet auprès d'Orléans, et le lendemain il forma le siège de la place. Dans le même temps, la reine pourvut à la sûreté du prince de Condé, et alla avec le roi auprès du camp, pour donner chaleur au siège. On ne peut exprimer la joie que témoignait ce jeune prince quand on le menait à la guerre.

Les huguenots, qui avaient huit mille vieux soldats, ne craignaient guère l'armée royale, qu'ils se promettaient de ruiner; mais le siège avança beaucoup en peu de temps. Le duc emporta d'abord le faubourg de Portereau, où l'infanterie huguenote s'était retranchée ; une terreur panique qui prit aux Allemands, rendit inutile toute la résistance des Français; les catholiques, en poursuivant les fuyards, seraient entrés avec eux pêle-mêle dans la ville, si d'Andelot n'était accouru, quoiqu'il eût alors son accès. Il fut contraint de sacrifier une infinité de braves gens, qui ne purent pas rentrer assez vite, et à qui il fallut fermer la porte; peu de jours après, deux soldats de l'armée royale donnèrent une telle épouvante au fort des Tourelles, que quarante soldats qui le gardaient l'abandonnèrent; et d'Andelot, qui ce jour-là avait encore la fièvre, empêcha le duc de Guise d'emporter les îles, d'où la perte de la ville s'en serait ensuivie. Les huguenots revinrent alors de la profonde tranquillité où les avait mis la trop bonne opinion qu'ils avaient de leurs troupes, et se défendirent dans la suite avec plus de précaution. Ils avaient besoin d'une extrême vigilance contre le prince qui les attaquait; toutes les nuits le duc de Guise visitait les quartiers, sans que personne en sût rien, qu'un petit nombre de gens dont il se faisait suivre; le soir il faisait semblant de se coucher, et se relevait aussitôt pour aller inconnu partout où il le croyait nécessaire. Une nuit il se trouva près de deux soldats, dont l'un s'emportait contre lui, jusqu'à dire qu'il était résolu de le tuer; il le fit arrêter, et lui demanda quel mal il lui avait fait, pour l'obliger à entreprendre contre sa vie : le soldat, qui était huguenot, lui répondit qu'il voulait délivrer son parti de son plus redoutable ennemi. Le duc, sans s'émouvoir, lui dit ces propres mots: «Si ta religion t'oblige à me tuer, la mienne m'oblige à te pardonner : » il joignit les paroles aux effets, et donna la liberté au soldat d'aller à l'armée de l'amiral, ou de demeurer dans la sienne, où il serait en pleine sûreté.

Ce soldat n'était pas le seul qui eût conçu un tel dessein ; Jean de Méré, qu'on appelait Poltrot, gentilhomme huguenot, domestique de Soubise, et l'un de ses confidents, s'était vanté plusieurs fois qu'il tuerait le duc de Guise. Aubeterre, ennemi juré de ce prince et de sa maison, l'avait donné à Soubise : son maître l'avait envoyé au lieu où se faisaient les négociations entre le duc de Nemours et des Adrets, pour lui rendre compte de ce qui s'y passerait. Là, en présence de plusieurs personnes des deux partis, comme on parlait de la mort du

 

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roi de Navarre, et de l'avantage qui en revenait aux huguenots, il reprit plusieurs fois que ce n'était pas celui-là qui leur nuisait, et que c'était le duc de Guise dont il fallait se défaire; alors se tenant le bras, il jura que jamais il ne mourrait que de celle main. Soubise l'avait ouï souvent tenir de pareils discours, qu'il faisait semblant de ne pas écouter, comme n'ayant rien de sérieux. Après la bataille de Dreux, il l'envoya à l'amiral, sous prétexte de s'informer des particularités et des suites de cette action, et l'amiral lui donna ordre d'aller à Orléans auprès de d'Andelot; il obéit, et comme il vit la ville pressée, il vint se rendre au duc de Guise, en lui témoignant qu'il voulait quitter l'hérésie et la rébellion. Le duc, qui ne savait pas les mauvais desseins qu'il machinait contre lui, le reçut à bras ouverts, l'assura de son amitié, et lui donna la même liberté dans sa maison que s'il eût été son domestique ; le traître le suivait partout, et observait tous les lieux où il avait accoutumé d'aller : il remarqua que ce prince ne manquait pas toutes les nuits de visiter le quartier du Portereau, et de revenir par un petit bois accompagné ordinairement d'un seul gentilhomme; il l'épia sur ce passage, dans un temps où il jugeait qu'il se préparait à une attaque générale, à laquelle les assiégés n'étaient pas en état de résister, et lui tira de six ou sept pas un coup de pistolet par derrière ; le duc dit au gentilhomme qui le suivait que ce n'était rien, et continua son chemin. L'assassin, assuré de l'avoir blessé à mort, se sauva sur un coureur que l'amiral lui avait donné; mais après avoir tournoyé toute la nuit, il se trouva au matin près du lieu d'où il était parti, et fut arrêté.

Les chirurgiens déclarèrent au duc que sa blessure était mortelle : aussitôt il se prépara à la mort en chrétien, il recommanda à sa femme d'élever leurs enfants dans la religion catholique, dans la piété et dans le service du roi ; il fit venir l'ainé qui avait treize ans, et l'exhorta à ne point chercher l'établissement de sa fortune ni par une fausse réputation de valeur; ni par des cabales, ni par le moyen des femmes, qui étaient alors les voies ordinaires par lesquelles on s'élevait : il parla du massacre de Vassy avec beaucoup de regret, et jura qu'il en était innocent; il fit dire à la reine qu'il lui conseillait de faire la paix, et que c'était être son ennemi et celui de l'Etat que de ne la pas souhaiter : il vécut cinq ou six jours, pendant lesquels on interrogea Poltrot en présence de la reine, qui s'était approchée du camp. Il déclara qu'il avait entrepris ce meurtre, sollicité par l'amiral, qui s'était servi de Bèze et d'un autre ministre qu'il ne nomma pas, pour le confirmer dans son dessein ; il dit beaucoup de particularités, et il avertit la reine de prendre garde à sa personne.

On crut que le duc de Guise avait soupçonné l'amiral; lorsqu'après avoir dit qu'il pardonnait à l'assassin, il ajouta : « Et vous qui êtes l'auteur de l'attentat, je vous le pardonne aussi. » Il expira dans ces sentiments, et après s'être signalé par tant de victoires, il laissa encore

 

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en mourant un exempte mémorable de piété et de constance. Il fut regretté de tout le parti catholique, excepté de la reine, à qui sa réputation et son autorité donnaient de l'ombrage; elle témoigna pourtant qu'elle se souvenait du service qu'il lui avait rendu, en empêchant les violons desseins que le maréchal de Saint-André avait eus contre elle. Cette considération, autant que celle des services qu'il avait rendus à la religion et à l'Etat, obligea la reine à conserver toutes ses charges et ses gouvernements à son fils.

Aussitôt après la blessure du duc, elle avait pensé à la paix, parce qu'elle ne voyait personne capable de soutenir les desseins de ce prince ; outre que l'argent ne venait point des provinces occupées en partie par les rebelles, et que le royaume était en proie aux étrangers. La négociation commença par le désir qu'elle témoigna de voir la princesse de Condé ; celui qu'avait la princesse de délivrer son mari, lui fit accepter la conférence ; la, après quelques reproches que lui fit la reine contre les emportements du prince, qui avait allumé la guerre civile en s'emparant d'Orléans, elle dit qu'elle n'avait pas perdu pour cela l'inclination qu'elle avait pour lui, et fit entendre à la princesse que s'il se remettait en son devoir, elle lui ferait donner la lieutenance générale de l'Etat, avec la même autorité dont jouissait le feu roi de Navarre. La princesse se chargea de faire la proposition à son mari, qu'elle alla trouver dans sa prison, et on résolut une entrevue entre la reine, le prince et le connétable, pour traiter de l'accommodement.

Cependant on fit le procès à Poltrot, qui, sur le point d'être tenaille, troublé de l'horreur de son supplice, varia dans ses réponses, mais pourtant accusa presque toujours l'amiral ; comme il était déjà attaché aux quatre chevaux qui le devaient démembrer, il demanda encore à parler, et non content d'avoir chargé de nouveau l'amiral, il ajouta que d'Andelot était du complot. Une entreprise si noire attira d'autant plus la haine aux huguenots, que la reine, un peu avant l'assassinat du duc de Guise, leur avait donné un exemple contraire, en renvoyant à d'Andelot un capitaine qui lui avait offert de lui soumettre Orléans en le tuant. Il parut des apologies de l'amiral, de Soubise et de Bèze, qui ne servirent qu'à augmenter les soupçons qu'on avait contre eux, par la joie qu'ils témoignaient tous de la mort du duc de Guise, et par la contrariété des faits qu'ils avançaient pour se justifier.

Le public ne fut pas plus satisfait de la demande que fit l'amiral, qu'on différât le supplice du coupable jusqu'à ce qu'il lui pût être confronté. On savait bien que jamais il ne conviendrait d'une juridiction où son procès lui fût fait, et cette discussion ne cou venait pas avec les desseins de la reine qui voulait la paix. Elle pensa se rompre dès la première conférence ; la reine avait espéré que le connétable y apporterait beaucoup de facilité pour se tirer de prison, et

 

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par la même raison pour laquelle il avait fait si aisément celle de Cateau-Cambrésis : elle se trompa dans sa conjecture.

Le prince n'eut pas plutôt nommé l'édit de janvier, que le connétable s'emporta et contre l'édit et contre le chancelier qui l'avait fait, disant qu'il aimait mieux souffrir non-seulement mille prisons, mais mille morts, que de consentir à le rétablir. Le prince, qui n'osait se départir du moindre article de l'édit, répliqua avec la même force qu'il fallait donc se résoudre à une guerre éternelle : dans cette disposition la rupture était inévitable, si la reine, après avoir fait un signe secret au prince, n'eût dit que le connétable avait raison, et que l'édit ne pouvait passer en la forme où il était. Le prince vit bien que la reine avait voulu lui confirmer toutes ses promesses, pourvu qu'il consentit à quelque modification raisonnable; mais comme il avait affaire à un parti soupçonneux, et à des ministres zélés jusqu'à l'emportement , il n'osa rien proposer de lui-même : conférer avec l'amiral et avec ceux qui étaient en Normandie, ce n'était pas le plus court moyen d'avancer la paix qu'il souhaitait; ils étaient trop flattés des progrès qu'ils avaient faits dans cette province : il crut que ceux qui étaient assiégés dans Orléans seraient de meilleure composition, et il proposa à la reine de lui permettre d'y entrer, en lui offrant d'emmener avec elle le connétable; la chose fut acceptée, le connétable suivit la reine, et le prince alla à Orléans.

Les ministres étaient ceux dont il se défiait le plus ; et comme il n'espérait pas de les amener à son point, il usa avec eux d'un grand artifice : après les avoir assemblés, il leur demanda s'il pouvait en conscience, en cas qu'il ne pût pas obliger la reine à l'entière exécution de l'édit, écouter les propositions qu'elle aurait à faire pour y apporter quelque modification innocente qui pût mettre fin aux troubles de l'Etat. Il leur fut aisé de comprendre par ce discours qu'il avait dessein de se relâcher; aussitôt ils se récrièrent contre les modifications , et répondirent qu'il fallait périr plutôt que d'en souffrir aucune. Le prince les assura qu'il n'engagerait point sa conscience dans une chose qu'ils condamneraient; mais il leur ordonna de délibérer plus amplement sur sa proposition. Ils firent une assemblée de soixante-douze personnes, où, non contents de résoudre qu'il fallait soutenir jusqu'au moindre article de l'édit, ils demandaient qu'on leur fit justice de toutes les violences exercées contre eux, entre autres du massacre de Vassy, comme s'ils ne les avaient pas imitées ou surpassées; et ils faisaient des propositions si insolentes et si insupportables, qu'on n'eût pas dû les attendre d'eux, quand même ils eussent été victorieux. Le prince sut profiter de leur insolence, et il fit voir à la noblesse que les ministres et les habitants des villes voulaient leur faire la loi.

Le prince, dans le peu de temps qu'il avait été avec la reine, reprit le goût des plaisirs de la Cour : les belles dames, dont cette princesse

 

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se faisaient ordinairement accompagner, l'avaient touché; son ambition était flattée par les grandes promesses qu'on lui faisait; à quelque prix que ce fut il voulait la paix, et parla si fortement à la noblesse, que tous, d'un commun accord, résolurent de n'écouter plus les ministres, qui voulaient les exposer à des périls dont ils étaient exempts. L'amiral n'eut pas plutôt entendu parler des propositions de paix qu'il partit de Normandie pour les venir rompre. Il fut prévenu par la diligence de la reine, et il trouva la paix déjà signée. On accordait aux huguenots, qui avaient la haute justice, l'exercice public de leur religion dans leurs châteaux; les autres gentilshommes qui relevaient immédiatement du roi, l'avaient en particulier pour leur famille seulement; en chaque bailliage on établissait un lieu d'exercice, ou dans quelque bourg ou aux faubourgs de quelque ville; et on le conservait dans les villes où ils en étaient en possession. La prévôté de Paris en était exceptée; l'amiral eut beau se plaindre que le prince s'attribuait trop d'autorité dans le parti, il fallut qu'il se rangeât à l'avis des autres. Un nouvel édit fut expédié à Amboise le 19 mars, et il portait expressément que le roi oubliait tout ce qui s'était passé.

On prévoyait de grandes difficultés du côté des parlements. Celui de Paris céda aux ordres absolus du roi, après plusieurs jussions réitérées; il fallut souffrir que le parlement de Toulouse y apportât encore d'autres restrictions; le parlement de Dijon refusa absolument de le publier. On interpréta par un autre édit que les terres qui relevaient des ecclésiastiques, ou qu'ils avaient depuis peu été obligés d'aliéner pour subvenir à la guerre, seraient exemptes de l'exercice de la nouvelle religion, et que tous ceux qui voudraient habiter dans la prévôté de Paris ne pourraient aller au prêche en quelque lieu que ce fût. Ainsi fut terminée la guerre civile. Le siège de Montauban et celui de Grenoble, réitérés plusieurs fois, finirent avec elle, et on ne songeait plus qu'à ôter aux Anglais le Havre de Grâce.

La reine Elisabeth prétendait retenir cette place au lieu de Calais, qui par le traité de Cateau-Cambrésis devait être rendu aux Anglais après huit ans, si on ne lui payait de grandes sommes que l'épargne n'était point en état de fournir; mais comme par le traité même il était porté que les deux nations demeureraient en paix durant ce temps, on prit en France, pour une infraction, le secours qu'Elisabeth avait donné aux rebelles, et les troupes qu'elle avait jetées dans le Havre. On lui envoya redemander cette place dans les formes : pendant qu'on négociait et qu'on faisait les préparatifs nécessaires pour le siège, la reine était occupée à gagner le prince de Condé : on ne lui refusait aucune chose; non-seulement il eut pour lui le gouvernement de Picardie, mais encore il obtenait tout ce qu'il voulait pour ses amis. La reine lui faisait entendre que dans le renouvellement de leur amitié et de leur correspondance mutuelle, tout lui était possible, pourvu qu'il ne s'exclut pas lui-même des grâces en irritant les catholiques.

 

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Comme elle craignait qu'il ne la pressât sur la lieutenance générale, qui lui avait été promise, elle savait lui insinuer qu'il fallait attendre le temps, et qu'elle aigrirait trop ceux qui étaient demeurés avec le roi, si, en sortant de la guerre civile, elle remettait tout l'Etat au chef du parti contraire; mais pour l'amuser ou le gagner plus sûrement, il fallut encore y mêler l'amour. Il était devenu passionnément amoureux d'une des filles d'honneur de la reine, qu'elle prenait soin d'instruire de ce qu'elle avait à faire pour engager son amant. La princesse de Condé, qui s'aperçut bientôt de cet amour, en fut outrée, et mourut de déplaisir : alors la reine pensa à faire le mariage du prince avec sa nouvelle maîtresse. La maréchale de Saint-André conçut aussi le dessein de l'épouser; ni l'une ni l'autre ne réussit. La trop grande facilité de la demoiselle la rendit indigne d'épouser ce prince, et la fi chasser de la Cour; pour la maréchale, le prince reçut d'elle la belle terre de Valéry en Bourgogne, dont elle lui fit présent, mais il ne voulut jamais l'épouser; et quelque temps après, par les remontrances de l'amiral, qui lui reprochait ses débauches, peu convenables au chef du parti qui se disait réformé, il se maria avec une princesse de la maison de Longueville, à qui la Cour fit un présent considérable en faveur de ce mariage; mais, malgré tous ces artifices, la reine ne put jamais réussir à le détacher de l'amiral.

Coligny et ses frères demeuraient éloignés de la Cour et de Paris, où le meurtre du duc de Guise les avait rendus extraordinairement odieux. Toute la maison de Lorraine vint en grand appareil se jeter aux pieds du roi, et lui demander justice de l'amiral ; Antoinette de Bourbon mère du duc, et Anne d'Esle sa veuve, menaient les trois fils de ce prince, Henri duc de Guise, Louis, destiné à l'Eglise, et Charles, marquis de Mayenne : ces trois jeunes princes réservés à donner un jour au monde un si grand spectacle, attiraient les yeux de toute la Cour et de tout le peuple. Les Parisiens, qui déjà, commençaient à at tacher leur affection au jeune duc de Guise, le suivaient en foule, et demandaient avec de grands cris la vengeance d'une mort si fâcheuse à toute la France ; tous désignaient ouvertement l'amiral comme le meurtrier; mais le prince de Condé prit hautement son parti, répondit de son innocence, et soutint dans le conseil et partout ailleurs qu'on ne pouvait rien entreprendre contre lui sans violer l'édit de pacification ; au reste qu'il n'empêchait pas qu'on le poursuivît dans les formes devant des juges non suspects; mais qu'il déclarait à tous ceux qui voudraient l'attaquer par d'autres voies, qu'ils s'attaquaient à lui-même, et qu'il défendrait contre tout le monde un gentilhomme de mérite, qui avait si bien servi le roi et l'Etat.

Le maréchal de Montmorency fit une pareille déclaration, et quoiqu'il ajoutât qu'il saurait bien séparer la cause de la religion d'avec celle de son cousin, il ne laissa pas d'être soupçonné de favoriser les huguenots, ce qui lui fit perdre non-seulement l'amour du peuple de

 

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Paris, dont jusqu'alors il avait été les délices, mais encore la plupart des amis qu'il avait parmi la noblesse catholique. La reine vit bien qu'entreprendre de faire le procès à l'amiral, c'était recommencer la guerre civile; ainsi elle fit évoquer l'affaire au roi, qui la renvoya au grand conseil, où l'on savait bien que le parlement ne la laisserait pas juger sans former de grands incidents.

Cependant la reine d'Angleterre ayant dit qu'elle ne rendrait pas le Havre, on lui déclara la guerre ; le maréchal de Brissac fut envoyé pour commencer le siège, et le connétable le suivit quinze jours après; le comte de Varvick défendait la pince avec trois mille hommes, mais elle fut battue avec tant de violence, qu'il ne tarda pas à capituler : comme il contestait sur quelques articles, il aperçut un capitaine huguenot; étonné de le voir, il lui demanda si les huguenots étaient au siège; le capitaine répondit que la paix étant faite entre les Français, ils se réunissaient tous contre l'étranger. En effet tous les huguenots et même le prince de Condé, pour se délivrer de la haine d'avoir attiré les Anglais dans le royaume, agissaient au siège avec autant d'ardeur que les catholiques. Celto réponse étourdit le gouverneur, qui se rendit le 27 juillet : le lendemain il parut un secours de dix-huit cents Anglais, qu'une flotte de soixante vaisseaux devait bientôt suivre.

La Cour reçut la nouvelle d'un si heureux succès à Gaillon, où elle s'était avancée durant le siège. Quand la reine vit les affaires paisibles au dedans et au dehors, elle songea à exécuter trois choses qu'elle méditait depuis longtemps : la première d'augmenter la garde du roi, en faisant un régiment d'infanterie composé des dix meilleures enseignes des troupes françaises; elle en donna le commandement à Charri, homme renommé par sa valeur, et qui s'était signalé dans les guerres de Piémont sous le maréchal de Brissac; la seconde fut d'affermir le crédit du chancelier de L'Hôpital, sa créature, dont la sagesse, la probité et le grand savoir étaient nécessaires au conseil du roi ; mais elle avait un troisième dessein plus important que tous les autres : pour affermir l'autorité royale, et se délivrer des importunités du prince de Condé, qui la pressait sur la lieutenance générale de l'Etat, il lui était d'une extrême conséquence d'avancer la majorité du roi.

Il venait d'entrer dans sa quatorzième année (1), à la fin de laquelle, selon l'ordonnance de Charles V, il devait être déclaré majeur; mais attendre une année, c'était un long terme parmi tant de semences de divisions. Dans cette importante conjoncture, le chancelier lui donna

 

1 Charles IX, né le 27 juin 1550, venait d'entrer dans sa quatorzième année, c'est-à-dire, qu’il avait treize ans et un mois, lorsque le Havre se rendit le 27 juillet 1563. Selon l'ordonnance de Charles V, c'était à la fin de sa quatorzième année qu'il devait être déclaré majeur, mais le chancelier de L'Hôpital prétendit que l'an commencé devait être pris pour l’an révolu. En conséquence Charles IX fut déclaré majeur le 17 août : et c'est depuis ce temps que les rois de France sont reconnus majeurs à treize ans et un jour. ( Edit. de Paris. )

 

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une interprétation qui depuis a toujours été suivie. Elle était fondée sur cette maxime de droit, que dans les choses favorables l'an commencé devait être pris pour l'an révolu ; sur ce fondement on résolut de déclarer le roi majeur. Mais il y avait encore deux grandes difficultés : on doutait que le parlement de Paris pût être porté à reconnaître la majorité avant le terme; mais ce qui donnait le plus d'inquiétude à la reine, c'est que par les arrêts de ce parlement, les édits de pacification ne devaient durer que jusqu'à la majorité du roi, ce qui lui faisait appréhender de voir la France replongée dans les guerres civiles. Le chancelier la tira encore de cet embarras, en lui disant que l'autorité du roi n'était pas restreinte au parlement de Pans, et qu'il pouvait se faire déclarer majeur en tel autre parlement qu'il lui plairait ; on choisit celui de Rouen, qui, flatté de la prérogative qu'on lui donnait, ne manqua pas d'entrer dans tous les sentiments de la Cour.

Le 17 d'août, le roi entra dans ce parlement, accompagné de la reine sa mère, et de tous les princes du sang, même du jeune prince de Navarre, que la reine Jeanne avait envoyé à cette cérémonie, et dont la vivacité donnait beaucoup d'espérance. La séance fut magnifique; le jeune roi en fit l'ouverture par un discours qu'il prononça avec un agrément merveilleux, et avec une gravité peu ordinaire à son âge; il remercia Dieu de la grâce qu'il lui avait faite de mettre fin à la guerre civile, de reprendre le Havre et d'être parvenu à l'âge de majorité. Il remarqua avec force qu'on s'était donné la liberté de désobéir à la reine régente sa mère; qu'il pardonnait le passé; mais qu'on prit garde à l'avenir de demeurer dans le devoir; qu’il voulait la paix et l'observation du dernier édit, jusqu'à ce que le concile de Trente eût décidé les matières; qu'il défendait de prendre les armes et de faire aucun traité avec les étrangers ; il finit en promettant qu'il ferait rendre la justice avec beaucoup d'exactitude, et il exhorta le monde à observer les lois. Le chancelier ensuite s'étendit sur les mêmes choses, et loua la sagesse du gouvernement de France, qui, après avoir ôté toutes les difficultés qui pouvaient naître dans la succession, avait encore abrégé le temps de minorité, et remis, le plus tôt qu’il était possible, l'administration entre les mains du roi.

Quand la harangue fut finie, la reine s'approcha du trône du roi, et voulait se mettre à genoux pour se démettre entre ses mains du gouvernement de l'Etat; mais il la prévint, et lui dit en l'embrassant qu'il ne recevrait sa démission que dans l'espérance qu'elle lui continuerait ses bons conseils. Il reçut en même temps les hommages de tous les grands, qui lui prêtèrent le serment de fidélité, en cet ordre : son frère le duc d'Orléans fut le premier, ensuite le prince de Navarre, le cardinal de Bourbon, le prince de Condé, le duc de Montpensier, le dauphin d'Auvergne son fils aîné, le prince de la Roche-sur-Yon, les cardinaux de Châtillon et de Guise, le duc de Longueville, le connétable, le chancelier, les maréchaux de Brissac, de Montmorency et de Bourdillon,

 

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et le seigneur de Boissy, grand écuyer. On prévit que le parlement de Paris aurait de la peine à reconnaitre la majorité déclarée au parlement de Rouen contre la coutume, et que sa résistance tiendrait la plupart des provinces en suspens. On envoya à Paris Louis de Saint-Gelais de Lansac, pour tirer le consentement de cette compagnie ; mais au lieu de ce qu'on souhaitait, on ne reçut que des remontrances fondées sur ce que le parlement de Paris était le vrai parlement du royaume, d'où tous les autres avaient été démembrés, la cour des pairs, le lieu naturel de la séance des rois, où se devaient faire les grandes actions d'Etat. A cette plainte, le parlement en joignait encore une autre contre l'édit publié en faveur des huguenots; que c'était ouvrir la porte à toutes sortes de sectes, et renverser avec la religion les lois fondamentales de la monarchie.

Le jeune roi, instruit par sa mère, répondit qu'il suivait, la coutume de ses ancêtres, en écoutant volontiers ce qu'ils avaient à lui remontrer; mais qu'après cela ils devaient aussi se mettre dans leur devoir en obéissant. A l'égard de sa majorité, qu'il était maître de la faire déclarer où il lui pl air ait ; et pour les huguenots, qu'il ne leur avait rien accordé que pour le bien de son Etat, et de l'avis de La reine sa mère, des princes de son sang et de tout son conseil; il ajouta qu'encore qu'il ne leur dût point rendre raison de ce qu'il faisait, il voulait bien leur faire entendre le témoignage de toute l'assistance.

Le cardinal de Bourbon, à qui il fit signe déparier, confirma ce que le roi venait de dire; tous les autres parlèrent de même, et le roi finit en leur disant qu'il avait bien voulu leur faire entendre les avis de son conseil; mais que dorénavant il ne voulait plus qu'ils se mêlassent d'autres affaires que de celles des particuliers ; qu'ils devaient se défaire de la vieille erreur où ils étaient qu'ils fussent les tuteurs des rois, les défenseurs de l'Etat, et les gardiens de la ville de Paris; qu'ils pouvaient députer pour lui faire leurs remontrances, quand il leur enverrait des édits à vérifier; mais qu'après ils s'accoutumassent à obéir sans réplique.

Il prononça ces paroles, principalement les dernières, avec un air de sévérité qui fit connaitre qu'il serait dangereux de le fâcher, et même qu'il prenait plaisir à dire des choses dures. Mais le parlement, sans s'émouvoir, ne laissa pas de délibérer de ce qu'il y aurait à faire sur cette réponse; les avis furent partagés, les uns disant qu'il fallait obéir, et les autres qu'il fallait faire de nouvelles remontrances.

La reine fut avertie des cabales qui avaient causé cette diversité d'opinions, et pour ne mettre pas plus longtemps l'autorité du roi en compromis, elle fit donner un arrêt du conseil d'Etat qui portait que le parlement enregistrerait l'édit purement et simplement ; que tous les officiers seraient obligés d'assister à l'assemblée où se ferait l'enregistrement, sur peine d'interdiction, à moins que d'en être empêchés par la maladie : le roi leur faisait défense d'user à l'avenir de pareils

 

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délais après les premières remontrances, et ordonna que le dernier arrêt serait tiré des registres et déchiré, avec commandement au greffier de mettre en la place l'arrêt du conseil.

A ce coup d'autorité suprême il fallut que le parlement cédât, et tout le royaume fut en paix. Les parlements intimidés suivirent l'exemple de celui de Paris; mais il se fit à Toulouse, environ dans le même temps, une ligue de quelques seigneurs catholiques, à la tête desquels était le cardinal d'Armagnac, archevêque de celle ville. Ils s'unissaient tous ensemble pour la défense de la religion de leurs ancêtres contre les sectaires rebelles, pour laquelle il se ferait dans chaque sénéchaussée un état de ceux qui étaient capables déporter les armes. Cette ligue fut communiquée au seigneur de Joyeuse, qui commandait dans la province, et au procureur général du parlement de Toulouse, qui en fit faire l'enregistrement sous le bon plaisir du roi. La reine n'osa s'opposer à cette union, quoique la conséquence en fût extrêmement dangereuse; en effet elle servit de modèle à. la grande ligue, qui pensa depuis ruiner l'Etat. Durant le calme qui suivit la paix, le chancelier s'occupa à faire des règlements utiles au bien du royaume.

La maison de Lorraine crut devoir renouveler au commencement de la majorité les plaintes qu'elle avait faites contre l'amiral ; mais la reine, en renvoyant l'affaire au parlement de Paris, fit ordonner par le roi une surséance de trois ans, qui mit la Cour en repos ; ce repos fut un peu troublé par la querelle de d'Andelot et de Charri, maître de camp du régiment des gardes. Celui-ci ne voulut point recevoir les ordres du premier, quoiqu'il fût colonel de l'infanterie, disant qu'étant chargé de la garde de la personne du roi, il n'avait à répondre qu'au roi même; d'Andelot disait au contraire que le régiment des gardes non-seulement faisait partie de l'infanterie dont il était colonel, mais encore qu'il avait été composé des compagnies qui étaient sous sa charge; l'affaire portée au conseil du roi, les opinions se trouvèrent différentes, et la reine ne voulut rien régler d'abord; mais d'Andelot, homme ardent et entreprenant, ayant regardé lui-même dans le Louvre si Charri avait des armes sous ses habits, celui-ci se plaignit si hautement de ce qu'on avait voulu le visiter, que la reine ne put s'empêcher de faire une réprimande à d'Andelot; quoiqu'elle fût assez douce, il sentit bien que Charri était appuyé, et qu'on le voulait rendre indépendant. Aussitôt il résolut de le perdre : il aposta Chatelier, qui avait eu autrefois querelle avec Charri, mais qui s'était depuis réconcilié avec lui ; quelques-uns des chefs principaux du parti huguenot, entre autres Briesnaut et Mouvons, se joignirent à ce gentilhomme, et tous ensemble, suivis de quelques domestiques de l'amiral, assassinèrent Charri ; il parut que les Chatillon voulaient faire voir qu'on ne pouvait les choquer impunément. L'amiral se trouva présent chez la reine, quand on y parla de cet assassinat, et ne changea jamais de couleur; mais d'Andelot, qui était présent aussi, tout audacieux qu'il était, fut

 

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déconcerté, et prit un prétexte pour se retirer. La reine, outrée de leur insolence, sentit bien ce qu'elle avait à craindre d'eux, et tourna en haine implacable l'ancienne inclination qu'elle avait pour cette maison ; mais les temps l'obligeaient à dissimuler : elle donna la charge de Charri à Philippo Strozzi son parent, fils du maréchal de ce nom. Un peu après arriva la mort du maréchal de Brissac, un des plus estimés capitaines de son temps, et celui qui était en réputation de savoir mieux la guerre, et de maintenir le mieux la discipline militaire. Son béton fut donné à Henri de Montmorency, qu'on nommait Damville.

Environ dans le même temps le concile de Trente finit. On en fut peu content en France ; les Espagnols y avaient été trop favorisés dans la prétention qu'ils avaient eue de la préséance dans les congrégations particulières où se traitaient les affaires du concile. Les légats avaient fait donner une chaire hors de rang à l'ambassadeur d'Espagne, afin qu'il ne fût pas au-dessous de ceux de France. Le roi trouva mauvais que ses ambassadeurs l'eussent souffert, et en fit faire ses plaintes au Pape, qui rejeta la faute sur nos ambassadeurs, qu'il accusait de n'avoir pas su maintenir les droits de leur maitre; et pour montrer qu'il n'avait point eu de part à l'injure dont le roi se plaignait , il promit à de l'IsIe notre ambassadeur qui était à Rome, de lui donner la préséance la première fois qu'il tiendrait chapelle. Il le fit en effet le jour de la Pentecôte, malgré les plaintes de l'ambassadeur d'Espagne, qui lit hautement et en présence du Pape une protestation non-seulement déraisonnable, mais encore injurieuse au Pape même. Le Pape, content d'avoir fait justice, crut qu'il fallait le laisser parler.

Les Espagnols n'ont pas accoutumé de se rebuter ni de lâcher prise pour les refus; ils crurent en cette occasion qu'à force d'importuner et de se plaindre ils obtiendraient quelque chose ; ainsi Vargas leur ambassadeur menaça de se retirer, et puis faisant semblant de s'adoucir, il fit dire au Pape que s'il donnait à Trente quelque satisfaction à son maitre, il ferait taire les évêques espagnols qui portaient dans le concile l'autorité des évêques plus haut que Rome ne voulait. Le Pape ne négligea pas cette occasion ; mais il ne savait que faire en faveur des Espagnols, qui dans les conciles précédents n'avaient jamais fait difficulté de céder à la France ; faire agir le concile de Trente autrement que n'avaient fait les autres conciles, c'était faire tort au concile même, et le Pape n'eût pu soutenir le reproche d'avoir dépouillé un roi pupille d'un droit qui n'avait jamais été contesté à ses prédécesseurs; mais le désir qu'il avait de profiter de l'ambition des Espagnols, fit que n'osant leur adjuger la préséance, il leur accorda l'égalité. Il envoya à ses légats des ordres secrets, en vertu desquels tout le concile étant assemblé pour entendre la messe solennelle le jour de Saint-Pierre, on vit tout d'un coup passer un fauteuil, qu'on plaça entre le dernier des cardinaux et le premier des patriarches, et en même temps

 

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le comte de Luna, ambassadeur d'Espagne, s'y vint asseoir. Il n'avait point encore pris cette place ni aucune autre dans la session publique.

Le cardinal de Lorraine se plaignit de ce qu'on faisait de telles nouveautés sans l'avertir ; mais Ferrier, un de nos ambassadeurs, appela le maître des cérémonies, en lui demandant raison de ce qu'il faisait ; il apprit de lui ce qu'il avait encore à faire, qui était de préparer deux encensoirs et deux patènes, pour donner en même temps l'encens et la paix aux deux ambassadeurs ; ce que dit alors Ferrier, non point contre les légats, qui n'étaient qu'exécuteurs, mais contre le Pape, qu'il n'appela plus qu'Ange Médequin, fut si extrême, que les légats, qui craignaient de l'échauffer davantage en lui répondant, trouvèrent plus à propos de faire semblant de ne pas entendre. Toute l'église fut en rumeur, la messe fut interrompue ; et enfin nos ambassadeurs, de l'avis du cardinal de Lorraine, et par l'entremise de l'ambassadeur de Pologne, de peur de perdre tout à fait leur cause, convinrent pour cette fois qu'on ne donnerait ni encens ni paix.

Cette condescendance parut une lâcheté au conseil du roi ; mais ce n'était pas le seul mécontentement qu'on y eût du Pape. Il avait donné charge à l'inquisition de citer à Rome et de juger jusqu'à déposition le cardinal de Chatillon, avec quelques évêques de France qui avaient embrassé publiquement le calvinisme, et même l'évêque de Valence qui le favorisait, sans toutefois rompre la communion. Le roi se plaignit de cette entreprise, qui renversait les libertés de l'Eglise gallicane, selon lesquelles les évêques de France devaient être jugés premièrement dans leurs provinces, et en cas d'appel, par des commissaires du Pape pris sur les lieux. On se fâcha d'autant plus en France qu'ils fussent cités à Rome, qu'aucun sujet du roi ne le peut être; mais pendant que le roi se plaignait à Rome de cet attentat, il en apprit un plus grand.

Le Pape, qui avait fait citer les évêques, cita encore la reine de Navarre, sur peine, si elle ne comparaissait et ne renonçait à son hérésie, d'être privée de ses Etats. Cette injure ne fut pas seulement regardée en France comme faite à une reine, proche parente du roi, et alliée de France, mais encore comme faite à la royauté. Durant que ces choses se passaient, le cardinal de Lorraine avait eu permission d'aller à Rome où le Pape l'appelait pour le gagner ; nos ambassadeurs avaient reçu ordre de presser le concile, de délibérer sur les articles de la réformation qu'ils avaient proposés de la part du roi, et de protester contre le concile en cas de refus : ils le firent avec aigreur, et se retirèrent à Venise durant l'absence du cardinal, et à peu près dans le même temps que la reine de Navarre fut citée ; mais les évêques de France eurent ordre de demeurer au concile, pour y procurer, le plus qu'ils pourraient, la réformation de l'Eglise. Le cardinal de Lorraine revint adouci par la promesse du Pape, et le concile finit peu de temps après. On trouva mauvais en France que ce cardinal, archevêque

 

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d'un grand siège, eût fait les proclamations que les diacres avaient accoutumé de faire dans les conciles précédons, et encore plus qu'il n'y eût compris le roi qu'en général avec tous les rois chrétiens. Ainsi finit le concile de Trente, où la doctrine catholique fut expliquée d'une manière aussi solide et aussi exacte qu'elle eût jamais été dans aucun concile, et où il se fit de si grandes choses pour la réformation, qu'il n'y fallait guère ajouter pour la rendre parfaite.

(1564) L'affaire des évêques ne fut pas poussée plus avant, et le désordre était si grand, qu'on ne put jamais convenir de la forme du les déposer, quoiqu'ils fussent ouvertement hérétiques, et quelques-uns mariés contre les canons. Pour la citation de la reine de Navarre, elle ne fut pas seulement sursise, à la poursuite de l'ambassadeur de France, mais encore entièrement supprimée. Au retour du concile, le cardinal de Lorraine en proposa la réception au conseil du roi ; on ne faisait aucune difficulté de recevoir tout ce qui regardait la foi ; mais pour la réformation de la discipline, le chancelier s'y opposa avec tant d'ardeur, qu'il n'y eut pas moyen de lui résister. Le cardinal de Lorraine et lui s'emportèrent l'un contre l'autre dans le conseil jusqu'à des reproches personnels, qui obligèrent le roi à leur imposer silence d'autorité. Depuis ce temps-là, le cardinal demeura toujours ennemi irréconciliable du chancelier ; il ne chercha que l'occasion de lui faire ôter les sceaux ; et les choses trop fortes qu'il dit contre les papes ne furent pas oubliées.

La reine, sollicitée non-seulement par le Pape, mais encore par le roi d'Espagne, de recevoir le concile , s'excusa par plusieurs raisons de le conseiller au roi j mais principalement par la peine que cette réception ferait aux huguenots, qu'elle obligerait à reprendre les armes. En Allemagne, l'empereur Ferdinand avait promis au Pape de faire recevoir le concile ; mais il ne voulut pas hasarder la chose dans une diète, où les protestants y auraient fait naître de trop fortes oppositions. Ainsi il se contenta de réduire les princes et les villes catholiques à le recevoir en particulier, et il le reçut lui-même pour ses pays héréditaires ; mais comme il était persuadé que le concile n'avait pas pris les vrais moyens pour ramener les hérétiques, il commença une nouvelle négociation avec le Pape. Il avait toujours cru que la plupart des luthériens reviendraient, si on accordait la communion sous les deux espèces, et le mariage des prêtres. C'est pourquoi il avait fait de grandes instances pour obtenir du concile ces deux articles, et la France s'était jointe à lui pour le premier. Il est à croire que le concile y eût consenti, s'il en eût espéré le même fruit que l'empereur et la France s'en promettaient.

L'exemple du concile de Bâle où on l'avait accordée aux Bohémiens, en reconnaissant toutefois qu'elle n'était pas nécessaire, faisait voir ce que l'on pouvait accorder aux Allemands ; mais le concile soupçonna que l'esprit de contradiction qui régnait parmi les protestants

 

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les empêcherait de profiter de cette condescendance, dont au contraire ils abuser aient pour faire croire au peuple ignorant que l'Eglise romaine aurait enfin reconnu son erreur, et renoncé à son infaillibilité. C'est ce qui avait obligé le concile à remettre l'affaire au Pape, pour en user selon sa prudence, et profiter des conjonctures. L'empereur, qui crut en avoir trouvé de favorables, pressa le Pape d'accorder pour l'Allemagne la communion sous les deux espèces, aux mêmes conditions qu'on avait accordées aux Bohémiens; et le Pape, persuadé que les choses de discipline pouvaient être changées pour un plus grand bien de l'Eglise, y donna les mains. Quand l'empereur eut reçu le bref qui portait cette concession, il fit délibérer dans son conseil sur les moyens de s'en servir, et on trouva que les protestants étaient plus disposés à abuser qu'à profiter de ce remède, tellement que la chose demeura sans exécution.

Un peu après, Ferdinand tomba malade, et mourut sur la fin du mois de juillet. Maximilien II, son fils, renouvela les instances pour le mariage des prêtres; mais comme le concile n'y avait jamais voulu entendre, le Pape demeura ferme à le refuser. Pour le roi d'Espagne, il fit publier le concile par tous ses Etals, sans se mettre beaucoup en peine s'il y serait observé; il voulait seulement contenter le Pape, et obtenir quelque chose sur la prétention de la préséance avec la France. Le Pape lui fit connaitre qu'il ne pouvait rien changer aux anciens ordres ; et depuis, les ambassadeurs d'Espagne ont toujours été obligés de céder la préséance aux nôtres.

Durant ce temps, la reine avait fait résoudre au conseil qu'on mè-ncrait le roi par toutes les provinces du royaume pour le faire voir au peuple, et étouffer les principes des guerres civiles, qui ne paraissaient que trop grands par tout le royaume. Les huguenots n'étaient pas bien apaisés, et comme les catholiques les harcelaient de tous côtés, ils paraissaient disposés à reprendre les armes : d'autre côté, plusieurs catholiques trop ardents faisaient des ligues entre eux, et prenaient plaisir d'exagérer le grand zèle du roi d'Espagne pour défendre la pureté de la foi. Dans ces divers mouvements, rien ne paraissait plus nécessaire que de faire sentir au peuple l'autorité présente, et d'ailleurs la minorité et les longues guerres civiles avaient causé beaucoup de désordres qu'il était bon de connaître pour y remédier. A cela se joignit encore le dessein qu'avait la reine de voir la reine d'Espagne sa fille, et peut-être sous ce prétexte, de négocier quelque chose avec les Espagnols; ainsi le voyage fut résolu. Avant que de partir, la reine fit démolir le palais des Tournelles, en apparence pour ruiner une maison funeste au roi son mari; mais en effet parce que ses astrologues lui avaient prédit qu'il devait lui arriver à elle-même quelque sinistre accident dans ce palais. C'était l'erreur du siècle, et la reine fondait souvent sa politique sur de vains présages.

Le voyage commença par la Champagne et la Bourgogne. Le roi apprit

 

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à Troyes, le 11 d'avril, la conclusion du traité qui se négociait depuis quelques mois avec la reine Elisabeth, par lequel les deux couronnes demeuraient en paix, sans préjudice de leurs droits respectifs, et l'on n'y fit aucune mention de la restitution de Calais. En passant à Lyon, vers la fin du mois de juillet, le roi ordonna qu'on y bâtit un château pour contenir cette ville, qui avait donné tant de peine dans la dernière guerre : la peste chassa la Cour de Lyon. Elle vint à Roussillon, petite ville appartenant à la maison de Tournon, où le roi reçut des plaintes de tous les côtés du royaume, tant de la part des catholiques que de celle des protestants; pour les régler, il fit un édit, de l'avis du chancelier, appelé l'édit de Roussillon, où, en interprétation de l'édit de pacification, il fut dit que les prêches accordés à la noblesse ne seraient que pour chaque seigneur, pour sa maison et pour ses vassaux ; que les huguenots ne pourraient s'assembler sous prétexte de tenir des synodes, ni faire aucune levée d'argent sur eux-mêmes, pour quelque raison que ce fût; les moines et les prêtres apostats étaient obligés de quitter leurs femmes, et les religieuses mariées, de se séparer de leurs maris, à peine des galères pour les uns, et de prison perpétuelle pour les autres. Il y eut d'autres règlements faits environ dans le même temps, qui n'étaient pas moins fâcheux aux huguenots : il leur était défendu de tenir des écoles, et on envoya des ordres par tout le royaume pour détruire les forteresses qu'ils avaient bâties dans les lieux où ils s'étaient rendus les maîtres. On fit une citadelle à Orléans pour tenir cette ville en bride. Par ces moyens, le chancelier, qui empêchait qu'on ne les attaquât ouvertement, les affaiblissait peu à peu, afin qu'ils ne pussent rien remuer.

Le prince de Condé et l'amiral étaient cependant retirés dans leurs maisons, où ils voyaient avec déplaisir ce qui se faisait contre leur parti. Il fut jugé à propos que le prince écrivit à la reine pour se plaindre des infractions qui se faisaient à l'édit, et de la mort, disait-il, de plus de cent personnes que les catholiques séditieux avaient tuées en divers endroits du royaume, sans que l'on eût pu en avoir justice. Le roi lui répondit honnêtement, dans la crainte que les protestants ne prissent occasion de son absence pour entreprendre quelque chose dans les provinces d'où il était éloigné ; mais afin de lui faire sentir qu'il avait affaire à son maître, il ajoutait-il qu'il ne croyait pas que le prince voulût régler ses volontés. Toutefois pour faire cesser autant qu'on pouvait les plaintes des huguenots, le roi publia un nouvel édit, où il déclarait qu'il voulait entretenir la paix, et défendait sous de grandes peines de la troubler; mais quoi que pussent dire les protestants, l'autorité du connétable empêcha qu'on ne leur fit aucune raison des mauvais traitements qu'ils recevaient du maréchal Damville, en Languedoc. Ils n'étaient pas mieux traités en Guyenne, où le comte de Candale avait assemblé dans sa maison de Cadillac les plus grands seigneurs du pays, entre autres Montluc, avec lesquels il s'était ligué

 

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contre les protestants; le maréchal de Bourdillon fut envoyé en ce pays pour empêcher la guerre de s'y rallumer. En effet, il calma d'abord un peu les choses; mais dans la suite les protestants ne se plaignirent pas moins de lui crue du comte de Candide. Le roi cependant continuait son voyage, et les neiges l'arrêtèrent quelques jours à Carcassonne : il y apprit la querelle qui s'était émue à Paris entre le cardinal de Lorraine et le maréchal de Montmorency.

Dès le temps que ce cardinal était revenu du concile (1565), il avait représenté au roi que la religion lui avait attiré une infinité d'ennemis; il demanda sous ce prétexte qu'il lui fût permis d'avoir des gardes. Le gouvernement était si faible, qu'on lui accorda une permission si contraire à l'autorité du roi, et aux derniers édits, qui défendaient si sévèrement à tous les particuliers de marcher armés. Durant le voyage de la Cour il était allé en son archevêché, et ensuite à Joinville visiter la duchesse sa mère; de là il revenait à Paris avec un grand équipage et suivi de ses gardes. Le maréchal de Montmorency ne le voyait pas volontiers en cet état, surtout dans son gouvernement, croyant que le cardinal voulait le braver d'y entrer armé, sans lui montrer le pouvoir qu'il en avait. Il alla au parlement, où il se plaignit qu'au préjudice des édits du roi qui défendaient d'aller en armes, quelques personnes s'attroupaient autour de Paris, et se faisaient accompagner de gens de guerre. Il exhortait le parlement à faire ce qui dépendait de son ministère, et pour lui il déclara qu'il ferait sa charge. Il savait bien que c'était suffisamment avertir le cardinal, qui avait tant de créatures dans le parlement, et il espérait qu'il lui enverrait ses pouvoirs; mais le cardinal crut que ce serait rabaisser la maison de Lorraine devant la maison de Montmorency, et s'obstina à n'en rien faire. Cependant, pour ne pas abuser des grâces du roi durant son absence en entrant trop accompagné dans Paris, il donna une partie de ses troupes au duc d'Aumale son frère, et continua son chemin avec le reste : il rencontra le prévôt des maréchaux, qui lui ordonna de s'arrêter, et il se moqua de ses ordres; mais étant déjà auprès des Saints-Innocents, il ne put résister au maréchal, qui le chargea, etmit ses gens en déroute, en sorte que le cardinal fut contraint de s'enfuir avec son neveu dans une hôtellerie d'où il n'osa sortir qu'à la nuit.

Il y eut depuis de grandes négociations où le maréchal se soutint avec beaucoup de fierté, que les médiateurs dissimulaient le plus qu'ils pouvaient au cardinal de Lorraine. Il fallut enfin qu'il consentît qu'on portât, mais non de sa part, une copie de sa permission au maréchal, et il obtint par ce moyen de pouvoir sortir de Paris avec ses gardes; mais le duc d'Aumale demeurant armé aux environs de cette ville, le maréchal fit venir l'amiral, qui ayant pris sa séance dans le parlement, lui offrit son secours, comme s'il eût été un souverain. Les ordres de la Cour vinrent, et les choses furent apaisées, sans que le roi blâmât ni l'un ni l'autre.

 

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En même temps un nuire démêlé d'une nature bien différente partagea tous les esprits. Ce fut celui de l'université et des jésuites, que le recteur de l'université voulut empêcher d'ouvrir leur collège dans Paris. L'affaire se plaida au parlement; on reprit dès l'origine l'institution de cette société, la blessure de saint Ignace de Loyola, gentilhomme navarrais, au siège de Pampelune sous François l, sa conversion, ses études commencées à l'Age de trente ans dans l'université de Paris, son dessein de former une compagnie pour l'instruction des peuples et la propagation de la foi, dans le temps que Luther commença son schisme, les grands fruits que firent ses premiers compagnons au dedans et au dehors de la chrétienté, et principalement saint François Xavier, apôtre des Indes. Cette compagnie fut reçue en France, comme ont accoutumé les établissements extraordinaires, avec beaucoup de zèle d'un côté, et beaucoup de contradiction de l'autre. Guillaume Duprat, évêque de Clermont, fils du chancelier, leur donna le collège de Clermont, et l'université s'y étant opposée, le parlement prit l'avis de l'évêque de Paris et celui de la faculté de théologie; ils ne furent pas favorables, et l'affaire parut rompue; mais les jésuites la reprirent du temps de François II, où la maison de Lorraine, qui les protégeait, était toute-puissante.

On ne put pourtant obtenir que le parlement les reçût; mais pour ne les pas condamner, il prit le parti de les renvoyer au concile général, qu'on parlait de recommencer, ou à l'assemblée de l'Eglise gallicane. Ils se servirent de l'occasion du colloque de Poissy, où tous les prélats étaient assemblés pour se faire approuver : là, pour satisfaire à l'objection tirée de leurs privilèges, ils y renoncèrent, et, non contents de déclarer qu'ils se soumettaient aux évêques et à tous les ordres du royaume, ils promirent de n'avoir jamais recours à Rome pour se faire relever de leurs promesses, et pour obtenir de nouvelles exemptions. Le cardinal de Tournon, touché de la doctrine et du zèle avec lequel ils combattaient les hérétiques, appuya leurs intérêts dans l'assemblée, où ils furent reçus aux conditions qu'ils proposèrent; mais les oppositions et le crédit tant de l'évêque de Paris que de l'université ayant retardé l'ouverture de leur collège, l'affaire traina longtemps, et fut enfin plaidée durant le voyage avec une chaleur extraordinaire, par les deux plus fameux avocats du parlement, qui étaient Etienne Pasquier pour l'université, et Jean Versoris pour les jésuites. Les conclusions du procureur général leur furent contraires; mais le parlement, pour éviter de donner un arrêt absolument définitif, appointa l'affaire, et cependant permit aux jésuites de faire leurs leçons, qui était ce qu'ils demandaient. Rien ne leur servit tant que la haine que les hérétiques témoignaient pour eux; ils appelèrent à leur collège tant d'habiles gens, et servirent si utilement le public, qu'on ne se repentit pas de la grâce qu'on leur avait faite : la Cour, qui était encore à Carcassonne, fut bien aise que le parlement leur eût donné satisfaction.

 

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Le roi alla de là à Toulouse, où les Etats étaient mandés. Là les frères du roi changèrent de nom : Alexandre, duc d'Anjou, fut appelé Henri; Hercule, duc d'Alençon, qu'on avait laissé à Vincennes durant le voyage, fut nommé Français. On voulut leur faire quitter ces noms profanes, et leur en donner d'autres auxquels les oreilles françaises fussent plus accoutumées. Les protestants renouvelèrent leurs plaintes contre Montluc leur ennemi capital, qui dissipa tout par sa présence, et conduisit la Cour à Bordeaux, où elle fut plus magnifiquement reçue qu'en aucune autre ville. La présence du roi n'obligea pas le parlement à vérifier une déclaration favorable aux huguenots : apparemment aussi qu'on ne se soucia pas beaucoup de les appuyer ; mais pour ne les pas fâcher tout à fait, on renvoya la déclaration, contre la coutume, au gouverneur de la province, qui était le prince de Navarre, dont l'autorité n'était guère considérable durant son bas âge.

Le roi apprit à Bordeaux que la reine d'Espagne sa sœur, qu'il avait fait inviter à venir sur la frontière, s'avançait vers Bayonne. Il partit en même temps pour s'y rendre, et sur le chemin il intercepta des lettres du duc d'Aumale au marquis d'Elbeuf son frère, où il paraissait que beaucoup de grands seigneurs, à la tête desquels était le duc de Montpensier, s'étaient ligués contre les Montmorency et les Coligny. Le roi parla dans son conseil avec beaucoup de menaces et d'autorité contre des cabales si préjudiciables à son service, et fit jurer à tous les seigneurs qu'ils n'y entreraient jamais, ce qui fut interprété à foi-blesse, aussi bien que la précaution qu'on prit de leur faire signer leur déclaration, comme si l'autorité royale et le serment de fidélité qu'ils avaient prèle n'étaient pas un lien assez ferme pour les attacher à leur devoir.

Quand le roi fut arrivé à Bayonne, il fit partir le duc d'Anjou pour aller au-devant de la reine d'Espagne, qu'il rencontra au delà de Saint-Sébastien, et qu'il accompagna dans cette place, où le duc d'Albe la joignit avec un équipage magnifique. On fit de grandes réflexions sur ce qu'un si grand ministre et un si grand capitaine, le plus renommé qu'eût alors l'Espagne, avait été envoyé à une entrevue qui ne semblait être que d'amitié et de plaisir; et le prétexte d'apporter la Toison d'or au roi ne parut pas assez puissant pour y attirer un homme de cette importance. La reine d'Espagne arriva vers le milieu du mois de juin sur les bords de la rivière ; la reine sa mère l'avait passée en bateau, dans l'impatience qu'elle avait d'embrasser sa fille. Pour le roi son frère, elle le vit qui l'attendait en deçà, et il lui donna la main quand elle descendit à terre. Elle entra dans Bayonne, environnée de Henri, duc d'Anjou son frère, et du cardinal de Bourbon. Tout le temps de l'entrevue se passa en tournais, en festins et en danses : il n'y avait rien de plus magnifique que la cour de France ; la reine avait témoigné qu'on ferait plaisir au roi et à elle de paraître avec éclat. Elle fut blâmée d'avoir par ce moyen achevé de ruiner par des dépenses

 

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superflues la noblesse déjà épuisée par celles de la guerre. Elle disait au contraire qu'il fallait soutenir la réputation du royaume, du moins par les apparences, puisque le fonds manquait.

Le bruit de cette entrevue se répandit bientôt par toute l'Europe, et personne ne voulut croire qu'elle n'eût qu'un pur divertissement pour objet; au contraire plus on y voyait de jeux et de plaisirs, plus on crut qu'ils cachaient quelque chose de sérieux. Les longues conférences que la reine Catherine avait en particulier avec le duc d'Albe, dans l'appartement de la reine sa fille, où elle allait toutes les nuits après que tout le monde s'était retiré, firent juger qu'il se traitait quelque affaire très-importante. Les huguenots ne se trouvèrent point à l'entrevue, prenant pour prétexte que les Espagnols ne pourraient seulement souffrir leur vue. Mais leurs amis les avertissaient de ce qui se passait, et ils ne doutèrent point qu'on ne conjurât leur ruine : outre qu'ils étaient déjà dans la défiance, ils savaient que le roi d'Espagne ne les craignait pas moins que le roi de France.

Les troubles des Pays-Bas, dont leur religion était la cause principale, s'augmentaient de jour en jour. La haine que tous les ordres témoignaient pour le cardinal de Granvelle avait obligé Philippe à le retirer de ces provinces, et sur ce que les factieux faisaient courir le bruit qu'il allait revenir bientôt, il avait été fait vice-roi de Naples. Les peuples ne s'apaisaient pas pour cela, et les rigueurs de l'inquisition avaient tellement porté les esprits à la révolte, qu'il était aisé de juger qu'on n'en viendrait à bout que par la force. Les catholiques n'en avaient pas moins d'aversion que les huguenots; ils craignaient que sous le prétexte de la religion, les Espagnols n'en voulussent à la liberté du pays. Le comte d'Egmont, un des principaux seigneurs catholiques, était à la cour d'Espagne, pour demander, entre autres choses, au nom des états, que l'inquisition fut supprimée. Les huguenots de France qui se servaient  de ceux des Pays-Bas pour fomenter les troubles, voyaient bien l'intérêt qu'avaient les deux rois de s'unir contre un parti qui leur était également odieux : et si cette raison les avait portes à finir une grande guerre par la paix de Cateau-Cambrésis, il y avait bien plus d'apparence qu'ils s'uniraient dans un temps où ils n'avaient rien qui les animât l'un contre l'autre.

Au sortir de la conférence, le roi vint à Tarbes, où il donna audience à un envoyé du Grand-Seigneur. On ne voulut point le recevoir durant l'entrevue, pour ne point trop donner à discourir aux Espagnols, surtout dans un temps où les Turcs faisaient de si grands efforts contre la chrétienté. Il y avait plus d'un mois que Soliman tenait Malte assiégée avec toutes les forces de son empire : le grand-maître de La Valette la défendait avec autant de valeur que Pierre d'Aubusson en avait autrefois montré à Rhodes. Il vint à Tarbes un courrier du duc de Lorraine, pour apprendre les volontés du roi sur la guerre qu'on appelait cardinale. Le cardinal de Lorraine, évêque de Metz, avait assiégé

 

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dans Vie Salcède sa créature, qui l'avait empêché de publier dans Metz des lettres de sauvegarde qu'il avait obtenues de l'empereur, parce qu'il prétendait que c'était offenser le roi, d'avoir recours à l'autorité impériale. Le duc d'Aumale vint au secours de son frère avec des troupes; mais le duc de Lorraine ne voulut pas y joindre les siennes, jusqu'à, ce qu'il sût si le roi le trouverait bon. Là Cour n'approuva pas la conduite du cardinal; mais cependant Vie fut pris, et Salcède perdit tous ses biens.

En retournant vers Paris, le roi rétablit à Nérac l'exercice de la religion catholique, que la reine de Navarre en avait ôté, et reçut à Angoulême une célèbre députation des huguenots, qui se plaignaient des contraventions qu'on faisait de tous côtés aux édits. Le cardinal de Lorraine était toujours le prétexte de leurs plaintes; mais il n'était pas malaisé d'entendre à qui ils en voulaient, car ils menacèrent la Cour presque ouvertement, et eurent l'audace de dire que si on les mettait au désespoir, on les contrai n droit de se porter à d'étranges extrémités.

Environ ce temps on reçut avis de la levée du siège de Malte ; le secours que le roi d'Espagne y envoya de Sicile, vint si lard, qu'il fut inutile, et la délivrance de l'île ne fut due qu'à la seule valeur des chevaliers. Soliman, pour se venger de l'affront que ses armes avaient reçu, descendit en personne dans la Hongrie, malgré son grand âge, et y mourut d'apoplexie pendant le siège de Sigest. On cacha sa mort aux soldats, jusqu'à ce que la ville eût été prise, et qu'on eût nouvelle que son fils Selim avait été couronné à Constantinople.

Le roi continuait son voyage, et recevait partout des plaintes des huguenots, qu'on payait de belles paroles : quand le roi fut arrivé à Blois où il devait hiverner, il donna congé aux grands qui l'avaient suivi avec ordre de se rendre au commencement de l'année suivante à Moulins, où il avait indiqué une assemblée solennelle, pour remédier aux abus qu'il avait remarqués pendant son voyage. Il passa l'hiver à Blois, où il apprit au mois de décembre la mort du pape Pie IV.

Pie V, Jacobin, fut bientôt élu en sa place (1566), homme de basse naissance, mais de grand mérite, qui gouverna les affaires de l'Eglise d'une manière bien différente de ses derniers prédécesseurs, et en qui on crut voir revivre la piété des anciens Papes : aussi avait-il été élevé au pontificat par les soins du cardinal Charles Borromèe, neveu du Pape défunt, qui, après avoir donné un si saint Pape à l'Eglise, s'en alla travailler à son archevêché de Milan, où il fit voir par le zèle qu'il eut pour la discipline, et par les soins qu'il prit de son troupeau, que les derniers siècles avaient des évêques comparables à ceux des premiers temps.

Dans ce même temps ceux qui avaient ordre de se trouver à Moulins s'y rendaient de toutes parts. Tous les grands du royaume, et les présidents les plus habiles de tous les parlements y étaient mandés; le roi y parla à son ordinaire avec beaucoup de grâce et de gravité. Le chan-

 

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chancelier fit de grandes plaintes de la mauvaise administration de la justice, qu'il attribua à la multiplicité des lois mal digérées et contraires entre elles, à la vénalité des offices, et au nombre prodigieux des officiers, qui étaient à charge à l'Etat en toutes façons. Pour remédier aux abus dont le mal était le plus apparent, on fit une ordonnance qui contenait quatre-vingt-six articles, qui, après quelques objections, passèrent d'un commun consentement. Mais cette réformation n'était que le prétexte de l'assemblée; le véritable sujet était le dessein de réconcilier les chefs des partis, dont on craignait que les divisions ne rejetassent le royaume dans les guerres civiles.

Sippière, gouverneur du roi, lui avait dit en mourant que la querelle des princes lorrains, des Montmorency et des Chatillon, deviendrait la querelle de tout l'Etat, si on ne se hâtait d'y remédier. Pour profiter de ce conseil, le roi fit venir d'un côté le cardinal de Lorraine et la veuve du feu duc de Guise, et de l'autre l'amiral avec ses frères, à. qui il fit faire serment qu'il n'avait point eu de part à l'assassinat de ce prince ; sur cela le roi leur commanda d'oublier tout le passé, et fit embrasser le cardinal et l'amiral. Le jeune duc de Guise était présent, tout fier de la gloire qu'il avait acquise en Hongrie, où il venait de montrer beaucoup de valeur, et du crédit qu'il commençait à avoir en France parmi la noblesse et parmi les peuples. Comme il avait à peine seize ans, on le traita comme un enfant, quoiqu'il fût bien plus avancé qu'on n'a coutume de l'être à son âge, et on ne songea pas seulement à lui demander sa parole. Ainsi il fut simple spectateur de l'accommodement, et se contenta d'y assister avec un air qui fit connaitre qu'il ne se tenait pas obligé.

Les princes de sa maison ne furent pas fâchés de se réserver un moyen de reprendre une poursuite dont ils ne se désistaient qu'en apparence. Il fut plus aisé d'accommoder le cardinal de Lorraine avec le maréchal de Montmorency, dont l'humeur sincère et généreuse ne laissait craindre aucun déguisement. La duchesse de Guise crut avoir satisfait à ses devoirs par cet accommodement, et épousa le duc de Nemours, quoiqu'il eût déjà promis mariage à une fille de la maison de Rohan. Mais comme elle était huguenote, elle ne fut point favorisée à la cour de France, et encore moins à la cour de Rome, où elle fit des poursuites. Ainsi le prince le plus accompli qui fût alors dans le royaume, posséda la princesse la plus spirituelle de son temps.

Après l'assemblée de Moulins, il se répandit un bruit que la reine avait eu dessein d'y attirer les chefs huguenots pour s'en défaire, et que ce qui l'avait empêché d'éclater, c'est qu'ils n'y étaient pas en assez grand nombre. Ce bruit eut pour fondement une parole du duc d'Albe, qui dit qu'il ne s'était rien exécuté à Moulins, parce que dans de telles entreprises il fallait prendre les gros saumons et non les grenouilles. Il est pourtant véritable que le prince de Condé et les Châtillon se trouvèrent à l'assemblée sans qu'il parût rien contre eux; de

 

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sorte qu'il est vraisemblable que les huguenots inventèrent eux-mêmes ce discours pour disposer le parti à prendre les armes, ou que le duc d'Albe le dit exprès pour leur donner de la défiance. En effet, il est certain que les Espagnols n'oublièrent rien pour leur en inspirer; ils ne voulaient pas que la France fût en paix pendant que leurs affaires se brouillaient dans les Pays-Bas : Philippe n'avait rien voulu rabattre de la sévérité des édits, ni des rigueurs de l'inquisition.

Comme on n'espérait plus de remède par les remontrances, on songea à s'en garantir par la force. Neuf gentilshommes signèrent une ligue contre l'inquisition, qu'on faisait servir, disaient-ils, à envahir les biens des bons citoyens, sous prétexte de religion, et jurèrent de demeurer unis pour le service de Dieu et du roi, et pour la liberté du pays. Plusieurs autres se joignirent à eux ouvertement; mais les plus dangereux étaient ceux qui se tenaient cachés, du nombre desquels était le prince d'Orange, mécontent depuis longtemps, et ne méditant que des desseins de rébellion.

On vint dire à Marguerite, duchesse de Parme, qui, depuis le temps que Philippe s'était retiré en Espagne, était demeurée gouvernante des Pays-Bas, que quatre cents gentilshommes venaient à Bruxelles pour lui présenter une requête. On trouva bon dans le conseil qu'elle leur donnai audience, pourvu qu'ils vinssent sans armes et avec respect : ils parurent aussitôt, ayant à leur tête Henri de Brederode, gentilhomme hollandais de la plus illustre maison de ce pays. La gouvernante répondit, sur le sujet de l'inquisition, qu'elle avait été établie par l'empereur Charles V son père, et qu'elle s'étonnait qu'on osât trouver à redire aux ordonnances d'un si grand prince. Elle ajouta toutefois, pour gagner du temps, et pour ne les point porter à l'extrémité, qu'elle en écrirait au roi, dont il fallait attendre les ordres. Un peu après, les conjurés, dans un festin que leur fit Brederode, se mirent à discourir du nom qu'ils donneraient à leur figue. Comme plusieurs proposaient des titres ambitieux, un de la compagnie s'avisa qu'à la première fois qu'ils s'étaient présentés à la gouvernante, les seigneurs qui l'accompagnaient avaient dit par mépris que ce n'étaient que des gueux. Ce mot de gueux réjouit toute la compagnie, et tous s'écrièrent en buvant à la mode du pays, Vivent les gueux ! Ce cri se répandit dans toute la ville ; un peu après on les vit paraître avec des écuelles de bois et une besace; ils y joignirent des bourdons de pèlerins, voulant faire entendre à la gouvernante qu'ils étaient prêts à abandonner le pays, si elle ne leur faisait justice.

Après s'être plaints souvent de ses longs délais, ils allèrent à Anvers, où Brederode fit accroire au peuple que les chevaliers de la Toison d'Or s'étaient ligués avec eux. Quoique cela ne fût pas véritable, il n'en fallut pas davantage pour émouvoir une populace déjà disposée à la révolte. On reçut dans la ville toutes sortes d'hérétiques, anabaptistes, luthériens, calvinistes ; tous prêchaient et faisaient la cène

 

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à leur mode : mais les derniers étaient les plus forts, et il s'y mêla des émissaires du prince de Condé et des Chatillon pour les animer. Ainsi ils se mirent tout à coup à renverser les images, à piller les églises et à brûler les reliques ; cet exemple fut suivi en plusieurs villes, et la rébellion se répandait dans tout le pays. Le prince d'Orange, que la gouvernante avait envoyé à Anvers pour y commander, sur la promesse qu'il fit d'apaiser le peuple qui le demandait, mit fin au pillage, et retint un peu les peuples dans le devoir ; mais la gouvernante fat obligée de permettre le prêche en divers endroits.

On reçut réponse du roi, qui approuva la résolution qu'elle avait prise d'adoucir les rigueurs de l'inquisition. Cette condescendance, résolue trop tard, anima plutôt les rebelles qu'elle ne les apaisa, et il fallut en venir à la force contre Valenciennes. Cette ville, déclarée rebelle au conseil de la gouvernante, fut bloquée sur la fin du mois de décembre. Des troupes détachées de devant la place mirent Lille et Douay à la raison : Valenciennes n'était guère plus eu état de résister ; mais au commencement de janvier il vint à la gouvernante des lettres d'Espagne, où le roi témoignait que, puisqu'elle s'était engagée à faire ce siège, elle pouvait le continuer, doucement toutefois et avec lenteur, parce qu'il était de sa clémence de ménager le sang de ses sujets : qu'ainsi on tâchât plutôt de réduire Valenciennes par la crainte, que de la forcer ouvertement, et qu'on ne vint à l'attaque qu'à l'extrémité. La gouvernante fut souvent embarrassée par ces contretemps du conseil d'Espagne ; mais elle rectifiait tout par sa prudence. Après qu'elle eut donné, suivant ces ordres, quelques délais aux rebelles, qui profitèrent de sa patience pour s'affermir, elle fit battre la place ; ils capitulèrent dès le premier jour, et se rendirent enfin à discrétion : leurs privilèges leur furent ôtés, et trente-six des plus coupables, condamnés à mort, s'en sauvèrent par la fuite. Ceux de Maëstricht, étonnés de ce bon succès, ouvrirent leurs portes; Bois-le-Duc suivit cet exemple, et Anvers même fut obligé de s'abandonner à la discrétion de la gouvernante.

Le prince d'Orange désespère avait quitté le pays depuis quelques jours, et attendait en Allemagne une conjoncture pins favorable à ses desseins ambitieux ; ainsi tout obéit à la gouvernante. Elle réserva au roi le châtiment et le pardon, contente d'obliger les villes rebelles à recevoir garnison, et à payer l'argent qu'elle exigea pour la subsistance des troupes. Cela fait, elle pressa le roi comme elle avait toujours fait, mais plus vivement que jamais, de venir donner le repos à ses provinces, au moins de lui envoyer un plein pouvoir de mettre fin aux affaires, ou en châtiant ou en pardonnant. Sur cette proposition les avis furent différents au conseil d'Espagne (1567); celui du duc d'Albe, plus conforme à l'humeur du roi et à la politique d'Espagne, l'emporta. Il soutenait que le repos procuré par la gouvernante n'était qu'un amusement; que la rébellion, comme un feu couvert sous

 

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la cendre, se rallumerait bientôt plus violent que jamais, et qu'elle ne serait jamais, éteinte que par la rigueur et par le sang des rebelles. Les principaux du conseil, et entre autres le confesseur du roi, représentèrent en vain que les rigueurs ne feraient qu'aigrir et pousser à l'extrémité un peuple qui s'était remis à son devoir. Philippe avait pris sa résolution, il déclara qu'il voulait aller lui-même aux Pays-Bas, et faire marcher devant lui le duc d'Albe avec une puissante armée. En effet, il fit amasser des troupes de toutes parts, et le duc se prépara à partir; mais le roi, qui ne voulait qu'amuser les peuples, ne songeait guère à le suivre.

Ce grand armement du duc d'Albe fit trembler les huguenots de France, qui étaient déjà en inquiétude. Il passait pour constant que les deux rois étaient convenus à Bayonne de s'unir contre eux ; ils crurent voir l'effet de cette union dans les grands apprêts que faisait le roi d'Espagne pour les Pays-Bas, et ils songeaient à se procurer du secours de tous côtés. La reine d'Angleterre, autrefois leur protectrice, était irritée contre eux depuis le siège du Havre ; mais ils crurent que son intérêt l'emporterait sur son ressentiment : ils ne se trompèrent pas dans leur pensée ; elle résolut de les assister, mais elle ne s'ouvrit point d'abord : elle envoya seulement dès ambassadeurs pour redemander Calais, en vertu du traité fait avec Henri II. On traita leur demande d'insolence, et on s'étonnait que les Anglais, après avoir fait la guerre au roi en faveur des rebelles, osassent parler d'un traité qui les obligeait à vivre en paix avec la France. Elisabeth s'étant attendue à cette réponse, et ne voulant point encore se déclarer, se contenta d'appeler auprès d'elle le cardinal de Châtillon pour tenir la cour de France en jalousie, et entretenir les huguenots dans l'espérance de sa protection.

Au milieu de ces affaires il était venu un ambassadeur de la part de Marie Stuart, reine d'Ecosse. Cette malheureuse princesse avait eu de continuelles traverses depuis qu'elle était dans son royaume; sa conduite avait augmenté la haine que ses sujets, pour la plupart hérétiques, avaient déjà pour la religion : comme elle était accoutumée à la magnificence de la cour de France, elle faisait des dépenses que la pauvreté de son royaume ne pouvait souffrir. Pour diminuer le crédit de Jacques, comte de Murray, son frère bâtard, chef des calvinistes, elle épousa Henri Stuart son parent, qu'elle fit couronner roi ; mais elle le méprisa bientôt après, et éleva si haut un musicien, que non-seulement les grands du royaume, mais le roi lui-même en devint jaloux; il lui fit tuer à ses yeux son musicien, qui était devenu son secrétaire et son principal ministre. Elle fit semblant dé lui pardonner; mais quelque temps après ce jeune roi fut étranglé dans son lit, et la chambre où il couchait sauta en même temps par une mine. Le comte de Botwel fut l'auteur de cet attentat, et incontinent après il osa demander la reine en mariage; elle se laissa forcer à l'épouser, après

 

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qu'il eut été justifié presque sans procédures. On connut assez que la reine ne haïssait pas ce meurtrier ; la haine de ses sujets s'accrut sans mesure, et on se moqua en France de l'ambassade qu'elle envoya pour justifier sa conduite.

Le duc d'Albe partit d'Espagne, et fit passer ses troupes dans les Pays-Bas par la Suisse, par la Franche-Comté et par la Lorraine. Ce ne fut pas sans donner beaucoup de jalousie à Genève et aux autres pays qu'il côtoyait ; mais il passait si vite qu'il dissipa bientôt leur crainte : celle des huguenots de France était extrême, quand ils virent approcher dix mille hommes des meilleures troupes d'Espagne sous un général si renommé. Le prince de Condé représenta à la reine qu'elle devait armer de son côte, et ne pas laisser le royaume dépourvu; son dessein était d'obtenir le commandement des armées, et de se faire déclarer lieutenant-général, comme la reine le lui avait autrefois promis. Elle fit semblant de profiter de ses avis, et en même temps on donna ordre de faire des levées par tout le royaume, et d'amener six mille Suisses. Le prince poursuivait sa pointe, et pour parvenir à la charge qu'il demandait, il obtint le consentement du connétable qui le lui accorda, sait qu'il crût que la reine s'opposerait assez aux desseins du prince, sait qu'il cédât aux importunités de son fils le maréchal de Montmorency, et de ses neveux de Chatillon, qui commençaient à regagner ses bonnes grâces.

La reine, étonnée qu'un homme si jaloux de son autorité eût donné les mains à une proposition si désavantageuse à sa charge, ne trouva rien à opposer au prince que le duc d'Anjou, second fils de France. Quelque jeune qu'il fût, il montrait beaucoup de courage, et plus doux que le roi son frère, il gagnait déjà tous les cœurs. La reine sa mère le piqua d'honneur, en lui disant qu'il était temps qu'il commençât à acquérir de la gloire par les armes, et que le prince de Condé, qui demandait le commandement des armées, lui allait ôter tous les moyens de signaler son courage : il n'en fallut pas davantage pour réveiller le. jeune duc. Il devait un soir à un festin tirer à part le prince de Condé, lui parler avec vivacité, laisser échapper tout haut des paroles de menace et de hauteur; le prince fit paraitre une contenance pleine de respect et de soumission ; il s'agissait de la charge que lé duc lui déclarait qu'il voulait avoir, et qu'il saurait bien se venger du prince s'il avait l'audace de la prétendre. La fierté du prince de Condé souffrit beaucoup dans cet entretien ; il sentit bientôt d'où lui venait le coup, et après avoir promis au duc tout ce qu'il voulut, il sortit plein de fureur contre la reine ; il ne demeura à la Cour qu'autant qu'il fallait pour cacher son indignation; après il alla à Noyers, et l'amiral se retira chez lui, après avoir rempli toute la Cour des plaintes qu'il faisait des injustices que les huguenots avaient à souffrir. Cependant le duc d'Albe arriva dans les Pays-Bas, il présenta ses

 

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lettres à la gouvernante sur la fin d'août ; elle vit bien qu'il n'y avait plus rien à faire pour elle dans ces provinces, et que le duc y allait avoir toute l'autorité; elle écrivit pourtant au roi son frère sans se plaindre, et se contenta de lui marquer doucement, comme elle avait toujours fait, qu'elle craignait que l'appréhension d'un si grand armement ne poussât les peuples au désespoir.

Le prince et l'amiral crurent qu'ils allaient voir éclater quelque chose de funeste contre leur parti ; les avis qu'ils recevaient de la Cour les confirmaient dans cette pensée ; ils assemblèrent leurs amis, et après qu'on eut proposé divers conseils, d'Andelot, bien concerté avec le prince et l'amiral, dit qu'ils avaient toujours perdu toutes leurs affaires pour n'avoir jamais été à la source du mal ; que dans la dernière guerre, si au lieu de s'emparer d'Orléans, ils s'étaient saisis de la personne du roi, ils seraient demeurés les maîtres, et ne se verraient pas à la veille d'être opprimés ; qu'ainsi il ne fallait plus retomber dans la même faute, à moins que de vouloir périr sans ressource : tout le monde fut de son avis. La Cour étant à Monceaux peu accompagnée , il leur était aisé d'assembler promptement quinze cents chevaux, avec lesquels ils espéraient de surprendre le roi. On se moqua des scrupules de La Noue, qui remontrait que c'était décréditer leur religion que de la défendre par de telles voies.

Le rendez-vous fut donné pour le 28 de septembre à Rosoy en Brie, assez près de Monceaux ; et tous leurs gens s'y rendirent en grand secret par divers chemins. La reine n'eut aucun avis de cette entreprise; elle se défiait à la vérité des huguenots, et principalement de l'amiral, dont elle connaissait les desseins profonds et artificieux ; ainsi elle le faisait observer, et un peu avant le jour du rendez-vous, comme elle avait eu le vent qu'il se tramait quelque chose, elle lui avait envoyé un homme de confiance à Châtillon-sur-Loin, où il était ; il le trouva grimpé sur un arbre qu'il ébranchait, la serpe à la main, avec une vieille casaque dont il était revêtu. Il ne put croire qu'un homme qui paraissait si tranquille et si occupé des innocents travaux de la vie champêtre, méditât rien d'important ni de dangereux ; et le rapport qu'il fit à la reine lui mit l'esprit absolument en repos.

Cette princesse fut sans crainte jusqu'au vingt-huitième de septembre, qu'on lui vint dire de tous côtés et en grande hâte, qu'une grosse troupe de cavaliers armés s'avançaient par le chemin de Rosoy. Elle ne douta point que ce ne fussent les huguenots ; et la première chose qu'elle fit fut d'aller promptement à Meaux, où la Cour serait plus à couvert de l'insulte. Là, comme il vint des avis certains que le prince et l'amiral commandaient ces troupes, et qu'ils marchaient en bon ordre vers le lieu où était le roi, on envoya pour les amuser le maréchal de Montmorency, leur ami particulier, pendant qu'on délibérait de ce qu'il y avait à faire. Par bonheur les six mille Suisses nouvellement levés retournaient de dessus la frontière où on les avait envoyés

 

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pour observer la marche du duc d'Albe, et vendent d'arriver à Meaux, fatigués d'une longue marche.

Le connétable était d'avis qu'il fallait demeurer en cette ville, où l'on pouvait aisément se défendre avec ce secours, en attendant qu'on mandât le reste des troupes. Le chancelier appuya cette opinion de toute sa force, et ne voulait pas qu'on exposât le roi à être attaqué par ses sujets, prévoyant qu'après ce malheur, la colère d'un prince si fier et la fureur des rebelles n'auraient point de bornes. Les autres trouvaient dangereux de renfermer le roi dans une place si faible et si dépourvue, qu'on verrait tout d'un coup environnée de tout le parti huguenot, et concluaient qu'il fallait aller à Paris où l'on n'aurait rien à craindre.

La reine, d'abord résolue à demeurer, changea d'avis, et le duc de Nemours, auteur du conseil, eut charge d'aller dire aux Suisses que le roi leur faisait l'honneur de se remettre entre leurs mains ; mais qu'il fallait partir sur l'heure. A cette proposition personne ne se trouva las ; les Suisses, trop heureux de sauver le roi et la reine dans un si grand péril, furent prêts en deux ou trois heures; ils formèrent un gros bataillon. Le roi et la reine avec le conseil, les dames et tout ce qu'il y avait de personnes incapables de porter les armes, furent placés au milieu; le chancelier s'y rangea avec les autres, déplorant le sort de la France, et un dessein qui allait porter les affaires à l'extrémité de part et d'autre. On marcha en cet équipage sous les ordres du connétable, trois ou quatre heures de nuit, et à la pointe du jour le bataillon se trouva à quatre lieues de Meaux, sans que l'ennemi parût.

Le maréchal de Montmorency avait occupé longtemps le prince de Condé et l'amiral, leur représentant tantôt l'indignité, tantôt les inconvénients de leur entreprise, leur proposant des expédients, les pressant à en proposer, appelant à son secours tantôt la prudence de l'amiral, qui s'engageait à un dessein impossible, tantôt le bon cœur et la fidélité du prince qui commettait un tel attentat contre la majesté royale ; lui que sa naissance obligeait à en être le défenseur. Pendant qu'ils se défendaient sur les violences et les artifices dont on usait envers eux, sur les infractions des édits, sur les manquements de paroles et le peu de sûreté qu'il y avait pour eux à négocier, ils apprirent que le roi était en chemin, et ne l'atteignirent qu'au moment que le jour venait de paraitre ; ils s'avancèrent pour couper le bataillon, sous prétexte de vouloir parler au roi, et lui présenter une requête. On leur répondit fièrement que ce n'en était ni le lieu ni le temps, et on les remit à Paris ; en même temps ils virent les Suisses baiser la terre, action par laquelle ils commencent ordinairement le combat, comme pour demander pardon à Dieu. Ils se relevèrent aussitôt, présentèrent les armes avec une contenance qui fit perdre au prince et à l'amiral l'espérance de les forcer, de sorte qu'ils se mirent é suivre

 

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en queue le bataillon, afin de profiler du premier désordre. Le connétable vit leur dessein, et pour mettre en sûreté le roi et la reine, il détacha deux cents chevaux qui se trouvèrent à la suite de la Cour, avec lesquels il les fit partir, pendant qu'il amusait à la queue les ennemis par des escarmouches ; ainsi le roi arriva le soir à Paris sans avoir mangé, piqué au vif d'avoir été obligé de fuir devant ses sujets, et plein d'une fureur implacable contre ceux qui lui faisaient un tel affront. Les huguenots tournaient inutilement de tous côtés pour tacher d'ouvrir le bataillon, quand tout à coup on vint dire au prince que le roi avait pris le devant.

Il cessa de poursuivre les Suisses quand il vit sa proie échappée ; mais il espéra la ravoir bientôt par une autre voie. Il écrivit dans toutes les provinces ; le monde commençait à lui venu?, et tout faible qu'il était encore, il conçut le hardi dessein d'affamer Paris; il se saisit de Saint-Denis au commencement du mois d'octobre, il brûla tous les moulins qui étaient autour de la ville, et occupa autant qu'il put les passages de la rivière. La reine eut recours aux négociations : le prince et les autres chefs, quoique souvent amusés par cet artifice, ne pouvaient l'éviter, parce qu'il fallait se montrer disposés à faire la paix, et ils n'auraient pu autrement se délivrer des reproches de tout le parti, qui les eût accusés de faire la guerre pour leur intérêt. Leurs premières propositions furent extraordinairement insolentes ; non contents de demander le licenciement des étrangers, la liberté de conscience sans aucune modification, et le libre accès à toutes les charges, ils demandèrent encore qu'on assemblât les Étals, que le peuple fût soulagé, et qu'on chassât tous les Italiens dont on se servait pour les tourmenter.

La reine, attaquée trop clairement par cet article, fit résoudre que pour toute réponse on les enverrait sommer par un héraut de mettre bas les armes, sur peine d'être déclarés rebelles : à cette fière réponse, ils commencèrent à apercevoir qu'ils s'étaient trop avancés. Ce que les ministres du roi disaient de plus fort aux princes protestants pour les détourner de secourir les huguenots, c'est qu'ils en voulaient au gouvernement , et que la religion n'était que le prétexte de leur révolte. Leurs derniers articles autorisaient visiblement ce reproche ; ainsi ils se départirent de tout ce qui regardait l'Etat en général, et se renfermèrent dans les intérêts de leur religion. Sur ce fondement les conférences se renouèrent ; mais elles furent bientôt rompues par le connétable , qui ne put jamais souffrir la liberté de conscience pure et simple. Il accusa plusieurs fois ses neveux d'être cause de la ruine de l'Etat : il soutint que les édits n'étaient faits que pour un temps, et conclut en disant, avec une gravité digne de son âge, qu'il valait mieux avoir la guerre civile pour un temps, que d'autoriser dans le royaume une division perpétuelle ; ainsi on se prépara de part et d'autre à la guerre. Comme il venait au prince des troupes de Guyenne,

 

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et qu'Orléans lui était nécessaire pour faciliter la jonction des troupes, il envoya La Noue pour occuper cette place, dont en effet il se rendit maître avec le secours de la bourgeoisie, et en cinq jours de temps, quoiqu'il eût à peine trois cents soldats, il contraignit la citadelle de capituler, tant elle était mal pourvue. Cependant d'Andelot se saisit du poste de Poissy avec cinq cents chevaux, et Montgomery, envoyé pour prendre celui de Pontoise, en fut empêché par Strozzi, qui se trouva là par hasard en revenant de dessus la frontière avec quelques compagnies des gardes, au bruit de l'entreprise de Meaux.

Paris commençait à souffrir, et on s'y plaignait hautement de ce que le connétable avait laissé occuper les avenues par une armée qui avait à peine quatre mille hommes de pied, et deux mille chevaux, lui qui, sans compter la bourgeoisie, avait trois mille chevaux et seize mille hommes de pied des meilleures troupes de France. Son intention n'était pas de les attaquer, mais de les faire périr, en rompant, comme il fit, la communication de leurs quartiers, ll lui fut aisé d'ouvrir quelques-uns des passages pour faire entrer des vivres ; mais comme le peuple se lassait d'être renfermé, et continuait de murmurer contre le connétable, jusqu'à l'accuser d'intelligence avec l'ennemi, il fit sortir de la ville le 9 de novembre une partie des troupes, avec ordre de harceler les ennemis tout le long du jour et la nuit suivante. Le lendemain il sortit lui-même avec le reste de l'armée, en disant tout haut que cette journée allait faire voir ce qu'il pensait des huguenots, puisqu'il ne rentrerait dans Paris que mort ou victorieux : cela dit, il commença à mettre son armée en bataille.

Le prince n'avait que quinze cents chevaux et douze cents hommes de pied, avec lesquels il gardait Saint-Denis, Aubervilliers et Saint-Ouen : le reste des troupes était distribué dans les autres postes, ou suivait d'Andelot et Montgomery. Le connétable avait su leur départ, et après avoir donné ordre qu'on enfonçât tous les bacs pour leur empêcher le retour, il prit ce temps pour combattre. Pendant qu'il se mettait en bataille dans la plaine de Saint-Denis, le prince et l'amiral, quoique sans canon et presque sans armes, se préparaient à une vigoureuse résistance : non-seulement ils ne voulurent jamais écouter ceux qui conseillaient la retraite ; mais ils rejetèrent ceux qui voulaient qu'on abandonnât Saint-Ouen et Aubervilliers. Au contraire plus ils étaient en petit nombre, plus ils jugèrent nécessaire de s'étendre , de peur d'être tout à coup enveloppés; au surplus ils résolurent d'attaquer les premiers, et de payer de courage, espérant que dans une saison où les jours étaient courts et si obscurs, pourvu qu'ils pussent tenir quelques heures, la nuit les séparerait avant que il grand nombre les pût accabler. Le connétable ne crut jamais qu'ils osassent combattre, et prétendait seulement les chasser d'Aoborvilliers et de Saint-Ouen pour les enfermer dans Saint-Denis.

Environ sur le midi il fit battre Aubervilliers par son artillerie.

 

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Henri du Bec de Vardes, qui gardait ce poste avec Genlis, alla droit aux arquebusiers qui défendaient le canon dont il était fort incommodé, et les renversa. Genlis le vint soutenir, et tous deux furent poussés par la cavalerie du maréchal de Cossé. Ils firent leur retraite par un fossé qu'ils avaient creusé exprès, et qu'ils avaient bordé de l'élite de leurs arquebusiers. Le maréchal de Cossé se trouvait en péril par le ravage que leur décharge avait fait dans ses troupes, quand les ducs de Longueville et de Nemours d'un côté, et les gendarmes catholiques d'un autre, vinrent le dégager. L'amiral, qui vit que Genlis ne pouvait éviter sa perte, marcha contre eux avec une contenance ferme, mais lentement, pour donner moyen à ses arquebusiers de suivre la cavalerie. Là se commença un combat si opiniâtre et si furieux, que la bataille de Dreux n'avait rien vu de semblable.

Le maréchal de Cossé et ceux qui le soutenaient, obligés de tourner le dos, se renversèrent sur un régiment que la ville de Paris avait richement armé et vêtu; mais elle ne leur avait pas donné du courage, aussi prirent-ils la fuite sans qu'on les put jamais rallier. L'amiral, sans s'amuser à les poursuivre, donna sur le bataillon des Suisses ou était le connétable son oncle, et l'ouvrit par plusieurs endroits; il fut aussitôt suivi du prince de Condé, et tous deux ayant jugé que le gain de la bataille dépendait de l'avantage qu'ils remporteraient sur le connétable, s'attachèrent à lui ; mais le prince fit marcher sa cavalerie avec tant d'ardeur, qu'il laissa en chemin les arquebusiers qui devaient combattre avec elle. Le maréchal de Montmorency qui accourait au secours de son père, se mit entre deux sans perdre de temps ; mais le prince ne quitta pas pour cela son premier dessein, il laissa une partie de sa cavalerie pour faire tête au maréchal, et alla fondre avec l'autre sur le connétable, qu'il voyait presque abandonné des siens, et tout couvert de blessures.

L'infanterie, qui n'était pas soutenue, ne résista pas, et la cavalerie ne tint guère davantage ; ainsi le maréchal était en état de dégager bientôt son père, mais il venait d'être porté par terre ; car pendant qu'il combattait à l'âge de quatre-vingts ans , avec autant d'ardeur que dans sa première jeunesse, et qu'il ne songeait plus qu'à finir sa vie par une mort glorieuse, Robert Stuart lui avait lâché par derrière, à bout portant, un coup de pistolet dans l'épaule, et lui avait donné un coup mortel. Le vieillard se retourna en même temps contre lui, et avec le pommeau de son épée, qu'il venait de rompre dans le corps d'un cavalier, il lui brisa la mâchoire. Il tomba de sa blessure et de l'effort qu'il venait de faire, et en même temps, à six pas de lui, le prince fut renversé sous son cheval.

La chute des généraux mit les deux partis en désordre ; les cathodiques ne songèrent plus qu'à délivrer le connétable, et les huguenots à retirer le prince; mais dans cette confusion il fut aisé à ceux des catholiques qui n'avaient point encore combattu de prendre un grand

 

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avantage. Le maréchal de Damville se fit jour à travers les huguenots, et en fit un grand carnage : l'amiral qui les soutenait, emporté par son cheval au milieu des catholiques, disparut un peu après; mais il tomba entre les moins d'un de ses omis qu'on ne nomme point, qui pour en ôter la connaissance à ses soldats, lui arracha son écharpe blanche sous prétexte de la donner. Les huguenots se trouvant destitués de la présence d'un chef si considérable, le prince n'en pouvant plus, un grand nombre de leurs gens et des plus qualifiés ayant été lues, et les autres étant épuisés par le travail, malgré les catholiques qui les accablaient, se retirèrent dans leurs premiers logements à la faveur de la nuit.

On courut au connétable, qui revenu d'un évanouissement demanda d'abord à ceux qui l'environnaient en quel état étaient les affaires. On lui montra les ennemis qui se retiraient, et il répondit aussitôt pourquoi donc on s'amusait autour de lui, et pourquoi on ne les poursuivait pas : il fut longtemps sans vouloir souffrir qu'on l'emportât, disant qu'il n'avait plus rien à désirer, puisque son maître avait remporté la victoire, et que pour lui il voulait mourir au champ de bataille. Après avoir résisté aux prières de ses enfants, il se rendit aux raisons d'un ecclésiastique, qui lui dit qu'il devait se foire porter à Paris pour y recevoir les sacrements.

L'amiral fut aussi conduit dans cette ville; mais il fut relâché durant la nuit par celui qui l'avait pris, et arriva à Saint-Denis à peu près dans le même temps que d'Andelot et Montgomery y revinrent, l'un de Poissy et l'autre de Pontoise. Les huguenots reprirent cœur à leur arrivée, et dès le lendemain ils parurent en bataille dans la plaine de Saint-Denis, à la vue de l'armée royale. Après s'être ainsi montrés pour soutenir leur réputation, ils songèrent à leur sûreté, et résolurent de se retirer de Saint-Denis, d'où il eût été trop aisé de les chasser après la perte qu’ils avaient faite; mais de peur que leur retraite ne parût forcée, ils publièrent dans leur camp qu’ils allaient au-devant du prince Casimir, fils de l'électeur palatin, qui en effet devait venir à leur secours par la Lorraine, ils ne voulurent pourtant point partir sans donner l'alarme à Paris, et d'Andelot brûla quelques moulins auprès des faubourgs : les catholiques ne songèrent pas à profiler de leur avantage.

La perte avait été presque égale, à ne regarder que le nombre; mais outre que les huguenots avaient perdu beaucoup plus de personnes de marque, la perte se remarquait plus dans une si petite armée. Celle du roi ne regrettait que peu de personnes considérables; mais le connétable lui seul en valait beaucoup. On le vit tourner à la mort dès le lendemain de la bataille; le roi et la reine le visitèrent; et il ne leur parla que de la joie qu’il avait de mourir pour la religion et pour leur service; il accomplit tous les devoirs d'un chrétien avec beaucoup de foi et de constance.

Le roi le fit enterrer comme on fait les plus grands princes. On se

 

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souvenait que la France, attaquée autrefois par Charles-Quint du côté de la Provence, lui devait son salut. La paix de Cateau-Cambrésis était une tache dans sa vie; mais il semblait l'avoir effacée par les services qu'il avait rendus à la religion et à l'Etat dans ses dernières années: et quoique presque toujours malheureux, il passa pour un des plus grands hommes de son siècle.

La Cour fut occupée durant quelques jours du soin de remplir sa place. La reine pensa au duc d'Anjou, malgré sa grande jeunesse; la tendresse qu'elle avait pour lui, et le désir de donner un contrepoids à l'autorité royale, pour maintenir son crédit, fit qu'elle le proposa au roi pour le faire connétable. Elle connut à sa contenance que cette proposition l'avait mortellement offensé ; elle lui représenta pourtant qu'il n'avait que ce moyen d'éviter la jalousie des grands delà Cour, qui ne céderaient jamais un si grand emploi qu'à un fils de France; mais celle que le roi avait pour son frère l'empêcha de se rendre. La reine en sortit par un expédient, et fit trouver bon au roi de déclarer le duc d'Anjou son lieutenant-général.

Toute la France était en mouvement à cause des places qui se déclaraient, et des troupes qui venaient de tous côtés fortifier les deux partis. Parmi les villes qui s'unirent aux huguenots, Nîmes, Montpellier, Sisteron, Valence, Auxerre et Mâcon furent les principales. Ils espéraient d'avoir bientôt La Rochelle, par le moyen d'un nommé Truchart, qui devait être maire l'année suivante : les environs de Lyon étaient à eux, et les troupes huguenotes, commandées par d'Acier, Mouvans et Ponsenas, tenaient celle place bloquée, en attendant que ceux de la même religion, qui y étaient en grand nombre, trouvassent l'occasion de s'y rendre les maîtres.

Les protestants d'Allemagne demeurèrent quelque temps en suspens. Lansac leur avait presque persuadé que les huguenots n'ôtaient que des séditieux, qui ne combattaient pas pour leur religion dont ils avaient l'exercice, mais pour satisfaire leur ambition, et par des intérêts particuliers. Ainsi Jean Guillaume, duc de Saxe, et Charles, marquis de Bade, loin d'envoyer du secours au parti, en avaient promis au roi, et l'électeur palatin avait mandé à son fils de s'arrêter jusqu'à ce qu'un de ses ministres eût passé à l'armée du prince, pour connaître par quel motif elle agissait. Comme cet envoyé était protestant, il fut aisé de lui persuader ce qui était utile au parti, et le prince Casimir ne fut pas longtemps sans recevoir l'ordre de continuer sa marche.

Cependant l'armée catholique croissant tous les jours, la réputation du jeune duc d'Anjou, et la tendresse déclarée de la reine sa mère y attiraient toute la noblesse. Aussitôt après la nouvelle de l'entreprise de Meaux, Montluc envoya de Guyenne beaucoup de troupes. Le secours du duc de Saxe et du marquis de Bade était de trois mille chevaux : on manda au duc de Nevers, qui commandait une armée dans le Lyonnais

 

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et le Dauphiné, de se rendre auprès du duc; et comme il faisait difficulté d'obéir à cet ordre, de peur de laisser ces provinces en proie au duc de Savoie, on s'assura de ce prince, dont le Pape et le roi d'Espagne se rendirent caution : si bien qu'on espérait bientôt d'avoir ces troupes, composées de la plus belle milice du royaume, et fortifiées des nouvelles levées que le duc avait faites de l'argent du Pape. Le duc d'Albe fut invité par le roi à lui donner quelques troupes, suivant la convention faite à Bayonne; non-seulement il les accorda, mais il offrit de les mener lui-même ; on aima mieux en France se passer d'un tel conducteur, et le comte d'Aremberg amena au duc d'Anjou quinze cents chevaux qui étaient l'élite des troupes d'Espagne.

Les affaires des Pays-Bas paraissaient alors assez tranquilles; le nouveau général avait jeté tant de terreur dans les esprits, que personne n'osait remuer. Il attaqua d'abord les plus grands seigneurs, et dans une assemblée qu'il tint à Bruxelles, presque aussitôt après son arrivée, sous prétexte de pourvoir au gouvernement, il fit arrêter les comtes d'Egmont et de Horn, l'un entièrement détaché du parti séditieux, depuis qu'il en avait connu les mauvais desseins, et l'autre capable de s'y attacher par la disposition de son esprit, mais jusqu'alors sons liaison, du moins apparente avec eux. Le duc s'étant persuadé qu'il fallait répandre du sang, et un sang illustre pour épouvanter les rebelles, il fit faire le procès à ces deux seigneurs; mais le plus dangereux de tous lui était échappé. On dit que le cardinal de Granvelle, quand la nouvelle de cet emprisonnement fut portée à Rome, demanda si le duc avait arrêté le Taciturne, il entendait par là le prince d'Orange; et comme on lui eut répondu que non, Il ne tient donc rien, dit-il, et se moqua de ses précautions.

Ces choses furent exécutées sans prendre l'avis de la duchesse de Parme, quoiqu'elle eût encore le titre de gouvernante; elle ne se paya pas des excuses du duc d'Albe, qui vint lui dire avec beaucoup de respect, qu'on avait voulu lui sauver la haine de cette action. Elle fat néanmoins plus fâchée des suites qu'elle en prévoyait, que du mépris qu'on faisait d'elle, et sous prétexte de ses indispositions, elle demanda son congé. Elle ne fut pas longtemps sans recevoir une réponse du roi d'Espagne, qui marquait qu'il préférait la satisfaction de sa sœur à l'intérêt de ses provinces : cette lettre lui fut rendue à peu près dans le même temps que le secours vint en France,, et la duchesse se prépara à repasser en Italie au commencement de l'année suivante.

Cependant l'armée huguenote reçut un grand renfort par la jonction des troupes d'au delà de la Loire : elles avaient pris sur leur passage le fort château de Lusignan; et la seule vigilance de Gui Daillon, comte du Lude, avait sauvé Poitiers de leurs mains. Le prince de Condé sot en même temps que Casimir marchait vers la Lorraine : pour l'y aller recevoir, il fallait passer la Seine, les troupes de Champagne se préparaient à lui disputer ce passage ; le jeune duc de Guise, gouverneur de

 

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cette province, les avait rassemblées à Troyes, et faisait observer soigneusement les huguenots. Pour l'amuser, l'amiral fit semblant d'en vouloir à Sens; le jeune duc se jeta dedans pour sauver une place de cette importance, nécessaire pour entretenir la communication avec la Bourgogne ; mais l'amiral, qui ne songeait qu'à passer la Seine, tourna tout à coup à Bray et à Nogent, où il exécuta son dessein sans trouver de résistance.

Quand il ne vit plus de rivière devant lui, et que d'ailleurs il ne se sentit pressé par aucunes troupes, il proposa de nouveaux desseins; son génie le portait toujours à ce qui était de plus grande réputation; il trouvait que sa marche vers la Lorraine, après l'affaire de Saint-Denis, tenait quelque chose de la fuite; et pour s'éloigner moins, il était d'avis qu'on demeurât aux environs d'Epernay. Il se voyait par ce moyen plus en état d'empêcher les catholiques défaire le siège d'Orléans, auquel ils semblaient se préparer. Mais le vidame de Chartres, qui avait beaucoup de crédit parmi les officiers, soutint, au contraire, qu'à la guerre les conseils les plus utiles étaient toujours les plus honorables, et que celui-là ne fuyait pas qui allait au-devant de ses troupes; que le prince Casimir trouverait qu'on aurait changé de sentiment avec trop de légèreté, et qu'il fallait craindre ou qu'il ne se crût méprisé, ou qu'il ne trouvât les passages fermés; enfin, qu'on reviendrait bientôt avec plus de forces, et qu'en si peu de temps les catholiques ne feraient pas de si grands progrès devant Orléans, quand même ils se résoudraient à l'attaquer.

Cet avis l'emporta sur celui de l'amiral; rien ne retarda la marche, que les négociations toujours continuées par la reine, et que le prince n'évitait pas, ou parce qu'il craignait la haine publique, ou parce qu'il aimait naturellement la Cour et les plaisirs, ou parce que sa naissance lui inspirait de meilleurs sentiments qu'aux autres, pour empêcher que le royaume ne fût en proie aux étrangers. Pour la reine, outre l'intérêt et l'inclination qui la portaient toujours à négocier, elle souhaitait en cette occasion de donner au duc d'Anjou le temps de se fortifier, et aux ducs d'Aumale et de Guise, celui de fatiguer, avec les troupes du duc de Lorraine, celles du prince Casimir, avant qu'elles fussent jointes au gros de l'armée huguenote.

Cependant le duc de Nevers avec quatorze mille hommes battit Ponsenac, fit lever à d'Acier le blocus de Lyon, et mit le siège devant Maçon que sa seule hardiesse lui fit emporter ; les autres places se préparaient à lui ouvrir les portes, quand il reçut des ordres réitérés de se rendre promptement auprès du duc d'Anjou. Il battit tous les partis qu'il rencontra en son chemin, et joignit l'armée royale à Vitry, où ce prince avait son principal quartier.

On lui avait donné pour lieutenant et pour conseil le maréchal de Cossé et Carnavalet son gouverneur ; il ne respirait que de grands desseins, et toute la noblesse qui l'environnait se sentit animée par son

 

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exemple. Le roi, jaloux de sa gloire, le vit partir à regret; mais la reine sa mère, à qui il n'osent encore résister, lui disait que sa personne était trop importante pour être exposée.

Le duc n'eut pas plutôt reçu ce renfort, qu'il se mit à poursuivre les ennemis (1568), pendant qu'on tâchait à les amuser par des négociation. Téligny, du parti huguenot, mais guère moins agréable à la Cour qu'à l'amiral, qui depuis on fit son gendre, était chargé de faire les propositions, et de rapporter les réponses, Il y avait une espèce de trêve, et les huguenots s'endormaient parmi les halles propositions de la ruine : le jeune Timoléon de Cossé, fils du maréchal de Brissac, et héritier de sa valeur, les réveilla trop tôt; il leur battit un grand parti au faubourg de Chalons, et par là il diligente leur marche plus que ne le souhaitait le duc d'Anjou qui avait dessein de les surprendra. Dès lors on cessa de les poursuivre; le maréchal de Cossé et Carnavalet, accusés de les favoriser, perdirent presque toute croyance, Quand le prince de Condé fut arrivé à Pont-à-Mousson, il eut de grandes inquiétudes, sur ce qu'il n'apprenait aucune nouvelle de Jean Casimir ni des Allemands : la sédition se mit dans l'armée; les Gascons menaçaient hautement de déserter. Le prince par ses manières agréables, et l'amiral par ses remontrances sérieuses, n'en pouvaient plus venir à bout; enfin, après cinq jours d'une extrême inquiétude, ils Surent que Casimir arrivait avec douze mille hommes, dont les deux tiers étaient da cavalerie. Toute l'armée était on joie; mais on retomba bientôt dans un nouvel embarras.

On avait promis aux Allemands cent mille écus à leur arrivée ; la prince n'avait point d'argent, lui et l'amiral donnèrent tout ce qu’ils avaient, jusqu'aux bagues qu'ils portaient aux doigts. Les officiers eurent honte de ne pas suivre leur exemple; l'ardeur de donner passa jusqu'aux soldats, chacun apportait à l'envi ce qu'il avait pillé sur la route et aux environs de Paris. On fit à peine trente mille écus, dont Casimir se contenta, par l'espérance qu'on lui donna da prendre bientôt Paris, dont on lui promit le pillage.

En effet, aussitôt après, le prince retourna sur ses pas ; il apprit que la négociation, où la reine et le roi même étaient entrés, avait été enfin rompue par les propositions hautaines que le cardinal da Chatillon, invité par la reine à la conférence, avait on ordre de faire. L'amiral, ravi de voir ces amusements finis, en marchait avec plus de gaieté, et on ne parlait dans toute l'armée que du siège de Paris. La marche fut difficile dans un pays ennemi, où ils étaient sans argent, sans provision, sans bagage, serrés de prés par les catholiques, qui ne leur permettaient pas de s’écarter, même pour aller à la petite guerre ; ils marchaient avec précaution, par des chemins détournés. Pour passer la Marne et la Seine, il leur fallut remonter jusqu'à la source de ces rivières ; mais enfin, après avoir saccagé quelques petites places, ils arrivèrent à Orléans.

 

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Peu de jours auparavant, d'Acier, Mouvans, et les troupes de Ponsenac s'y étaient rendues ; elles pleuraient encore la perle de leur capitaine , qui, après avoir battu un parti catholique, avait été tué par les gens de ses camarades, dans une rencontre de nuit, où ils n'étaient pas reconnus.

La Rochelle s'était déclarée pour les huguenots. Truchard, que Jarnac gouverneur avait fait maire, ou par surprise ou par connivence, leur avait assuré cette place importante, et ils avaient pris toutes les autres places maritimes du voisinage; mais Montluc, gouverneur de Guyenne, après les avoir chassés de sa province, quoique mécontent de la Cour, qui avait donné le gouvernement de Bordeaux à Henri de Foix de Caudale, ne laissa pas de reprendre toutes ces places, à la réserve de La Rochelle; qui est depuis toujours demeurée le principal soutien du parti. Tavannes les avait entièrement abattus dans la Bourgogne : Sipierre, fils du comte de Tende, les soutenait dans la Provence : des Adrets, qui s'était fait catholique, les inquiétait dans le Dauphiné, et leur avait pris Saint-Andrieu, auprès de Vienne.

Quand le prince eut reconnu ses troupes à Orléans, il se crut en état de tout entreprendre. Le parti n'avait jamais perdu le dessein de se rendre maître dé Paris, et comme ils jetaient les yeux sur quelque place où ils pussent faire leurs magasins pour une si grande entreprise, Chartres leur parut la plus propre; mais il fallait la surprendre, et le prince, pour l'investir avant que les catholiques y pussent jeter du secours, fit vingt lieues tout d'une traite. Il ne put pourtant empêcher qu'il n'y entrât beaucoup de monde, et Lignières, qui en était gouverneur, promettait de la bien défendre. Dans une grande sortie, il brûla deux faubourgs et deux églises, où les ennemis s'étaient déjà, postés. Au bout de cinq ou six jours, il y eut une brèche raisonnable ; mais elle était couverte par un boulevard qui rendait l'assaut difficile : le boulevard fut emporté, et les ennemis s'y logeaient, quand un sergent de la garnison s'y présenta avec des Gascons, à qui il avait fait prendre des écharpes blanches, et y étant reçu comme un huguenot qui amenait du renfort, il tua tout ce qui y était entré.

Le duc d'Anjou s'était avancé sur les bords de la rivière de Seine, qu'il fit passer à Jean de Nogaret de La Valette, qui commandait la cavalerie légère sous le duc de Nemours ; il incommodait beaucoup les assiégeants par les courses continuelles qu'il faisait autour du camp : Il fut poussé par l'amiral, et après avoir perdu quelques Italiens, qui furent surpris, il fit une glorieuse retraite jusqu'à la rivière, qu'il passa à la vue de l'ennemi, par le secours du duc d'Anjou, qui était à l'autre bord. Le siège tirait en longueur, et les négociations recommencèrent.

La reine ne croyait pas pouvoir retenir le duc d'Anjou, que l'ardeur de la jeunesse et le désir de la gloire ne laisseraient pas en repos : tout semblait se disposer à une bataille. Cette princesse craignait toujours

 

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les décisions, et craignait de plus, en cette occasion, d'exposer la vie d'un fils qui lui était si cher. Ainsi, après avoir préparé les choses à une conférence, elle fit nommer, de la part du roi, Armand de Gontaut de Biron, maréchal de camp, aussi renommé par son habileté que par sa valeur, et Henri de Mesme, maître des requêtes. Le cardinal de Châtillon traitait pour les huguenots, bien d'accord avec son frère, que les accommodements étaient la ruine d'un parti que l'autorité royale et les finesses de la reine accableraient tût ou tard en le divisant ; mais il fallut par nécessité, non-seulement écouter les propositions , mais encore les accepter.

La reine fit répandre dans tout le camp des huguenots que le roi leur accorderait la liberté de conscience. Ils se disaient les uns aux autres : Pourquoi exposer nos vies, puisque notre religion est à couvert ? Faut-il que nous achetions par notre sang des bienfaits et des dignités à nos chefs? Ils se représentaient l'un à l'autre leurs périls, leur pauvreté, dans un parti qui manquait de tout ; leurs fatigues continuelles , les besoins de leurs familles abandonnées. Par de tels et semblables discours, la sédition se mit bientôt parmi les troupes, qui désertaient en plein jour, même celles de Saintonge et du Poitou, toujours jusqu'alors les plus zélées. Les chefs ne savaient que faire, 'et furent bien étonnés, quand ils virent les Allemands encore plus ébranlés que les Français. D'un côté le duc d'Anjou, en reprenant taules les villes des environs, leur avait fermé le passage, et de l'autre, le roi leur faisait offrir de leur payer tout l'argent qui leur était dû. A ce coup il fallut céder : la paix fut conclue ; les huguenots promirent de remettre toutes les places. Il n'en coûta au roi que de promettre l'exécution de l'édit d'Amboise, et d'en lever toutes les modifications, qu'il saur ait bien rétablir, quand on aurait désarmé : au reste, le nouvel édit, qui fut dressé le 27 mars, n'était pas limité à un certain temps, comme les autres, mais devait durer jusqu'à ce qu'il eût plu à Dieu de réunir les Français dans une même religion : le roi devait licencier les étrangers, quand les places seraient rendues, et que les Allemands seraient hors du royaume. Il leur fit avancer l'argent de leur paie, à condition de le reprendre sur les huguenots, et Jean Casimir retourna à Heidelberg, auprès de l'électeur son père. Le prince et l'amiral avaient promis de faire passer une partie de leurs troupes dans celles du prince d'Orange, qui venait de rallumer la guerre dans les Pays-Bas.

Depuis le départ de la duchesse de Parme, tout s'était tourné à la cruauté, et à des exécutions sanglantes. Le gouverneur avait fait un conseil de douze personnes, que le peuple appelait le conseil du sang ; il y présidait ; et il fit d'abord ajourner Guillaume, comte de Nassau, prince d'Orange, Louis de Nassau, son frère, et les autres seigneurs du parti qui avaient quitté le pays. Ils furent déclares criminels de lèse-majesté par contumace, leurs biens furent confisqués : le gouverneur

 

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prit Bréda, place du prince d'Orange, et son fils âgé de treize ans à Louvain, où il étudiait pour l'envoyer en Espagne ; il ne pardonna à aucun de ceux qui avaient eu part à la dernière conjuration. Ainsi tout était plein d'échafauds et de supplices dans Bruxelles.

Cependant les confédérés n'étaient pas sans espérance, parce que le prince d'Espagne, dom Carlos, leur faisait espérer de venir bientôt se mettre à leur tête. Ce prince, farouche et mal né, n'avait que du mépris pour le roi son père. Il se plaisait à élever Charles V son aïeul, non tant dans le dessein de l'imiter, que dans celui de rabaisser Philippe II. On dit qu'il avait toujours aimé la reine Isabelle sa belle-mère , qui lui avait été destinée ; et il est certain que par son naturel ambitieux, ou fatigué par les traitements sévères de son père, il ne songeait qu'à secouer le joug. Les troubles des Pays-Bas en offraient une occasion favorable : il s'en ouvrit à dom Juan d'Autriche, son oncle maternel, qui découvrit ses desseins au roi ; et comme on sut qu'il devait partir le lendemain, il fut arrêté la nuit.

On fit courir le bruit dans toute l'Espagne qu'il avait eu de secrètes communications avec les hérétiques. Philippe, voyant bien le bruit que ferait toute l'Europe d'une si étrange résolution, témoignait dans les lettres qu'il écrivit pour en rendre raison, que pour le bien de son fils et de ses Etats, encore qu'il ne fût coupable d'aucune rébellion, il avait été obligé de le faire arrêter, et que, quelque amour qu'il eût pour lui, il en devait encore davantage à la religion et à ses peuples. En même temps il fit arrêter Florent de Montmorency, seigneur de Montigny, frère du comte de Horn, qui était à la cour d'Espagne, député des Pays-Bas, et redoubla les ordres qu'il avait donnés au duc d'Albe de procéder en toute rigueur contre les protestants. Il le fit de l'avis de l'inquisition, qu'il avait consultée avant que d'arrêter dom Carlos.

Le prince d'Orange, poussé à bout, et persuadé que les rigueurs d'Espagne soulèveraient tous le pays, remua toute l'Allemagne, pour lever des troupes; et quand la paix se fit en France, il songea à profiter des débris de l'armée huguenote. En effet, trois colonels de cette armée marchèrent vers les Pays-Bas, avec des ordres secrets du prince et de l'amiral : l'ambassadeur d'Espagne s'en étant plaint, le prince n'osa les avouer, de peur d'être accusé de commencer les contraventions. Aussitôt après son désaveu, le maréchal de Cossé eut ordre d'attaquer les trois colonels. Il les renferma dans Saint-Valéry, où la plupart de leurs soldats furent taillés en pièces ; eux et leurs officiers furent contraints de se rendre à discrétion, et eurent tous la tête tranchée.

Peu après, le prince d'Aremberg avec les quinze cents chevaux qu'il avait ramenés de France, et quelques autres troupes, donna auprès de Winschot, village de Frise, un combat contre Louis de Nassau,

 

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dans lequel il en vint aux moins avec Adolphe, frère de Louis : il lui donna plusieurs coups mortels, et blessé à son tour par son ennemi, il tomba mort sur lui, en l'achevant ; les Espagnols furent mis en fuite. Louis leur prit leur canon, et vengea la mort de son frère sur quelques officiers qu'il fit mourir. Le duc d'Albe irrité fit achever le procès des comtes de Horn et d'Egmont : ils furent pleures de tout le peuple, principalement le comte d'Egmont, que son innocence ni ses services ne purent sauver. La cruelle politique du gouverneur tenait les peuples en crainte par de tels spectacles : mais de peur que les rebelles ne tirassent avantage de leur victoire, il ne tarda pas à marcher contre le comte de Nassau, qu'il défit à Guemingue, village sur l'Ems, et lui prit tout son bagage, avec son canon, parmi lequel il trouva celui qu'il avait perdu dans la journée de Winsohot. Il fallait encore réduire le prince d'Orange, qui se préparait à passer le Rhin avec une grande armée d'Allemands soudoyés par l'électeur palatin, pat le duc de Wittenberg, par la ville de Strasbourg, et par lui-même. Le prince Jean Casimir était encore avec eux; le prince d'Orange n'espérait rien moins qu'une révolte universelle dans le Brabant.

La nouvelle de la fin tragique du prince d'Espagne avait mis tous les peuples au désespoir ; son père, impitoyable, l'avait fait mourir. La reine Isabelle ne lui survécut pas longtemps. Catherine prétendit avoir la preuve qu'elle avait été empoisonnée par son mari, quoique grosse, et toute l'Europe crut qu'il y avait eu de la jalousie. Les protestants des Pays-Bas connurent ce qu'ils pourraient attendre d'un prince qui n'avait pas épargné son fils unique : ainsi ils avaient tous la rébellion dans le cœur ; mais la terreur que leur inspirait le duc d'Albe fut la plus forte, et rien ne remuait. Il n'en était pas ainsi en France ; aucun des deux partis n'avait fait la paix de bonne foi.

Les catholiques accusaient la reine d'entretenir le parti huguenot, pour se rendre nécessaire, et les huguenots ne se plaignaient pas moins de leurs chefs, qu'ils soupçonnaient de faire la paix et la guerre pour leurs intérêts particuliers ; mois ni les uns ni les autres n'allaient au fond de l'affaire, et la vérité était que la reine n'avait fait la paix que pour chercher des moyens plus sûrs de ruiner les chefs du parti, après avoir recouvré les places, et dissipé les armées. Pour l'amiral, comme il n'avait consenti au traité que par force, il ne cherchait que les moyens de le rompre; il fit aisément entrer le prince de Condé dans ses sentiments, quand l'expérience lui eut fait voir combien étaient vaines les espérances que la Cour lui donnait. Ainsi en rendant quelques places, et entre autres Orléans, qu'il ne pouvait pas garder, sans se déclarer trop ouvertement, il mandait secrètement aux autres qu'elles tinssent fermes, malgré tous les ordres qu'elles recevraient de la Cour, ou de lui-même; il fallut envoyer Biron pour en soumettre une partie. Les autres se défendirent, principalement La Rochelle, qui, sous

 

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prétexte de ses anciens privilèges obtenus durant les guerres des Anglais, commença alors à prendre une forme de république. Comme les places ne se rendaient pas, le roi ne licenciait pas les troupes étrangères, et les huguenots désarmés se voyaient en état d'être accablés en un moment. On ne leur faisait nulle raison des violences que les peuples exerçaient sur eux. Si pierre fut tué à Fréjus par la populace, sans qu'on en fit aucune justice. Le prince de Condé lui-même n'était point en sûreté. Une entreprise secrète faite sur Noyers, où il s'était retiré, fut découverte.

On publia un édit, par lequel le roi ordonnait que l'argent avancé par les huguenots aux Allemands, serait imposé au plus tôt, non sur eux en général, mais seulement sur ceux du pays qui avaient pris les armes. On espérait par là les diviser mais on ne réussit pas; au contraire, plus on faisait paraître de rigueur, plus ils se réunissaient. Comme on entreprenait sans cesse sur eux, ils ne demeuraient pas -aussi sans rien entreprendre, et les choses allaient à une telle aigreur, que le roi se crut obligé de dire à la reine qu'il fallait mettre fin à ce désordre : elle ne fit pas tant de réflexion sur ce qu'il lui disait, que sur la part d'où l'avis lui était venu; car quoique ce prince eût beaucoup de pénétration, elle l'avait tellement accoutumé à se reposer sur elle, qu'elle ne put voir sans étonnement qu'il la pressât sur les affaires. Elle jugea aussitôt que quelqu'un lui avait parlé, et ne put soupçonner que le chancelier, homme fibre et capable de représenter au roi le véritable état des choses. Le temps lui fit connaitre qu'elle ne s'était pas trompée dans ses conjectures : toutes les pensées qui viennent aux ambitieux lui passèrent alors dans l'esprit. Elle crut aussitôt que le chancelier, las de lui obéir, voulait s'emparer de l'esprit du roi; et résolue de le prévenir, elle lui tendit un piège, qu'il ne pouvait éviter.

Il était venu une permission du Pape pour aliéner des biens de l'Eglise. On en avait déjà obtenu beaucoup de semblables, sous prétexte des guerres des hérétiques, où les ecclésiastiques semblaient obligés à contribuer plus que tous les autres; mais à cette fois le Pape avait mis dans sa bulle une clause extraordinaire. Il n'accordait cette aliénation qu'à condition de faire la guerre sans relâche aux hérétiques, jusqu'à ce qu'ils fussent tout à fait exterminés ou soumis à l'Eglise romaine. Le cardinal de Lorraine était porteur de la bulle, et peut-être avait-il fait insérer cette clause dans le dessein de renouveler la guerre. Quand l'affaire fut mise en délibération dans le conseil, le chancelier représenta que publier cette bulle, c'était rendre la guerre civile immortelle, et obliger les huguenots à combattre en désespérés ; il ne manqua pas de parler hautement contre la politique des Papes, et contre les prétentions de la cour de Rome, en mêlant, selon sa coutume, quelque chose qui attaquait indirectement l'autorité du saint Siège. La reine l'avait bien prévu, et comme elle avait préparé le roi en lui disant qu'il fallait prendre garde au chancelier, comme à un

 

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homme qui était un huguenot caché, il lui fut aisé de l'aigrir, à l'occasion du discours qu'il venait d'entendre.

Le conseil ne fut pas plutôt fini, qu'elle exagéra au roi l'ardeur avec laquelle le chancelier parlait toujours contre le Pape : et ajouta que tous ses raisonnements tendaient à appuyer l'hérésie, en s'opposant au seul moyen qu'on avait pour la mettre à la raison. Quelque temps auparavant, le chancelier s'était opposé dans le conseil à ceux qui voulaient qu'on forçât La Rochelle, et les autres villes qui refusaient de se rendre, soutenant que le vrai intérêt du roi était de les conserver, quoique désobéissantes, dans l'espérance de les réduire par la douceur, plutôt que de les ruiner tout d'un coup en les assiégeant. Ce discours et tous les autres de même nature, que le chancelier tenait tous les jours, étaient empoisonnés par la reine.

Le cardinal de Lorraine, qui avait toujours gardé sur le cœur les reproches que le chancelier lui avait faite dans le conseil, où il fut parlé de la réception du concile, se joignit à la reine en cette occasion. Il n'avait pas alors beaucoup de crédit; mais on en a toujours assez pour nuire. Le cardinal fit valoir la mauvaise opinion que le public avait du chancelier, sur ce que toute sa famille faisait profession du calvinisme, et disait que s'il se cachait, ce n'était que pour mieux servir le parti rebelle. Le roi ne put résister à des raisons si plausibles. La froideur avec laquelle il traita le chancelier dégoûta ce sage ministre, qui se voyant suspect, se crut inutile. Il se retira de lui-même en sa maison, où bientôt après on lui envoya demander les sceaux, pour les donner à Morvilliers, évêque d'Orléans, grand ami des princes lorrains, homme qui n'avait pas moins d'intégrité que le chancelier, mais qui avait moins de pénétration et moins de vigueur. Sa retraite hâta la rupture qu'il tàchait toujours d'empêcher.

Le cardinal de Bourbon, et les deux maréchaux de Montmorency, qui proposaient des conseils plus modérés, étaient traités de politiques. On entendait par ce mot des gens qui sacrifiaient la religion à de vaines raisons d'Etat. La reine ne s'appliqua plus qu'à prendre le prince de Condé; Tavannes, qui avait déjà tâché de le surprendre à Noyers, eut ordre de faire une nouvelle tentative, et de se mettre en état de le forcer. On avait assemblé en divers endroits des troupes qu'on destinait contre La Rochelle; il y en avait beaucoup en Bourgogne. Pendant que Téligny allait et venait, et qu'il rapportait au prince des lettres de la Cour pleines de bienveillance, Tavannes ramassait avec la noblesse de la province, ce qu'il y avait de plus leste dans la cavalerie; mais il est malaisé de cacher ses desseins, dans une guerre civile, où l'on ne peut éviter que les deux partis n'aient entre eux de secrètes correspondances.

Le prince ayant été averti des mouvements que faisait Tavannes, l'amiral s'approcha de lui : ils amusèrent la Cour par des plaintes; et cependant ayant ramassé tout ce qu'ils purent de leurs amis, ils

 

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partirent le vingt-troisième d'août pour aller à La Rochelle. Tavannes, qui les poursuivit avec une extrême diligence, arriva sur les bords de la rivière de la Loire comme ils venaient de la passer: elle était guéable, et Tavannes, beaucoup plus fort qu'eux, croyait déjà les tenir, quand la crue prodigieuse des eaux lui ferma tout d'un coup le passage. Les amis du prince le joignirent les uns après les autres : il arriva à Vertueil, chez le comte de La Rochefoucauld, où il fît accroire au maréchal de la Vieilleville, qui commandait à Poitiers, qu'il allait chercher seulement sa sûreté, en attendant la réponse d'une lettre qu'il avait écrite au roi en partant; enfin il entra dans La Rochelle le 19 de septembre.

Les peuples et les magistrats le reçurent comme un homme descendu du ciel : il leur parla d'une manière touchante du triste état de la France et de la maison royale, que les Lorrains voulaient opprimer, pour ensuite monter sur le trône ; il leur présenta sa femme et ses enfants, et leur dit qu'il remettait ce précieux dépôt entre leurs mains. La reine de Navarre se rendit à La Rochelle avec ses enfants, presque en même temps que le prince. Le jeune Henri, prince de Béarn, son fils aine, avait quatorze à quinze ans, et ne respirait que la guerre. Cette princesse était suivie de beaucoup de troupes, qui furent toujours depuis l'un des principaux soutiens du parti. Elle abandonna son pays, qu'elle ne crut pas pouvoir défendre contre Montluc, jugeant que, quelque malheur qu'il lui arrivât, elle se ferait bien rendre ce qu'elle aurait perdu, pourvu que le parti subsistât.

En même temps on vit courir des lettres de cette reine et du prince, qui continuaient à charger le cardinal de Lorraine et sa maison de tous les désordres de l'Etat, comme s'ils y eussent eu encore le même crédit que du vivant du feu duc de Guise. Les troupes venaient de tous côtés à La Rochelle. D'Andelot y arriva avec les Bretons et ceux des provinces voisines. Le duc de Montpensier, qui commandait dans ces quartiers, en attendant le duc d'Anjou, en voulant leur disputer le passage, se mit lui-même en un péril, d'où il ne se serait jamais dégagé sans son extrême valeur. L'amiral fut au-devant de son frère, que Jeanne de Montmorency, duchesse de la Trimouille, avait reçu à Thouars. Tous deux ensemble ils prirent Niort et Parthenay; Angoulême ne leur résista pas longtemps. Saint-Jean-d'Angely leur ouvrit ses portes; et ils se virent, sans combattre, maîtres des trois provinces de Saintonge, d'Aunis et d'Angoumois ; la seule capitale resta au roi dans le Poitou : ils attendaient encore vingt-trois mille hommes, qui leur venaient de Languedoc, de Dauphine et de Provence, sous la conduite de d'Acier ; et ils se trouvèrent si forts, qu'ils eurent des troupes à donner au prince d'Orange.

Ce prince avait passé le Rhin avec une puissante armée. Le duc d'Aube s'était avancé à Maastricht, vers le milieu du mois d'octobre, pour lui disputer le passage de la Meuse; mais les eaux étaient si

 

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basses, qu'elle se trouva guéable partout. Quoique le due d'Albe eût les meilleures troupes de l'Europe, et les mieux disciplinées, Une voulait point hasarder une bataille, à moins que d'avoir un grand avantage. Il se contentait de retenir le pays dans le devoir, et d'ôter les vivres aux ennemis, qu’il espérait voir bientôt se dissiper d'eux-mêmes, faute d'argent. En effet, ils commençaient à souffrir beaucoup, lorsque Genlis, envoyé par le prince de Condé, leur amena un secours de trois mille hommes de pied, et de cinq cents chevaux. Le prince d'Orange résolut de les aller joindre à Tillemont, où il l'attendaient. Il n'y avait plus entre deux que la petite rivière de Gète ; pendant qu’il la passait, le duc d'Albe, qui le suivait en queue, crut avoir trouvé le moment qu'il attendait, et chargea ce qui n'était pas encore passé.

Le désordre fut grand parmi les ennemis, et le duc leur tua deux mille hommes. Le prince d'Orange ne laissa pas de joindre les Français; mais la disette s'accrut avec le nombre des soldats. Le Brabant, où le prince d'Orange avait espéré une révolta universelle, n'osa remuer; et ce prince désespéré ne trouva point d'autre ressource à ses malheurs, que d'entrer en France. Le roi lui envoya Gaspard de Schomberg, qui, quoique protestant, venait de se détacher d'avec les rebelles : il débaucha la plupart des Allemands du prince d'Orange, qui en ramena seulement une petite partie vers la frontière d'Allemagne, où ils achevèrent de se dissiper. Quoique l'argent manquât au prince d'Orange, il aima mieux engager son bien, que de les renvoyer sans les payer; ainsi il conserva son crédit parmi eux, et attendit en Allemagne une conjoncture plus favorable.

Pendant que l'amiral suivait le prince de Condé à La Rochelle, et que d'Andelot s'y rendait par une autre voie, le cardinal de Chatillon leur frère, se sauva en Angleterre, d'où il espérait envoyer du secours à son parti : il y trouva la Cour intriguée des affaires de Marie Stuart, reine d'Ecosse. Depuis son malheureux mariage, ses sujets l'avaient réduite à l'extrémité. Le comte de Botwel, son nouveau mari, avait été chassé, et il errait de pays en pays, et de Cour en Cour, sans trouver aucune ressource : elle avait été elle-même enfermée dans un château, d'où elle n'était sortie qu'en renonçant au royaume en faveur de Jacques son fils, qui était encore dans le berceau. Le comte de Murray, son frère bâtard, qui avait suscité tous les troubles, se fit déclarer régent, et tenait la reine dans un état pitoyable.

Elisabeth fit semblant d'être touchée des outrages faits à Marie, pour l'intérêt commun de la royauté, et à cause de la parenté qui était entre elles; elle voulut sous ce prétexte se rendre arbitre de ce différend. Marie, poussée à bout en Ecosse, crut trouver un asile en Angleterre. Le comte de Murray l'y suivit bientôt, et gagna tellement Elisabeth, qu'elle prit ouvertement son parti. Marie s'en plaignit, et on intercepta de ses lettres, où elle reprochait à Elisabeth son manquement da parole; sous ce prétexte elle la fit observer de près, et la tint dans une espèce de

 

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prison, malgré les représentations que faisait en sa faveur l'ambassadeur de France. C'est tout ce que Charles put faire pour elle, en l'état où étaient ses affaires.

Les huguenots, non contents de se cantonner dans les provinces, envoyaient au prince des troupes, qui, lorsqu'elles seraient assemblées, devaient composer une armée redoutable. La Cour ne savait quel remède apporter aux mouvements excités de toutes parts. Les édits contraires qu'on publia coup sur coup, tantôt en promettant l'impunité aux huguenots qui ne prendraient pas les armes, tantôt en défendant par tout le royaume la nouvelle religion, et en obligeant ceux qui en étaient à se démettre de leurs charges, ne servirent qu'à faire voir rembarras où l'on était dans le conseil du roi. Au surplus, les huguenots se moquèrent également des artifices par lesquels on les Voulait désunir, et des menaces par lesquelles on espérait les intimider. D'Acier continuait sa marche, et Gorde, qui commandait dans le Lyonnois, se trouva trop faible pour l'empêcher de passer le Rhône.

Mouvans était demeuré derrière, avec Pérégourde son intime ami, occupé à apaiser les troubles que causait dans le parti un ministre qui prêchait qu'il ne leur était pas permis de prendre les armes contre leur prince, et qu'en vain ils se vantaient de réformer la religion chrétienne, en se servant de moyens si contraires à ceux que Jésus-Christ et ses apôtres avaient pratiqués. Ce ministre, qui était savant et sans reproche, appuyait cette doctrine avec tant de force, et mettait tant de scrupule dans les consciences, que Mouvans, zélé pour le parti, craignit qu'il ne défit tout d'un coup plus de troupes protestantes, que ne pourraient faire Montluc ni Brissac.

Il n'osa néanmoins lui faire aucun mal, de peur de l'accréditer davantage ; mais, après avoir rassuré les peuples crédules, en faisant condamner sa doctrine par les ministres voisins, il continua son chemin vers le Rhône. Gorde crut l'arrêter, en couvrant toute la rivière de bateaux pleins d'hommes armés. Mouvans n'en avait qu'un seul pour passer sept mille hommes qu'il conduisait ; mais en se promenant durant plusieurs jours le long du Rhône, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, pour amuser Gorde, il bâtit un fort, d'où il fit passer durant une nuit quatre ou cinq cents hommes, cinq ou six à chaque fois. Aussitôt qu'ils furent passés, ils construisirent un autre fort, vis-à-vis de celui-là, à l'autre bord, avec une extrême diligence, sans que Gorde s'en aperçût. Il fit grand feu de ces deux forts, à la faveur duquel il passa sans aucune perte, et rejoignit bientôt le gros de l'armée.

Le duc de Montpensier se rendit dans le Périgord, en même temps qu'eux ; mais trop faible pour leur empêcher le passage, ils avaient déjà échappé tous les périls, et n'étaient éloignés du prince que de quelques journées, quand une fâcheuse division se mit parmi eux. Mouvans, qui était d'une humeur altière, et croyait que tout était dû à ses services, se piqua contre Baudiné, frère de d'Acier, homme de

 

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peu de mérite, et pour lequel il avait un mépris extrême, qui lui avait été préféré dans un logement ; de dépit il passa outre avec Pérégourde, qui ne voulut pas l'abandonner, et laissant d'Acier à Saint-Astier, où il s'était logé, il alla prendre son logement à Mansignac, village situé à deux lieues au delà.

Brissac, toujours attentif à ce qui se passait dans le camp ennemi, fut bientôt averti de ce désordre, et pour en profiter, le jeune duc de Guise et lui allèrent demander au général quelques troupes, pour attaquer cette brigade séparée des autres. On lui donna l'élite de la cavalerie , avec deux vieilles enseignes de l'infanterie française : ils marchèrent à Mansignac en nombre à peu près égal aux ennemis, pendant que le reste de l'armée se posta entre Mouvans et d'Acier, qu'elle amusa par des escarmouches. D'Acier, expérimenté dans toutes les ruses de la guerre, connut bientôt leur dessein, et envoya dire à Mouvans de se renfermer tout le jour dans Mansignac, l'assurant que Montpensier serait obligé de se retirer le lendemain, faute de vivres, et qu'aussitôt il ne manquerait pas de les rejoindre ; ainsi Guise et Brissac trouvèrent leurs ennemis préparés et retranchés dans le village, hors d'état d'être forcés; mais Brissac, qui ne pouvait se résoudre à laisser échapper sa proie, après avoir tenté diverses avenues, s'avisa de faire sonner la retraite, et se cacha derrière un coteau voisin, afin que Mouvans, dont il connaissait l'humeur bouillante, ne craignit pas de passer, aa ruse lui réussit. Malgré la résistance et les prières de Pérégourde, Mouvans, présumant toujours de sa bonne fortune et de sa valeur, se piqua d'honneur de joindre le prince avant d'Acier, dont il se croyait si maltraité, et s'obstina à sortir. Aussitôt les deux jeunes chefs, plus forts en cavalerie, tombèrent sur eux. Pérégourde, poussé dans un bois, malgré toute sa résistance, porta la peine de la témérité de son ami, et fut tué. Le duc de Guise réduisit Mouvans à se retirer dans le même bois : on le vit de loin se donner de la tête contre les arbres. Brissac, de retour de la défaite de Pérégourde, acheva de l'accabler , et il périt avec les siens qu’il avait exposés si mal à propos. D'Acier n'eut pas plutôt su cette nouvelle, qu’il fit une grande marche, sans s'arrêter, jusqu'à Aube terre, où le prince vint le recevoir le premier de novembre.

Le duc de Montpensier, qui avait peu de troupes ; vint attendre à Châtellerault le duc d'Anjou qui conduirait douze mille hommes de pied, sans compter les Suisses, et quatre mille chevaux. Les deux armées, devenues redoutables par la jonction des troupes qu'elles attendaient, marchaient toujours l'une proche de l'autre. Celle du prince qui manquait d'argent, et qui était incommodée pour les vivres, ne demandait qu'à combattre, et celle du duc d'Anjou espérait toujours de ruiner l'ennemi sans rien hasarder. Durant ce temps il y eut diverses rencontres, sans grand avantage, et il arriva une aventure bizarre. Le duc d'Anjou avait partagé ses troupes entre Saussay et Jasseneuil,

 

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deux villages à une lieue l'un de l'autre ; en sorte que le plus grand nombre était au dernier : le prince toujours résolu à un combat général, partit à, la pointe du jour avec l'amiral, et marcha droit à l'ennemi : l'amiral menait l'avant-garde, où était la force des troupes, et le prince l’arrière-garde, avec moins de monde ; un brouillard épais les déroba l'un à l'autre, et au lieu qu'ils devaient se rejoindre pour convenir ensemble du lieu par où ils commenceraient l'attaque, ils marchèrent longtemps séparés, de sorte qu'ils arrivèrent par des chemins différents, l'un à Saussay, et l'autre à Jasseneuil.

Le hasard voulut que l'amiral vînt au quartier le plus faible de l'armée royale : il connut bientôt son avantage, et vit la victoire assurée; mais en même temps il entendit le canon du duc d'Anjou, qui tirait du côte de Jasseneuil, et il ne douta pas que le prince n'eût été conduit à ce village par la même erreur qui l'avait mené à l'autre : en même temps il retourna sur ses pas, et apprit par un courrier du prince, qui venait le rappeler en diligence, qu'il ne s'était point trompé dans sa pensée. Toute la journée se passa en petites escarmouches, dans des haies et des buissons, dont le pays est coupé, tantôt à couvert, et tantôt à découvert, et avec un avantage presque égal.

Vers la nuit, le prince détacha quatre compagnies de cavalerie, pour aller chercher le bagage, qui s'était égaré dans l'obscurité : elles approchèrent d'un bois où elles entendirent un grand bruit, et virent des feux allumés : elles s'arrêtèrent, craignant que ce ne fût l'armée royale qui eût changé de poste ; quelques-uns se détachèrent pour reconnaître, et entendirent leurs valets qui se réjouissaient, en attendant des nouvelles de leurs maîtres. Ils en donnèrent avis : on s'approcha, les valets tirèrent, croyant que c'était l'ennemi. Enfin on se rejoignit, et l'affaire tourna en risée. Elle s'augmenta, quand on sut que l'armée royale étonnée de ce même bruit des goujats avait passé toute la nuit sous les armes, et qu'un si petit sujet avait causé tant de frayeur des deux côtés.

Le reste de l'année se passa en diverses entreprises qui ne réussirent pas. Le prince leva le siège de Saumur, où il espérait s'assurer un passage sur la Loire, et le duc d'Anjou manqua Loudun. Il y eut de petites places prises de part et d'autre, où on exerça de grandes cruautés. Les armées furent en présence quatre jours durant, auprès de Loudun, sans qu'il y eût rien entre deux ; mais le froid extrême, qui permettait à peine aux soldats de se remuer, empêcha qu'on n'en vint à un combat : la gelée était si rude, qu'il ne se faisait presque point de chute qui ne fût mortelle. Il n'y eut que la présence des chefs qui pût retenir les soldats sous les étendards ; quoiqu'on fût réduit à l'extrémité des deux côtés, chacun s'opiniâtrait à ne quitter pas le premier : on admirait le courage du duc d'Anjou, toujours appliqué et infatigable. Son exemple et ses discours obligeants soutenaient le soldat, qui n'en pouvait plus. Enfin l'excès du froid l'emporta sur la

 

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patience. Les deux armées se mirent en quartiers d'hiver, comme d'un commun accord ; celle du prince dans le bas Poitou, et la royale à Chinon et aux environs ; mais en se mettant à couvert du froid ils n'échappèrent pas les maladies qu'il avait causées, qui firent un si grand ravage dans les deux partis, qu'il y périt huit mille hommes.

Durant ce temps il vint à La Rochelle quelques vaisseaux, où il y avait six grosses pièces de canon, et de l'argent que le cardinal de Chatillon avait obtenus de la reine d'Angleterre. L'ambassadeur de France s'en plaignit inutilement. L'espérance de ravoir Calais fit qu'Elisabeth, méprisa ses remontrances; sous prétexte de soutenir sa religion, elle reçut dans ses ports les vaisseaux que les Rochelais avaient équipés, qui faisaient de grandes prises, même sur les Flamands : les Anglais en profitaient, et se mettaient sourdement dans cette guerre. Les Rochelais, qui s'y enrichissaient, contribuaient volontiers à la subsistance de l'armée du prince. Il vendit des biens ecclésiastiques, et il amassa par ce moyen des sommes considérables, mais toujours trop faibles pour entretenir un si grand corps ; de sorte que la disette d'argent faisait que les pilleries, malgré les beaux règlements que d'Andelot faisait pour la discipline, étaient impunies dans le camp du prince.

Le duc d'Aumale était cependant sur les frontières de Lorraine et d'Allemagne, pour recevoir les troupes allemandes qui venaient au secours du roi, et empêcher celles qui venaient au secours du prince. Il défit un capitaine du parti huguenot, qui ravageait l'Alsace, ne pouvant entrer en France. Les Rochelais prirent Saint-Michel en L'Herm, où ils tuèrent tout indifféremment, sans distinction de sexe ni d'âge.

Les catholiques n'eurent pas le même succès au siège de Sancerre (1569), qu'ils levèrent après cinq semaines; mais le château de Lusignan, presque pris par les huguenots, fut défendu par la résolution de la femme du gouverneur, qui empêcha la surprise et fut tuée. Le grand froid commençait à se relâcher, et les troupes se remirent en campagne de part et d'autre au commencement de mars.

Il venait au prince du côté de Guyenne un renfort de six mille hommes, sous la conduite des vicomtes de Bourniquet, de Monclas-Paulin, et de Gourdon ; c'est ce que l'on appelait les troupes des trois vicomtes, que ni d'Acier, ni les autres chefs, ni tous les ordres du prince, n'avaient pu obliger jusqu'alors à joindre le gros de l'armée; ils prenaient pour excuse qu'il fallait défendre Montauban contre Montluc qui le menaçait : le prince se persuada que Piles qu'il y envoya trouverait moyen de les amener, et en effet il revenait avec eux. On avait résolu dans l'armée du prince de s'avancer pour les joindre, et de marcher ensuite vers la rivière de Loire, pour y recevoir le due des Deux-Ponts, qui était en marche, dès les derniers jours de février, avec l'armée allemande que les protestants envoyaient à leur secours.

En attendant cette jonction, le conseil de guerre jugeait périlleux de

 

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combattre le duc d'Anjou, qui venait d'être renforcé de trois mille hommes du comte de Tende, de deux mille deux cents chevaux allemands, conduits par le rhingrave Philippe et par Christophe de Bassompierre, seigneur lorrain, et de quelques autres troupes ramassées de divers endroits. Par une raison contraire le duc d'Anjou en voulait venir à une bataille avant que Piles et les trois vicomtes eussent joint, et comme entre lui et le prince il n'y avait que la Charente, il ne songeait plus qu'à la passer. Alors il ne doutait pas qu'en assiégeant Cognac, place si importante aux huguenots, il ne les attirât à une bataille; toute la difficulté était de passer la rivière. Le prince était maître de Châteauneuf et de Jarnac, où il y avait des ponts, et l'armée royale, qui s'était emparée de Jarnac, n'avait pu le garder. Elle avait pris Châteauneuf à composition ; mais l'amiral avait fait rompre le pont, et avait laissé quelques régiments pour garder ce passage; cependant il s'était logé à Bassac, où il élargit ses quartiers. Le prince qui s'était avancé à Jarnac s'y était aussi logé à son aise, et tous deux ne craignaient rien moins que d'être attaqués, se croyant à couvert par la rivière.

Mais le duc d'Anjou avait mis à Châteauneuf un homme trop vigilant pour les laisser en repos; c'était Biron, maréchal de camp, qui étant soupçonné depuis longtemps de favoriser les huguenots, parce qu'au commencement il. s'était laissé surprendre à leur doctrine, brûlait d'impatience d'effacer par quelque grande action un reproche qui nuisait tant à sa fortune : il avait même promis au duc d'Anjou de le mettre bientôt aux mains avec l'ennemi; et en effet la nuit du 12 au 13 mars, après avoir rétabli le pont avec une diligence incroyable, il observa le temps que les huguenots, commis à la garde de ce passage, s'étaient relâchés par trop de sécurité, et il fit filer les troupes avec un silence et un ordre merveilleux. Ce fut un peu après minuit qu'il commença l'entreprise, si bien qu'avant le soleil levé les deux tiers de l'armée royale avaient pris place dans les prés au delà de l'eau.

Montgomery, Soubise et La Noue qui commandaient cette garde ne songeaient encore à rien; La Noue fut le premier qui aperçut un gros de cavalerie avec le grand étendard bleu, et Martigue à la tête, qui venait au galop aux chevau-légers huguenots; ils ne tinrent pas longtemps, et La Noue qui vint à leur place, eut à soutenir un rude choc, Le secours que lui amena d'Andelot, le soutint un peu de temps ; on lui vit lever de la main gauche la visière d'un homme qui l'attaquait, et de l'autre il lui donna un coup de pistolet dans la tête : ses gens encouragés par cette action, chassèrent Martigue hors du village de Triac dont il s'était emparé ; mais Brissac étant accouru, fit si grand feu, qu'il poussa d'Andelot, prit La Noue, et se logea dans Triac avec Martigue. Pendant ce temps le duc de Montpensier eut le loisir de mettre en bataille au delà de l'eau l’avant-garde qu'il commandait. L'amiral

 

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averti du passage de l'armée royale, ramassa ce qu'il put de troupes, et vint soutenir les siens, en attendant l'arrivée du prince qu'il avait mandé en diligence : l'officier que l'amiral avait dépêché lui exposa le péril où était l'arrière-garde : il connut la faute qu'on avait faite en ne gardant pas assez bien les ponts, et il dit, sans s'émouvoir, que l'arrière-garde avait fait un faux pas, mais qu'il fallait la relever ou périr avec elle : aussitôt il fit volte-face, et ordonna à sa cavalerie de marcher avec toute la diligence qu'elle pouvait faire sans se mettre hors d'haleine ; l'amiral soutenait cependant avec des efforts incroyables les catholiques, qui s'accroissaient à chaque moment, à mesure qu'ils passaient la rivière.

Quand le prince fut approché, il demanda son casque, et en le prenant, un coup de pied d'un cheval du comte de La Rochefoucauld son beau-frère, lui cassa la jambe. Il ne laissa pas de poursuivre sans se plaindre; et tout en marchant, ce « Souviens-toi, dit-il, noblesse française, en quel état Louis de Bourbon entre aujourd'hui au combat pour sa religion, pour ton salut et pour celui de toute la France. » Il donne en même temps tête baissée, et quoique l'armée royale fût toute passée quand il arriva, il ne laissa pas de dégager son arrière-garde; mais il fut en même temps accablé de tant de côtés, qu'il ne put plus résister ; son cheval fut tué sous lui, et pendant que, malgré sa chute ; il se défendait un genou en terre, il se vit enveloppé de toutes parts. Le peu de monde qui restait autour de lui combattait avec une opiniâtreté qui n'avait point encore eu d'exemple ; on vit un vieillard, nommé la Vergne, faire des prodiges au milieu de vingt-cinq de ses neveux, dont quinze tombèrent avec lui dans un monceau, et les autres furent prisonniers.

Cependant le monde se rassemblait autour du prince : comme il se vit seul au milieu des ennemis, il tendit le gantelet à deux gentilshommes qui prirent sa parole, et le placèrent auprès d'un buisson, où il vit venir tout d'un coup un cavalier qui paraissait emporté et comme furieux ; c'était Montesquieu, capitaine des gardes du duc d'Anjou, qui crut faire plaisir à son maître de le défaire du prince, et le jeta mort par terre d'un coup de pistolet qu'il lui donna dans la tête par derrière.

Le grand nombre des catholiques qui accablaient les huguenots, n'empêcha pas qu'ils ne se retirassent en bon ordre. L'amiral et d'Andelot se rendirent à Saint-Jean-d'Angely avec la cavalerie; l'infanterie passa par Jarnac, où elle rompit le pont, et soutenue par d'Acier avec six mille hommes qui n'avaient pas eu le loisir de se rassembler pour combattre, elle arriva à Cognac, que le duc d'Anjou devait apparemment bientôt attaquer. Pour les vicomtes, quand ils surent la perte de la bataille, ils retournèrent en Guyenne.

La perte des huguenots fut considérable, plus parla qualité des personnes que par le nombre; parmi sept cents hommes qui furent tués,

 

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la plupart étaient officiers ou gentilshommes; la mort de Chastelier fut remarquée. Après qu'il se fut rendu, quelques soldats de Charri qui le reconnurent pour l'assassin de leur capitaine, le tuèrent de sang-froid. Le nombre des prisonniers fut beaucoup plus grand que celui des morts.

Aussitôt après la bataille, Villars ayant aperçu Robert Stuart parmi les prisonniers, se jeta aux pieds du duc d'Anjou, et le conjura de lui permettre de venger sur cet étranger la mort du connétable son beau-frère. A peine donna-t-il au duc d'Anjou le temps de répondre, et interprétant au désir de sa vengeance quelques signes ambigus, il tua Robert presque en la présence du duc. Mais parmi tant de pertes les huguenots ne sentirent vivement que celle de Condé : les catholiques même les plus zélés ne purent s'empêcher de regretter un prince d'un si grand mérite, que les cabales de la Cour et sa mauvaise fortune, plutôt que ses mauvaises inclinations, avaient jeté dans un parti indigne de sa naissance.

A l'égard du duc d'Anjou, tout dissimulé qu'il était dans ses premières années, il ne put s'empêcher de faire paraître une maligne joie à la mort du prince. Il voulut faire bâtir, en actions de grâces de sa victoire, une chapelle à l'endroit où le prince avait été tué. Carnavalet son gouverneur l'en empêcha, en lui remontrant qu'il allait confirmer par là l'opinion répandue dans les deux armées, que Montesquieu n'avait rien fait que par ses ordres. Le corps du prince fut porté sur une ânesse, ou par dérision ou par hasard, à Jarnac, où le duc d'Anjou alla coucher. Il y fut exposé en vue atout le peuple, et rendu quelque temps après à la reine de Navarre sa belle-sœur, qui le fit porter à Vendôme.

La Cour était à Metz pour favoriser la jonction des Allemands, conduits par le marquis de Bade, et pour empêcher l'entrée du duc des Deux-Ponts, qui joint au prince d'Orange et à Louis de Nassau son frère, menait treize à quatorze mille hommes aux huguenots. Quand la nouvelle de la victoire de Jarnac et de la mort du prince fut arrivée, la joie fut si grande, qu'on éveilla le roi au milieu de la nuit; il se leva à l'instant, et sans attendre le jour, il fit chanter le Te Deum dans l'église cathédrale. On publiait que le parti huguenot était abattu par la perte de son chef et d'une si grande bataille; mais la reine, et ceux qui connaissaient les ressources de l'esprit et du cœur de l'amiral, eurent bien d'autres pensées. En effet le parti se trouva plus fort que jamais, par les soins de ce capitaine ; il manda de tous côtés la mort du prince, principalement au duc des Deux-Ponts, afin qu'il se hâtât de venir à son secours; de peur que la mort de Stuart n'intimidât ses gens, il la vengea sur Ingrande et sur Prugne, deux gentilshommes qualifiés qu'il avait pris prisonniers, et qui furent sacrifiés à la politique du parti.

La reine de Navarre, femme courageuse, vint à Cognac et raffermit les esprits ébranlés, en montrant à la noblesse et aux soldats, comme

 

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un soutien assuré, le prince de Béarn son fils, et le jeune Henri, son neveu, fils du prince de Condé. Un peu après on alla à Saintes, où les deux princes furent déclarés chefs, et l'amiral lenr lieutenant-général, comme il l'avait été sous le défunt prince de Condé. Ainsi il ne donna de jalousie à personne, parce qu'il ne paraissait pas plus élevé qu'auparavant, et il eut en effet toute l'autorité. Le bon ordre qu'il donna à toutes choses empêcha le duc d'Anjou de profiter de sa victoire ; ce prince assiégea Cognac, mais il y trouva sept mule hommes qui l'obligèrent à lever le siège; il ne réussit pas mieux à Angoulême : Montgomery y fut envoyé avec huit cents chevaux, et mit la place en sûreté. Par sa négligence il perdit pourtant auprès de la ville la moitié de sa cavalerie, que Brissac lui enleva.

Quand on vint rapporter à l'amiral cette défaite; il dit, sans s'émouvoir, qu'il était bien aise que Brissac fût si entreprenant, parce que sa hardiesse le ferait bientôt périr. En effet, il eut bientôt nouvelle que ce jeune capitaine, qui à l'âgé de vingt-six ans semblait déjà égaler son père, avait été tué devant Mucidan, place du Périgord, que le duc d'Anjou avait fait assiéger. Peu de jours auparavant, Pompadour avait été tué devant cette place ; et la mort de ces deux jeunes seigneurs causa tant d'indignation à tous les soldats, qu'ils mirent tout à feu et à sang dans la place, malgré la capitulation qu'on lui avait accordée. L'amiral de son côté eut à regretter son frère de d'Andelot, et Genlis dont le frère Yvoy prit le nom ; Strozzi fut fait par le roi colonel de l'infanterie à la place de Brissac, et d'Acier eut la même charge parmi les huguenots au lieu de d'Andelot. Cependant les Allemands s'étaient avancés du côté de la Bourgogne. Le duc d'Aumale, désespérant de pouvoir les empêcher d'entrer en France, s'était contenté de les suivre jusqu'aux environs de Citeaux, et de là avait pris le devant pour leur disputer le passage de la Loire; la Cour était aussi partie de Metz où elle n'était plus nécessaire, et était allée à Limoges pour être plus proche de l'armée.

Les Allemands passèrent la Loire plus vite que l'on n'avait pensé, et avant que le duc d'Anjou se fût joint au duc d'Aumale pour les arrêter : ils ne se contentèrent pas de passer à gué; mais pour s'assurer un passage commode en toutes saisons, ils attaquèrent la Charité, que le gouverneur abandonna, sous prétexte d'aller demander du secours au duc d'Anjou. Les huguenots qui étaient en grand nombre dans cette place, engagèrent une entrevue pour capituler, et pendant que d'un côté on faisait la capitulation, ils introduisirent les Allemands de l'autre. Cette prise arriva le 20 de mai, et la Cour commença à craindre que tant de troupes jointes ensemble ne devinssent invincibles.

On avait tenté tout ce que l'on avait pu pour faire une diversion. Comme les troupes de la reine de Navarre étaient les meilleures de l'armée de l'amiral, la Cour avait tâché d'obliger cette princesse à les renvoyer pour défendre son pays, que Terride, capitaine expérimenté,

 

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avait eu ordre d'attaquer; mais le zèle de cette princesse pour le parti fut si grand, que plutôt que de diminuer l'armée de l'amiral, elle laissa perdre toul le Béarn, et tout ce qu'elle avait dans la Navarre, à la réserve de Navarins, place forte et bien munie, que Terride tenait assiégée. Les huguenots laissèrent faire à ce général toutes ses conquêtes, et ne songeaient qu'à joindre le duc des Deux-Ponts, qui de son côté marchait à eux à grandes journées ; ils défirent quelques troupes, que le duc d'Anjou avait postées sur le bord de la Vienne, pour en défendre le passage, et firent leur jonction le septième juin. Quelques jours auparavant le duc des Deux-Ponts était mort de travail, après une fièvre qui le fatiguait depuis longtemps. Il y eut peu après une rencontre à Roche-la-Belle, assez près de la rivière de Loire, où Strozzi perdit beaucoup de monde, et fut pris en combattant avec une valeur incomparable. Il serait demeuré dans le combat, si les huguenots, qui ne donnèrent aucun quartier à ses soldats, ne l'avaient épargné seul, et n'avaient voulu le prendre vif pour le changer avec La Noue. Le comte du Lude fut obligé à lever le siège de Niort. Châtellerault se rendit aux huguenots; ils prirent quelques autres places, et Guerchi, qu'ils avaient laissé pour gouverneur dans la Charité, la défendit avec tant de vigueur, que Lansac qui l'assiégeait ne put l'emporter.

Après tant de succès, il ne leur restait que de délivrer Navarins. Montgomery s'était chargé d'un si grand dessein ; les vicomtes, divisés entre eux, l'avaient demandé pour chef, et il était parti de La Rochelle avec onze cavaliers seulement ; mais il fut bientôt fortifié par les garnisons voisines, et après qu'il eut joint les vicomtes, à mesure qu'ils avançaient vers le Béarn, son armée se grossissait tous les jours par le concours de la noblesse huguenote; il défit en passant un parti catholique, et marcha vers Tarbes avec tant de diligence, qu'il ne donna pas le loisir aux catholiques de la mettre en état de défense.

Après l'avoir forcée, il entra aussitôt dans le Béarn : Terride, quoique plus fort, prit l'épouvante, et leva le siège de Navarins; mais il ne sauva pas pour cela ses troupes des mains de Montgomery : il l'assiégea dans le château d'Orlhès, où il s'était renfermé avec la fleur de son armée. Il eût trouvé beaucoup de résistance dans ce château, où il y avait tant de vaillans hommes, si Sérillac, frère de Terride, qui servait dans les troupes de Montgomery, n'eût su tellement intimider les assiégés et son frère, qu'il fit, peu de jours après, un traité honteux. Montgomery reçut ordre de la reine Jeanne de faire mourir, comme traîtres, quatre barons de Béarn qui s'étaient joints aux catholiques. Elle se plaisait à faire la souveraine dans le Béarn, quoique ce pays relevât de la couronne de France ; mais nos rois avaient eu beaucoup d'indulgence pour les rois de Navarre, et leur laissaient dans le Béarn plus d'autorité qu'il ne leur en appartenait, pour les consoler de leur royaume, que leur alliance avec la France leur avait fait perdre.

 

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Après tant de victoires, Montgomery eût été en péril, si le maréchal Damville, qui fut envoyé dans ce pays, et Montluc, qui y commandait une armée, se fussent entendus; mais il était impossible de s'accorder avec Montluc, à moins de lui céder le commandement. La jalousie qu’il avait eue contre Terride, l'avait obligé à le laisser agir seul, ce qui retarda l'exécution de ses desseins, et donna le temps aux huguenots de les venir ruiner. Il s'accommoda encore moins de l'humeur fière et impérieuse du maréchal Damville, ni ne put se résoudre à rien concerter avec lui, si bien que Montgomery s'affermit sans peine dans le Béarn : ainsi tout réussissait sans peine aux huguenots ; ils ne demandaient qu'à donner une bataille générale, pendant que leurs troupes étaient encore entières : mais le roi avait pris une autre résolution ; il prévoyait que les troupes mal payées se diminueraient avec le temps, et au lieu de hasarder un combat, qui aurait mis la France en péril, il espéra de les ruiner, en les empêchant de rien entreprendre.

Un peu après la jonction du duc des Deux-Ponts avec l'amiral, le duc d'Anjou, quoique fortifié des troupes de Flandre, commandées par Ernest de Mansfeld, Un des officiers du duc d'Albe, et de quatre mille Italiens que le Pape lui avait envoyés, sous la conduite du comte de Santa-Fiore, de la maison de Sforce, avait eu ordre de distribuer ses troupes dans les places, et de renvoyer la noblesse pour se rafraîchir jusqu'à la mi-août. L'amiral devenu par là maître de la campagne, et après avoir considéré que tirer en longueur était la ruine de son parti, résolut de se saisir de Saumur, place sur la Loire, qui pouvait être rendue très-forte, et d'aller de là aux environs de Paris, dans l'espérance qu'il eut qu'en faisant crier cette grande ville, et en affamant son peuple innombrable, il obligerait le roi à leur accorder une paix avantageuse.

Rien ne paraissait plus aisé ni plus profitable au parti que l'exécution de ce dessein; mais la prise de Lusignan, qui fut forcée vers ce même temps, et la grande quantité de canons qu'on y trouva, firent changer de pensée à l'amiral ; il avait peine à laisser Poitiers entre les mains des catholiques, et comme il ne leur restait que cette place dans la province, il trouvait beaucoup d'avantage à s'en rendre maître. L'entreprise lui parut aisée, parce que cette grande ville, mal peuplée et mal fortifiée, était en effet difficile à garder; mais il ne considérait pas que le comte du Lude y avait une garnison de six à sept mille hommes des plus braves soldats du royaume, outre beaucoup de noblesse qui s'y était jetée à la suite du duc de Guise et du marquis de Mayenne. Ces deux frères étant arrivés trop tard au secours de Lusignan, se consolèrent de ce malheur, dans l'espérance de défendre Poitiers.

L'amiral y vint mettre le siège le 25 de juillet, contre l'avis de tous les officiers de son armée; il ne fut pas longtemps sans faire une

 

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brèche du côté de la rivière de Clam, et déjà l'on délibérait de faire retirer le duc de Guise avec son frère, pour ne point trop exposer ces deux jeunes princes, qui étaient regardés comme le rempart du parti catholique. Le comte du Lude craignait que leur sortie n'intimidât le peuple et la garnison ; mais il ne fut pas en peine d'empêcher un si grand mal, car ces princes répondirent déterminément qu'ils n'étaient pas entrés dans la place pour en sortir avant que d'en avoir repoussé les ennemis. En disant ces paroles, ils marchèrent droit à la brèche, et animant tout le monde par leur exemple, ils rappelèrent dans les esprits la levée du siège de Metz : on espéra du fils un événement aussi heureux que celui qu'on avait vu autrefois procuré par la valeur du père ; chacun se mit au travail à l'exemple du duc de Guise, qui portait lui-même la hotte : on creusa un nouveau fossé au delà du retranchement qu'on avait déjà fait derrière la brèche; l'assaut, donné le dixième d'août, fut vigoureusement repoussé, et le pont, bâti sur le Clain par les huguenots, fut renversé la nuit suivante.

Ils furent longtemps à ramasser des matériaux pour le refaire; en attendant ils firent une nouvelle brèche, et le pont fut relevé avec beaucoup de peine; mais un officier de justice trouva le moyen d'inonder toute la campagne, et de rendre la brèche inaccessible. L'amiral changea à diverses fois la batterie ; les assiégés se défendaient partout, et par le travail assidu des habitants, les murailles abattues furent bientôt relevées plus fortes qu'auparavant. La dyssenterie s'étant mise dans le camp, l'amiral en fut dangereusement malade, et la diminution de ses troupes fit juger un roi, qui s'était avancé à Tours, qu'il était temps de tenter le secours. L'armée du duc d'Anjou s'était déjà rassemblée ; mais l'amiral n'avait pas accoutumé de se relâcher aisément, et s'obstinait d'autant plus à ce siège, qu'il l'avait entrepris lui seul, contre l'avis de tout le monde. Il fit donner un dernier assaut le 3 septembre, où Piles, qui le commandait, perdit les deux tiers de ses gens.

La retraite fut honteuse; l'amiral, pour l'excuser et ne point intimider l'armée, dit qu'il les avait rappelés parce qu'ils avaient combattu sans son ordre. Cependant le duc d'Anjou avait commencé le siège de Châtelleraut pour obliger l'amiral à quitter celui de Poitiers; il ne considéra pas qu'il sauvait à son ennemi la plus grande partie de la honte, en lui donnant un prétexte de lever un siège qu'il ne pouvait plus continuer. L'amiral dit tout haut qu'il ne fallait pas laisser perdre Châtelleraut, et quitta Poitiers environ le 7 septembre, après y avoir perdu beaucoup de monde, et six semaines de temps. Il marcha vers Châtelleraut, et le duc d'Anjou qui ne demandait qu'aie tirer de Poitiers, leva le siège à son tour : ce qu'avait fait le duc de Guise pour la défense de cette place, non-seulement augmenta l'amour des peuples pour ce jeune prince, et sa réputation parmi les gens de guerre, mais lui attira encore des marques particulières de l'estime

 

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du roi. Il fit un tour à la Cour, où il fut reçu avec de grands témoignages d'amitié, et admis au conseil secret, établi depuis peu pour y traiter des affaires des huguenots.

Cependant Montluc, pour ne demeurer point inutile dans le Béarn, avait assiégé Mont-de-Marsan : pendant qu'on capitulait avec lui, il entra d'un autre côté dans la place, où il fit égorger toute la noblesse huguenote , en vengeance des catholiques que Montgomery avait fait périr après le siège d'Orthès ; ce fut le seul exploit qu'il fit, Les divisions entre le maréchal Damville et lui rendirent les autres projets inutiles, et ce maréchal n'espérant plus rien de l'humeur insupportable de Montluc, se retira dans le Languedoc, sous prétexte de défendre les environs de Montauban contre les vicomtes.

Après la levée des sièges de Poitiers et de Châtellerault, les deux armées marchèrent quelque temps assez près l'une de l'autre, sans rien entreprendre, et seulement pour chercher à vivre; à la fin elles se mirent, comme d'un commun accord, dans des quartiers de rafraîchissement, le duc d'Anjou évitant toujours de combattre, et ne songeant qu'à consumer lentement l'armée huguenote. L'amiral était logé à Faye-la-Vineuse , où il n'était pas sans inquiétude : le parlement de Paris, non content de l'avoir condamné à mort et de l'avoir fait exécuter en effigie, avait mis sa tête à prix, et l'hôtel de ville de Paris s'était rendu caution de cinquante mille écus d'or, qu'on promettait à celui qui le tuerait. Il aurait pu s'élever au-dessus de cette crainte, s'il ne se fût vu dans le même temps trahi par le plus affidé de ses domestiques, qui, après des conférences secrètes avec un officier du duc d'Anjou, avait entrepris de l'empoisonner. Le supplice de ce misérable ne mettait pas l'amiral à couvert; il se voyait attaqué de tous côtés, et par toutes sortes de voies, par des ennemis implacables; privé de sa charge d'amiral, qui avait été donnée à Villars ; à la tête d'un parti où il n'y avait ni discipline ni obéissance, qui manquait de tout, èt qui ne subsistait que par les secours des étrangers ; il ne les obtenait qu'avec une peine extrême, et quand ils étaient venus, il n'en était plus le maître, parce qu'il n'avait point d'argent à leur donner. Le prince d'Orange était allé en Allemagne après la bataille de Jarnac, et il ne doutait pas qu'il n'en ramenât des troupes; mais comme il n'avait pas de quoi les payer, il appréhendait de nouveaux désordres et de nouvelles révoltes

Les Français n'étaient pas plus dociles : la noblesse des provinces éloignées, qui l'environnait, se lassait de consumer tout le temps dans une guerre de chicane, où elle se ruinait sans avancer les affairas du parti, et pressait l'amiral de terminer la querelle par une bataille; mais il n'était pas sur de la donner, parce que l'armée catholique, outre qu'elle était de beaucoup plus forte que la sienne, recevait des paiements réglés, et qu'elle était accoutumée à l'obéissance sous un empire légitime. Tout autre que l'amiral aurait succombé sous de

 

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telles difficultés ; mais c'était dans ces rencontres que son courage se relevait le plus ; la nécessité régla ses desseins, et de peur d'être forcé par les siens à combattre, il résolut de le faire comme de lui-même, quoiqu'il vit bien que le mieux était de ne l'entreprendre qu'après avoir ramassé tout ce qu'il avait de troupes, surtout celles de Montgomery, qui n'avait plus rien à faire dans le Béarn. Dans ce dessein il décampa pour aller aux environs de Montcontour, où il y avait des plaines plus propres à étendre sa cavalerie.

Les sentiments étaient partagés dans l'armée du duc d'Anjou. Le maréchal de Cossé et les vieux officiers persistaient dans le premier dessein de ruiner l'armée protestante par ses propres nécessités et par ses propres désobéissances. Mais le duc s'ennuyait de celle guerre, et après un mois de temps qu'il avait passé à ne faire qu'observer l'ennemi, il voulait finir la campagne par quelque chose de plus glorieux. La Cour était entrée dans ses sentiments; elle voyait venir, en faveur des huguenots, de grosses armées d'Allemands, auxquels elle ne pouvait résister qu'en appelant des troupes de même nation; ainsi la France se remplissait d'étrangers dont elle pouvait devenir la proie, s'ils s'avisaient de se réunir contre elle, quand elle se serait épuisée par de continuels combats. Il fallait donc tâcher de profiter de l'occasion, et d'accabler l'amiral pendant qu'il était plus faible.

Tavannes, officier de grande considération, qui faisait la charge de maréchal de camp, appuyait cette opinion, et représentait au duc d'Anjou que l'amiral était dans le pire état où il se pût jamais trouver, que Montgomery le joindrait bientôt, que le prince d'Orange ne tarderait pas à ramener un renfort d'Allemands, que l'armée royale était d'un tiers plus forte que l'armée ennemie, et que jamais le roi n'aurait tant d'avantage sur les rebelles. Toute la jeunesse applaudissait, et le combat fut résolu au conseil de guerre, de l'avis même du maréchal de Cossé, sait qu'il flattât l'inclination du duc d'Anjou, ou que l'état des affaires le fit revenir à son sentiment.

On était dans ce dessein, quand on sut que l'amiral était en marche. Biron, maréchal de camp, toujours attentif à le suivre et à l'observer, rencontra aux champs de Saint-Clair son arrière-garde commandée par Mouy. L'ambrai lui-même avec l'avant-garde, et Louis, comte de Nassau, avec la bataille, avaient déjà gagné le devant. On vint rapporter à Mouy qu'il paraissait un parti de l'armée royale, détaché pour la petite guerre : il ne s'en émut pas, et continua tranquillement sa marche ; mais il était encore éloigné de Montcontour, et le duc de Montpensier, qui commandait l'avant-garde catholique, étant averti par Biron, tomba sur lui à l'improviste ; ce ne fut pas sans avoir auparavant mandé au duc d'Anjou de le venir soutenir. Mouy, quoique surpris, ne perdit pas la présence d'esprit, et tourna face; les mousquetaires qu'il plaça à droite et à gauche, arrêtèrent quelque temps le duc de Montpensier; mais enfin il les poussa, et Mouy fut contraint

 

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à se couvrir d'un petit ruisseau. Les huguenots publièrent depuis que si Montpensier l'eût traversé, comme il le pouvait, et qu'il eût continué son attaque, leur arrière-garde se serait mise en déroute, et y aurait mis le reste de l'armée ; mais le duc demeura tout court, sans qu'on sache bien pourquoi.

On crut qu'il avait jugé la retraite des huguenots trop facile : quoi qu'il en soit, il perdit cette occasion. L'amiral, averti de l'état des choses, se persuada aisément que la crainte l'avait arrêté; sur ce fondement il crut avoir bon marché des catholiques; ainsi il repassa le ruisseau, et déjà Montpensier était ébranlé, quand le duc d'Anjou survint, et contraignit l'amiral à prendre la fuite en désordre, sans s'arrêter jusqu'à une lieue et demie de là, d'où, après trois heures de repos, il arriva le lendemain à Montcontour. La perte fut légère, mais l'épouvante fut grande; la nature du pays, coupé de petits vallons, et la nuit venue, sauva l'armée. Le duc d'Anjou campa sur le champ de bataille, pour marque de victoire, et le lendemain il résolut de poursuivre l'ennemi, pour le forcer au combat.

Il arriva en bataille près de Montcontour, presque en même temps que l'amiral. La petite rivière de Dive séparait les deux camps; le duc d'Anjou la passa à sa source, d'où il la remonta durant la nuit, et le lendemain, 3 d'octobre, il parut à la vue de l'ennemi. Deux cavaliers, détachés de son armée, avaient fait dire à l'amiral le soir précédent par une de ses sentinelles, qu'il se gardât bien de combattre, que les catholiques étaient trop forts et résolus, et qu'il ne pouvait se sauver que par une prompte retraite, ll était disposé à profiter de l'avis, qu'il connaissait véritable, mais il n'était pas maître de son armée; les lansquenets s'étaient mutinés et demandaient de l'argent, et il avait fallu faire venir les princes au camp pour les apaiser. On en vint à bout à force de promesses, et en représentant combien il était honteux de quitter l'armée à la veille d'une bataille, dont l'événement déciderait de la fortune du parti ; mais le temps qu'il fallut perdre à les persuader rendit la retraite impossible, et il n'y avait plus de parti à prendre que celui de combattre courageusement.

Tavannes, qui s'était avancé pour reconnaitre, trouva une grosse troupe qui se retirait sur le chemin de Parthenay, petite ville à sept ou huit lieues de Montcontour. C'étaient les deux jeunes princes qui retournaient à Parthenay, non sans avoir versé beaucoup de larmes, et que l'amiral, qui ne voulait pas les hasarder, renvoyait malgré eux avec une grande escorte : leur retraite, quoique nécessaire, était de mauvais augure pour l'armée protestante, que leur suite nombreuse affaiblissait. Tavannes, qui savait profiter de tout, revint à l'armée catholique avec un visage gai, disant qu'il avait rencontré les huguenots en déroute, et que la victoire était assurée. Toute l'armée rat encouragée par cette parole et par la contenance de Tavannes; l'artillerie tonna des deux côtés.

 

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Martigue la fit taire en commençant le combat avec sa cavalerie, à la suite des enfants perdus, et poussa les premiers escadrons de l'avant-garde ennemie, commandée par l'amiral en personne. Tavannes, qui veillait à tout, s'aperçut alors d'un mouvement que fit l'amiral pour s'élargir sur la droite, et pour gagner du terrain : sur cela il pressa le duc d'Anjou de faire combattre son avant-garde, que le duc de Montpensier conduisait; ce duc faisant semblant de suivre Martigue et les enfants perdus, tout d'un coup tomba sur Mouy, que ses reitres abandonnèrent. Autricourt prit sa place, et Martigue fut repoussé avec violence sur le duc de Montpensier: chacun soutint les siens à propos; ainsi ce duc dégagé, par le secours du duc de Guise, revenait fondre sur l'amiral, et l'accablait par le nombre. Comme l'amiral vit ses rangs éclaircis, il crut qu'il était temps de faire agir l'arrière-garde, dont il avait donné le commandement au comte Louis de Nassau, et lui manda de lui envoyer trois cents hommes de cheval.

Le comte les mena lui-même, contre les ordres qu'il avait reçus, et laissa l'arrière-garde sans chef. Tavannes ayant aperçu ce désordre, ne manqua pas d'en profiter ; il courut à toute bride à l'arrière-garde, où était le duc d'Anjou avec toute la force de l'armée, pour l'avertir , de donner sur l'arrière-garde ennemie, pendant que le chef était éloigné. Le duc partit à l'instant avec sa cavalerie, et laissa à côté quatre mille Suisses qui la couvraient. Alors l'arrière-garde huguenote, qui ne savait par où elle allait être attaquée, s'avança vers l'amiral, pour être à couvert du moins de ce côté-là, et durant qu'elle résistait, le comte Louis retourna aux siens. Les reitres de l'armée royale allaient tomber sur l'amiral, et le rhingrave qui les commandait s'étant avancé trente pas au-devant des siens, l'amiral, fit une pareille démarche, fis tirèrent tous deux l'un sur l'autre, presque en même temps.

L'amiral eut quelques dents cassées par le coup que lui tira le rhingrave; mais le rhingrave tomba mort de celui que lui tira l'amiral ; sa blessure ne lui permit pas de profiter de cet avantage. Il surmonta sa douleur, jusqu'à ce que le sang l'étouffant, il se laissa emmener ; à sa retraite on vit s'ébranler tout ce qui était de ce côté-là; mais le comte Louis de Nassau, et le comte Volrad de Mansfeld, soutinrent l'effort des catholiques. Le premier, à la tête de sa cavalerie, tua de sa main le marquis de Bade, qui commandait les reitres de l'armée royale ; et le second poussait devant lui tout ce qu'il rencontrait avec une telle impétuosité, que les huguenots commençaient à crier victoire. Le maréchal de Cossé les arrêta, et reprit l'avantage que le comte Louis de Nassau allait encore faire perdre aux catholiques, quand le duc d’Anjou fit avancer ses quatre mille Suisses.

L'infanterie allemande qui leur était opposée en pareil nombre, à soutenir leur choc; il semblait que ces deux belliqueuses nations, qui se disputaient depuis tant de siècles la gloire de la valeur, avaient entrepris de vider cette ancienne querelle, tant on les voyait acharnés

 

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l'une contre l'autre. Les choses étant ainsi en balance, tant par l'opiniâtreté des soldais, que par la vigilance des chefs, il n'y avait que le nombre qui pût décider. L'amiral était trop faible pour avoir un corps de réserve; Tavannes et Biron étaient continuellement attentifs pour faire agir à propos celui que le duc d'Anjou avait formé de l'élite de toutes les troupes. Quand ils virent l'âpre combat des Suisses et des lansquenets, ils crurent que le moment était venu, et comme tout semblait dépendre de l'effort que le maréchal de Cossé faisait contre Nassau, ils donnèrent de ce côté-là. Leur attaque fut suivie d'un prompt succès; tout s'ébranla dans l'armée huguenote; l'infanterie française de ce parti, après avoir longtemps soutenu l'infanterie française de l'armée royale, succomba, et leurs adversaires irrités de ce qu'ils leur avaient refusé quartier à la rencontre de Roche-la-Belle, allaient tout passer au fil de l'épée, quand le duc d'Anjou vint crier : Sauve les Français !

Ce mot arrêta l'ardeur des siens, et ce qui restait de fantassins français furent faits prisonniers. Ce prince passa de là aux Suisses, qui avaient fait une horrible boucherie des lansquenets, quoiqu'ils eussent mis les armes bas ; mais le duc d'Anjou trouva les Suisses attachés sur eux avec une telle furie, qu'à peine en put-il sauver deux cents. Les reitres huguenots, qui s'étaient renversés sur eux, les avaient beaucoup incommodés, et étaient allés tomber entre les mains des troupes du duc d'Albe, qui, n'ayant point encore combattu, les mirent bientôt en déroute.

Cependant les escadrons et les bataillons catholiques se ralliaient derrière les Suisses et le corps de réserve. Les huguenots, qui voyaient fondre sur eux de tous côtés tant de troupes fraîches, et tant d'escadrons ralliés, ne purent plus résister. Les comtes de Nassau et de Mansfeld virent quelques escadrons qui se défendaient encore; ils se mirent à leur tête, et firent leur retraite avec eux en combattant : ils se rendirent à Parthenay avec l'amiral, par Airvaut, passage important, que le général avait eu la précaution de faire garder en cas de malheur. Les autres se retirèrent à Niort, et les plus timides s'enfuirent jusqu'à Roche-la-Belle et à Angoulême, remplissant d'épouvante toutes les villes du parti. Les catholiques ne perdirent que six cents hommes, et eurent presque autant de blessés ; mais la perte des huguenots fut de six mille hommes, sans compter les valets, qui combattirent presque aussi opiniâtrement que leurs maîtres, et dont le carnage fut effroyable. Tout le canon et tout le bagage des Allemands fut pris; le bagage des Français avait été envoyé un peu avant la bataille à Parthenay et à Niort : le nombre des prisonniers fut grand, parmi eux se trouvèrent La Noue et d'Acier; le dernier fut pris par Santa-Fiore.

On dit que le Pape fut fâché contre lui, de ce qu'il n'avait point défait les catholiques d'un homme de cette importance, capable de succéder à l'amiral s'il manquait; mais il le fit relâcher libéralement, pour

 

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montrer qu'il en voulait seulement à la religion et non aux personnes. Fontenay, Lusignan, Châtelleraut, et presque toutes les places que les huguenots tenaient en Poitou se rendirent sans résistance, ou furent abandonnées. L'amiral laissa Parthenay aux victorieux, et après avoir laissé Mouy à Niort pour les amuser, il se retira à La Rochelle. Sa blessure, plus incommode que dangereuse, ne l'empêcha pas d'écrire en Allemagne et en Angleterre, dès le jour même de la bataille. Il le fit avec un tel artifice, qu'en diminuant un peu sa perte, pour ne point décourager ses alliés, il leur fit entendre qu'il avait tout à craindre sans un prompt secours.

Mouy se préparait à défendre Niort contre le duc d'Anjou, qui l'assiégea deux jours après la bataille; mais il fut blessé par derrière, au retour d'une vigoureuse sortie, où les catholiques avaient eu peine à le repousser. Louviers-Montrevel, homme scélérat (il n'était pas de l'illustre maison de Montrevel de La Baume), Louviers, dis-je, lit ce mauvais coup. Il était venu dans l'armée huguenote dans le dessein de gagner, en tuant l'amiral, les cinquante mille écus mis sur sa tête; mais désespérant de réussir, pour ne point revenir sans avoir rien fait, il tua Mouy, quoiqu'il fit semblant d'être son ami : après ce coup, il s'enfuit à Chandenier, où le duc d'Anjou fit connaitre, par la manière dont il le reçut, qu'il n'approuvait pas une si lâche trahison. Niort perdit courage par la blessure de son brave défenseur, qui en mourut quelque temps après, et se rendit : toute la Cour y vint, et ce fut là qu'on délibéra de ce qu'il y avait à faire. La résolution qu'on y prit fit voir combien il est rare de savoir bien user d'une victoire. La plupart des vieux officiers disaient qu'il fallait poursuivre l'ennemi durant que tout était consterné, sans lui donner aucun relâche ; qu'on n'avait déjà que trop perdu de temps, et qu'il fallait ou contraindre l'amiral à une cinquième bataille, dans laquelle sa perle était assurée, ou l'assiéger dans la place où il se renfermer oit, telle qu'elle fût. On opposa à cet avis cette vieille maxime de guerre, qu'il ne fallait point laisser de place derrière soi, sans considérer qu'il y a certains avantages, qui rendent un parti tellement supérieur, qu'il peut, sans rien hasarder, s'affranchir des règles communes. Il fut conclu qu'on suivrait ce dernier avis, sait que les principaux chefs voulussent tirer la guerre en longueur pour se rendre nécessaires, ou que par un aveuglement assez ordinaire à la prudence humaine après les grands événements, on comptât trop sur la réussite de tout ce qu'on entreprendrait; ainsi on résolut le siège de Saint-Jean-d'Angely, quoique le cardinal de Lorraine appuyât l'avis contraire de toute sa force, et que tout le monde criât qu'on allait faire une plus grande faute que celle de l'amiral, quand il alla consumer ses forces devant Poitiers.

Le siège fut commencé le 16 octobre. La Cour se flattait d'un prompt succès; mais on ne songeait pas qu'il y avait dans la place deux mille des plus braves hommes du parti, grand nombre de noblesse, et plus

 

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que tout cela le brave Piles, un des plus vaillants et des plus sages capitaines des huguenots. Ses premières sorties firent bien connaître que sa défense serait longue; dans la première il ruina le faubourg, et coupa les arbres qui pouvaient couvrir les assiégeants : il fit plus à la seconde, il enleva un quartier du duc d'Anjou. On commença à sentir que l'entreprise serait difficile ; mais le roi était au siège, et il ne fallait pas qu'il y reçût un affront.

Cependant l'amiral ne s'endormait pas : il pourvut, autant qu'il put, à toutes les places. Sa seule fermeté empêcha le parti de désespérer, et les restes de l'armée de se rendre au roi. Après avoir raffermi les siens, il attendit à La Rochelle ce que ferait l'armée royale. Dès qu'il la vit attachée à un siège, comme il se promettait que la résistance de Piles lui donnerait un temps considérable, afin de l'employer utilement, il résolut d'aller lui-même ramasser ses troupes, et ensuite de passer en Bourgogne, pour y attendre le secours qui lui venait d'Allemagne, et s'approcher de Paris.

Pour exécuter ce dessein, dès le 18 d'octobre, deux jours après que le siège de Saint-Jean-d'Angely fut formé, il partit de La Rochelle avec trois mille chevaux, tant allemands que français, qui lui restaient, et tourna vers la Guyenne, où les troupes de Montgomery l'attendaient en bon état. Il laissa La Noue auprès de la reine de Navarre dans La Rochelle, qui était bloquée par mer et par terre; mais pour encourager ses soldats, et donner de la réputation à sa marche, il mena avec lui les princes, qu'il était bien aise d'accoutumer au commandement et aux travaux de la guerre. Les garnisons qui étaient sorties des places de Poitou, ne demeuraient pas inutiles ; elles allèrent se jeter en diverses places du parti, qu'elles aidèrent à se défendre; les uns à Aurillac en Auvergne, les autres à Vézelay en Bourgogne, et la plupart dans la Charité, d'où elles se répandaient de tous côtés, et troublaient la communication des grands chemins de Lyon, d'Orléans et de Paris, par les postes qu'elles occupèrent.

Pendant qu'on battait Saint-Jean-d'Angely, on faisait en même temps des propositions d'accommodement. Le roi souhaitait la paix, autant pour mettre fin aux victoires de son frère, que pour le bien de son Etat. Quoique les propositions n'eussent aucun succès, la Cour ne laissait pas de publier la paix faite, pour ralentir les étrangers qui se préparaient à donner du secours aux princes. Quand il y eut une brèche raisonnable, on se prépara à l'assaut. Piles, qui désespéra de garder la place, fit faire lui-même une autre brèche à l'extrémité la plus éloignée de celle qu'avaient faite les catholiques, par où il espérait s'échapper avec sa garnison, si l'assaut réussissait mal, et pendant que les catholiques pilleraient la ville; mais le feu des assiégés fit qu'on n'osa s'approcher d'abord.

Biron ne voulait rien hasarder dans un siège où le roi était, et il différait l'attaque. Sa précaution ne put empêcher qu'il n'arrivât un malheur

 

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des plus grands qui puissent arriver à la guerre, c'est qu'on combattit sans en avoir ordre, et aussi fut-on repoussé avec perte. Une seconde attaque, faite avec une pareille précipitation, fut suivie du même succès. Les assiégés chantaient victoire; mais Piles, qui ne se laissait pas éblouir par les apparences, ne tira pas grand avantage d'avoir repoussé deux assauts donnés en confusion, et vit bien qu'il ne résisterait pas à une attaque plus régulière ; ainsi il résolut d'employer la tromperie, où la force lui manquait. Il fit une capitulation par laquelle on convenait d'une suspension d'armes durant vingt jours, et il promettait de se rendre, si les princes et l'amiral, qu'il devait avertir durant ce temps, ne lui envoyaient pas du secours dix jours après.

Ils avaient pris-un long détour pour aller en Guyenne, ou pour ramasser leurs gens, ou pour dépayser ceux qui s'opposeraient à leur marche. En côtoyant l'Auvergne, l'amiral délivra Aurillac, que Saint Hérem assiégeait. Après avoir séjourné quelque temps autour de Montauban, il allait à Aiguillon, où il avait dessein de faire un pont sur la Garonne, afin que Montgomery, qui devait l'attendre à Condom, le pû. venir joindre. Ce n'était pas l'intention de Piles de rendre sa place, mais de gagner du temps pour rafraîchir ses soldats, et pour réparer ses brèches. Au lieu d'envoyer à l'amiral, il pria Saint-Mesme, qui commandait dans Angoulême, de lui envoyer du renfort. Celui-ci, qui craignait d'être assiégé, ne lui donna que quarante hommes. Piles ne laissa pas d'appeler secours le peu de monde qu'il avait reçu : et après le terme expiré, il n'eut pas honte de rompre sa capitulation. Les catholiques crièrent, avec raison, à la perfidie; mais il fallut recommencer les batteries et les attaques : ils profitèrent pourtant delà trêve en prenant Saintes, qui se rendit sans résistance. Cognac se défendit mieux, et demeura au parti, avec Angoulême et La Rochelle; car les huguenots ne comptaient presque plus Sainl-Jean-d'Angely, qu'ils ne pouvaient tenir longtemps.

La fin du siège fut funeste aux catholiques, par la mort de Martigue, qui fut tué à une attaque : ils perdirent beaucoup de braves gens, par les fréquentes sorties de Piles, qui ne tâchait qu'à gagner du temps, sur ce qu'il savait que la noblesse protestante de Poitou, de Saintonge et d'Angoumois, s'assemblait secrètement pour venir à son secours. En effet, Saint-Auban avait ramassé cinq ou six mille soldats choisis; mais il ne put tenir sa marche si secrète, que les catholiques avertis ne lui coupassent le chemin, et ne le prissent prisonnier. Cette nouvelle, rapportée à Piles, lui fit perdre toute espérance, de sorte qu'il demanda tout de bon à capituler; le roi et toute l'armée, ennuyés d'un siège qui avait duré plus de six semaines, et où il avait perdu six mille hommes, écoutèrent la proposition avec joie; mais les soldats de Martigue, indignés de la perte de leur capitaine, au préjudice de la capitulation, et malgré leurs officiers, tuèrent une partie des gens de Piles;

 

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ce qui lui donna prétexte de manquer à la parole qu'il avait donnée de ne point servir de quatre mois.

Pendant le siège de Saint-Jean-d'Angely, La Noue avait entrepris de dégager La Rochelle (1570), qui était bloquée par mer et par terre, et d'y faire entrer par intelligence les huguenots bannis de Nîmes. On s'était aperçu qu'on pouvait y introduire du monde par un aqueduc, qui était fermé en dehors avec des barres de fer. Un artisan s'attacha à en limer quelques-unes : il ne pouvait travailler que la nuit, et durant le peu de temps qu'un soldat, avec qui il s'entendait, était en faction, parce qu'autrement il aurait été découvert. Ce soldat l'avertissait quand quelqu'un venait : l'artisan était dans la boue jusqu'aux genoux, et il persévéra durant trois semaines dans ce long et pénible travail. A la fin, il vint à bout d'ouvrir un passage , par où on fit entrer durant une nuit obscure trois cents soldats, qui avec les huguenots de la ville firent une tuerie effroyable des catholiques. Elle ne fut arrêtée que par Saint-Romain, envoyé de la part des princes; le château se défendit trois mois durant, après quoi il fut contraint de capituler, et les huguenots demeurèrent absolument maîtres d'une ville si considérable.

L'amiral était arrivé à Aiguillon, qui s'était rendu à lui ; il construisit un pont sur la Garonne, qui n'est pas éloignée de cette ville, pour faire passer Montgomery, qui lui amenait près de trois mille hommes de troupes fraîches et bien équipées : il espérait avec ce renfort se saisir de quelques places de Guyenne et de Languedoc ; la mésintelligence du maréchal Damville et de Montluc lui donnait cette espérance, et il avait même quelque dessein sur Bordeaux ; mais tout était retardé par la lenteur de Montgomery, qui avait peine à quitter des postes avantageux, où ses troupes s'enrichissaient. Aussi Montluc lui reprochait qu'il n'avait pas su profiter de ses avantages : il se fit attendre quinze jours par l'amiral, et cependant Montluc renversa le pont, en abandonnant au courant de l'eau quelques moulins qui l'emportèrent ; de sorte que Montgomery fut contraint dépasser sur des bateaux avec beaucoup d'incommodité et de lenteur.

L'amiral, qui ne put jamais raccommoder son pont, abandonna ses desseins de Guyenne, et tourna vers le Languedoc, avec les troupes de Montgomery. Aussitôt qu'ils furent éloignés, Montluc se prépara, selon l'ordre qu'il en avait, à entrer dans le Béarn, où il restait peu de monde. L'armée des princes s'arrêta aux environs de Toulouse , et brûla les maisons des conseillers, pour venger sur eux la mort de Rapin qu'ils avaient fait mourir malgré son sauf-conduit, sans que le maréchal Damville se mit en devoir de les chasser, parce qu'il n'avait que des troupes nouvelles, qu'il n'osa jamais opposer aux vieux soldats de l'amiral. Le peuple ne laissa pas de l'accuser de s'entendre avec les huguenots. La négociation de la poix s'était toujours continuée depuis le siège

 

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de Saint-Jean-d'Angely, et pour l'avancer davantage, le roi, qui était venu à Angers au commencement de janvier, envoya le maréchal de Cossé à La Rochelle, pour traiter avec la reine de Navarre. Il la trouva plus difficile qu'on ne l'espérait à la Cour, où l'on s'était persuadé que la bataille de Montcontour ferait prendre aux huguenots un ton humble. Le maréchal leur ôta d'abord toute espérance d'obtenir des assemblées publiques; mais il eut beau parler haut, on ne l’écouta pas, jusqu'à ce qu'il se fût un peu radouci, et qu'il eût laissé espérer qu'en envoyant au roi, on pouvait obtenir qu'il se relâchât. Beauvais-la-Nocle et Téligny furent députés à Angers de la part des princes; on leur accorda la liberté de conscience, et deux lieux d'exercice dans tout le royaume : ils se récrièrent à cette proposition, et la Cour, de son côté, remplit non-seulement tout le royaume, mais encore toute l'Europe, des plaintes de leur orgueil, que tant de victoires ne pouvaient réduire. On pressait en même temps le roi d'Espagne de faire un effort pour accabler un parti, qui à la fin irait fortifier les rebelles des Pays-Bas. On l'excitait par l'exemple de la reine Elisabeth, qui avait envoyé de l'argent pour faire subsister l'armée des princes, et avait animé par là les protestants d'Allemagne, à leur donner un pareil secours.

Cependant, non-seulement on faisait durer la négociation, mais encore on faisait courir le bruit que la paix allait se conclure, parce que l'expérience faisait voir que cette considération ralentissait les Allemands; et pour donner plus d'apparence à ce bruit, on envoya aux princes et à l'amiral, Biron, qu'on avait fait depuis peu grand-maitre de l'artillerie, et Henri de Mesme, maître des requêtes. Ils trouvèrent les princes à trois lieues de Carcassonne, où ils étaient arrivés, après avoir reçu quelques troupes aux environs de Castres, et avoir renvoyé quelques compagnies de voleurs, accoutumées à voler dans les Pyrénées, qui leur vinrent offrir leurs services ; mais quelque besoin que l'amiral eût de soldats, il ne voulut point se charger de telles gens, qu'il crut incapables de servir, et capables seulement d'augmenter le brigandage dans ses troupes, déjà si licencieuses. Les lettres que Biron et de Mesme rendirent aux princes et à l'amiral, étaient pleines d'honnêteté : il y en avait du roi, de la reine et du duc d'Anjou; ils remportèrent des réponses respectueuses, qui témoignaient un grand désir de la paix, pourvu qu'on leur accordât le plein exercice de la religion. Ils envoyèrent ensuite des députés à Châteaubriant, où était le roi, et partirent sur la fin de mars, pour aller à Narbonne, d'où ils passèrent dans le Vivarais, et y joignirent les troupes que Montbrun y rassemblait.

Durant ces grands détours, ils prenaient et ils pillaient beaucoup de petites places : ils en rançonnaient d'autres, et ils subsistaient par ce moyen, au grand déplaisir de l'amiral, que la seule nécessité forçait à cette façon de vivre. La longue marche qu'il faisait, l'obligea à

 

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donner des chevaux à l'infanterie, qu'il ne put plus après lui faire qui lier. Ils augmentaient par là leurs pilleries, et le chagrin de leur général, qui ne pouvait plus presque souffrir une milice si déréglée. Le marquis de Gordes voulut empêcher Montbrun et quelques autres capitaines de passer le Rhône, pour faire des levées dans le Dauphiné , et attaqua leur canon, qu'ils avaient fait passer devant; mais Montbrun se servit si bien d'un poste qu'il avait sur cette rivière, et la traversa si vile, qu'il prévint la diligence de Gordes, qui fut repoussé avec grande perte des siens.

Nassau lui lit, un peu après, lever le siège d'un fort qu'il attaqua : ils demeurèrent quelque temps dans le pays à se rafraîchir, et entrèrent ensuite dans le Forez sur la fin de mai ; ils y reçurent quelque renfort du côté de Genève ; mais ils pensèrent tout perdre avec l'amiral, qui eut une malheureuse maladie. L'armée apprit à connaitre ce que lui valait un tel général, et on voyait grande différence entre lui et Louis de Nassau, qu'on jugeait, malgré sa jeunesse, le plus capable de lui succéder. Comme il fut revenu de sa maladie, il écouta Biron et de Mesme, qui venaient encore négocier. La paix fut impossible , parce que la Cour persistait à refuser l'entier exercice ; l'amiral rejeta la trêve que la Cour demandait avec instance. Avoir comme il tenait ferme, on eût dit qu'il eût été le vainqueur, et qu'il eût eu une grande armée, lui qui ne menait que des troupes quatre fois vaincues, ruinées par une marche de quatre cents lieues, et que la désertion, jointe aux continuels combats qu'il avait fallu donner contre les garnisons et les paysans, avaient réduites à deux mille cinq cents mousquetaires, et à deux mille chevaux, dont la moitié, à la vérité, était de noblesse française, très-bien équipée; mais l'autre était d'Allemands, qui avaient perdu leurs armes sur les chemins, ouïes avaient eux-mêmes jetées de découragement et de lassitude. En cet état il traversa le Nivernais, et entra en Bourgogne, où il se saisit du poste d'Arnay-le-Duo, dans le dessein d'aller bientôt porter la guerre aux environs de Paris, persuadé qu'il était que la Cour ne ferait la paix que quand cette grande ville souffrirait.

Le roi était retourné à Saint-Germain, et les nouvelles qui venaient de l'amiral y causaient beaucoup d'étonnement. On voyait ce général, qu'on croyait entièrement abattu par tant de défaites, traverser tout le royaume, et être encore en état de se faire craindre : il était temps de lui opposer une armée, puisque la saison nouvelle lui donnait lieu d'exécuter ses projets, après s'être un peu reposé. Le duc d'Anjou était malade, et sa maladie, quoique légère, vint à propos, pour servir de prétexte au roi de ne l'envoyer pas contre l'amiral; il ne pouvait plus souffrir la gloire de son frère, et la reine n'osait combattre une jalousie si violente. Le maréchal de Cossé, à qui on donna dix-sept mille hommes, eut ordre de partir au commencement de juin, et de combattre l'armée des princes, plutôt que de souffrir qu'elle s'approchât

 

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de Paris. L'amiral l'attendait de pied ferme, et au défaut de monde, il se préparait à se défendre par la résolution et par l'avantage du poste.

Il y avait auprès d'Arnay-le-Duc deux coteaux couverts de bois séparés d'un petit vallon, où coulait un ruisseau; l'amiral occupa un de ces coteaux qui était  défendu d'un étang par l'un des côtés : il eut soin d'occuper tous les postes avantageux, et il laissa quelque monde dans Arnay-le-Duc, pour y assurer sa retraite; il mit le comte Louis de Nassau auprès du prince de Béarn ; le marquis de Renel prenait soin du prince de Condé : ils attendaient en cet état l'armée royale. Le maréchal de Cossé, qui croyait la victoire aisée, voulut passer le ruisseau: il trouva plus de résistance qu'il n'en avait attendu de troupes si délabrées et en si petit nombre. Saint-Jean, frère de Montgomery, ne défendit pas avec moins de valeur la chaussée de l'étang, et repoussa plusieurs fois La Valette, qui l'attaquait. Durant l'ardeur du combat, le maréchal faisait couler quelques troupes vers Arnay-le-Duc. L'amiral, qui s'en aperçut, leur fit couper le chemin : l'escarmouche dura sept heures, sans que l'armée royale eût rien avancé, et l'amiral, qui ne voulut pas se laisser engager à un combat général, fit sonner la retraite.

Le lendemain il se présenta fièrement en bataille devant l'ennemi; mais le maréchal appréhenda de trop hasarder, s'il le poussait. Pour l'amiral, il demeura quelques jours dans le même poste, pour montrer qu'il ne craignait rien, et ensuite il délogea pour s'aller camper au milieu de trois villes de son parti, Vézelay, Sancerre et la Charité. Il ne pouvait se mieux poster qu'en un lieu où il trouvait tout ensemble la sûreté et la subsistance. La Cour fut étonnée de voir qu'avec tant de forces on ne pût venir à bout de ce capitaine, ni d'une poignée de gens qu'il conduisait; et la reine, qui le crut invincible dans la guerre, ne trouva plus de moyen de le perdre que par la paix, Elle résolut de la faire à quelque prix que ce fût, et l'amiral, par bonheur pour elle, se trouva dans la même disposition ; car quoiqu'il sentit croître tous les jours son crédit et sa réputation, tant parmi les siens que parmi les étrangers, il ne pouvait se résoudre à mener toujours des troupes sans discipline, sans obéissance, où les désertions étaient si fréquentes, et qu'il ne pouvait entretenir que par de continuelles pilleries. Le chagrin qu'il en avait, fit qu'il envoya les députés des princes à la Cour, avec ordre de faciliter le traité de paix par toutes les propositions les plus équitables. On fit d'abord une trêve, mais qui n'était pas pour les provinces éloignées.

Montluc continua à subjuguer le Béarn et la Navarre, où il ne lui restait plus à. prendre que Navarins. Il n'y eut que le château de Ravestein qui tint quelque temps, car la ville ouvrit ses portes. Montluc reçut au château une blessure qui lui défigurait tellement le visage, qu'il fut contraint de porter un masque le reste de sa vie, les soldats irrités entrèrent de furie dans le château, et passèrent tout au fil de

 

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l'épée. Puigaillard, lieutenant dans le Poitou, sous l'autorité du comte du Lude, avait de nouveau bloqué La Rochelle avec douze mille hommes; mais il fut surpris par La Noue qu'il croyait surprendre, et battu auprès de Luçon, qu'il avait fortifié. Il perdit cinq cents hommes, presque tous officiers, avec beaucoup de drapeaux, et les huguenote se vantaient de s'être vengés de la journée de Montcontour. Pour rabattre leur orgueil, on envoya le prince dauphin avec une armée. La Noue ne laissa pas de prendre Fontenay à composition : il y perdit un bras, et le bras de fer qu'il se mit, lui donna depuis le nom de Bras-de-Fer. Brouage, et les îles de Marennes, après avoir été prises et reprises, demeurèrent enfin à La Noue; ainsi la guerre s'échauffait dans la Saintonge et dans le Poitou.

Paris était menacé par l'armée des princes, qui avait passé la Loire, et s'était logée entre Montargis, Bleneau et Châtillon-sur-Loing : celle du roi s'était mise sur le chemin, dans la vallée d'Aillan; mais pendant que départ et d'autre, on se préparait à quelque grande entreprise, tout fut fini par la paix. Quoique l’amiral y fût disposé, pour l'y porter davantage, et l'attacher à la Cour par des espérances, on lui fit entendre qu'on ferait la guerre d'Espagne dans les Pays-Bas, et qu'on lui donnerait ce commandement.

L'orgueilleuse et dure conduite du duc d'Albe avait aigri les esprits au dernier point. Enflé de ses victoires, il avait fait faire des inscriptions, où il se donnait des titres superbes, qui l'avaient rendu odieux, non-seulement dans les Pays-Bas, mais encore dans la cour d'Espagne, et au roi même, qui en conçut de la jalousie : un nouvel impôt qu'il établit eut de dangereux effets dans les provinces, principalement dans la Hollande et dans la Zélande, plus franches que toutes les autres. Il avait fait publier un acte par lequel le roi pardonnait toutes les fautes passées; mais il le fit d'une manière qui donna plus de crainte que d'espérance. Toutes ces choses donnaient beau jeu au prince d'Orange, qui répandait sous main des bruits capables d'exciter les peuples, déjà émus par eux-mêmes. L'amiral, à qui la maison d'Orange avait donné de grands secours, brûlait d'envie d'en témoigner sa reconnaissance : il crut aisément que la France se résoudrait facilement à porter la guerre au dehors, quand elle serait paisible au dedans.

La paix fut conclue le 15 août : outre la restitution de tous les particuliers dans leurs charges, et l'amnistie générale accordée à tout le parti, comme dans les autres traités, le nouvel édit qu'on fit alors, accordait deux lieux d'exercice libre dans toutes les provinces, au delà de ceux qui avaient déjà été accordés; Paris et la Cour demeurèrent exceptés. On régla plusieurs choses pour les procès, toutes avantageuses aux protestants; entre autres, qu'ils ne pourraient être contraints de plaider au parlement de Toulouse, qui leur était trop contraire : on leur donna pour juges les requêtes de l'hôtel, avec attribution de juridiction souveraine. Ils furent admis aux collèges, aux hôpitaux

 

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et aux charges, en réduisant pourtant à un certain nombre ceux qui devaient entrer dans les parlements : et ce qui passait de bien loin tout ce qu'ils avaient osé prétendre dans les traités précédons, on leur laissa La Rochelle, Montauban, la Charité et Cognac, comme places de sûreté ; à condition de les rendre au bout de deux ans ; à quoi les principaux du parti s'obligèrent en leur propre et privé nom. Ainsi l'amiral, qu'on croyait à bas par tant de défaites, fit une paix plus avantageuse qu'il ne l'avait osé espérer dans les meilleurs temps.

Le Pape et le roi d'Espagne lents à donner, du secours, après avoir rappelé leurs troupes un peu après la bataille de Montcontour, quand ils virent la paix sur le point d'être conclue, firent de magnifiques promesses pour l'empêcher. Le roi avait pris d'autres mesures avec la reine sa mère; il voyait qu'il ne pouvait abattre les huguenots par la force, sans épuiser son Etat, et hasarder la victoire : il s'était déterminé à la paix, pendant laquelle il pouvait, en les rassemblant à la Cour sous mille prétextes plausibles, trouver des moyens plus sûrs de les perdre. La chose était résolue, quoique la manière de l'exécuter fût peut-être encore indécise : il n'y avait que le roi, la reine, le duc d'Anjou, le cardinal de Lorraine, et Albert de Gondi, comte de Retz, Florentin, intime confident de la reine, qui fussent de ce secret ; on se défiait de tous les autres.

La reine était persuadée que la plupart des grands seigneurs, même catholiques, favorisaient secrètement les huguenots ; l'affaire d'Arnay-le-Duc, où le maréchal de Cossé, si fort supérieur en force, s'était arrêté tout court, le rendit suspect, et l'avait fait accuser de connivence avec l'amiral. On croyait que la maison de Montmorency s'entendait avec ce chef du parti huguenot, avec laquelle il avait de si étroites liaisons, et que généralement tous les grands du royaume étaient bien aises de faire traîner la guerre, durant laquelle ils étaient plus considérés, et l'autorité royale moins absolue : toutes ces raisons déterminèrent à la paix. Les plaisirs mêmes eurent leur part aune affaire si sérieuse; la reine, qui menait toujours avec elle une nombreuse suite de dames, pour entretenir le divertissement de la Cour, voyait bien qu'une longue guerre ne les laisserait pas durer. Le duc d'Anjou croyait avoir acquis assez de gloire et ne songeait plus qu'aux plaisirs ; le commandement lui semblait une chose délicate et difficile à soutenir parmi les effroyables jalousies du roi son frère, qui s'augmentaient avec l'âge, et eussent éclaté sans la paix.

Après qu'elle fut conclue, la reine de Navarre, avec les deux princes, l'amiral, les chefs et presque toute la noblesse du parti, les députés des provinces, plusieurs ministres, demeurèrent assemblés à La Rochelle, sous prétexte de chercher les moyens de satisfaire les Allemands. La Cour n'était pas sans ombrage dé cette assemblée, et des grandes levées d'argent qui se faisaient sous ce prétexte; elle était d'ailleurs fatiguée des demandes exorbitantes que faisait faire l'amiral,

 

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comme pour sonder la bonne disposition du roi, qui de son coté, quelque répugnance qu'il eût à donner des marques de sa bienveillance à des gens qu'il haïssait au dernier point, depuis l'audace qu'ils eurent de le vouloir enlever, savait fort bien se contraindre. Ainsi, il accord ait presque tout avec une si grande facilité, qu'on s'étonne que les huguenots n'en aient point eu de défiance.

Il était temps de marier le roi, qui avait vingt ans; la reine sa mère, toujours pleine de vastes desseins, avait songé à Marie, reine d'Ecosse, encore assez jeune pour lui plaire, et même à Elisabeth, reine d'Angleterre; mais les malheurs de la reine d'Ecosse mirent bientôt fin aux pensées qu'on avait pour elle, et la reine Elisabeth avait répandu que le roi était trop grand et trop petit; elle voulait dire qu'il était trop jeune pour elle, qui avait trente-huit ans, et d'ailleurs trop grand roi pour venir demeurer en Angleterre; ainsi on se détermina à Isabelle, fille de l'empereur Maximilien, dont le roi d'Espagne venait d'épouser l'aînée.

Il y avait quelques années que la reine avait commencé de faire traiter ce mariage avec l'empereur, qui voulant tirer avantage des troubles de la France, fit des propositions extraordinaires; elles furent rejetées bien loin, et le mariage ne se conclut qu'en ce temps. Il fut célébré sur la fin de novembre, et le roi alla recevoir à Mézieres sa nouvelle épouse, qui avait environ seize ans; ses noces furent accompagnées de la magnificence ordinaire en ce temps. Mais la reine Catherine ne quitta point le dessein de gagner ou d'amuser la reine d'Angleterre, à qui elle fit proposer son fils d'Anjou par le cardinal de Chatillon, toujours en grand crédit dans cette Cour. Si elle ne pouvait pas faire réussir ce mariage, elle espérait du moins rompre celui que cette princesse pouvait faire avec le prince de Navarre; et quoiqu'elle ne découvrit pas ce secret au cardinal de Châtillon, elle était bien aise de lui donner quelque marque de confiance, pour endormir d'autant plus les huguenots, qu'ils verraient leurs chefs employés dans les plus grandes affaires de l'Etat.

Durant ces négociations la chrétienté était attaquée avec une terrible violence par Sélim, empereur des Turcs. Ce prince, plus enclin aux ouvrages de la paix qu'aux exercices de la guerre, voulut faire bâtir quelques mosquées, et fonder quelques hôpitaux; mais son mufti lui répondit que la loi ne lui permettait de construire de tels édifices que des dépouilles des chrétiens. Les Turcs, voyant la mollesse qui commençait à s'introduire dans la maison ottomane, se servirent apparemment de ce moyen pour exciter leur empereur à se jeter dans la guerre, comme avaient fait ses ancêtres. Ce dessein leur réussit, et l'île de Chypre fut attaquée avec toutes les forces de l'empire; les Vénitiens qui en étaient maîtres, perdirent d'abord Nicosie. Le pape Pie V ne manqua ni à son devoir ni à la chrétienté dans cette occasion importante: il excita de toute sa force le zèle des princes chrétiens. La

 

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France, épuisée par les guerres civiles, n'était pas en état d'agir; Philippe, dont les Etats étaient florissants, fit d'abord semblant de vouloir se remuer, et désespéra les Vénitiens par des promesses qui furent longtemps inutiles. A la fin il se conclut une ligue entre le Pape, le roi d'Espagne, et les Vénitiens, et on assembla une flotte formidable, pendant que Marc-Antoine Bragadin défendait Famagouste contre les Barbares.

Le roi était revenu à Paris (1571), et pour entretenir d'espérances l'amiral et ses amis, il avait visité en passant le maréchal de Montmorency, dans sa belle maison de Chantilly. Les huguenots étaient toujours assemblés à. La Rochelle, et comme la longueur de celle assemblée devenait de plus en plus suspecte au roi, il y envoya le maréchal de Cossé, avec un maître des requêtes, pour terminer leurs affaires et les séparer : ils s'excusaient toujours, sous prétexte des grandes sommes qu'ils devaient aux Allemands. Les conférences se passèrent en plaintes réciproques; mais le maréchal avait ordre de traiter tout avec douceur : l'assemblée envoya ses députés à la Cour, pour solliciter l'entière exécution du dernier édit. Cependant les huguenots eurent laper-mission détenir leur synode national à La Rochelle, à condition qu'il y assisterait un commissaire du roi, pour empêcher qu'il ne s'y passât rien contre son service. La reine de Navarre y invita Théodore de Bèze, qui craignit les ressentiments de la maison de Lorraine, trop puissante alors, et trop déterminée à venger sur lui l'assassinat du duc de Guise.

On renouvelait souvent les propos de la guerre des Pays-Bas ; les affaires du prince d'Orange devenaient tous les jours meilleures ; la Hollande et la Zélande avaient commencé à se rendre puissantes par mer, et avaient remporté quelque avantage sur le duc d'Albe. Dordrecht, Flessingue et plusieurs autres places importantes quittèrent les Espagnols. Cependant la cour de France ne paraissait occupée que des réjouissances qui n'avaient point discontinué depuis le mariage du roi ; il fit son entrée solennelle dans Paris, avec la reine sa femme, qui fut ensuite couronnée à Saint-Denis. Le roi entra au parlement, où il fit avec sa gravité ordinaire un long discours sur la reformation de la justice, et sur l'obéissance ponctuelle qu'il voulait qu'on lui rendit, quand il enverrait des édits à vérifier.

En ce temps il arriva une sédition à Paris, au sujet d'une pyramide élevée, il y avait déjà longtemps, à la place de la maison d'une nommé Gastine. Cet homme, pour avoir prêté son logis aux huguenots qui y avaient fait leur cène, fut condamné à mort avec son frère et son beau-frère : leurs biens furent confisqués, leur maison fut rasée, et la pyramide érigée expliquait la cause de cette condamnation. Comme cette inscription notait les huguenots comme séditieux et ennemis de l'Etat, ils crurent être bien fondés à demander la démolition de la pyramide en faveur de la paix, et le roi l'avait jugé raisonnable; mais quoiqu'on eût pris la nuit pour exécuter ses ordres, toul le voisinage s'émut. Le

 

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maréchal de Montmorency fut obligé de faire pendre sur l'heure un des séditieux, après en avoir fait tuer quelques autres, et il acheva d'attirer sur lui la haine du peuple. Les huguenots, satisfaits de la justice qu'on leur avait faite, le furent beaucoup davantage des belles promesses que leurs députés leur rapportèrent.

On n'avait rien oublié pour contenter la reine de Navarre et l'amiral; mais Biron arriva quelques jours après avec des offres beaucoup plus considérables; il disait que le roi, fatigué des guerres civiles qui ruinaient son Etat et le donnaient en proie aux étrangers, voulait couper jusqu'à la racine des dissensions ; qu'il avait enfin compris qu'il ne pouvait déraciner un si grand mal sans se réconcilier de bonne foi avec les huguenots, principalement avec la reine de Navarre ; et qu'afin de faire avec elle une solide alliance, il destinait la princesse Marguerite sa sœur au prince de Béarn, fils de cette reine : ceci se disait également de la part du roi et de la reine sa mère. Mais Biron avait ordre d'insinuer qu'à l'âge où était le roi, et se sentant capable d'affaires, il était las d'être gouverné; que la reine mère faisait trop valoir le duc d'Anjou, qu'elle voulait établir au préjudice du roi, et aux dépens de sa réputation, et qu'une des raisons qui le portaient à faire un accord sincère avec les huguenots, c'est qu'il espérait par cette union et par les conseils de l'amiral trouver les moyens de s'affranchir. La guerre de Flandre, ajoutée à tant de motifs, avait un tel charme pour l'amiral, qu'on pouvait tout obtenir de lui par ce moyen.

La princesse Marguerite était en ce temps les délices de la Cour, tant par sa beauté que par son esprit et ses agréments; elle avait paru aimer tendrement le duc de Guise; et n'avait pu s'empêcher de témoigner qu'elle était touchée de la gloire qu'il s'acquérait autant dans les combats que dans les tournais. Ce prince avait eu envie de répondre à la passion de la princesse ; mais sitôt qu'il eut aperçu qu'il offenserait mortellement par ce moyen le duc d'Anjou qui l'aimait, et le roi qui le considérait beaucoup, il résolut en habile courtisan de faire céder son amour à son ambition, et pour ôter tout prétexte à ses ennemis , il se maria dans le même temps avec tant de précipitation, qu'on sut plus tôt l'accomplissement que la proposition de ce mariage. Il épousa Catherine de Clèves, veuve du prince de Portian ; Marguerite ne laissait pas de l'aimer encore, quand elle fut destinée contre son inclination nu prince de Béarn.

Quoique la reine de Navarre fût touchée comme elle le devait de cette alliance, elle ne répondit pas sur-le-champ, et voulut prendre quelque temps, pour voir si elle pourrait réussir dans un dessein plus avantageux. La reine d'Angleterre amusait tous les princes de l'Europe de l'espérance de l'épouser, et pour engager d'autant plus les huguenots, elle avait témoigné quelque inclination pour le prince de Béarn. Ainsi la reine sa mère résolut d'attendre quelque temps avant que de conclure avec Marguerite ; et cependant, pour ne point fâcher

 

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le roi, elle répondit qu'elle se sentait extraordinairement honorée du mariage qu'il lui faisait proposer ; mais qu'elle était obligée de consulter avec ses théologiens si elle pouvait en conscience donner à. son fils une princesse de religion contraire : aussi bien le prince n'ôtait-il pas alors à La Rochelle. La reine sa mère l'avait envoyé visiter ses places, et était bien aise de le montrer à ses sujets : elle faisait cependant sonder à fond les intentions de la reine d'Angleterre, ce qu'elle pouvait aisément par le 'cardinal de Châtillon ; elle sut que les espérances que donnait cette princesse n'étaient qu'artifice, et qu'elle ne se résoudrait que très-difficilement à se donner un maitre. Ainsi la reine de Navarre ne tarda pas à faire réponse au roi ; le mariage fut résolu, et il ne fallait plus, pour l'accomplir, que la dispense du Pape.

Environ dans le même temps, Marie de Clèves, sœur des duchesses de Nevers et de Guise, élevée dans la religion protestante auprès de la reine de Navarre., fut promise au prince de Condé. L'amiral, qui avait perdu, quatre ans auparavant, Charlotte de Laval, se remaria à Jacqueline d'Entremont, Savoyarde de grande maison, et puissamment riche, que la grande réputation de ce capitaine en avait rendue amoureuse; elle le vint trouver à La Rochelle, et le roi lui fit rendre son bien, que le duc de Savoie avait confisqué. Téligny épousa aussi la fille de l'amiral, que son seul mérite lui obtint ; car il n'avait aucun bien, et quoiqu'il fût gentilhomme, sa naissance n'était pas proportionnée à la dignité ni à la considération de l'amiral.

Les réjouissances, causées, par tant de mariages mêlés ensemble, furent troublées par la mort du cardinal de Châtillon. Il mourut subitement en partant d'Angleterre pour revenir en France, et on ne sut que deux ans après qu'il avait été empoisonné par son valet de chambre. Il était né avec de grandes qualités pour le monde et pour la Cour ; mais encore qu'il eût été cardinal presque dès son enfance, il n'avait jamais eu de goût pour l'état ecclésiastique. Les intérêts de sa maison, auxquels il sacrifia sa religion, le jetèrent dans l'hérésie : il ne laissa pas de garder quelque forme d'ecclésiastique pour conserver les revenus de ses bénéfices, et comme il était retenu par là de prendre ouvertement les armes, il s'était mis dans la négociation, où beaucoup d'adresse et beaucoup d'esprit, joint avec beaucoup de franchise, du moins apparente, lui donnaient de grands avantages. L'amiral sentit vivement cette perte, et se voyant seul de trois frères qui lui étaient d'un si grand secours, il chercha de nouvelles ressources dans son esprit et dans son courage.

Le roi désirait avec ardeur de l'attirer à la Cour, et pour le faire avec plus de facilité, il s'avança jusqu'à Blois : c'est là qu'on dit que se tint ce fameux conseil où le carnage, des protestants fut résolu. Un peu après arriva l'assassinat de Lignerolles, qui étonna toute la Cour. C'était le favori du duc d'Anjou : cependant le vicomte de La Guerche, qui avait avec lui de vieilles inimitiés, se fit assister des principaux de

 

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la Cour pour le tuer; la confiance de son maître lui coûta la vie : il lui avait dit le secret du meurtre des huguenots, et ce jeune homme, ou par imprudence ou par vanité, avait fait sentir au roi qu'il le savait ; il ne le porta pas loin. On se servit de La Guerche pour le tuer, et pour amuser le monde on mêla dans son aventure quelques histoires de femmes, afin qu'on l'attribuât à la jalousie ; mais comme il était malaisé de tromper l'amiral, le roi s'appliqua plus que jamais à l'attirer. Le meilleur moyen qu'on en put trouver, était de lui proposer des desseins de guerre, et surtout dans les Pays-Bas; il en fut alors parlé plus ouvertement et plus à fond que jamais.

Louis , comte de Nassau, était auprès de lui à La Rochelle. Le roi donnait tant d'espérance de la guerre, que l'amiral résolut d'envoyer ce comte avec La Noue, pour découvrir de plus près ce qui en était ; ils revinrent persuadés que le roi souhaitait cette guerre de bonne foi, et qu'il n'attendait, pour la commencer, que l'arrivée de l'amiral, à qui il en voulait donner la conduite. Ils le trouvèrent occupé de grands desseins à son ordinaire : sa charge lui donnait de puissants moyens pour les entreprendre : durant les intervalles des guerres civiles, il avait envoyé dans le nouveau monde pour y établir des habitations, et même durant la guerre il n'abandonnait pas tout à fait ce dessein; il y entrait quelque chose des intérêts de sa religion, qu'il se faisait honneur d'étendre ; mais tout le monde avouait que la grandeur du royaume, qu'il avait toujours à cœur, faisait un de ses principaux motifs. Le peu de part que prenait la Cour à ses entreprises, le firent mal réussir; et toutefois on lui doit les commencements de l'établissement que les Français ont fait dans le Canada et dans les iles.

Depuis la dernière paix il avait renvoyé en Amérique pour reconnaître les ports. Une nouvelle raison s'était jointe à toutes les autres, c'était le désir de nuire aux Espagnols; et comme il espérait leur faire bientôt la guerre dans la Flandre, il songeait en même temps à les traverser dans le nouveau monde, d'où ils- tiraient leurs richesses. Les mauvais succès dont il venait d'apprendre la nouvelle, loin de le rebuter, le faisaient penser aux moyens de réparer ce dommage. C'est ce qui l'occupait dans le temps que Louis de Nassau lui vint rapporter les réponses et les intentions du roi; il lui conseillait d'aller à la Cour sans différer davantage. Le maréchal de Cossé, qui le trouva ébranlé, lui donna encore plus de confiance, en lui portant la permission de se faire accompagner de cinquante hommes d'armes, pour la sûreté de sa personne, et le maréchal de Montmorency, dont les conseils ne lai étaient point suspects, acheva de le déterminer.

Un tiers parti, qu'on appelait le parti des Politiques, commençait à se former à la Cour; ce parti, sans parler de religion, devait seulement proposer la réformation des abus, et l'assemblée des Etats-généraux. Le duc d'Alençon faisait espérer de se mettre bientôt à leur tête : à mesure que ce jeune prince croissait, on découvrait tous les jours

 

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en lui un mauvais fond et un grand désir de brouiller : en attendant, les deux maréchaux étaient les chefs du parti, c'est ce qui leur fit souhaiter de voir à la Cour et auprès du roi un homme de la force de l'amiral, seul capable de ruiner le crédit des Italiens, odieux à tout le monde, excepté à la reine mère qu'ils gouvernaient, et de balancer le pouvoir de la maison de Lorraine, maîtresse absolue des peuples, que la forte inclination du duc d'Anjou pour le duc de Guise rendait tous les jours plus puissante.

L'amiral donnait beaucoup à ses amis et aux marques de considération qui lui venaient de la Cour; ainsi il se rendit auprès du Toi, qui le reçut encore mieux qu'il ne l'avait fait espérer. Comme il se fut jeté à genoux devant le roi, il le releva, l'embrassant et l'appelant son père, et lui dit qu'il ne verrait jamais de plus heureuse journée que celle-ci, qui mettait le dernier sceau à la paix. L'amiral, Français jusqu'au fond du cœur, et que le seul esprit de sa religion avait jeté dans, les intérêts contraires au bien de l'Etat, ne pouvait retenir ses larmes.

Les caresses du roi furent suivies de ses libéralités ; il donna cent mille livres à l'amiral pour le dédommager du pillage de sa maison durant les guerres ; il fut même libéral envers lui aux dépens de l'Eglise, en lui accordant une année des revenus des bénéfices de son frère le cardinal, et même quelques-uns de ses bénéfices; il lui rendit encore sa place dans le conseil, où il tenait le milieu entre les maréchaux de France ; mais ce qui paraissait le plus solide, c'est qu'il traitait à fond avec lui les plus grandes affaires de l'Etat, qui paraissaient être l'alliance qu'il projetait avec la reine d'Angleterre et avec les protestants d'Allemagne, pour en venir incontinent après à la guerre de Flandre, tant souhaitée par l'amiral. Il en résolut avec lui tous les moyens, comme avec celui à qui il en voulait donner la charge. L'amiral eut permission de passer quelque temps à sa maison ; le roi continuait à traiter par lettres avec lui, ce qu'il avait commencé de vive voix; le duc de Guise, quoique averti, ne savait que croire de ces marques de confiance, et se relira de la Cour presque autant par crainte que par dissimulation : le fort génie de l'amiral faisait craindre qu'il ne changeât l'esprit du roi.

La reine mère et le duc d'Anjou, qui devaient faire semblant d'entrer en jalousie, n'en étaient pas tout à fait exempts, et le crédit de l'amiral faisait crier tout le monde, excepté les Montmorency et leurs amis. Guillaume de Montmorency, seigneur de Thorè, un des frères du maréchal, et le plus remuant de tous, travaillait secrètement à lui unir le duc d'Alençon. Ce prince témoignait un grand attachement pour l'amiral; et dans l'estime qu'il affectait de lui faire paraître, ceux qui regardaient les choses de près, remarquèrent que de toutes ses qualités, celle qu'il prisait le plus était l'adresse qu'il avait de se rendre maître d'un parti.

L'affaire du mariage, quoique résolue, tirait en longueur, parce

 

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que le Pape ne voulait point accorder les dispenses. Pour rompre ce mariage, il fit demander la princesse Marguerite par le roi de Portugal : il envoya un légat pour appuyer la demande de ce prince, et tout ensemble pour obliger le roi à entrer dans la ligue contre le Turc. Le roi répondit civilement au roi de Portugal ; mais il dit que le bien de son Etat lui avait fait prendre d'autres engagements. Pour la ligue, il répondit que les divisions de son royaume ne lui permettaient pas de prendre part aux affaires étrangères. Un peu après se donna la fameuse bataille de Lépante.

Dom Juan d'Autriche avait été déclaré général de la ligue ; comme il venait d'achever en Espagne la guerre contre les Maures révoltés, que leur opiniâtreté avait rendue difficile et dangereuse : son autorité empêcha les divisions qui s'étaient mises entre les chefs ; il vint en Italie, et partit de Naples vers la mi-août, après avoir reçu du cardinal de Granvelle vice-roi, les marques du commandement que le Pape lui avait envoyées ; il tint conseil à Messine au commencement de septembre, et il apprit, quelque temps après, que les Turcs qui ne croyaient plus qu'il y eût rien à entreprendre, la saison étant déjà si avancée, avaient renvoyé soixante vaisseaux, que leurs plus fameux corsaires avaient joints à leur flotte. Le reste était demeuré vers le golfe de Corinthe. L'armée chrétienne partit de Corfou vers la fin de septembre, pour aller au secours de Famagouste ; elle apprit en chemin que la valeur admirable de Bragadin n'avait pu la sauver. Le pacha, irrité contre ce brave homme, qui lui avait fait périr tant de monde, malgré la capitulation, le fit expirer parmi les tourments, qu'il souffrit avec autant de piété, qu'il avait montré de valeur dans la défense de sa place. C'est ainsi que ces conquérants brutaux insultent à la vertu qu'ils sont incapables de connaître, et qu'ils mettent dans une fierté insolente.

La nouvelle de la perte de Famagouste n'empêcha pas les chrétiens d'aller aux Turcs, quoiqu'une grande partie de la flotte vénitienne se fût dissipée. Ils trouvèrent l'ennemi au golfe de Lépante, contrée déjà fameuse par la bataille d'Actium. Il se donna un combat naval, le septième d'octobre : les infidèles furent défaits, cent dix-sept de leurs galères furent prises, et plus de vingt coulées à fond ; il y eut vingt-cinq à trente mille hommes abîmés, et quatre mille pris : tous les chefs furent noyés ou tués, à la réserve d'un seul : tout l'empire ottoman trembla de cette défaite, et sa puissance depuis ce temps-là ne s'est jamais remise sur la mer.

Les témoignages de confiance que le roi donnait à l'amiral continuaient; les traités avec l'Angleterre et les princes protestants s'avançaient beaucoup ; en même temps l'évêque de Valence faisait agir son fils Balagni en Pologne, pour ménager cette couronne au duc d'Anjou. Le roi Sigismond-Auguste n'avait point d'enfants, et sa mort paraissait prochaine, à cause de ses infirmités et de son grand âge. L'affaire se traitait fort secrètement, mais le roi en laissa exprès échapper quelque

 

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chose; rien ne donna plus de confiance aux huguenots. Ils regardaient le duc d'Anjou comme leur ennemi le plus déclaré et le plus à craindre, et ses victoires lui étaient un engagement contre le parti protestant; ils pénétrèrent aisément que le roi, si jaloux de son frère, ne songeait pas tant à l'élever qu'à l'éloigner. La reine de Navarre vint à la Cour : les articles du mariage furent signés le onzième d'avril, et la manière dont on convint pour le célébrer n'était pas fort éloignée de celle dont on usait dans l'Eglise. Le 19, l'alliance fut conclue avec la reine d'Angleterre, et avec obligation de se défendre mutuellement contre tous les ennemis sans distinction. Le maréchal de Montmorency avait négocié celle affaire auprès d'Elisabeth; mais le mariage du duc d'Anjou avec cette princesse fut absolument rompu. Elle fut ravie d'avoir pour prétexte son zèle pour sa religion, et de refuser au duc d'Anjou l'exercice de la sienne, qu'il demandait pour toute l'Angleterre.

En même temps, le roi fit partir Gaspard de Schomberg (1572), pour traiter une ligue offensive et défensive avec les princes protestants d'Allemagne, et n'oublia rien pour engager dans ses intérêts le prince palatin et ses enfants. Il envoya aussi au grand duc, c'était Côme de Médicis, à qui le Pape avait donné cette qualité, et qui se l'était conservée, quoique l'empereur le trouvât mauvais. Ce prince avait conçu de grandes jalousies du roi d'Espagne, qui depuis peu s'était saisi de Final, place qui relevait de l'empire, et avait fait peu d'état des plaintes de l'empereur. Toute l'Italie fut émue de cette entreprise, mais principalement le grand duc, que cette conquête menaçait plus que les autres, et qui se persuada aisément que Philippe avait des desseins sur Sienne. Le roi voulut profiter de la conjoncture pour engager Côme contre l'Espagne ; et comme il était fort riche, on lui demanda une grande somme d'argent à emprunter.

Tous ces grands préparatifs, qu'on faisait en tant d'endroits contre le roi d'Espagne, persuadèrent à l'amiral qu'on voulait tout de bon lui faire la guerre; il n'écouta point les Rochelais, qui lui écrivaient lettres sur lettres, pour l'avertir de prendre garde à lui. Strozzi aimait des vaisseaux dans leur voisinage, et quoiqu'on publiât que c'était à dessein de passer en Flandre, les Rochelais étaient alarmés de cet armement ; mais l'amiral les exhortait à bannir ces vaines terreurs, et les assurait que le roi avait bien d'autres desseins que celui d'attaquer les protestants. Il attribuait les bruits qu'on faisait courir parmi eux, des mauvais desseins de la Cour, aux ennemis de l'Etat; et loin de prendre, comme ses amis l'y exhortaient, de nouvelles précautions, il obligea les huguenots à rendre les places de sûreté deux mois avant le temps porté par l'édit. Ceux de La Rochelle furent les seuls qui ne déférèrent point à ses sentiments ; les autres furent loués publiquement par des lettres patentes du roi, qui recommandaient religieusement l'exécution de l'édit.

 

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Le pape Pie V mourut le premier de mai, afflige de ce que les divisions des confédérés les avaient empêchés de profiler de la victoire de Lépante, et de ce que les Vénitiens n'avaient pu sauver leur royaume de Chypre. Grégoire XIII son successeur ne fut pas si difficile que lui pour la dispense du mariage, et il devait se célébrer le premier de juin ; mais quelque difficulté que le cardinal de Bourbon trouva dans la forme de la dispense, fit différer jusqu'au mois d'août. Ce délai priva la reine de Navarre de la consolation de le voir accompli : elle mourut le 4 de juin, âgée de quarante-quatre ans, à Paris, où elle était venue pour faire les apprêts de la cérémonie. Comme elle était fort active, on dit qu'elle s'échauffa par les soins qu'elle se donna pour faire tout magnifiquement à. son ordinaire; d'autres croient qu'elle mourut empoisonnée par des gants parfumés, et il est constant que celui qui les lui vendit était capable d'une noire action ; mais on ne vit rien de certain touchant ce crime : on peut croire aisément que les protestants furent inconsolables de sa perte. Sans sa religion, son grand esprit, soutenu par un grand courage, l'aurait fait regretter même par les catholiques.

Environ dans le même temps le prince d'Orange ayant surpris Mons, l'amiral pressa le roi de se servir de cette conjoncture, et de déclarer la guerre au roi d'Espagne, pendant que tout le pays était ému de la prise de cette place : le roi ne pensait à rien moins alors qu'à faire la guerre; mois comme il craignait plus que toute chose que l'amiral ne pénétrât ses intentions, il n'osa pas le refuser ouvertement : l'expédient qu'il prit pour gagner du temps fut de lui mander de mettre son avis par écrit, afin de le faire examiner dans son conseil. Sur cela l'amiral écrivit un long discours ; mais il se fiait principalement aux raisons qu'il avait dites au roi en particulier, dont la principale était que s'il ne protégeait pas les Hollandais, ils seraient contraints de se jeter entre les bras de la raine Elisabeth, qui, devenue maîtresse dans les Pays-Bas, réveillerait avec autant de puissance, et d'aussi près que jamais, les anciennes animosités des Anglais contre la France.

Pendant que le garde des sceaux Morvilliers répondait à l'écrit de l'amiral, les choses tiraient en longueur, et le roi consentit que le comte de Nassau et Genlis menassent sous main quelque secours au prince d'Orange pour défendre Mons, que le duc d'Albe menaçait. Ce duc commençait à ne rien connaître dans les desseins de la France ; il ne pouvait croire que Charles se pût réconcilier de bonne foi avec les huguenots, ni abandonner le dessein de les perdre, tant de fois résolu entre les deux rois; il voyait bien qu'un tel dessein ne pouvait pas compatir avec la guerre d'Espagne, et il soupçonnait quelque chose de ce qui était; mais c'était pousser la dissimulation bien avant, que d'envoyer des troupes contre lui, et en tout cas il était de sa prudence de ne pas se laisser surprendre; ainsi il marcha contre Genlis, et le battit.

 

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A voir comme le roi reçut cette nouvelle, il n'y eut personne qui ne crût qu'il en était sensiblement touché : ainsi l'amiral vint à Paris plein de confiance, contre l'avis de tous ses amis; il croyait sa présence nécessaire auprès du roi dans cette conjoncture. A son arrivée, on renouvela les défenses de porter des armes et de faire aucune émotion. Il crut qu'on voulait pourvoir par là à la sûreté de sa personne, et arrêter la fureur du peuple, qui le haïssait, tant à cause de sa religion que pour l'amour du duc de Guise. Le roi lui accorda tout ce qu'il voulut, et lui permit de lever autant de troupes sur la frontière, qu'il le jugerait nécessaire, pour soutenir le prince d'Orange dans le dessein de secouru? Mons, que le duc d'Albe avait assiégé.

Cependant le temps du mariage approchait. Le prince de Navarre; devenu roi par la mort de sa mère, était arrivé avec son cousin le prince de Condé, dont les noces venaient d'être célébrées avec la princesse de Clèves en présence du nouveau roi. Tous les seigneurs protestants suivaient les deux princes : l'exemple de l'amiral les avait rassurés, ils ne croyaient presque plus qu'il y eût à craindre dans une occasion où un homme de sa prudence marchait avec tant de sécurité. Les seigneurs catholiques se rendaient aussi auprès du roi, entre autres le duc de Guise qui, voyant tous les huguenots s'assembler dans Paris avec l'amiral, ne douta point que le temps de sa vengeance n'approchât, et vint suivi d'une infinité de gentilshommes catholiques de ses amis.

La dispense vint telle qu'on la pouvait désirer, et le mariage se fit le 20 d'août, dans l'église de Notre-Dame de Paris; les fiançailles avaient été faites la veille dans la chapelle du Louvre; on remarqua dans la célébration du mariage, que la princesse Marguerite, qui n'épousait qu'à regret le roi de Navarre, parut toujours avec un visage chagrin. On dit même que jamais elle ne prononça le oui nécessaire, et que, lorsqu'on lui demanda, selon la coutume, si elle ne prenait pas Henri de Bourbon, roi de Navarre, et premier prince du sang, pour son mari, comme elle tardait à répondre, le duc d'Anjou son frère lui baissa la tête par derrière; ce qui fut pris pour consentement. Le nouveau marié et les huguenots se retirèrent dans l'évêché pendant la Messe; mais pendant qu'ils étaient à l'église on les vit regarder souvent avec douleur les étendards pris sur eux dans les batailles de Jarnac et de Montcontour, et on entendit l'amiral qui disait au maréchal Damville que bientôt ou mettrait d'autres étendards plus agréables à voir, à la place de ceux-là, tant il était occupé des victoires qu'il espérait remporter dans la guerre des Pays-Bas.

Il ne savait pas que, pendant qu'il se nourrissait de cette espérance et au milieu des réjouissances de la noce, on tenait des conseils secrets pour le perdre avec tous ses amis. Le maréchal de Montmorency, plus défiant que lui, s'en douta, et sous prétexte de quelque indisposition qui lui restait, disait-il, de son voyage d'Angleterre, d'où il revenait.

 

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il se relira à Chantilly. Un peu après on eut nouvelle de la mort du roi de Pologne, avec lequel périt la famille des Jagellons ; l'évêque de Valence fut envoyé en Pologne pour y achever ce que son fils Balagni y avait commencé par ses instructions, et procurer l'élection du duc d'Anjou; ni le duc ni la reine mère ne souhaitaient le succès de cette entreprise. Le duc regardait son élection dans un pays si éloigné comme un bannissement honorable, et la reine ne pouvait se résoudre à éloigner d'auprès d'elle un fils qui lui était si cher. Mais l'évêque, qui savait combien la chose était agréable au roi, était résolu d'y travailler de toute sa force.

La reine était occupée du dessein de faire périr les uns par les autres, tous ceux qui lui donnaient de l'ombrage. Elle prétendait que ceux de Guise la déferaient de l'amiral, des Montmorency et des huguenots, pour ensuite périr eux-mêmes accablés par les troupes, après qu'ils se seraient épuisés en ruinant leurs ennemis. Dans ce dessein, voici l'ordre qu'elle méditait pour l'exécution, elle voulait commencer par l'amiral, et donner au duc de Guise son ennemi la charge de le faire assassiner, à quoi il s'était offert. Elle ne doutait point que les huguenots et les Montmorency ne prissent les armes pour le venger ; c'était un prétexte pour les perdre tous ensemble, car les Guises et les catholiques de Paris joints à eux, étaient sans comparaison plus forts que ces deux partis réunis; mais comme ils ne l'étaient pas assez pour les défaire, sans qu'il en coulât beaucoup, et que de si braves gens ne manqueraient pas de vendre bien cher leur vie, elle espérait avoir bon marché des Guises affaiblis dans ce combat.

La chose ne fut pas proposée au roi dans toute son étendue : on lui parlait seulement de l'amiral et des huguenots, dans la ruine desquels le peuple pourrait bien envelopper les Montmorency, que leur liaison avec l'amiral avait rendus odieux. On lui disait que jamais il n'aurait ni autorité ni repos, qu'il n'eût délivré son royaume de ces chefs de parti; que s'il ne pouvait pas achever tout le dessein en un seul coup, ce serait toujours un grand avantage de se défaire de l'amiral, qui faisait à son gré la paix ou la guerre, en rejetant la haine de l'action sur les princes de Lorraine, ses ennemis déclarés; qu'au reste le roi ferait tout ce qu'il voudrait des huguenots, dont il aurait abattu le chef principal, et tiendrait tous les autres entre ses mains; que les Montmorency ne se pourraient pas soutenir tout seuls ; et qu'enfin les princes lorrains seraient absolument au pouvoir du roi, quand toutes les forces du royaume seraient réunies, tellement que l'autorité royale reprendrait toute sa vigueur.

Le roi, tout cruel qu'il était, n'entrait qu'à regret dans un tel dessein, car il avait un fond de droiture qui répugnait à ces noires actions; mais on l'avait gâté par de mauvaises maximes, et on lui avait tant répété qu'il y allait de sa couronne et de sa vie à faire périr l'amiral, qu'il donna ordre au duc de Guise de chercher un assassin; il ne

 

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fallut pas le chercher bien loin. Montrevel, qui avait déjà assassiné Mouy, s'était retiré ensuite dans les terres du duc, qui le réservait pour ce dernier coup. Ce méchant alla lui-même choisir, dans la maison d'un confident du duc de Guise, une fenêtre qui donnait sur la rue par où l'amiral passait toujours allant du Louvre chez lui. Le 22 d'août, sur les onze heures du matin, Montrevel le voyant passer à pied assez lentement, parce qu'il lisait une lettre, lui tira un coup d'une arquebuse chargée de deux balles, dont l'une le blessa au bras gauche; et l'autre lui rompit un doigt de la main droite. Le coup fut entendu au jeu de paume, où le roi jouait avec le duc de Guise : on lui vint dire ce qui s'était passé ; il jeta aussitôt sa raquette à terre, et sortit tout furieux, jurant qu'il ferait justice d'un attentat qui regardait plus sa personne que celle de l'amiral; il parla de la même force au roi de Navarre et au prince de Condé, qui vinrent lui demander permission de se retirer; l'ardeur avec laquelle il leur témoigna qu'il voulait venger cet assassinat, leur mit presque l'esprit en repos.

On chercha en vain l'assassin; il s'était sauvé sur un cheval qu'un des gens du duc de Guise lui avait mené. Les huguenots ne prirent pas feu comme on l'avait espéré; la tranquillité de l'amiral les empêcha de s'émouvoir, il ne s'emporta jamais contre personne ; mais comme on discourait de l'auteur du meurtre, il marqua le duc de Guise par un petit mot, sans toutefois le nommer. Pour ce qui est du roi, l'amiral était bien éloigné de l'en soupçonner : il souffrit son mal et les incisions qu'il lui fallut faire, avec une constance admirable: le jour même qu'il fut blessé, quoiqu'il ne fût pas sans péril, et qu'on craignît la gangrène à la main, il vit et entretint tous les seigneurs de la Cour avec une fermeté qui les étonnait, témoignant une entière indifférence pour la vie et pour la mort, et assurant qu'il mourrait content, pourvu qu'il pût dire au roi un mot important pour sa gloire et pour le bien de son Etat. Il ajouta que la chose était de telle nature, que personne ne se chargerait de la rapporter, et qu'il fallait qu'il parlât lui-même. On le dit au roi, qui un peu après vint voir le blessé avec la reine sa mère, le duc d'Anjou et quelques seigneurs, parmi lesquels était le duc de Guise.

Dans l'entretien particulier qu'il eut avec le roi, il ne s'arrêta pas à lui faire des plaintes, et ne lui parla de lui-même que pour l'assurer du zèle qu'il avait pour son service : son discours roula presque tout sur la guerre de Flandre, à laquelle il exhortait le roi avec toute l'ardeur possible; il l'avertit gravement du peu de secret qui était dans son conseil, où rien ne se disait qui ne fût aussitôt porté au duc d'Albe; il se plaignit des rigueurs inouïes dont ce duc usait envers trois cents gentilshommes français qu'il avait pris dans la dernière rencontre, et paraissait étonné que le roi n'en eût témoigné aucun ressentiment; il finit en lui recommandant instamment l'exécution des édits, comme le seul moyen de conserver le royaume.

 

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La conversation dura si longtemps, que la reine mère qui voyait parler l'amiral avec action, et le roi en apparence prendre goût à ce qu'il disait, en entra en inquiétude. Elle craignait qu'un homme si fort en raisonnement, n'émût le roi; mais ce prince se leva sans rien décider sur la guerre des Pays-Bas, et pour éviter de répondre, il se mit à faire plusieurs questions sur le coup qu'avait reçu l'amiral, et sur l'état de sa santé. Durant tout l'entretien il l'appela toujours son père, avec une si profonde dissimulation, qu'il n'y eut personne qui ne crût qu'il était touché. Comme il jurait souvent qu'il ferait justice des auteurs de l'assassinat, l'amiral lui dit doucement qu'il ne fallait pas un grand temps pour les découvrir : après que le roi se fut retiré, la reine mère inquiète s'approcha pour lui demander ce que l'amiral lui disait avec tant d'ardeur : il était rude de son naturel, et il commençait depuis quelque temps à parler assez sèchement à cette princesse; l'action qu'il méditait l'effarouchait encore davantage, de sorte qu'il répondit en jurant, selon sa coutume, que l'amiral lui avait conseillé de régner par lui-même; on jugea bien à son air qu'il inventait ce discours, et parlait ainsi à la reine pour lui donner à penser.

Les huguenots cependant s'assemblèrent chez l'amiral, fort alarmés; le vidame de Chartres dit sans hésiter que la blessure de l'amiral n'était que le commencement de la tragédie, et qu'ils en feraient bientôt tous la sanglante conclusion, s'ils ne sortaient promptement de Paris. Chacun rapportait tout ce qu'il avait ramassé sur ce sujet : les uns racontaient qu'on avait oui dire qu'il y aurait plus de sang que de vin répandu dans cette noce; les autres se ressouvenaient qu'à Notre-Dame, pendant qu'ils se retiraient après la célébration du mariage, pour ne point assister à la Messe, un bruit confus s'était élevé pour leur dire qu'ils seraient bientôt forcés de l'entendre. Un président avait averti un seigneur protestant de ses amis qu'il ferait bien d'aller passer quelques jours à la campagne. Mais il n'y eut rien de plus remarquable que ce qu'avait dit l'évêque de Valence en partant pour la Pologne. Quoique la reine mère, qui le connaissait pour affectionné au parti, se fût bien gardée de lui rien dire, il était bien malaisé de cacher tout à un homme si pénétrant, et qui connaissait parfaitement l'intérieur de la Cour. Ainsi on faisait grand fond sur l'avis qu'il avait donné au comte de la Rochefoucauld, de se retirer le plus tôt qu'il pourrait lui et ses amis.

Il n'y eut que Téligny qui ne connut point le péril : loin d'écouter le vidame, il s'emportait contre lui de ce qu'il doutait seulement de la bonne volonté du roi, et il s'opiniâtra tellement qu'il n'y eut pas moyen de le vaincre. Pour l'amiral, sait qu'en effet il ne vit pas ce qui se préparait, ou qu'il ne voulût pas le voir, ou qu'il aimât mieux la mort que de replonger sa patrie dans les maux d'où elle sortait, et de mener la vie qu'il menait à la tête d'un parti rebelle, ou plutôt que par une hauteur de courage qui lui était naturelle, il se mit au-dessus de

 

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tout, il laissa faire son gendre, et attendit en repos l'événement. Ses amis sans y penser avancèrent sa perte. Comme ils craignaient que le peuple ne s'émût contre eux à son ordinaire, et ne se jetât sur l'amiral, ils supplièrent le roi de faire garder sa maison ; ce fut au roi un beau prétexte pour s'assurer de sa personne, et acheminer ses desseins ; en même temps il fit mettre une compagnie des gardes devant le logis de l'amiral, et pour ôter tout soupçon, il y mêla quelques Suisses de la garde du roi de Navarre, mais en petit nombre; il ordonna aux gentilshommes protestants de venir loger autour de l'amiral, et leur fit marquer des logis; il défendit tout haut d'en laisser approcher aucun catholique à peine de la vie : en même temps les magistrats firent prendre les noms de tous les huguenots, sous prétexte de les loger.

Le roi parut craindre que le duc de Guise ne causât quelque mouvement, et feignit de vouloir assurer la vie du roi de Navarre, en l'invitant, aussi bien que le prince de Condé, à se renfermer dans le Louvre, avec ce qu'ils avaient de plus braves gens : ainsi tous les protestants se trouvèrent en sa main, sans qu'aucun pût échapper.

Le vidame se confirma dans l'opinion qu'il avait conçue qu'on les voulait perdre- Comme l'amiral se trouva en état d'être porté dans un brancard, il insista de nouveau à la retraite ; mais le charme était trop fort, ou la dissimulation du roi trop grande et trop profonde. Téligny demeura dans son aveuglement; mais quelques-uns du parti, entre autres Montgomery, qui était de l'opinion du vidame, quand ils virent qu'ils ne gagnaient rien, se retirèrent dans le faubourg Saint-Germain, où ceux de leur religion se logeaient pour la plupart. Tout ce que dit le vidame fut rapporté aussitôt à la reine, c'était le 23 août, veille de Saint-Barthélemy ; on craignit que les véritables raisons ne l'emportassent à la fin, et sur l'heure ou résolut de faire périr sans retardement tout ce qu'il y avait de huguenots à Paris. On n'osait d'abord proposer au roi un si grand carnage, et on ne lui parlait que des principaux, mais il répondit en jurant que, puisqu'il fallait tuer, il ne voulait pas qu'il restât un seul huguenot, pour lui reprocher le meurtre des autres : ainsi on conclut un massacre universel, et on résolut d'en faire faire autant dans tout le royaume. Le roi de Navarre fut excepté, et ne dut pas tant son salut à sa dignité, ni à sa naissance, ni à sa nouvelle alliance, qu'à l'impossibilité qu'on vit d'attribuer sa mort comme celle de l'amiral au duc de Guise : ce n'est pas que le roi ne l'aimât, mais cette inclination n'était pas assez forte pour le sauver, si on l'eût pressé. Pour le prince de Condé, que la mémoire de son père rendait odieux, sa sentence était prononcée, et il était mort, si son beau-frère e duc de Nevers n'eût rompu le coup, en répondant de sa soumission: la nuit suivante fut choisie pour l'exécution.

Le tocsin sonné au palais par la grosse cloche dont on ne se sert que dans les grandes cérémonies, devait servir de signal. Le duc de Guise ne rougit pas de se charger d'une si horrible exécution; le premier

 

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crime qu'il avait commis, en faisant assassiner l'amiral, lui fut un engagement pour tout le reste. On donna secrètement les ordres qu'il fallait pour le faire obéir par les gens de guerre et dans la ville. Cependant le roi affectait de le traiter avec froideur : on arrêta un de ses valets pour l'assassinat de l'amiral ; le duc s'en plaignit, et on fit semblant de le rebuter; il disait qu'il se voulait retirer, et cependant il se tenait prêt : on fit porter des armes au Louvre, avec autant de secret qu'il fut possible ; Téligny en eut avis, aussi bien que du mouvement qu'on voyait faire sourdement aux gens de guerre. Le roi l'avait averti, que tout se faisait par son ordre, et qu'il fallait tenir dans le devoir le peuple, que ceux de Guise tâchaient d'émouvoir; ainsi Téligny demeura en repos, et empêcha même qu'on avertit son beau-père; la nuit était déjà assez avancée, quand le duc de Guise commença à donner ses ordres, il commanda au prévôt des marchands et aux échevins, qu'on avait déjà préparés, sans leur expliquer le détail, qu'ils tinssent leurs gens prêts, et qu'ils se rendissent à l'hôtel de ville, pour apprendre ce qu'ils auraient à faire.

Le prévôt des marchands, à qui la Cour avait affecté de donner du crédit dans la populace, par l'accès qu'il avait au Louvre, déclara aux gens qu'il avait apostés, que le roi avait résolu de se défaire cette nuit de tous les huguenots qui étaient alors à Paris, et qu'il avait donné ordre en même temps qu'on fit à ceux de leur religion un pareil traitement par tout son royaume ; ainsi qu'on ne manquât pas de faire main basse au signal. Il leur fit mettre une manche de chemise au bras gauche, et une croix blanche sur leur chapeau pour se reconnaître entre eux, et ordonna qu'à une certaine heure on allumât des lanternes à toutes les fenêtres. L'heure de minuit approchait; et la reine, qui avait laissé le roi encore trop irrésolu à son gré, quoique les ordres fussent déjà envoyés par les provinces, vint pour frapper le dernier coup. Comme elle le vit pâlir, et une sueur froide lui couvrir le front, elle lui dit en lui reprochant son peu de courage : « Pourquoi n'avoir pas la force de se défaire de gens qui ont si peu ménagé votre autorité et votre personne? » Il fut piqué à ce mot, et il dit qu'on commençât donc. La reine mère part en même temps pour ne le point laisser refroidir, et donna les derniers ordres.

Il commençait à se faire un grand tumulte autour du Louvre. Les lanternes étaient allumées; les huguenots étonnés, demandaient ce que c'était; on leur répondit que c'était une réjouissance qu'on faisait au Louvre. Quelques-uns d'eux y allèrent, et furent chargés au corps de garde, pendant que le roi, effrayé de l'ordre qu'il avait donné, et du sang qu'on allait répandre, commandait qu'on sursit encore. A ce moment on entendit quelques coups de pistolet au corps de garde; on dit au roi qu'il n'y avait plus à délibérer, et qu'on ne pouvait plus contenir le peuple. Le tocsin sonna à Saint-Germain-l’Auxerrois, paroisse voisine du Louvre, parce qu'on ne se donna pas le loisir d'aller

 

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au Palais ; et le duc de Guise marcha avec une grande suite chez l'amiral. Il s'était éveillé au bruit ; la première pensée qui lui vint, fut que le duc de Guise avait ému le peuple ; quelques coups qu'il entendit tirer dans sa cour, lui firent juger que c'était à lui qu'on en voulait, et que ses gardes étaient de l'intelligence. Il se leva de son lit, fit sa prière, dit aux siens, sans paraître ému, qu'il voyait bien qu'il fallait mourir, et qu'ils se sauvassent comme ils pourraient, que pour lui il n'avait plus besoin de secours humain.

A peine eut-il achevé ce mot, qu'il vit entrer l'épée à la main un homme qui lui demanda s'il était l'amiral. Oui, dit-il, et lui montrant ses cheveux gris : Jeune homme, poursuivit-il, tu devrais respecter mon âge ; mais achève, tu ne m'ôteras que peu de moments. L'assassin lui passa l'épée au travers du corps, et le perça de plusieurs coups : on entendit l'amiral, en rendant les derniers soupirs, plaindre son sort de ce que du moins il ne mourait pas de la main de quelque honnête homme, mais d'un valet, disait-il. Le duc de Guise demanda si c'en était fait, et pour s'assurer par ses propres yeux, il voulut voir le corps mort; on le lui jeta par la fenêtre. Téligny fut tué en même temps, et revint à peine de sa profonde sécurité par le dernier coup. Le duc de Guise sortit à l'instant, et dit à ses gens qu'ils avaient bien commencé, mais qu’il fallait continuer de même.

En même temps ils se jetèrent dans toutes les maisons voisines, qu’ils remplirent de carnage; tout le quartier ruisselait de sang; le comte la Rochefoucauld, le marquis de Renel, et les autres gens de qualité furent les premiers égorgés. Dans le Louvre on arrachait de leurs chambres les huguenots qui y logeaient, et après les avoir assommés, on les jetait par les fenêtres. La cour était pleine de corps morts, que le roi et la reine regardaient non-seulement sans horreur, mais avec plaisir; toutes les rues de la ville n'étaient plus que boucheries; on n'épargnait ni vieillards, ni enfants, ni femmes grosses; chacun exerçait ses vengeances particulières sous prétexte de religion; et un grand nombre de catholiques furent tués comme huguenots : c'est par la que Salcède fut immolé au cardinal de Lorraine.

Pierre de La Ramée, professeur célèbre, fut jeté à bas d'une tour du collège de Beauvais, où il enseignait; la jalousie de Charpentier, autre professeur, lui causa la mort. Ils s'étaient échauffés, Charpentier à soutenir Aristote, et La Ramée à l'attaquer; de sorte que ce malheureux périt plus encore comme ennemi de la philosophie péripatéticienne, que comme ennemi de la doctrine de l'Eglise. Denys Lambin, autre professeur, nullement huguenot, mais haï de Charpentier comme La Ramée, craignit un destin semblable, et quoique son ennemi l'eût épargné, la frayeur le fit mourir. Plusieurs de ceux que le roi avait proscrits échappèrent; malgré lui, le duc de Guise sauva d'Acier et quelques autres, pour se décharger d'une partie de la haine, et montrer qu’il n'en voulait qu'à l'amiral son ennemi.

 

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Trois Montmorency échappèrent, quoique compris dans la liste, parce que le maréchal de Montmorency leur aine ne put être tué avec eux, étant absent; c'était assez d'être ami de l'amiral pour être traité en huguenot. Le maréchal de Cossé, parce qu'il était des Politiques, était destiné à la mort, et fut sauvé par le crédit d'une parente, dont le duc d'Anjou était amoureux. Biron, qu'on ne tenait pas assez ennemi des huguenots, eût péri comme les autres, si sa charge de grand-maître de l'artillerie ne lui eût donné le moyen de se mettre à couvert dans l'arsenal, où on n'osa l'attaquer; il y relira plusieurs des proscrits, et entre autres Jacques de Caumont de Nompart, jeune enfant de dix ans, qui s'était sauvé en se cachant sous les corps de son père et de son frère aîné qu'on venait d'assassiner à ses yeux. Pour le vidame et Montgomery, quand ils ouïrent le bruit de la ville, ils voulurent passer la rivière avec ceux qui les avaient suivis dans le faubourg Saint-Germain pour voir ce que c'était; chose étrange, ils aperçurent le roi qui les tirait par les fenêtres du Louvre : Ils se sauvèrent eu diligence.

Le massacre dura plusieurs jours ; les deux ou trois premiers furent d'une effroyable violence : dès la première nuit, le roi fit venir le roi de Navarre avec le prince de Condé, pour leur commander à tous deux d'abjurer leur hérésie; le cardinal de Bourbon et quelques ecclésiastiques travaillèrent à les instruire. Le roi de Navarre résista peu ; le prince de Condé répondit d'abord avec fermeté, qu'on ne devait pas le forcer dans sa conscience, et qu'il ne pouvait se persuader que le roi pût manquer à la foi donnée; mais il changea de langage, quand il vit le roi en personne lui dire en jurant, et d'un ton terrible ces trois mots, Messe, mort, ou Bastille pour toute la vie, le cardinal de Bourbon reçut, quelques jours après, l'abjuration de ces deux princes, et on les obligea d'écrire au Pape. Le dessein de la Cour était de rejeter toute la haine du massacre sur ceux de Guise; mais le duc n'était pas résolu à s'en charger, ni à laisser un si beau prétexte de le perdre dans un autre temps.

Il parla si haut, que la reine mère n'osa pousser ce dessein, quoiqu'elle y fût entrée d'abord. Elle fut la première à dire au roi que sa dissimulation allait allumer une guerre plus dangereuse que les précédentes; que le maréchal de Montmorency avait juré de venger l'amiral; que tous les huguenots se joindraient à lui ; que le duc de Guise soutenu du duc de Montpensier et des catholiques armerait aussitôt pour se défendre; que le seul moyen qu'eût le roi d'arrêter tous ces desseins de vengeance, c'était de se déclarer; que les prétextes ne manqueraient pas, et qu'après tout une exécution si hardie ferait trembler les plus assurés, au lieu que dissimuler plus longtemps une chose claire, paraîtrait un effet de crainte.

Il n'en fallait pas davantage pour un prince qui aimait à se faire craindre, et qui appréhendait moins la haine que le mépris. Après qu'on eut résolu dans le conseil ce qu'il fallait dire au parlement, le

 

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roi y alla le troisième jour du massacre, accompagné de la reine sa mère, de ses frères, des princes du sang et de toute la Cour. Là il déclara que l'amiral et d'autres scélérats comme lui avaient conjuré sa perte, celle de la reine sa mère, de ses frères et même du roi de Navarre, pour donner la couronne au jeune prince de Condé; qu'ils le devaient ensuite tuer lui-même, afin que ne restant plus personne de la maison royale, ils pussent partager le royaume ; que cette conjuration avait été découverte sur le point qu'elle allait éclater, et qu'il n'y avait point trouvé de remède que le massacre de ceux qui troublaient l'Etat depuis si longtemps, et par tant de guerres sanglantes sous la conduite de l'amiral ; qu'ainsi il déclarait que la chose s'était faite par son ordre, afin que personne n'en doutât, ajoutant qu'il n'en voulait point à la religion huguenote, mais qu'il voulait au contraire que les édits fussent observés plus que jamais. Le premier président loua en public la sagesse du roi, qui avait pu cacher un si grand dessein, et le couvrit le mieux qu'il put; mais en particulier il remontra fortement au roi que si cette conspiration était véritable, il fallait commencer par en faire convaincre les auteurs, pour ensuite les punir par les formes, et non pas mettre les armes, comme on avait fait, entre les mains de furieux, ni faire un si grand carnage où se trouvaient enveloppés indifféremment les innocents avec les coupables.

Le roi commanda qu'on fit cesser le massacre ; mais il ne fut pas possible d'arrêter tout à coup un peuple acharné. Son ardeur se ralentit peu à peu comme celle d'un grand embrasement, et il y eut encore beaucoup de meurtres quatre ou cinq jours après la défense. Il périt durant sept jours plus de six mille personnes, parmi lesquelles il y eut cinq à six cents gentilshommes qui se laissèrent égorger comme on aurait fait des animaux sans courage; tant ils furent étonnés et interdits, par une violence si étrange et si imprévue; il n'y eut que le seul Guerchy qui mourut l'épée à la main : de six à sept cents maisons qu'on pilla dans le désordre, il n'y en eut aussi qu'une seule qui fit de la résistance.

Pour confirmer le bruit qu'on voulait répandre de la conjuration de l'amiral, on lui fit faire son procès; la reine mère fit chercher parmi ses papiers quelque chose qui diminuât l'horreur qu'un tel meurtre devait causer dans les pays étrangers. On n'y trouva que des mémoires pour la guerre de Flandre, et des avis qu'il donnait au roi pour le bon gouvernement de son Etat. Il l'avertissait entre autres choses de ne point donner trop de crédit ou de trop puissants apanages à ses frères, et d'empêcher de tout son pouvoir que les Anglais n'acquissent dans les Pays-Bas révoltés, un pouvoir qui deviendrait fatal à la France. La Cour affecta de communiquer ces mémoires au duc d'Alençon et à la reine d'Angleterre ; on représentait à l'un et à l'autre, la manière dont les traitait un homme qu'ils estimaient tant. La réponse fut honorable pour l'amiral; ils dirent qu'ils pouvaient

 

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peut-être se plaindre de lui, mais que le roi du moins s'en devait louer, et que des avis si solides et si désintéressés ne pouvaient venir que d'un fidèle serviteur.

Ainsi tout ce qu'on employait pour décrier l'amiral ne servait qu'à illustrer sa mémoire; elle fut pourtant condamnée par un arrêt solennel, qui eût pu être juste dans un autre temps, et pour un autre sujet ; mais rien ne parut plus vain ni plus mal fondé que la conjuration dont on l'accusait alors. On ne laissa pas d'exécuter l'arrêt dans la Grève, en présence du roi et de la reine, et au défaut de son corps, que le peuple avait déchiré, on décapita son fantôme, qui fut ensuite traîné sur une claie à Montfaucon. C'est le lieu où on expose les corps des voleurs de grands chemins et des scélérats. Le vidame et Montgomery furent effigiés en même temps, mais le supplice de quelques autres que l'on condamna avec eux fut effectif.

Pour imprimer davantage la conspiration dans les esprits, on rendit à Dieu des actions de grâces publiques sur la prétendue découverte. Ces grimaces n'imposèrent à personne, et l'action qu'on venait de faire fut d'autant plus détestée par les gens de bien, qu'on ne put trouver un prétexte qui eût la moindre apparence ; l'horreur en augmentait tous les jours par les nouvelles qu'on recevait des provinces. Car encore qu'on eût publié la déclaration que le roi avait faite au parlement, et des défenses d'inquiéter les huguenots ; comme les ordres expédiés pour les massacres avaient couru par toute la France, ils firent d'étranges effets, principalement à Rouen, à Lyon et à Toulouse. Cinq conseillers du parlement de cette dernière ville furent pendus en robe rouge; vingt-cinq à trente mille hommes furent égorgés en divers endroits, et on voyait les rivières traîner avec les corps morts l'horreur et l'infection dans tous les pays qu'elles arrosaient. Le roi désavoua tout, comme fait contre ses ordres; il y eut des provinces exemples de ce carnage, et ce fut principalement celles dont les gouverneurs étaient amis de la maison de Montmorency. Le comte de Tende, qui en était allié, sauva la Provence ; Gorde et Saint-Hérem, attachés à celle maison, empêchèrent le désordre. Alençon et Bayonne furent délivrés par les soins de Matignon, et du vicomte d'Orthez leurs gouverneurs. Les bons ordres que donna Chabot en Bourgogne furent cause qu'il n'y périt qu'un seul homme : tous ces gouverneurs répondirent qu'ils ne croyaient point que le roi commandât tant de meurtres, et qu'ils attendraient de nouveaux ordres.

Les nouvelles du massacre, portées dans les pays étrangers, causèrent de l'horreur presque partout; la haine de l'hérésie les fit recevoir agréablement à Rome ; on se réjouit aussi en Espagne, parce qu'elles y firent cesser l'appréhension qu'on y avait de la guerre de France. Aussitôt qu'elles furent venues dans les Pays-Bas, le prince d'Oronge perdit courage, et n'osa plus entreprendre de faire lever au duc d'Albe le siège de Mons : ainsi cette place fut bientôt rendue, et

 

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le duc d'Albe reprit toutes les places que le prince d'Orange avait. En France, les huguenots ne savaient à quoi se résoudre ; ils ne songèrent d'abord qu'à prendre la fuite, étonnés de la perte de leurs chefs et d'un si grand nombre de leurs compagnons; la plupart quittaient leurs maisons, et même un grand nombre alla à la messe, et si le roi eût eu une armée prête, ils ne se seraient jamais relevés; mais il les crut abattus, et d'ailleurs il répugnait à lever des troupes, de peur d'augmenter la gloire de son frère, qui les devait commander comme lieutenant-général ; ainsi il laissa reprendre cœur aux huguenots. Nîmes, Montauban, et les autres villes où ils étaient les plus forts, principalement La Rochelle, se mirent en état de défense, et reçurent tous ceux de leur religion, qui, ne voyant plus de salut que dans la guerre, résolurent à la faire plus déterminément que jamais.

Le roi, irrité de les trouver plus forts qu'il n'avait pensé, leva trois armées, par lesquelles il espérait de les accabler tout d'un coup. La première assiégea Sancerre, où un grand nombre de huguenots s'étaient réfugiés de tous les endroits du royaume. Les habitants de la ville, plus soigneux de leur propre conservation que de celle de leurs compagnons, ne voulaient pas s'exposer pour eux, et avaient délibéré de les chasser. Les ministres crièrent tant, et les effrayèrent tellement par le carnage de la Saint-Barthélemy, qu'ils conclurent d'un commun accord que, puisque la Cour avait conjuré leur perte par des moyens si barbares, il fallait se défendre jusqu'à la dernière extrémité ; ainsi La Chaire qui les assiégeait avançait peu. Villars, à qui on avait donné la seconde armée, avec la charge de l'amiral, ne réussissait pas mieux dans la Gascogne : la fureur et le désespoir rendaient les huguenots invincibles : en quelques endroits on les attaqua mollement. Le maréchal Damville, qu'on avait renvoyé de Paris en Languedoc, avec la troisième armée, voyant qu'on en voulait à sa maison, ne pressa pas Nîmes, qu'il avait promis de prendre ; et perdit son temps et ses troupes devant Sommières, petite place qu'il ne prit que longtemps après.

La prodigieuse difficulté du siège de La Rochelle, fut cause que le roi tenta toutes les voies d'accommodement, avant que d'en venir à la force. On choisit pour négocier, Biron, qui n'était pas regardé comme fort contraire aux huguenots ; le péril qu'il avait couru à la Saint-Barthélemy, semblait le lier à leurs intérêts. Il vint à Saint-Jean-d'Angély, d'où il envoyait aux Rochelais des propositions assez recevables ; mais quand les choses semblaient près de la conclusion, il venait quelque nouvelle fâcheuse qui rompait toutes les mesures. Une fois on rapporta que les troupes du roi, reçues à Castres, sur la parole qu'on avait donnée qu'elles n'y feraient aucun désordre, avaient tout pillé : un peu après on sut qu'à Bordeaux, un prédicateur séditieux avait tant animé le peuple à imiter le zèle des Parisiens, qu'il les avait portés à un massacre semblable à celui de la Saint-Barthélemy : ces nouvelles, venues à contre-temps, rendaient inutiles toutes les belles paroles et

 

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toutes les lettres pleines de douceur que Biron portait de la part de la Cour; mais un des plus grands obstacles à la négociation venait, à ce qu'on crut, de Biron lui-même. Ce n'est pas qu'il eût dessein de favoriser les huguenots ; mais il voyait croître avec peine le crédit du duc de Guise parmi les catholiques et à la Cour. Dans la nécessité où l'on était d'abattre le parti protestant, il jugeait que le roi serait comme forcé de se servir de ce prince, qui en était l'ennemi le plus déclaré et le plus irréconciliable; ainsi celui qu'on voulait charger de la haine du massacre lui paraissait le seul qui en profitât.

Biron, qui s'était vu si près d'y périr, regardait avec horreur un prince dont les ordres avaient tout fait; et craignant que si ce massacre avait des suites heureuses, le succès n'en rendit son ennemi trop considérable, il ne souhaitait pas beaucoup que les Rochelais se soumissent. Dans la situation où ils étaient, il n'était pas malaisé de leur donner de la défiance; ils attendaient des réponses de Montgomery et du vidame, qui étaient en Angleterre, et tâchaient de leur ménager du secours ; l'espérance qu'ils en conçurent leur fit rejeter les propositions d'accommodement. Biron eut ordre de les traiter de rebelles, et d'investir la place avec Strozzi, ce qu'il fit plus volontiers qu'il ne travaillait à les réconcilier avec la Cour; mais la reine conseillait au roi de tenter encore les voies de douceur.

La Noue, quoique huguenot, fut jugé propre pour ce dessein, parce qu'il était persuadé dès le commencement que les affaires de la religion ne devaient pas être établies par des révoltes. Il n'était entré dans les guerres civiles qu'avec répugnance ; il s'était sauvé du massacre par la commission que le roi lui avait donnée d'aller défendre Mons avec le comte Louis de Nassau. Après la capitulation de cette place, il vint à la Cour, où il fut bien reçu : il se chargea volontiers de moyenner l'accord des Rochelais à des conditions équitables; mais il déclara au roi que s'il ne pouvait les obliger par ses raisons à les accepter, il n'était pas résolu à les trahir; au contraire qu'il leur donnerait les moyens de se défendre, sans pourtant perdre la pensée de leur inspirer dans l'occasion de bons sentiments pour la paix. On s'en fia d sa bonne foi, qui était connue : il vint à La Rochelle, dont les habitants le firent leur chef : il n'y fut pas longtemps sans connaître leur mauvaise disposition, et quand il eut désespéré de les persuader, il en donna avis à la Cour. Aussitôt on fit marcher une quatrième armée plus grande que les trois autres ensemble, et le duc d'Anjou, destiné à la commander, partit au commencement de février 1573.

Quand le roi se vit engagé à une guerre ci ville qui paraissait ne devoir être guère moins fâcheuse que celle qu'il avait soutenue, il ne jugea rien de plus nécessaire que de s'assurer autant qu'il pourrait des étrangers. Il fit dire au roi d'Espagne qu'il n'avait jamais eu dessein de faire la guerre aux Pays-Bas, et que tout le semblant qu'il en avait fait, n'était que pour amuser l'amiral. On le crut facilement, et ce n'était

 

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pas aussi en cette cour que la négociation était le plus difficile.

La Saint-Barthélemy avait fait d'étranges effets en Allemagne et en Angleterre. Le roi ne s'en excusait que sur la soudaine découverte de cette prétendue conspiration ; mais un légat, arrivé depuis en France, avait bien parlé d'une autre sorte ; car en se réjouissant avec le roi au nom du Pape, de l'action qu'il venait de faire, il la loua comme méditée de longtemps, et conduite avec une prudence admirable pour le bien de la religion et de l'Etat. Ce discours déconcertait les conseils du roi, et découvrait ce qu'il voulait tenir caché. Pour empêcher les mauvais effets qu'il faisait parmi les princes protestants, il fallut choisir les hommes les plus adroits et les plus habiles qui fussent en France.

Le comte de Retz, envoyé à la reine Elisabeth, employa toute la souplesse de son esprit pour apaiser cette princesse : il commença par la prier au nom du roi de tenir une fille qu'il avait eue depuis peu. La chose se passa agréablement de part et d'autre ; le comte ménagea avec une extrême délicatesse l'esprit de la reine d'Angleterre et de ses ministres. D'abord il parla si haut, qu'elle n'osa secourir ouvertement La Rochelle, de peur de rompre avec la France : c'était sous le nom de Montgomery qu'on préparait secrètement du secours, mais beaucoup moins que si l'Angleterre se fût déclarée : il n'y eut pas moyen de parer ce coup. La reine disait qu'elle ne pouvait empêcher le zèle de ses sujets pour leurs frères assiégés ; mais le comte répandit de l'argent si à propos, et fit si adroitement naître des affaires en Angleterre, qu'insensiblement le temps s'écoulait, et que la flotte qu'on préparait ne se hâtait pas. Il revint ensuite au siège, quand il eut mis les affaires en la meilleure disposition où elles pouvaient être dans la conjoncture du temps.

Schomberg, qui fut envoyé aux protestants d'Allemagne, n'agit pas avec moins d'adresse. Il avait deux choses à faire : l'une, d'empêcher les secours des protestants, que les discours du légat avaient extraordinairement aigris; l'autre, de les obliger à favoriser, ou du moins à ne traverser pas l'élection du duc d'Anjou pour la couronne de Pologne. Il avait trois concurrents, dont le principal était Ernest, fils de l'empereur; le prince de Moscovie, qui avait un faible parti; et enfin, le roi de Suède, qui présentait son fils, quoiqu'il n'eût que huit ans. Plusieurs palatins voulaient qu'on en exclût tous les étrangers, et qu'on élût un seigneur du pays; les protestants étaient forts dans la diète, et ils étaient tous opposés au duc d'Anjou, à qui ils attribuaient le massacre de la Saint-Barthélemy : les protestants d'Allemagne étaient dans le même sentiment. Les catholiques zélés les confirmaient dans cette pensée par les louanges qu'ils lui donnaient.

On attribua à des ordres secrets de l'empereur, les panégyriques qu'on lui fit à Ingolstad, où, sous prétexte de le louer pour cette action, on le rendait odieux par toute l'Allemagne. L'électeur palatin était le plus animé contre la France et contre le duc; et le prince Casimir

 

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son fils, grand protecteur des huguenots, avait beaucoup de pouvoir auprès de son père. Schomberg, pour gagner ces princes, leur alla dire avec un grand secret, et avec toute l'apparence d'une confiance particulière, qu'il avait à leur découvrir une affaire de grande importance; que le Pape avait eu avis d'un complot fait entre l'électeur de Saxe et celui de Brandebourg, pour ôter l'empire à la maison d'Autriche, et faire empereur un prince protestant ; que la colère du Pape était extrême, surtout depuis qu'il avait appris que l'électeur de Mayence était entré dans ce dessein, et qu'il allait venir un décret de Rome, pour destituer les électeurs, les déclarer déchus du droit d'élire, et l'attribuer au saint Siège; que c'était peu d'un décret, mais que le roi d'Espagne était prêt à le soutenir avec une puissante armée ; qu'il leur laissait à penser s'il était à propos, dans cet état, qu'ils rompissent avec son maître. Cette histoire, que Schomberg avait lui-même composée, fut racontée à ces princes si sérieusement, qu'elle fit une profonde impression dans leurs esprits. Casimir s'employa efficacement auprès de son père et des autres princes. Schomberg leur fit voir combien ils avaient à craindre pour leur liberté, en ajoutant le royaume de Pologne aux pays que possédait déjà la maison d'Autriche ; ainsi il obtint des uns de puissantes recommandations pour des personnes principales de Pologne, et reçut des autres des avis très-importants, qu'il donna à l'évêque de Valence : et quoiqu'il y eût des princes qu'il ne put jamais détacher de la maison d'Autriche, comme les électeurs de Saxe et de Brandebourg, il ménagea si heureusement toutes choses, qu'il ne se fit rien de considérable en Allemagne contre les intérêts du roi.

Au milieu de ces bons succès des affaires étrangères, celles du dedans allaient mal, par la vigoureuse résistance des Rochelais; nulle attaque ne les étonnait; les femmes mêmes s'y signalaient à l'envi des hommes. Montgomery parut avec une flotte anglaise, mais bien tard, et trop faible pour rien entreprendre. Cependant les magistrats mirent si bon ordre aux vivres, quoique la ville fût fort pressée et qu'il n'entrât rien du dehors, que les besoins étaient supportables; la mer même semblait aider les assiégés, en jetant sur leurs bords une infinité de coquillages qui servirent à la nourriture des pauvres : au contraire, il n'y avait aucune police dans le camp, tout y manquait, et la maladie s'y mit bientôt. Le duc d'Alençon, le roi de Navarre, le prince de Condé, le duc de Guise, le duc de Nevers, le maréchal de Cossé, et enfin tous les princes et tous les seigneurs y étaient par ordre du roi, qui craignait qu'ils ne remuassent ailleurs; tant de grands seigneurs ne servaient qu'à mettre la cherté dans le camp; mais ce qu'il y avait de pis, c'est qu'on ne s'y entendait pas. Une grande partie de l'armée était composée de huguenots qui avaient quitté leur religion par crainte, et d'autres qui y étant demeurés, s'étaient attachés au duc d'Anjou par divers intérêts; tous ceux-là souhaitaient avec passion que le siège

 

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réussit mal. La noblesse catholique n'était pas mieux affectionnée : on haïssait le gouvernement de la reine, qu'on accusait de fomenter les divisions de l'Etat, pour maintenir son autorité, et de laisser enrichir trois ou quatre étrangers, aux dépens de tout le royaume.

Les grands étaient encore plus partagés; le parti des Politiques se formait peu à peu par le crédit du maréchal de Cossé. Le roi de Navarre et le prince de Condé, qui n'étaient catholiques que par considération, s'y engagèrent secrètement, et ne demandaient qu'une occasion de se retirer de la Cour: le duc d'Alençon semblait prêt à se déclarer, et on craignait qu'il ne s'échappât tout d'un coup ; Thoré le gouvernait, et avait mis dans sa confiance un fils de sa sœur, instrument très-propre à de tels négoces. Ce fut Henri de la Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, jeune seigneur plein d'esprit et de courage, mais d'une ambition inquiète, avide d'une prompte élévation, et incapable de souffrir les lenteurs des voies ordinaires. Celui-ci, quoique catholique, ne faisait point de scrupule de favoriser les huguenots : il était industrieux à entretenir les mécontentements, et par des haines secrètes, il savait lier les mécontents de la Cour. Ils étaient, lui et son oncle, dans une étroite correspondance avec La Noue, qui, souvent maltraité par les Rochelais qu'il portait à la paix, ne put demeurer avec eux : un ministre emporté lui avait donné un soufflet ; il lui avait pardonné; mais pour ne s'exposer plus à de telles insolences, il se rendit au camp dans une sortie. Il y fit plus de tort au service du roi qu'il n'eût fait, s'il fût demeuré parmi ses ennemis; car il prit, par le moyen des Politiques, de très-étroites liaisons avec le duc d'Alençon, qu'il engagea à, se rendre protecteur des huguenots. Le roi, averti de la mauvaise conduite de son frère, crut qu'il le retiendrait dans son devoir en le menaçant, et lui envoya défendre de désemparer du camp, sous peine d'encourir son indignation; mais il répondit, sans s'étonner, au secrétaire d'Etat qui lui parlait l'ordre, qu'il eût à le lui faire voir par écrit; il ne l'avait pas, et le duc fit une réponse ambiguë, qui acheva d'alarmer la Cour. Le roi manda au duc d'Anjou de prendre la place à quelque prix que ce fût, et de se rendre aussitôt près de sa personne avec les troupes; ainsi on donna assaut sur assaut mal à propos et sans mesure. Les Rochelais en soutinrent jusqu'à trente, dont il y en eut huit ou neuf de très-violents, mais toujours funestes aux assiégeais : ils ne perdaient pas moins de monde par les continuelles sorties des assiégés; le duc d'Aumale y périt avec une infinité de personnes qualifiées.

Les huguenots ne laissaient pas d'être embarrassés; après tant de remises du côté de l'Angleterre, ils n'attendaient plus aucun secours : ils voyaient bien qu'on s'obstinait à les prendre, et craignaient le duc d'Anjou, tant de fois victorieux. Quand La Noue les avait quittés, il avait été suivi de la plus grande partie des gentilshommes; ce qui leur en restait leur était suspect: ils savaient que les gentilshommes n'obéissaient qu'à contre-cœur à des magistrats populaires et à des

 

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ministres insolents, et ne songeaient tous qu'à faire un accommodement avantageux avec la Cour, à leurs dépens; en effet, tous les jours il s'en détachait quelques-uns. Le parti, décrédité et affaibli par leur retraite, avait besoin de la paix pour ne succomber pas tout à fait. En cet état on s'opiniâtrait de part et d'autre, et de part et d'autre on souhaitait quelque occasion de finir la guerre, sans que l'un des deux parût en avoir le démenti.

Les choses en étaient là quand on apprit l'élection du duc d'Anjou. L'évêque de Valence, et les autres ambassadeurs Français avaient pris le dessus dans la diète, non-seulement par la préséance, qui leur fut adjugée sur les Espagnols, mais encore par l'inclination que la plupart des palatins témoignaient pour eux. Ils remontrèrent si vivement ce que la Pologne avait à craindre pour sa liberté, de la redoutable puissance des Autrichiens, qu’ils firent donner l'exclusion à la maison d'Autriche, en quoi ils s'aidèrent des protestants, qui ne pouvaient s'y fier : ils ne craignaient guère moins le duc d'Anjou; mais l'évêque de Valence leur persuada que ce prince, accoutumé à vaincre les huguenots en bataille rangée, avait toujours détesté les moyens honteux dont on s'était servi pour les perdre ; ensuite il représentait avec beaucoup d'éloquence la douceur, l'honnêteté et la clémence du duc, et toutes ses autres vertus, sa bonne mine, sa haute naissance, la plus auguste de l'univers. Il vantait surtout sa valeur, son humeur guerrière, ses grandes victoires, le soin qu'il avait de récompenser les braves soldats, et tout ce qui pouvait le rendre digne d'être le chef d'une nation aussi belliqueuse que les Polonais. Parla il gagnait tous les esprits; mais pour achever de s'acquérir les protestants, lui et ses collègues s'engagèrent à faire accorder une composition honnête aux Rochelais et aux villes huguenotes. Une chose contribua encore à faciliter l'élection du duc d'Anjou; c'est que la France était en correspondance avec les Turcs, contre lesquels les Polonais ne voulaient point alors d'affaire ; ainsi il fut élu roi avec une joie extrême de la noblesse polonaise, ravie de mettre à sa tôle, contre les Tartares, les Moscovites et les Turcs, s'il en était besoin, un prince dont la réputation était si grande dès sa première jeunesse. L'élection se fit le premier de mat en pleine campagne, selon la coutume. De trente-cinq nulle vocaux, il n'y en eut que cinq cents d'avis contraire; mais ils furent bientôt obligés de se ranger à l'avis des autres. L'archevêque de Guesne, primat du royaume, qui était fout français, ne tarda pas à foire la proclamation.

Cette nouvelle, portée au camp de La Rochelle, fournit aux deux partis le prétexte qu’ils souhaitaient pour faire la paix. Le duc d'Anjou, appelé à un royaume, pouvait promptement quitter le siège, et le traité fait en Pologne l'obligeait à offrir aux Rochelais une capitulation honorable : ils furent ravis de l'avoir obtenue par la médiation des Polonais de leur croyance, et que leur paix eût fait un des points d'une affaire si importante. L'exercice de leur religion leur fut permis ;

 

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ils obtinrent la même grâce pour Nîmes et pour Montauban ; mais le roi n'accorda aux autres villes que la seule liberté de conscience. Ils firent tous leurs efforts pour sauver Sancerre : il y avait huit mois que cette place avait à combattre , non plus les soldats, mais la disette et la faim extrême. On y avait mangé, après les herbes et les animaux les plus immondes, jusqu'aux cuirs et jusqu'aux ordures qui font horreur. Le roi, résolu d'en faire un exemple, ne leur voulut accorder aucune capitulation ; ainsi il fallut se rendre à discrétion, et la ville fut presque entièrement démolie. L'auteur de la révolte fui jeté secrètement dans un puits.

Quelques jours après, Harlem, ville de la Hollande, révoltée, comme Sancerre, pour la religion, assiégée dans le même temps, et défendue comme elle huit mois durant, au milieu des mêmes extrémités, et avec une pareille obstination, eut un sort semblable, et fut contrainte de se remettre à la volonté du duc d'Albe ; mais il en usa avec plus de rigueur que ne fit La Châtre contre Sancerre, et fit répandre beaucoup de sang : aussi ses habitants avaient-ils été extraordinairement insolents ; mais les cruautés du duc d'Albe ne servirent dans la suite qu'à rendre les autres villes plus obstinées. Une maladie l'avait obligé de remettre la conduite de ce siège à Frédéric de Tolède, son fils aîné, qui, rebuté par la difficulté et par la longueur de cette entreprise, songeait à se retirer, quand il reçut de son père une lettre pleine de reproches, où il lui disait que s'il n'agissait en homme de courage, il se ferait lui-même porter au siège, malgré sa maladie. Ce fut le dernier exploit qui se fit par les ordres du duc d'Albe. Le roi d'Espagne lui donna un peu après pour successeur, le comte de Requescens, homme de grande valeur, mais dont la douceur faisait craindre aux personnes sages des Pays-Bas, tous les maux qui ont coutume d'arriver, quand on passe d'une extrême sévérité à un extrême relâchement. Sancerre et Harlem furent rendus dans le mois d'août.

Les ambassadeurs polonais étaient déjà en France au nombre de douze : ils avaient à leur tête l'évêque de Posnanie. Le nouveau roi de Pologne, après avoir été reçu en roi dans toutes les villes de son passage, par les ordres du roi son frère, s'était rendu à Paris, où les ambassadeurs arrivèrent un peu après. Si leur entrée fut superbe, la réception qu'on leur fit le fut encore davantage ; le roi était habillé à la royale, environné des princes de son sang, et de tous les grands du royaume: on lui avait élevé un trône dans la grande salle du palais; là fut entendue la harangue de l'évêque de Posnanie, après laquelle, lui et ses collègues présentèrent au nouveau roi, dans une cassette d'argent, le décret de son élection, auquel cent dix sceaux étaient attachés. Après qu'il eut accepté le royaume qu'on lui offrait, il reçut les embrassements du roi, et embrassa le duc d'Alençon et le roi de Navarre : il fit aux autres qui le saluèrent des honneurs proportionnés à leur qualité. Cette magnifique cérémonie se fit le dixième de septembre.

 

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Le roi s'était pressé de la faire, dans l'extrême désir qu'il avait de voir bientôt partir son frère. Un sentiment opposé faisait chercher au roi de Pologne des prétextes pour différer son départ, il n'était pas seulement retenu par le regret de quitter la France, où il était si considéré, et la reine sa mère, de qui il était aimé si tendrement ; il avait une violente passion pour la princesse de Condé, dont le duc de Guise, beau-frère de cette princesse, lui faisait espérer les bonnes grâces. Ainsi le duc était dans un commerce continuel avec ce prince, et s'insinua si avant dans son amitié, qu'il n'y eut jamais de favori plus chéri. Il conseillait ù Henri de ne pas s'éloigner, et lui offrait des troupes contre le roi, s'il l'y voulait obliger. Henri put connaître par de telles offres, ce qu'il y avait à craindre d'un tel favori.

La reine mère ne pouvait se consoler de se voir séparée d'un fils qui avait non-seulement toute sa tendresse, mais encore toute sa confiance, et qu'elle regardait comme son unique appui, tant contre le caractère dur et brusque du roi, que contre les inconstances et les bizarreries du duc d'Alençon. Dans cette pensée, elle avait fait ce qu'elle avait pu pour obtenir du prince d'Orange qu'il donnât au roi de Pologne le commandement de l'armée des Provinces-Unies, et ce prince ne s'en éloignait pas, dans l'espérance qu'il avait conçue que la reine ne leur voudrait pas donner son fils, sans leur procurer en même temps de grands secours. Schomberg, envoyé du roi en Allemagne, traitait cette affaire avec Louis, comte de Nassau, et s'entendait secrètement avec la reine pour cette négociation; mais il n'y avait aucune apparence d'y faire jamais entrer le roi.

Il dit à son frère que tout était prêt pour son départ, qu'un plus long délai passerait pour mépris dans l'esprit des Polonais, et qu'il ne fallait pas mécontenter des peuples qui lui avaient témoigné tant d'affection; qu'au reste, tous les passages lui étaient ouverts en Allemagne, et qu'il en avait reçu toutes les assurances possibles de la part de l'empereur et des princes. Il avait pris en effet un soin particulier de tout ce qui pouvait faciliter un voyage qu'il souhaitait avec passion, et il croyait qu'il ne serait roi, que quand son frère serait éloigné ; ainsi le moindre retardement lui était insupportable. Comme il soupçonnait la reine sa mère de favoriser ces délais, il lui demanda un jour durement ce que faisait donc son frère si longtemps en France: et il ajouta, en jurant, qu'il fallait que l'un des deux sortit bientôt du royaume. Apres ces rudes paroles, il n'y eut plus moyen de reculer.

Le roi se mit en état d'accompagner son frère jusques à la frontière, en apparence pour lui faire honneur, mais en effet pour hâter son voyage, et de peur qu'en chemin faisant il ne se cantonnât dans quelque province. Lorsqu'ils furent à Villers-Golterets, les huguenots du Languedoc et de Guyenne présentèrent une requête qui fit voit que, malgré la paix, l'esprit de rébellion n'était pas éteint dans leur cœur.

 

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Ils avaient été extraordinairement enorgueillis de ce que les protestants de Pologne s'étaient entremis pour eux, et ils étaient irrités du peu de cas qu'on avait fait de leurs remontrances; car sur la demande qu'ils firent qu'on adoucit la rigueur des édils, et que, selon les promesses de Montluc, on leur fit un traitement favorable, le roi ne leur avait donné que des paroles générales, avec lesquelles il leur avait fallu partir; mais les huguenots n'étaient pas d'humeur à s'en contenter: ils demandaient par leur requête le libre exercice par tout le royaume, des garnisons pour ceux de leur religion; entretenues par le roi, dans les trois villes qu'on laissait à leur garde, et encore deux villes dans chaque province, protestant qu'après la boucherie de la Saint-Barthélemy, que le roi lui-même avait avouée, ils ne pouvaient se tenir assurés à moins.

L'insolence de leurs demandes fit dire à la reine que le prince de Condé, s'il était au monde, avec cinquante mille hommes au cœur du royaume, ne parlerait pas de moitié si haut; ils ne s'étonnèrent point de cette parole, résolus d'augmenter plutôt leurs demandes, que d'en rien rabattre. En même temps les députés de Dauphiné et de Provence vinrent se plaindre avec la même hauteur de ce qu'on les accablait d'impôts, contre leurs privilèges : quoique la députation se fit au nom des provinces, les huguenots y agissaient sourdement, excités par Montbrun, qui durant le siège de La Rochelle, et depuis encore, n'avait cessé de jeter dans les esprits des semences de guerres civiles. Le roi ne s'attendait à rien moins qu'à des députations séditieuses : il y répondit pourtant plus doucement que son humeur impérieuse ne portait ; il promit de soulager à l'avenir la Provence et le Dauphiné, et justifia le passé, tant par les dépenses des guerres civiles, que par les charges excessives de l'Etat. Pour les huguenots de Languedoc, il crut s'être défait de leurs poursuites insolentes en les renvoyant à Damville, gouverneur de la province : mais le contraire arriva; car Damville leur ayant permis de s'assembler pour régler leurs demandes, au lieu de les modérer, ils en ajoutèrent de nouvelles, et plus fièrement que jamais, de sorte que tout semblait se disposer à la guerre : les écrits séditieux qui en sont ordinairement les avant-coureurs, volaient par tout le royaume.

Le départ du roi de Pologne enflait le courage des huguenots; ils se crurent plus forts par l'éloignement d'un prince qui les avait tant de fois battus; ils connaissaient l'humeur inquiète et brouillonne du duc d'Alençon ; ses liaisons avec La Noue et les Politiques, s'augmentaient plutôt que de diminuer; ils voyaient bien qu'il ne manquerait pas de prétendre à la charge de lieutenant-général, que son frère laissait vacante. La lui refuser, c'était lui donner un prétexte de faire la guerre; et la lui donner, c'était mettre à la tête des armées un prince favorable à leur parti. Le voyage continuait, et quoique le roi fût tombé malade, il ne laissait pas de vouloir marcher, poussé par la

 

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défiance qu'il avait de sa mère et de son frère le roi de Pologne; mais lorsqu'il fut à Vitry, le mal s'accrut, de sorte qu'il ne lui fut pas possible de passer outre ; ainsi il revint à Saint-Germain.

On remarqua que son mal lui avait pris peu de jours après la dore réponse qu'il fit à la reine : il n'y avait rien qu'on ne la crût capable d'entreprendre pour maintenir son pouvoir, qu'elle voyait chanceler. Le roi prenait goût aux affaires, et commençait à se retirer des vices auxquels on l'avait exprès abandonné ; il devenait redoutable par la fermeté avec laquelle il parlait. Le pouvoir qu'on lui voyait avoir sur lui-même, faisait juger aux favoris qu'on ne le gouvernerait pas longtemps ; pour avoir remarqué une seule fois les extravagances où le vin l'avait porté, il prit la résolution de n'en plus boire, et la tint. Dans une grande jeunesse il s'était retiré de l'amour des femmes, où il sentait affaiblir et son esprit et son courage : il n'y avait que la passion de la chasse, qui ne se ralentissait pas en lui; non-seulement il y consumait tout son temps, mais il s'y tourmentait de sorte que sa santé ne pouvait manquer d'en être altérée, et c'était une des causes de sa maladie; mais tout le monde voulait qu'il y eût du poison mêlé, et le soupçon tombait sur la reine.

Cette princesse accompagna le roi de Pologne, suivie du duc d'Alençon et du roi de Navarre. Le comte de Louis de Nassau se rendit en Lorraine, où il eut de longs entretiens avec la reine mère, sur la négociation commencée par Schomberg pour le commandement des Pays-Bas : elle ne pouvait renoncer au dessein de rapprocher le roi de Pologne, mais le comte était recherché pour la même chose par le due d'Alençon, qui lui en parla en secret, et à qui il donnait de grandes espérances; car il était aisé de juger que le roi entrerait dans ce dessein, et ne serait pas fâché d'éloigner le duc d'Alençon sous un prétexte honorable, comme il avait fait le roi de Pologne. Ainsi, sans en rien dire à la reine, et sans faire part à la Cour du traité commencé avec elle, il prenait des liaisons plus particulières avec le duc. La séparation de la mère et du fils se fit à Blamont ; leurs embrassements furent accompagnés de beaucoup de larmes de part et d'autre : ils ne s'entretinrent que des moyens de se réunir bientôt ; et on entendit la reine dire au nouveau roi, en le quittant, qu'il ne serait pas longtemps en Pologne. Cette parole, que quelques-uns crurent échappée indiscrètement, fut regardée par les plus fins comme dite avec dessein, pour conserver le crédit du roi de Pologne en France : au reste elle fut bien recueillie, et n'augmenta pas peu le soupçon de l'empoisonnement du roi.

En partant, le roi de Pologne ne recommanda rien si fortement à la reine que le duc de Guise et toute la maison de Lorraine. Plusieurs princes de cette maison le suivirent dans son voyage, et grand nombre d'autres seigneurs ; le roi avait nommé des ambassadeurs pour raccompagner jusqu'en Pologne ; et le comte de Retz, fait depuis peu

 

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maréchal de France, avait eu ordre d'aller avec lui en Allemagne. Mais son voyage n'était pas une simple cérémonie, il portait beaucoup d'argent, et allait poursuivre la négociation commencée avec les Nassau. La reine revint auprès du roi. La mort du chancelier de l'Hôpital arriva un peu après; cette grande charge fut donnée à René de Birague, étranger, dont toute la recommandation fut d'être dévoué à la reine mère : Morvilliers, garde des sceaux, demeura sous lui avec beaucoup de crédit dans le conseil.

Le roi de Pologne continuait toujours son voyage : son passage en Allemagne lui fut glorieux, par l'empressement qu'eurent la plupart des princes et électeurs à le bien recevoir; mais fâcheux par les reproches qu'il eut à essuyer sur la Saint-Barthélemy dans les cours des princes protestants. L'électeur palatin le promenant dans une galerie pleine des portraits des hommes illustres de ce siècle, pendant que le roi était occupé à les regarder, et discourait sur leurs actions, fit tout à coup tirer un rideau qui couvrait celui de l'amiral, lui disant que parmi tant de grands hommes l'amiral était celui qu'il estimait davantage, le plus zélé pour son maître, et le plus indignement traité : le roi de Pologne eut bien de la peine à cacher sa confusion. Il se rendit dans son royaume sur la fin du mois de janvier, et aussitôt se prépara pour son couronnement.

Tous les seigneurs étant assemblés (1574), l'archevêque de Gnesne qui devait faire la cérémonie était revêtu de ses habits ; mais il arriva un grand désordre. Le palatin de Cracovie, un des protestants, et celui qui avait exigé, pour ceux de la religion, tant en France qu'en Pologne, des conditions avantageuses, irrité du mépris qu'on faisait de ses demandes, s'éleva au milieu de la cérémonie avec ceux de sa cabale, et se mit à dire qu'on les avait trop méprisés, et que, puisque le roi n'avait tenu compte des promesses qu'on leur avait faites, il s'opposait à son couronnement. Ces paroles furent suivies d'un bruit confus des factieux, qui disaient qu'on les traitait en esclaves. Le roi, accoutumé à un empire plus absolu, ne savait que faire dans un tel désordre, et n'osait pas même parler : l'un des ambassadeurs de France le tira de cet embarras; car, après s'être approché du roi comme pour recevoir ses ordres, et après lui avoir parlé à l'oreille, il dit tout à coup d'un ton de maître, que le roi ordonnait à l'archevêque de passer outre, et qu'ensuite il pourvoirait à tout par l'avis de l'assemblée. Tout le monde applaudit; la cérémonie fut achevée avec beaucoup d'ordre, et sans que les mutins osassent parler. Le palatin de Cracovie mourut peu de jours après de dépit, à ce que l'on croit.

Jamais prince ne fut tant aimé de ses sujets que Henri le fut : sa bonne mine, la gloire qu'il s'était acquise par les armes, sa libéralité et son honnêteté lui avaient gagné tous les cœurs ; mais il se souvenait trop de la Cour de France, et il était si attentif à ce qui

 

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s'y passait, qu'il en négligeait les affaires de son royaume ; ainsi, dégoûté des Polonais, il se renfermait avec trois ou quatre Français, qui seuls avaient part à sa confiance. Les grands seigneurs du royaume n'auraient pu longtemps estimer un prince dont ils se croyaient méprisés, et si sa réputation ne l'eût soutenu, il aurait vu de grands troubles dès le commencement de son règne. Il n'avait plus de secours ù. espérer de la France, où tout était en confusion. Les huguenots se remuaient par tout le royaume ; une entreprise secrète qui se fit sur La Rochelle, quoique le roi la désavouât, leur donna l'alarme; les Politiques, autrement nommés les Mécontents, leur prêtaient la main, sous prétexte de réformer les abus, et ne parlaient que des Etats-généraux. Les Guise et les Montmorency partageaient toute la noblesse ; il se formait divers partis auxquels on n'avait personne de confiance à opposer. Le mal du roi s'augmentait, et le gouvernement s'affaiblissait avec sa santé ; il n'y avait plus de duc d'Anjou pour mettre à la tête des troupes, et le duc d'Alençon, qui prétendait succéder, n'avait que des desseins pernicieux ; quoiqu'il eût souhaité d'abord le commandement des Pays-Bas, il ne voulut plus l'occuper quand il lui fut offert. Il crut qu'il ferait trop de plaisir au roi de se laisser chasser comme son frère, sous un prétexte honorable, et il trouvait plus digne de lui d'avoir un parti dans le royaume; ainsi il écoutait plus volontiers les huguenots de France, et promettait tout à La Noue, qui l'assurait de lui fournir des troupes autant qu'il voudrait.

Le duc de Bouillon lui offrit Sedan pour sa retraite. Le roi de Navarre, le prince de Condé, Thoré et Turenne le devaient joindre par divers chemins, et ensuite se répandre en plusieurs endroits du royaume, où ils avaient leurs intelligences. Ils prévoyaient que le roi ne pouvait donner le commandement des armées qu'au maréchal de Cossé, qui n'avait point d'envie de les pousser : ils avaient la même opinion du maréchal Damville, trop haï de la Cour pour s'y fier, et la bien servir ; ainsi leur partie leur paraissait sûre, pourvu que le duc d'Alençon ne leur manquât pas.

La reine mère eût pu l'apaiser, du moins pour un temps, en lui faisant donner la charge de lieutenant-général du royaume; mais comme elle l'avait toujours maltraité, elle appréhendait tout de lui, et craignait sur toute chose que le mettant à la tôle des armées, elle ne lui donnât le moyen de s'emparer de la couronne au préjudice du roi de Pologne, si le roi venait à manquer; ainsi ce prince n'aspirait plus à la charge, et ne songeait qu'à se mettre à la tête des huguenots. Thoré et Turenne l'aigrissaient contre la Cour; et il se serait déclaré, si la Mole, son confident, ne l'avait poussé à prendre conseil du maréchal de Montmorency.

Il était dans une étroite liaison avec le duc et les Politiques, dont il prétendait se faire un appui contre les persécutions qu'on faisait à sa maison : elle avait plus à craindre que jamais, parce que la reine

 

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mère, par les pressantes instances du. roi de Pologne, se déclarait contre lui et les siens pour ceux de Guise ; mais, quelque maltraité qu'il fût, et quelque besoin qu'il eût du duc d'Alençon, il ne voulait point l'employer contre le bien de l'Etat : aussi les Politiques qui le connaissaient ne lui proposaient leurs desseins que par l'endroit spécieux, c'est-à-dire, la réformation des abus et des Etats-généraux ; le reste lui eût fait horreur. Ainsi quand le duc d'Alençon lui parla de ses liaisons avec les huguenots, il se mit à lui représenter ce qu'il aurait à souffrir dans un parti toujours divisé, et la honte que ce serait à un fils de France de n'être plus, comme l'amiral, qu'un chef de rebelles. La Mole appuyait ses raisons, non par une bonne intention qu'il eût pour l'Etat, mais parce que les mesures n'étant pas encore assez bien prises à son avis, il croyait qu'il fallait différer de se déclarer.

Cependant le duc, toujours emporté, ne se serait rendu à aucune raison, si le maréchal ne lui eût ouvert des voies plus honnêtes de satisfaire son ambition. Il lui offrit de demander pour lui au roi la charge de lieutenant-général, et se promettait de l'obtenir : il prit en effet si bien son temps, que le roi se résolut de donner ce contentement à son frère, malgré les oppositions de la reine, et c'était peut-être une des raisons qui l'y portaient. Mais cette princesse artificieuse trouva mille moyens de retarder l'exécution de la parole du roi, en lui donnant de justes défiances de son frère, et fit si bien, qu'elle empêcha qu'il ne lui fût expédié des provisions, et qu'elle engagea le roi à dire qu'il voulait que son frère se contentât de sa parole et des lettres de cachet qu'on envoya en quelques provinces pour l'y faire reconnaître par les gouverneurs.

La reine travaillait cependant à faire donner la charge au duc de Lorraine son gendre, bien plus capable de l'exercer que le duc d'Alençon , et dont le roi n'avait rien à craindre. Le duc d'Alençon pressait de son côté ses provisions, et ne voulait rien moins que ce qu'avait eu le roi de Pologne. Au milieu de ces mouvements, le roi, déjà chagrin de sa maladie, était dans un extrême embarras; un accident survenu l'augmenta encore. Ventebrune, qui avait été domestique de Thorè, et depuis s'était donné au duc de Guise, s'en était séparé ensuite avec de si grands mécontentements du duc, qu'il lui défendit de se trouver jamais en sa présence. Il arriva qu'il rencontra Ventebrune sur le degré du roi, et s'oublia si fort, qu'il mit l'épée à la main pour le tuer; le bruit en vint aussitôt au roi, qui fut extraordinairement irrité de l'insolence du duc. La reine, toujours attentive à faire servir à ses desseins les rencontres les plus imprévues, vint dire au roi que le duc n'avait fait que se défendre, et que Ventebrune, suborné par les Montmorency, l'avait voulu assassiner. Elle fit si bien , que ce gentilhomme confirma la même chose : elle se mil à exagérer la violence des Montmorency, qui n'en voulaient pas, disait-elle, aux Guise,

 

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mais à l'Etat, et au roi même, et qui ne s'attachaient au duc d'Alençon, que parce qu'ils trouvaient en lui un instrument propre à brouiller ; que c'était pour cette raison que le maréchal de Montmorency avait tant pressé le roi. en faveur de ce prince, et que l'Etat n'avait jamais été en plus grand péril. Par ce moyen elle apaisa la colère que le roi avait conçue contre le duc de Guise; elle augmentait son aigreur contre les Montmorency, et tout ensemble elle lui rendait suspectes la personne et les liaisons du duc d'Alençon. Cette conjoncture lui parut favorable pour achever l'affaire du duc de Lorraine, qu'elle manda secrètement. Ventebrune fut arrêté, on le laissa échapper un peu après, à condition qu'il s'éloignerait, et ne ferait point de bruit.

Cependant on négocia une réconciliation entre les maisons de Guise et de Montmorency ; mais elle fut rompue, et le roi ne savait de qui il avait le plus à craindre, ou de son frère, ou des Montmorency, ou des Guise, ou de la reine sa mère, en sorte qu'il ne pouvait se résoudre à rien. Le duc d'Alençon n'était pas moins agité que lui ; les huguenots avaient pris les armes en divers endroits, et attendaient à chaque moment que le duc se déclarât. Mais La Noue, qui connaissait l'irrésolution de ce prince, autant hardi à promettre que timide à exécuter, crut qu'il fallait le déterminer par quelque coup décisif. Il fit assembler deux cents chevaux, les plus braves et les mieux équipés du parti, dont il donna le commandement à Jean de Chaumont de Guitry, homme de grande réputation pour la guerre; il les envoya aux environs de Saint-Germain , persuadé qu'il était que le duc n'attendait que l'occasion de s'échapper, et ne la manquerait pas, pourvu qu'il le put faire en sûreté ; mais encore que dans le peu de monde qu'il y avait alors à la Cour, ces deux cents chevaux fussent plus que suffisants pour l'en tirer sans aucun péril, si peu qu'il eût voulu s'aider, il n'osa jamais tenter sa retraite. Guitry s'en retourna après avoir eu un secret entretien avec le roi de Navarre, qu'il alla trouver à saint-Prix, où il s'était rendu, sous prétexte d'un voyage de chasse. Personne de la Cour ne s'en était aperçu ; mais la Mole, jugeant bien que son arrivée et l'approche des deux cents chevaux découvrirait le dessein, de peur d'être prévenu, alla en donner avis à la reine.

Cette princesse fut ravie d'avoir ce prétexte d'exécuter ce qu'elle méditait il y avait longtemps, et de s'assurer des princes, dont elle craignait les complots; elle commença par donner l'alarme au roi, lui faisant accroire qu'on avait entrepris contre sa personne. Sur ce fondement, elle fit faire perquisition dans tout le château, et mit toute la Cour en frayeur, comme si on avait une armée de cinquante mille hommes sur les bras. En même temps le roi partit de Saint-Germain, fit suivre le duc d'Alençon, le roi de Navarre, et le prince de Condé, qu'on observait par son ordre, sans les arrêter, vint coucher à Paris chez le comte de Retz, comme se défiant de tout le reste de ses courtisans, et alla de là à Vincennes. Le parlement eut ordre d'informer

 

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contre les auteurs de la conspiration; beaucoup de gens furent arrêtes, entre autres la Mole, et Coconas, que la Mole avait mis dans la confidence du duc. Thoré et Turenne n'évitèrent la prison que par une fuite précipitée.

Les huguenots cependant s'étaient déclarés ouvertement ; leurs synovies assemblés avaient décidé de nouveau qu'ils étaient obligés de prendre les armes pour la défense de leur religion et de leurs personnes. La Noue, que La Rochelle avait fait son chef, avait surpris quelques places des environs, et dans le Poitou : Montgomery s'était jeté dans la Normandie, et y avait pris Carenlan, avec quelques villes-voisines où il s'était cantonné. Montbrun brouillait dans le Dauphiné et dans la Provence; Nîmes et Montauban tenaient en échec la Guyenne et le Languedoc. La Cour, qui se définit du maréchal Damville, craignait beaucoup pour cette dernière province.

Le printemps commençait, et le mal du roi s'était augmenté, dans une saison où les humeurs ont accoutumé de se remuer : il ne laissait pas de s'appliquer beaucoup aux affaires; mais après les avoir résolues, il en laissait l'exécution à la reine sa mère, à qui il recommandait sur toutes choses la sévérité et la diligence. Elle donna deux armées-au duc de Montpensier et au prince dauphin son fils, pour agir dans le Poitou, dans le Languedoc, et dans les provinces voisines ; Matignon en eut une troisième en Normandie, dont il était lieutenant de roi. Avant que le prince dauphin entrât dans le Languedoc, Jacques de Crussol, ennemi particulier de la maison de Montmorency et du maréchal Damville, y fut envoyé avec des ordres secrets de la Cour contre lui ; il était devenu duc d'Uzès par la mort d'Antoine son frère, et avait renoncé au parti protestant. Le maréchal s'en défia, et se saisit de Montpellier : la Cour envoya Martinengue pour soutenir le duc d'Uzès, et prendre l'occasion d'ôter l'autorité au maréchal, pendant que Villeroi, secrétaire d'Etat, qui lui fui aussi envoyé en même temps, négociait avec lui ; mais il n'était pas aisé de le surprendre ni de l'abattre, parce que, tout éloigné qu'il était de se déclarer pour les huguenots, il s'en servait pour se maintenir.

Cependant on travaillait avec chaleur au procès de Coconas et de la Mole, et on poussa la chose jusqu'à interroger dans les formes le duc d'Alençon et le roi de Navarre. Le prince de Condé s'était sauvé dans son gouvernement de Picardie, et attendait à Amiens quel serait l'événement de cette affaire. Le duc d'Alençon répondit dans son interrogatoire avec une faiblesse pitoyable, se chargeant lui-même aussi bien: que ses amis, et en avouant plus qu'on ne voulait; mais le roi de Navarre tint bien une autre conduite, et on confessant ce qui était vrai, il parut plutôt accusateur qu'accusé. Il s'étendit sur les mauvais traitements qu'il avait reçus de la reine mère en toutes rencontres, et sur l'insolence de ceux de Guise, qui l'aigrissaient contre lui ; il les traita d'ennemis publics, et se plaignit que le roi de Pologne, à son départ

 

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de Blamont, n'avait pas daigné dire un mot de lui à la reine, pendant qu'il lui avait recommandé avec affection tout ce qu'il y avait de gens à sa suite, et que la reine l'avait aussi toujours regardé de mauvais œil depuis ce temps-là; qu'on lui refusait honteusement les portes des cabinets, sans aucun égard à sa naissance ; et qu'enfin, ne pouvant souffrir tant de traitements indignes, il avait eu dessein de se retirer, non pour rien entreprendre contre le roi, pour lequel il s'estimerait heureux de donner sa vie, mais pour mettre sa personne à couvert.

La Mole et Coconas furent punis de mort, comme rebelles et auteurs des mauvais conseils. Des images de cire trouvées chez la Mole, et qu'il avait souvent percées à l'endroit du cœur, firent dire qu'il avait voulu attenter à la vie du roi par enchantement; mois il espérait seulement inspirer de l'amour à une fille dont il était épris. La reine avait mis eu vogue ces illusions, et fit sauver l'imposteur qui avait donné à la Mole ce moyen de gagner le cœur de sa maîtresse. Pour Coconas, il mourut en avertissant plusieurs fois qu'on prît garde à la vie du roi, et qu'elle était attaquée par divers endroits.

Tous ces avis chagrinaient ce malheureux prince, déjà affligé par le triste état de sa santé, et par les brouilleries du royaume. Il s'entretenait pourtant de belles idées de réformation : la justice, l'ordre des finances, le soulagement de ses peuples faisaient ses entretiens les plus ordinaires. Sa mauvaise éducation le remplissait de dédain contre la reine sa mère ; il ne lui pouvait pardonner l'affaire de la Saint-Barthélemy, ni tant de sang répandu qui lui causait de l'horreur. La résolution était prise de l'éloigner des affaires, et de la faire sortir du royaume pour quelque temps: le prétexte était tout trouvé; il devait dire à sa mère qu'il fallait qu'elle allât voir le roi de Pologne, et l'aider à établir son autorité; mois ces desseins n'empêchaient pas que la reine n'eût tout pouvoir, et que par la profonde connaissance qu'elle avait de l'esprit du roi, elle ne lui persuadât tout ce qu'elle voulait.

Les maréchaux de Cossé et de Montmorency sentirent des effets de son crédit. Dans le dessein qu'elle avait de se faire déclarer régente, elle ne craignait d'obstacles que de leur côté; mais comme Coconas et la Mole les avaient souvent mêlés dans leurs interrogatoires, elle sut bien profiter, de leurs dépositions. Il n'était pas malaise j d'irriter le roi, qui par son humeur et par sa maladie ne prenait feu que trop aisément; les deux, maréchaux furent mandés : loin de résister à cet ordre, eux-mêmes, sur le bruit qui avait couru qu'on les accusait, venaient à la Cour pour se justifier, se fiant à leur innocence ; mais elle n'empêcha pas que la reine ne s'assurât d'eux : on leur marqua leur logement dans le donjon, d'où ils ne sortaient pas sans être suivis et observés; ces précautions n'étaient pas nécessaires, puisqu'ils ne songeaient pas à s'échapper, et le maréchal de Montmorency rejeta bien loin tous les moyens que ses amis lui en donnaient.

Cependant, après quelques jours, la reine inquiète les fit conduire à

 

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la Bastille; en même temps on donna des gardes au duc d'Alençon et au roi de Navarre : il n'était pas malaisé de porter le roi à de semblables résolutions; mais on ne l'apaisait pas avec la même facilité, quand il était en colère. On a vu plus haut que dans le temps que la Cour était encore à Saint-Germain, le duc de Guise avait voulu tuer Ventebrune, à qui ce duc avait défendu de se trouver où il serait. La colère où le roi entra à ce récit fut si extrême, qu'elle parut même venir de plus haut, et se déclarer seulement à cette occasion. En effet, l'humeur de ce duc, et ses liaisons particulières avec le roi de Pologne, et l'affectation de se rendre chef du parti catholique, et le nombre des créatures qu'il acquérait tous les jours, l'avaient rendu si suspect et si odieux roi, qu'il ne croyait pas pouvoir être maître dans son Etat sans le perdre. Il se laissa néanmoins fléchir pour cette fois par le duc de Lorraine ; le duc de Guise demanda pardon à genoux avec toute la soumission possible: mais le roi céda, de sorte qu'on vit bien qu'il gardait toujours une profonde indignation dans le cœur, et qu'il n'attendait, pour la faire paraitre, qu'une meilleure santé.

En même temps qu'on s'assura des deux maréchaux et des deux princes, on envoya à Amiens pour arrêter le prince de Condé. Il avait prévenu ce coup, et Thoré, qui pensait à tout, le conduisit à Strasbourg, où il abjura publiquement la religion catholique, et se déclara protecteur de la protestante; il écrivit eu même temps aux huguenots qu'il était résolu, à l'exemple de son père, d'exposer sa vie pour les défendre, et qu'il espérait bientôt leur mener un grand secours d'Allemands, à quoi il travaillait en effet sérieusement. Ces nouvelles enflèrent le courage des huguenots; les mauvaises voies dont on se servait pour les perdre les portaient au désespoir. Deux fois on avait tenté d'assassiner La Noue, et Louviers-Montrevel fut encore un des assassins; au surplus l'état des affaires était fort douteux.

Le duc de Montpensier qui assiégeait Fontenay n'avançait guère, et la reine lui manda de quitter ce siège. Biron tenta vainement diverses places dans le même pays; mais Matignon, soutenu puissamment dans la Normandie par la reine, qui se faisait un honneur d'avoir Montgomery en sa puissance, et de venger son mari tué malheureusement par ses mains, le pressa de telle sorte dans Saint-Lô, et ensuite dans Domfront, qu'il fut enfin obligé de se rendre à lui avec une capitulation ambiguë. Matignon eût bien souhaité de l'interpréter favorablement pour lui; mais la reine ne voulut jamais y entendre, et Vassè, parent de Montgomery, qui l'avait porté à se contenter de paroles vagues, eut ordre de le mener à Paris, pour y être bientôt immolé à la vengeance de la reine. Par sa prise la Normandie fut entièrement réduite. La nouvelle de cette prise, portée au roi par la reine avec une démonstration extraordinaire de joie, en fut reçue assez indifféremment, sait qu'il prit peu de part à la vengeance de sa mère, et qu'il connût que l'Etat, affligé par tant d'endroits, avait besoin d'autres

 

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remèdes, ou que l'accablement où il se trouvait par sa maladie, le rendit moins sensible aux affaires.

Il demeura pourtant toujours fort jaloux de son autorité : tant qu'il eut un peu de force, jamais la reine ne put obtenir qu'il la déclarât régente. Il envoya seulement ses ordres dans les provinces, afin qu'on lui obéit durant sa maladie ce ne fut qu'à l'extrémité, et quand il sentit qu'il n'en pouvait plus, qu'il fit expédier les lettres de régence. Elles portaient que le roi déclarait sa mère régente, jusqu'à ce qu'il eût plu à Dieu de lui renvoyer sa santé ; et en cas qu'il fût appelé à une meilleure vie, jusqu'au retour du roi de Pologne son frère et son successeur. Afin que la chose fût plus authentique, on y appela les ducs d'Alençon et le roi de Navarre, qui ne manquèrent pas de prier la reine d'accepter cette qualité ; ce qui fut inséré dans la déclaration. Elle fut faite le 30 mai, qui était le jour de la Pentecôte; et le même jour le roi mourut, après avoir embrassé avec une grande démonstration de respect et de tendresse la reine sa mère, à qui il recommanda la reine sa femme, qu'il avait toujours aimée, et sa fille : elle ne lui survécut pas longtemps. Il laissa un fils bâtard nommé Charles comme lui, qui fut grand prieur de France, comte d'Auvergne, et enfin duc d'Angoulême. Il témoigna de la joie de ne point laisser de fils capable de lui succéder, de peur qu'une minorité n'achevât de ruiner la France, dont les divisions, disait-il, avaient besoin de l'autorité d'un homme fait. Ce n'est pas qu'il espérât beaucoup de son frère : il avait dit souvent que quand il serait en place, le faible de ce prince paraîtrait, et qu'on verrait évanouir cette grande gloire; mais ceux qui se laissaient éblouir par les apparences, attribuèrent ce jugement à sa jalousie.

La manière dont il mourut fut étrange : il eut des convulsions qui causaient de l'horreur, et les pores s'étant ouverts par des mouvements si violents, le sang lui sortait de toutes parts. On ne manqua pas de remarquer que c'était avec justice qu'on voyait nager dans son propre sang un prince qui avait si cruellement répandu celui de ses sujets. Telle fut la fin de Charles IX, dans sa vingt-cinquième année. Quoiqu'il fût d'un naturel dur et féroce, plusieurs marques d'honnêteté, et même de politesse qu'il donna, et l'ardeur qu'il témoigna sur la fin de ses jours pour bien régner, firent croire que son humeur pouvait être non-seulement adoucie et corrigée, mais encore tournée en grandeur d'âme. Ainsi il peut servir d'exemple aux princes, pour leur apprendre combien une bonne éducation leur est nécessaire, et combien ils doivent craindre de prendre trop tard de bonnes résolutions.

 

FIN DU VINGT-CINQUIÈME VOLUME.

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