Quiétisme XLII
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LETTRE XLII.  M. TRONSON A BOSSUET. Octobre 1695.

 

Voici la copie de l'attestation (a) que vous me demandez, et qui m'est tombée il y a quelques jours entre les mains. On avait écrit

 

(a) Nous allons donner ici, d'après l'ordre des faits, non-seulement cette attestation, mais encore toutes les pièces qui s'y rapportent.

 

Acte de soumission de Madame Guyon, écrit au bas des trente-quatre Articles.

 

Je soussignée reconnais qu'illustrissime et révérendissime Père et Seigneur en Jésus-Christ Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, au jugement duquel je me suis soumise il y a près de deux ans, m'a remis en main ces XXXIV Articles signés de lui, et de ceux au jugement desquels je m'étais pareillement soumise. Je reçois non-seulement sans répugnance, mais encore avec une pleine et entière soumission, ces Articles. Je promets, avec la grâce de Dieu, de m'y conformer, tant en croyance qu'en pratique, et condamne de cœur et de bouche tout ce qui y est ou peut y être contraire directement ou indirectement comme toutes autres erreurs, en quelques livres qu'elles soient, même dans les miens. Je ne reconnais et n'avoue que deux livres, dont l'un est intitulé : Moyen court et très-facile de faire oraison, que tous peuvent pratiquer très-aisément et arriver par là, dans peu de temps, à une haute perfection ; et l'autre : le Cantique des Cantiques de Salomon, interprété selon le sens mystique, et la vraie représentation des états intérieurs, désavouant tous autres livres qui me seraient ou pourraient être attribués. Je n'ai nulle part à l'impression de ces deux livres ; et j'ai supposé que ceux qui les feraient imprimer y changeraient et corrigeraient tout ce qui serait nécessaire, tant au sens qu'aux expressions, autant que besoin serait; ainsi je déclare très-sincèrement que je n'y suis nullement attachée, ni n'y prends aucune part qu'autant qu'ils sont conformes à la foi catholique, apostolique et romaine, de laquelle, par la grâce de Dieu, je n'ai jamais voulu ni entendu me départir un seul instant sur quelques articles que ce soit. Je me soumets sans peine, de cœur et de bouche, à toute condamnation qu'ont faite ou peuvent faire de ces livres ceux à qui Dieu en a donné la puissance, notamment à celles de Messeigneurs les évêques de Meaux et de Chalons, au jugement desquels je les ai particulièrement soumis, et par-dessus tout à nos saints Pères les Papes et au saint Siège apostolique, en la communion et obéissance duquel par la grâce de Dieu, j'ai toujours vécu et veux vivre et mourir. Je déclare en

 

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Au dos d'une autre main, je ne sais si c'est de la main de la Dame, les paroles suivantes : Copie de la première justification que M. de Meaux m'a donnée, et qu'il redemande. Celle-là m'est d'une

 

outre que j'ai obéi et obéirai sincèrement à l'ordre qui m'a été donné par ledit Seigneur évêque de Meaux, de n'écrire aucun livre, ni enseigner ou dogmatiser dans l'Eglise, ni de conduire les âmes dans les voies de l'oraison ou autrement, ne désirant autre chose que de vivre séparée de tout commerce du monde, autant qu'il est possible, et de demeurer cachée avec Jésus-Christ, en quelque lieu que la Providence me destine, le reste de mes jours. Fait au monastère de la Visitation de Sainte-Marie de Meaux, le 15 avril 1695.

 

Signé  J. M. B. de la Motte-Guyon.

 

Acte de soumission de Madame Guyon, écrit au bas de  l’Ordonnance ou Lettre pastorale de Monseigneur l’Evêque de Meaux.

 

Je reconnais que Monseigneur l'évêque de Meaux m'a remis en main son Ordonnance et Instruction pastorale sur les Etats d'oraison en date du samedi 16 avril 1685, et celle de Monseigneur de Chalons sur le même sujet en date du 25 avril de la même année ; dans lesquelles Ordonnances sont contenus les XXXIV Articles souscrits par moi ci-dessus, et en conséquence d'iceux la condamnation de certains livres, notamment du livre intitulé : Moyen court, etc., et du livre intitulé : le Cantique des Cantiques, etc. J'ai lu lesdites Ordonnances ; et avec un cœur humble et sincère je me soumets et conforme aux condamnations y portées desdits livres, y condamnant de cœur et de bouche toutes propositions à ce contraire, de même que si elles étaient expressément énoncées. Je déclare néanmoins, avec tout respect, et sans préjudice de la présente soumission et déclarai ion, que je n'ai jamais eu intention de rien avancer qui fût contraire à la foi et à l'esprit de l'Eglise catholique, apostolique et romaine, à laquelle j'ai toujours été et serai soumise, aidant Dieu, jusqu'au dernier soupir. Ce que je ne dis pas pour me chercher une excuse, mais dans l'obligation où je crois être de déclarer en simplicité mes intentions. Je déclare en outre que je n'ai jamais eu aucun commerce avec Molinos, ni avec aucun qui en ait eu avec lui ; que je ne me souviens pas d'avoir lu le livre de Malaval, que je n'ai pas lu le livre intitulé Analysis, qui est latin, ni celui de Molinos, que longtemps après avoir écrit mes deux petits livres, et en passant ; et je regarde lesdits livres comme bien et légitimement censurés.

Je supplie ledit Seigneur évêque de Meaux, qui a bien voulu me recevoir dans son diocèse et dans un si saint monastère, de recevoir pareillement la déclaration sincère que je lui fais sur le serment que je dois à Dieu et à sa sainte vérité, que je n'ai dit ni fait aucune des choses qu'on m'impute, sur les abominations qu'on m'accuse d'approuver comme innocentes à titre d'épreuves ou d'exercices. Si je ne me suis pas autant expliquée contre ces horribles excès que la chose le demandait dans mes deux petits livres, c'est que dans le temps qu'ils ont été écrits on ne parlait point de ces sortes d'épreuves, et que je ne savais pas qu'on eût enseigné ou qu'on enseignât de si damnables pratiques. Je n’ai non plus jamais cru que Dieu pût être directement ou indirectement auteur d'aucun péché ou défaut vicieux. Un tel blasphème ne m'est jamais quelques manière que ce fût, induire cette impiété. Quant aux manuscrits qu’on répand sous mon nom, notamment celui qu'on nomme des Torrents, et autres semblables, je n'en puis avouer aucun à cause des altérations qu'on a faites

 

 

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extrême conséquence à garder. Elles sont datées du même jour.

Je joins à cette attestation la copie de celle que vos religieuses lui ont donnée, que vous n'aurez pas peut-être vue. Ceux qui

 

dans les copies, et aussi que je n'ai jamais prétendu qu'on les publiât que par ordre et avec bon examen. Ainsi Dieu me soit en aide et ses saints évangiles. Fait au monastère de la Visitation Sainte-Marie de Meaux, le 1er juillet 1695.

 

Signé  J. M. B. DE LA MOTTE-GUYON.

 

Acceptation de l'Acte précédent par Monseigneur l’Evêque de Meaux.

 

Nous évêque de Meaux, avons reçu les présentes soumissions et déclarations de ladite Dame Guyon, tant celle du 15 avril 1695 que celle du 1er juillet de la même année, et lui en avons donné acte pour lui valoir ce que de raison; déclarant que nous l'avons toujours reçue et la recevons sans difficulté à la participation des sacrements dans laquelle nous l'avons trouvée ; ainsi que la soumission et protestation de sincère obéissance et avant et depuis le temps qu'elle est dans notre diocèse, y joint la déclaration authentique de sa foi avec le témoignage qu'on nous a rendu et qu'on nous rend de sa bonne conduite depuis six mois qu'elle est audit monastère, le requéraient. Nous lui avons enjoint de faire en temps convenable les demandes et autres actes que nous avons marqués dans lesdits Articles par elle souscrits, comme essentiels à la piété et expressément commandés de Dieu, sans qu'aucun fidèle s'en puisse dispenser sous prétexte d'autres actes prétendus plus parfaits ou éminents, ni autres prétextes quels qu'ils soient; et lui avons fait itératives défenses, tant comme évêque diocésain qu'en vertu de l'obéissance qu'elle nous a promise volontairement comme dessus, d'écrire, enseigner ou dogmatiser dans l'Eglise, ou d'y répandre ses livres imprimés ou manuscrits, ou de conduire les âmes dans les voies de l'oraison ou autrement ; à quoi elle s'est soumise de nouveau, nous déclarant qu'elle faisait lesdits actes. Donné à Meaux audit monastère, les jour et an que dessus.

 

Signé J. BÉNIGNE, Ev. de Meaux.

J. M. B DE LA MOTTE-GUYON.

 

Certificat donné à madame Guyon, par M. l'évêque de Meaux, lorsqu'elle quitta son diocèse.

 

Nous évêque de Meaux, certifions à qui il appartiendra qu'au moyen des déclarations et soumissions de Madame Guyon, que nous avons par devers nous, souscrites de sa main, et des défenses par elle acceptées avec soumission, d'écrire, enseigner, dogmatiser dans l'Eglise, ou de répandre ses livres imprimés ou manuscrits, ou de conduire les âmes dans les voies de l'oraison ou autrement : ensemble des bons témoignages qu'on nous a rendus depuis six mois qu'elle est dans notre diocèse et dans le monastère de Sainte-Marie, nous sommes demeurés satisfaits de sa conduite, et lui avons continué la participation des saints sacrements dans laquelle nous l'avons trouvée ; déclarons en outre qu'elle a toujours détesté en notre présence les abominations de Molinos et autres condamnés ailleurs, dans lesquelles aussi il ne nous a point paru qu'elle fût impliquée ; et nous n'avons entendu la comprendre dans la mention qui en a été par nous faite dans notre Ordonnance du 16 avril 1695. Donné à Meaux le 1er juillet 1695.

 

Signé S. BÉNIGNE, év. de Meaux.

Et plus bas :

Par mondit Seigneur,

Signé LEDIEU.

 

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connaissent votre exactitude jugeront aisément qu'une justification si entière n'aura été que la suite d'un désaveu formel et d'une condamnation précise qu'elle aura faite de ses premiers sentiments et de ses livres. Mais il peut y avoir quelque sujet de craindre que quelques-uns de ses amis n'en jugent autrement, ne voyant pas la manière dont elle s'est soumise. Comme les copies de ces attestations ne manqueront pas de se multiplier et par là de se rendre publiques, peut-être jugerez-vous aussi à propos de rendre ses soumissions publiques, afin que la vérité soit reconnue par ceux même à qui elle ne plairait pas.

J'espère, Monseigneur, que vous excuserez la liberté avec laquelle je vous écris, ne le faisant que pour vous faire connaître avec combien de sincérité et d'attachement je suis, etc.

 

Attestation donnée à Madame Guyon par les religieuses de la Visitation de Meaux, lorsqu'elle sortit de ce monastère.

 

Nous soussignées supérieure et religieuses de la Visitation Sainte-Marie de Meaux, certifions que Madame Guyon ayant demeuré dans notre maison par l'ordre et la permission de Monseigneur l'évêque de Meaux, notre illustre prélat et supérieur, l'espace de six mois, elle ne nous a donné aucun sujet de trouble ni de peine, mais bien de grande édification; n'ayant jamais parlé à aucune personne du dedans et du dehors qu'avec une permission particulière, n'ayant en outre rien reçu ni écrit que selon que mondit Seigneur lui a permis; ayant remarqué en toute sa conduite et dans toutes ses paroles une grande régularité, simplicité, sincérité, humilité, mortification, douceur et patience chrétienne, et une vraie dévotion et estime de tout ce qui est de la foi, surtout au mystère de l'Incarnation et de la sainte enfance de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; que si ladite Dame nous voulait faire l'honneur de choisir notre maison pour y vivre le reste de ses jours dans la retraite, notre communauté le tiendrait à faveur et satisfaction. Cette protestation est simple et sincère, sans autre vue ni pensée que de rendre témoignage à la vérité. Fait ce septième juillet mil six cent quatre-vingt-quinze.

 

Signé Sr Françoise-Elisabeth LE PICART, supérieure. Sr Madeleine-Aimée GUESTON.—  Sr Claude-Marie AMAURY.— Sr Geneviève-Angélique RUFFIN. — Sr Marie-Eugénie de LIGNY.

 

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LETTRE XLIII. LES RELIGIEUSES DE LA VISITATION DE MEAUX A MADAME GUYON. De notre monastère de Meaux, ce 9 juillet 1695.

 

Vous avez si puissamment gagné les cœurs de cette communauté par vos bontés et les exemples de votre vertu, qu'il nous est impossible de laisser partir Mademoiselle Marc sans la charger de ces faibles témoignages, qui ne vous prouveront jamais assez la juste estime dont nous sommes prévenues en votre faveur. La connaissance que nous avons de la générosité et de la tendresse de votre cœur, nous fait espérer que vous nous ferez l'honneur de nous aimer toujours un peu. Ne croyant pas, Madame, avoir jamais mérité les honnêtetés que chacune a reçues de vous, il nous est pourtant si avantageux d'être aidées du secours de vos saintes prières, que malgré notre indignité nous vous demandons la grâce de vous en souvenir devant le Seigneur. Si nos vœux sont exaucés, vous aurez une meilleure santé ; et si nous sommes assez heureuses pour vous assurer de vive voix de la continuation de notre parfaite amitié, vous serez persuadée, Madame, des respects et du sincère et parfait attachement de vos très-humbles et obéissantes servantes en Notre-Seigneur,

LES SŒURS DE LA COMMUNAUTÉ DE LA VISITATION SAINTE-MARIE. Dieu soit béni.

 

LETTRE XLIV.  LE P. LA COMBE A MADAME GUYON. Ce 10 octobre 1695.

 

Je n'ai reçu la vôtre du 22 du mois passé, que le 8 du présent: un retardement si considérable me faisait craindre que vous ne fussiez plus en état de nous donner de vos chères nouvelles. La divine Providence ne nous en veut pas encore priver. Qu'elle nous serait favorable, si elle nous accordait le bien et le plaisir

 

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de vous voir! Si c'est elle qui vous en a inspiré la pensée, elle saura bien en procurer l'exécution. C'est à ses soins par-dessus tout que j'en abandonne le succès, vous en disant ici naïvement ma pensée. Je tiendrais cette entrevue pour une faveur du ciel, si précieuse, si consolante pour moi, qu'après le bonheur de plaire à Dieu et de suivre en tout sa volonté, il n'en est point que j'estimasse plus en ce monde. Toute la petite église de ce lieu en serait ravie.

La chose ne me paraît point impossible, ni même trop hardie en prenant, comme vous feriez sans doute, les meilleures précautions : changeant de nom, marchant avec petit train comme une petite demoiselle, on ne soupçonnerait jamais que ce fût la personne que l'on cherche; et quand vous seriez ici, nous concerterions les choses avec le plus de sûreté qu'il nous serait possible pour n'être pas découverts. Il vous en coûterait un peu plus de voyager ; mais à cela près, puisque vous êtes obligée de demeurer sans commerce, il serait mieux, ce me semble, que vous fussiez éloignée et que vous changeassiez de temps en temps de demeure dans des provinces reculées; vrai moyen de n'être pas reconnue.

Votre état intérieur et extérieur est conduit de Dieu, d'une manière à ne laisser guère de lieu à la consultation et à la prévoyance. Si néanmoins le cœur vous dit de partir, partez avec le même abandon dont vous faites profession pour toutes choses : Dieu sera le protecteur de l'entreprise qu'il aura lui-même excitée, et il n'en arrivera que ce que nous souhaitons uniquement pour tout succès, l'accomplissement de sa très-juste et plus qu'aimable volonté. Vous prendrez le carrosse de Bordeaux; de là vous viendrez à Pau, d'où il n'y a que six lieues jusqu'ici (a). Si la saison était propre, le prétexte de prendre les eaux aux fameux bains de Bagnères, qui est à trois lieues d'ici, serait fort plausible. En tout cas, en attendant le temps des eaux, vous viendriez faire un tour en cette ville, puis vous retourneriez à Pau ou à

 

(a) C’est-à-dire à Lourde, petite ville dans le Béarn, du diocèse de Tarbes. Le P. La Combe était alors renfermé, par ordre du roi, dans le château de cette ville.

 

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Bagnères, et ainsi à diverses reprises, selon que l'on jugerait plus à propos.

De vous faire passer ici pour parente de M. de Lasherons (a), il n'y a pas d'apparence ; toute sa parenté étant si connue dans ces quartiers, qu'on n'en ignore aucune personne. Vous pourriez bien mieux passer pour ma parente du côté de ma mère, qui était de Lons-le-Saunier, en Franche-Comté, vous faisant appeler N. Chevalier, tel qu'était son nom de maison. Je crois que nous sommes encore plus unis et plus proches dans la vérité, que ne le sont les parents et alliés selon la chair. Enfin dès que nous vous aurions sur les lieux, nous étudierions mieux tous les moyens de vous tenir cachée ; et le secret n'étant confié qu'à peu de personnes et d'une intime confidence, il y aurait tout à espérer. Voyez donc devant Dieu ce que le cœur vous dira là-dessus. Si vous venez, écrivez-nous en partant de Paris, en arrivant à Bordeaux et à Pau. Nous prierons Dieu cependant de vous faire suivre courageusement son dessein, selon qu'il vous sera suggéré par son esprit et secondé par sa providence ; et nous défendrons à Jeannette de mourir avant qu'elle vous ait vue. Quelle joie n'aurait-elle point de vous embrasser avant que de sortir de ce monde, vous étant si étroitement unie et pénétrant vivement votre état ! Votre billet, quoique si court, l'a extrêmement réjouie : elle vous est toujours plus acquise, si l'on peut dire qu'elle puisse l'être davantage. Pour des salutations et des embrassements, elle vous en envoie une infinité des plus tendres. Elle s'est sentie inspirée de vous demander un anneau d'or pour elle, et deux d'argent pour ses deux confidentes. Pour moi, vous me donnerez ce que le cœur vous dira ; mais je voudrais avoir le portrait que je vous rendis à Passy, et je vous prie de ne pas me le refuser. Venez vous-même, s'il se peut; et nous aurons tout en votre personne.

Si je vous écris quelque chose touchant votre état, ce n'est pas pour vous rassurer : l'homme est trop incapable de donner des assurances à une âme à qui Dieu les ôte toutes, et qu'il veut dans une affreuse apparence et même conviction de perte et de désespoir. Une ruine et destruction entière n'est pas compatible

 

(a) Aumônier du château de Lourde.

 

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la sécurité. Je vous en dis seulement ma pensée, sans la faire valoir et sans prétendre qu'elle serve à autre chose.

J'ai reçu la lettre de change, mais non encore le paquet des livres. Il est vrai que vous m'avez plus fait tenir d'argent depuis environ un an que les autres années : je le sens fort bien par l'abondance où vous m'avez mis, et je ne puis que me louer infiniment de vos charités. Ce que je vous ai touché du retranchement de ma pension, se doit entendre de la moitié de celle que le roi me donne, que l'on retient encore, comme je vous l'ai mandé autrefois.

Je ne suis point avide des nouvelles du siècle, moins encore voudrais-je que vous prissiez la peine de m'en écrire. J'aurais souhaité de savoir qui l'on a fait évêque de Genève, ne l'ayant pu apprendre par la gazette. Ici tout va d'un même train. J'aurais bien des choses à vous raconter, si Dieu voulait que je le pusse faire un jour de bouche : qu'il accomplisse en cela, comme dans tout le reste, son adorable volonté. Les amis et amies de ce lieu vous honorent et vous aiment constamment, principalement ceux qui sont comme les colonnes de la petite église.

Si vous veniez, vous ne prendriez qu'une fille, et vous lui changeriez son nom. Je ne serais pas fâché de revoir Camille : je salue aussi l'autre de bon cœur. O Dieu, faites éclore dans le temps convenable ce qui est caché depuis l'éternité dans votre dessein : c'est là, ma très-chère, que je vous suis parfaitement acquis.

O illustre persécutée, femme forte, mère des enfants de la petite église, servante du petit Maître (a), qui suivez la lumière dont il vous éclaire et le consultez dans toutes vos entreprises, et qui n'avez d'autre désir que de lui plaire, ni d'amour que pour sa sainte et adorable volonté, quelle grande et favorable nouvelle nous avez-vous annoncée! Qu'elle s'exécute, si elle est dans le dessein du Ciel. Les âmes de confidence de ce lieu en attendent le succès, comme une grâce et une faveur du Ciel. Jeannette aussi bien qu'elles, dans les ordres de la soumission au bon plaisir de Dieu, la préférait à tout ce que Paris et l'univers a de plus beau,

(a)  C’est ainsi qu’il appelle, dans son langage douceâtre et patelin, l'Enfant Jésus.

 

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de plus rare et de plus charmant; et comme elle ne fait avec l'illustre et incomparable Père (a) qu'un même cœur, qu'un même esprit et une même volonté, elle ratifie et souscrit tout ce qu'il vous en écrit : elle m'a chargé de vous l'assurer et marquer.

Permettez-moi de vous dire, Madame, et il est vrai, qu'il y a deux mois j'ai songé la nuit que j'avais été à Toulouse, pour vous y prendre et vous conduire dans ce canton. Que je m'estimerais heureux, Madame, d'avoir l'honneur de vous aller prendre à Paris, ou en tel endroit qu'il vous plairait me prescrire, pour vous conduire ici ou ailleurs! C'est la grâce que je vous demande.  O illustre persécutée, si vous le jugez à propos, pour le présent que votre main plus que libérale me fait l'honneur de m'offrir, tout ce que je vous demande dans les ordres de la Providence, c'est que je puisse avoir l'honneur et le plaisir de vous voir, que je préfère à toute autre chose. Nous avons recommandé la chose à Dieu dans nos saints sacrifices, et nous continuerons, si le Maître de la vie et de la mort n'en dispose autrement ; et y avons engagé toutes les bonnes âmes de ce lieu, et singulièrement celles de l'étroite confidence. Tout est entre les mains de la puissance souveraine : que tout soit pour sa gloire et son honneur. Je finis, Madame, en vous protestant que je vous honore, vous estime et vous aime en Notre-Seigneur Jésus-Christ plus que je ne saurais vous l'exprimer.

 

LETTRE XLV.  LE P. LA COMBE A MADAME GUYON. Ce 11 novembre 1695.

 

Je reçois la vôtre du 28 octobre, à laquelle je réponds le même jour: je le fis de même l'autre fois avec diligence, et encore par l'ordinaire suivant. Vous avez de trop bonnes raisons de ne pas vous mettre en voyage devant l'hiver, pour que nous y apportions la moindre contradiction. Quelque désir que nous ayons de vous voir, nous préférons votre conservation à la joie que nous

 

(a) Le P. La Combe lui-même.

 

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causerait un si grand bien, remettant de plus tous nos souhaits entre les mains de Dieu.

Il y a en ce pays des eaux de toutes sortes pour différents maux : il y en a pour boire et pour le bain, et en trois ou quatre lieux différents. Celles de Bagnères sont les plus renommées : on y vient de toutes parts, et je crois qu'elles vous seraient utiles, si Dieu vous donne le mouvement d'y venir. O quelle satisfaction pour nous tous ! Je ne l'espère presque plus, voyant un délai considérable pendant lequel il peut arriver quelque changement considérable, sinon par notre élargissement, du moins par notre mort. Vos infirmités sont extrêmes, et par leur excès et par leur durée : bonnes et fortes croix pour l'assaisonnement des autres dispositions. La même toute-puissante main qui nous frappe, vous soutienne et vous conserve jusqu'au comble des souffrances et des épreuves qu'elle vous a destinées.

Ce comble semble approcher pour notre chère Jeannette, qui s'use et s'affaiblit de plus en plus : nous n'osons presque plus lui donner de remèdes, crainte qu'elle ne puisse pas les supporter. Elle vous embrasse de tout son cœur, sensible à vos maux et tendrement compatissante. Vous courez grande fortune de ne vous voir l'une et l'autre qu'en l'autre monde : j'en dis de même de vous et de moi. Les autres filles vous saluent avec une estime et un amour très-particulier. L'affection et le zèle de M. Lasherons sont très-grands assurément : il n'épargnerait ni sa bourse ni sa personne pour vous rendre service : mais comme sa présence est trop nécessaire et trop remarquée dans ce lieu, une longue absence causerait une admiration plus propre à éventer le mystère qu'à le bien ménager. Pour moi, je vous suis toujours également acquis en Notre-Seigneur. Votre explication de l’Apocalypse me paraît très-belle, très-solide et très-utile. Je ne m'étends pas davantage, jusqu'à ce que nous sachions si notre nouvelle adresse réussira.

Que nous dites-vous? qu'on vous a empoisonnée (a)? Est-il Possible que la malice soit allée jusqu'à un tel excès? Mais

 

(a) On ne voit pas sur quel fondement Madame Guyon aurait pu mander au P. La Combe, qu'on l'avait empoisonnée. (Les Edit.)

 

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comment votre corps, si délicat et si faible, a-t-il pu résister à la violence du poison? Avez-vous su par quelles mains ce crime a été commis ? Pauvre victime, il faut bien que vous souffriez toute sorte de maux : la gloire de Dieu paraîtra hautement en vous. Nous saluons tous cordialement ces bonnes filles qui sont avec vous : Dieu fait aux nôtres de très-sensibles miséricordes.

La joie de la petite société, Madame, dans le désir ardent qu'elle avait d'avoir l'honneur de vous voir, et de la consolation qu'elle attendait d'un bien si précieux, a été bien courte. Mais comme uniquement la volonté de Dieu est tout le bien de la petite église, elle seule lui suffit pour toute prétention. Plaise au petit Maître de nous y rendre souples et parfaitement soumis. Je le serai toujours, Madame, à votre égard ; et s'il est dans le dessein de Dieu que vous veniez dans ce canton, je me rendrai ponctuellement dans l'endroit que vous me ferez l'honneur de me marquer, n'en déplaise au très-révérend et très-vénérable Père. Je ne rougirai jamais, Madame, en présence de qui que ce soit, de confesser la pureté de votre doctrine, discipline et mœurs, comme je l'ai fait en présence de notre prélat, à son retour de Paris, au sujet de l'illustre et plus qu'aimable Père. Il ne manque point ici d'Egyptiens, qui cherchent les petits premiers nés des Israélites pour les submerger.

J'ai consulté un fameux médecin au sujet de vos incommodités; il m'a assuré que les eaux de Cauterets se boivent pour vos maux. Elles sont à quatre lieues de cette ville ; et pour y aller, il y faut passer nécessairement. Ces eaux font des effets merveilleux. Il m'a demandé si je savais de quel poison vous aviez été empoisonnée : je lui ai dit que non. Il m'a prié de vous le demander ; que si vous l'ignoriez, du moins de savoir les symptômes que le poison vous a causés dans le commencement, parce que par les symptômes il connaîtra le poison. Il m'a protesté qu'il avait des remèdes admirables, singulièrement pour cela.

La petite société m'a recommandé par exprès de vous assurer de leurs respects très-humbles : toute vous honore parfaitement, et vous salue de toute la force de leurs cœurs. Je vous suis invariablement acquis et attaché avec la grâce de mon Dieu.

 

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LETTRE XLVI. LE P. LA COMBE A MADAME GUYON. Ce 7 décembre 1695.

 

Je reçus hier votre lettre, où étaient les anneaux : la joie en a été grande dans notre petite église. Vous pouvez bien croire que j'en ai eu ma bonne part, d'autant plus que le temps me paraissait long depuis la réception de la précédente. Ce me sera toujours non moins un plaisir qu'un devoir de répondre à vos bontés vraiment excessives envers moi, du moins par le commerce de lettres, autant que la divine Providence m'en fournira les moyens, comme elle l'a fait jusqu'à présent d'une manière admirable.

Il faut qu'on soit bien acharné contre vous pour ne vous laisser point de repos, après qu'on vous a tant tourmentée, et que vous avez donné une ample satisfaction à ce qu'on a exigé de vous (a). C'est que le tout petit et très-grand Maître n'a pas encore achevé son œuvre en vous, ni comblé la mesure de vos souffrances. Cependant il vous protège sensiblement, vous tenant cachée avec lui dans le sein de son Père, malgré toutes les poursuites de vos adversaires.

Songez donc à faire le grand voyage vers le printemps, afin que nous ayons la satisfaction de vous voir et de vous rendre quelques services. Vous ne trouverez pas ailleurs une société qui vous soit plus acquise que la nôtre. Personne ne pourrait aller d'ici pour vous conduire, sans que cela fit trop d'éclat. Il faut que vous preniez quelqu'un où vous êtes : encore craindrais-je que vous n'en fussiez plutôt embarrassée et surchargée que bien servie, comme il vous arriva autrefois. Une femme intelligente et fidèle vous suffirait, avec un garçon sur qui l'on pût s'assurer,

 

(a) Le  très-Réverend Père fait allusion aux actes de soumission signés par Madame Guyon. Quant à Madame Guyon, elle souffrait avec bonheur sans doute pour la gloire de Dieu ; mais elle était de celles qui s’en vont jouer le martyr et faire parade de leur crucifiement sur tous les théâtres.

 

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tel qu'était Champagne. Dieu veuille vous inspirer ce qui est dans son dessein, et vous en faciliter l'exécution.

Je ne conçois pas comment vous pouvez vivre avec les glaires que vous avez dans le corps. C'est la pituite ou l'humeur aqueuse mêlée avec le sang, qui se glace dans vos veines ; et cela empêchant la circulation du sang, il est inconcevable que vous n'en mouriez pas dans peu d'heures. Je me figure que cette glaire tient à la surface des vaisseaux, et que le sang a encore quelque passage libre par le milieu, sans quoi vous ne vivriez pas. Les eaux fort minérales et détersives, telles qu'il y en a en ce pays, pourraient y être un fort bon remède. Vous devriez, ce me semble, user de liqueurs fort agissantes et cordiales, du meilleur vin, d'eau clairette, de rossolis, d'eau de canelle et de tout ce qui peut le plus donner de mouvement au sang et le réchauffer, afin qu'il ne se fige pas dans les vaisseaux. Votre vie trop sédentaire contribue beaucoup à ce mal ; l'exercice, le changement d'air, l'agitation du voyage vous seraient utiles; venez à l'air des montagnes, qui est vif et pénétrant.

Les jansénistes vont remonter, leurs adversaires seront rabaissés. Peut-être se prépare-t-on déjà à un nouveau combat : Port-Royal ressuscitera. O vicissitude des choses ! Mais qui pourra arrêter les desseins d'un Dieu, ou empêcher qu'il ne tire sa gloire de tout ce qu'il a résolu de faire ou de permettre ? C'est là ce souverain plaisir et l'unique prétention des cœurs qui lui sont bien soumis ; et c'est pour cette raison que leur abandon leur suffit pour tout : abandon sacré et très-sûr, qui est la plus tranquille, la plus parfaite et la plus heureuse disposition de l'âme.

J'ai lu votre Apocalypse avec beaucoup de satisfaction : nul autre de vos livres sur l'Ecriture ne m'avait tant plu : il y a moins à retoucher que dans les autres. Les états intérieurs y sont fort bien décrits, et tirés non sans merveille du texte sacré, où rien ne paraissait moins être compris. Si toute votre explication de l'Ecriture était assemblée en un volume, on pourrait l'appeler la Bible des am.es intérieures : et plût au ciel que l'on put tout ramasser et en faire plusieurs copies, afin qu'un si grand ouvrage ne périt pas! Les vérités mystiques ne sont point expliquées

 

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ailleurs avec autant de clarté et d'abondance et, ce qui importe le plus, avec autant de rapport aux saintes Ecritures. Mais hélas ! nous sommes dans un temps, où tout ce que nous penserions entreprendre pour la vérité est renversé et abimé : on ne veut de nous qu'inutilité, destruction et perte. N'avez-vous point pu recouvrer le Pentateuque?

Pour moi, dans le grand loisir que j'aurais, je ne puis rien faire, quoique je l'aie essayé souvent. Il m'est impossible de m'appliquer à aucun ouvrage de l'esprit, du moins de continuer, m'étant fait violence pour m'y appliquer : ce qui me fait traîner une languissante et misérable vie, ne pouvant ni lire, ni écrire, ni travailler des mains, qu'avec répugnance et amertume de cœur : et vous savez que notre état ne porte pas de nous faire violence ; on tirerait aussitôt de l'eau d'un rocher.

L'ouvrage de M. Nicole (a) me fait dire de lui, ce qui est dans Job : Il a parlé indiscrètement de choses qui surpassent excessivement toute sa science. Il serait aisé de le réfuter, et de faire voir que son raisonnement fait pitié à ceux qui s'entendent un peu aux choses mystiques. Il ne comprend pas même, en certains endroits, l'état de la question et le sens des termes. Il prend pour des péchés ce que l'on ne blâme que comme des imperfections, et sur cette supposition il tire d'absurdes conséquences dont il triomphe. Il s'imagine qu'à cause qu'on pratique l'oraison de simple regard, on ne fait jamais aucun acte distinct, comme si le Saint-Esprit, à qui l'on tâche de se soumettre, ne portait pas l’âme à faire bien chaque chose en son temps. Il combat les mystiques par des raisonnements contraires à l'expérience intérieure, auxquels on a répondu si souvent. Il accuse de nouveauté une spiritualité qui a le témoignage de tous les siècles, et que l'Eglise même a autorisée en recevant avec estime les écrits des saints, comme de sainte Thérèse et de saint François de Sales, qui dans de ses Entretiens déclare qu'il a remarqué que l'oraison de la plupart des filles de la Visitation se termine a une oraison de

 

(a) Cet écrit a pour titre : Réfutation des principales erreurs des quiétistes contenues dans les livres censurés par l’ordonnance de Monseigneur l’archevêque de Paris (de Harlay) du 16 octobre 1694. C’est le dernier ouvrage que composa cet écrivain.

 

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simple remise en Dieu. Qu'est-ce autre chose que le simple regard ? Il n'allègue ni ne réfute pas un seul passage de mon Analysis : cependant on le met au rang des livres qui contiennent, dit-on, les principales erreurs des quiétistes. S'il y en eût remarqué quelqu'une, il ne me l'aurait pas pardonnée. Avec cela il sera applaudi par la foule ; mais Dieu prendra la défense de la vérité, et étendra son règne intérieur malgré la contradiction des hommes. Il y a certaines opinions de Malaval que je n'ai pu approuver, et contre lesquelles j'ai écrit expressément.

Il s'est fait une augmentation de notre église. Trois religieuses d'un monastère assez proche de ce lieu étant venues aux eaux, on a eu occasion de leur parler, et de voir de quelle manière est faite l'oraison que Dieu enseigne lui-même aux âmes, et l'obstacle qu'y met la méditation méthodique et gênante que les hommes suggèrent, voulant que leur étude soit une bonne règle de prier et de traiter avec Dieu. L'une de ces trois filles a été mise par le Saint-Esprit même dans son oraison ; l'autre y étant appelée, combattait son attrait en s'attachant obstinément aux livres sans goût et sans succès ; la troisième tourmentée de scrupules, n'est pas encore en état d'y être introduite.

Jeannette me grondera de ce que je remplis mon papier sans vous parler d'elle : et que vous en dirai-je? Que  toujours il semble que Dieu nous l'enlève, et toujours elle nous est laissée; qu'elle vous honore et vous aime parfaitement, et ses compagnes de même : elles sont toutes en fête pour leurs anneaux. Songez à m'apporter aussi quelques bijoux. Tous les amis vous saluent tant et tant. O ma très-chère, pourrais-je encore vous revoir ! Si Dieu m'accordait un si grand bien, je chanterais de bon cœur le Nunc dimittis : nous raconterions à loisir toutes nos aventures, qui sont étranges et dont pas une ne serait cachée à votre cœur.

 

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LETTRE XLVII. FÉNELON A BOSSUET. A Paris, ce 7 décembre 1695.

 

J'ai fait, Monseigneur, bien des réflexions sur ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire : plus j'y pense, plus je trouve que j'ai parlé de la manière la plus capable d'éviter les équivoques. J'ai dit en termes propres : « Sous prétexte d'instruction, on entretient le goût de l'esprit et la curiosité. Il faut lire pour se nourrir et pour s'édifier, et non pour s'instruire des choses à décider, ni pour vouloir jamais trouver dans ses lectures la règle de sa conduite. » (a) C'était dans mon second point, où il ne

 

(a) La voix publique rapportait que Fénelon, prêchant aux Carmélites, avait avancé des propositions téméraires, favorables aux nouveaux quiétistes. Il donna, sur les observations de Bossuet, l'explication qu'on vient de lire. Le commentaire ne valait guère mieux que le texte : « On sent, dit une note, que ces propositions, telles même que les rapporte M. de Cambray, ne sont ni exactes ni bien raisonnées, car s'il faut lire pour se nourrir et pour s'édifier, comment ne lira-t-on pas pour s'instruire des choses à décider ? Comment lire, sans vouloir jamais trouver dans ses lectures la régie de sa conduite ? Rien n'est capable de nous nourrir, de nous édifier que la vérité ; et la vérité ne peut nous éclairer, ne peut nous toucher qu'en nous montrant ce que nous devons faire, qu'en nous excitant à le pratiquer, et par conséquent qu'en nous décidant et nous réglant. Une âme qui dans ses lectures ne trouverait rien qui la déterminât, qui la fixât, loin de se nourrir resterait vide, ou ne se remplirait que de spéculations chimériques, qui n'iraient pas au cœur ; et au lieu de s'édifier, elle se perdrait dans des contemplations purement passives, qui ne serviraient qu'à la repaître d'elle-même, et qui la laisseraient froide, pauvre et misérable.

» Et peut-on entendre qu'il faille lire, par exemple, l'Evangile, le Nouveau Testament, les saintes Ecritures, sans s'y instruire des choses à décider, sans vouloir y trouver la règle de sa conduite ? Toutes les paroles de l'Evangile, tous les exemples de Jésus-Christ ne sont-ils pas autant de règles de conduite? Toutes les leçons des apôtres n'ont-elles pas pour but de fixer nos doutes sur tous les points à décider ? Que chercher enfin dans les livres saints, qui ne commandent que la charité et ne défendent que la cupidité, si ce n'est des instructions pour s’affermir dans l'une et se garantir des impressions de l'autre !  Enfin la lecture des Saints Pères peut-elle avoir un autre objet, que d'éclairer l’âme sur nous toutes les vérités qu’il lui importe de connaître ? A qui appartient-il mieux de nous régler et de nous décider qu’à ces hommes animés de l’Esprit-Saint, que Dieu nous a donnés pour docteurs dans toute la conduite de la vie chrétienne ?

» En vain dirait-on que des religieuses à qui le prédicateur parlait, ne devaient prétendre avoir d’autre règle pour arriver à la perfection, que l’obéissance et les commandements de leurs supérieurs. Eh quoi ! des religieuses donc à quelque mortel que ce puisse être une obéissance aveugle ?

 

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s'agissait que d'une carmélite déjà instruite et dans la voie de la perfection, qui trouve dans sa règle et dans ses supérieurs toutes les décisions dont elle a besoin.

Vous observerez, s'il vous plaît, Monseigneur, qu'après avoir posé dans mon premier point la nécessité de l'amour de Dieu et du détachement, sans entrer dans aucune question et me retranchant dans les principes les plus universellement reconnus, je n'employai mon second point tout entier qu'à précautionner l’auditeur contre toutes les sources d'illusion qui peuvent altérer cet amour. Pour cela je tâchai de faire craindre les lectures curieuses, la science qui enfle, les voies extraordinaires et toutes les questions. Je ne recommandai que la fidélité aux règles, la sincérité, la défiance de son propre sens et l'obéissance dans l'usage même des meilleures choses. Ainsi tout mon discours, aie bien prendre, comme je le donnais de tout mon cœur, était une déclaration perpétuelle contre les illusions qui font tant de bruit; et je croyais, tant je suis mal habile homme, avoir dit les choses les plus précises et les plus fortes pour précautionner l'auditeur contre tous les excès de la fausse spiritualité.

J'ai demandé aux Carmélites, c'est-à-dire à la Mère prieure et à la Sœur Charlotte de Saint-Cyprien, ce qui leur avait paru de ce discours : elles m'ont assuré avoir entendu ce que je vous rapporte. La Sœur Charlotte, pour qui je parlais principalement et qui en avait besoin, a été ravie de l'entendre et veut en profiter.

J'ai appris d'un autre côté que quelques personnes prétendaient que j'avais dit ces paroles : Il faut lire pour lire, et non pour

 

Ne leur est-il pas permis de faire usage de leur foi et de leur raison, pour s'assurer par une sage comparaison des avis que leur donnent les Livres saints et les maitres de la vie spirituelle avec ceux qu'elles reçoivent de leurs guides, s'ils les conduisent dans la voie droite, si tout ce qu'ils exigent d'elles ou leur permettent est vraiment autorisé par les lois divines? Nous voyons dans les Actes (Act., XVII, 11) que les Juifs de Bérées, qui, à la prédication de saint Paul, reçurent la parole avec toute l'avidité possible, examinaient tous les jours, pour se confirmer dans la foi, les divines Ecritures, afin de voir si ce qu'on leur disait était véritable : Quotidiè scrutantes Scripturas, si hœc ità se haberent. Et l'on refuserait à des âmes chrétiennes et religieuses le droit de se convaincre, par leurs lectures, de la bonté des décisions que des hommes si inférieurs leur donnent de la vérité des règles qu'ils leur prescrivent?»

Cette note est des Bénédictins des Blancs-Manteaux. Les éditeurs de Versailles l'ont supprimée.

 

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s’instruire. Si j'ai parlé ainsi, j'ai dit des paroles qui n'ont aucun sens, et qui ne signifient qu'une extravagance. Il me semble que les personnes équitables qui ont assisté à ce sermon, n'ont pas trouvé que j'y fusse entièrement égaré : il faudrait être ivre ou fou pour tenir ce langage. Pour moi, je vous rendrai toujours avec joie et docilité un compte exact de ma conduite. Il n'y a correction que vous ne me puissiez faire sans ménagement, et que je ne reçoive avec soumission et avec reconnaissance comme une marque de la continuation de vos anciennes bontés. Je ferai profession toute ma vie d'être votre disciple, et de vous devoir la meilleure partie du peu que je sais. Je vous conjure de m'aimer toujours, et de ne douter jamais de mon zèle, de mon respect et de mon attachement.

 

+ Fr. archevêque, duc de Cambray. 

 

LETTRE XLVIII. FÉNELON A BOSSUET. A Cambray, ce 18 décembre 1095

 

Je reçois dans ce moment, Monseigneur, la lettre pleine de bonté que vous me faites l'honneur de m'écrire; et je me hâte de vous dire à quel point j'en suis pénétré. Je sais assez quels sont vos sentiments sur la matière dont vous me parlez ; et je puis vous assurer que si vous m'eussiez entendu parler aux Carmélites, vous auriez trouvé que je ne pouvais me déclarer plus fortement et plus précisément contre tout ce qui peut favoriser l'illusion.

Quand j'aurai l'honneur de vous voir un peu à loisir, je vous dirai quelque chose qui n'est rien moins qu'essentiel, et sur quoi je ne croirais peut-être pas entièrement ce que je m'imagine que vous croyez : mais je déférerai toujours avec joie à tous vos sentiments, après vous avoir exposé les miens.

Quand vous voudrez, je me rendrai et à Meaux et à Germigny, pour passer quelques jours auprès de vous, et pour prendre à votre ouvrage (a) toute la part que vous voudrez bien m'y donner.

 

(a) L’ouvrage dont il s'agit ici est l'Instruction sur les états d'oraison, que

 

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Je serai ravi, non pas d'en augmenter l'autorité, mais de témoigner publiquement combien je révère votre doctrine. Ce que je vous demande en attendant, au nom de Notre-Seigneur qui vous a donné tant de lumières, c'est de l'écouter intérieurement, de souffrir que les petits vous parlent, et de vous défier de tout préjugé. Lui seul sait comment vous êtes dans mon cœur. Je me réjouis sur ce qu'on me mande que -vous êtes nommé conservateur des privilèges de l'Université (a). Ces sortes de titres dorment sur certaines têtes, et sur d'autres ils peuvent servir à redresser les lettres. Je vous conjure, Monseigneur, de ne douter jamais de mon attachement tendre et fidèle à vous respecter.

 

LETTRE XLIX.  BOSSUET A M. DE LA BROUE. A Paris, ce 18 février 1696.

 

Les remarques, Monseigneur, de votre dernière lettre sont justes. On a ouï au parlement le Religieux particulier, qui n'a répondu que sur son fait, et a déchargé ses supérieurs. On a ouï aussi le général de Saint-Maur et le prieur de Rebais, qui ont désavoué. Le procureur général écrit de Rome, in verbo sacerdotis, qu'il n'a rien sujet on a commencé à le croire. Il est certain, en tout cas, qu'on ne les peut pousser plus loin que le désaveu. Pour le remède qu'on apportera à ces entreprises, il faut s'en reposer sur le parlement, et je ne m'en mêle pas.

Quant à la défense de la doctrine de France, je vois, Monseigneur, tout ce que vous voyez ; mais Dieu m'a de tout temps mis dans le cœur qu'il fallait en toute occasion convenable défendre la vérité pour elle-même, sans aucune vue de récompense sur la terre; et que cela même valait mieux que toutes les récompenses. Jésus-Christ me met maintenant à cette épreuve, et même encore

M. de Cambray devait approuver; ce qu'il refusa pour les raisons qui sont marquées dans la Relation de M. de Meaux. (Les édit.)

(a) Bossuet fut nommé conservateur des privilèges de l'Université le 14 décembre 1695, à la place de M. de Harlay, archevêque de Paris, mort le 6 août précédent. (Les édit.)

 

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à une plus rude, puisqu'il faut même s'exposer à un abandon parfait à la Providence contre tout ce qui pourra venir de Rome. Voilà ce que je ressens que Dieu me demande ; et tout résolu que je suis, j'avoue que la faiblesse humaine a besoin d'être fortifiée dans cet état. Dans le fond je suis heureux qu'il n'y ait pour moi que l'attente de cette promesse : « Il vous sera rendu dans la résurrection (1). »

J'aurais seulement à souhaiter que la défense de saint Augustin et de la grâce eût précédé cet ouvrage (a), pour ne pas attirer sur l'un la haine qu'on aura pour l'autre ; mais il faut suivre les conjonctures, et en cela même tout abandonner à la Providence.

Pour ce qui regarde Madame Guyon, s'il faut encore qu'on dise qu'elle m'a trompé parce qu'elle m'a menti, j'y consens; et il me suffit d'avoir agi selon la règle. A présent qu'on voit son mensonge, on doit agir autrement. Mais quand je l'ai crue, il n'y avait aucun acte contre sa personne et l'extérieur de la soumission était entier. Je crois qu'à ce coup on ne songera qu'à la renfermer, et je ne sais pas comment.

L'ouvrage contre les quiétistes ne m'arrêtera que fort peu : outre la partie que vous avez vue, qui n'a dû être que la seconde, j'en ai fait une autre aussi grande depuis votre départ.

 

LETTRE L.  BOSSUET A M. TRONSON. A Paris, 21 mars 1696.

 

Je vous envoie, Monsieur, cette petite Méditation sur les Indulgences. Elle est faite principalement pour mon diocèse, et ainsi j'en donne très-peu; mais, Monsieur, je ne puis oublier la sainte société que Dieu a mise entre nous pour l'ouvrage où nous avons travaillé sous ses ordres dans une si parfaite union, et je ne veux rien faire sans vous en donner part.

On m'objecte souvent l'autorité de M. Olier, et entre autres

 

(1) Luc., XIV, 14.

(2) La Défense des quatre Articles du clergé de France.

 

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deux de ses lettres : la LXXIII et la XC. Je vous prie de les faire examiner, ou de m'en expliquer par vous-même, à votre loisir, l'esprit et la doctrine.

Dans toute cette matière, il faut, Monsieur, sur toutes choses se rendre attentif aux équivoques des nouveaux auteurs, qui en faisant semblant de tout accorder, réservent tout le venin dans de petits mots ambigus. J'ai bien envie de vous entretenir sur cela, et ce sera au premier loisir. Prions pour les périls de l'Eglise, attaquée plus finement que jamais sous prétexte de piété. Je suis, Monsieur, très-sincèrement, etc.

 

LETTRE LI.  FÉNELON A BOSSUET. A Valenciennes, ce 9 mai 1696.

 

Si vous avez, Monseigneur, quelque chose à m'envoyer, je vous supplie de ne me l'envoyer pas sitôt. J'ai attendu à Cambray le plus longtemps qu'il m'a été possible, ce que vous m'aviez fait l'honneur de me promettre. Mais enfin je n'ai pu m'empêcher d'aller à Tournay faire mes visites dans la partie de la ville qui est de ce diocèse. De là je suis venu ici, où j'ai beaucoup d'affaires; ensuite j'irai à Condé, à Mons et à Maubeuge, où j'en trouverai encore davantage. Ainsi, Monseigneur, je ne puis retourner à Cambray que pour le concours, pendant lequel je n'aurai point de temps libre. Quand il sera fini, j'irai faire un tour à Versailles; et je crois qu'il vaut mieux remettre jusqu'à ce temps-là ce que vous souhaitez que je fasse. Je compte demeurer en ce pays jusqu'au commencement de juillet. La multitude innombrable des troupes et le mouvement où elles sont, agitent beaucoup toute cette frontière. Jugez quelle discipline il peut y avoir dans un pays si désolé. Rien n'est plus sincère que le zèle et le respect avec lequel je vous serai dévoué, Monseigneur, jusqu'au dernier soupir.

 

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LETTRE LII.  BOSSUET A L'ABBÉ BOSSUET, SON NEVEU. A Paris, ce 20 mai 1696.

 

Soyez le très-bien arrivé à Pise, vous et votre compagnie (a). Nous attendons la suite de vos relations, afin de les faire imprimer, comme celles de M. l'abbé de Choisi sur le voyage de Siam. Nous venons du sacre de M. de Chalons (b), par M. l'archevêque à Notre-Dame, assisté de MM. de Chartres et de Laon.

La Faculté a nommé des commissaires, pour examiner le livre de la Mère d'Agreda. Les gens de bien et les vrais savants sont terriblement soulevés. Il a été censuré à Rome par décret des cardinaux de l'Inquisition, confirmé par le pape Innocent XI, le jeudi 26 juin 1681, et la censure affichée à l'ordinaire, le 4 août 1681 (c). Tâchez de nous envoyer l'imprimé de cette censure de la même année à Rome.

J'attends aujourd'hui l'Apologie (d) de M. le cardinal Noris, dont il m'a honoré par le P. Estiennot (e). J'ai impatience

 

(a) Cette lettre a été revue sur l'original, qui se trouve à la bibliothèque du séminaire de Meaux. — La compagnie dont parle Bossuet, c'était M. Phelippeaux.

(b) Gaston de Noailles, qui succédait à son frère, devenu archevêque de Paris.

(c) Le décret renferme ces paroles : « Après avoir entendu les avis des éminentissimes cardinaux, le saint Père le Pape Innocent XI a condamné ce livre (la Cité mystique) dans toutes ses parties et dans tous ses volumes; si bien qu'il est défendu à tous, de quelque rang et condition qu'ils soient, de le lire, de le retenir, de l'imprimer ou faire imprimer, sous les peines portées par le concile de Trente et contenues dans l’INDEX des livres défendus. »

Les Cordeliers d'Espagne, appuyés par le roi, obtinrent la suspension du décret; l'inquisition de ce pays s'arrogea le droit de revoir l'ouvrage condamné par l'autorité suprême, et déclara qu'il ne renfermait ni hérésie, ni erreur, ni scandale, ni mauvaise doctrine. Mécontent de ce procédé, le souverain Pontife soumit l'affaire au Saint-Office. Le procès de Molinos vint provoquer toute l'attention des consulteurs, et l'on ne parla plus à Rome du livre de Marie d'Agreda.

En 1697, la Faculté de théologie de Paris censura plusieurs propositions de ce livre, et l'on peut voir la condamnation de Bossuet dans cette édition, vol. XX, p. 620.

(d) C’est l'apologie de cette proposition soutenue par des moines de Scythie : « Un de la Trinité a souffert dans sa chair. »

(e) Il était Bénédictin, procureur-général de la congrégation de Saint-Maur  en Cour de Rome, très-estimable par ses vertus, ses talents, son application, qui

 

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de la voir.  Je salue M. Phelippeaux, sans oublier M. l'abbé  de Gomer.

 

LETTRE LIII.  FÉNELON A BOSSUET. A Mons, ce 24 mai 1696.

 

Je reçois, Monseigneur, avec beaucoup de reconnaissance les marques de votre bonté. Me voici dans une visite pénible, que je n'ai pu retarder. Quand elle sera finie, j'aurai l'embarras du concours et de l'ordination. Si j'avais reçu ce que vous voulez que je voie pendant le carême, j'aurais été diligent à vous en rendre compte. Dès que je serai débarrassé, je partirai pour aller à Versailles recevoir vos ordres. En attendant, je vous supplie de croire, Monseigneur, que je n'ai besoin de rien pour vous respecter avec un attachement inviolable. Je serai toujours plein de sincérité pour vous rendre compte de mes pensées, et plein de déférence pour les soumettre aux vôtres. Mais ne soyez point en peine de moi, Dieu en aura soin : le lien de la foi nous tient étroitement unis pour la doctrine: et pour le cœur je n'y ai que respect, zèle et tendresse pour vous. Dieu m'est témoin que je ne mens pas. La métaphysique ne peut marcher dans les embarras où je me trouve. Je n'entends parler que des maux de la guerre et de ceux de l'Eglise sur cette frontière. J'en ai le cœur en amertume, et ma tête n'est guère libre pour les choses que j'ai le plus aimées (a). Encore une fois, Monseigneur, je vous suis dévoué avec tous les sentiments respectueux que je vous dois.

 

Fr., arch. duc de Cambray.

 

Avez-vous vu, Monseigneur, l'ouvrage du P. Lami contre Spinosa (b) ? Auriez-vous la bonté de me mander ce que vous en pensez?

le rendaient infiniment cher à dom Mabillon et à tous ses confrères occupés de travaux littéraires. Il les a beaucoup aidés par ses recherches et ses recueils immenses, et il sera fait bien des fois mention de lui dans toute la suite de cette correspondance. (Les édit.)

(a) Fénelon avait promis d'approuver un ouvrage que venait d'achever Bossuet, l'Instruction sur les états d'oraison; ou voit qu'il s'efforce par tous les moyens d'en retarder l'envoi. — (b) L'archevêque de Cambrav approuva cet ouvrage bientôt après, dans le mois de juin 1696.

 

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LETTRE LIV.  M. PIROT, DOCTEUR DE SORBONNE,  A MADAME GUYON. En Sorbonne,  ce 9 juin 1696.

 

Vous ne devez pas être surprise (a), Madame, si jusqu'à cette heure je n'ai pas voulu entier en matière avec vous pour vous entendre en confession, comme vous me témoignâtes le souhaiter, dès la première visite que j'eus l'honneur de vous rendre où vous êtes : ce fut le mercredi saint ; vous en ayant rendu deux depuis, le vendredi saint et le vendredi de la semaine de Pâques. Vous voulûtes d'abord commencer par vous mettre à genoux, comme pour vous confesser; et je vous témoignai qu'il fallait qu'avant que de parler de sacrement avec vous, j'eusse l'honneur de vous entretenir en conversation sur ce qui était connu dans le monde de votre affaire, pour reconnaître votre disposition présente à cet égard, et juger par là si vous étiez en état qu'on put à coup sur vous recevoir aux sacrements. Je vous proposai dans ces trois visites le préalable, qui me paraissait nécessaire avant que d'en venir à la confession, qu'il ne convenait pas de faire de votre part, ni de recevoir de la mienne, que vous ne fussiez résolue de faire ce que je croyais pour vous, après tout ce qui s'est passé à votre sujet, d'une obligation indispensable. J'eus l'honneur de vous l'expliquer au long dans ces visites; je le fis le plus nettement que je pus, gardant autant qu'il me fut possible, toutes les mesures du respect que je vous dois; et je crois vous en devoir faire ici l'abrégé, pour vous les remettre en mémoire.

Comme vous avez eu le malheur de prendre sur le sujet de l'oraison de fausses idées, soit que le guide que vous avez consulté sur cela n'ait fait que les entretenir, ou qu'il vous les ait

 

(a) Cette lettre confirmant et développant plusieurs points de celles de Bossuet, et ayant sûrement été écrite de concert avec lui, nous la donnons sous sa date, selon l’intention du prélat, qui l’avait conservée parmi les siennes et cotée de sa main.

Voilà ce que disent les premiers éditeurs; mais si Bossuet a concerté cette lettre avec le docteur Pirot, il n'en a certainement pas revu le style.

 

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inspirées, et que vous les ayez reçues de lui ; en un mot, que la conduite que vous avez suivie en cela vous a engagée à écrire des livres qui ont scandalisé l'Eglise par les erreurs qu'ils contiennent, et vous ont attiré une condamnation solennelle de quelques évêques, et particulièrement de feu Monseigneur l'archevêque dans le diocèse duquel vous viviez le plus, faisant votre séjour ordinaire à Paris, et de deux autres évêques, au jugement de qui vous avez bien voulu vous en rapporter, dont l'un est présentement Monseigneur l'archevêque, votre supérieur naturel et légitime : vous ne pouvez, Madame, être admise à la participation des sacrements que vous ne rétractiez vos erreurs qu'ils ont condamnées. C'est l'obligation de tous ceux dont les ouvrages ont été condamnés par l'Eglise, de les rétracter : c'est la première démarche qu'ils doivent faire pour demeurer dans la communion de l'Eglise, quand ils n'en sont pas sortis. Vous faites profession de vous y être toujours conservée; vous regardez l'Eglise comme votre Mère. Vous protestez, dites-vous dans une déclaration que vous avez vous-même écrite à Vincennes, entre ma première et ma seconde visite, « de croire tout ce qu'elle croit, de condamner tout ce qu'elle condamne, sans exception. » Vous dites que « ce sont les sentiments dans lesquels vous avez toujours vécu, et dans lesquels vous voulez vivre et mourir, étant prête avec la grâce de Dieu de répandre votre sang pour la vérité que l'Eglise enseigne. » Vous ajoutez dans ce même papier, « que vous vous soumettez de tout votre cœur à la condamnation que Monseigneur l'archevêque de Paris a faite de vos livres, lorsqu'il était encore évêque de Chalons.

C'est tout ce que porte l'acte que vous me montrâtes le jour du vendredi saint, tout écrit de votre main à la faveur d'une plume et d'une sorte d'encre que votre industrie vous fournit, daté de la veille, le jeudi saint 19 avril à Vincennes; c'est comme vous vous exprimez : Fait dans la tour de Vincennes, le 19 avril 1696. Si ce papier qui demeura entre vos mains, et que je ne doute pas que vous ne voulussiez bien signer, était bien sincère; et que vous y donnassiez sans équivoque et sans aucune réserve à la condamnation que vous y dites que vous faites de vos livres,

 

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toute l'interprétation qu'on y devrait donner naturellement, et aussi étendue que portent ces termes dans l'usage qu'on en fait ordinairement, et la signification qu'on a coutume de leur attacher : je ne demanderas rien de plus; et cela bien entendu renfermerait tout ce qu'on pourrait désirer de vous. Mais permettez-moi, Madame, de vous dire que ce que je sais de votre affaire m'empêche d'être content de ce papier, et me fait exiger de vous une plus ample explication.

J'ai lu vos livres imprimés, et celui qui porte pour titre les Torrens, qui n'est encore que manuscrit; et j'eus l'honneur de vous porter l'extrait que j'ai fait, il y a longtemps, du Moyen court, que je vous parcourus le vendredi saint, pour vous en faire remarquer les erreurs, en vous représentant une feuille imprimée à Rome, où le Moyen court, et la Règle des associés sont condamnés, non pas, comme vous me dites que vous le croyiez, « depuis que vous êtes de retour de Meaux et à la sollicitation de M. de Meaux, » mais longtemps avant les Ordonnances de Paris, de Chalons et de Meaux, le 29 novembre 1689, sous Alexandre VIII : comme le livre latin de l'Analyse du P. La Combe y avait été aussi condamné l'année précédente, le 9 septembre 1688, sous le pontificat d'Innocent XI; de laquelle condamnation je vous fis encore en même temps voir la feuille imprimée à Rome, pour répondre à ce que vous m'avanciez, que cette Analyse avait été approuvée à Rome par une Congrégation. Vous croyez bien que je suis instruit des Ordonnances qui ont été faites en France sur vos livres et sur celui du P. La Combe.

Je sais que vous avez donné deux actes de soumission à Monseigneur de Meaux, dont le premier était pour les XXXIV Articles, et l'autre pour son Ordonnance et pour celle de Monseigneur de Chalons, présentement archevêque de Paris, et qu'après il vous donna un témoignage que vous souhaitâtes, aux conditions qui y sont marquées. Nous lûmes tout cela dans la chambre où vous êtes, et je vous en fis voir des copies de bonne main. J'ai cru aussi devoir lire tous vos interrogatoires, sans  parler de ceux d’autres personnes qui ont été faits à votre occasion, et que j'ai

 

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aussi vus. J'ai lu les pièces qui ont donné ouverture à faire vos interrogatoires, qui sont les trois lettres que vous a écrites le P. La Combe (a), depuis le mois d'octobre dernier, dont vous aviez vous-même reçu les deux premières, qui ont été trouvées dans vos papiers ; et la dernière vous a été représentée et reconnue par vous, et les autres papiers que vous aviez dans votre maison. J'ai eu l'honneur de vous dire que j'avais pris communication de toutes ces choses ; et à raisonner de tout cela, en le rapportant l'un à l'autre, je ne puis m'empêcher de prendre la liberté de vous dire qu'on doit à votre égard prendre plus de sûretés pour compter sur la promesse que vous ferez, et exiger de vous des paroles plus positives et plus précises.

Qui n'aurait cru, comme M. de Meaux, que de vous soumettre aux deux Ordonnances qui condamnent nommément vos deux livres, du Moyen court et du Cantique, c'était vous condamner vous-même et vous rétracter? Rien ne paraît avoir plus l'air d'une rétractation qu'une souscription à la condamnation de vos livres, et une soumission aux mandements des évêques qui les condamnent. Vous avez signé ces ordonnances qui condamnent vos livres; et cependant, Madame, je lis dans votre septième interrogatoire : « Qu'on n'a rien trouvé dans vos écrits contre la foi, et que vous en avez une bonne décharge ; que s'il y a quelques termes que vous ayez employés mal à propos, et sur lesquels vous vous soyez trompée, c'est un effet de votre ignorance; que vous les détestez et les désavouez de tout votre cœur, que vous êtes bien assurée qu'il ne se trouvera aucune erreur dans aucuns de vos écrits et que vous n'avez point eu aussi à faire aucune rétractation. » Pouvez-vous accorder cela avec la soumission aux Ordonnances des évêques ? Pouvez-vous dire, Madame, qu'on n'a rien trouvé dans vos écrits contre la foi, et que vous en avez une bonne décharge? M. de Meaux, dans son Ordonnance donnée à Meaux le 16 avril 1695, dit que « vos livres contiennent une mauvaise doctrine, et toutes ou les principales propositions condamnées dans les XXXIV Articles qui sont insérés » dans cette Ordonnance. Celle de Monseigneur l'archevêque, pour

 

(a) Ce sont les lettres qu'on a lues plus haut.

 

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lors évêque de Chalons, donnée à Chalons le 25 avril, condamne vos livres comme contenant la doctrine nouvelle qu'il condamne, et pour la condamnation de laquelle il établit aussi dans son Ordonnance les mêmes XXXIV Articles.

Vous appelez une bonne décharge, pour la doctrine de vos livres, une déclaration de M. de Meaux, qu'il ne vous a donnée que parce que vous vous êtes soumise aux deux Ordonnances, exprimant cette soumission comme une condition sans quoi il ne vous l'aurait pas donnée, aussi bien que les défenses qu'il vous avait faites, et qu'il marque dans cet écrit que vous aviez acceptées, de ne vous plus mêler de conduire personne, d'écrire et de répandre vos livres, soit imprimés, soit manuscrits. Etait-ce là vous décharger sur la doctrine de vos livres ? Pouvez-vous dire « qu'il ne se trouvera nulle erreur dans aucun de vos écrits, et que pour cette raison vous n'avez eu nulle rétractation à faire? » Ne paraissiez-vous pas vous être rétractée authentiquement, si vous aviez voulu, comme on le devait présumer, agir de bonne foi? Et quelle marque nouvelle donnez-vous encore d'un retour entier par le papier de Vincennes, que vous m'avez présenté le vendredi saint, et qui est demeuré entre vos mains? Vous y dites, à la vérité, « que vous vous soumettez de tout votre cœur à la condamnation que Monseigneur l'archevêque a faite de vos livres, lorsqu'il était encore évêque de Chalons. » Mais n'en aviez-vous pas déjà dit et signé autant à Meaux? et on vous voit depuis assurer que vous n'avez point eu de rétractation à faire.

Cela marque-, Madame, qu'il faut avec vous bien peser toutes les syllabes ; et que, comme vous croyez jusqu'à cette heure n'avoir donné aucune rétractation, n'y ayant nulle erreur dans vos écrits, quand on vous ferait encore signer votre papier de Vincennes, vous prétendriez toujours que vous n'auriez fait nulle rétractation, que vous n'auriez eu nulle erreur dans vos écrits, et qu'il n'y aurait rien de mauvais qu'un usage inconsidéré que vous y auriez fait de quelques termes dont vous n'auriez pas assez entendu la force. Cela va, Madame, à éluder, ce qu'on arrêtera avec vous, à moins qu'on n'y fasse entrer les paroles qui signifieront le plus clairement votre rétractation.

 

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C'est, Madame, le premier pas que vous devez faire : vous devez rétracter vos livres et vos autres écrits qui ne sont pas imprimés, au moins celui que vous appelez les Torrens. Il est entre les mains de bien du monde : la doctrine en est aussi mauvaise ; il y a même des manières de parler qui sont plus outrées, et qui portent un caractère plus pernicieux.

Vous devez donner une parole bien formelle sur cela, qui porte dans un acte que vous écrirez de votre main, que vous rétractez la doctrine contenue dans vos livres, de la manière qu'elle est condamnée par Messeigneurs les évêques, feu Monseigneur l'archevêque, Monseigneur l'archevêque étant encore évêque de Chalons, et M. de Meaux.

La seconde parole qu'on doit tirer de vous, Madame, est que vous supprimiez tout ce que vous avez fait, soit qu'il soit imprimé, soit qu'il ne le soit pas, soit commentaire sur l'Ecriture, soit autre ouvrage de spiritualité. Vous aviez accepté la défense que vous avait faite M. de Meaux, de répandre aucun de vos écrits. Dans l'usage de parler communément reçu, cela signifiait que vous les supprimeriez tous, et que vous n'en communiqueriez aucun à personne. Cependant (pour ne rien dire du P. Alleaume, voulant bien supposer ici que votre mémoire vous a trompée d'abord, et s'est remise ensuite) on voit par vos interrogatoires que vous avez, depuis votre retour de Meaux, donné à l'abbé Couturier trois cahiers sur la justification de votre doctrine par les sentiments des Pères, auxquels vous prétendez qu'elle est conforme : on y voit, aussi bien que dans les lettres du P. La Combe, sur lesquelles vous avez été interrogée, que vous avez depuis envoyé votre Apocalypse au P. La Combe. Etait-ce, Madame, tenir votre parole que d'en user ainsi ? Apparemment vous avez pris ces mots : De répandre vos livres et vos écrits, comme si ce n'était pas les répandre que d'en donner quelqu'un à une personne, et quelqu'autre à une autre, et que vous vous fussiez seulement engagée à ne les pas semer partout ; et c'est ce qui oblige à vous demander un engagement nouveau, où vous promettiez de jeter au feu tout ce qui pourrait vous retomber sous la main de vos ouvrages, soit imprimés, soit manuscrits.

 

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La troisième condition que je crois qu'on vous doit proposer, c'est de n'entrer dans la direction de personne, pour la conduire dans la voie de l'oraison ; et c'est, Madame, une suite de votre rétractation, puisque vous y reconnaîtrez, si vous la faites sérieusement, et dans une pleine persuasion que vous avez été dans l'égarement sur cette matière et que vous y êtes tombée dans l'erreur, que vous devez vous défier de vous-même et regarder ce ministère, de donner conseil sur le fait de l'oraison, comme au-dessus de vous, vous humiliant de votre chute et vous en relevant par le silence et par la retraite. M. de Meaux vous avait interdit cette fonction, et c'est ce qu'il entend dans sa déclaration, dont vous vous faites honneur, comme d'une bonne décharge : c'est ainsi que vous la nommez. Il y dit que vous aviez accepté la défense qu'il vous avait faite, « d'écrire, enseigner, dogmatiser dans l'Eglise sur les voies de l'oraison. » Cette défense d'enseigner dans l'Eglise, va à quelque chose de plus qu'à s'abstenir de prêcher ou de publier en plein temple des maximes sur l'oraison. On entend assez que c'est se renfermer en soi ; et dans la confusion d'avoir erré et engagé les autres dans l'erreur, par la créance qu'ils ont avec trop de facilité donnée aux livres qu'on a imprimés, ou aux conseils qu'on leur a inspirés, se contenter de se redresser soi-même, et ne plus prendre de part à conduire personne.

La quatrième, qui me paraît, Madame, un grand sacrifice pour vous, mais sur quoi il n'y a pas à composer ni à rien relâcher, c’est absolument de rompre tout commerce avec le P. La Combe, et de le regarder comme un guide aveugle, et qui ne pourrait être que très-dangereux pour vous. Vous l'avez dû regarder ainsi, au moment que vous l'avez vu, condamné comme vous par les Ordonnances, ne se pas rétracter et demeurer toujours dans ses premiers sentiments. Vous savez que sa doctrine est la vôtre, vous avez tous deux les mêmes principes : il vous a proposée dans la préface qu’il a faite sur votre Explication du Cantique, et dont vous le reconnaissez auteur dans vos interrogatoires, comme la Sulamite qui possède l'esprit de l'Epoux, et qui découvrir le sens le plus caché et les mystères les plus

 

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inconnus : il s'est fait de vous l'idée la plus noble et la plus élevée qu'on se puisse faire d'une Dame chrétienne ; il l'a inspirée à ceux qui ont eu pour lui quelque crédulité ; et il ne faut pour le reconnaître que voir les trois lettres qu'il vous a écrites. Dans les deux premières, un aumônier du château de Lourde vous écrit avec lui; il met sa lettre après celle de ce Père dans le même papier ; il vous traite d'illustre persécutée, de femme forte, de mère des enfants de la petite église.

Le Père écrit seul dans la troisième lettre, et l'aumônier n'y ; met rien de lui : mais cette lettre qu'on vous a représentée dans votre septième et votre huitième interrogatoire, datée du 7 décembre 1695, suffirait seule pour vous faire revenir de l'estime que vous avez eue pour lui, si vous revenez de bonne foi de vos égarements condamnés par les ordonnances des évêques ; et il ne paraît nullement qu'elle ait fait sur vous cette impression. Il n'y a rien d'approchant à ce que je lis dans ces deux interrogatoires : cette lettre vous flatte comme les autres. Il y dit qu'il « faut qu'on soit bien acharné contre vous de ne vous point laisser en repos : » il loue votre livre sur l’Apocalypse comme le meilleur de vos commentaires sur l'Ecriture, et il le met même au-dessus des commentaires des autres auteurs. Il dit que le recueil de ce que vous avez fait sur l'Ecriture sainte, si on le pouvait tout ramasser, pourrait être appelé la Bible des âmes intérieures. Tout cela serait capable de vous donner de la vanité, si vous étiez assez faible pour en pouvoir prendre ; mais si fort qu'on se sente sur cela, il faut toujours se défier de ce qui va à entretenir l'orgueil qui nous est naturel.

Je ne vous dirai rien, Madame, du portrait qu'il marque dans sa seconde lettre vous avoir rendu à Passy, et qu'il souhaite encore avoir, en vous faisant instance pour cela et vous priant de ne le lui pas refuser. Si cela fait compassion de sa part en découvrant du faible dans un homme d'une spiritualité qu'il croit fort élevée, le dénouement que vous en donnez dans la réponse que vous y faites en votre troisième interrogatoire, marque en vous un trait de sagesse.

Mais pour ne vous rien dire que sur la troisième lettre, ce Père

 

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vous y dit à la fin que s'il vous voyait, comme vous lui aviez fait espérer que vous feriez pour cela un voyage à Lourde, il chanterait de bon cœur le Nunc dimittis. Je ne sais si cette application est de votre goût; mais je ne crois pas que le Cantique de Siméon soit fait pour cela, et j'ai trop bonne opinion de vous pour ne pas supposer que vous le désavouez. Mais vous le voyez dans cette lettre toujours attaché à ses premières idées sur l'oraison : il vous y répond sur le livre de M. Nicole, que vous lui aviez envoyé, et on ne peut en parler avec plus de mépris. Il met une demi-page à le tourner en ridicule ; et comme s'il ne savait pas l'état de la question, il tire avantage de ce qu'il ne rapporte rien de son Analyse, qu'il relève : comme si c'était une marque que cet auteur, qui déclare qu'il ne veut traiter que de livres français, Malaval, votre Moyen court, votre Cantique, vos Torrens et l'abbé d'Ertival, ne rapportant rien de l’Analyse, n'y eût rien pu trouver à reprendre.

Enfin je ne sais comme vous pouvez vous accommoder de ces termes, que je veux bien encore vous représenter : « Pour moi, dit-il au milieu de cette troisième lettre qu'il vous écrit, dans le grand loisir que j'aurais, je ne puis rien faire, quoique je l'aie essayé souvent.  Il m'est impossible de m'appliquer à aucun ouvrage de l'esprit, du moins de continuer, m'étant fait violence pour m'y appliquer ; ce qui me fait traîner une languissante et misérable vie, ne pouvant ni lire, ni écrire, ni travailler des mains qu'avec répugnance et amertume de cœur; et vous savez que notre état ne porte pas de nous faire violence ; on tirerait aussitôt de l'eau d'un rocher. » Est-ce là votre état, Madame? Il serait à plaindre, et je n'en connais guère de semblable dans le pur christianisme : Jésus-Christ veut qu'on s'y fasse violence.

Vous n'avez pas oublié que j'eus l'honneur de vous témoigner sur cela ma peine dans ma troisième visite ; et pour m'en donner l’explication, vous me fîtes entendre que ce Père faisait sept ou huit heures d’oraison par jour. Mais pour faire tant d'oraisons, est-on hors d'état de s'appliquer, ni aux ouvrages d'esprit, ni au travail des mains ? Saint Paul, si élevé qu’il fût à Dieu et si grandes que fussent ses communications avec lui, appliquait son esprit,

 

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et occupait ses mains de son métier. Mais trouvez-vous qu'il ait raison de dire qu'avec ses sept ou huit heures d'oraison par jour, il traîne une languissante et misérable vie ? Cette expression offenserait bien des gens. Une vie toute occupée de Dieu peut-elle s'appeler languissante et misérable ? et pouvez-vous approuver qu'en décrivant un état incompatible avec la violence qu'on devrait faire pour s'élever au-dessus de la paresse naturelle, il l'appelle le vôtre comme le sien ? Notre état, dit-il en vous parlant, ne porte pas de nous faire violence. Il veut, Madame, vous) intéresser en vous mettant de son côté et vous faisant partager avec lui son état.

Si vous n'aviez point oublié le renoncement que vous aviez fait de votre doctrine, en vous soumettant à la condamnation qui en a été faite à Chalons et à Meaux, vous auriez, au moment que vous vîtes cette lettre, quitté toute l'estime que vous aviez pour ce Père. Vous voyez sa doctrine condamnée comme la vôtre : pouvez-vous condamne? la vôtre, sans condamner la sienne? Et s'il persiste dans la sienne, ne devez-vous pas, en quittant la vôtre, le quitter lui-même? Vous ne vous êtes pas sans doute souvenue de cet engagement dans votre septième interrogatoire, quand vous y dites « que la doctrine de ce Père n'a point été condamnée, qu'au contraire elle a été approuvée par l'Inquisition de Verceil et par la Congrégation des rits. »

Il ne s'agit pas de vous faire voir ici que son Analyse n'a été approuvée par l'Inquisition de Verceil, l'Inquisition n'approuvant pas, mais par deux particuliers, consulteurs de l'Inquisition, qui à la vérité avaient examiné le livre par ordre de l'inquisiteur, mais qui ne sont pas à mettre en comparaison avec d’évêques qui censurent ici ; et que la Congrégation des rits n'est point entrée dans l'approbation du livre, qui même a été depuis censuré par l'Inquisition de Rome en 1688, sous Innocent XI, comme j'ai eu l'honneur de vous l'observer déjà. Mais il paraît bien par l'apologie que vous faites de cette Analyse, que vous continuez à être attachée à l'auteur ; et c'est ce que vous marquez encore bien plus expressément dans votre huitième interrogatoire, où vous dites que ce Père vous ayant été donné par

 

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un évêque (c'est M. de Genève) pour votre directeur, et vous-même l'ayant depuis choisi pour cela (cette clause est bien ajoutée et elle était nécessaire, puisque M. de Genève vous marqua bientôt qu'il ne vous convenait pas ; il fallait votre choix pour y suppléer) : « vous n'auriez jamais cessé de lui obéir et de suivre sa conduite, si vous aviez été à portée de le pouvoir faire ; que vous lui obéiriez encore, si vous pouviez lui demander ses avis, à moins qu'il ne vous fût défendu. » Il vous l'était assez, Madame, n'ayant point changé de vues sur l'oraison depuis une condamnation si solennelle de son Analyse.

Il faut donc vous le défendre, Madame, et ne s'en pas tenir à supposer que vous verrez bien qu'il ne peut vous être permis, comme il semble qu'a supposé M. de Meaux, qui sûrement n'aurait jamais approuvé que vous eussiez écrit à ce Père, comme vous marquez que vous lui avez écrit une fois de Meaux, « en donnant votre lettre ouverte à une religieuse de Sainte-Marie, qui avait soin de cacheter les lettres ; » c'est ce que vous dites dans votre troisième interrogatoire. Mais il ne faut pas de votre part en demeurer à vous abstenir de ce commerce, parce qu'on vous l'aura défendu. On ne vous le défend que parce qu'il est mauvais : vous en voyez le danger, si vous êtes dans un grand repentir de vos erreurs, sans quoi vous ne devez pas penser aux sacrements, et personne ne vous y peut recevoir. C'est un prétexte, Madame, de dire que vous voulez assister ce Père dans ses besoins : on y peut pourvoir d'ailleurs, et vous ne devez plus du tout entrer en rien dans ce qui le regarde. Cela vous coûtera, Madame ; mais il faut nous arracher nous-mêmes l'œil et la main, s'il y a quelque scandale à en craindre, soit pour nous, soit pour les autres : et après avoir tant marqué votre envie pour le revoir, comme il paraît dans les trois lettres qu'il vous écrit depuis le mois d'octobre, il est bien juste que vous en quittiez jusqu’au souvenir autant qu'il sera en vous, et que vous ne pensiez plus à lui que comme à un écueil dans votre conduite spirituelle.

La cinquième obligation où je crois que vous êtes avant toutes choses, c’est d’édifier  autant le public que vous l'avez mal édifié,

 

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ou qu'on l'a mal édifié à votre occasion. Vous savez que ces termes de petite église, dont vous êtes appelée la mère, de colonnes de la petite église, d'augmentation de la petite église, ne peuvent qu'offenser ; et vous n'avez pas pu vous-même soutenir cela dans vos interrogatoires : vous n'y avez pu donner un bon sens, et vous en avez renvoyé l’explication au Père, que vous dites dans votre second interrogatoire « avoir accoutumé de se servir de cette manière de parler, dont vous ne vous servez pas vous-même ; » c'est ce que vous marquez encore dans votre septième interrogatoire. Vous avez souvent dit dans vos interrogatoires que vous abhorriez les sectes, et rien n'est plus digne d'une Dame chrétienne; mais il faut éviter de donner lieu à un soupçon contraire.

Mais, Madame, ce n'est pas la seule chose qui ait offensé à votre occasion. Car enfin, que les autres vous fassent passer comme une prophétesse, qu'ils vous regardent comme la mère de la petite église, si vous désapprouvez cela (ce qui à la vérité ne paraît pas et qu'il est malaisé de justifier de votre part, puisqu'au lieu de désavouer tout cela vous l'avez laissé dire), vous n'en serez pas responsable. Mais ce qu'on a trouvé de misérable; livres chez vous a fort déplu à tout le public, et rien ne convenait moins à une Dame d'oraison. Vous n'y reconnaissez pour être à vous que Griselidis, Peau d'âne et Don Quichotte ; mais (pour ne rien dire de la belle Hélène, que l'abbé Couturier dit que vous lui avez donnée, en lui disant que prenant cette pièce dans le sens spirituel, elle était bonne et instructive ) quand vous n'auriez pris plaisir qu'à ces livres de Peau d'âne, Don Quichotte et autres semblables, cela même n'était pas aussi sérieux que devait être votre lecture familière. Vos dix-neuf Opéra spirituels et les comédies de Molière marquent un amusement d'oisiveté, et n'étaient pas une occupation digne de vous, Madame.

Je ne crois pas que votre Vie faite par vous-même soit connue de beaucoup de monde; mais je sais que d'autres que M. de Meaux l'ont vue : et le degré où vous vous y élevez vous-même, la familiarité que vous vous y donnez avec Dieu, la comparaison

 

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que vous faites de vous-même avec la femme de l’Apocalypse qui s'enfuit dans le désert, environnée du soleil, la lune sous ses pieds, et couronnée d'étoiles ; mais surtout les deux lits (vous entendez, Madame, ce que je dis de votre songe : nous en avons parlé ) ne peuvent que choquer les âmes pieuses. Il faut sur tout cela, Madame, quelque réparation ; et comme il y a en cela bien des faits connus comme notoires, il faut que la réparation soit publique. La prudence doit régler cela, en vous ménageant autant que la charité et l'édification de l'Eglise le pourront permettre ; mais n'omettant rien de ce qu'elles demanderont. Il faut un acte de votre part, qui convainque le public de votre soumission parfaite ; cela ne peut être trop humble : mais il faut commencer par changer de cœur ; il ne faut pas se presser avec précipitation pour recevoir les sacrements.

On tremble quand on lit dans vos Torrens que vous faites aller vos âmes du premier ordre à la communion comme à table, tout naturellement; et se confesser, comme feraient des enfants, des lèvres, sans douleur ni repentir. Il faut prendre du temps, Madame, pour vous persuader de toutes les obligations que je viens de marquer; et j'en ajoute une dernière.

Je la fais consister en ce que vous devez vous remettre à Monseigneur l'archevêque, ou à celui qu'il vous enverra pour le représenter, de tout ce que vous aurez à faire pour satisfaire le public, et de la manière que vous aurez à suivre pour cela, le faisant juge de tout et vous soumettant de votre part aveuglément à tout ce qu'il vous marquera. Il ne s'agit pas ici de faire la loi à l'Eglise, c'est d'elle qu'il la faut recevoir ; et toutes les personnes dont elle a condamné les erreurs ne sont rentrées en grâce avec elle, ou ne s'y sont maintenues, qu'en s'abandonnant à elle et la regardant comme leur guide. C'est, Madame, la conduite que vous avez à tenir, sans quoi on ne peut du tout vous donner les sacrements. Il faut vous y préparer comme je vous le marque ; et si vous entrez dans ces dispositions que je vous propose, et que l’Eglise voie en vous les marques d'un vrai changement, ne doutez pas qu'elle ne vous y reçoive avec joie.  J’en aurai une très-sensible, si je puis contribuer

 

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à ce succès, que je souhaite avec autant de passion que je suis avec respect, Madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

 

PIROT.

 

Je n'ai pas voulu, Madame, rien toucher dans ma lettre de tout ce que vous me dites dans les visites que j'ai eu l'honneur de vous rendre, de l'Ordonnance de Monseigneur l'évêque de Chartres : vous vous en souviendrez aisément. Vous me témoignâtes sur cela tant d'indignation, que par deux fois vous m'assurâtes que vous ne pourriez jamais vous résoudre à vous y soumettre ; et qu'il n'y a point de feux, de roues, de chevalets que vous ne souffrissiez plutôt que de le faire. C'est ce que vous me dites dans la première visite, en me montrant le feu allumé dans votre chambre ; et que vous me répétâtes dans la troisième, d'un air dont l'idée me fait encore peur. Ce n'est pas que je vous propose de signer sa censure ; mais l'éloignement que vous en témoignez n'est pas supportable. Ce prélat marque dans la page 43 de son Ordonnance, qu'il a conféré avec Monseigneur l'archevêque et Monseigneur de Meaux ; et se roidir comme vous faites contre elle, c'est ne vous pas soumettre à Monseigneur l'archevêque. Monseigneur de Meaux dit dans un écrit particulier, en parlant de cette Ordonnance, « qu'il peut rendre témoignage de la vérité des extraits qui sont contenus dans cette censure, et qu'ils sont conformes à un exemplaire qui lui a été mis en main par votre ordre. » Je voudrais, Madame, que vous eussiez vu dans l'histoire ecclésiastique les exemples d'humilité qui s'y trouvent marqués dans des rétractations de personnes à qui il avait échappé quelque erreur, lorsque leur changement s'est fait de bonne foi : vous ne vous élèveriez pas si fort contre cette Ordonnance, et vous ne feriez pas tant de difficultés de vous y soumettre. Votre retour, pour être tel que je le souhaite, doit être approuvé de tout le monde, mais surtout des évêques et particulièrement de ceux de la province. Quand saint Augustin et quelques autres évêques d'Afrique, reçurent la rétractation que fit un nommé Leporius des erreurs qui l'avaient fait condamner

 

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par les évêques de France, il en donna avis aux prélats français, et voulut qu'ils ratifiassent l'absolution que les Africains avaient donnée à ce François. La lettre de ce Père sur ce sujet est la deux cent dix-neuvième dans l'impression nouvelle; elle est très-belle, et mériterait bien que vous eussiez la curiosité de la lire; il serait aisé, Madame, de la satisfaire. Vous seriez édifiée en la lisant; et quand vous aurez bien pensé à ce que vous devez à l'Eglise pour réparer le bruit qu'y a fait votre doctrine sur l'oraison, il ne tiendra pas à cette soumission que vous reconnaîtrez aisément ne pas devoir refuser.

Mais pour cela, Madame, il faut que vous soyez convaincue du mal qu'ont fait vos livres, si innocentes que fussent vos intentions ; et même du mauvais effet qu'a produit votre conduite, où il a moins paru de simplicité et de candeur qu'il n'aurait été à désirer : pardonnez-moi ces termes. Je pris la liberté de vous dire à Vincennes, que ce qui me paraissait de plus terrible dans l'état où je vous voyais, c'était que vous ne sentissiez pas assez ce mal, puisque peut-être ne vous reprochiez-vous pas une faute vénielle dans toute votre affaire. Vous ne me répondîtes rien ; et cela me donna lieu de vous faire encore depuis ce même reproche, et vous ne me répondîtes pas plus. Celte confiance, Madame, permettez-moi de le dire, me paraît présomptueuse, et je vous avoue qu'elle m'épouvanta.

Il est vrai que vous me dîtes une autre fois, en vous défendant d'être coupable de péchés, que vous n'étiez pas à confesse; et que si vous y étiez, vous sauriez ne vous y pas excuser. Et cela me fait souvenir de ce que j'ai lu dans vos Torrens, que des âmes que vous regardez comme des plus parfaites se confessent quelquefois, a parce qu'on leur dit de le faire, sans pouvoir s'accuser de rien ; parce qu'elles sont soumises comme un petit enfant à qui on dirait : Il faut vous confesser de cela. Mais lorsqu'on leur dit : Vous avez fait cette faute, elles ne trouvent rien en elles qui l'ait faite ; et si l'on dit : Dites que vous l'avez faite, elles le diront des lèvres sans douleur ni repentir. » Est-ce là votre portrait, Madame? Si cela était, je craindrais pour vous ; et je ne tiens pas cette situation d'âme, bonne : quand on médite

 

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une confession, il faut se reconnaître coupable et s'exciter à la contrition. C'est la disposition que demande le concile de Trente, et c'est la doctrine de l'Eglise marquée dans tous les catéchismes. Il faut, Madame, commencer par vous défaire de tous vos préjugés pour entrer dans ces sentiments. En un mot il faut avec une humilité exemplaire, faire tout ce qu'on vous marquera.

 

FIN DU VINGT-HUITIÈME VOLUME.

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