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LETTRE CCXIII. L'ARCHEVÊQUE DE REIMS A L'ABBÉ BOSSUET. A Paris, ce 27 janvier 1693.

 

Je vous ai envoyé, Monsieur, une copie de ma requête au Parlement, dès qu'elle a été rapportée, et celle de l'arrêt qui fut rendu le 10 de ce mois sur cette requête. Les Jésuites voulant arrêter la suite de cette procédure, ont mieux aimé la finir par un accommodement (a), dont je me suis rapporté à M. le premier président tout seul. Vous verrez par la copie ci-jointe des actes originaux que j'ai entre mes mains, comment cette affaire a été terminée.

 

LETTRE CCXIV.  L'ABBÉ PHELIPPEAUX A BOSSUET. A Rome, ce 28 janvier 1698.

 

Je vous envoie une observation contre la Lettre pastorale, et les falsifications de la version latine.de M. de Cambray, que j'ai cru devoir donner aux examinateurs, en attendant la réfutation que vous nous faites espérer. On vient de me prêter la réponse de ce prélat à la Déclaration des trois évêques, en français, imprimée sans le nom de la ville où l'impression s'est faite : elle est plus grosse que le livre, et contient deux cent trente-six pages d'un caractère assez menu, avec Responsio ad libellum cui titulus: Summa doctrinœ, imprimée à Bruxelles. Ce livret contient soixante-douze pages : je n'ai encore pu lire ni l'un ni l'autre.

Il paraît, par votre lettre, que vous avez confondu Mico avec Miro. Le premier est un copiste, qui a traduit l'écrit italien que je vous ai envoyé : il est copiste des Jésuites et du P. Dez en particulier. Le second est un bénédictin, à qui le Pape vient de donner la charge de sous-bibliothécaire au Vatican. Il a été

(a) C'est le président de Harlay qui ménagea cet accommodement en faveur des Jésuites.

 

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examinateur du livre du P. Dez, et l'est encore de celui de M. de Cambray. Miro n'est point vendu aux Jésuites ni au P. Dez ; c'est tout le contraire.

Dans les congrégations qui se sont tenues on n’a point voté, le Pape ayant souhaité qu'on discutât la matière, et qu'on discourût sur chaque proposition extraite : chacun donnera après son vœu par écrit. Jusqu'ici les partisans du livre n'ont pas proposé une raison probable : ils sont fortement réfutés par ceux qui connaissent la vérité, et qui ne sont point engagés dans quelque faction. Il n'y a que Alfaro et Gabrieli qui soient déclarés pour le livre : vous en voyez bien la raison, et la nécessité que le dernier a de s'unir avec les Jésuites. Pour ce qui regarde le P. Massoulié, le P. Granelli, le P. Miro, le procureur général des Augustins et le maître du sacré Palais, qui sont les plus habiles, ils sont inébranlables pour nous et ne changeront pas, étant bien persuadés par la vérité même, et incapables d'avoir aucune complaisance pour les Jésuites, ni même pour le cardinal de Bouillon. On ne peut rien dire de précis des trois autres, ne s'étant pas encore déclarés : je les tiens pour suspects. Le général des Carmes balance, et ne fait que de méchantes objections. L'archevêque de Chieti est un homme sans théologie, bon homme, brelu, breloc : je ne saurais mieux le comparer qu'au curé de Quinci. Je l'ai vu deux fois : il est aisé de lui persuader quand je lui parle ; mais les Jésuites d'abord lui tournent la cervelle. Il va néanmoins à la condamnation du livre en général. Je lui ai dit que cela ne suffisait pas pour remédier tout à fait au mal, et qu'il fallait marquer les propositions mauvaises, comme on avait fait à Molinos et à Pétrucci ; que sans cela on dirait qu'il n'aurait rien trouvé de mauvais, n'ayant pu désigner aucune proposition en particulier. Il sera emporté par le sacriste, évêque de Porphyre, qui ne manque pas d'esprit, mais de bonne volonté. Je lui ai donné tout ce qu'on pouvait pour l'instruire. Nous avons disputé ensemble; et la dernière fois il me fit des objections pitoyables, pour me prouver que le livre parlait de cinq états différents dans la définition des cinq amours. Je m'aperçus même qu'il me parlait avec quelque sorte d'aigreur : il fallut que j'eusse tout le flegme italien pour ne rien dire qui pût l'aigrir. Cependant,

 

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comme c'est un politique qui voudrait bien s'avancer, il pensera à lui quand il faudra voter : son pays (a) lui donne des engagements qui me sont suspects. Il est sûr que la faction de M. de Cambray voyant cinq personnes inébranlables, a introduit les trois derniers pour avoir du moins un pareil nombre. Us les comptent pour eux : peut-être pourront-ils bien se tromper dans leur calcul. Le Pape a nommé un nouvel examinateur, que l'assesseur doit intimer demain au saint Office : la chose est encore secrète. Je ne sais par quelle inspiration on l'a mis ; nous n'aurions osé le demander : ce n'est pas non plus M. de Chanterac, parce qu'il ne le croit pas favorable. Quand il le saura, M. le cardinal de Bouillon, les Jésuites et lui feront leur possible pour le faire exclure. Ce nouvel examinateur est le P. Latenai, homme incapable de trahir la vérité.

On vous a envoyé un Mémoire par le dernier courrier, et j'en envoyai un semblable à M. de Paris : ayez la bonté de l'avertir au plus tôt de manier cette affaire secrètement dans la conjoncture présente. Ni la personne dont il est question, ni moi, ne pensions point à ce qui est arrivé : l'abbé de Chanterac court après. On ne vous aurait pas envoyé ce Mémoire : cependant la chose se peut faire; car la personne dont il est question dans ce Mémoire, mérite qu'on la serve par son seul mérite personnel.

Les Jésuites ont demandé dix jours de délai sur leur affaire de Confucius ou des Missions : on fut surpris de cette demande, on la leur accorda cependant. Je crois que le P. Latenai sera encore examinateur de Sfondrate, ou du livre de M. de Saint-Pons: on n'a pas encore commencé cet examen ; on m'a dit même aujourd'hui que le Pape l'avait suspendu. Gabrieli a composé un gros volume pour la défense de Sfondrate : c'était lui qu'il fallait exclure au lieu de Damascène ; ou plutôt ils dévoient être exclus également l'un et l'autre, aussi bien qu'Alfaro, puisqu'il paraît évidemment que son corps est partie.

On avait fait courir le bruit ici que vous étiez fort malade, afin de ralentir les examens. Il n'y a menteries qu'on ne publie. Nous

(a) Il était Flamand , dans les intérêts de la Cour d'Espagne, et fort opposé à la France.

 

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attendons des exemplaires de l’Instruction de M. de Paris en latin et en français : il faut en envoyer un bon nombre, aussi bien que de celle de M. de Chartres. Ils ont publié que beaucoup d'évêques soutenaient le livre, que le roi ne s'en soucie plus, que les Jésuites sont tout-puissants à la Cour, que le roi a approuvé la Remontrance contre M. de Reims, que M. de Paris même et M. de Chartres étaient revenus après la Lettre pastorale de M. de Cambray. Je vis avant-hier le procureur général des Augustins : il est plein d'estime pour vous, il me dit de vous le témoigner le plus tôt que je pourrais. Il me redemanda l'écrit de M. de Paris. Le maître du sacré Palais travaille et combat pro aris et focis : il a traduit en italien l'écrit de M. de Paris. Il réfute vigoureusement les faux raisonnements d'Alfaro, et lui reproche les falsifications des passages qu'il tronque. Si l'affaire du P. Latenai réussit, comme je l'espère, ce sera un nouveau secours qui ôtera le partage : cela ne retardera rien, il est instruit comme moi de la matière. On est fort surpris ici comment la témérité des Jésuites demeure en France impunie : tout autre serait perdu, osant aller contre les intentions du roi. Ne viendra-t-il jamais un jour où Madame de Maintenon et le roi sauront les démarches qu'ils ont faites, et les discours peu respectueux qu'ils ont tenus contre l'un et l'autre ? Je vous écris selon les chiffres de M. Ledieu, et je continuerai. Je suis avec un profond respect, etc.

 

PHELIPPEAUX.

 

P. S. Sur le Mémoire que j'avais autrefois dressé pour les résignations des cures (a) et qui a été présenté par M. le cardinal de Bouillon, le Pape n'a rien voulu établir en général pour ne pas contredire son décret ; mais il a répondu : Habebitur ratio in casibus particularibus. Ainsi je crois qu'avec le certificat des évêques, elles pourront être admises. Ce mémoire fut envoyé à M. Lezineau, qui en parla au P. de la Chaise, et qui a fait donner ordre au cardinal d'en solliciter le succès.

(a) Il s'agit d'une permission que l'on sollicitait à Rome pour les curés qui n’avaient point de bien, de pouvoir se réserver une pension en résignant leur cure.

 

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LETTRE CCXV. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. A Rome, ce 28 janvier 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Paris, le 6 de ce mois : elle me fait voir l'esprit de la Cour plus que jamais. Je sais que M. le nonce fait bien son devoir. Les conférences continuent avec ardeur deux fois la semaine. Massoulié, Granelli, le Mire, le maître du sacré Palais, le procureur général des Augustins sont sûrs. Gabrieli, Alfaro sont les mêmes que je vous les ai représentés dans mes dernières lettres. M. le sacriste continue à excuser le livre de M. de Cambray le plus qu'il peut. Monseigneur Rodolovic est encore indéterminé, il est peu savant. Le carme est prévenu pour M. de Cambray, néanmoins j'espère qu'il pourra revenir. Dans les conférences on n'a fait que disputer, on n'a pas encore voté.

Monseigneur Giori m'a dit qu'il écrivait aujourd'hui à la Cour (je ne sais si ce sera à M. de Pomponne ou à M. de Torci, à M. le cardinal de Janson ou à M. le cardinal d'Estrées ) la relation de ce qui se passa avant-hier, entre lui et le Pape, au sujet de l'affaire de M. de Fénelon. Il a fait au Pape une peinture vive et vraie de tout ce qu'on a fait d'extraordinaire dans cette affaire, et de ce qu'on faisait encore tous les jours sous main. Le Pape a entrevu la vérité et le piège qu'on lui tendait, et a fini par ces paroles, que dorénavant il n'irait jamais se coucher qu'il n'eût pressé deux fois cette affaire. On lui a fait comprendre les desseins secrets des ennemis de la France, qui ne voulaient qu'allumer un feu qui aurait de la peine à s'éteindre ; et cela est vrai : le Pape a été touché. Il est bon que vous soyez averti, afin de tâcher de voir la lettre, qui est forte et indirectement contre M. le cardinal de Bouillon. N'oubliez pas, je vous prie, d'écrire à ce prélat, vous et M. de Paris.

Depuis ma dernière lettre, je ne sais qui a inspiré au Pape de mettre pour examinateur, dans le dessein de lever le partage

 

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apparemment, en cas qu'il y en eût, le P. Latenai, qui est justement celui de qui je vous écrivais l'ordinaire passé. Il doit être proposé demain, de la part du Pape, à la Congrégation, et se trouver à la première conférence ; il est sûr. M. le cardinal de Bouillon n'en sait rien, et demain il tombera des nues : cela est excellent dans la conjoncture.

Si on pouvait faire écrire M. le cardinal le-Camus au Pape, pour lui faire sentir l'importance d'une prompte décision et instructive contre un livre qui a fait un si grand scandale, et qui est entre les mains de tout le monde, cela ferait un très-bon effet : il est évêque et peut parler, surtout après l'Instruction pastorale de M. de Cambray.

J'envoie à M. de Reims le reste de l'écrit pour Sfondrate ; la fin est aussi insolente que le commencement, et d'une grande ignorance.

L'affaire des pensions pour les curés est comme déterminée : on n'a pas fait de règle générale ; mais on m'a dit qu'on les permettrait pour les cas particuliers. C'est M. Lezineau à Paris qui est instruit de tout cela : vous n'avez qu'à le consulter, si vous voulez demander ici quelque chose, et après vous m'écrirez.

Le P. Latenai est fâché de la demande que je vous fis pour lui l'ordinaire dernier, craignant que vous ne crussiez qu'il demandait votre recommandation comme une récompense d'avoir fait son devoir. Dans le temps qu'il m'en parla, il ne savait rien du tout de ce qu'il a appris depuis. Il sera bon de le servir, mais par des voies indirectes et pas si ouvertement, comme vous le jugerez à propos. "Vous pouvez toujours en dire un mot au roi : on laisse tout cela à votre prudence.

Je vous prie de m'envoyer un exemplaire de ces lettres des protestants anglais, que vous avez citées dans votre Relation, qui mettaient M. de Cambray au nombre des amis de la cause. Envoyez-nous aussi par la poste des Summa doctrinœ, des Déclarations , et de nouveaux recueils. Votre réfutation de la Lettre pastorale est nécessaire et attendue avec impatience, aussi bien que cet écrit latin où vous devez donner des principes pour répondre à tout. Nous ne nous oublions pas : M. Phelippeaux a déjà

 

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donné un écrit latin, court, pour réfuter par le livre cet amour naturel dont parle M. de Cambray, et son Explication des états. Je veux, pour prouver qu'il n'a jamais pensé juste, y ajouter une démonstration par toutes les explications qu'il vous a données en France, par ses lettres au Pape et à l'ami, par ses notes, par les écrits qui ont été faits ici sur ses remarques et par ses ordres : cela se peut aisément démontrer en peu de paroles.

J'attends avec impatience le premier courrier, pour savoir ce que M. l'archevêque de Reims résoudra sur les Jésuites. J'espère que M. le cardinal Noris sera obligé de lui faire réponse : je lui écris au long là-dessus. M. le cardinal de Bouillon est le même, plus mal intentionné que jamais : tout son but est de faire cardinal son neveu. Il dit toujours que M. de Meaux et M. de Cambray sont les plus habiles prélats, les plus savants de France. C'est vous faire grand honneur dans les conjonctures présentes : son intention est par là de dénigrer M. de Paris et M. de Reims, qu'il dit n'avoir pas fait leurs Ordonnances.

Je n'ai pu avoir que ce matin les deux derniers écrits imprimés de M. de Cambray : l'un en français contre la Déclaration, où il ne fait que répéter sa solution singulière sur les états et l'amour naturel ; l'autre contre le Summa doctrinœ en latin, où il prétend réfuter votre définition de la charité. La fin contient une imposture manifeste, qui est que vous faites l'oraison passive presque toujours continue : vous dites le contraire partout ; cela répond au reste. Il y a un orgueil insupportable dans ses réponses. Il est encore surprenant de voir comment il évite de s'expliquer sur Madame Guyon et sur le livre de Molinos : je n'ai pu que parcourir ces ouvrages. Je compte qu'on les aura répandus à Paris, et que vous les avez eus plus tôt que nous.

Si M. le cardinal de Janson voulait écrire à l'archevêque de Chieti sur le scandale qu'a causé le livre de M. de Cambray et sur ses explications de mauvaise foi, il ne pourrait en résulter qu'un très-bon effet.

Je vous envoie copie de la lettre que j'ai été obligé d'écrire à M. l'abbé de Gondi, sur des avis que j'ai eus que l'agent du grand-duc travaillait avec le P. Dias contre les évêques pour

 

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M de Cambray. Voilà la réponse de cet abbé. M. le grand-duc a exécuté effectivement le tout, et a envoyé à M. le cardinal Noris votre livre, croyant qu'il ne l'avait pas : on ne peut rien de plus honnête. Je ne sais si vous ne pourriez pas écrire là-dessus à l'abbé de Gondi.

 

LETTRE CCXVI. L'ABBÉ PHELIPPEAUX A BOSSUET. Rome, 4 février 1698.

 

Je vous envoie un quatrième argument, qu'on a oublié dans la copie de l'observation que je vous ai envoyée par le dernier courrier. Il doit être placé à la fin de la deuxième illusion, qui regarde la solution qu'il donne, en prétendant avoir parlé des états. Sa réponse à la Déclaration contient les mêmes réponses que l’Instruction pastorale : il a soin de faire entendre qu'il ne condamne point Madame Guyon, et ne prend aucune part aux censures qui ont été faites contre elle, et à la fin il se donne pour un évêque opprimé. Ses partisans ne manquent pas d'exagérer le recours qu'il a eu au saint Siège, et la nécessité que le saint Siège a de favoriser ceux qui s'y adressent, afin de fournir par là aux autres évêques de nouveaux motifs pour y recourir.

L'affaire du P. Latenai a échoué, comme je l'appréhendais. Il ne fut point appelé le vendredi, et on n'a pu savoir si on en parla au saint Office le mercredi précédent, comme on le devait faire. Je crois que M. le cardinal de Bouillon y aura eu bonne part. En arrivant ici il l'avait fait consulter sur cette affaire; et ayant vu qu'il n'allait pas comme il l'aurait souhaité, il ne lui parla plus de rien. Il sondait ainsi les gens, afin d'introduire ou d'exclure, dans le nombre des examinateurs, ceux qu'il trouverait favorables ou contraires.

Jeudi dernier le Pape nomma les cardinaux Noris et Ferrari pour présider et régler les congrégations. C'est un bien ; mais cela retardera la conclusion : car les occupations des cardinaux et les différentes Congrégations dont ils sont, obligeront qu'on ne

 

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fasse plus qu'une congrégation par semaine. On a même résolu d'examiner le livre article par article, ce qui tirera en longueur ; et quand il n'arriverait point de nouveaux incidents, nous serons bien heureux si cela était fini à la fin de l'été prochain. On ne saurait trop presser de votre côté; car on fera jouer tous les ressorts possibles pour retarder, qui est la seule chose qui leur soit favorable.

L'affaire allait le mieux du monde, et aurait été finie avant Pâques , sans l'adjonction des nouveaux examinateurs. On avait déjà examiné et qualifié huit ou dix des principales questions, et le reste suivait naturellement. Il n'y avait que Alfaro et Gabrieli pour le livre, le général des Carmes biaisait : cela n'empêchait pas que les autres n'avançassent. Nos parties ont su cette disposition, et ont vu qu'elles étaient perdues : ils ont fait suggérer par Fabroni vendu aux Jésuites, et par le cardinal Albane, qu'on se moquerait en France de voir un jugement rendu par de seuls religieux, comme si c'était eux qui jugeassent. Ils ont produit l'archevêque de Chieti qui ne sait point de théologie et qui est ami ancien des Jésuites, et le sacriste qui s'était déclaré dès le vivant du cardinal Denhoff. Le sacriste n'a pas nié à un de ses amis qu'il n'eût été sollicité et gagné par M. le cardinal de Bouillon : jamais il n'avait été employé en aucune semblable affaire. L'addition de ces deux derniers a fait connaître qu'ils seraient partagés : c'est ce qu'on cherchait, pour faire naître de l'embarras et obliger le Pape à casser cette Congrégation et à en créer une autre; ce qui retardait le jugement, et leur donnait espérance d'y pouvoir mettre des gens gagnés. Le Pape a été fort fâché de cela, et a nommé les deux cardinaux, pour assister et régler les choses, qui commençaient à s'échauffer de part et d'autre. La présence de ces Eminences arrêtera peut-être l'archevêque de Chieti et le sacriste. Je sais que le cardinal Noris n'estime pas le sacriste : cela l'obligera de prendre garde à lui, aussi bien que les avis qu'on lui a fait donner par ses amis.

Je ne suis pas surpris que le P. de la Chaise justifie le P. Dez d'avoir écrit; c'est le style ordinaire. Mais dira-t-il que les Jésuites ne soient pas ouvertement déclarés ? L'abbé de Chanterac

 

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et le cardinal Pétrucci en font gloire et le publient partout. Ils se prévalent aussi beaucoup d'une lettre du roi, écrite au cardinal de Bouillon, qu'on dit avoir été distribuée à tous les cardinaux, pour faire voir que le roi ne se soucie plus du jugement du livre. On fait valoir une lettre de l'abbé de Fourci, qui mande que le chapelet se défile, que M. Bossuet reste seul, que M. de Paris et M. de Chartres se contentent des explications de M. de Cambray, et que les amis de ce prélat se multiplient de jour eu jour. On ne cherche qu'à amuser et tromper le monde.

L'affaire de M. l'archevêque de Reims est considérable. Je souhaite qu'elle ait un bon succès. Un jésuite disait l'autre jour que si on avait empêché le libraire de Rouen, on en trouverait vingt autres dans le royaume : voilà le génie des Jésuites. Nous attendons vos remarques. Je vous ai déjà mandé de les faire en latin aisé : votre style est pressé et trop sublime pour être seulement entendu par des Frates et des cardinaux qui n'en savent pas tant : c'est ce qui m'a obligé de faire mon observation en style scolastique, pour faire plus d'impression. Je souhaite qu'elle soit de votre goût : il n'y a que la nécessité qui m'ait obligé de la faire, et la vue que les vôtres ne viendraient pas sitôt. Je suis avec respect, etc.

 

LETTRE CCXVII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE (a). Rome, ce 4 février 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, du 13 janvier : je me porte bien, Dieu merci, quoique je n'aie pas un moment à moi.

Voici le changement qui est arrivé à nos affaires. Le Pape a nommé le cardinal Noris et le cardinal Ferrari pour assister aux conférences, les régler et empêcher les disputes vaines et scandaleuses, que les partisans de M. de Cambray avaient introduites dans les conférences. Sa Sainteté s'est aperçue des efforts de la cabale; et pour être instruite de tout par des gens sûrs, éclairés

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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et non suspects, elle a choisi ces deux cardinaux : assurément elle ne pouvait pas faire un meilleur choix. Je l'avais proposé, il y a plus de deux mois, au cardinal Spada et au cardinal Casanate, et depuis peu j'avais fait quelques pas nécessaires : le Pape y est entré (a).

M. le cardinal Ferrari et M. le cardinal Noris, à moins qu'ils ne changent du blanc au noir, sont contre le livre : je les ai déjà instruits, et les instruirai. La Lettre pastorale, selon eux, est contre M. de Cambray: car il faut nécessairement condamner M. de Cambray, s'il n'a pas eu le sens de la Lettre pastorale, selon lui-même. La conséquence est bien aisée à tirer, et ils ne se tireront jamais de là. Tout le but de la cabale était d'allonger, et au moins de faire en sorte, en brouillant, qu'on se résolut à ne point qualifier les propositions, à ne pas faire une censure, mais seulement à défendre le livre. Je sais, à n'en pouvoir douter, que ce n'est pas à présent l'esprit de cette Cour. Le Pape a dit ce matin qu'il voulait qu'on fit une censure dans les formes, et qu'on qualifiât les propositions, si elles méritoient d'être censurées ; qu'on les prendrait pour des ignorans, si on faisait autrement, et qu'on se moquerait d'eux. C'est le cardinal Albane, que j'ai vu ce matin et avec qui j'ai eu une conférence de deux heures, qui m'a assuré que le Pape venoit de le lui dire : je le sais encore d'ailleurs.

On a été obligé de réduire les conférences à une fois la semaine, à cause des affaires et des congrégations où ces deux cardinaux, qui sont de toutes, sont obligés d'assister: mais je compte pour beaucoup la règle et l'ordre que ces cardinaux mettront dans les conférences. Ils assistèrent déjà vendredi à celle qui se tint; et on prit la résolution d'examiner le livre, article par article, pour en voir la suite et le sens. Ils n'ont plus de moyen d'allonger, qu'en parlant longtemps ; mais on y mettra des bornes : au moins dans les circonstances présentes, c'est tout ce qu'on y peut faire. Ce qu'il y a de bon, c'est qu'à présent apparemment le Pape ne fera plus rien sur cette affaire, qu'en consultant MM. les cardinaux Ferrari et Noris, qui ont de l'honneur, de l'esprit et de la conscience, et leur réputation à conserver.

(a) Brave abbé, vous sauvez l'Eglise !

 

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M. le cardinal de Bouillon et les Jésuites ayant été avertis par l'assesseur que le Pape avait nommé le P. Latenai, ont fait suspendre la nomination, en disant  qu’il fallait attendre l’effet que ferait la présence de deux cardinaux : je le craignais bien quand je vous l'écrivis. Jusqu'ici ils insinuèrent tout ce qu’ils voulurent au Pape par Fabroni ; et c'est lui, poussé par les Jésuites, qui a proposé les deux derniers examinateurs, qui ont fait tout l'embarras avec le Père carme, qui est entêté jusqu'à celte heure. Quand on les a mis, il y avait déjà dix propositions de qualifiées, et on se moquait de Gabrieli et d'Alfaro : selon toute apparence, sans l'adjonction des deux derniers, l'affaire était finie; mais cela a changé de face par là, et on ne le pouvait ni prévoir ni empêcher. On a fait voir clairement tout cela au Pape ; mais il n'a su y apporter d'autre remède que celui que vous voyez.

M. le sacriste est tout au cardinal de Bouillon, et M. l'archevêque de Chieti à présent aux Jésuites. Les premiers quinze jours il avait été bien : puis les Jésuites et M. le cardinal de Bouillon lui ont fait peur, et il est changé. Ils lui ont fait accroire qu'ils le feraient cardinal, et cela fera tout le contraire. C'est un ignorant, estimé tel ici de tout le monde et de tous les cardinaux : il avoue lui-même qu'il n'y entend rien; cela fait pitié.

Je traduis le livre de M. de Cambray en italien pour les deux cardinaux, la traduction latine étant trop infidèle : ils verront par là l'infidélité. Je leur donnerai article par article, suivant qu'ils l'examineront.

J'ai eu ce matin une conférence de deux heures avec M. le cardinal Albane : on ne peut pas plus de souplesses dans un homme que j'en ai vu dans ce cardinal. On ne peut et on ne doit s'y fier en rien. Jusqu'ici il a fait beaucoup de mal: dorénavant il ne sera pas en état d'en faire autant. De certaines gens lui ont parlé fortement sur le tort que sa conduite lui ferait, si elle était sue des évêques et du roi : peut-être modérera-t-il ses insinuations. Je l'ai instruit de tout le fait, et encore du droit. Quand on viendra à la décision, il sera difficile qu'il soit pour le livre : mais les voies de douceur et d'accommodement, les tempéraments delà politique sont de son génie, et son inclination l'y porte dans cette

 

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affaire-ci. Il m'a assuré que le Pape voulait une censure dans les formes, ou qu'on justifiât le livre. Il m'a paru trouver le dernier impossible, et il l'est effectivement : ainsi ils ne feront à présent que tâcher d'allonger. Il ne serait pas impossible, si ceux qui veulent défendre le livre de M. de Cambray persistent, que l'on n'ajoutât quelques examinateurs. C'est à quoi j'aurai l'œil, et serai très-attentif. Tout est à craindre de la rage du cardinal de Bouillon et des Jésuites, qui mettront le tout pour le tout assurément. Cela fait ici pour M. le cardinal de Bouillon, pour le roi et la France un très-mauvais effet.

M. le cardinal de Bouillon publie partout que le roi lui laisse une entière liberté. On dit que l'abbé de Chanterac donne un extrait de lettre du roi qui le marque, à ce qu'ils prétendent. J'ai compris que cela se rapporte uniquement à ce que vous me mandez, que le roi ne prétend pas forcer la conscience de ce cardinal. Etoit-il possible qu'on lui demandât une pareille chose ? Cela vous fait voir qu'il faut continuer de faire agir le roi auprès du nonce. C'est tout ce qui désole ces gens-ci, et le seul moyen de réussir et de finir.

M. le cardinal Noris a à présent quelque espèce de ménagement pour les Jésuites: pour lui rendre justice, cela jusqu'ici ne va qu'à ne se pas déclarer leur ennemi et partial contre eux ; mais il n'y a pas d'apparence que cette vue le fasse dans cette occasion biaiser. Pour le cardinal Ferrari, il n'y a rien à craindre. Je crois qu'il serait à propos que M. de Paris, M. de Chartres et vous, écrivissiez séparément aux deux cardinaux, pour leur marquer l'importance de l'affaire, le scandale du livre, le péril de la religion de vouloir autoriser de pareilles visions, et combien il est nécessaire de donner une règle sûre. M. le cardinal Ferrari est, je pense, celui qui écrivoit à M. de Cambray ce qu'on vous a envoyé cet été. Cela ferait voir votre union, et on veut faire croire ici le contraire.

M. l'abbé de Fourci écrit ici que le chapelet commence à défiler; que M. de Paris soutient à la vérité que le livre ne vaut rien, mais que le sens de la Lettre pastorale est bon ; que M. de Chartres dit à présent qu'avant la Lettre pastorale le livre ne

 

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valait rien, mais que la Lettre pastorale lui donne un bon sens; que vous seul prétendez que ni l'un ni l'autre ne vaut rien. Je sais bien que tout cela est faux : mais avant qu'on ait détruit ces faux bruits, ils font ce qu'ils ont à faire. Vous ne sauriez tous trois trop parler, trop écrire, trop faire de bruit, s'il m'est permis de parler ainsi. Vous croyez bien que ni moi ni nos amis ne nous oublions pas.

M. le cardinal de Bouillon fait sonner bien haut le prétendu partage d'avis des examinateurs. Cela est affecté, et découvre tout : il faut que je sois sage. Je ne doute pas qu'à Paris on ne le fasse sonner bien haut (a).

M. le cardinal de Bouillon et les Jésuites sont alarmés des cardinaux Noris et Ferrari. Les Jésuites veulent partout faire voir leur puissance. Soyez tous bien modérés sur le fait de MM. les cardinaux Noris et Ferrari, et qui sont pour nous. Mais pour les autres, vous avez sujet de vous plaindre, excepté du P. Philippe : car Alfaro et Gabrieli, on sait leur intérêt. M. le sacriste était déclaré avant d'être choisi : M. l'archevêque de Chieti est un ignorant, et mené par les Jésuites publiquement à présent. Il est bon que M. de Paris et M. de Chartres parlent en conformité au nonce, afin qu'on ne croie pas que je sois le seul. Ne parlez qu'au roi et aux confidents du P. Latenai qui peut revenir au nombre des examinateurs. J'ai été trois heures avec Gabrieli. La théologie de ces gens-là fait pitié : ils croient avec un distinguo finir tout, et ne font que tout brouiller. Ce ne sont que subtilités; en un mot, les mêmes solutions que celles des écrits envoyés. La Lettre pastorale, au lieu de les aider les embarrasse; car ils prétendaient justifier le livre sans cela, comme on voit par leurs écrits.

Vos écrits et la réponse en français et en latin ne peuvent venir trop tôt. Il faudrait tâcher de faire écrire au P. Philippe par quelqu'un qui lui fît voir le tort irréparable qu'il fera à sainte Thérèse, et aux autres vrais mystiques, de les confondre avec M. de Cambray. C'est là tout ce qui l'empêche de le condamner, croyant condamner les autres en même temps : nous faisons ici de notre mieux pour dissiper ses craintes.

 

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Monseigneur Giori fait des merveilles, et tient le Pape attentif et en défiance. Il m'a dit que vous pourriez être cardinal, si M. le cardinal de Bouillon ne faisait pas nommer son neveu. Le Pape est plus que jamais dans la disposition de faire cardinal le parent du duc de Saxe. Il faut en même temps un François, et cela non par nomination de la France, mais parce que le Pape croira faire plaisir d'en choisir un de cette nation. Ne pourriez-vous pas faire insinuer au nonce, qu'il serait important qu'on ne laissât pas M. le cardinal de Bouillon maître du choix? M. de Paris pourrait avoir en ce cas la nomination de France. Sans cela le neveu de M. le cardinal de Bouillon aura part à la promotion, quoique le cardinal n'osât jamais le proposer au roi. M. le cardinal de Bouillon assurément se moque du roi dans l'aine.

M. l'archevêque de Reims a fait merveille : je m'imagine la rage de ceux qu'il a si justement humiliés. Il a ici bien des gens qui ne l'aiment pas; mais il sera soutenu contre les Jésuites.

Communiquez, je vous prie, avec MM. les cardinaux de Janson et d'Estrées, peu amis de M. le cardinal de Bouillon, et continuez à faire connaître l'obligation qu'on a à Monseigneur Giori.

Le moins que vous pourrez vous absenter de Paris et de la Cour sera le meilleur pour la cause, dans les occurrences qui demandent promptitude.

 

LETTRE CCXVIII. BOSSUET A SON NEVEU. A Paris, ce 9 février 1698.

 

J'ai reçu votre lettre du 21 janvier. Je vous en envoie une pour Monseigneur Giori : M. de Paris écrira dans le même sens; je ne crois pas qu'il soit nécessaire que M. de Chartres écrive. Vous rendrez à M. le cardinal de Bouillon, à votre commodité, la lettre que je lui écris.

L'affaire de la dispute était mortelle : nous verrons si le

 

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remède que vous tâchez d'y apporter, aura le succès que vous en espérez (a).

L'affaire de l'assassinat (b) fait ici grand bruit. J’ai fait part à mon frère, qui vous l'écrira, de ce qu'on en a dit ici en bon lieu. Il nous faut mander jusqu'aux moindres circonstances, qui servent à éclaircir tout ce qu'il y a de faux ou de vrai.

M. le cardinal de Bouillon ne voudra jamais avancer, et il faut tâcher de le faire indépendamment de lui.

Le P. Latenai sera bien servi. Vous verrez, dans la lettre à M. Phelippeaux, ce que je lui mande de cette affaire.

Modérez-vous dans votre dépense, mais ne vous dégradez pas. Vous savez tout ce que je suis obligé de faire : l'argent comptant est fort rare. Vous pouvez tirer sur moi de petites sommes, en les réitérant dans le besoin. Commencez par deux cents écus : mon frère vous aidera, et nous nous entendrons ensemble pour vous secourir.

(a) On a vu dans les lettres précédentes, qu'après l'adjonction des deux nouveaux consulteurs qui, comme l'avait espéré M. le cardinal de Bouillon, fit naître un partage scandaleux, ce cardinal qui ne cherchait qu'à retarder la décision, les engagea à demander, 1° qu'on différât de 15 jours la première assemblée, afin qu'ils pussent lire le livre de M. de Cambray, et les écrits faits de part et d'autre ; 2° qu'on recommençât l'examen des propositions discutées jusqu'alors : ce qui leur fut accordé. Au moyen de ces dispositions, tout le travail des sept anciens consulteurs devint inutile, et on ne fut pas plus avancé que le premier jour. Mais le cardinal de Bouillon ayant su que le Pape désirait qu'on accélérât l'affaire, et voulait même pour cet effet que les consulteurs s'assemblassent deux fois la semaine, trouva un nouvel expédient pour éluder les bonnes intentions du Pape, et rendre l'affaire interminable. Il fit représenter au Pape par l'assesseur Bernini que la matière ne pourrait être bien éclaircie, à moins qu'on ne la discutât à fond, en disputant sur les différents objets controversés entre M. de Cambray et les trois évêques. Le Pape n'aperçut pas le piège qu'on lui tendait, et donna l'ordre de disputer, que Bernini fit aussitôt intimer aux consulteurs. On vit bientôt quel était le but que s'étaient proposé les instigateurs de cette méthode. M. l'abbé Bossuet voulant en prévenir les suites, engagea M. Giori à agir auprès du saint Père pour faire révoquer l'ordre donné. Ce prélat parla en effet au Pape, et lui représenta que cette manière de juger ne tendait qu'à aigrir les esprits et qu'à éterniser les disputes. Le Pape tut touché de ces observations; mais l'ordre subsista, et les consulteurs favorables à M. Cambray surent en profiter pour consumer le temps des conférences en vaines discussions, en subtilités artificieuses, et en toutes sortes de mauvaises difficultés. (Les premiers édit.)— (b) Dont ou disait que l'abbé Bossuet avait été menacé. Le lecteur verra bientôt dans quelle occasion.

 

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LETTRE CCXIX. L'ARCHEVÊQUE DE REIMS A L'ABBÉ BOSSUET. A Paris , ce 10 février 1698.

 

Je reçois, Monsieur, dans ce moment voire lettre du 21 du mois passé, avec un cahier de l'écrit que le P. Carreno, jésuite, a fait pour la défense du livre du cardinal Sfondrate : je vous prie de m'envoyer le reste de cet écrit.

Ma dernière Ordonnance n'est pas si forte contre les Jésuites que le livre du cardinal Noris, qui a pour titre : Vindiciœ Augustinianœ. Ce cardinal en doit convenir, s'il veut se souvenir qu'il était augustin quand il l'a composé et donné au public, et que je suis archevêque d'une grande Eglise et par mon ancienneté à la tête du clergé de France. Il est présentement cardinal : cette dignité ne le met pas en droit de ne pas répondre à une lettre très-honnête qu'un prélat, constitué dans la mienne, lui a écrite en lui adressant une Ordonnance dans laquelle, en parlant très-honorablement de ce cardinal, j'ai défendu la doctrine de saint Augustin contre les nouveautés de Molina. Un tel procédé ne lui fera point d'honneur : je doute même qu'il en tire aucun profit; et je serais fort aise qu'il sût ce que je viens de vous dire sur son sujet, et que je suis très-résolu de n'avoir de ma vie aucun commerce avec lui. Je suis toujours, Monsieur, entièrement à vous.

L'arch. duc de Reims.

 

 

EPISTOLA CCXX. BOSSUETI AD D.  GEORIUM. Lutetiœ Parisiorum, 10 februarii 1698.

 

Viro illustrissimo Domino meo Georio, Jacobus Benignus Bossuetus, Meldentis Episcopus, salutem plurimam dat.

 

Pridem suadet animus, vir illustrissime, ut significem per lifteras maximam illam existimationem tuî, quam prœclarissimarum

 

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artium studia, etipsa commendatio tantaî virlutis exposcunt. Urget beneflcium singulare, quo nos, pro amicâ luâ veritate certantes, apud optimum beneficentissimumque Pontificem omni ope, née minus féliciter quàm diligenter, adjuvas. Sanè vides occulta, imô verô, aperta molimina ad tuendum librum, quo Gallia conturbatur, ingemiscunt passim episcopi, régis pietas commovetur : nempè sperant etiam Ecclesiae Romanae sese imposituros splendore verborum. Redibit quietismus adscitis novi libri coloribus, suorumque tractationes faciliùs quàm istam excusari et explicari posse confldet. Non id feret veritas, non id Innocentii XII sapientia et pietas : neque per blandos sermones illudi patietur Ecclesiae, aut infringi tanti pontificatûs gloriam.

Tu verô, vir illustrissime, quem sanctus Pontifex celebratâ universo orbi terrarum, Galliseque imprimis, benevolentià atque etiam fiducià cohonestat, âge more tuo, etlaboranti veritali succurras: abbati Bossueto tibi devinctissimo, et laudum tuarum stu-diosissimo assertori faveas. Ego certè supplicare vix audeo ut me statim in hoc candidissimum pectus admittas, cultorem licèt ac veneratorem prœcipuum virtutis illius, cujus vivam imaginera inclyti cardinales ac duo purpurati ordinis décora, Estreus et Jansonius, toties expresserunt. Illud intérim, vir illustrissime, postulanti et flagitanti negare non potes, quin scilicet benignis auribus proni et humilis obsequii testificationem accipias. Vale.

 

LETTRE CCXXI. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. Rome, ce 11 février 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, du 20 janvier. J'ai reçu aussi par la poste, et je vous prie de vouloir bien le dire à M. Ledieu, le gros paquet d'Oraisons funèbres et à Expositions. J'aurais bien voulu avoir à la place des DéclarationsSumma doctrinœ : deux ou trois exemplaires d'Oraisons et d’Expositions peuvent suffire pour le présent; mais il n'y a pas de mal, et je trouverai bien à qui les donner. J'ai été ravi

 

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du petit livret touchant M. de Cambray : il y est nommé, et bien nommé; et cela fera ici un effet terrible contre lui. La Relation a déjà produit l'effet que j'en attendais; mais une preuve comme celle-là, constante, qui le représente en France dès ce temps-là comme chef de parti, est très-considérable : je le ferai voir au Pape.

Au reste, tout le dessein de la cabale se réduit à engager cette Cour à se contenter d'une condamnation et prohibition du livre en général, comme on a fait pour le livre du Moyen court et autres, et à empêcher une qualification des propositions : mais voilà justement le point où le Pape est très-ferme jusqu'à présent. - Cela lui a été proposé depuis quinze jours, par vingt personnes. Sa Sainteté l'a toujours rejeté comme une chose indigne du saint Siège dans les circonstances présentes : il veut absolument qu'on qualifie les propositions. Yoilà tout le but des examinateurs qui favorisent M. de Cambray, ou plutôt ses protecteurs ; car pour sa personne, je ne crois pas qu'on s'en soucie beaucoup. J'ai fait tout mon possible pour en détacher quelqu'un. Il n'y a rien à espérer que je pense du sacriste, ni de Gabrieli, ni d'Alfaro : mais l'archevêque de Chieti est déjà bien ébranlé, et j'espère tout de la droiture du carme, qui est assez entêté des mystiques. J'y ai travaillé ce matin, et ai fait voir à deux de ses confrères le tort qu'il faisait aux vrais mystiques, de les confondre avec les nouveaux. Je verrai demain MM. les cardinaux Noris et Ferrari.

M. de Chanterac a distribué ici la traduction latine de M. de Cambray, imprimée avec les notes, différentes en quelques endroits, mais essentiellement les mêmes et beaucoup plus étendues: je ne sais si on les verra à Paris. On soupire ici après votre réfutation et vos écrits complets, aussi bien qu'après les observations latines; tout le monde me les demande. Le plus tôt serait bien le mieux assurément : en attendant je donne des copies de la traduction que vous savez. Il n'y est pas dit un mot sur l'amour naturel : nous y avons ici suppléé par quelques observations courtes, en attendant les vôtres.

On sait ici l'accommodement des Jésuites, mais on ne sait pas encore précisément les conditions. M. de Reims ne m'a pas écrit cet ordinaire. Je crois les Jésuites bien mortifiés.

 

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Sur ce qu'on a su ici que le P. de la Chaise vous était allé voir touchant cette affaire, on a dit que si vous vous en mêliez, il fallait mettre dans les conditions que les Jésuites cesseraient ici de défendre M. de Cambray. M. le cardinal de Bouillon n'est pas fâché qu'on croie que les Jésuites agissent pour le livre, s'imaginant que tout tombera sur eux et rien sur lui : mais il se trompe, car l'un n'empêche pas l'autre. Il voudrait bien me persuader qu'il penche pour vous dans cette affaire, mais on voit trop manifestement tout le contraire. Sans lui, le livre de M. de Cambray n'aurait pas tenu terre, et je serais très-sûrement présentement à Paris : vous savez comme je vous ai parlé des coups fourrés.

Les Jésuites et le cardinal de Bouillon commencent à me faire quelques caresses : c'est justement ce qui me fait craindre encore plus.

J'ai averti M. le cardinal de Bouillon de la manière insolente dont le jésuite, en défendant Sfondrate, parlait des évêques, et voulait grossièrement et séditieusement renouveler les querelles passées : il a fort bien reçu l'avis. Je ne sais si je vous ai mandé que le P. Gabrieli fait imprimer un livre pour défendre Sfondrate.

Il n'y a rien ici de nouveau. Ma santé continue d'être bonne, Dieu merci, aussi bien que celle de M. Phelippeaux. Il serait à propos que MM. de Paris et de Chartres m'écrivissent chacun une lettre ostensive. On ne cesse de répandre ici qu'ils approuvent à présent le livre de M. de Cambray, joint à la Lettre pastorale.

 

LETTRE CCXXII. BOSSUET A  SON NEVEU. A Versailles, ce 15 février 1698.

 

Votre lettre du 14, jointe à la lettre que j'écrivais à peu près dans le même temps, est très-importante. Ne soyez en peine de rien, tout tournera à bien : ne faites point d'éclat, je crois que ces mauvais bruits se dissiperont d'eux-mêmes. Vous devriez avoir circonstancié davantage ce qui s'est passé à Rome : il aurait fallu marquer qui est celui qu'on accuse du prétendu assassinat,

 

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et rapporter toute l'histoire comme on l'a répandue. Ce n'est pas assez de dire que celui qu'on croit ennemi, est le meilleur ami ; ni, comme vous l'écrivez à mon frère, qu'on ne voit que ceux que l'on doit voir pour la réputation et pour le bien de l'affaire : il faut donner tout le détail. Cependant vous devez toujours aller votre train, sans vous rebuter : car par ce moyen tout tombera de soi-même, s'il n'y a rien, comme je le crois. Tous avez été en péril de perdre un bon ami : M. le cardinal de Janson a été fort mal d'un fâcheux rhume. On l'a saigné trois fois de ma connaissance, et il devait l'être une quatrième fois, si le mal avait pressé : il est à présent, Dieu merci, hors de péril. Le roi et toute la Cour en ont été fort en peine.

M. le cardinal de Bouillon m'a écrit une grande lettre sur votre conversation : il dit, entre autres choses, qu'il vous a parlé avec ouverture sur bien des articles. Vous a-t-il donné quelques avis sur votre conduite? Il faut tout savoir pour parer ici les coups.

Je n'écrirai point encore par cet ordinaire à Monseigneur Giori, parce que je suis bien aise de voir auparavant M. le cardinal de Janson et M. le cardinal d'Estrées. J'enverrai par le premier ordinaire, un Mémoire que le roi donnera demain à M. le nonce : on a eu de bonnes raisons pour ne le pas envoyer plus tôt. Ce Mémoire dira tout ce qu'il faut.

Je ne parle point des choses marquées dans mes précédentes lettres. Vous n'avez à penser qu'à ce qui regarde l'affaire de l'Eglise : tout le reste ira de lui-même, et tournera à bien. Vous devez être persuadé qu'on pense à tout, et qu'on se sert de tout. Vous voyez bien qu'on est attentif à vos actions : marchez avec précaution, Dieu sera pour vous. Je ne répondrai à M. le cardinal de Bouillon que par l'ordinaire prochain.

 

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LETTRE CCXXIII. BOSSUET  A  SON  NEVEU. A Paris, ce 17 février 1698.

 

Je reçus hier fort tard votre lettre du 28 janvier. Je vois l'état des choses par votre récit, et le péril où tous les efforts de la brigue mettent la bonne cause : mais Dieu la soutiendra par la vérité. Le roi manda M. le nonce exprès dimanche, afin qu'il envoyât dès le lendemain, de la part de Sa Majesté, le Mémoire dont je vous fais passer copie (a). Le roi s'est expliqué fortement. Le second Mémoire, qui est le petit, n'a pas été donné : on a cru qu'il fallait voir auparavant ce que deviendrait la dispute, qui peut avoir un bon effet, en faisant expliquer les examinateurs entre eux avant de voter; ce qu'ils doivent faire en secret et par écrit.

M. le nonce m'a fait voir une lettre de M. de Cambray, qui ne tend qu'à allonger. Il renouvelle sa demande d'aller à Rome, et prie qu'on lui obtienne la permission d'y envoyer toutes ses réponses qui sont imprimées, mais qu'il tient secrètes jusqu'à ce qu'on lui ait accordé de les produire. Sa lettre ne renferme que des plaintes : il répète huit ou dix fois qu'il ne veut point d'accommodement, que ce serait flétrir sa foi. Vous diriez qu'on cherche des explications, quand il ne s'agit plus que d'attendre un jugement. Il déclare qu'il nous a offert d'écrire conjointement avec nous à Rome pour demander un jugement : c'est de quoi nous n'avons jamais ouï parler; d'ailleurs avec la cabale qu'il a, il eût écrit sous main ce qu'il aurait voulu. Tout cela n'eût été qu'un amusement; et si nous avions fait ce qu'il dit nous avoir proposé, nous aurions eu l'air d'être ses parties, que nous ne devons pas nous donner. Du reste des tours artificieux remplissent toute la lettre. M. le nonce a fait une réponse courte

 

(a) Ce mémoire fut envoyé par le nonce au cardinal Spada, secrétaire d'Etat du Pape. C’est Bossuet qui l’avait composé, et nous le donnons à la suite de cette lettre

 

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et sèche, sans se charger d'aucune proposition envers Rome.

La lettre de Monseigneur Giori fera un bon effet : j'y serai fort attentif. M. de Paris lui a écrit par le cardinal de Janson. Vous avez reçu ma lettre dans laquelle je vous ai marqué ce que le cardinal d'Estrées m'a dit, qui est que M. Giori devait beaucoup se ménager, qu'il était trop franc, qu'il lui conseillait de ne pas montrer les lettres de M. de Paris. J'apprends pour la première fois, que les ennemis de la France (a) se mêlent de cette affaire : je m'en doutais.

Voilà bien des cabales réunies : celle de Sfondrate, de Marie d'Agréda, etc.

J'attends avec impatience la nouvelle Déclaration des examinateurs. C'est un coup de partie.

La Cour ne voudra point agir auprès du cardinal que vous marquez; mais je trouverai moyen de le faire.

M. de Paris a fait voir à M. le nonce les lettres d'un grand nombre des plus excellents évêques, déclarés pour nous. J'en ai aussi beaucoup ; mais nous ne trouvons pas à propos de faire agir ces prélats.

On a découvert que le P. de La Combe, barnabite, directeur de Madame Guyon, chef de la cabale, était en tout et partout un second Molinos (b), et on l'a resserré dans le château où il est relégué.

On ménagera le P. Latenai, qui mérite d'être servi pour ses qualités personnelles : on a déjà mis les fers au feu. Ce Père doit être assuré qu'il ne sera commis en rien: on connaît ici son mérite.

 

MÉMOIRE remis par le roi entre les mains du nonce, pour être envoyé à Rome, et porter le Pape à accélérer la condamnation du livre de M. de Cambray.

 

On ne peut que louer Sa Sainteté de la prudence avec laquelle elle veut procéder à l'examen du livre de l'archevêque de Cambray,

 

(a) Les ambassadeurs de l'empereur et du roi d'Espagne sollicitaient ouvertement pour M. de Cambray, et l'on eût dit une affaire d'Etat qui intéressait toute l'Europe. — (b) La déclaration, que l'on trouvera plus loin, du P. La Combe à l'évêque de Tarbes, mettra ce fait dans le plus grand jour.

 

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et ôter à ce prélat tout prétexte de s'excuser, en disant qu'on n'aura pas ouï ses réponses. On craint seulement que ce ne lui soit une occasion de tirer cette affaire en longueur.

On a déjà donné à Rome divers écrits très-amples, tant pour la défense de ce livre que contre la Déclaration des trois évêques de France. On y a aussi distribué le livre du même archevêque traduit en latin, et ensemble des notes latines très-amples sur tous les endroits qui font quelque difficulté.

Il paraît donc par là que l'affaire est suffisamment instruite, et qu'il est peu nécessaire d'attendre de nouvelles réponses de cet archevêque.

Si néanmoins il voulait répondre en particulier aux objections de ces trois évêques, il n'a tenu qu'à lui de le faire il y a longtemps, puisque leurs écrits sont imprimés depuis quatre mois ; de sorte que ^communication qu'il en demande à présent est une affectation par laquelle il semble vouloir tirer la chose en longueur, et embrouiller une affaire qui est toute simple.

Il a même déjà répondu, et l'on a vu ici ses réponses imprimées à Bruxelles, d'où l'on ne peut douter qu'il ne les ait envoyées où il a voulu.

Si les évêques de France publient d'autres écrits contre les livres de l'archevêque de Cambray, ce n'est point pour l'instruction du procès à Rome, mais seulement pour l'instruction de leurs peuples, et afin qu'on soit prémuni contre son Instruction pastorale, et cent autres livres qui viennent de tous côtés pour sa défense, tant du dedans que du dehors du royaume.

Quoiqu'on n'ait rien à dire au choix des personnes que Sa Sainteté a nommées de nouveau pour l'examen dont il s'agit, il y a sujet de craindre qu'on ne se serve encore de cette occasion pour obtenir de nouveaux délais, sous prétexte qu'il faudra instruire de nouveaux examinateurs.

On voit bien que l'examen du livre de l'archevêque de Cambray, traduit en latin, peut avoir son utilité par la confrontation du latin avec le français; mais on pourrait aussi se servir de cet examen comme d'un détour pour éluder le jugement du livre français, qui est celui qui fait tout le trouble.

 

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Le livre traduit en latin n'est point connu, et l'on croira aisément que l'archevêque de Cambray en aura tourné la version à sa défense. C'est le livre français qui fait le bruit, et c'est aussi sur ce livre que le roi demande une décision et que Sa Sainteté l'a promise.

Comme Sa Majesté tient tous les évêques et les Universités de son royaume dans l'attente du jugement du saint Siège, il est du bien de l'Eglise et de l'honneur de ce pontificat, que l'espérance qu'on y a ne soit pas trop prolongée, et qu'on ne laisse pas échauffer une dispute qui ne cause déjà que trop de scandale, dont le remède deviendrait plus difficile dans la suite.

Pour cela il est nécessaire de donner des bornes aux communications demandées par l'archevêque de Cambray ; et sans s'arrêter à tant d'explications qui mèneraient la chose à l'infini, de prononcer sur un livre très-court, qui porte en lui-même sa justification ou sa condamnation.

 

LETTRE CCXXIV. L'ABBÉ PHELIPPEAUX  A   BOSSUET. Rome, ce 18 février 1698.

 

Vous avez sans doute observé que la plupart des notes du livre latin imprimé, de M. de Cambray, sont différentes de celles qui étaient dans des manuscrits, et que je vous ai envoyées. J'ai fait assez de bruit sur les falsifications du livre. Je crois que vous en ferez mention dans la réponse que vous préparez, et que vous en pourrez même donner l'extrait : c'est ce qui m'a empêché de le faire en particulier.

Le P. Estiennot mande à M. l'archevêque de Reims, par le dernier courrier, que la plupart des examinateurs étaient déclarés pour le livre: cela est très-faux; rien n'a changé depuis ma dernière lettre.

Nous avons appris ce qui a fait exclure le P. Latenai. Deux cardinaux, à qui ses amis se plaignaient d'un tel procédé qui pouvait lui être injurieux, répondirent qu'il avait écrit contre le

 

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livre ; et je sais de bonne part que M. le cardinal de Bouillon avait fait montrer l'écrit au Pape. Personne n'avait connaissance de cet écrit que l'auteur, M. le cardinal de Bouillon et moi. M. le cardinal de Bouillon, à son arrivée, consulta tous ceux qu'il pouvait connaître, afin de les exclure s'il les trouvait contraires à ses intentions. Il a eu beau protester au P. Latenai qu'il n'en avait point parlé au Pape : il est vrai ; mais il avait fait voir l'écrit par ses amis. C'est par ses intrigues que l'affaire a été embrouillée et retardée. Massoulié et Granelli m'ont assuré que l'examen serait à présent fini, sans les adjonctions qu'on a faites, et qui ont obligé de recommencer la discussion du livre. Outre les cardinaux Noris et Ferrari, l'assesseur qui est Bernini, et le commissaire du saint Office qui est dominicain, y assistent comme témoins, aussi bien que les cardinaux.

On fait tout ce qu'on peut pour gagner ou intimider quelqu'un de ceux qui sont opposés au livre. On espère que si le partage continue, le Pape sera obligé, ou de casser cette Congrégation, ou d'ajouter de nouveaux examinateurs ; ce qui ne tend qu'à différer. On examine encore le premier article avec l'exposition des divers amours : tous n'ont pas encore opiné. Je vis hier l'archevêque de Chieti,-que je tâchai d'instruire sur des points qu'on m'avait dit lui faire de la peine, et je dois même lui envoyer des passages de saint Thomas : il me parut mieux disposé qu'auparavant. Nous tâcherons de savoir son sentiment, quand il aura opiné, aussi bien que celui du sacriste : c'est de là que dépend la certitude qu'on en pourra avoir. Au reste dans les deux dernières congrégations, il n'y eut que deux personnes qui parlèrent en chacune. On ne dispute plus, on a bien vu que c'était une chose inutile, et même ridicule : chacun discourt sans être interrompu. Dans la dernière congrégation, Gabrieli parla pour excuser le livre, Granelli parla pour le condamner. Je ne doute point d'un bon succès : personne n'approuve les solutions de M. de Cambray, m cet amour naturel qu'on prétend retrancher. Mais quoi qu'on fasse, si l'examen continue de la manière qu'on fait, il ne peut être terminé plus tôt que de Pâques en un an. Après on viendra aux consulteurs, on fera les extraits des vœux, et l'affaire sera

 

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portée à la Congrégation des cardinaux : en voilà jusqu'à l'année sainte, supposé que le Pape ne meure point.

C'est à vous, Monseigneur, à juger s'il est à propos que je reste à Rome pendant tout ce temps-là. Je ne doute pas que vous ou M. de Paris ne trouviez facilement quelqu'un plus intelligent que moi, qui sera bien aise de voir Rome et de connaître cette Cour. En ce cas-là je pourrais m'en retourner; ou même M. l'abbé pourrait rester seul, pour attendre la fin de l'affaire. Quand vos réponses seront venues, il n'y aura plus d'instruction à donner ; il ne s'agira plus que d'attendre. J'appréhende pour ma santé pendant l'été ; car je commence à sentir dans la tête des étourdis-semens, qui me font craindre de tomber dans le même accident où je tombai quelque temps avant de partir de Paris. Et d'ailleurs bien des raisons particulières, et quelques affaires qui regardent ma famille, m'obligent de songer au retour; et je vois que ma présence sera peut-être assez inutile ici, M. l'abbé y étant, qui pourra faire terminer l'affaire à sa gloire. Je vous supplie d'y penser, et de m'en mander votre sentiment.

On m'a averti que depuis quelques jours on a donné au Pape une écriture sanglante contre les évêques de France, qu'on accuse de vouloir tout brouiller et de violer les constitutions les plus saintes. C'est au sujet du règlement fait contre les réguliers : on ne cherche qu'à brouiller cette Cour avec la nôtre. M. le cardinal de Bouillon est plus attentif aux affaires des Jésuites qu'à celles du roi. Il n'arrête pas, ou peut-être même favorise-t-il ces étincelles, qui pourront allumer dans la suite un incendie : nos ennemis sauront profiter de tout. Les Jésuites ont encore demandé un délai de dix jours pour les affaires de Confucius. M. le cardinal de Bouillon envoya quérir***, et le pria de diligenter et de presser cette affaire. C'était à une heure de nuit, le mardi gras, jour de poste : Timeo Danaos et dona ferentes.

Je vous prie de garder le secret sur l'affaire du P. Latenai avec M. le cardinal de Bouillon ; car je serais fâché de le commettre et de le perdre. On mande tout à M. le cardinal de Bouillon de Paris, et il n'est pas homme à pardonner: d'ailleurs le P. Latenai ne pourrait plus avoir de confiance en moi.

 

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Le Pape est bien intentionné pour accélérer l'affaire : mais sa facilité fait qu'il sera toujours trompé. Il est certain que le crédit et le poste du cardinal de Bouillon peut ébranler des Italiens plus attachés à leur intérêt et à leur fortune qu'à l'amour de la vérité. M. le cardinal de Bouillon est leste, et pourra dans la suite susciter de nouveaux embarras. Il croira qu'il est de son honneur de soutenir ce qu'il a entrepris; c'est son génie : saint Cyprien (a) aurait été ici d'un grand secours.

Je suis bien persuadé qu'on ne doit jamais apporter ici aucune affaire de doctrine: ils sont trop ignorants, et trop vendus à la faveur et à l'intrigue. Si on avait fait juger en France ou par des évêques, ou par la Sorbonne, ils n'auraient jamais osé rien faire au contraire. Ils savent bien que la France est plus savante, et toute question de dogme les embarrasse, dans l'ignorance où ils sont. Après tout cette affaire si importante dépend des vœux de moines : il n'y a presque pas de docteurs de Sorbonne qui ne soient beaucoup plus habiles qu'eux en matière de religion (b). Je suis avec un profond respect, etc.

 

LETTRE CCXXV. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE. Rome, ce 18 février 1698.

 

Je reçois la lettre que vous me faites l'honneur de m'écrire de Versailles le 27. Je commencerai, s'il vous plaît, par ce qui me regarde.

Vous aurez vu par une de mes lettres, que vous n'aviez pas encore reçue lorsque vous m'avez écrit, que le bruit de cette fausse histoire était enfin venu jusqu'à moi. J'ai été, comme vous le croyez bien, le dernier qui l'ai sue; et je vous en ai écrit un mot aussitôt que je l'ai apprise. Je n'aurais jamais cru que l'on eût l'effronterie de faire faire tant de chemin à une pareille fable, où il n'y a ni vérité ni vraisemblance. Tout le monde l'a bien vu,

 

(a) Nom chiffré, dont nous ne pouvons découvrir la vraie signification. — (b) Nous laissons au lecteur le soin de qualifier ces odieuses paroles.

 

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ce carnaval et dans toutes les occasions, et ces propos n'ont fait ici aucune impression ; cela est constant. M. le cardinal de, Bouillon est persuadé plus que personne de la fausseté de ce récit; et il m'a dit que s'il l'avait cru vrai, il n'aurait pu s'empêcher de vous en écrire. Un voit bien la malice des auteurs de cette fable et la cause qui les a portés à l'inventer, par le soin qu'on a pris de faire aller cette sottise aux oreilles du roi. Il me semble que la fausseté de la narration se fait sentir d'elle-même par son contenu. Ici on ne menace pas : on exécute, parce qu'on craint d'être prévenu, et avec raison. Vous pouvez compter qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce bruit, qui s'est plutôt dissipé par sa fausseté que par le bien que certaines gens me veulent. Il est certain que tous ceux qui en ont entendu parler, l'ont su de chez le cardinal de Bouillon et les Jésuites.

M. le cardinal de Bouillon m'a assuré qu'il n'en avait écrit à qui que ce soit, même avant d'être informé de la vérité. En voilà assez sur cette matière, il faut s'attendre à tout : je dis à tout ; Dieu soit loué.

 

LETTRE CCXXVI. BOSSUET A  SON NEVEU. A Versailles, ce 24 février 1698.

 

J'ai reçu votre lettre du 4 : je suis bien aise d'apprendre que votre santé se conserve parmi tant de travail.

La nomination des deux cardinaux pour présider aux assemblées ne peut faire que beaucoup de bien. Je concerterai aujourd'hui avec M. de Paris ce que nous aurons à leur écrire. Je rends bon compte au roi de ce que vous et M. Phelippeaux m'écrivez. L'esprit même du cardinal Noris est contre le livre; et il faudrait avoir oublié saint Augustin, pour donner dans ces rêveries et dans ces petitesses.

Loin que l’Instruction pastorale de M. de Cambray ait adouci M. de Paris et M. de Chartres sur le livre, elle les a convaincus de plus en plus qu'il est pernicieux et nécessairement censurable.

 

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Non-seulement nous sommes parfaitement d'accord, mais encore nous donnerons dans l'occasion toutes les marques possibles de notre union. Je puis vous assurer en général que ceux qui dans cette affaire voudront faire leur cour au cardinal de Bouillon et aux Jésuites, la feront fort mal au roi et à Madame de Maintenon, qui ne conservent les dehors avec quelques-uns de la cabale qu'en attendant la censure, après laquelle on verra bien du changement.

Les bruits qu'on répand ici contre vous ne sont rien moins qu'un mauvais commerce, ce qui a donné lieu au Pape, ajoute-t-on, de vous éloigner de Rome, et de faire demander justice au roi par le nonce. Comme cela ne se trouve pas avoir la moindre vraisemblance, c'est la justification de votre conduite. Cependant vous voyez bien que vous ne sauriez trop vous rendre en toutes manières irrépréhensibles.

Vous pouvez être assuré d'une parfaite union de M. de Paris et de M. de Chartres avec moi ; et si l'on ne craignait dans la conjoncture présente de trop émouvoir les évêques, on en ferait paraître cinquante lettres. La vérité est que si Rome ne fait pas quelque chose digne d'elle, et les cardinaux de leur réputation, ce sera un scandale épouvantable, qui fera beaucoup de tort à la religion.

Il faut qu'on ait écrit de Rome quelque chose à M. de Cambray sur l'accommodement projeté, puisque ce prélat a tant écrit contre à M. le nonce, comme vous l'avez vu par ma précédente. Il n'y a point d'accommodement dans une affaire de religion : la vérité veut être nettement victorieuse, et tout ce qui biaise a toujours été rejeté.

Il faut espérer que le P. Latenai reviendra; en tout cas il sera servi.

Votre travail sur le livre de M. de Cambray sera grand, mais très-utile. Le cardinal Albani se perdra ici de réputation, par ses complaisances pour M. le cardinal de Bouillon. Les accommode-mens rendront ridicules tous ceux qui les proposeront.

Le roi sait ce que M. le cardinal de Bouillon a fait publier par l'abbé de Chanterac, de la lettre qu'il lui a écrite. C'est une manière

 

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de noter ce cardinal, que de faire passer les instances que fait Sa Majesté par la voie du nonce. Si l'on savait ce qu'écrit l'abbé de Fourci, il aurait ici une grande affaire. La famille de M. le chancelier est toute pour M. de Cambray, parce que ce prélat est soutenu par M. de Harlay.

Vous aurez bientôt toute ma réponse à M. de Cambray. Je vous envoie une lettre que vous joindrez à ce livre, quand vous le rendrez à M. le cardinal Spada, pour le Pape et pour lui. Je dis un mot dans ma lettre du tort qu'on fait aux vrais spirituels, de les alléguer pour M. de Cambray.

Avant qu'il soit peu, vous verrez à Rome le provincial de France des Carmes déchaussés, qui est ami de son général. Il est bien instruit et très-persuadé que sainte Thérèse et le bienheureux Jean de la Croix sont fort éloignés de M. de Cambray, et qu'on leur a fait injure de les citer en sa faveur. Je ferai sur cela un petit écrit latin, où je joindrai saint François de Sales.

Ayez bon courage : ne vous rebutez point ; c'est le moyen de venir à bout de tout.

J'espère présenter mon livre au roi demain ou après-demain. L'écrit latin, dont je viens de parler, suivra bientôt contre la réponse au Summa doctrinœ.

Attendez-vous à voir votre prétendue affaire dans la gazette de Hollande : M. de Cambray y fait dire tout ce qu'il veut par M. de Harlay.

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