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Clefs de correspondance

 

LETTRE CCCXCI. BOSSUET A SON NEVEU. A Versailles, ce 1er décembre 1698.

 

J'ai reçu aujourd'hui seulement votre lettre du 11 novembre, et la nouvelle des deux audiences très-importantes que vous avez eues de Sa Sainteté, dont je rendrai compte et dont j'espère qu'on

(a)  Les premiers éditeurs ont ajouté, et les éditeurs suivants ont reproduit ces mots : Composés par les Jésuites en faveur de M. de Cambray.

 

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sera bien aise. Le Mandatum (a) vous est venu bien à propos. Il n'y a rien à ajouter aux diligences que vous faites. On enverra les livres que vous demandez ; mais ce ne peut être que par l'ordinaire qui suivra celui-ci.

Vous ne sauriez trop répéter à leurs Eminences, et au Pape dans l'occasion, que si l'on mollit le moins du monde, on aura, au lieu d'un homme soumis, un ostentateur, un triomphateur et un insultateur.

Je sais ce qui s'est trouvé dans les registres secrets du saint Office sur la doctrine de Molinos (b) conforme à la cambrésienne : ne laissez pas de m'en envoyer les actes les plus authentiques qu'il se pourra.

Je suis bien aise que le Pape ait repoussé si vivement la demande que lui faisait M. de Chanterac pour allonger l'affaire. On m'a envoyé un extrait des vœux des examinateurs qui nous sont contraires, qui est fait par les amis de M. de Toureil.

Je crois vous avoir mandé que l'original de mon portrait est à Florence, par les ordres du grand-duc qui l'a demandé. Je vous ai rendu compte de M. de Madot. Son frère l'abbé doit prêcher,

 

(a) Il se trouve plus haut , après la Lettre CCCLXV , page 49. — (b) Le saint Office ne crut pas devoir divulguer toutes les obscénités et abominations qu'il avait découvertes dans l'instruction du procès de Molinos. C'est là où conduisent naturellement les principes de cette doctrine infâme; et dans tous les temps ceux qui ont eu le malheur de l'embrasser et de la prendre pour règle de leur conduite, n'ont pas manqué de fournir de terribles exemples de la dépravation du cœur humain, dont elle favorise toutes les inclinations voluptueuses. L'on peut voir dans la Relation de M. Phelippeaux, part. II, p. 117, 118, 154, et ailleurs, les excès abominables dont quelques quiétistes, qui se glorifiaient d'être arrivés à la perfection de l'amour pur, furent convaincus, soit à Rome par la Congrégation du saint Office, ou en différents autres pays par l'Inquisition, ou par les juges séculiers. Et sans remonter plus haut, le scandale que donnèrent à cette époque deux augustins, mit dans le plus grand jour les funestes conséquences de cette doctrine. « Le mercredi 26 novembre, dit M. Phelippeaux, les cardinaux assistèrent à l'abjuration de Fra Pietro Paolo qui se fit publiquement dans une salle du saint Office. Le cardinal de Bouillon insista longtemps pour que cette abjuration se fit secrètement, sous prétexte des infamies contenues dans le procès-verbal, mais en effet pour empêcher que le public ne connût les affreuses suites du prétendu amour pur. Ce fripon condamné comme hérétique, fit son abjuration avec une tranquillité et une sécurité de visage qui ne se conçait pas. La multitude de ses ordures firent horreur... La pudeur ne permet pas d'en dire davantage Tout cela se faisait, comme il était souvent répété dans le procès-verbal, par pur amour : c’était par là que la charité se purifiait, et qu'on se perfectionnait dans le pur amour. » Ibid., p. 158, 159, 160. ( Les premiers édit. )

 

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et je lâcherai de l'entendre. Je ferai ici la cour de M. l'agent de Florence, en sorte que cela retourne aux oreilles de son maître.

Je ferai bien votre cour à M. le nonce. Vous avez raison de croire qu'il est ici en vénération, et que sa conduite y est au gré de tout le monde. Je vous ai mandé par mes précédentes combien elle est obligeante pour vous et pour moi.

Nous avons vu ici M. Raguenet et M. Langlois. Ce dernier a beaucoup d'esprit. Il faut prendre le bon de tout le monde. M. l'abbé Fiot, qui est présent, veut bien vous assurer de son amitié.

Appuyez principalement sur l’in praxi et reviviscere Molinosum, et sur l'abus qu'on peut faire du langage des mystiques, qui ante exortam quœstionem securiùs loquebantur (a).

Je suis bien aise d'apprendre que l'avis des docteurs de Paris vous sera utile. M. Pirot, qui l'a formé, était bien instruit de nos principes.

 

LETTRE CCCXCII. M. DE NOA1LLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET. 2 décembre 1698.

 

Je vois avec plaisir dans votre lettre du II, Monsieur, les bonnes dispositions où vous croyez qu'on est contre la doctrine du livre; mais je suis bien fâché aussi de la lenteur que l'on continue d'avoir à juger. Il n'est pas naturel que deux congrégations de suite se passent sans rien faire, et qu'à celle du jeudi il ne se trouve que quatre cardinaux. Il paraît une affectation à cela, qui me fait craindre qu'on ne veuille encore allonger malgré les bonnes intentions du Pape : ainsi pressez toujours tant que vous pourrez.

L'avis des docteurs, conduit sagement, comme il le sera, ne peut faire qu'un bon effet : il donnera du courage aux juges timides, à qui on faisait craindre notre Faculté. Vous pouvez dire, Monsieur, à qui vous jugerez à propos, que je suis sur de cent signatures

 

(a) Bossuet rappelle, dans ces citations, les maximes de l’Admonitio generalis et du Mandatum.

 

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nouvelles au moins, quand je voudrai ; qu'ainsi on peut compter qu'il n'y a rien de plus faux que les bruits qu'on avait répandus.

M. de Monaco est ici depuis huit jours et se prépare à partir incessamment. J'eus hier matin une grande conférence avec lui : je lui recommandai fortement vos intérêts, et le priai d'avoir une liaison particulière avec vous. Il mêle promit très-honnêtement : ainsi vous pouvez compter sur lui, et assurer à Rome qu'il y arrivera bientôt. Je lui parlai aussi, comme il fallait, du P. Roslet : j'ai oublié de le lui mander; je vous prie de le lui dire : j'espère qu'il vous traitera très-bien l'un et l'autre. Le départ du courrier me presse de finir. Je suis toujours, Monsieur, à vous de tout mon cœur.

 

LETTRE CCCXCIII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE (a). Rome, ce 2 décembre 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Fontainebleau, du 10 novembre. J'ai rendu aussitôt à M. le cardinal Spada la lettre qui était pour lui. Je n'ai rien oublié dans cette occasion, pour lui marquer ma reconnaissance et la vôtre. Il m'a dit que M. le nonce lui avait écrit là-dessus, et tout s'est passé fort bien. Je ne doute pas que ce cardinal n'en écrive à M. le nonce, aussi bien que M. le prince Vaïni, et un autre de ses amis qui est ici son correspondant, et qui sont témoins de ma reconnaissance et de ma sensibilité. Il s'est rencontré heureusement qu'ils ont su aussi la part que j'avais cru devoir faire à Sa Sainteté, il y a un mois, au sujet de M. le nonce, lui témoignant de votre part et de celle de M. de Paris et des évêques la joie que l'on avait en France de la grâce que Sa Sainteté lui avait faite, en le nommant à l'évêché de Brescia; ce que je crois vous avoir déjà écrit, et ce qui fit plaisir à Sa Sainteté ; accompagnant ce discours de tout le bien qu'il y a à dire de ce ministre.

 

(a) Revue et complétée sur l'original.

 

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Je vous adresse une lettre pour lui, et suis ravi de cette occasion de pouvoir l'assurer par moi-même de l'estime singulière que j'ai pour sa personne, et de la vive reconnaissance que je ressens de ses bontés, que je vous supplie de lui renouveler encore dans toutes les occasions.

J'espère que si l'on n'a pas été mécontent de moi jusqu'au mois de septembre, ce que j'ai pu faire ici le mois d'octobre et le mois passé, où il y a eu plus de mouvement à se donner et dont je vous ai rendu un compte exact, ne donnera pas sujet d'être mécontent de moi. Les cardinaux ont été instruits et bien instruits, de manière que pas un ne nous échappera, et que ceux dont on avait sujet de se défier le plus, seront ceux qui feront le mieux. Je pourrai vous dire un jour tout ce que la cabale a remué, mais enfin inutilement ; et il n'y a plus lieu de douter que le livre et l'amour pur ne fût exterminé, si Dieu donne encore deux mois de vie à Sa Sainteté, qui ne s'est jamais mieux portée.

J'ai su, à n'en pouvoir douter, la manière dont M. le cardinal de Bouillon se comporta la première fois qu'il parla. Il fit un très-long verbiage, sans rien conclure ; il parla autant en faveur de M. de Cambray que des autres, louant et blâmant également tout le monde, et parut indifférent sur la doctrine de l'amour pur comme sur les personnes, sans qualifier les propositions ni en bien ni en mal. Il voulait voir le parti que chacun prendrait, pour prendre le sien. Ce que je dis est sur, et je le sais de science certaine. M. le cardinal de Bouillon pouvait-il faire mieux pour M. de Cambray?

Dans la seconde congrégation, il y eut hier huit jours, le cardinal Spada parla, les cardinaux Panciatici, Ferrari et Noris, et on lut le vœu du cardinal d'Aguirre. Tous parlèrent bien. Les cardinaux Spada et Panciatici assez court et bien : le cardinal Ferrari surpassa l'attente, et surtout établit le sens mauvais du livre comme incontestable, et en cela il rendit un grand service : le cardinal Noris continua bien et fortement. Le vœu du cardinal d'Aguirre, qui n'était pas présent, fut lu : il est bon et fort, et sur toutes les propositions, à ce qu'on m'a assuré.

Je crois vous avoir mandé par ma dernière lettre, la

 

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mélancolie de M. le cardinal de Bouillon au sortir de cette congrégation et sa rage : il vit bien qu'il n'y avait plus rien à espérer.

J'ai su que M. le cardinal Casanate avait fait une grande impression : il s'est servi de tout ce qu'il y a de plus fort, pour établir le vrai sens du livre et l'intention de l'auteur sur tous les points. Il fit bien voir qu'il n'y avait aucun péril dans votre doctrine, et qu'au contraire celle de M. de Cambray en était toute remplie. Le cardinal Carpegna fil un vœu court, précis, fort et l'égale à sa manière. Restaient à parler les cardinaux Ottoboni et Albani, qui parlèrent hier, et qui ont dû parler bien. Je n'en sais encore aucune particularité.

Mercredi dernier, 20 du mois de novembre, se fit au saint Office l'abjuration du compagnon du P. Bénigne, qui s'appelle le P. Pietro Paolo. Hors la solennité qui était plus grande à Molinos, tout se passa de même. On lut son procès, qui contenait les informations et sa confession en sa présence. Il abjura et reçut l'absolution, et fut condamné aux mêmes peines que Molinos. Son procès, quoiqu'on y eût retranché le plus sale, était plein de toutes les infamies, qu'on peut imaginer. On ne peut pas mieux dire, sinon que c'était le deuxième tome de Molinos pour la doctrine et pour les actions, sur lesquelles il avait enchéri. Ce qu'il y a de bien à remarquer, c'est qu'il fut déclaré hérétique formel: et dans tout ce qu'on lut de dogme il n'y avait que la doctrine de l'amour pur, qu'on nomma plusieurs fois ainsi, la conformité à la volonté de Dieu, l'union avec Dieu, la séparation de la partie supérieure d'avec l'inférieure, et les tentations, obsessions, etc., auxquelles le seul remède est de consentir. Je reconnus aisément mon archevêque de Cambray à tout cela. Je me trouvai placé proche et en face des cardinaux, qui me faisaient mais tous publiquement des signes de la tête toutes les fois qu'on parlait de l'amour pur. Quand la fonction fut finie, je m'approchai de tous ; et chacun me dit son petit mot sur la part que je prenais à cette action et que j'y devais prendre, et me dirent en présence du cardinal de Bouillon, Ecco l'amore puro, et je leur répondais : l'amore purissimo e rafinatissimo. Jamais homme n'a fait à une action une plus mauvaise figure que la fit M. le cardinal de

 

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Bouillon. Tout le monde s'en aperçut : sa contenance était bien différente de celle que faisait à celle de Molinos M. le cardinal d'Estrées.

M. le cardinal de Bouillon avait fait ce qu'il avait pu pour qu'on fit l'abjuration en secret, mais on n'a pas voulu ; et sans le cardinal Noris qui est Augustin, on l'aurait faite à la Minerve comme celle de Molinos ; mais les prières du cardinal l'ont empêché ; on croit que ce n'est pas sans rapport à M. de Cambray que l'on a voulu faire cette action, et nommer plusieurs fois l'amour pur. L'abbé de Chanterac eut la curiosité de se vouloir trouver à cette fonction : il fut bienheureux d'être derrière les autres ; il aurait fait très-mauvaise figure, si on l'avait vu. Il s'en retourna tout consterné et indigné, disait-il, contre les cardinaux, à cause des infamies qu'on avait lues ainsi publiquement. Il faut avouer qu'elles faisaient frémir. Le P. Bénigne, quoique très-coupable, à cause de sa simplicité et de sa bêtise, il a été condamné à sept ans de prison. Son compagnon lui faisait faire et croire tout. Le P. Bénigne ne parut pas en public et fit son abjuration en particulier.

Le lendemain, après la congrégation, M. le cardinal de Bouillon partit pour Frescati, où il est resté ; jusqu'à hier matin, qu'il revint pour la congrégation du soir. M. le cardinal de Bouillon a passé ces quatre jours seul avec le P. Charonnier, qui fait tout.

Hier, à la congrégation ; parlèrent les cardinaux Ottoboni et Albani. M. le cardinal de Bouillon recommença et parla longtemps. Je ne sais si d'autres parlèrent, je ne le crois pas; car la congrégation commença assez tard, à cause de l'absence du cardinal Spada qu'on attendit. Je vis M. le cardinal de Bouillon au sortir de la congrégation; je ne pus lui parler en particulier. Mais j'ai su depuis qu'il était très-content de lui-même, et il croit avoir bien parlé : il dit à une personne qu'il fallait savoir à quoi s'en tenir précisément sur la doctrine de l'amour pur, et qu'il ne faut pas s'en tenir là-dessus à un respective. Je ne sais ce que cela vent dire.

Je me doute que M. le cardinal de Bouillon aura peut-être voulu réparer ce qu'il fit dans la première congrégation, et aura reparlé

 

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sur l'amour pur, voyant son art inutile. Je saurai bientôt ce qui en est, et s'il a donné son vœu. La finesse, à présent, de M. le cardinal de Bouillon sera de s'étendre et d'allonger. On a déjà dit qu'il imitait en tout le sacriste : ainsi il sera le sacriste des cardinaux. On doit s'attendre qu'il ne perdra aucune occasion de servir M. de Cambray, et ne lui fera que le mal qu'il ne pourra s'empêcher de lui faire, et qu'on ferait malgré lui.

Si les cardinaux continuent à parler si longtemps, ceci ne finira pas sitôt; mais je suis persuadé qu'après leur premier feu jeté, ils tourneront tout court et seront très-courts : ils le disent comme cela. Au reste je ne doute pas que M. le cardinal de Bouillon leur donnera l'exemple.

Le mercredi matin on ne parle pas de cette affaire : cette congrégation est réservée aux affaires courantes. Le jeudi on n'en parle pas devant le Pape, cela serait inutile : on le fait en particulier, et sur la fin on le fera tout à la fois. Je ne puis m'empè-cher de croire que cette affaire sera terminée dans le mois de janvier. Néanmoins il ne faut pas laisser de presser du côté de la Cour. Je n'oublie rien pour faire que le Pape hâte les cardinaux. Je vous envoie une lettre, que je viens de recevoir de Monseigneur Giori sur les dispositions du nonce là-dessus. Ce qui est de certain, c'est que la Congrégation veut faire bien à présent, et que l'affaire est en sûreté à présent.

On n'oublie rien pour l'instruction. Il est inutile de donner de nouveaux écrits. On a pris tout bien, et ce qu'ils ont suffi. Mais ne laissez pas, du côté de la France, de faire tout ce que vous jugerez à propos pour abattre l'orgueil de M. de Cambray ; en particulier qu'on ne lui donne aucune espérance de repos, et qu'il voie toujours les évêques prêts à le foudroyer. Je me sers et me servirai de toutes vos vues dans l'occasion.

Quand Zeccadoro a vu, il y a un mois, que ses peines étaient inutiles, il est allé à la campagne pour tâcher de tirer son épingle du jeu.

Je vous envoie copie de la lettre que j'ai reçue, il y a huit jours, de M. l'abbé du Gondi, de la part de M. le grand-duc. M. l'abbé Feyde parle toujours au Pape comme nous convenons,

 

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et agit bien. Vous pouvez en assurer M. Salviati ; il est bon que cela revienne ici à M. l'abbé Feydé, qui en aura plus de confiance en moi.

M. le cardinal de Bouillon est le plus lâche de tous les hommes. Les Jésuites sont au désespoir.

Il n'y a ici que les partisans déclarés de M. de Cambray qui osent seulement regarder la dernière réponse de M. de Cambray. Je crois toujours qu'il est nécessaire que vous le poursuiviez l'épée dans les reins, pour le triomphe de la vérité.

J'oubliais de vous dire que le pauvre abbé de Barrières me paraît assez intrigué sur ce qu'on lui mande de Paris, qu'il a un ecclésiastique auprès de lui qui est fort zélé pour M. de Cambray, et que cela pourrait lui faire tort. Vous savez, et je vous prie de le dire à M. le cardinal d'Estrées, que je ne me suis jamais avisé de vous en dire un mot, n'ayant pas imaginé que ce pauvre homme pût faire ni bien ni mal, soit qu'il fût pour ou contre M. de Cambray. J'en ai toujours parlé ainsi à M. de Barrières, qui se conduit ici sur cette affaire avec toute la modération d'une personne aussi sage qu'il est. Cet ecclésiastique d'ailleurs est un honnête homme, qui s'imagine à la vérité que l'amour du cinquième degré est la perfection, et que M. de Cambray est le plus grand homme de l'Eglise : je me suis toujours moqué de lui.

 

LETTRE CCCXCIV. LE MARQUIS D'HARCOURT(a), AMBASSADEUR EN ESPAGNE, A BOSSUET. Madrid, 5 décembre 1698.

 

J'ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, du 10 de l'autre mois, avec celle que vous avez adressée à M. l'archevêque de Séville, et les livres qui y étaient joints, que j'avais déjà lus. M. l'archevêque de Reims m'a fait l'honneur de me les adresser il y a quelque temps, aussi bien que

(a) Depuis duc, pair et maréchal de France.

 

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M. l’archevêque de Paris. Quoique je sois encore moins capable de juger de ces sortes de matières que d'aucune autre, ils m'ont fait fort grand plaisir. Vous y faites voir trop clairement la vérité et la pureté de votre doctrine et de votre procédé, pour que l'on puisse douter un moment de la fausseté de celle que vous combattez, à moins qu'on ne soit entêté de son propre ouvrage, ou d'une nouveauté qui plaît toujours à certaines gens, et surtout aux esprits faibles. Tous ceux qui aiment la pureté de la religion et le repos de l'Etat, ne sauraient trop louer votre zèle à détruire un monstre naissant.

Je me suis informé ici soigneusement du chemin que cela peut faire en Espagne, qui est peu de chose ; car cette monarchie a tellement baissé en tout, que l'ignorance y règne de manière que le seul mot de mystique y est très-peu connu. L'inquisition ne fait la guerre qu'au judaïsme : et son principal soin est de conserver une autorité injustement acquise, et de la pousser au delà de ses justes bornes.

J'envoie à M. l'archevêque de Séville la lettre que vous lui écrivez, et je vous ferai tenir sa réponse avec soin. Je tâcherai aussi de découvrir ce qui se passe à Salamanque, où du moins il n'y a que quelques particuliers qui travaillent secrètement. J'aurai l'honneur de vous informer du tout, comme la personne du monde qui est avec le plus de respect et de vénération,

 

Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Harcourt.

 

LETTRE CCCXCV. BOSSUET A M. DE LA BROUE (a).  A Paris, ce 6 décembre 1698.

 

Je ne me contenterai pas, Monseigneur, de faire écrire M. l'abbé de Castries, qui ne me le refusera pas quand je l'en prierai ; mais j'écrirai moi-même en même temps, et dans le temps que vous

(a) Revue, sur l'original.

 

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souhaitez. Je ne mentirai pas, quand je dirai que je souhaite plus de vous voir ici que vous d'y venir.

Les nouvelles de Rome marquent toutes une prochaine et ferme décision; et je la crois sur ma Réponse. Je vois par l'attente où l'on en était, combien la séduction et la prévention d'un grand parti ont d'effet : elle fait jusqu'à Rome une prodigieuse cabale; mais ma Réponse a mis tout le monde en garde contre l'artifice. Je suis, mon cher Seigneur, avec le respect et la cordialité que vous savez, etc.

 

LETTRE CCCXCVI. BOSSUET A SON NEVEU. Paris, 7 décembre 1698.

 

J'ai reçu votre lettre du 18 novembre. J'ai vu M. de Paris : nous nous sommes naturellement communiqué ce que vous nous écriviez. Dieu préside à ce qui se passe. On a donné avis au roi que M. le cardinal de Bouillon, ne sachant plus où se tourner pour sauver M. de Cambray, pourrait faire mettre dans la préface d'une Bulle quelque clause qui blesserait les droits du royaume, et en empêcherait l'exécution. Le roi fut touché de cet avis, et je crois être assuré qu'il est parti un courrier exprès pour lui porter des ordres bien précis sur cela. C'est aussi principalement à quoi vous avez à prendre garde. On veut faire un bien solide. Il ne faut donc rien qui déroge à une fin si sainte et si grande. C'est M. de Cambray qui a porté l'affaire au Pape, en lui soumettant son livre. Nous, qui étions appelés en témoignage, nous l'avons rendu à toute l'Eglise : nous n'avons rien demandé au Pape ; nous ne sommes ni dénonciateurs ni accusateurs. Le roi a parlé; et je ne vois rien qui empêche de faire mention de ses instances réitérées. Moyennant cela, tout ira bien ; et l'autorité du saint Siège mettra fin à une hérésie dont les suites seraient funestes au christianisme, si l'on n'y pourvoyait bientôt.

Je n'écrirai plus du tout. Quand la décision sera venue, je

 

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pourrai sans plus disputer faire mon second traité sur les états d'oraison, où j'en donnerai les principes ; et je comprendrai dans un seul volume les cinq traités que j'ai promis. Cela ne peut être qu'utile, puisque je suivrai les principes que la bulle du Pape donnera. Il sera même nécessaire d'en donner sur ce sujet-là, à cause de l'ignorance et du galimatias de la plupart des spirituels et de l'abus qu'on fait de l'autorité de l'Ecole. Vous pourrez même après que l'affaire sera terminée, insinuer que si on l'a pour agréable, je dédierai mon ouvrage au Pape.

Il n'y a rien à ajouter aux principes que j'ai posés dans le Summa, ensuite dans les In tuto et dans la Réponse aux quatre lettres. Il n'y aura que l'ordre à changer et à procéder par principes, en laissant le polémique. Le livre est presque tout fait. Je réduis toute l'oraison à l'exercice de la foi, de l'espérance et de la charité, après saint Augustin dans sa lettre à Probe. J'expliquerai en détail ce que la foi met dans la prière, ce qu'y met l'espérance, ce qu'y met la charité et le vrai amour. Saint Augustin ira partout à la tête, et saint Thomas sera le premier à sa suite. Je n'oublierai pas les autres saints, sans mépriser les mystiques que je mettrai en leur rang, qui sera bien bas, non par mes paroles, mais par lui-même, comme il convient à des auteurs sans exactitude. Je ferai pourtant valoir ce qu'ils ont de bon, afin que ceux qui les aiment ne se croient pas méprisés.

Pour revenir à notre affaire, je suis ravi que les signatures des docteurs de cette faculté tournent à bien. Je n'y trouve en effet qu'une chose à reprendre, qui est la faiblesse des qualifications. M. de Paris en convient, mais le tour de modestie que vous y donnez sauvera tout.

Est-il possible que l'erreur sur le trouble involontaire de Jésus-Christ échappe, sous prétexte du passage de saint Thomas, dont j'ai donné une si claire solution en trois mots, dans mon avertissement sur les cinq Ecrits, n. 7 (a)? Il serait honteux qu'une proposition que l'auteur a abandonnée et puis reprise à la fin quand il a vu qu'il avait trouvé des flatteurs, évite la censure du

(a) Vol. XIX, p. 163.

 

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saint Siège. Repassez ce que j'ai dit dans la Réponse aux quatre lettres, sect. 20 (a).

Dans le fond M. de Chartres est de même avis que moi sur les motifs seconds de la charité. Il en a approuvé, et la doctrine, et les principes établis dans les Etats d'oraison; mais occupé d'autres affaires, il est vrai qu'il n'a pas pris autant de soin que moi de montrer par principes l'inséparabilité des deux motifs, comme je l'ai fait dans le Summa doctrinœ et dans les Intuto.

J'ai clairement démontré que ces deux motifs pouvaient bien être séparés per mentem et par abstraction, à l'égard de l'intention explicite, dans des actes passagers ; et c'est le dernier point où l'on peut aller, en remarquant seulement que l'amour de la béatitude, subordonné toutefois à la gloire de Dieu, se trouve du moins implicitement et virtuellement, dans tout acte raisonnable. Il n'y a que moi proprement qui ait expliqué ceci par principes, Schola in tuto, quœst. I, n. 4, prop. 6, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 33; et n. 18, jusqu'au n. 22 et n. 33 (b); ce qui est prouvé par saint Augustin, n. 228 et suiv.; par saint Thomas q. II et III, n. 8, 34, 35 et suivants. Réponse aux quatre lettres, sect. IX et XV, etc. (c).

Si je vous marque ces endroits, ce n'est pas que je ne sente que vous avez pris tout cela parfaitement bien:

J'ai vu dans une lettre du P. Estiennot à M. de Reims, que le maître du sacré Palais l'ayant été voir, l'avait beaucoup questionné sur l'aigreur que les Cambrésiens m'imputent. Il a répondu que M. de Cambray me devait tout: qu'il ne faut pas s'étonner que sur l'accusation formée contre moi d'avoir révélé sa confession et sur d'autres imputations extrêmement odieuses, j'avais répondu sérieusement; que pour me bien connaître, il ne fallait que lire les Variations, où l'on voit autant de modération que de force. Je pense qu'il faut insister sur cela auprès des amis particuliers, et notamment auprès du maître du sacré Palais. Voyez ce que j'ai dit sur ce sujet, Réponse aux quatre lettres, sect 24 (d).

(a) Vol. XIX, p. 507. — (b) Ibid., p. 638 et suiv., 667, 669, 671.— (c) Ibid., p. 543, 557 et suiv. — (d) Ibid., p. 573.

 

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LETTRE CCCXCVII. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET. Paris, 8 décembre 1698.

 

Votre lettre du 18, Monsieur, m'a donné une grande joie : j'y vois avec un sensible plaisir le bon effet de l'avis de nos docteurs. Vous l'avez si bien défendu, que les efforts de la cabale ne pouvaient pas l'emporter sur vos bonnes raisons : elles sont sans réplique, et on ne peut les combattre sans s'exposer à être confondu. Ce que le Pape a dit au cardinal Albane me paraît merveilleux : j'aurais delà peine à le croire, si vous n'aviez un aussi bon auteur pour garant. Il est impossible dans cette disposition que cet avis n'avance le jugement, et ne fortifie ceux des juges qui pouvaient craindre que les savants ne fussent contre eux.

Ce que vous me mandez des bonnes dispositions du Pape et des cardinaux, est confirmé par toutes les lettres de Rome ; ainsi il paraît que vos mémoires, sont justes. Cela nous donne de grandes espérances; mais je ne laisse pas de craindre toujours le retardement. La lenteur est naturelle à votre Cour, et les partisans du livre veulent toujours reculer. Si les cardinaux veulent examiner chaque proposition en particulier, ils donneront belle matière à la cabale pour les obliger d'allonger : ainsi vous ne devez point, Monsieur, cesser de demander diligence, non-seulement au Pape qui paraît bien disposé à l'accorder, mais aux cardinaux qui peuvent n'être pas si pressés que Sa Sainteté.

Je comprends aisément l'embarras du cardinal de Bouillon ; mais c'est sa faute : défiez-vous-en toujours. C'est une bonne chose que le commissaire du saint Office soit si fort de vos amis; mais vous n'en serez pas pour cela si bien instruit que l'abbé de Chanterac. On continuera à lui révéler les secrets que vous ne pourrez pénétrer ; mais la vérité l'emportera, s'il plaît à Dieu.

J'envoyai, dans le moment que j'eus reçu votre paquet, la lettre de l'abbé de Toureil.

 

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Vous pouvez assurer M. Poussin que je le servirai de mon mieux: le P. Roslet m'en a déjà écrit.

Je vous demande plus de nouvelles que jamais ; car elles vont être toutes importantes. Je souhaite que l'on couronne bientôt vos peines, et que vous me croyiez toujours à vous, Monsieur, autant que j'y suis.

 

LETTRE CCCXCVIII. L'ABBÉ BOSSUET  A  SON  ONCLE (a). Mercredi, 10 décembre 1698.

 

J'ai reçu les deux lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Germigny, le 16 et le 17 novembre: vous verrez, par la suite de cette lettre, ce qui m'a déterminé à dépêcher le courrier qui vous porte ce paquet, et un semblable à M. de Paris.

Vous aurez vu par ma dernière lettre, du 2 de ce mois, que vous recevrez plus tôt ou en même temps que la présente, que je commençais à craindre quelques longueurs, et à soupçonner quelques difficultés depuis la troisième congrégation qui s'était tenue la veille, et dont je n'avais pu savoir le succès quand j'écrivis le lendemain. J'avais néanmoins bien senti qu'il y avait du nouveau, par les discours du cardinal Casanate et de quelques autres, qui ne parlaient pas avec la même certitude de la décision de cette affaire, par l'espèce de joie que je vis sur le visage de M. le cardinal de Bouillon au retour de la congrégation, et par ce qu'il lui était échappé de dire qu'il ne fallait pas s'en tenir à un respective, mais aller plus avant ; ce qui selon moi, ne pouvait être dit à bonne intention par le personnage. Je sentis donc dès ce moment quelque mauvais dessein et quelque changement. J'ai cru ne devoir rien oublier pour approfondir ce qui en pouvait être, pour savoir, s'il était possible, le vrai état des congrégations,

 

(a) Revue sur l'original depuis le quatrième alinéa de la lettre jusqu'au troisième du post-scriptum. Le commencement et la fin de l'autographe n'existent plus.

 

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et ce que faisait le cardinal de Bouillon ; afin de remédier au mal qu'on pourrait avoir causé, et vous donner des instructions sûres. Voici ce que j'ai découvert.

Premièrement, tout ce que je vous ai marqué par mes précédentes de ce qui s'était passé dans les deux premières congrégations, est vrai au pied de la lettre. Excepté M. le cardinal de Bouillon, tous ceux qui avaient parlé, avaient fait des merveilles. Ils s'étaient expliqués en peu de paroles, avaient donné leurs vœux, et des qualifications précises aux propositions qui concernent l'amour pur, établissant le vrai sens des propositions, qu'ils faisaient voir être mauvaises et dans l'intention de l'auteur, et dans tout le contexte du livre. M. le cardinal de Bouillon revint désolé de ces congrégations. Il ne restait plus à parler sur cette matière que le cardinal Ottoboni et le cardinal Àlbani. Je voyais dans les yeux et dans les discours de tous nos amis une joie bien marquée : ils me disaient qu'il n'y avait qu'à les laisser faire, que tout irait bien et finirait promptement. L'assesseur m'avait assuré, il n'y avait pas quinze jours, qu'à Noël Messieurs les cardinaux auraient fini de donner leurs vœux, et qu'il ne resterait plus qu'à dresser la bulle. Le Pape et tous les cardinaux le faisaient assez entendre, et le croyaient.

Arriva le jour de la troisième congrégation. Le cardinal Ottoboni parla et le cardinal Albani ; c'étaient les derniers, après lesquels recommençait le tour de M. le cardinal de Bouillon qui parla très-longuement, et la congrégation finit. Depuis cette congrégation, il m'est revenu de tous côtés que l'affaire tirerait en longueur, qu'on faisait des difficultés. Toutes les personnes qui s'intéressent véritablement à la bonne cause, en ont été alarmées. Je savais que le Pape avait dit que le tout consistait à bien s'expliquer, parlant de M. de Cambray. Le commissaire disait que cette affaire ne finirait pas avant le carême. Les partisans de M. de Cambray, qui les dernières semaines étaient désespérés, commençaient à reprendre courage, et à dire que l'affaire ne finirait point. J'ai été au fond, et j'ai su par des voies sûres, puisque c'est par la voie du cardinal Casanate lui-même, et le P. Roslet par la voie du cardinal Albani, que M. le cardinal de Bouillon était

 

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cause de tout ce désordre. Le cardinal Casanate me dit hier que sans cette Eminence on aurait déjà voté sur vingt propositions; mais qu'on ne pouvait lui imposer silence, et qu'il n'avait pas été possible de l'obliger dans les trois premières congrégations à donner son vœu, ni savoir ce qu'il voulait conclure. Il ne conclut à rien la première fois qu'il parla : à la troisième congrégation qu'il parla contre, ce fut la même chose ; avant-hier qui était la quatrième, il demanda encore à parler, et je ne sais pas encore certainement s'il a donné son vœu par écrit, comme les cardinaux le lui ont demandé ; je le saurai avant de finir cette lettre. Ce que je sais, c'est que tous les cardinaux paraissaient indignés contre lui de l'embarras qu'il met dans cette affaire, qui sans lui n'aurait jamais trouvé et ne trouverait point de difficulté.

Le cardinal Casanate dit qu'il se perd dans les nues avec des raisonnements plus subtils que le jésuite, le carme et le sacriste n'ont jamais fait; enfin que tout son but est d'allonger et d'embrouiller. Le cardinal Albani a dit au P. Roslet que le cardinal de Bouillon paraît savoir très-mauvais gré à ceux qui contredisent son sentiment, et qui parlent trop fort contre M. de Cambray, et qu'il garde là-dessus très-peu de mesures. Le cardinal Casanate m'a ajouté quelques paroles, qui me font juger que la vue de M. le cardinal de Bouillon est de distinguer deux sens dans les propositions, suivant l'un desquels les propositions sont censurables, mais soutenables selon l'autre, qui sera selon lui celui de M. de Cambray, à qui il faudra bien nécessairement s'en rapporter sur cela. J'ai eu en même temps le plaisir de voir le cardinal Casanate me dire nettement, qu'on aurait raison de se moquer du saint Siège, s'il entrait dans ces prétendus doubles sens ; que c'était l'office du Pape et des cardinaux de déterminer que le sens naturel des paroles était bon ou mauvais ; que c'était cela précisément sur quoi on consultait le saint Siège, et sur quoi il fallait répondre ; qu'ainsi il fallait nécessairement décider, ou que le sens naturel des propositions de M. de Cambray était bon et catholique, ou qu'il était mauvais et digne de telle ou telle censure. C'est là précisément le point qui me paraît être bien entendu,

 

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non-seulement du cardinal Casanate, mais de presque tous les autres, et ce qui fait enrager M. le cardinal de Bouillon. Le cardinal Casanate m'a assuré que c'était une moquerie de vouloir parler plus d'un quart d'heure ; qu'il ne parlerait jamais davantage quand ce serait à lui à parler; qu'il était question de donner son vœu par écrit, et de qualifier nettement les propositions. Enfin il me parla en homme bien intentionné, bien persuadé de la bonne cause et de la malignité de M. le cardinal de Bouillon, qu'il dit très-nettement être seule à craindre.

Le cardinal Albani a parlé à peu près de la même sorte au P. Roslet, et le cardinal Casanate encore que le P. Roslet a vu aussi; ainsi on ne peut savoir plus clairement les démarches du cardinal de Bouillon, et ses bonnes intentions que je ne doute pas qui ne durent jusqu'à la fin. Le cardinal de Bouillon par son seul vœu allongera l'affaire de plus de deux mois, sans compter les anicroches qu'il ne manquera pas de trouver quand les cardinaux auront fini, et qu'il s'agira d'étendre la bulle. Je ne sais pour moi si l'on peut faire pis contre l'Eglise et par rapport aux intentions du roi.

Revenons à la congrégation de lundi dernier, qui était avant-hier, 8 de ce mois. M. le cardinal de Bouillon reparla encore le premier très-longuement, et sur l'amour pur; sur quoi il avait déjà parlé deux fois et sans pouvoir s'en lasser, puis sur l'article de l'indifférence. Je ne suis pas assuré s'il a laissé son vœu sur les propositions de l'amour pur et de l'indifférence ; vous le saurez à la fin de ma lettre. Pour les autres cardinaux qui suivaient, ils furent très-courts, et laissèrent leur vœu par écrit sur l'article de l'indifférence. Le cardinal Carpegna parla, et le cardinal Nerli: le cardinal Casanate qui se trouva un peu malade, ne voulut pas que rien pût arrêter, et me dit avoir envoyé son vœu par écrit, qu'on lut apparemment. M. le cardinal de Bouillon avait été trop long, pour que d'autres pussent parler.

Il arriva samedi au soir, 6 de ce mois, un courrier extraordinaire, qui apporta les paquets de la Cour. M. le cardinal de Bouillon était à Frescati, seul avec le P. Charonnier : il revint le lendemain. M. le cardinal de Bouillon parut plus consterné qu'on ne

 

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l'a jamais vu. Il a laissé le P. Charonnier à Frescati. J'ai quelque raison de croire qu'il n'a pas reçu des ordres agréables sur M. de Cambray. Si M. le cardinal de Bouillon s'est enfin résolu avant-hier dans la congrégation à laisser quelque vœu, je suis persuadé que le contenu des dépêches n'y aura pas peu contribué.

Je le vis lundi au soir, au sortir de cette congrégation : il battit extrêmement la campagne sur M. de Cambray, me dit qu'il voudrait que le secret du saint Office lui permît de me dire ce qu'il venait de dire. Je suis assuré qu'il ne m'aurait rien dit qui vaille : il croit endormir tout le monde avec ses beaux discours, mais il n'y réussit guère.

Hier, après m'être assuré du cardinal Carpegna et du cardinal Casanate par moi-même, et du cardinal Albani par le P. Roslet, de l'état des choses, et que toutes les longueurs venaient de l'embarras, de la malice et de la longueur affectée du cardinal de Bouillon, j'allai chez le cardinal Spada, que je savais avoir reçu par le même courrier extraordinaire des lettres pressantes "du nonce, pour le supplier de vouloir bien faire entrer le Pape dans la résolution de parler fortement demain à Messieurs les cardinaux pour les presser, leur ordonner de parler très-peu, de donner leurs vœux par écrit sur les propositions qu'ils auront à traiter. Il me dit que c'était bien son sentiment, qu'il le faisait ainsi, et presque tous les cardinaux; mais qu'on ne pouvait pas imposer silence à ceux qui ne voulaient pas finir ; que le Pape, tout Pape qu'il est, aurait même de la peine à y réussir ; qu'il espérait néanmoins qu'on y viendrait ; et que ceux (voulant me parler de M. le cardinal de Bouillon) qui n'avaient rien conclu pendant trois congrégations, avaient commencé la veille à le faire, et qu'il fallait espérer que cela continuerait. Je le fis souvenir des paroles qu'on m'avait comme données, que vers Noël on aurait fini. Il me dit que naturellement cela pouvait être; mais que cela ne dépendait ni du Pape, ni de lui, mais de MM. les cardinaux.

Il voit bien où est l'enclouure; mais il est très-modéré, très-sage, et a beaucoup de retenue : il n'en voit pas moins les manèges du cardinal de Bouillon. Je lui parlai fortement sur les deux sens qu on voulait donner aux propositions. Il convint avec moi des

 

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mêmes choses que le cardinal Casanate sur cela, et me parla fort bien là-dessus. Il m'assura que, quoi qu'on put faire pour allonger, cela ne pourrait pas être si long que je le craignais, et que sûrement dans le mois de janvier les cardinaux auront fini. Je pris la liberté de lui dire que si certaines gens continuaient, je ne le croyais pas, et que c'était au Pape à y mettre ordre; que pour le roi, il n'y oubliait rien.

J'ai su par un cardinal, qui n'est pas du saint Office, le sujet de la dernière dépêche et du nonce au Pape, et du roi à M. le cardinal de Bouillon. C'est sur la crainte que le roi dit avoir avec fondement, que dans la bulle qu'on suppose qui se fera contre M. de Cambray ceux qui ont intérêt de brouiller ne fassent insinuer quelques paroles en faveur des prétentions d'infaillibilité, qui seraient cause que cette bulle ne pourrait être reçue dans le royaume, et que le roi ne pourrait exécuter la parole qu'il a donnée au nonce sur cela. Sur quoi il ordonne à M. le cardinal de Bouillon de veiller, et d'en parler fortement au Pape. Je sais que M. le cardinal de Bouillon Irouve fort hors de propos cette démarche. Mais pour moi, quoique, j'avoue, je n'aie point entendu parler qu'on eût ici un pareil dessein, je trouve cette précaution excellente, et même qu'on l'ait fait de bonne heure, afin de couper court là-dessus, et qu'il n'en soit pas question quand on travaillera à la bulle, et que cela ne fasse pas de nouvelles difficultés et de nouveaux retardements.

Je vous dirai qu'il y a à peu près un mois que cette pensée me vint dans la tête. Je la communiquai au cardinal Casanate, qui me dit que ce ne pourraient être que des fous qui pussent avoir cette idée ; qu'il n'était pas question ici d'infaillibilité du Pape ; qu'il fallait que le Pape songeât à faire un décret conforme à la tradition, à l'Ecriture sainte, aux décrets de ses saints prédécesseurs, et qu'alors personne ne lui disputerait qu'en ce cas il ne fût infaillible ; et que sans aller plus loin, il n'y avait pas deux jours que parlant au Pape sur les Jésuites, qui se font valoir auprès de lui comme les défenseurs des prétentions de la Cour de Rome, il lui avait tenu le même discours; et lui avait ajouté par rapport à l'affaire de Cambray, que si Sa Sainteté ne suivait pas

 

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les règles de la tradition et de l'Ecriture dans son décret, assurément elle ne serait pas infaillible. Je ne sais comment j'ai oublié dans mes précédentes lettres de vous marquer ce discours, qui fut tel que je vous le dis. J'avoue que je serais assez curieux de savoir qui a pu donner cet avis à la Cour. Il faut qu'il ait été donné de bonne part; et encore une fois, quoi que M. le cardinal de Bouillon puisse dire, cela est venu très-à propos, et ne peut produire aucun mauvais effet. Cela est d'autant meilleur, que je sais que M. le cardinal de Bouillon en est très-fâché : c'est signe qu'il pensait peut-être à cette nouvelle brouillerie ; mais il en trouvera bien quelque autre.

Pour vous dire à présent comment se sont comportés les cardinaux Ottoboni et Albani, j'y vois un peu de doute. Pour le cardinal Albani, au fond je pense qu'il va bien; mais il n'a pas été si rondement que les autres : c'est sa manière, et le P. Roslet en répond. Pour moi, je crains toujours un peu. Ce sera un grand effort pour lui, s'il rompt en visière à son ami le cardinal de Bouillon. Pour le cardinal Ottoboni, il veut que je croie qu'il va bien; mais j'ai remarqué tant de petitesse et d'affectation dans ses manières, que je crains, malgré son théologien, qui m'a parlé ouvertement là-dessus. Vous saurez qu'il aura un peu biaisé : on le croit ainsi. Je vais sortir pour voir Sa Sainteté si je puis; et au retour je reprendrai ma lettre.

P. S. J'achève ma lettre, et me dépêche pour faire partir le courrier.

J'ai vu Sa Sainteté, après avoir su par le P. Roslet son audience de ce matin. Sa Sainteté est informée de tout : elle est indignée contre M. le cardinal de Bouillon, et elle m'a promis de parler fortement. Elle veut absolument que les cardinaux donnent le vœu et la qualification par écrit. Je n'ai rien oublié de ce qui peut faire connaître l'importance de finir bientôt. Il est certain, quelque bonne intention qu'elle ait, qu'il n'y a que le roi et le nonce qui la puissent remuer efficacement et résoudre à agir, malgré les impressions continuelles et les continuels assauts que les protecteurs de M. de Cambray lui donnent. Il le faut soutenir

 

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jusqu'à la fin et presser plus que jamais, coup sur coup. Il m'a fort demandé des nouvelles de votre santé. Il sait la petite maladie de M. de Paris et sa guérison. Il m'a dit qu'enfin certaines gens avaient commencé à donner par écrit quelque chose. Il n'aime point le cardinal de Bouillon, mais il le craint. Qui ne le craindrait ?

J'ai vu encore l'assesseur, qui m'a confirmé que M. le cardinal de Bouillon avait conclu. Il m'a assuré qu'on ne s'arrêterait point aux prétendus sens cachés du livre, mais qu'on qualifierait les propositions ut sonant, et qu'on voulait les condamner in sensu obvio et naturali. C'est aussi ce que j'ai tâché de faire comprendre au Pape. Je n'ai rien pu apprendre sur les qualifications que M. le cardinal de Bouillon pouvait avoir données aux propositions. Je suis bien assuré qu'il n'a pas condamné les propositions dans le sens de son ami, ni dans le sens obvio et naturali. Il aura apparemment distingué deux sens, comme s'agissant de propositions équivoques, qu'il est de l'équité d'expliquer suivant la déclaration de l'auteur. Il aura condamné la doctrine du cinquième état, qui exclurait l'espérance; mais il aura soutenu que les propositions ne l'excluent pas dans le sens qu'y donne M. de Cambray. Il est difficile qu'il dise quelque chose de bon; mais par ce qu'il m'a avancé lui-même, par ce que m'ont rapporté les autres, je suis presque assuré que son vœu va là. Au moins est-il bien certain que tel qu'il est, il ne l'a donné qu'à l'extrémité, et qu'après avoir voulu voir s'il ne pourrait pas former quelque parti. Ce serait vouloir se tromper trop visiblement, que de croire qu'il ne se conduira pas jusqu'à la fin dans le même esprit, au péril de tout, même d'encourir la disgrâce du roi, à qui il croit toujours pouvoir en imposer. Il agira toujours de mauvaise foi.

Mais quel remède à un si grand scandale? J'avoue que je n'en connais point. Après tout ce que ce cardinal voit, tout ce qu'il sait, que peut-on faire de plus que d'aller à des extrémités qu'on ne saurait conseiller? Je puis vous dire seulement que tout le monde, les cardinaux et le Pape s'étonnent de la patience du roi et de l'insolence de M. le cardinal de Bouillon.

L'état des choses, que je n'ai pu éclaircir qu'aujourd'hui, m'a

 

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déterminé à dépêcher un courrier, et cela pour plusieurs raisons : la première, est l'ordre que vous m'avez donné de le faire dans des conjonctures aussi essentielles; la seconde, afin que l'on voie à la Cour les mesures qu'on peut prendre, sans perdre un moment de temps, par rapport au Pape et à M. le cardinal de Bouillon, et qu'on sache à quoi s'en tenir sur la conduite de ce ministre ; la troisième, est que M. Poussin m'a averti que M. le cardinal de Bouillon était très-inquiet, et se défioit de ses propres domestiques, qu'il avait ouvert leurs lettres, et qu'il craignoit cet ordinaire qu'il ne s'avisât peut-être d'envoyer ouvrir celles qu'on porterait à la poste; quatrièmement, parce que M. le cardinal de Bouillon retarde de huit jours à renvoyer le courrier extraordinaire dépêché de la Cour, et cela afin qu'on ne soit pas informé sitôt de ce qui se passe ici. Enfin je me suis déterminé éprendre cette voie, prévoyant qu'au moyen du courrier extraordinaire que je dépêche aujourd'hui et de celui que M. le cardinal de Bouillon renverra dans huit jours, j'aurai la faculté d'instruire promptement de tout ce qui se fait dans un commencement aussi essentiel que celui-ci.

Le Sieur Feydé, agent du grand-duc, me donne un homme sûr qui porte mon paquet à Fforence, qu'il adresse à M. le grand-duc; et M. le grand-duc fera repartir sur-le-champ un courrier, qui sera adressé à M. le marquis Salviati, qui vous fera tenir ma dépêche. Vous verrez avec M. le marquis Salviati à pourvoir aux frais du courrier, et à le renvoyer si vou- jugez à propos : c'est ce dont je suis convenu avec le Sieur Feydé. Je ne pouvais prendre de voie plus sûre, plus prompte et plus secrète. Par là nous ne serons pas à la merci de quelque fripon, ou qui reste quinze jours en chemin, ou qui ne puisse courir.

Je vous ai mandé plus d'une fois combien l'agent de M. le grand-duc fait bien ici : je vous prie d'en parler dans l'occasion.

M. Poussin continue à faire tout ce qu'il peut pour nous seconder. M. le cardinal de Bouillon le hait à la mort, et fait tous ses efforts pour que M. le prince de Monaco ne le prenne pas à son service. Cela seul devrait opérer un effet contraire. Je vous prie de ne pas négliger dans cette occasion les intérêts de M. Poussin,

 

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d'en parler en particulier à Madame de Maintenon, qui est déjà très-bien disposée en sa faveur, aussi bien que tous les ministres. M. le prince de Monaco, que M. le cardinal de Bouillon a prié de ne le point continuer dans son emploi, sera embarrassé ; mais quand il dira que le roi et les ministres l'ont souhaité, que pourra répondre M. le cardinal de Bouillon? J'en écris autant à M. de Paris.

M. le cardinal de Bouillon croit ne pouvoir être convaincu à cause du secret du saint Office, et il niera tout ; mais les actions et les faits parlent.

M. Madot voulait vous écrire : je me suis chargé de vous faire ses très-humbles remerciements. C'est un gentilhomme qui a de l'esprit et du mérite, et qui est très-fort de mes amis.

M. l'abbé de la Trémouille a enfin parlé au Pape, à peu près comme j'aurais souhaité qu'il le fit il y a un an; mais il m'a assuré avoir bien parlé, et je l'en remercierai de votre part.

Le Pape m'a déclaré ce soir, ainsi qu'au P. Roslet ce matin, qu'il était bien éloigné d'improuver la Censure do la Sorbonne et le procédé de M. de Paris à ce sujet.

Les Jésuites ont fait tous leurs efforts auprès du grand-duc, mais inutilement. Ils ne s'oublient pas ici, et le P. Chiffonnier surtout.

Le quiétisme s'est découvert dans le royaume de Naples.

Si le prince de Monaco arrive ici avant la décision de l'affaire de M. de Cambray, qu'il n'ait pas confiance en moi, et ne témoigne point de vigueur par rapport au succès de cette affaire, il nous fera plus de mal que de bien. La seule apparence qu'il aurait de vouloir ménager là-dessus M. le cardinal de Bouillon, serait pernicieuse.

On ne publie pas encore ici la réponse aux Mystici in tuto, qu’on dit arrivée. L'ouvrage que vous projetez me paraît bon : tout ce qui viendra de vous sera bien reçu des honnêtes gens.

J'oubliais de vous dire que la rage des Cambrésiens sur la censure des docteurs, a été au point qu’ils ont distribué aux cardinaux des lettres anonymes en italien et en français, excessivement insolentes contre M. de Paris, qu’ils accusent d'avoir forcé

 

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les docteurs à signer : mais les déclamations indécentes n'ont fait ici aucune impression. Les Jésuites sont les seuls qui les aient approuvées, parce qu'ils ont publié les mêmes choses.

 

LETTRE CCCXCIX. BOSSUET A   SON- NEVEU  (a). A Paris, 15 décembre 1698.

 

J'ai reçu votre lettre du 25 novembre. Je suis très-content du progrès de l'affaire. Il ne faut point perdre de temps à cause du grand âge du Pape.

J'ai reçu la Réponse de M. de Cambray sur les Remarques : je ne l'ai pas encore lue. Mon frère et M. Chasot disent que ce n'est que redites : je verrai s'il est besoin que je réponde. M. le nonce paraît y répugner: je prendrai dans peu mon parti. Dans mon inclination, je ne laisserais jamais un méchant esprit à repos.

Je conviens que M. le cardinal Casanate serait un grand et digne sujet (b) : j'en parle toujours ici comme je dois. Quand on aimera fortement l'Eglise, il ne faudra regarder que lui.

M. l'archevêque de Paris est celui qui est le plus opposé à écrire, parce que le cardinal de Bouillon, à mon avis, a été chapitré dans les précédents.

Quand M. de Cambray rejette la condamnation sur Madame de Maintenon, il montre ses mauvais desseins.

M. d'Argenson interroge Madame Guyon par rapport à M. de Cambray; et l'on a déjà trouvé que c'était lui que Madame Guyon entendait sous le nom qui est marqué Relation, section VI, n° 18 (c).

 

(a) Revue et complétée sur l'original. — (b) A la papauté.— (c) Voici le passage indiqué par Bossuet : » Le P. La Combe était celui qui lui avait été donné d'une façon particulière et miraculeuse : s'il était devenu son père spirituel, elle avait premièrement été sa mère : c'était le seul à qui elle communiquait la grâce, quoique de loin, avec toute la tendresse qu'elle représente dans sa Vie, jusqu'à se sentir obligée pour la laisser évaporer, de lui dire quelquefois : « O mon fils, vous êtes mon fils bien-aimé dans lequel je me suis plue uniquement. » Dieu lui avait pourtant donné dans sa prison, et comme le fruit de ses travaux, un autre homme encore plus intime que le P. La Combe; « et quelque grande que fût son union avec ce Père, celle qu'elle devait avoir avec le dernier était encore toute autre chose. » (Vol. XX, p. 148.) M. d'Argenson découvrit, en interrogeant Madame Guyon, que cet être si chéri, ce dernier bien-aimé, c'était M. de Cambray.

 

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La liaison de la Dame avec lui est manifeste. Pour le crime entre le P. La Combe et Madame Guyon, il est prouvé.

Alcala n'est rien (a). On parle de la thèse de Louvain : je la fais chercher, et ne l'ai pas vue.

Je remets à M. Chasot de vous donner des nouvelles de mon frère. Il a un peu de fièvre avec quelque sentiment de goutte.

M. de Monaco m'a parlé de vous très-obligeamment. Je ne partirai pas d'ici pour Meaux sans l'entretenir à fond : j'en suis très-content. Il partira au commencement de l'année prochaine. J'embrasse M. Phelippeaux, et je suis très-content de sa lettre du 25 novembre.

 

LETTRE CD. M. DE NOAILLES, ARCHEVÊQUE DE PARIS, A L'ABBÉ BOSSUET. 15 décembre 1698.

 

Vous n'aurez qu'un mot de moi aujourd'hui, Monsieur; car j'ai très-peu de temps. Je reçus hier votre lettre du 25 : elle me donne bien de la joie par les bonnes nouvelles que vous me mandez. Il y a lieu d'espérer qu'enfin la bonne doctrine triomphera ; mais comme on n'est sûr de rien, surtout avec de certaines gens, que quand les choses sont entièrement faites, ne cessez point de presser et de veiller pour empêcher que les efforts et les artifices de

 

 (a) Pour affaiblir l'effet qu'avait produit la décision des docteurs de Paris, l'archevêque de Cambray lit répandre le bruit que les facultés d'Alcala, de Salamanque et de Louvain approuvaient sa doctrine. Il avait effectivement envoyé quatre propositions captieuses à ces facultés; personne ne les signa. Un docteur d'Alcala, donnant comme possible ce que l'archevêque tenait pour existant, lui accorda cette proposition : Possibilis est amor Dei sine ullo respectu ad creaturam ; mais quand il vit l'usage criminel qu'allaient en faire les quiétistes, il la combattit. Comme nous l'apprend Phelippeaux, Helat., part. II, p. 156 et suiv., l'université de Salamanque n'attendait que le livre des Maximes pour le condamner. Enfin la faculté de Louvain se montra toujours contraire aux erreurs cambrésiennes, et nous savons que le docteur Sleyaert se disait prêt à les combattre.

 

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la cabale n'obtiennent encore quelque chose de préjudiciable à l'Eglise.

M. de Monaco se dispose à partir incessamment : s'il ne le peut faire à la fin de ce mois, ce sera au plus tard les premiers jours de l'autre : vous pouvez l'assurer, car j'en ai eu encore des nouvelles aujourd'hui.

Le dernier écrit de M. de Cambray est bien mauvais en toutes manières; mais quelque tort qu'il ait, rien ne retiendra sa plume qu'une décision de Rome. Il ne faut pas compter qu'on le fasse taire à force de lui répondre ; il ne voudra jamais avoir le dernier, et ne trouvera rien sans réplique. Nous en conférerons M. de Meaux et moi. Je ne l'ai pas vu depuis que j'ai lu ce bel ouvrage qui est ici très-rare : je l'eus hier quelques heures. Je suis toujours comme vous savez, Monsieur, à vous de tout mon cœur.

 

LETTRE CDI. M. LE TELLIER, ARCHEVÊQUE DE REIMS, A L'ABBÉ BOSSUET. A Versailles, lundi 15 décembre 1698.

 

Votre lettre du 25 du mois passé m'a appris qu'un courrier extraordinaire a porté de Cambray à Rome, la Réponse de ce prélat aux Remarques de M. de Meaux. Vous m'auriez fait un grand plaisir, si vous m'aviez adressé par la poste cette Réponse, qui n'est point encore publique en ce pays-ci : je l'ai seulement parcourue hier entre les mains de M. le nonce, à qui M. de Cambray en a adressé un exemplaire.

Nous attendons avec une grande impatience la nouvelle de la fin de cette affaire : l'espérance presque certaine que vous me donnez du triomphe de la vérité, me fait un très-grand plaisir. On ne peut être plus à vous que j'y suis.

 

L'Arch. duc de Reims.

 

 

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LETTRE CDII. L'ABBÉ BOSSUET A SON ONCLE Rome, ce 16 décembre 1698.

 

J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire de Meaux le 24 novembre. Je vous écris celle-ci par le courrier extraordinaire, qui doit partir demain matin. M. Poussin me répond de la lettre. J'écris en petit caractère par nécessité, afin que le paquet tienne moins de place.

On tint hier la cinquième congrégation. Il m'a été impossible d'en savoir encore aucune nouvelle sûre; mais avant minuit je ne désespère pas d'en apprendre, et de joindre à cette lettre ce qu'il faudra là-dessus. Voici ce qui s'est passé depuis ma dernière du 10, envoyée par M. l'abbé Feydé et M. le grand-duc, que je suppose arrivée avant que vous receviez celle-ci.

Le Pape m'avait promis de parler jeudi 11 fortement à la congrégation. La nuit du 10 au 11, le Pape se trouva un peu incommodé d'un rhume de cerveau, il voulait venir à la congrégation, mais on l'en empêcha: ce rhume lui continue, mais sans autre incommodité. Il donna vendredi et samedi ses audiences accoutumées : avant-hier Monseigneur Giori le vit. Cela a empêché le Pape de pouvoir faire par lui-même ce qu'il avait eu la bonté de me promettre; mais j'ai su qu'il avait donné ordre au cardinal Spala de dire ce qu'il faut, et on m'a déclaré qu'on avait pris des mesures pour remédier aux longueurs, au moins c'est ce qu'on veut que je croie. Si les remèdes sont efficaces, je ne puis l'assurer : il paroit seulement que le Pape et les principaux cardinaux ont bonne intention.

Il est plus que certain que M. le cardinal de Bouillon fait du pis qu'il peut. Il voit à présent qu'une définition ne peut être que tragique pour M. de Cambray, et tout son esprit est en conséquence tourné à trouver des expédients pour allonger, à faire naître des difficultés, à perdre le temps en vains discours sans conclure, à parler hors de son rang, même jusqu'à interrompre

 

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les autres. Comme la matière est délicate, subtile, difficile pour ce pays-ci, on prend l'autorité de décider à tort et à travers, parce que la langue ne peut trouver des expressions telles qu'on les voudrait. Mais ce qui est de pis, on propose du travail pour plus de deux ans; que dis-je? pour plus de cent ans, sous prétexte de couper, dit-on, la racine du mal. On soutient qu'il ne faut pas se contenter de répondre sur le livre ; mais qu'il faut donner des règles de langage, examiner de nouveau les mystiques, ce qu'il y a à retrancher et à approuver dans leurs livres, faire une exposition de la doctrine de l'Eglise sur tous les points qui ont quelque rapport au quiétisme et aux matières agitées. D'un autre côté, si l'on feint de paraître zélé contre la mauvaise doctrine en général, on l'est encore plus pour faire valoir les prétendues bonnes intentions de M. de Cambray, pour soutenir que les propositions du livre sont susceptibles de plusieurs sens, qu'elles ne sont pas univoques, voilà le terme; qu'ainsi on ne les peut condamner absolument. Enfin on s'épuise à mettre en œuvre mille autres belles raisons, que vous avez sans doute entendu dire mille fois.

Comme on avait prévu une partie de ces prétextes, on avait eu aussi soin de prévenir sur la personne et sur tout le reste ; et les efforts que M. le cardinal de Bouillon a faits pour persuader, n'ont pas tout à fait eu le succès qu'il désirait. Ce qui lui réussit parfaitement, c'est en interrompant, en parlant hors de son rang et plus d'une fois, d'allonger les congrégations, et de marquer ainsi sa bonne volonté. M. le cardinal de Bouillon n'a pu, de tous les cardinaux, entraîner à son avis que le cardinal Ottoboni, qui m'a trompé net; c'est-à-dire qu'il entre dans la justification de quelques sens de l'auteur, et qu'il approuve les difficultés et les vues proposées par M. le cardinal de Bouillon. Son théologien, qui m'avait assuré de son suffrage, a été, à ce qu'on m'a dit, gagné par M. le cardinal de Bouillon, qui lui a promis un évêché. Je l'ai découvert ; et depuis deux jours j'ai fait jouer une batterie par M. l'abbé Feydé, qui a des moyens plus efficaces pour faire parvenir à cette dignité que M. le cardinal de Bouillon. Ainsi j'espère quelque changement ; d'autant plus que le cardinal Ottaboni

 

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a été un peu intimidé, et qu'il ne se voit appuyé que de M. le cardinal de Bouillon, qu'il sent être au fond moins que rien.

Pour le cardinal Albani, il est certain qu'il a ménagé M. le cardinal de Bouillon et M. de Cambray, mais néanmoins d'une manière assez adroite pour ne pas donner beaucoup de prise sur lui. Il n'a approuvé en rien le livre, mais il a un peu biaisé sur les propositions, sur les divers sens, sur les difficultés de cette affaire, enfin il n'a pas parlé net. Je le lui ai fait reprocher par le P. Roslet. Il s'est récrié fortement là-dessus, disant qu'il avait bien des ennemis, mais qu'on verrait à la fin, s'il était chargé de faire la bulle. J'avoue franchement que sans le P. Roslet, à qui cet adroit politique promet par rapport à M. de Paris monts et merveilles sur cette affaire, je craindrais de lui extrêmement; mais que dire quand le P. Roslet en répond? Ce qu'il ne peut excuser, c'est son ambition, qui l'empêche de s'opposer franchement à M. le cardinal de Bouillon et à ses mauvais desseins. Il en dit au P. Roslet tout ce qu'on en peut dire de désavantageux, et puis dans l'occasion il appréhende de déplaire à cette Eminence. Cependant une parole que m'a dite le cardinal Casanate, qui est qu'il espérait qu'il irait bien, me met un peu l'esprit en repos sur son sujet. Mais j'avoue que je vois trop de finesses dans cet esprit, pour m'y fier absolument. J'ai pris la liberté de dire au cardinal Albani lui-même en deux circonstances, qu'on ne devait se fier ici qu'aux actions, et non aux paroles. Il a toujours évité le plus qu'il a pu de me parler, sous prétexte qu'il savait tout par le P. Roslet, et me faisant assurer qu'il serait le plus fort de la congrégation contre le livre, ajoutant qu'il en agissait ainsi pour ne pas donner d'ombrage : c'est sa manière, il a fallu s'en tenir là. J'ai résolu d'avoir avec lui une conversation vigoureuse, sans manquer à rien. Il faut avouer que le P. Roslet fait tout ce qui est possible auprès de lui ; mais l'un est François, et l'autre bien Italien.

On ne peut douter de l'ardeur de la cabale, et il serait difficile de se tromper sur celle des protecteurs de M. de Cambray, qui se manifeste plus que jamais. Il n'est que trop certain que le P. Charonnier soutient plus que personne, M. le cardinal de Bouillon

 

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dans ses premiers engagements. C'est lui sûrement qui fait tous ses discours : et que ne doit-on pas attendre d'un pareil jésuite? Il est connu en France ; il commence à se faire connaître ici pour un homme sans religion. Deux personnages sages, du monde à la vérité, mais dont je suis sûr comme de moi-même pour la probité, m'ont certifié que le P. Charonnier disait assez hautement que pourvu qu'on vécût bien moralement, toute religion était bonne et probable. En vérité, je le dis devant Dieu, le P. Charonnier est l'opprobre du genre humain. Il perd le pauvre cardinal de Bouillon. Je suis persuadé que le plus grand service qu'on pourrait rendre à l'Etat et à cette Eminence, ce serait d'ordonner à M. le cardinal de Bouillon de le renvoyer. Il n'y a que le roi qui le puisse faire. Ce que ce jésuite a dit contre ce prince et Madame de Maintenon, ne se peut imaginer. Ils sont bien d'accord là-dessus, lui et M. le cardinal de Bouillon. En vérité pour peu qu'on ait de religion et d'inclination pour le roi, on frémit en voyant de pareils personnages.

Tous les cardinaux assistèrent hier à la congrégation. On m'a dit, et c'est le général de la Minerve, que ceux qui veulent trouver plusieurs sens dans les propositions pour avoir prétexte d'embrouiller par là, se servent de la censure de Sorbonne disant que ces docteurs y avaient reconnu eux-mêmes ces divers sens, et avaient mis des quatenùs; qu'ainsi ces propositions pouvaient avoir un sens contraire : ne voulant pas voir que le quatenùs dans cette censure désigne le sens obvius et naturalis, et le détermine.

L'ingratitude de M. le cardinal de Bouillon à l'égard du roi, qui lui avait confié ce qu'il y a dans le monde de plus important et lui avait pardonné avec une générosité sans exemple (a) étonne ici tout le monde. Mais après cela, si le roi ne frappe fort, on croira ici plus qu'en tout autre lieu, qu'on peut l'offenser impunément.

Pour moi, dès le premier moment que je vis M. de Cambray résolu de venir à Rome malgré le roi, je fus persuadé que sa

 

(a) On sait que le cardinal de Bouillon prétendait l'emporter sur Louis XIV par la noblesse et l'antiquité de sa race.

 

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partie était faite avec les Jésuites et M. le cardinal de Bouillon. Sans cela, qui aurait pu s'imaginer que M. de Cambray refusât toute voie de conciliation pour se rendre à Rome, voyant le roi si ouvertement déclaré contre lui, qui écrivait avec tant de force, qui témoignait si hautement sa résolution et ses sentiments, et qui aurait eu à Rome un ministre fidèle et de plus cardinal du saint Office? Il faut donc compter comme indubitable que dès que M. le cardinal de Bouillon vint à Borne, la cabale était assurée de lui, et qu'ils avaient fait dès ce temps ligue offensive et défensive envers et contre tous. La suite l'a assez démontré, et on ne le voit que trop. Ce serait se flatter que de s'imaginer que les dispositions puissent changer. Si vous demandez après cela quel remède on peut apporter à ce grand mal, j'avoue que je ne vois que deux partis à prendre : ou bien de continuer à ménager, comme on a fait, M. le cardinal de Bouillon, en tâchant de le faire revenir par la douceur, et au pis d'espérer qu'à la fin le Pape se déterminera malgré les efforts de la cabale ; ou si l'on craint que par ses intrigues elle ne réussisse à éloigner la décision de cette affaire, on pourrait faire envisager à M. le cardinal de Bouillon le coup prêt à l'accabler, lui déclarer qu'on s'en prendra à lui du plus petit retardement ; et pour lui prouver que ces menaces sont sérieuses, commencer à les exécuter. Voilà sur ce qui regarde M. le cardinal de Bouillon.

Par rapport au Pape, le roi pourrait donner un mémoire au nonce, dans lequel on marquerait que Sa Majesté est avertie des efforts que l'on fait pour rendre inefficaces les bonnes intentions de Sa Sainteté relativement à la prompte décision de l'affaire du livre; que les protecteurs déclarés de M. de Cambray avaient déjà assez fait paraître leur crédit sur l'esprit du Pape, quand ils l'ont obligé à augmenter le nombre des examinateurs dans le temps où l’on devait espérer une décision prompte et absolument nécessaire, demandée par Sa Majesté avec tant d'instance et promise par Sa Sainteté ; que par là ils avaient su mettre la division dans ces assemblées, et causer un scandale dont les hérétiques triomphaient en prenant occasion de tourner en dérision le saint Siège, dont aussi les malintentionnés de son royaume se servaient pour

 

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y mettre la division et le trouble, et semer impunément de nouvelles doctrines ; que les mêmes protecteurs du livre, également ennemis de son Etat et du saint Siège, n'avaient pas moins fait paraître leur pouvoir et leur malice dans le cours des différents examens de ce livre, surtout en empêchant Sa Sainteté d'ajouter, comme elle l'avait résolu, un ou plusieurs examinateurs au mois de mars, qui auraient pu lever le partage, et faire connaître plus clairement la vérité ; que Sa Majesté était bien informée qu'on continuait les mêmes artifices auprès de Sa Sainteté et de MM. les cardinaux, pour tâcher de tirer à des longueurs infinies, et d'éterniser une affaire qui devrait être finie il y a longtemps pour l'honneur du Pape et du saint Siège, que les évêques et les universités de son royaume aurait terminée bientôt, si Sa Majesté le leur avait voulu permettre ; qu'elle l'avait empêché jusque-là, espérant que Sa Sainteté aurait quelque égard à ses prières et au péril imminent de la religion ; qu'enfin tout ce qu'il savait qu'on remuait à Rome en faveur d'une aussi pernicieuse doctrine, reconnue pour telle par toutes les personnes les plus éclairées de son royaume, lui faisait appréhender avec raison que Sa Sainteté ne se laissât surprendre de nouveau, quoiqu'avec la meilleure intention, aux artifices de la cabale ; qu'il croyait être de son devoir de lui présenter là-dessus le tort que cela ferait à sa réputation, etc. ; qu'il n'était question que d'un petit livre et d'une doctrine déjà condamnée par ses prédécesseurs, et dont on voyait les funestes effets dans toutes les parties du monde, jusque sous les yeux de Sa Sainteté ; qu'enfin Sa Majesté lui demandait un remède prompt et efficace à un si grand mal, une décision qui pût être reçue dans son royaume : sinon qu'il ne pouvait s'empêcher de lui déclarer qu'il prendrait un plus long retardement pour un refus, etc. ; et qu'au lieu d'attendre une décision qui ne viendrait peut-être plus à temps, il se croirait obligé, pour garantir son royaume d'une pareille peste, d'employer les moyens que Dieu lui avait mis en main, etc.

Je n'ai pu me dispenser de vous communiquer ces idées ; mais je pense qu'il est absolument nécessaire de marquer quelque chose de fort, de précis, sur les protecteurs de M. de Cambray, sur la

 

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facilité du Pape, sur la faveur que trouve ici un archevêque auteur du scandale, perturbateur du repos de l'Eglise et de son pays ; en un mot, quelque chose qui pique le Pape, qui mortifie les malintentionnés, qui anime ceux qui servent bien, et qui montre la verge.

Je voudrais qu'on ne menaçât pas précisément, mais qu'on fit entendre qu'on ne pourrait peut-être s'empêcher d'appliquer un remède convenable et prompt à un mal, qui infecte le royaume de toutes parts ; que le roi se montrât piqué du peu de considération qu'il paraît que cette Cour-ci a pour sa personne, pour le bien de l'Eglise et de son royaume, en faisant sentir que cette conduite n'est pas propre à l'engager, ni lui, ni les évêques, à s'adresser jamais à Rome dans les affaires qui surviendront (a). On ne manque pas de bien prêcher ici cet évangile ; mais un pareil discours dans la bouche du roi ferait tout un autre effet. Surtout il est à propos d’observer que la doctrine du livre est manifestement très-mauvaise, très-pernicieuse ; qu'on n'hésite pas là-dessus en Fiance, et qu'on s'attend que la décision du saint Siège sera conforme au jugement qu'on porte de tous côtés du livre.

Comme ceux qui ont dû donner leur avis dans la congrégation d'hier sur l'article de l'indifférence ont déjà bien parlé sur la matière de l'amour pur, je ne doute pas que cette congrégation ne se soit assez bien passée ; mais ce qui cause tout le mal, ce sont ceux qui commencent et qui finissent, qui sont d'intelligence, et qui trouveront peut-être moyen d'embrouiller la matière. Sur quoi je puis assurer que M. le cardinal de Bouillon n'oubliera rien; et il est difficile, si on le laisse faire, qu'il ne fasse du mal, quand il ne ferait que celui d'allonger, qui en est certainement un très-grand. Il est en son pouvoir d'incidenter sans fin; et il n'y manquera pas, s'il continue à ne pas se soucier de déplaire au roi. Au reste il n'y a pas de temps à perdre, si l'on veut faire avancer cette Cour-ci. Jugez des longueurs et des difficultés que M. le cardinal de Bouillon peut seul occasionner, quand il s'agira de dresser la bulle qui doit passer per manus. Je ne puis m'empêcher de dire que ce sera un miracle si la bulle est telle qu'on

 

(a) Et la nécessité?

 

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la souhaite et qu'on devrait l'espérer, en cas que M. le cardinal de Bouillon continue ses manœuvres, et que la crainte du roi ne lui fasse pas prendre le parti de se retirer. Vous croyez bien qu'on ne laissera pas de poursuivre avec courage le jugement, et que nous n'oublierons rien, comme nous avons toujours fait, pour obtenir une prompte et bonne décision. Mais enfin il est à propos qu'on sache que ce qui ne ferait aucune difficulté et ce qui passerait tout d'une voix, en souffrira de très-grandes par la seule présence du cardinal de Bouillon. Je ne laisse pas de très-bien espérer de la fin; mais pour répondre qu'elle arrive bientôt, cela ne se peut, tant que M. le cardinal de Bouillon assistera aux congrégations.

Il revint hier assez abattu de la congrégation. Son cher P. Charonnier s'enferma avec lui très-longtemps. L'abbé de Chante-rac aura déjà été averti de tout. M. le cardinal de Bouillon a fait mettre la congrégation au lundi, afin que je ne pusse pas être aussi aisément instruit de ce qui s'y passe, et que je ne sois pas en état d'écrire le mardi suivant : il croit par là gagner une huitaine. Je ne doute pas que le cardinal de Bouillon n'ait déjà fait entendre au roi que la décision ne pourra être précise, et laissera à M. de Cambray des prétextes pour échapper. J'en vois bien la raison ; c'est qu'il veut qu'on ne lui impute pas le mal qu'il a dessein de faire.

Les avertissements que le roi a fait donner depuis peu sur l'article de l'infaillibilité, me paraissent de plus en plus très-à propos. Je sais que le cardinal de Bouillon en est très-fâché, et c'est marque qu'ils étaient fort nécessaires.

J'eus vendredi dernier une conversation de près de quatre heures tête à tête avec M. le cardinal de Bouillon, où j'ai approfondi avec lui les principaux points tant sur le livre que sur les faits. Il y fut parlé des intentions du roi ; il y fut question des Jésuites. J'ai fait voir clairement à M. le cardinal de Bouillon l'état des choses d'une manière bien forte : jamais homme n'a été plus embarrassé, et n'a jamais montré plus de mauvaise intention et de souplesse. Il ne pèche pas par ignorance; car il voit tout et sait tout mais à quelque prix que ce soit, il veut défendre le

 

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livre et l'excuser. Encore une fois, il faut toucher fortement.

Je vous envoie une dernière feuille corrigée de la Réponse de M. de Cambray, avec un errata, envoyée depuis peu à l'abbé de Chanterac. Il n'y a de remarquable que l’errata, premièrement parce qu'il porte en titre : Fautes à corriger dans quelques exemplaires. Donc il y a des exemplaires différents les uns des autres. En second lieu dans la seconde faute à corriger, au lieu de représenté tout court, ce qui s'entendait naturellement du roi et des puissances, et ce que tout le monde a trouvé de la dernière insolence, il a corrigé et mis, représenté aux autres prélats. Vous voyez l'artifice : il aura d'abord fait entendre tout ce qu'il aura voulu, et puis dans un errata donné après coup il substituera ce qu'il lui plaira. Il n'y a rien du reste de considérable. Les exemplaires distribués ne seront point changés, et restent sans cet errata. Au reste je suis étonné qu'au 24 de novembre vous n'eussiez pas encore-vu à Paris cette insolente Réponse : il y a du mystère là-dessous. M. de Cambray a peur sans doute que vous ne répondiez à temps, ou bien il ne veut distribuer sou écrit qu'ici et cela me paraît bizarre, extravagant, et d'une mauvaise foi publique. J'ai bien fait de vous l'envoyer ; car peut-être ne l'auriez-vous pas sans cette précaution.

J'apprends que les Jésuites font tout ce qu'on peut s'imaginer pour embrouiller l'esprit du Pape, qui change de situation de jour à autre. Il dit dernièrement à une personne qu'il était bon, dans une affaire aussi importante, d'aller doucement. Il faut que le roi parle efficacement au nonce. Je ne sais si le roi ne pourrait pas témoigner son ressentiment aux Jésuites et au P. de la Chaise en particulier, de l'acharnement avec lequel ces Pères continuent à faire tout ce qui peut lui déplaire. Ne serait-il pas aussi à propos que Sa Majesté fit connaître à la famille du cardinal de Bouillon son mécontentement de la conduite de ce cardinal?

La défense de M. de Cambray se réduit à présent aux deux sens de son livre, le naturel et celui qu'il a pu avoir en vue. Mais pour le vouloir excuser, il faudrait premièrement recevoir ses explications et les approuver, ce que ne peut jamais faire

 

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l'Eglise romaine. Ainsi il n'est question que de finir une contestation, où l'on demande la condamnation des propositions d'un livre in sensu obvio et naturali, ut jacent ex antecedentibus et consequentibus.

Je viens d'apprendre que la congrégation d'hier se passa assez heureusement. Le cardinal Casanate parla fortement, brièvement et bien ; le cardinal Marescotti sur le même ton ; les cardinaux Spada et Panciatici firent de même, ainsi que le cardinal Ferrari : le cardinal Noris ne put parler. Quelques-uns veulent que le cardinal Noris n'aille pas tout à fait bien ; mais je crois savoir le contraire. La première congrégation est à craindre : cependant les cardinaux Ottoboni et Albani, favorables au cardinal de Bouillon, sont un peu intimidés.

Le cardinal lmpériali est fort jésuite. Ce cardinal se trouve parent du prince de Monaco : il est nécessaire qu'on avertisse cet ambassadeur de s'en défier sur tout. J'ai raison de croire que cette Eminence est gagnée par le cardinal de Bouillon, et influe beaucoup dans le mauvais parti que prend le cardinal Ottoboni. Tous les cardinaux croient ici qu'il aura grand pouvoir sur l'esprit de l'ambassadeur : il faut que ce ministre y prenne garde.

J'ai changé d'avis ce matin sur le courrier de M. le cardinal de Bouillon. M. l'abbé de la Trémouille et moi dépêchons, à moitié frais, un courrier à Gênes, qui portera nos paquets au courrier de M. de Torci, qui y est resté malade ; M. l'abbé de la Trémouille pour ses affaires de famille, et moi pour la nôtre. Le courrier de M. le cardinal de Bouillon, qui doit aller aussi à Gênes, ne partira que demain matin, et le nôtre dans peu d'heures pour prendre les devants.

Encore un coup, le Pape hait M. le cardinal de Bouillon, mais le craint ; du reste c'est son favori.

Si vous m'en croyez, ne vous éloignez pas de la Cour dans ces circonstances importantes : M. de Paris ne suffit pas.

Je viens, quoique avec beaucoup de peine, à l'article des lettres de change et de l'argent. J'avoue que c'est la chose du monde qui me fait le plus de peine, que de vous incommoder là-dessus : mais je vous supplie de vouloir bien pour un moment vous mettre

 

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à ma place. Que faire dans un pays étranger, tel que celui où je suis, obligé de continuer ma même dépense, qui n'a cependant pour objet que le nécessaire? Je ne puis retirer de mon abbaye que six ou sept mille francs par année, encore avec peine. Mon homme d'affaires n'a pas laissé de m'en avancer, depuis que je suis ici, plus de vingt-cinq mille francs. Je ne, saurais donc m'adresser pour le surplus qu'à mon père et à vous, n'ayant dans le monde aucune autre ressource. Le change est depuis un an à près de vingt pour cent, c'est le cinquième qu'on paie en pure perte. Ainsi de vingt mille francs je n'en ai que quinze; et il ne m'en faut pas moins assurément, pour vivre ici avec bienséance et comme j'ai commencé (a). Il est plus que certain que je ne fais que les dépenses indispensables, surtout depuis un an, à l'exception de quelques tableaux que j'ai achetés par-ci par-là. Si vous ne convenez, mon père et vous, là-dessus, je ne sais où donner de la tête. Je commence, depuis trois mois à ne rien payer que la dépense courante, je dois le reste. Dans un mois d'ici je me trouverai fort embarrassé, et je me décrierai indubitablement, si l'on ne vient à mon secours: ce serait le plus grand chagrin que je pusse avoir. Si mon père et vous ne m'envoyez dans un mois d'ici deux mille écus, il faut que je me cache, au pied de la lettre. Si je pouvais emprunter, je ne vous romprais pas la tête assurément de mes besoins ; mais je ne suis pas en lieu propre à cela, vous le sentez bien. Je prends la liberté d'en écrire autant à mon père, et vous supplie l'un et l'autre d'y donner ordre, sans perdre un moment de temps. Jamais occasion n'a été plus importante pour vous et pour moi. Que dira-t-on ici, que puis-je dire moi-même, si l'on m'abandonne à la merci de nos ennemis, que vous et moi mettons au désespoir? Je vous supplie de votre côté de faire quelque effort : je suis persuadé que mon père vous secondera de bon cœur. Je vous demande mille et mille pardons de mes libertés ; c'est la pure nécessité qui me fait parler.

Je vous adresse une lettre pour M. Toureil, qui est d'un de ses amis que j'emploie ici très-utilement, et qui sert bien. Je vous prie de la lui faire tenir incessamment et sûrement. M. Poussin

 

(a) Alors 20 mille francs valaient plus que 40 mille aujourd'hui.

 

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m'envoie ce paquet pour M. Noblet, ne se fiant pas au courrier de M. le cardinal de Bouillon, et croyant le nôtre plus sûr. Le Pape se porte bien, à son rhume près.

Ce qu'il est important qu'on fasse remarquer ici du côté de la Cour, c'est qu'il n'est question que de prononcer sur la mauvaise doctrine du livre de M. de Cambray, dont on demande un prompt jugement. Le saint Siège après cela peut promettre une exposition doctrinale plus particulière, et des règles de langage sur la théologie mystique : c'est, à dire vrai, ce que Rome n'exécutera jamais.

M. l'abbé de Chanterac va pleurant partout, demandant qu'on sauve la réputation de M. de Cambray, et disant qu'on doit se contenter de mettre la bonne doctrine en sûreté. Aussi le dessein de la cabale est-il de faire insérer dans la bulle, qu'elle retardera le plus qu'elle pourra, que quoique les propositions soient censurables in sensu obvio, elles ont néanmoins un autre sens, qui est celui de l'auteur. Voilà sûrement leur dernière ressource ; mais il paraît impossible que l'Eglise romaine veuille se faire moquer d'elle à ce point, en déclarant une chose qu'elle ne peut jamais savoir.

Je me doute que M. le grand-duc voudra vous faire l'honnêteté de vous envoyer le courrier de la semaine passée à ses frais ; je ne suis point entré dans cette disposition, et n'ai pris la liberté d'accepter l'offre de M. Feydé qu'à condition que vous paieriez le tout à l'envoyé du prince à Paris.

La France et le roi doivent avoir une éternelle obligation au cardinal Casanate, qui sacrifie tout pour la vérité. M. le cardinal de Bouillon lui en saura toujours fort mauvais gré.

M. le cardinal de Bouillon n'a pardonné, et ne pardonnera jamais au roi et au Pape la nomination manquée à l'évêché de Liège.

La mort de M. le prince Symoni m'afflige au dernier point, et je comprends aisément votre douleur et celle de mon père: il n'y a que vous qui soyez capable de le consoler.

 

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LETTRE CDIII. LE P.  LATENAl A BOSSUET. A Rome, le 16 décembre 1698.

 

Je n'ai pas besoin de la fin d'une année pour renouveler mon très-humble dévouement à Votre Grandeur : ma reconnaissance me représentant continuellement mon devoir là-dessus, je n'ai aucune rénovation à faire en cela. Je profiterai pourtant de la veille d'une nouvelle année, pour la lui souhaiter très-heureuse avec une longue suite d'autres : l'Eglise, l'Etat et les savants s'intéressant à mes vœux, ils ne peuvent qu'être exaucés.

M. l'abbé Bossuet et M. Phelippeaux sont trop bien informés des affaires du temps, pour qu'il soit nécessaire que je répète ici ce qu'ils écriront à Votre Grandeur. Je dirai seulement que leur zèle pour les conduire à une heureuse fin et les soins qu'ils se donnent pour obtenir un prompt jugement, étaient d'une nécessité indispensable. Ces affaires, qui devaient finir avec l'année, ne finiront, dit-on, pas sitôt : le mensonge a toujours trouvé des avocats, et les vérités les plus constantes n'ont pas laissé d'avoir besoin d'aussi habiles défenseurs que Votre Grandeur. Tous les gens de bien espèrent pourtant qu'elle aura la gloire de voir bientôt triompher la vérité qu'elle défend, et que le siècle présent se joindra, avec les futurs pour lui en témoigner ses reconnaissances. La mienne, Monseigneur, ne saurait être plus parfaite, tant pour les obligations publiques que pour les personnelles que j'ai à Votre Grandeur. Je fais aussi profession qu'on ne saurait être avec plus de soumission, d'attachement et de respect que je suis, Monseigneur, votre très-humble, etc.

 

F. de LATENAI, assistant général des Carmes.

 

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