Traité de l'Usure
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
Adv Probabilitatem
Traité de l'Usure
Sur l'Impression
Table des ouvrages
Table - A
Table - B
Table - C
Table - D
Table - E
Table - F
Table - G
Table - H
Table - I
Table - J
Table - K
Table - L
Table - M
Table - N
Table - O
Table - P
Table - Q
Table - R
Table - S
Table - T
Table - U
Table - V
Table - W
Table - X
Table - Z
Table chronologique

 

TRAITÉ DE L'USURE (a)

 

De tout ce qui a été dit en faveur de l'usure, je ne connais rien de meilleur ni de plus judicieux que ce qu'en a écrit Grotius, sur saint Luc, VI, 35.

Pour examiner s'il a raison, posons les propositions suivantes.

 

PREMIÈRE PROPOSITION. Dans l'ancienne loi l'usure était défendue de frère à frère, c'est-à-dire d'Israélite à Israélite; et cette usure était tout profit qu'on stipulait ou qu'on exigeait au-delà du prêt.

 

Cette proposition a deux parties : l'une fait voir l'usure interdite, l'autre détermine ce que c'est qu'usure : l'une et l'autre se prouvent par les mêmes passages.

« Si vous prêtez de l'argent à mon pauvre peuple qui demeure au milieu de vous, vous ne lui serez point un créancier rigoureux, et ne l'opprimerez point par des usures. » Exod., XV, 25.

« Si votre frère est appauvri et ne peut travailler, ne prenez point d'usure de lui, ni plus que vous lui avez donné. Craignez le Seigneur, afin que votre frère puisse demeurer avec vous : ne lui donnez point votre argent à usure, n'exigez point de surplus pour les grains que vous lui avez prêtés. Je suis le Seigneur qui vous ai tirés de la terre d'Egypte, » etc. Lev., XXV, 35, 36, 37, 38.

« Vous ne prêterez point à usure à votre frère, ni votre argent,

 

(a) Comme les Dissertations sur le probabilisme, le Traité de l’Usure a été composé pendant l'assemblée de 1682, et publié pour la première fois dans les Œuvres posthumes en 1753.

A l'égard de l'usure, nous le remarquons dès le commencement, le saint Siège a décidé que l'on peut recevoir l'intérêt légal, jusqu'à décision contraire.

 

22

 

ni votre grain, ni quoi que ce soit, mais seulement à l'étranger. Mais pour votre frère, vous lui prêterez sans usure ce dont il aura besoin, afin que le Seigneur bénisse votre travail dans la terre où vous allez entrer. » Deut., XXIII. 19, 20.

Ces trois lois s'expliquent l'une l'autre. Par la première, Dieu semble défendre en général toute oppression par usure. Dans la seconde, il détermine plus particulièrement ce qu'il appelle oppression. Mais comme ces deux lois semblent ne parler que des pauvres, la troisième étend généralement la défense à tous les Israélites qu'elle appelle frères, et elle interprète que le mot de pauvre comprend tout homme qui a besoin, et qui est réduit à l'emprunt.

L'usure est donc défendue, non-seulement à l'égard de ceux qu'on appelle proprement pauvres, mais en général à l'égard de tout Israélite; et cela paraît par l'opposition que fait la loi du frère avec l'étranger. Car ne permettant l'usure qu'à l'égard de l'étranger, il paraît que la défense s'étend à tout ce qui n'est pas tel, c'est-à-dire à tous les Israélites.

Il faudra voir dans la suite si ce différent traitement du frère et de l'étranger n'est pas de ces choses que Dieu a accordées et souffertes à l'ancien peuple à cause de la dureté des cœurs, comme le divorce. Matth., XIX, 8 ; Marc, X, 5.

Le prophète Ezéchiel met parmi les œuvres commandées, de ne prêter point à usure et de ne prendre point de surplus (XVIII, 9) et parmi les œuvres réprouvées et détestées, de donner à usure et de prendre du surplus, Ibid., XIII, 17.

Le même prophète compte ce crime parmi ceux qui attirent la vengeance de Dieu : « Vous avez reçu, dit-il, des usures et du surplus ; vous avez été avare, et l'avarice vous a fait opprimer votre prochain, et vous m'avez oublié, dit le Seigneur. » XXI, 12.

Il faut voir aussi ce qui est écrit, Psal., XIV, 5 ; Psal., LIV, 12 ; Psal., LXXI, 14.

Par là s'établit aussi en quoi consiste l'usure, puisque la loi détermine clairement que c'est le surplus, ce qui se donne au-dessus du prêt, ce qui excède ce qui est donné ; et selon notre langage, ce qui est au-dessus du principal.

 

23

 

A traduire de mot à mot selon l'hébreu, il faut appeler ce surplus accroissement, multiplication ; et c'est ce que la loi appelle usure, c'est-à-dire tout ce qui fait que ce qu'on rend excède ce qu'on a reçu.

Les Juifs l'ont entendu ainsi.

Josèphe, Antiq., liv. IV, à l'endroit où il explique le détail de la loi, propose en ces termes celle du Deutéronome, XXIII, 19 : « Qu'aucun Hébreu ne prête à usure aux Hébreux, ni son manger ni son boire. Car il n'est pas juste de se faire un revenu du malheur de son concitoyen ; mais de l'aider dans ses besoins, en croyant que c'est un assez grand gain d'avoir pour profit sa reconnaissance et la récompense que Dieu donne aux hommes bien-faisans. » C. IV, p. 127 de l'édition de Crespin, à Genève, 1634.

Il ne permet de gagner en prêtant, que l'amitié de son frère reconnaissant et la récompense que Dieu donne.

Philon parle dans le même sens.

« Moïse, dit-il, défend qu'un frère prête à usure à son frère, appelant frère, non celui qui est né des mêmes parents, mais en général son concitoyen, son compatriote, ne jugeant pas juste qu'on tire du profit de l'argent, comme on en tire des animaux qui font des petits. Il ne veut pas pour cela qu'on soit lent à bien faire; mais qu'on ait les mains et le cœur ouvert, en songeant que la reconnaissance de celui qu'on oblige est une espèce d'usure, qui nous reviendra lorsque ses affaires seront en meilleur état. Que si l'on ne veut pas donner, qu'on prête du moins volontiers, sans recevoir davantage que son principal. Car les pauvres par ce moyen ne seront point accablés, comme ils le seraient étant contraints de rendre plus qu'ils n'ont reçu, et les créanciers ne souffriront aucune perte, se réservant ce qu'il y a de plus excellent, la bonté, la magnificence, la bonne réputation, car tous les trésors du roi de Perse ne peuvent pas égaler une seule vertu. » Phil., de Charitate, p. 701.

Il paraît donc que les Juifs ont entendu que leur loi ne leur permettait de profiter de leurs prêts à l'égard de leurs frères, qu'en méritant leur reconnaissance, et qu'ils ont tenu injuste tout autre profit, tout, en un mot, ce qui excédait le principal.

 

24

 

 

IIe PROPOSITION. L'esprit de la loi est de défendre l'usure comme ayant en elle-même quelque chose d'inique.

 

Il n'y a qu'à considérer avec quelles choses elle est rangée dans les Psaumes et dans Ezéchiel.

« Qui est celui, ô Seigneur, qui sera reçu dans vos tabernacles? Celui qui est sans tache et qui fait les œuvres de justice, qui dit la vérité, qui n'est point trompeur, qui ne fait point de mal à son prochain, qui ne blesse point sa réputation, qui rejette les malins et les abat, qui jure et ne trompe pas, qui ne donne point son argent à usure, et ne prend point de présens pour opprimer l'innocent. » Psal., XIV.

Voilà les choses auxquelles est jointe l'usure, toutes défendues par le Décalogue, toutes portant en elles-mêmes une manifeste iniquité.

Le Psaume LIV décrit une ville injuste, et il dit qu'on y trouve la division, l'iniquité et la sédition, que l'usure et la tromperie se trouvent dans toutes ses places. Psal., LIV, 10, 11, 12.

Parmi les grandeurs du règne de Salomon, ou plutôt du règne de Jésus-Christ même, David compte qu'il délivrerait le pauvre d'oppression, et qu'il le rachèterait de l'usure et de l'iniquité. Psal., LXXI, 12,13, 14.

Qu'on voie tous les péchés dont Ezéchiel fait le dénombrement au chapitre XVIII, et parmi lesquels il range l'usure, on verra qu'il parle de choses mauvaises par elles-mêmes; non de celles qui sont mauvaises parce qu'elles sont défendues, mais qui sont défendues comme ayant naturellement du mal en elles-mêmes.

« L'homme juste, dit-il, est celui qui ne prête point à usure, et ne prend point de surplus, qui retire sa main de l'iniquité, et qui rend un jugement droit entre l'homme et l'homme ; » et l'homme injuste est celui «qui afflige le pauvre, qui fait des rapines, qui lève ses yeux aux idoles et fait des abominations, qui donne à usure et prend du surplus. Vivra-t-il? Il ne vivra pas, puisqu'il a

 

25

 

fait toutes ces choses détestables, il mourra de mort, son sang sera sur lui. » Ezech., XVIII, 8,12, 13.

Il parle de même au chap. XXII : « Tu as pris des présents pour répandre le sang, tu as prêté à usure, et tu as pris du surplus : tu as opprimé ton prochain par ton avarice, et tu m'as oublié, dit le Seigneur, » etc., 12, 13.

Il ne faut pas s'étonner qu'il mette le meurtre et la violence avec l'usure, comme Caton qui disait: Quid usuram facere? quid hominem occidere ?

Et qui regardera de près la parole même de la loi, verra que l'usure y est défendue comme inique par elle-même. Car les trois rapportées, à proprement parler, n'en faisant qu'une et s'inter-terpréfant l'une l'autre, il paraît que l'oppression condamnée dans l’Exode est l'usure, plus clairement expliquée dans le Lévitique et dans le Deutéronome. Et la loi même marque en un mot, selon le style des lois, l'iniquité de l'usure, en disant qu'elle exige plus qu'elle ne donne.

C'est sur cela que les prophètes ont rangé l'usure parmi les choses mauvaises par elles-mêmes, et tel est l'esprit de la loi.

Les Juifs l'ont pris ainsi; et nous avons vu les passages de Josèphe et de Philon, qui condamnent l'usure, c'est-à-dire l'exaction de tout ce qui excède le principal, comme injuste et inhumain.

L'usure est donc une chose mauvaise par elle-même, selon l'esprit de la loi; et si la loi la permet à l'égard des étrangers, c'est une de ces permissions, ou plutôt de ces tolérances accordées à la dureté des coeurs.

Philon même l'entend ainsi. « Il est bon, dit-il, que tous ceux qui prêtent le fassent gratuitement à l'égard de tous les débiteurs. Mais parce que tout le monde n'a pas cette grandeur de courage, et qu'il y en a qui sont captifs des richesses, ou qui sont fort pauvres, le législateur a trouvé bon qu'ils donnassent ce qui ne les fàcheroit pas. C'est pourquoi il ne leur est pas permis de faire avec leurs concitoyens, ce profit qu'il leur a permis avec les étrangers. Il appelle les premiers frères, afin qu'on n'ait point de peine à leur faire part de ses biens comme à des cohéritiers. Pour les autres, il les appelle étrangers, nom qui marque qu'il n'y a

 

26

 

point de société avec eux, si ce n'est qu'il prenne ce nom d'étranger pour signifier ceux qui ne sont point capables de ces vertus excellentes (comme les Gentils), et par là ne méritent pas d'être admis dans l'étroite union avec son peuple. Car le gouvernement de ce peuple est plein de vertu par ses lois, qui ne permettent pas de reconnaître d'autre bien que ce qui est honnête. Or le profit de l'usure de soi est blâmable. Car celui qui emprunte n'est pas celui qui est dans l'abondance ; mais celui qui est dans le besoin, et qui devient encore plus pauvre, ajoutant des usures au principal. Il se laisse prendre dans l'hameçon, comme les animaux niais, et le riche l'incommode sous prétexte de le secourir. » Il continue à montrer que l'usurier est trompeur, inhumain et odieux. Il croit donc que l'usure est de soi blâmable et inique, permise seulement à ceux qui ne peuvent se mettre au-dessus de l'avarice, ou qui étant fort pauvres, sont contraints de chercher toute sorte de profits. Les choses permises ainsi, sont celles que Jésus-Christ appelle permises à cause de la dureté des cœurs, incapables d'entendre la véritable vertu. Et ce que dit Philon, qu'il n'y a point de société avec l'étranger, est encore une suite de cette dureté des cœurs. Car les Juifs ne comprenaient pas la société, ou plutôt la fraternité du genre humain, et regardaient tous les étrangers comme immondes et dignes de haine. Il fallait même nourrir en eux cette aversion, afin de les éloigner des idolâtries des étrangers et de leurs coutumes dépravées, auxquelles ils se portaient si facilement. Il semble donc qu'on peut dire que cette permission de l'usure est accordée à la dureté des Juifs, incapables de certains devoirs éminents de la vertu, et qu'il fallait séparer du commerce des Gentils, dont ils prenaient si facilement les mœurs corrompues.

 

 

IIIe PROPOSITION.  Les chrétiens ont toujours cru que cette loi contre l'usure était obligatoire sous la loi évangélique.

 

Cette proposition se prouve premièrement par les passages des Pères, et secondement par les canons.

 

27

 

Dans le passage de Tertullien, livre IV, contre Marcion, chapitre XXIV, XXV, trois choses paraissent : L'une que l'usure est tout ce qui excède le prêt. Car en expliquant ces mots d'Ezéchiel : Quod abundaverit non sumet, il explique : Fœnoris scilicet redundantiam, quod est usura, où il prend manifestement fœnus pour le prêt, comme la suite le montre. L'autre, que la défense de l'usure donnée dans la loi mosaïque, n'était que pour préparer à donner encore plus libéralement dans l'Evangile : Quo facilius assue faceret hominem ipsi quoque fœnori perdendo, cujus fructum didicisset amittere. La troisième, que c'était ainsi que la loi préparait les esprits à la perfection évangélique : Hanc didicimus operam legis fuisse procurantis Evanqelio, quorumdam tunc fidem paulatim adperfectum disciplinai christianœ nitorem primis quibusque prœceptis balbutientis adhùc benignitatis informabat.

De là il paraît qu'il a regardé le précepte au sujet de l'usure, non comme particulier au peuple juif, ou comme aboli par l'Evangile, mais comme ajouté à un précepte plus excellent, auquel il préparait les voies ; ce qui montre, non qu'il soit aboli, mais qu'il demeure l'un des moindres devoirs de la piété chrétienne.

Saint Cyprien, dans le livre des Témoignages, où il prouve par l'Ecriture tous les devoirs du chrétien, montre qu'on ne doit point prêter à usure. Et pour faire voir qu'il entend que la loi ancienne est obligatoire parmi les chrétiens, il n'allègue pour prouver sa doctrine sur ce point que le passage du Psaume XIV, celui d'Ezéchiel et celui du Deutéronome, auquel pourtant il n'ajoute pas ce qui regarde l'étranger, Lib. III, Test., n° 48.

Dans la Préface de ce livre III, il dit qu'il va proposer les préceptes divins qui forment la discipline chrétienne.

Apollonius, qui vivait du temps de Tertullien, compte l'usure parmi les choses dont il se sert pour disputer la qualité de prophète à Montanus et à Priscilla : a Est-ce, dit-il, le procédé d'une prophétesse de se parfumer les cheveux, de se farder le visage, de vouloir être aimée, de jouer aux dés et à d'autres jeux de hasard, et de prêter son argent à usure? » Euseb., lib. III.

 

28

Il condamne l'usure en termes généraux, aussi bien que les jeux de hasard et les parures immodestes et affectées.

Clément Alexandrin parle de l'usure et de la loi de Moïse qui la défend, ne jugeant pas juste, dit-il, de tirer usure de ses biens. Il montre ensuite que la seule usure qui n'est pas injuste, est celle qu'on tire de Dieu. De ce passage suivent deux choses : la première, qu'il croit que cette loi de Moïse est en vigueur parmi les chrétiens : la seconde, que l'usure y est prohibée comme injuste. Clem. Alex. Strom.

Lactance cité par Grotius, parle très-précisément de cette matière : « Pecuniœ, si quam crediderit, non accipiat usuram, ut et beneficium sit incolume quo succurrat necessitati, et abstineat se prorsùs alieno. In hoc enim officii genere debet suo esse contentus, quem oporteat aliàs ne proprio quidem parere, ut bonum faciat. Plus autem accipere quàm dederit, injustum est. »

Il dit tout en peu de mots. Il détermine que l'usure est tout ce qui excède ce qu'on a donné : il fait voir en quoi consiste l'injustice de l'usure : il montre que le chrétien, qui doit être préparé à donner du sien, ne doit point avoir de peine à n'exiger rien au-delà. Il parle généralement et ne laisse aucun moyen d'échapper, pour peu qu'on considère ses paroles.

Saint Basile traite amplement de l'usure sur ce verset du Psaume XIV : Qui pecuniam suam, etc., et il confirme tout ce qu'il dit par le passage d'Ezéchiel et par celui de la loi. Il se sert aussi du passage du Psaume LIV. Il paraît par son discours : premièrement, qu'il croit ces défenses de l'ancienne loi obligatoires dans la nouvelle : secondement, qu'encore qu'il s'étende sur les excès de l'usure, il n'en blâme pas seulement l'excès, mais qu'il condamne l'usure généralement, aux termes d'Ezéchiel et de la loi de Moïse, c'est-à-dire tout le surplus qu'il appelle un fruit de l'avarice : troisièmement, qu'il dit expressément que les noms qui signifient ceux qui prennent cent et ceux qui prennent dix sont des noms horribles, par où il montre qu'il a horreur même de l'usure de cent permise par la loi romaine : quatrièmement, qu'il prend soin de découvrir ce qu'il y a d'injuste dans l'usure, qui est

 

 

29

 

de tirer plus qu'on n'a donné; et qu'il oblige à se contenter du profit que Dieu donne (1).

Saint Epiphane dans l'épilogue qu'il ajoute au livre Des Hérésies, dit que l’Eglise condamne l'injustice, l'avarice, l'usure. Voilà en quel rang il la met.

Saint Jérôme, sur le chap. XVIII d'Ezéchiel, n'enseigne pas seulement que l'usure est défendue aux chrétiens en vertu de ce passage ; mais il va au-devant de toutes les objections. Il détermine précisément avec Ezéchiel, que l'usure est tout ce qu'on exige au-delà du prêt. Il avertit que celui qui emprunte en cela est pauvre, et exclut l'usure de tous les prêts en termes si généraux, qu'il ne s'y peut rien ajouter.

Saint Jean Chrysostome, Hom. LVII sur saint Matthieu, convainc les usuriers de tous côtés. Il appelle les contrats usuraires les obligations d'iniquité, dont parle Isaïe, LVIII.

Pour faire voir combien ce négoce est indigne des chrétiens, il remarque qu'il était déjà défendu même sous la loi de Moïse, montrant par là qu'il l'est beaucoup plus sous l'Evangile.

Il accuse l'usure d'être inhumaine, parce qu'elle vend l'humanité et la douceur.

Il dit qu'elle a toujours une violence secrète, quoiqu'elle se couvre du prétexte de faire plaisir. Par là il répond à ceux qui disent que le prêt usuraire est juste, parce que celui à qui on le fait en est content. Il montre qu'il entre par nécessité dans un tel contrat, et il allègue l'exemple d'Abraham, quand, pour sauver sa vie, il laissa sa femme entre les mains des Egyptiens. Il ajoute qu'il est inhumain de se faire encore remercier pour une injustice.

Il détermine ce que c'est qu'usure, en disant que c'est recevoir plus qu'on ne donne. « Vous demandez, dit-il, plus que vous n'avez prêté, et vous faites payer comme dû ce que vous n'avez pas donné. »

Il répond à ceux qui se couvraient de l'autorité de la loi civile, qu'il appelle la loi du dehors : Ne m'alléguez point, dit-il, la loi du dehors. Car le Publicain observe ces lois, et toutefois il est

 

1 Basil., hom. in Ps. XIII.

 

30

 

puni ; ce qui nous arrivera, si nous ne cessons d'opprimer les pauvres et de négocier un profit fondé sur leur indigence. » Il appelle manifestement une oppression, l'usure que permet la loi romaine ; et néanmoins il se sert de l'autorité de cette loi et du sentiment public, pour montrer que l'usure est une ordure que la loi même romaine défend aux magistrats et aux sénateurs, « Quelle honte, dit-il, de ne pas juger indigne du ciel ce qui est une exclusion pour le sénat ! »

Ce passage sert à faire voir que l'Eglise ne croyait pas que la permission de la loi civile suffît toujours pour assurer la conscience, et saint Augustin fait une semblable réponse sur le sujet du divorce permis par les lois romaines. « Cela, dit-il, est permis dans la cité mondaine, et non dans la cité de notre Dieu. »

Le Droit romain avait dans son origine beaucoup de choses iniques, que la loi de Dieu réprouvait. Les premiers empereurs chrétiens n'ont pas d'abord réformé ces points, parce qu'il y avait encore beaucoup de païens qui se servaient de ce Droit. Leurs successeurs, qui ont trouvé ces lois établies, n'y ont pas touché ; c'est pourquoi il est demeuré dans le Droit romain beaucoup de choses que la loi de Dieu n'approuve pas.

On peut maintenant entendre un passage de saint Chrysostome, où il appelle l'usure centième légitime, ennomos. Il paraît que ce légitime est dit tel à l'égard des lois du dehors, c'est-à-dire des lois civiles, mais non à l'égard de la loi de Dieu; et cette usure centième est expressément rejetée par saint Chrysostome dans l'Homélie alléguée.

Saint Ambroise a fait un Traité entier contre l'usure. C'est tout son commentaire sur le livre de Tobie.

Au chapitre n, le prêt où l'on cherche de l'usure est mauvais. « C'est un prêt exécrable de donner son argent à usure contre la défense de la loi. »

Voilà la loi alléguée comme obligatoire dans le christianisme.

Au chapitre m : « Il ne donne qu'une fois, et exige souvent, et il fait qu'on lui doit toujours. Un malheureux s'acquitte d'une moindre dette, il en contracte une plus grande. Voilà vos bienfaits, ô riches; vous donnez moins et vous exigez davantage : telle est

 

31

 

votre humanité, de dépouiller dans le temps même que vous soulagez. »

Au chapitre IV : « Qu'y a-t-il de plus injuste que vous, qui n'êtes pas même contents de recevoir le principal. Vous appelez débiteur celui qui vous a payé plus qu'il n'a reçu. »

Au chapitre ix, il condamne l'usure que la loi civile appelle centième, c'est-à-dire la plus légitime et la plus permise. Il l'appelle la centième qui donne la mort, qu'il oppose au centuple que donne la terre, et à la centième brebis que le bon pasteur va chercher. « Dans l'une, dit-il, est le salut, dans l'autre est la mort.

Au chapitre XII : « L'offre est douce, l'exaction est inhumaine ; mais la douceur qui paraît dans l'offre, fait voir la cruauté de l'exaction. »

Au même chapitre il décrit le triste enfantement de l'usure, et condamne encore la centième. Au chapitre XIII, il montre que l'usure est insatiable et s'étend jusqu'à l'infini.

Cela est si vrai, qu'il a fallu que la loi civile y donnât des bornes. Mais à regarder le fond de l'usure, la raison qui l'a fait faire va à l'infini ; ce qui enferme une manifeste iniquité.

Au chapitre XIV, il réfute ceux qui croient que l'usure n'est qu'en argent, et il détermine ce que c'est qu'usure : « L'usure, dit-il, enferme les vivres; l'usure enferme les habits ; tout ce qui est ajouté au principal est une usure. Quelque nom que vous lui donniez, c'est une usure. Si la chose est permise, que ne lui don-niez-vous son nom? Pourquoi cherchez-vous un prétexte? Pourquoi demandez-vous du profit ? »

Au chapitre XV, il appuie sur l'autorité de la loi et sur ce qu'elle permet l'usure envers l'Amalécite et l'étranger, auquel on peut faire la guerre, qu'on peut tuer. «Vous pouvez, dit-il, exiger l'usure de celui qu'il vous est permis de tuer. » Et encore : « L'usure centième vous vengera d'un tel homme. » Il condamne encore l'usure centième, c'est-à-dire celle que permet la loi romaine.

Je trouve plus vraisemblable avec Grotius, que l'étranger mentionné dans la loi est en général celui qui est opposé au frère,

 

32

 

c'est-à-dire à l'Israélite, quoique j'aie ouï dire à des gens fort doctes dans les écrits des rabbins, que plusieurs d'eux ont entendu l'étranger comme saint Ambroise.

Quoi qu'il en soit, saint Ambroise a raison certainement dans la suite, quand il dit que nos frères au sens de la loi sont premièrement tous ceux qui ont la même foi, et ensuite tous les Romains.

Il produit le passage du Lévitique, et assure que cette ordonnance divine exclut généralement tout ce qui est ajouté au sort.

Il appuie encore son sentiment par le Psaume XIV, et par le passage d'Ezéchiel, où il remarque que le prophète met l'usure avec l'idolâtrie : « Voyez, dit-il, comment il joint l'usurier avec l'idolâtre, comme s'il vouloit égaler ces crimes. »

Au chapitre XVI, il remarque que Notre-Seigneur, Luc. vi, a dit que les pécheurs prêtent aux pécheurs pour recevoir ; et par le nom qu'il leur donne, il conclut que c'est un péché.

On voit donc qu'il prend ici le mot de fœnerari, dont se sert l'Evangile, pour prêter à usure ; et en effet il dit : Fœneratorum vos deleclat et usurarum vocabulum.

Il dit encore ailleurs : Vous ne donnerez point votre argent à usure, parce qu'il est écrit que celui qui ne l'y donne pas demeurera dans la maison du Seigneur : car celui-là est un trompeur, supplantator, qui recherche les profits de l'usure. Il poursuit: Vir christianus si habet, detpecuniam quasi non recepturus, aut certèsortem quam dédit recepturus. Certes, tout au plus. Il continue : Alioquin decipere istud est, non subvenire. Ce n'est donc pas un simple conseil, car il s'agit d'éviter un péché, c'est-à-dire la tromperie. Quid enim durius quàm ut des pecuniam tuam non habenti, et ipse duplum exigas ? Qui simplum non habuit undè solveret, quomodo duplum solvet ? Il fait allusion à la loi romaine, qui ne permet plus d'exiger l'usure, quand elle a égalé le principal ; et il dit que cela même est inique, pour montrer que quand il condamne l'usure, il a en vue la loi romaine. Il marque après les inconvénients de l'usure : Populi sœpè conciderunt fœnore, et ea publia exitii causa extitit; c'est-à-dire que selon lui l'usure a

 

33

 

tout ce qui rend une chose mauvaise, inique en elle-même et dans ses effets.

Saint Augustin, serm. II sur le Ps. XXXVI : Noli œmulari, verset 26 : Si fœneraveris homini, id est, mutuam tuam pecuniam dederis, à quo aliquidplus quam dedisti expectes accipere, non pecuniam solam, sed aliquid plus quàm dedisti, sive illud triticum sit, sive linum, sive oleum, sive quodlibet aliud, si plus quàm dedisti expectas accipere, fœnerator es, et in hoc improbandus, non laudandus. Quid ergô, inquis, facio ut sim utilis fœnerator ? Minus vult dare et plus accipere : hoc fac et tu da modica, accipe magna ; da temporalia, accipe œterna.

Sur le Psaume LIV, verset 44, il dit que l'usure est publique, que l'usure est un art ; que c'est un métier, qu'on ne la cache pas, que les usuriers font un corps ; et cependant il la condamne. C'est qu'il sait et qu'il dit souvent qu'on ne peut pas toujours réprimer les abus, et qu'il y en a qui sont autorisés dans le siècle, que l'Eglise ne laisse pas de condamner. C'est pourquoi dans l’Epitre LIV, à Macédonius, après avoir dit que les lois et les juges contraignent de payer les usures, il ne laisse pas de dire que les choses qui en proviennent sont mal possédées, et qu'il les fau-droit restituer : Hœc malè utique possidentur, et vellem ut restituerentur ; sed non est quo judice repetantur. Il paraît donc que l'usure, même celle qu'on appelle légitime dans le Droit romain, est condamnée par saint Augustin, qui l'appelle dans le même lieu le meurtre des pauvres. Et pour faire voir qu'il ne donne pas ce nom à l'usure excessive, c'est que celle qu'il improuve est la légitime, selon les lois romaines, montrant par là au chrétien qu'il doit régler sa conscience sur d'autres lois que sur les lois civiles.

Théodoret sur le Psaume XIV, allègue contre l'usure le verset 5 de ce Psaume : « Que le serment confirme la vérité ; que l'avarice ne souille point les richesses ; or l'usure en est une espèce. » Et concluant son commentaire sur le même Psaume, il dit que les choses qui y sont comprises ne nous conviennent pas moins qu'aux anciens, parce qu'outre la loi ancienne, nous avons encore reçu la nouvelle et une plus grande grâce.

 

34

 

Il est donc bien éloigné de croire que la loi ancienne contre l'usure ne soit point en vigueur parmi nous:

Et sur le verset 14 du Psaume LXXI: Exusuris et iniquitate, etc., Théodoret appelle l'usure, avarice. Car même, dit-il, l'ancienne loi l'appelle ainsi ; et il produit les passages de la loi ancienne. Et notez qu'il montre à la tête de ce Psaume qu'il ne peut s'expliquer à la lettre que de Jésus-Christ, et il interprète de lui nommément ce verset et le précédent.

Il est temps de proposer les canons, et premièrement celui de Nicée, qui dépose les clercs qui rechercheront les sales gains de l'avarice, en prêtant à usure contre le précepte divin porté dans ces paroles du Psaume : Quipecuniam suam non dedit ad usuram.

Grotius prend mal ce canon et les autres semblables, quand il dit que ce n'est qu'aux clercs, obligés par leur état à plus de perfection, que l'usure est interdite par les lois de l'Eglise. L'Esprit du concile n'est pas de défendre aux clercs l'usure, quoique permise aux autres ; mais de marquer la peine ordonnée contre les clercs qui pratiquent une chose mauvaise de soi et défendue par la loi de Dieu.

Il n'y a qu'à lire les paroles du concile : Quoniam multi clerici avaritiœ turpia lucra sectantes, obliti sunt diviniprœcepti, quod est: qui pecumam suam non dedit ad usuram, fœnerantes centesimas exigunt, etc. Conc. Nic, can. XVIII.

On voit donc que l'esprit du concile n'est pas de faire une nouvelle défense de l'usure; mais en la supposant un gain injuste défendu par la loi de Dieu, de chasser du clergé ceux qui la font.

Et remarquez que c'est la centième usure en argent et la ses-cuple dans le reste, qui est jugée dans ce canon prohibée par la loi de Dieu ; c'est-à-dire l'usure la plus approuvée, tant en argent que dans les autres, puisque c'est celle que la loi autorisait.

Que si le concile ne parle point des laïques et n'ordonne point de peine contre eux, ceux qui sont tant soit peu versés dans l'antiquité, savent qu'il y a beaucoup de crimes contre lesquels les canons n'ordonnent point de peines, laissant la chose à régler, ou par la coutume de chaque église, ou par la prudence des évêques.

 

35

 

Et que l'esprit du concile de Nicée soit tel que je le dis, les autres lois ecclésiastiques le font assez voir.

Le grand pape saint Léon, dans son Epître décrétale aux évêques de Campanïe, etc., dit : Neque hoc prœtereundum duximus, quosdam lucri turpis cupiditate captos, usuariam exercere pecuniam et fœnore velle ditescere. Voilà déjà l'usure un lucre malhonnête : Quod non dicam in eos qui in clero sunt, sed in laicos cadere, qui christianos se dici cupiunt, condelemus. L'usure lui paraît donc condamnable dans tous ceux qui se disent chrétiens. A la fin pourtant il ne prononce de peine que contre les clercs, et nous montre que ce n'est pas l'esprit de l'Eglise de restreindre le mal de l'usure dans le clergé seul, où elle ordonne des peines précises. Léo., Epist. III, cap. III.

Entendons au contraire que c'est l'usure défendue aux clercs, et par conséquent la plus légitime, qui est défendue par la loi de Dieu à tous les chrétiens; et le même Pape l'explique précisément dans le chapitre suivant, où il ne souffre d'autre usure au chrétien qui prête, que la récompense éternelle : Fœnus autem hoc solum aspicere et exercere debcmus, ut quod hic misericorditer tribuimus, ab eo Domino, qui multipliciter, etc., recipere valeamus. Ibid., cap. iv.

Dans le premier concile de Carthage, Abundantius rapporte qu'on avait défendu l'usure aux clercs dans le concile de sa province, et demande que le concile général d'Afrique confirme cette ordonnance. Gratus, évêque de Carthage et président du concile, auquel apparemment on n'avait point parlé de cette proposition pour l'apporter au concile toute digérée, dit que les choses nouvelles ou obscures et générales ont besoin d'être digérées. Cœterùm, ajoute-t-il, de quibus apertissimè divina Scriptura, sanxit, non differenda sententia est, sed potiùs exequenda; adeàque quod in laicis jure reprehenditur, id multo magis oportet prœdamnari. Sur quoi tous les Pères s'écrient: Universi, dixerunt: Nemo contra Evangelium, nemo contra Prophetas impunè facit.

Ce canon du concile I de Carthage se trouve dans le code des conciles d'Afrique, latin et grec.

Voici ce que nous lisons dans le code latin des canons africains :

 

36

 

Aurelius Episcopus dixit : Avaritiae cupiditas, quam rerum omnium malarum matrem esse nemo est qui dubitet, proindè inhibenda est, ne quis alienos fines usurpet, nec omninò cuiquam clericorum liceat de quolibet re fœnus accipere. Codex can. eccl. Afric. Justell., p. 144.

L'usure est donc défendue, selon ce concile, comme un des fruits de cette avarice qui est la mère de tous tes maux, comme étant répréhensible même dans tes laïques, et à plus forte raison dans les clercs; enfin comme défendue manifestement par l'Ecriture, et réprouvée par l'Evangile et par les prophètes, d'un commun consentement de tous les Pères.

Après cela on ne peut douter que te concile n'ait cru que les défenses des prophètes regardent les chrétiens comme tes Juifs, que l'Evangile les confirme, et que l'usure défendue aux clercs, c'est-à-dire toute usure généralement et même la plus légitime, répugne aux lois chrétiennes.

Il y a d'autres canons qui ne parlent que des clercs ; mais ceux que j'ai rapportés font voir quel était l'esprit de tous les autres et de l'Eglise.

Et je voudrais que Grotius, qui tâche d'affaiblir celui de Carthage, l'eût davantage considéré.

II veut premièrement que te répréhensible ne veuille pas dire ce qui absolument est blâmable, mais ce qui est sujet à être blâmé : secondement, il remarque que dans le même concile, il est défendu aux clercs de faire les affaires des autres et autres choses qui ne sont pas mauvaises, mais indécentes à ceux dont la profession est plus parfaite. Il nous cite te grec du canon pour affaiblir le mot répréhensible, et il aurait aussi bien fait de nous citer te latin, qui est l'original. Mais toutes ses réflexions tombent par terre par ce seul mot : ce concile ne rejette pas l'usure comme exposée au blâme, ni comme indécente à certaines professions, mais comme réprouvée par l'Evangile et par tes prophètes ; ce qu'il ne dit point du tout à l'égard de ceux qui font les affaires des autres.

Et ce que dit Grotius, qu'il n'a trouvé aucun canon qui prive de la communion généralement tous tes usuriers, montre qu'il

 

37

 

n'avait pas lu, ou qu'il ne se souvenait pas du concile illébéritain (1), où, après avoir défendu l'usure aux clercs sous peine de déposition, il ajoute : Si quis etiam Meus accepisse probatur muras, et promiserit correptus se jam cessaturum, placuit ei veniam dari; si verè in eâ iniquitate duraverit, ab Ecclesiâ sciât se esse projiciendum. Can. XX.

Il faut compter parmi les canons, les Epîtres canoniques de saint Basile à Amphilochius. Là ce Père détermine qu'on peut recevoir au sacerdoce celui qui a prêté à usure, s'il promet de donner aux pauvres ce profit injuste, et d'éviter dorénavant cette maladie. Bas., Epist. i. ad Amphil., cap. 14.

Saint Grégoire de Nysse son frère, dans l’Epitre canonique à Letoius, dit qu'il ne sait pas pourquoi les Pères n'ont point ordonné de remède, c'est-à-dire de peine canonique, à l'avarice, que l'Apôtre appelle une idolâtrie. Il compte parmi ses fruits et parmi les choses défendues par l'Ecriture, te surplus et l'usure.

Remarquez que tous tes anciens parlent de l'usure selon la notion de la loi civile, et la réprouvent généralement, même celle qui était permise par la loi impériale, même celle qu'on exigeoit par les contrats, même celte qu'on défendait au clergé sous peine de déposition, et en expliquant que l'usure est ce qui excède le principal.

Il ne faut donc pas s'étonner si le Maître des Sentences, et tous les théologiens après lui, défendent l'usure sous cette même notion ; ni si Gratien n'en donne point d'autre dans son Décret, et en soutient la défense ; ni si l'Eglise romaine, fidèle interprète et dépositaire de la tradition, a confirmé constamment cette doctrine.

Gratien cite du concile d'Agde cette définition de l'usure : Usura est ubi ampliùs requiritur quàm datur. C. XIV, q. III ; C. Usura.

Il cite aussi les passages de saint Augustin, de saint Jérôme et de saint Ambroise et les autres, par lesquels il fixe la notion de l'usure telle qu'elle a été ici donnée, et en marque la condamnation.

Il n'y a qu'à lire dans les Décrétales le titre XIX du livre V,

 

1 Ou d'Elvire.

 

38

 

pour voir quelle a été sur ce point la sévérité des Papes et de l'Eglise romaine. Tout ce titre fait voir qu'ils prennent l'usure dans la notion expliquée ici; c'est-à-dire pour tout ce qui excède le sort. Dans le chapitre Consuluit, qui est d'Urbain III, ce pape consulté si celui-là doit passer pour usurier qui prête avec dessein, quoique sans contrat, de recevoir plus que son principal, plus suâ sorte, et sur d'autres cas d'usures palliées, il réprouve généralement toutes ces pratiques, parce que, dit-il, omnis usura et superabundantia prohibetur in lege. Et encore : Quia quid in his tenendum sit, ex Evangelio Lucœ manifesté cognoscimus, in quo dicitur : Date mutuum, nihil indè sperantes; d'où il conclut que de tels gens font mal, ex intentione lucri quam habent, et sont tenus à restitution.

Dans le chapitre Plures, qui est du concile de Tours tenu par Alexandre III, le gain des usures est appelé détestable, et le cas proposé fait voir qu'il ne s'agit ni de l'usure excessive ni de l'usure envers les pauvres, mais de l'usure généralement selon la notion proposée, qui a toujours été celle que l'Eglise romaine a eue en vue avec toute l'antiquité.

Le chapitre Quia, qui est du concile de Latran sous le même Pape, dit que l'usure est condamnée par l'un et l'autre Testament, défend de recevoir les oblations des usuriers, les prive des sacrements et de la sépulture ecclésiastique.

Le même Pape répète encore dans le chapitre Super eo, que l'usure est condamnée dans l'un et dans l'autre Testament.

Dans le Sexte, lib. V, tit. V, on trouve deux constitutions qui sont de Grégoire X dans le concile de Lyon, qui confirment expressément celle du concile de Latran, et ordonnent des peines encore plus sévères.

Dans la Clémentine Ex gravi, de Usuris, lib. V, le concile de Vienne définit que l'usure est contraire à tout droit divin et humain; et dans le chapitre Sanè si quis, l'opinion de ceux qui disent que l'usure n'est pas péché est appelée une erreur, et il y est ordonné que celui qui soutiendra cette opinion sera puni comme hérétique. Tout cela se dit, sacro approbante Concilio. ( C'était le concile de Vienne, qui est général. )

 

39

 

Personne dans l'Eglise n'a jamais réclamé contre ces décrets ; au contraire on s'y est soumis comme on a toujours fait aux choses résolues par la tradition, par les conciles même généraux, et par les Décrétales des Papes acceptées et autorisées du consentement unanime de toute l'Eglise. 

C'a donc toujours été l'esprit du christianisme de croire que la défense de l'usure portée par la loi était obligatoire sous l'Evangile, et que Notre-Seigneur avait confirmé cette loi.

 

 

IVe PROPOSITION. Non-seulement la défense de l'usure portée dans l'ancienne loi subsiste encore, mais elle a dû être perfectionnée dans la loi nouvelle, selon l'esprit perpétuel des préceptes évangéliques.

 

Il n'y a qu'à lire le chapitre Ve de saint Matthieu, et le vie de saint Luc, pour voir que l'esprit de la loi nouvelle est de perfectionner toutes les lois de l'ancienne, qui regardent les bonnes mœurs.

Notre-Seigneur pose pour fondement que « si notre justice n'est plus parfaite que celle des scribes et des pharisiens, nous n'entrerons pas dans le royaume des cieux. » Matth., v, 20.

Il va ensuite à perfectionner toute la doctrine des mœurs. Si donc la défense de l'usure, par la tradition commune des Juifs et des chrétiens, regarde la perfection des mœurs ; si elle regarde la perfection de la justice, en défendant de recevoir plus qu'on ne donne; si elle regarde la fraternité qui doit être entre ceux qui sont participants de la même religion, et qui sont tous ensemble enfants de Dieu, un chrétien peut-il penser que sa justice soit au-dessus de celle des pharisiens, quand il voit le pharisien se défendre la moindre usure sur son frère, pendant qu'il se la croit permise.

Le précepte de la charité, le préceple de l'aumône, le précepte de pardonner, se trouve dans l'ancienne loi aussi bien que celui de l'usure, qui dérive du même principe. Comme donc tous les autres préceptes sont, non relâchés, mais perfectionnés dans la loi évangélique, il en faut dire autant de celui contre l'usure.

 

40

 

Or cette perfection consiste en deux choses. L'une que le chrétien dans les mêmes cas doit plus aimer son frère, plus aimer, plus pardonner que le Juif; et par la même raison moins donner à usure : autrement la justice de la loi l'emporterait. L'autre, c'est que l'obligation s'étend à plus de personnes.

Et la loi de la charité fraternelle nous doit servir de lumière pour connaitre cette nouvelle perfection que reçoivent sous l'Evangile tous les préceptes des bonnes mœurs.

Les Juifs ne connaissaient pas que le précepte de la charité s'étendait à tous les hommes. Ils ne croyaient pas que les infidèles pussent jamais être compris sous le nom de prochain et de frère ; et c'est pourquoi ce docteur de la loi, qui se voulait justifier lui-même, demandait à Notre-Seigneur : Quel est mon prochain? Luc, X, 29. Car, comme nous avons dit, il convenait à la dureté du peuple juif de nourrir en quelque sorte son aversion pour les étrangers, de peur que par la pente universelle du genre humain, il ne fût entraîné à leurs coutumes impies. Mais Jésus, qui était venu pour être le Sauveur de tous, et pour rompre la paroi de division, en sorte que dorénavant il n'y eût plus ni Gentil, ni Juif, ni Scythe, ni Grec, ni Barbare, et que tout fût en lui, non-seulement un même peuple, mais un même corps, nous apprend que tout homme est notre prochain, sans même excepter le Samaritain, c'est-à-dire celui des étrangers qui était le plus haïssable. Luc, X, 37.

Selon ces principes, il faut entendre que l'usure n'est pas seulement défendue dans les mêmes cas, c'est-à-dire envers tous ceux de même croyance, comme elle l'était aux Juifs, mais encore envers tous les hommes.

Ainsi le précepte contre l'usure subsiste parmi les fidèles dans toute sa vigueur, en retranchant seulement ce qui n'a été accordé qu'à cause de la dureté des cœurs, c'est-à-dire la liberté de l'exercer envers l'étranger.

Et l'exemple du mariage nous doit faire voir quel est en cela l'esprit de la loi nouvelle. Car loin de retrancher les obligations de la chasteté conjugale, elle n'en ôte que ce qui a été donné à la dureté des cœurs, comme le divorce. Ainsi dans le précepte

 

41

 

contre l'usure, tout ce qui regarde la fraternité subsiste ; et il est seulement déclaré que la fraternité s'étend à tous les hommes.

Le passage de saint Luc, vi, 35 : Nihil inde sperantes, le fait assez voir.

Il reçoit diverses explications qu'il est bon d'examiner.

Quelques interprètes, parmi lesquels il faut compter quelques Pères, veulent que l'intention de ce précepte est de dire qu'il faut prêter, quand même on n'espérerait pas de recevoir son principal, ce qui se devrait entendre selon l'interprétation du précepte de l'aumône, quant à la disposition du cœur, et quant à l'exécution autant que nos facultés et nos autres obligations le permettent.

Mais cette interprétation ne s'accorde guère avec toute la suite du passage. Car prêter sans prétendre recevoir sa dette, ne diffère rien de l'aumône ni du pardon. Or il s'agit ici du prêt proprement dit, en tant qu'il est distingué du don. Et Notre-Seigneur ayant réglé dans les préceptes précédents ce qui regarde l'aumône, il fallait qu'il réglât aussi ce qui regarde le prêt. En effet pesons ces paroles : Les pécheurs prêtent aux pécheurs, pour recevoir choses égales (ibid., 34 ) : si par choses égales il entend le sort principal, et qu'il veuille dire qu'on prête sans dessein de le retirer, qu'on me dise en quoi cela diffère du don ? J'entends donc par choses égales, non le principal, mais le profit qu'on prétend tirer de son prêt ; l'intention de l'usurier n'étant pas seulement de recevoir son principal, mais de l'augmenter et de le doubler. Car les lois romaines qui permettaient l'usure, la bornaient au double du capital, et défendaient de la continuer, quand par la suite du temps elle l'avait égalé. C'est ce que défend ici Notre-Seigneur. Les pécheurs, dit-il, prêtent ainsi aux pécheurs; c'est-à-dire, les publicains aux publicains, et les gentils aux gentils. Mais je ne veux pas que mes disciples prêtent de la sorte, ni qu'ils fassent de tels profits. Et la suite fait bien paraître que c'est là son intention. Prêtez, dit-il, n'espérant rien de là : Inde meden apelpidzontes . Il ne dit pas : N'espérant pas de recevoir votre principal; mais : N'espérant rien de là; c'est-à-dire manifestement, renonçant au profit que votre prêt vous pouvait produire selon les lois ordinaires.

 

42

 

 

Grotius donne une autre explication à ce passage, et prétend avec Casaubon que ce précepte regarde une coutume des Grecs, qui, lorsqu'il était arrivé quelque accident à quelqu'un, comme quand sa maison avait été brûlée, ou quand il avait fait par malheur quelque grande perte, lui prêtaient de l'argent à la pareille, c'est-à-dire à condition ou dans le dessein qu'il leur en ferait autant dans un accident semblable. Mais comme nous ne voyons rien de cela dans les coutumes des Juifs ni, que je sache, dans les lois et dans les coutumes romaines, il faut expliquer les paroles de Notre-Seigneur par des choses plus communes et mieux entendues parmi ceux auxquels il parlait. Je dis donc qu'il faut l'expliquer par rapport à la loi des Juifs, et par rapport aux pratiques que les Juifs voyaient de son temps parmi les marchands romains qui trafiquaient en Syrie, et parmi les publicains qui tenaient les fermes de l'empire; et cela étant, il n'y a nul doute que le nihil inde ne s'entende conformément aux profits permis par la loi romaine, et défendus par la loi de Dieu.

Mais quoi qu'il en soit et quelque explication qu'on embrasse, il est clair que l'usure demeure toujours défendue. Si l'intention de l'Evangile est de défendre d'espérer prêt pour prêt, combien plus d'espérer quelque chose de plus qu'on a prêté ? Si l'intention est d'élever les chrétiens au-dessus des pécheurs qui reçoivent tout leur sort, combien plus de les élever au-dessus de ceux qui prétendent plus que le sort? Ainsi, en quelque manière qu'on veuille prendre ce passage, l'esprit de l'Evangile est de comprendre l'usure dans cette défense.

De dire qu'il faille entendre ce qui la regarde dans ce passage, non comme un précepte, mais comme un conseil, ou du moins comme un précepte qui doive être limité à certains cas, comme celui de l'aumône : la nature et la perfection de la loi évangélique ne le permet pas. Car ce n'est pas son esprit de réduire en simple conseil ce qui a été précepte dans la loi de Moïse; et si ce qui est obligatoire en tout cas dans la loi de Moïse, telle qu'est sans difficulté l'usure de frère à frère, n'est plus obligatoire qu'en certain cas sous l'Evangile, l'Evangile devient la loi, c'est-à-dire qu'il est plus imparfait.

 

43

 

Concluons donc que pour entendre la perfection de la loi évangélique, le nihil indè sperantes doit s'étendre premièrement à tous les cas où il s'étend dans la loi mosaïque ; c'est-à-dire généralement et en tout envers les frères, et qu'il se doit encore étendre au-delà, en étendant la fraternité à tous les hommes selon l'esprit de l'Evangile; et c'est ainsi manifestement que l'ont entendu les papes et les conciles, ou en l'expliquant formellement en ce sens, ou en regardant l'usure comme défendue par l'un et par l'autre Testament, n'y ayant que ce seul passage de l'Evangile qui regarde cette matière.

 

 

Ve PROPOSITION.  La doctrine qui dit que l'usure selon la notion qui en a été donnée, est défendue dans la loi nouvelle à tous les hommes envers tous les hommes, est de foi (a).

 

La raison est qu'elle est fondée sur l'esprit de la loi nouvelle reconnu par tous les chrétiens, et sur des passages formels de l'Ecriture entendus en ce sens unanimement par tous les Pères et par toute la tradition, ce qui est la vraie règle de la foi reconnue dans le concile de Trente ; et enfin sur des décisions expresses des conciles même universels et des Papes, reçues de toute l'Eglise avec toutes les circonstances qui accompagnent la condamnation des hérésies, et jusqu'à dire que ceux qui défendront opiniâtrement cette erreur, seront traités comme hérétiques.

Aussi n'y a-t-il que ceux qui ont méprisé la tradition et les décrets de l'Eglise qui ont combattu cette doctrine. Bucer est le premier auteur que je sache, qui ait écrit que l'usure n'était pas défendue dans la loi nouvelle. Calvin a suivi, Saumaise après ; Dumoulin, qui a parlé conformément à leur pensée, a été très-assurément dans l'hérésie et a mêlé tant de choses dans ses écrits, qu'on ne le regardera jamais comme un homme dont l'autorité soit considérable en matière de théologie.

(a) Cette proposition, il n'est pas nécessaire de le remarquer, est certainement fausse.

 

44

 

Tous les théologiens catholiques qui ont écrit de cette matière, reconnaissent unanimement que ce qui a été ici assuré, est de la foi, et ne comptent d'avis contraire que les hérétiques qu'ils appellent Albanais, qui étaient une espèce d'Albigeois.

Que si parmi les théologiens qui reçoivent avec les autres cette doctrine comme décidée par l'Eglise, il s'en trouve quelques-uns qui donnent des expédients pour éluder l'usure, il ne faut pas regarder leurs subtilités comme un affaiblissement de la tradition, mais plutôt la tradition comme une condamnation de leur doctrine.

L'Eglise grecque a conservé la même tradition que l'Eglise latine, comme il paraît par les remarques de Balsamon et de Zonare sur le canon XVII du concile de Nicée, sur le cinquième du concile de Carthage, sur le canon XIV de saint Basile, I Ep. à Amphil.; et par celles de Balsamon sur le canon VI de saint Grégoire de Nysse, où ce canoniste définit l'usure tout ce qui s'exige au-dessus de ce qui a été prêté. Il découvre aussi les finesses de l'usure palliée sur le canon XVII de Nicée. Il faut joindre à ces canonistes grecs les notes d'Alexius Aristenus dans la collection d'Angleterre, remarquables par leur netteté et leur brièveté ; et les décisions de Matthieu Blastares, autre canoniste grec, dans la même collection, lettre T, c. 7.

 

VIe PROPOSITION. L'opinion contraire est sans fondement.

 

Et premièrement, elle est sans fondement dans l'Ecriture et dans la tradition.

Aucun Père ni aucun théologien catholique n'a jamais écrit ni pensé que les chrétiens eussent en ce point moins d'obligations que les Juifs (a), ni que la loi de l'usure fût changée en une autre chose qu'en ce qu'elle ne s'étendait pas envers tous les hommes.

(a) Le prêt de l'argent est un contrat comme un autre : il peut changer selon les temps et les lieux, avec les coutumes et la législation. Le prêt à intérêt peut donc être défendu chez un peuple et permis chez un autre.

 

45

 

Ce que dit Grotius pour montrer que cette loi ne regardait en particulier que les Juifs, est tout à fait vain.

Il rapporte ce qu'en dit Josèphe, liv. I, cont. App., que leur terre n'est pas maritime ni propre au commerce, auquel aussi ils ne s'adonnent pas, s'attachant seulement à cultiver leur terre très-abondante, à élever leurs enfants et à garder leurs lois.

Mais Josèphe, qui se sert de cette situation et de ces mœurs pour rendre raison du peu de connaissance que les étrangers ont eu des Juifs, ne l'emploie en aucune sorte quand il s'agit de l'usure. Il se fonde sur les raisons tirées de l'humanité et de la justice. Philon en parle de même. Nous en avons vu les passages, et nous avons vu aussi que la loi et les prophètes ne leur donnaient point d'autres vues.

D'ailleurs l'usure ne se fait pas seulement en argent, mais en fruits et en bétail, dont ce passage de Josèphe fait voir que l'abondance était grande parmi les Juifs.

Et en effet il est certain que Jérusalem et beaucoup d'autres villes de Judée ont été extrêmement riches, même en argent. Si l'on considère les temps de Salomon, ceux de Josaphat, ceux de Jonathas et de Simon, et même les temps suivants, il paraîtra qu'il y avait de grandes richesses en Judée ; de sorte qu'on ne doit point croire que le peuple Juif fût en cela fort différent des autres.

Quand la loi a été donnée, l'or et l'argent étaient déjà fort abondons ; et il est remarqué dans la Genèse qu'Abraham était fort riche, même en ce genre de biens.

Le même Grotius ajoute que les Juifs avoient plusieurs lois sur les mariages, sur les esclaves, sur le retour dans les biens aliénés, et d'autres de cette sorte, qui regardaient, non les devoirs de l'humanité en général, mais leur société particulière, et qui ont été abolies.

Cela est certain, et l'on convient que les lois qui regardent précisément la police de l'ancien peuple, par exemple, la distinction des tribus, et, ce qui fait à cela, la conservation des familles et des partages anciens, ne subsistent plus dans le nouveau peuple, qui ne doit plus être étendu par la génération charnelle, ni être

 

46

 

attaché à une certaine famille et à une certaine terre. Mais que l'usure odieuse par elle-même parmi tous les hommes, soit de ce genre, la raison ne le souffre pas, et aucun théologien ne s'est avisé de le dire.

Tous les théologiens sont d'accord que les lois cérémonielles, qui n'étaient que des figures, et les lois de pure police, qui regardaient l'état particulier de l'ancien peuple, en tant qu'il est distingué du nouveau, ne subsistent plus : mais tous conviennent aussi que les lois morales, c'est-à-dire celles qui regardent les bonnes mœurs, subsistent plus que jamais, et sont parmi nous d'une plus étroite observance.

Grotius, qui dit le contraire, ne dit rien de certain ni qui se suive.

En examinant l'usure par les principes de la loi naturelle, voici sur quoi il en fonde la justice. Celui qui prête pouvait profiter de son argent, en le mettant en des choses qui lui auraient profité : il peut donc stipuler quelque chose qui le dédommage; et puisque l'argent comptant est plus estimé que l'argent qu'il faut attendre, à cause des commodités qu'il apporte, on peut stipuler quelque chose pour cette commodité dont on se prive ; et le retardement même est une incommodité dont on peut exiger la compensation par quelque profit : car personne n'est obligé de profiter à autrui à son préjudice. Que si je puis stipuler qu'un homme à qui je prête me prête en un autre temps, je puis aussi relâcher cette obligation pour de l'argent, et exiger quelque profit en y renonçant. Mais pour régler selon l'équité ce profit du prêt, il faut regarder, non l'utilité qui revient à celui qui reçoit l'argent, mais la perte que fait celui qui prête (a).

Voilà ce que Grotius appelle équité naturelle. Mais quand il vient ensuite à examiner ce qui est permis selon l'Evangile, il établit d'autres règles qui renversent celle-ci.

Il suppose que Jésus-Christ n'a rien déterminé expressément sur cette matière en particulier ; et cela étant, dit-il, il en faut juger par les préceptes généraux. Jésus-Christ défend en général

 

(a) Il faut, à ces deux raisons, ajouter le danger de perdre son argent. d'où trois motifs de compensation : lucrum cessans, damnum emergens et periculum sortis.

 

47

 

tout ce que les Grecs appellent pleonektema. Il regarde l'endroit où Jésus-Christ dit : Donnez-vous de garde apo pases pleonksias ; ; ou comme porte une autre leçon : Apo pases pleoksias¸ce que notre Vulgate a suivi en traduisant : Cavele ab omni avaritiâ, Luc. XII, 15, où Grotius regardant à la force du mot grec pleonektema, ou pleoneksia, qui veut dire posséder plus, il ne doute pas que Jésus-Christ ne nous défende toute inégalité dans les contrats ; d'où il conclut que comme par ce précepte il est défendu de survendre, il n'est pas permis aussi de prendre pour l'usage de son argent plus qu'on a perdu. Jusque-là il se suit assez; mais il voit que l'esprit de l'Evangile et la loi de la charité exigent davantage. Car, dit-il, si Jésus-Christ oblige à prêter au pauvre sans espérer qu'il nous prête en un autre temps dans notre besoin, à plus forte raison lui faut-il prêter sans usure; autrement le prêt n'est plus une grâce, mais un tort fait au prochain. Il n'est donc pas permis, selon lui, de prêter à usure à celui qui est dans le besoin. Si cela est, que devient toute la doctrine précédente? car si le droit de prendre quelque profit pour son argent est fondé, comme il l'a dit, sur ce qu'on se prive de quelque commodité et de quelque profit dont on peut se faire dédommager, quelle loi exempte le pauvre de dédommagement ? S'il est fondé sur la justice, pourquoi n'y pourra-t-on pas obliger le pauvre ? Ainsi la règle que donne Grotius ne subsiste plus, et il en faut chercher une autre. Mais où la prendre, puisque selon lui celle de l'ancienne loi ne subsiste plus : il n'y en a point de précise dans l'Evangile : celle qu'il avait fondée sur l'équité naturelle s'est évanouie.

En confirmation de ce qu'il dit, qu'il ne faut point prendre d'usure de celui qui est dans le besoin, il apporte le passage de Lactance et celui de Tertullien qu'on a pu voir ci-dessus ; et il ajoute que le blâme qu'ils donnent au profit de l'usure, ne regarde pas ceux qui empruntent pour faire un plus grand profit. L'usure est donc permise, non à l'égard de celui qui emprunte pour son besoin, mais à l'égard de celui qui emprunte pour gagner ; et que devient ce qu'il nous a dit tout à l'heure, que l'usure n'est pas fondée sur le profit que fait celui qui reçoit, mais sur la perte que fait celui qui prête. Il n'a donc que faire d'examiner

 

48

 

le profit d'autrui, il n'a qu'à considérer son propre dommage.

Et où est-ce que Grotius a vu que le pleonektema| défendu par Notre-Seigneur, Luc, XII, exclut seulement l'usure à l'égard des riches? N'est-il pas bien plus raisonnable d'entrer dans l'esprit de la loi de Dieu, qui regarde tout homme qui emprunte comme ayant besoin, et qui par cette raison générale défend l'usure entre tous les frères sans distinction ?

Il paraît donc que Grotius n'a point de règle dans ce qu'il dit de l'usure, et qu'il nous fait une jurisprudence arbitraire.

Et à considérer même sa raison dans le principe, non-seulement elle paraîtra tout à fait nulle, mais encore tout à fait contraire à ses propres présuppositions. Car d'un côté il nous donne pour règle, que tout ce qu'on peut exiger au-delà d'une parfaite compensation est injuste. Cette règle est admirable, et c'est la vraie règle de l'équité naturelle ; mais appliquons-la au principe sur lequel Grotius établit l'usure, elle le détruira manifestement.

Je perds, dit-il, en prêtant, la commodité et le profit que l'argent comptant porte avec soi. J'en conviens ; mais quand on me rend mon argent, on me le rend aussi avec toutes les commodités : on me rend donc en toutes manières autant que j'ai prêté (a) : la compensation est parfaite, et tout ce que j'exige au-delà est inique.

C'est ce que la loi a marqué quand elle a défendu le par-dessus. Qui nie, rend mon argent, me rend avec lui toutes les commodités dont le prêt m'avait privé. Si j'exige outre cela du profit, j'exige plus que je n'ai donné, et je suis injuste.

Mais j'ai manqué, dira-t-on, des occasions. Mais vous en recouvrez d'autres aussi bonnes, et l'égalité est parfaite.

Il faut donc distinguer ici. Si en prêtant mon argent, je me prive d'un certain profit qui me soit connu, et qui dépende d'une occasion si présente que je la manque actuellement par le prêt, mon argent qu'on me rendra dans un an ne me fera pas recouvrer l'occasion que j'ai perdue, et ne fera pas une parfaite

 

(a) On me rend toutes les commodités : pour l'avenir, oui; pour le passé, non. On me rend autant que j'ai prèle : eu argent, oui encore; en bénéfice, en profit, non dans la supposition de Grotius.

 

49

 

compensation; mais si en prêtant, je ne me prive que des profits qu'apporte indéfiniment l'argent comptant dans les coffres, le paiement de la même somme fait une compensation tout à fait égale.

Ajoutons que quand Grotius veut régler le profit usuraire, il n'a plus de règle certaine.

La règle qu'il donne, est que le profit ne surpasse pas le dommage. Mais il se trouve bien embarrassé à déterminer sur quel pied il faut régler ce profit.

Ce n'est pas sur le profit que peut apporter l'argent indéfiniment. Car sur une perte indéfinie on ne peut point régler un profit certain.

Ce n'est pas sur l'estimation qui sera faite par la loi selon les divers pays. Car Grotius, qui propose cette règle, veut en même temps qu'elle ne soit pas suffisante, parce que, dit-il, les lois connivent quelquefois aux abus qui ne peuvent pas toujours souffrir de remède.

Grotius approche plus près de la raison, quand il dit qu'il faut régler ce dédommagement du prêt sur le profit qu'on a accoutumé de faire de son argent. Mais cela même, à le prendre dans les ternies de Grotius, n'a pas encore la justesse et la précision qu'il cherche. Car l'argent profite plus ou moins suivant les occasions, lesquelles communément on ne peut prévoir ; et les différences sont ici si grandes, qu'on n'en peut pas même venir à ce genre d'estimation qu'on appelle ex œquo et bono : outre que selon la règle de Grotius, les riches marchands, dont les profits sont immenses, pourront accabler le monde d'usures.

Il n'y a donc plus de règle aux dédommagements, à moins qu'on ne les réduise précisément à une 'perte actuelle connue et certaine, en déduisant les risques et les frais, ce qui n'est plus le cas de l'usure, encore que quelquefois on puisse s'en servir pour la pallier.

Je ne répéterai plus ce que Grotius a dit des anciens canons, où la défense de l'usure est restreinte, selon lui, aux clercs. Nous avons vu combien il est éloigné de leur véritable intelligence; et ainsi nous pouvons dire que celui de tous les défenseurs de l'usure

 

50

 

qui en a le plus raisonnablement parlé, n'a ni fondement ni règle.

On peut croire que les autres en ont encore moins. Ceux, par exemple, qui disent qu'il n'y a rien de plus juste que de profiter d'un prêt dont le débiteur profite lui-même, visiblement ne disent rien. Car Grotius a fort bien prouvé qu'il n'est pas juste ici de regarder ce que gagne mon débiteur, mais ce que je perds. Le profit qu'il fait par son industrie ou par son travail, ou le profit qui naît naturellement de ce que je lui prête, comme du gain, ne vient pas de moi, et je n'ai rien à exiger pour cela. Si je lui donne le moyen de profiter, nous avons vu qu'il me le rend tout entier, quand il me rend la somme prêtée. Le surplus n'est pas de mon fait; et si je veux entrer dans ce profit, j'ai les contrats de société; mais le prêt n'est pas établi pour cela. Ce qu'il opère naturellement, c'est qu'on me rende ce que j'ai donné, et je dois être content quand cela est : Nec ampliùs quàm dedisti.

On. dit qu'il y a dans l'argent un usufruit distingué de la propriété par les lois romaines, puisqu'on peut donner ou léguer l'usufruit, non-seulement d'un immeuble, mais de l'argent même, à un autre qu'à celui auquel on aura légué la propriété.

Ce n'est pas pourtant que les lois romaines veulent donner à l'argent, qui se consume et se distrait par son usage, les propriétés des immeubles. C'est pourquoi le commodatum et le locatum ne conviennent pas à l'argent; et selon les lois, par le mutuum  on transporte la propriété à laquelle la loi substitue le droit de répéter pareille somme.

Selon ces maximes des lois romaines, il est clair que qui met l'argent dans les mains de quelqu'un avec pouvoir d'en user, lui en donne en effet la propriété, en lui donnant le pouvoir de le consumer et de le distraire. Ainsi quand la loi permet de donner à Titius la propriété, et à Sempronius l'usage, au fond elle ne veut dire autre chose, sinon qu'elle donne à Sempronius la pleine disposition, et à Titius le droit de répéter pareille somme sur les biens de Sempronius.

Il y a pourtant une raison qui oblige la loi romaine à distinguer ici l'usufruit d'avec la propriété : c'est qu'elle permettait

 

51

 

l'usure, et rendait par ce moyen l'argent frugifer  en vertu du prêt; tellement que, selon ces lois, si Caïus, qui met mille livres en la disposition de Sempronius, ne réservait à Titius que le droit de simple créancier, c'est-à-dire celui de répéter cette somme de la succession de Sempronius en vertu de ce legs ou de ce don, il ne serait pas censé avoir déchargé Sempronius de l'usure des mille livres, au lieu que quand il lui donne le plein usufruit, il le lui donne déchargé de tout profit usuraire, et ne l'oblige qu'à restituer les mille livres.

Ainsi cette distinction de la loi romaine entre la propriété et l'usufruit de l'argent, est fondée sur le droit de l'usure, et n'est au fond qu'une suite de l'erreur des lois romaines; et à parler proprement; au lieu de léguer l'usufruit à l'un et la propriété à l'autre, il faudrait qu'on donnât à l'un la disposition d'une telle somme, à condition que sa succession la rendrait à l'autre.

Mais en quelque façon qu'on le prenne, cette distinction d'usufruit d'avec la propriété ne peut donner un juste fondement à l'usure, puisqu'elle ne donne pas à l'argent un corps subsistant qui soit distingué de l'usage, et qui puisse fonder le locatum.

On demande pourquoi l'argent ne pourrait pas aussi bien fonder le locatum qu'une maison ou une autre chose.

La réponse est aisée. Ce qui se peut vendre, l'usage s'en peut vendre aussi. Une maison se peut vendre, un cheval se peut vendre : donc on peut en vendre l'usage ; mais l'argent ne se peut pas vendre : on ne peut donc pas en vendre l'usage.

Ce n'est pas à dire que dans toutes les choses vénales on puisse vendre l'usage distingué de la propriété. Car les choses qui se consument par l'usage, ne reçoivent pas cette distinction, comme celles qui servent à la nourriture.

On objecte qu'en ôtant l'usure, on ôte le commerce et qu'on empêche le prêt (a), tel homme pouvant bien prêter à usure qui se ruinerait en prêtant sans ce profit.

A cela on répond que l'essentiel du commerce, qui consiste

 

(a) Sans l'usure, point de commerce colonial ni de marine marchande, point de canaux ni de chemins de fer, point de bourse ni de banque, et de nos jours point de budget ni de gouvernement. Le saint Siège l'a bien compris, quand il a permis l'intérêt légal jusqu'à décision contraire.

 

52

 

dans les changes et dans les sociétés, ne suppose nullement l'usure ; et que quand on aurait diminué la facilité de prêter, telle qu'elle est parmi les hommes, ce ne serait pas un grand malheur, puisqu'elle ne sert qu'à entretenir l'oisiveté et tous les vices qui en naissent.

En un mot, il faut prêter comme on fait l'aumône, non pour son profit, mais pour le bien de l'indigent (a). Alors le prêt se fera selon son véritable esprit, et la société n'en ira que mieux.

Au reste quand il s'agit d'examiner si une chose est bonne ou mauvaise, il ne faut pas regarder certains inconvénients particuliers ; autrement on ne réformerait jamais les abus, puisqu'il n'y en a point qu'on puisse corriger sans qu'il en arrive quelque inconvénient ; mais il faut regarder ce qui est bon ou mauvais en soi, et ce qui a en soi moins d'inconvénients. Ces inconvénients suffiraient seuls à fonder la défense de l'usure, qui fait sans comparaison plus de mal que de bien.

Ceux qui regardent cette défense si précise de l'usure, qu'a toujours faite le saint Siège, comme une loi tyrannique et une entreprise sur le droit qu'ont les Etats de régler les affaires du commerce, prennent en cela (qu'il me soit permis de le dire sans dessein d'offenser personne), prennent, dis-je, en cela un peu l'esprit des hérétiques. Et au contraire, si l'on considère qu'en ce point comme comme dans tous les autres, les décisions du saint Siège n'ont fait que suivre la tradition des premiers siècles et la loi de Dieu, selon que toute l'antiquité l'avait entendue, on admirera la conduite du Saint-Esprit, qui au milieu de la corruption a conservé la pure doctrine.

Et ce n'est pas offenser les princes ni les Etats, que de leur montrer les règles que Dieu a données à la société et au commerce, n'y ayant rien de plus digne d'être réglé par ses lois.

Que si les lois romaines ont autorisé l'usure, même dans les temps du christianisme, nous avons déjà remarqué que c'est une suite de l'erreur qui les avait précédées. Saint Thomas nous

 

(a) Prêter à l'indigent comme on fait l'aumône, oui, on le doit ; mais si je prête à un spéculateur, à un Rothschild, à l'Etat ; si pour ouvrir le flanc des montagnes, joindre les mers, changer la face de la terre?

 

53

 

apprend que les lois civiles ne sont pas toujours obligées de réprimer tous les crimes. Grotius même nous vient de dire que les lois dissimulent souvent les abus qui ne peuvent pas tous souffrir de remèdes; et Dieu permet des erreurs dans toutes les lois, même dans les lois romaines, les plus saintes de toutes celles qui ont été faites par les hommes, afin de faire voir qu'il n'y a que les lois qu'il donne et que son Eglise conserve, qui soient absolument infaillibles.

Et toutefois il faut louer Dieu de ce que dans les temps du christianisme, les lois civiles se sont de plus en plus épurées. Dès le temps de l'empereur Léon le Philosophe, les jurisconsultes connurent que la religion défendant les usures, il fallait que les lois s'y conformassent; et ce prince en fit une nouvelle, non pour les modérer comme ses prédécesseurs, mais pour les interdire absolument.

Elle porte qu'encore que ses ancêtres eussent autorisé le paiement des usures, peut-être à cause de la dureté et de la cruauté des créanciers, il juge cet abus insupportable dans la vie des chrétiens, comme réprouvé par la loi de Dieu. C'est pourquoi il défend l'usure pour quelque cause que ce soit, de peur, dit-il, qu'en suivant les lois, nous ne soyons contraires à la loi de Dieu; et il ordonne que quelque peu qu'on prenne, il soit imputé au principal.

Tous les rois chrétiens ont imité cet exemple, et entre autres les rois de France. L'ordonnance défend toute usure avec une sévérité qui fait bien voir qu'elle a cru suivre en cela la loi de Dieu. Il faut espérer que les parlements, s'il est vrai qu'ils aient, comme des auteurs le prétendent, des maximes contraires, prendront à la fin l'esprit commun de la loi ; et cela arrivera infailliblement, pourvu qu'on n'établisse point les jugements sur des coutumes que l'intérêt seul a établies, et qu'on entre, comme il convient à d'humbles enfants de l'Eglise, dans l'esprit de la tradition, seule interprète de la loi de Dieu.

 

54

 

 

VIIe PROPOSITION. La loi de Dieu défendant l'usure,  défend en même temps tout ce qui y est équivalent.

 

Je m'explique. Quelques-uns de ceux qui avouent que l'usure est défendue par la loi de Dieu selon la notion que nous venons de voir, cherchent des expédients pour faire trouver à ceux qui prêtent des profits semblables. Je dis que cela est mauvais; et voici comment il faut procéder pour connaître la vérité dans cette matière.

Il faut avant toutes choses bien entendre ce que Dieu défend, et comment sa sainte loi a été entendue par les saints Pères. Car c'est la règle de la foi. Cela étant bien entendu, il faut dire que tout ce qui dans le fond fera tout l'effet de la chose que Dieu défend, sera également défendu, de quelque nom qu'on le nomme, parce que le dessein de Dieu n'est pas de défendre ou des mots ou des tours d'esprit et de vaines subtilités, mais le fond des choses.

Je veux donc dire, en un mot, que quand de l'exposition que quelqu'un fera il s'ensuivra que la loi de Dieu ne sera plus qu'une illusion et un rien, l'exposition sera mauvaise. Tout le monde conviendra de ce principe; et cela étant une fois bien entendu, pour juger les cas de cette matière, il faut soigneusement examiner les contrats ou les conventions tacites ou expresses qui ont tous les effets de l'usure, et ne les pas confondre avec celles qui en ayant quelque apparence, en sont au fond autant éloignées que le ciel l'est de la terre, et par l'intention et par les effets. Car c'est de là que vient toute l'erreur, les uns défendant ce qui est permis, et les autres déçus par des apparences, étendant trop loin les permissions.

Par exemple, de ce que les rentes sont permises, quelques-uns concluent que les intérêts par simples obligations sont permis. Ce qui trompe, c'est que de part et d'autre on tire de son argent un certain profit. Mais l'intention et les effets sont infiniment différents; car l'intention de celui qui prête par obligation, est de

 

55

 

tirer du profit d'un argent dont il demeure toujours le maître, et l'effet répond à son intention; au lieu que dans la constitution des rentes, il y aura un vrai achat, et par conséquent une parfaite aliénation du principal, qui ne peut être redemandé que dans des cas semblables à ceux qui feraient résoudre un contrat de vente.

Or de là suit une différence entière entre ces contrats, puisque l'un est un vrai achat, et que l'autre est un simple prêt, dont par conséquent les profits sont l'usure proprement dite, où la notion que nous en donnent la loi de Dieu et la tradition ne subsiste plus.

On dira: Mais comme on tire une rente perpétuelle d'un argent qu'on s'oblige à ne répéter jamais, ne pourra-t-on pas tirer durant dix ans une rente d'un argent qu'on s'obligera de ne répéter que dans dix ans? Non sans doute, et la différence de ces deux contrats est manifeste. Car le premier est un vrai achat, où le prix de la chose achetée, c'est-à-dire de la rente, passe incommutablement en la puissance du vendeur ; au lieu que l'autre contrat est directement contraire à l'intention de l'achat, puisque après avoir joui de la marchandise on en retire encore le prix.

Il ne faut donc pas regarder la rente comme un profit de mon argent, mais comme l'effet d'un achat parfait. Que si je veux tout ensemble pouvoir retirer et la rente et le prix auquel je l'ai achetée, il est clair que je ne fais pas un achat, et que mon contrat a toutes les propriétés d'un vrai prêt ; et ce que j'appelle rente a toutes les propriétés d'une vraie usure, telle que la loi de Dieu la définit et la défend, ou cette défense n'est plus qu'un nom inutile.

Quoi donc? dira-t-on, on ne pourra pas acheter une rente pour un temps? On le peut sans doute; mais en l'achetant il ne faut plus espérer de ravoir le prix de l'achat ; autrement on confond tout, et on appelle achat ce qui en effet ne diffère en rien du prêt.

Voici encore un autre cas, qui pour être mal entendu, donne lieu à quelques-uns de soutenir l'usure. J'ai une somme d'argent que je crois employer à me rédimer d'une servitude ou d’une charge qui m'apporte un grand dommage; ou bien je suis un

 

56

 

marchand dont l'argent, continuellement dans un emploi actuel, ne cesse de me profiter. Cependant vous venez à moi, et vous m'empruntez cette somme. Il est clair que je puis en conscience exiger de vous un parfait dédommagement de la perte actuelle que je fais, et que je puis le faire sur un pied certain, puisque je sais ce que je perds; et que moi marchand qui connais ce que mon argent me vaut, pour ne vous point faire de tort, je puis fixer mon profit sur le moindre pied, et le reprendre sur vous, les frais et les risques déduits. Ce dédommagement est de droit naturel, et n'appartient nullement au cas de l'usure ; car il m'est dû par un autre genre d'obligation que celui qui provient du prêt. L'obligation du prêt est totalement épuisée, quand je rétablis à mon créancier sa somme principale; mais le dommage effectif qu'il a souffert n'est pas réparé par là, et chacune de ces deux dettes demande sa compensation. Mais voici un autre cas qu'on prétend semblable à celui que je viens de proposer.

Je prête, et parce que l'argent comptant me peut profiter indéfiniment en diverses sortes, je prends un dédommagement de ces pertes imaginaires. Je dis que c'est gagner en vertu du prêt, c'est-à-dire gagner par une chose qui en est inséparable : je dis que c'est l'usure proprement dite, et l'usure telle que la loi de Dieu la défend; car ce dommage indéfini étant, comme je viens de dire, inséparable du prêt, si la loi nonobstant cela défend de recevoir plus qu'on ne donne, c'est sans doute qu'elle a jugé ce dédommagement inique; autrement comme il n'y aurait aucun cas auquel je ne pusse tirer profit de mon argent, le cas de l'usure serait impossible. Personne en effet ne peut supposer que j'aie de l'argent comptant, dont je ne puisse tirer une infinité de commodités et de profits. Et quand même j'aurais résolu de laisser l'argent dans mes coffres, il peut arriver de si belles occasions, que je changerai de dessein, et que je voudrai en profiter. Il ne se peut que je ne m'ôte cette faculté en prêtant; donc je puis tirer quelque profit de tout prêt ; donc le cas de l'usure est une chimère.

Par conséquent il faut dire que le dédommagement, c'est-à-dire le damnum emergens, ou le lucrum cessans, regarde des

 

 

57

 

pertes réelles, des occasions de profit effectives et irréparables; et que celles qui ne sont point de cette nature, sont suffisamment réparées par le paiement du principal, ainsi qu'il a été dit.

Mais, dit-on, quelle différence entre cette usure proprement dite que vous prétendez défendue, et l'intérêt qu'on adjuge par condamnation pour le retard? Grande et manifeste différence ; car l'intérêt s'adjuge pour deux motifs : le premier, pour le dommage effectif que la loi présume que vous recevez, lorsqu'on ne vous paie pas au temps préfix ; car elle a raison de présumer qu'en marquant un certain temps, vous avez une destination actuelle de votre argent, dont il est juste que vous soyez dédommagé. Que si en effet vous n'en aviez pas et que vous n'ayez eu d'autre dessein que de profiter, la loi ne le sait pas, et vous laisse à consulter votre conscience. Et il y a des pays où, pour éviter les fraudes des usuriers, l'intérêt ne s'adjuge qu'en connaissance de cause. Mais dans les pays où cela se fait sans cette précaution, ce n'est pas que la loi approuve le dédommagement sans perte effective ; c'est que ne croyant pas pouvoir assez pénétrer le fond des choses, elle juge par présomption, et laisse à la conscience d'un chacun de se faire justice.

Il y a encore un autre motif de la condamnation ex morâ, qui est d'adjuger l'intérêt comme une peine. Celui-là en soi est plus délicat, parce qu'il donne lieu aux usures palliées. Mais à la rigueur il n'est pas injuste, et diffère infiniment de l'usure. Car l'esprit de l'usurier n'est pas de retirer son argent, c'est de le faire profiter; et au contraire, l'esprit de la loi pénale est de faire cesser de tels profits par un paiement effectif.

En effet dans les sentences de condamnations, la première chose qu'on fait c'est d'obliger à payer; et l'on voit par les procédures que l'esprit de la loi est celui-là. Il n'y a donc rien de plus opposé que ces condamnations et les usures, puisque les unes veulent empêcher le paiement, et que les autres le désirent.

Je ne parle point ici des autres différences entre ces deux cas. Celle-ci suffit pour faire voir combien peu ces condamnations servent à établir l'usure.

Il y aurait beaucoup d'autres cas à examiner, qui pourraient

 

58

 

peut-être être résolus avec autant d'évidence. Mon intention n'est pas de traiter ici toute la matière de l'usure; il me suffit d'avoir donné une règle certaine pour la connaître.

Je répète cette règle : la loi de Dieu expliquée par la tradition, n'a pas voulu défendre une chimère et un cas en l'air. Il faut donc fixer ce cas, et voir quelle notion elle a donnée de l'usure; et toutes les fois que nous trouverons qu'en permettant un certain profit de l'argent, la loi de Dieu sera éludée et ne subsistera plus qu'en paroles, nous devons tenir ce profit comme enfermé dans la défense divine. Je ne crois pas qu'il y ait rien de plus ferme ni de plus inébranlable que cette règle.

Je définis l'usure selon cette règle, tout argent ou équivalent qui provient en vertu du prêt, et j'appelle venir en vertu du prêt, ce qui dépend d'une condition qui en est inséparable et ce qui a les mêmes effets.

Cette notion est certaine et comprise manifestement dans la loi de Dieu, ainsi qu'il a été dit.

 

 

VIIIe PROPOSITION. La police ecclésiastique et civile, pour empêcher l'effet de l'usure, ne doit pas seulement empêcher ce qui est usure dans la rigueur, mais encore tout ce qui y mène.

 

La raison en est commune à toutes les lois. Car c'est pour cela qu'afin d'empêcher les meurtres et les séditions, on empêche le port d'armes à certaines heures, quoiqu'en soi il pourrait être innocent; et qu'afin d'empêcher les impuretés, on empêche certaines fréquentations et correspondances, et ainsi du reste.

De cette sorte, quoiqu'à la rigueur la conscience ne défende pas de prendre un dédommagement raisonnable de la perte réelle que le prêt apporte quelquefois, la loi civile ne permet pas que chacun en cela se fasse justice, parce que ce serait donner lieu à la fraude. C'est pourquoi il faut toujours avoir recours au juge. On veut que de telles choses soient toujours éclairées par la justice, parce qu'en s'approchant de cette lumière, les fraudes ont moins de moyen de se glisser.

 

59

 

Ainsi la loi ecclésiastique ou civile peut bien aller au-delà de la loi de Dieu, pour donner des barrières aux usuriers, mais non jamais en deçà ; et elle peut bien relâcher en quelques endroits ce qu'elle permet en d'autres, mais ce qui dépend de la loi de Dieu doit toujours être uniforme.

 

FIN DU TRAITÉ DE L’USURE.

Précédente Accueil Suivante