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III - L. A Mgr de RHEIMS

CHAPITRE II : DE   L'ANTIQUITÉ   DES  LIVRES  LITURGIQUES.

 

Les livres liturgiques étant reconnus comme la base de la science de la Liturgie, il est naturel d'examiner maintenant la question de l'antiquité de ces livres. A quelle époque la Liturgie a-t-elle été mise par écrit ? La réponse à cette question, en quelque sens qu'elle soit donnée, n'a pas d'application pratique aux temps actuels, puisque nous vivons à une époque où l'Église a consigné dans des livres ses traditions sur le culte divin ; toutefois, elle importe d'une certaine manière à l'autorité de ces livres aujourd'hui en usage, si on peut établir que leur première forme remonte aux commencements de l'Église, et que, à travers les diverses modifications qu'ils ont pu subir, on doit reconnaître dans leur teneur un fond permanent qui a traversé les siècles.

Nous avons déjà touché quelque chose de cette question dans le premier volume de cet ouvrage (1), nous proposant d'y revenir, comme sur un grand nombre de celles qui se sont présentées dans le cours de notre histoire générale de la Liturgie. On sentira facilement qu'il n'est pas indifférent pour les traditions catholiques dont la Liturgie est le principal instrument, d'avoir été fixées de bonne heure par des livres écrits et conservés dans l'Eglise sous la garde des évêques, et non simplement confiées à la mémoire des prêtres  et des  pontifes. Les docteurs

 

(1) Institutions liturgiques, tom. I, pag. 134-136.

 

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protestants ont affecté souvent de reconnaître comme pures d'alliage les institutions chrétiennes des quatre premiers siècles, et ils se croient d'autant plus solides sur ce terrain qu'ils espèrent nous trouver peu en mesure d'alléguer contre leurs nouveautés les formes positives de cette époque première. Il importe de leur enlever cette position, quant aux formes liturgiques, qui sont la plus vive expression de la foi de ces temps, comme de ceux qui les ont suivis.

Cependant, plusieurs savants liturgistes du siècle dernier se crurent obligés de convenir que les Liturgies, par lesquelles ils entendaient spécialement les formules de la célébration du saint Sacrifice, n'avaient été confiées à l'écriture que de nombreuses années après la paix de l'Église. Dom Mabillon, dans sa Liturgie gallicane, s'était contenté de dire que l'existence des livres liturgiques dans les trois premiers siècles ne paraissait pas suffisamment démontrée ; non ita quidem omnino constare. Renaudot, dans la préface de ses Liturgies orientales, trancha la question et soutint que, du moins au IV° siècle, les Liturgies n'étaient pas encore écrites. Il fut bientôt suivi par le P. Le Brun, de l'Oratoire, qui, dans son excellent ouvrage sur la messe, prétendit que les Liturgies n'avaient été rédigées par écrit que dans le cours du V° siècle. Le même sentiment fut soutenu quelques années après par le P. Pien (Pinius), l'un des plus savants continuateurs de Bollandus, dans la belle dissertation de Liturgia anitiqua hispanica, placée en tête du VI° tome de Juillet des Actes des Saints, qui parut en 1729.

Ces auteurs étaient principalement entraînés dans cette voie par la direction qu'avait prise la controverse sur le secret des mystères, cette discipline de l'arcane dont l'existence, pour les premiers siècles de l'Église, est portée à un si haut degré d'évidence, en même temps qu'elle explique  la   réserve gardée   sur nos mystères dans un

 

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grand nombre d'écrits de l'époque primitive. Il n'était cependant pas nécessaire de sacrifier un des côtés de la place pour fortifier l'autre, et le temps devait venir où des archéologues chrétiens, moins préoccupés, traiteraient de nouveau la question de l'antiquité des livres liturgiques, et donneraient le moyen de la résoudre, à l'honneur de ces vénérables documents de notre foi, sans ébranler le fait incontestable de la discipline du secret.

En 1736, Merati, dans son commentaire érudit du Thesaurus sacrorum rituum de Gavanti, attaquait courageusement l'opinion du P. Le Brun par les moyens de la science. Le docte Georgi, au second tome de sa Liturgia Romani Pontificis, publié en 1743, s'honorait de marcher sur les traces de Merati. En 1747, Robert Sala publiait son excellent commentaire sur le traité du cardinal Bona, Rerum Liturgicarum, et il ne faisait pas difficulté de protester, dès le premier volume de cet ouvrage dédié à Benoît XIV, en faveur de l'existence de livres liturgiques écrits longtemps avant l'époque assignée par les savants hommes dont nous venons d'énoncer l'opinion. L'année suivante, Muratori donnait au public sa Liturgia Romana vêtus, et dans la dissertation préliminaire, il entreprenait la réfutation du P. Le Brun et des partisans de son sentiment. En 1772, Selvaggi, dans ses Antiquitates christianœ; en 1776, Dom Martin Gerbert, dans sa Liturgia Alemannica; en 1786, le P. Krazer, dans son traité de Apostolicis et antiquis Liturgiis, vinrent corroborer du poids de leur sentiment, motivé par de sérieux arguments, l'antiquité des livres liturgiques. Nous omettons plusieurs noms moins illustres qui, jusque dans ces derniers jours, sont venus se joindre à ceux des adversaires du système du P. Le Brun, et nous passons immédiatement à l'exposé des motifs du sentiment des adversaires du docte oratorien.

Il nous est facile de convenir que les livres liturgiques

 

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n'ont point été écrits  par les  Apôtres eux-mêmes. La seule Liturgie apostolique qui  présente des caractères sérieux d'authenticité   est celle de saint Jacques;  mais , elle a subi tant de modifications, qu'il serait difficile d'en assigner rigoureusement la teneur primitive. La marche de   notre ouvrage nous  amènera à traiter ailleurs  cette intéressante question. Nous convenons donc bien volontiers que les Apôtres ne nous ont point laissé de Liturgies écrites, pourvu cependant qu'on nous  accorde qu'ils ont établi dans les Églises qu'ils fondaient, tous les rites que nous trouvons universellement répandus dans toutes   les Eglises, sans qu'on puisse  assigner ni le commencement de ces usages, ni les monuments de leur institution. C'est, comme  on le sait, la grande règle catholique formulée par saint Augustin, sur les faits d'institution  ecclésiastique.

Nous avons fait voir ailleurs (1) que l'ensemble des rites apostoliques pour le sacrifice, les sacrements, les sanctifications et le service divin, a dû être très considérable, puisque les points de conformité des Liturgies les plus anciennes sur ces divers rites, sont en très grand nombre. Les Apôtres, chargés d'organiser la société chrétienne, devaient se préoccuper non seulement de l'essentiel des rites, mais encore des usages de convenance; c'est ce qu'exprime saint Paul dans sa première Épître aux Corinthiens, lorsqu'après avoir réglé l'essentiel des formes du saint Sacrifice, il annonce qu'à son retour, il disposera le reste. Coetera cum venero, disponam (2).

Mais ces rites divers emportaient nécessairement des formules, et ces formules devaient tendre à devenir stables; autrement, que l'on se figure les abus de paroles, l'inconvenance pour les mystères, le péril pour les dogmes

 

(1) Institutions liturgiques, tom. I, pag. 30-38

(2) I Cor., XI, 3.

 

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exprimés dans des formules, qui auraient été laissées à l'improvisation du ministre sacré. Sans doute, aux premiers jours de l'Église, il plut à la divine Sagesse de répandre son Esprit sur les fidèles avec une abondance merveilleuse, en sorte que les dons extraordinaires de prophétie, de langues, éclataient dans les assemblées chrétiennes. L'Apôtre même est obligé de soumettre l'usage de ces dons à des règlements spéciaux qui forment une des parties les plus importantes de sa première Épître aux Corinthiens. Accordons, si l'on veut, que, dans cette première période qui fut très courte, les formules spéciales de la Liturgie auraient pu se passer d'une lettre positive; mais encore faudrait-il prouver que ces dons d'inspiration étaient toujours départis aux prêtres ou aux ministres des sacrements ; ce qui n'est pas évident. De plus, l'Apôtre, en proclamant les règles dont nous parlons, les ramène toutes à un principe fondamental ; c'est que tout se fasse avec décence et selon l'ordre. » Omnia honeste et secundum ordinem fiant (1).

Or quel moyen de maintenir cette décence et cet ordre, si les formules ne sont pas conçues en termes positifs? Il n'est donc pas permis de douter que des Liturgies quelconques, pour les besoins du culte divin, n'aient été déterminées dès l'origine, et nos adversaires sont les premiers à en convenir. Mais ces formules si graves, si saintes, devaient être et étaient longues dans leur teneur. La majesté, la décence des mystères l'exigeait, et nous avons des témoignages irrécusables qui nous l'attestent. Saint Paul déterminant les différentes formes de la prière liturgique pour le Sacrifice, nomme les obsécrations, les oraisons, les postulations et les actions de grâces (2). On peut voir  le commentaire de saint Augustin sur ces

 

(1)  I Cor., XIV, 40.

(2)  I Tim., 11, 1.

 

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paroles que nous avons rappelées ailleurs (1). Il est évident que l'ensemble de ces formules nécessitait de nombreuses périodes. Saint Justin, dans sa première Apologie, décrivant le Sacrifice chrétien, vers l’an 139, dit positivement que le sacrificateur prononce une Action de grâces en beaucoup de paroles (prolixe), dans laquelle il rend gloire au Père de toutes choses, dans le nom du Fils et de l'Esprit-Saint (2).

Aurait-on laissé la mémoire des prêtres seule dépositaire de ces prières si importantes ? L'Église, qui prescrit aujourd'hui à ses ministres offrant le saint Sacrifice, de tenir constamment l'oeil sur les oraisons du Canon, à l'autel; l'Église, qui leur interdit de compter sur leur mémoire dans l'Action d'un si redoutable mystère, aurait-elle manqué de sagesse, dans ces premiers siècles, en n'exigeant pas qu'un livre au moins, fût-il renfermé dans le plus secret du sanctuaire, servît à raviver de temps à autre le souvenir des formules saintes ? Supposons que tous les exemplaires du Canon de la messe qui se gardent aujourd'hui dans les églises fussent tout d'un coup anéantis, et que désormais tous les prêtres se trouvassent réduits à prononcer de mémoire les prières du Sacrifice : croit-on qu'au bout de cinquante ans, les formules se retrouveraient avec la même exactitude à l'autel ? Cependant, la messe est célébrée aujourd'hui bien plus fréquemment qu'elle ne l'était dans les premiers siècles ; le Canon est familier à tous les prêtres, et il est comme impossible à ceux qui le récitent tous les jours de ne pas le savoir par cœur.

 

(1)  Institutions liturgiques, tom. I, pag. 35.

(2) Deinde ei qui fratribus praeest, panis affertur, et poculum aquae et vini, quibus ille acceptis, laudem et gloriam universorum Parenti per nomen Filii et Spiritus sancti emittit, et Eucharistiam, sive gratiarum actionem, pro his ab illo acceptis demis prolixe exsequitur. (Apol. I, n. 65.)

 

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Ajoutons qu'il ne se fût pas agi seulement de retenir de mémoire les prières du Sacrifice, il eût encore fallu posséder, outre la forme des sacrements, les formules qui en accompagnent l'administration, les exorcismes du Baptême, les oraisons si variées pour la collation des Ordres, les prières particulières aux fêtes d'institution apostolique, en un mot, tout ce que nous retrouvons de même style dans toutes les Liturgies les plus anciennes, sans distinction de langues et d'Églises. Assurément, le phénomène d'une si imperturbable mémoire a pu se présenter quelquefois; il est possible même aujourd'hui; mais il est rare, il faut bien en convenir ; de plus, il est dangereux, et l'esprit de l'Église s'oppose, répétons-le encore une fois, à ce que les fonctions saintes soient accomplies sans le secours des livres liturgiques.

La décence du service divin, l'unité des formes si essentielles à l'unité du fond, répugnait donc dès les premiers temps de l'Église, comme aujourd'hui, à l'imprudente liberté qui s'en remettrait uniquement à la mémoire du prêtre et du pontife dans la prononciation des formules saintes. Les prières fixes et déterminées ne résisteraient pas à cette épreuve critique, après un court espace de temps. Les nouveautés s'introduiraient avec péril; la louange de Dieu serait altérée et profanée, et les fidèles rencontreraient bientôt le scandale, là même où ils doivent trouver la souveraine édification.

Ceci est vrai pour tous les temps ; mais dans les trois premiers siècles de l'Église, époque marquée par l'apparition d'un si grand nombre d'hérésies subtiles, cachées sous les mots, comme toutes les hérésies, quel moyen d'arrêter les progrès de l'erreur qui se dissimule et dont les discours, dit saint Paul, gagnent en dessous comme le chancre (1), si le prêtre ou  le pontife infidèle,  voilant la

 

(1) II Tim., 11,  17.

 

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nouveauté sous des paroles dont le texte n'eût été écrit " nulle part, se fût livré à de coupables improvisations, sans qu'il fût possible aux autres pontifes, ou aux autres prêtres, de le confondre en remettant sous ses yeux la lettre inviolable et orthodoxe delà Liturgie? Non, jamais l'Église n'a exposé imprudemment le dépôt de la foi, pas plus qu'elle n'a souffert que les choses saintes fussent traitées sans la dignité et la révérence qu'elles commandent. Quand nous n'aurions pas d'autres preuves de l'existence de livres liturgiques avant le V° siècle, que les considérations invincibles que nous venons d'exposer, nous ne ferions pas difficulté d'affirmer, au nom de la sagesse de l'Eglise, que ces livres existaient. Mais il est temps de passer aux faits positifs qui, malgré la perte de tant de monuments de cette époque primitive, démontrent encore jusqu'à l'évidence la thèse opposée à celle du P. Le Brun.

Selon le docte oratorien, les Liturgies n'auraient pas été confiées à récriture avant le V° siècle. Un trait emprunté à l'histoire de l'Église des Gaules, en ce même siècle, nous engage déjà à reculer cette époque si arbitrairement assignée. Saint Grégoire de Tours rapporte que saint Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont, ayant été invité pour la dédicace de la basilique du monastère de Saint-Cyriaque, le livre de la Liturgie se trouva tout à coup enlevé de l'autel, par la malice de quelqu'un. Sans être troublé de ce contretemps, le saint n'en poursuivit pas moins le service entier de la fête; ce qui excita dans les assistants une si vive admiration qu'ils pensèrent que ce n'était pas un homme, mais un ange qui avait prononcé les paroles : Nec putaretur ab adstantibus ibidem locutum fuisse hominem, sed angelum (1). Or saint Sidoine Apollinaire monta sur le siège de Clermont en 471 ; si l'usage de   célébrer la Liturgie, sans   livre   et  simplement   de

 

(1) Hist. Franc., lib. II, cap. XXII.

 

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mémoire, n'eût cessé qu'au V° siècle, le fait du saint évêque de Clermont eût-il excité dans le peuple un si grand étonnement, et saint Grégoire de Tours l'eût-il trouvé assez important pour l'insérer dans son histoire des Francs ? Il est permis d'en douter.

Mais produisons des preuves positives de l'existence des livres liturgiques dès le IV° siècle. En 379, mourut saint Basile de Césarée. Entre autres travaux pour le service de l'Église, il rédigea, avant son épiscopat, une Liturgie qui différait peut-être de celle que l'Église grecque conserve sous son nom, mais qui n'en a pas moins été reconnue pour son ouvrage, dans le siècle suivant. Sur ce fait, nous avons d'abord le témoignage de saint Grégoire de Nazianze, contemporain et ami du saint docteur (1). Saint Proclus, successeur de saint Jean Chrysostome sur le siège de Constantinople, s'exprime ainsi dans son traité de la Liturgie divine : « Le grand Basile s'apercevant que la longueur de la Liturgie causait de l'ennui et du dégoût aux assistants, la rédigea dans une forme plus abrégée, pour l'usage de l'Église (2). » Cette longue Liturgie qu'il fallait abréger au IV° siècle, croit-on qu'elle eût pu ne reposer que sur la mémoire des prêtres? Au vie siècle, Leontius, dans son traité contre les Nestoriens, distinguait trois Liturgies, dont une de la main de saint Basile, quand il disait : « Nestorius a fabriqué une nouvelle Liturgie, différente de celle qui a été donnée par les Pères aux Églises ; il n'a pas respecté celle des Apôtres, ni celle que le grand Basile a écrite dans le même esprit (3).»

 

(1)  Ordinationes sacrarum precum ad altare composuit. (Orat. XX de laudibus Basilii.)

(2)  Basilius magnus, cum hominum Liturgiae prolixitatem fastidientium oscitantiam et propensionem perspiceret, redactam in compendium Ecclesiae recitandam exhibuit. (De Liturgiœ divinœ traditione. Bibli. max. Patrum, tom. VI.)

(3)  Aliam missam effutiit prœter illam quae a Patribus tradita est Ecclesiis, neque   reveritus est  illam   Apostolorum,   neque  illam magni Basilii eodem  spiritu conscriptam. (Leontius, adv.   Nestorium,   Iib. III. Bibl. max. Patrum, tom. IX.)

 

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L'année 368 est la date de la mort de saint Hilaire de Poitiers. Saint Jérôme, dans son Catalogue des écrivains ecclésiastiques, nous apprend que, dans le cours de son épiscopat, ce grand homme avait rédigé un livre des Hymnes et un livre des Mystères (1). Ce livre des Mystères était le Sacramentaire ou Missel de l'Église gallicane que, sans doute, saint Hilaire mit dans un nouvel ordre et enrichit de prières de sa composition, comme fit saint Ambroise à Milan, dans le même siècle, et comme firent à Rome, dans les siècles suivants, les Papes saint Gélase et saint Grégoire le Grand.

La mort de saint Ephrem, l'éloquent diacre d'Édesse, arriva en 378. Les prières liturgiques abondent dans ses œuvres, et un grand nombre sont encore usitées dans l'Église syrienne. Nous ne serons, sans doute, pas obligé de prouver sérieusement qu'il avait pris la peine d'écrire ces compositions poétiques, et qu'il n'était pas exigé des prêtres qui devaient s'en servir dans l'église de les apprendre par cœur.

Nous consentons à placer ici, au IV° siècle, la longue Liturgie contenue au VIII° livre des Constitutions apostoliques, ainsi que les oraisons et les rites pour le Baptême, l'Ordination, la Consécration des évêques, etc., qu'on lit dans le même livre et dans le précédent. Personne ne soutient aujourd'hui le sentiment qui faisait remonter au premier siècle cette précieuse compilation; de savants hommes la reportent les uns au II°, les autres au III°. Nous ne demandons qu'une chose : c'est qu'on veuille bien nous accorder que les Constitutions apostoliques étaient déjà compilées à l'époque du concile de Nicée, qui  fut tenu en 325. C'est le jugement des hommes les

 

(1)Est ejus et liber hymnorum et mysteriorum alius. (In catalogo, ad Hilarium.)

 

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plus doctes, quelle que soit l'école de  critique à laquelle ils appartiennent, et nous pouvons certainement produire un sentiment qui  réunit en sa faveur non seulement le suffrage du cardinal Bona (1) et de son érudit commentateur Sala (2), Schelestrate (3), Chrétien Wolf (4), Assemani (5), Mansi (6) et Zaccaria (7); mais encore Pagi (8), Morin (9), Fronteau (10), Pierre de Marca(11), Grancolas (12),Ellies Dupin(13), Noël Alexandre(14) et Collet (15), sans  parler   des   savants   protestants   anglais,   Beveregius (16), Gunning (17), Pearson (18), Baratier (19), Blondel (20), Thomas Brett et Guillaume Cave (21). Il y avait donc au commencement du IV° siècle, à l'issue des persécutions, des prières liturgiques confiées à l'écriture, et il n'est personne qui ne comprenne, en parcourant  simplement tant de longues et solennelles pages, qu'il était impossible d'espérer que la seule mémoire des prêtres demeurât chargée de les conserver, si elles ne se fussent pas trouvées écrites quelque part.

 

(1)  Rerum liturgicarum, lib. I, cap. vu, § 4.

(2)  In hunc locum.

(3)  Antiquit. Eccles, illustr., part. II, dissert. II. cap. XI.

(4)  Apud Salam.

(5)  Codex Liturg., tom. V, praefat.

(6)  Concil., tom. I.

(7)  Biblioth. Ritual., tom. I.

(8)  Critica Baronii, ad annum 100, n. 10.

(9)  De Sacr. Ordinat.

(10)  Kalend. Roman, vet. prœnotat., § 5.

(11)  Concord., lib. III, cap. 11.

(12)  Anciennes liturgies, pag. 84 et seq. (13) Biblioth. des auteurs Ecclés., tom. I. (14) Hist. Ecoles., sœc. I, dissert. XVIII.

(15) Continuat. Tournely, tom. X, édit. Colon.

(16)  Codex Canon. Eccles, primit. in proœmio.

(17)  De Jejunio Antepaschali.

(18)   Vindiciœ Epist. S. Ignatii, part. I, cap. IV.

(19)  De Constit. Apostol. Dissert., part. II.

(20)  Pseudo Isidor., cap. XII.

(21)  Collectio prœcipua Liturgiarum. Historia litteraria, in Clemente.

 

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Mais y avait-il des livres liturgiques durant les persécutions ? Nous allons le prouver jusqu'à l'évidence, en produisant des monuments incontestables qui n'ont point encore été allégués jusqu'ici dans la controverse. Les persécutions s'arrêtèrent en 312, à la paix donnée à l'Église par Constantin. Les pièces que nous produisons ont dû être composées au plus tard sous la persécution de Dioclétien, qui commença en 284; nous voici donc descendus au III° siècle.

Ces pièces sont des Préfaces et des oraisons pour la messe que nous empruntons au fameux Sacramentaire de l'Eglise romaine, qui fut publié sur un manuscrit du chapitre de l'Église de Vérone, par Joseph Bianchini, en 1735. Ce Sacramentaire, appelé improprement de saint Léon, bien qu'il renferme diverses prières de la composition de ce grand Pontife, est un recueil de formules liturgiques dont un grand nombre appartiennent aux temps primitifs du christianisme. Voici des prières qui remontent évidemment à l'époque où le sang des martyrs coulait dans toute l'Église.

D'abord, cette Préface, placée sans date de jour, au mois d'avril : « Il est juste de vous rendre grâces, ô Dieu dont l'Église est en ce moment mélangée de vrais et de faux confesseurs, en sorte que nous devons toujours craindre les variations de la faiblesse humaine, et ce pendant ne jamais désespérer de la conversion de perce sonne. C'est pourquoi nous vous demandons avec d'auto tant plus d'instances, à vous sans le secours duquel la piété ne pourrait demeurer solide, d'accorder persévérance à ceux qui sont fermes, et résipiscence à ceux qui ont été faibles (1). » N'est-ce pas ici  la  prière pour les

 

(1) Vere dignum. Cujus Ecclesia sic veris confessoribus falsisque permixta nunc agitur, ut tamen, et fragilitatis humanœ semper cavenda mutatio, et nullius sit desperanda conversio : quo magis supplices te rogamus, ut, quia sine te non  potest solida  constare  devotio,   et  firmis perseverantiam, et resipiscentiam largiaris infirmis. (Bianchini Proleg, Anastasii, tom. IV, pag. 14, n. 20.)

 

 

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tombés, et cette Préface peut-elle appartenir aux jours de la paix ?

Au mois de juillet, dans une fête de martyrs, sans indication de jour, cette autre Préface : « O Dieu ! qui dans votre bonté ramenez fréquemment, pour notre exercice, les fêtes des saints martyrs, afin de nous conduire par cet heureux souvenir, à la constance de la foi et à la persévérance dans votre culte; vous placez pour nous, dans le spectacle de leurs actions, un exemple de cette confession qui assure le salut, et un secours d'abondante protection; par eux vous nous invitez à l'espoir qui nous est promis, en nous manifestant dès cette vie la gloire encore cachée dont ils jouissent (1). » Qui ne voit ici la prière de l'Église implorant pour ses enfants la fidélité jusque dans le martyre?

Plus loin : « Vous donnez, ô Dieu ! cet avantage à votre Eglise dans la commémoration des saints martyrs qu'elle trouve dans leur fête une source d'allégresse, le moyen de s'exercer à l'exemple de leur sainte confession, une protection dans les prières que vous accueillez de sa part (2).  »

Ailleurs, le prêtre glorifie le Christ de ce que non « seulement il a supporté la persécution des impies pour  le salut du monde, mais a daigné accorder à ses fidèles la

 

(1)  Vere dignum. Qui nos ideo frequentibus sanctorum martyrum festivitatibus benignus exerces, ut ad constantiam fidei, et ad perseverantiam pietatis beata commemoratione perducas : pariter nobis in eorum contemplatione constituens, et salutiferae confessionis exemplum, et copiosae protectionis auxilium; atque ad spem nostra: per eos promissionis invitans, quorum adhuc latentem gloriam, jam tamen etiam in hujus vitae regione manifestas. (Ibid., pag. 2.6, n. 2.)

(2)  Vere dignum. Qui sic tribuis Ecclesiam tuara sanctorum martyrum commemoratione proficere, ut eam semper illorum et festivitate lsetifices, et exemplo piœ confessionis exerceas, et grata tibi supplicatione tuearis. (Ibid., pag. 26, n. 4.)

 

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grâce de devenir ses compagnons dans la Passion, ou du moins dans la Confession (1). »

En la fête de saint Etienne, l'Église d'alors récitait cette prière : « Dieu tout-puissant, qui multipliez les victoires de vos martyrs dans toutes les contrées du monde, donnez-nous de ressentir en tous lieux leur présence (2). »

En la fête de saint Laurent, on lisait cette Préface : « Vous qui êtes la force invincible de tous les Saints, c'est vous qui, au milieu des adversités de ce monde, nous consolez par le triomphe de vos bienheureux martyrs, et nous enflammez par la victoire de saint Laurent, jusqu'à nous faire produire de sublimes exemples de patience (3). »

En la même fête : « Augmentez, Seigneur, en votre peuple, la foi que la solennité du saint martyr Laurent fait naître en lui, afin que nulle adversité, nulle terreur, ne nous arrêtent dans la confession de votre nom, mais que la vue d'un si grand courage soit plutôt pour nous un aiguillon (4).  »

En la fête de sainte Cécile, l'oraison suivante atteste la généralité de la persécution. Auteur et distributeur de

 

(1)  Vere dignum. Qui non solum pro salute mundi persecutionem sustinuit impiorum, sed fidelibus suis etiam haec dona concessit, ut ejus fierent, aut passione, aut confessione consortes. (Ibid., n. 5.)

(2)  Da, quœsumus, omnipotens Deus ut sicut per cuncta mundi spatia martyrum tuorum facis victorias propagari, sic te auxiliante nobis, eorum sentiamus ubique praesentiam. (Ibid., pag. 35, n. 9.)

(3) Vere dignum. Quoniam tu es omnium Sanctorum insuperabilis fortitudo, qui inter mundanea conversationis adversa, praecipua nos beatorum martyrum glorificatione solaris, et ad sublimia exempla patientiae, triumpho nos sancti Laurentii, quem hodie celebramus, accendis. (Ibid. pag. 37, n. 3.)

(4)  Auge, quaesumus, Domine, fidem poputi tui, de sancti Laurentii martyris festivitate conceptam : ut ad confessionem tui nominis nullis properare terreamur adversis, sed tantas virtutis intuitu potius  incitemur. (Ibid., n. 11.)

 

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tous les biens, ô Dieu qui voulant appeler le genre humain tout entier à la confession de votre nom, avez produit l'exemple du martyre jusque dans un sexe fragile; faites que votre Eglise, instruite par cet exemple, ne craigne pas de souffrir pour vous, et désire avec ardeur la gloire des récompenses célestes (1). »

Nous nous bornons à ces quelques traits que nous nous pourrions multiplier facilement ; on ne les retrouve plus dans le Sacramentaire de saint Grégoire, ni même dans celui de saint Gélase; naturellement, ils durent disparaître des livres liturgiques, à mesure que l'Église avançait dans l'ère de la paix. La forme de ces Oraisons et de ces Préfaces, leur multiplicité, en même temps qu'elles nous prouvent l'ancienneté des usages que nous gardons aujourd'hui, démontrent jusqu'à l'évidence l'impossibilité de confier uniquement à la mémoire un nombre aussi considérable de détails.

Au reste, quand nous ne trouverions pas dans cet ancien Sacramentaire la preuve matérielle de l'existence d'un grand nombre de textes liturgiques sous la forme et dans le style caractéristiques du Missel romain, et qui se rapportent évidemment à l'époque des persécutions, un œil exercé dans l'appréciation de la latinité chrétienne, découvrirait facilement, dans les anciens Sacramentaires qui ont servi de base à ce Missel, une foule de passages dont la diction nous transporte d'elle-même aux siècles qui ont précédé la paix de l'Église. Ce n'est pas ici le lieu de placer ces sortes d'études; l'occasion s'en présentera plus tard. Mais qu'il nous soit permis d'alléguer, en faveur de notre sentiment en cette matière, l'autorité d'un homme

 

(1) Bonorum omnium Deus auctor atque largitor, qui, ut humanum genus ad confessionem tui nominis provocares etiam in fragili perfecisti conditione martyrium, praesta, quaesumus, ut Ecclesia, tua, hoc exemplo commonita, nec pati pro te metuat, et cœlestis praemii gloriam concupiscat. (Ibid., pag. 51, n. 2.)

 

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profondément versé dans la littérature chrétienne, et qui ne saurait être suspect à personne, le P. Morin, de l'Oratoire. Dans son grand traité de Pœnitentia, ayant à apprécier l'époque de certaines oraisons usitées dans les anciens Sacramentaires, pour l'imposition de la pénitence, il s'exprime ainsi : « Les termes, la phrase, le style des oraisons et autres rites principaux qu'on trouve dans ces Sacramentaires, attestent évidemment un temps beaucoup plus ancien, et ne peuvent être postérieurs aux papes Sylvestre et Jules, ainsi que nous l'avons déjà remarqué. Si même nous ne voulons pas déguiser la vérité, ce que ces formules rituelles renferment de principal, sent tout à fait, quant à la phrase et au style, les temps qui ont précédé l'empire de Constantin (1). »

Nous voici donc arrivés, en descendant, jusqu'au III° siècle, et nous avons encore d'autres arguments à produire. En 261, Paul de Samosate, évêque d'Antioche, ennemi de la divinité du Verbe, est condamné par un concile tenu dans sa ville épiscopale. Entre autres charges qui pèsent sur lui, et qui sont énumérées dans la lettre synodale dont Eusèbe rapporte des fragments, on lui reproche d'avoir « aboli les Cantiques qu'on avait coutume de chanter en l'honneur du Seigneur Jésus-Christ, sous prétexte qu'ils étaient nouveaux, et composés par des hommes qui avaient vécu à une époque récente (1).»

 

(1) Deinde orationum, aliorumque rituum praecipuorum qui in iis enarrantur verba, phrasis, stylus, tempus longe antiquius evidentissime demonstrant; nec possunt esse Sylvestro Julioque Pontificibus posteriora, ut jam a nobis adnotatum est. Sane si verum diffiteri nolimus, id quod est in illis ritibus potissimum, ut ex phrasi, styloque manifestum est, sapit omnino tempora quae imperatorem Constantinum prœcesserunt. (De disciplina in administratione sacramenti Pœnitentiœ. Lib. IX, cap. XXX, pag. 695.)

(1) Quin etiam psalmos in honorem Domini Jesu Christi cani solitos, quasi novellos, et ab recentioribus hominibus compositos abolevit. (Apud Euseb., lib. VII, cap. XXX.)

 

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Ces chants liturgiques n'étaient-ils donc écrits nulle part? et si le peuple les exécutait en choeur avec les prêtres, faut-il croire que défense était faite de les avoir par écrit?

Saint Grégoire le Thaumaturge, évêque de Néocésarée, assistait à ce concile d'Antioche, et mourut peu après. Il gouvernait son Eglise depuis l'an 232, et il avait composé pour elle une Liturgie. L'Église de Néocésarée conserva si fidèlement les formules sacrées que son saint évêque avait rédigées, que, dans le IV° siècle, saint Basile en appelait aux paroles de cette Liturgie, pour attester la foi de saint Grégoire dans la divinité du Saint-Esprit. « Les Églises de cette contrée, dit-il, n'ont voulu ajouter ni une seule action, ni une seule parole, ni un seul rite mystique, à la forme qu'il leur a laissée. C'est ce qui fait que beaucoup de leurs usages semblent imparfaits aujourd'hui, par suite de l'ancienneté de leur institution. Les évêques qui lui ont succédé dans le gouvernement de ces Églises, n'ont voulu admettre jusqu'ici aucune des formes qui ont été instituées depuis lui (1). » Or, comment cette Liturgie eût-elle pu se maintenir ainsi sans alliage, dans plusieurs Églises de Cappadoce, pendant un siècle, si elle n'eût pas été écrite ? Cette exemption de toute addition, comme de toute altération, ne montre-t-elle pas jusqu'à l'évidence que le saint évêque avait confié son œuvre à l'écriture, et que ce texte était souvent consulté, pour arrêter l'esprit de changement et de nouveauté ?

Il en est donc de la Liturgie de saint Grégoire le Thaumaturge, comme de cette célèbre exposition de foi qu'il

 

(1) Itaque non factum aliquod, non dictum, non ritum ullum mysticum ultra quam ille reliquit, ecclesiœ adjecerunt; quapropter etiam multa ex his quœ apud illos aguntur, imperfecta esse videntur, propter institutionis antiquitatem. Nam qui in ecclesiarum administrationem successerant, nihil ex his qua; post illum excogitata sunt, loco additamenti voluerunt recipere. (De Spiritu sancto, cap. XXIX, n. 74.)

 

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reçut dans une vision, des mains de saint Jean l'Évangéliste, qui lui était apparu avec la sainte Vierge. Cette exposition de foi, trop oubliée aujourd'hui, était écrite aussi, et se gardait dans le trésor de l'Église de Néocésarée ; cependant il y a bien des siècles que le souvenir s'en fût perdu, si saint Grégoire de Nysse n'eût pris la peine de nous en transmettre une copie.

Vers 220, florissait le grand docteur saint Hippolyte, évêque et martyr. Sur la liste imposante de ses écrits, que porte encore gravée sa chaire de marbre, contemporaine, que l'on conserve dans la bibliothèque du Vatican, on lit ces paroles :

 

 

qu'on a traduit : de Donis, ou Muneribus ecclesiasticis apostolica traditio. Il suffit en effet de se rappeler le sens donné au mot Xapismata dans saint Paul, et dans les auteurs de la plus haute tradition, pour comprendre qu'il est ici question d'un livre sur les mystères, dans lequel se trouvaient rassemblées les traditions apostoliques qui en concernent la célébration (1). C'est ce qui a porté plusieurs érudits à regarder saint Hippolyte comme le collecteur des Constitutions apostoliques dont nous avons parlé plus haut. Albert Fabricius n'a pas fait difficulté d'insérer ces Constitutions, dont le VII° et le VIII° livre ne sont pour ainsi dire qu'un recueil de formules liturgiques, dans son édition de saint Hippolyte. Il l'a fait d'après un manuscrit de la Bibliothèque impériale de Vienne, et d'après un autre d'Oxford. Quoi qu'il en soit, que saint Hippolyte ait rédigé lui-même des formules pour l'administration des dons célestes, ou qu'il les ait

 

(1) Cave., Hist. litter., tom. I. Sœculmn Novatianum, pag. 106.

 

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seulement compilées d'après la tradition apostolique, nous lisons sur le même marbre qui nous a fourni l'indication que nous venons de recueillir, la désignation d'un autre travail qui semble aussi appartenir à la Liturgie :

 

 

 

paroles qu'on explique ainsi : Odœ in diversas  Scripturae partes. Ces chants ne semblent-ils pas assez clairement destinés au service divin ?

Au milieu du second siècle vivait le philosophe Celse, qui écrivit contre le christianisme, et fut réfuté dans la suite, avec tant de logique et de vigueur, par Origène. Il existait des livres liturgiques écrits, dès le temps de c l'astucieux épicurien dont nous ne possédons plus l'ouvrage que par fragments. En effet, il dit « avoir vu entre les mains de certains prêtres chrétiens des livres barbares, dans lesquels il était question des noms et des prestiges des démons (1). » Il est évident que le philosophe fait ici allusion aux formules d'exorcismes employées sur les catéchumènes et sur les possédés. Origène, dans sa réponse, ne conteste pas l'existence de ces livres entre les mains des prêtres, mais se contente de répondre que, protégés par leurs prières, les chrétiens sont plus forts que les magiciens et les démons (2).

Nous approchons maintenant de l'époque apostolique, et nous convenons volontiers que les arguments positifs nous manquent désormais pour démontrer l'existence de livres liturgiques ; mais la pénurie des monuments se fait sentir pour d'autres questions bien autrement importantes que celles dont nous traitons  en ce moment.

 

(1)  Vidisse se apud quosdam nostrae religionis presbyteros libros barbares, in quibus dœmonum nomina et prœstigia videbantur. (Origenes contra Celsum, lib. VI, n. 40.)

(2) Ibid.

 

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Nous voici du moins fort loin du V° siècle et fort près des Apôtres ; c'est tout ce que nous avons prétendu dans cette excursion. Toutefois, nous enregistrerons encore trois témoignages dont la valeur n'est sans doute qu'indirecte, mais qui ne laissent pas d'avoir quelque poids dans ces temps primitifs : ils prouvent du moins qu'il y avait dès lors des prières fixes pour la Liturgie.

Le premier de ces témoins que nous produirons est le philosophe Lucien, qui vivait au 11e siècle. Dans le dialogue Philopatris qu'on lui a quelquefois contesté, mais pour le remonter jusqu'au premier siècle du christianisme, entre autres diatribes sur la nouvelle religion, l'auteur lance ses sarcasmes sur les prières liturgiques. Un des interlocuteurs décrit une assemblée chrétienne, et, après divers détails, il mentionne une des prières qu'on y prononçait. Cette prière commençait par le nom du Père, et finissait par un chant dans lequel on récitait un grand nombre de noms (1). Il est facile de reconnaître dans ces paroles une allusion aux formes de la Liturgie primitive, qui s'ouvrait par l'Oraison dominicale, et se terminait par ces longues prières dans lesquelles on récitait les noms de ceux pour lesquels on offrait. Voilà bien, sans doute, un ordre fixe, une stabilité de formules, une publicité de rites dont la première condition était de reposer sur un texte précis.

Dans les premières années du II° siècle, Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie, écrit à Trajan pour l'engager à modérer la persécution. Décrivant les réunions religieuses des chrétiens, il dit à l'empereur qu'ils ont coutume de s'assembler à jour fixe, avant le lever du jour, et qu'ils chantent ensemble des hymnes au Christ, comme

 

(1) Precationem incipientem a Patre, et in hymno multorum nominum finientem. (Paroles de Tryphon,vers la fin du dialogue.)

 

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à un Dieu (1). Cette expression carmen dicere, au jugement de Vossius et de Brisson qui en citent de nombreux exemples, signifie des chants solennels et exécutés avec ordre. Ainsi, la gravité des prières qui se récitaient dans les assemblées chrétiennes était arrivée à la connaissance de Pline. Ne devons-nous pas voir encore dans ce fait l'existence de formes positives, selon lesquelles ces prières étaient composées et exécutées ?

Enfin, le plus illustre martyr de la persécution que Pline engageait Trajan à modérer, saint Ignace, second successeur de saint Pierre sur le siège d'Antioche, dans sa lettre à l'Église de Magnésie, parle des assemblées saintes de manière à faire comprendre que de bonne heure toutes les mesures ont dû être prises par les évêques, pour donner aux prières de l'Église l'ordre et la décence qu'elles exigent : « Ne jugez conforme à la raison, dit-il, que ce qui aura été ordonné par l'évêque... Réunissez-vous pour prier dans le même lieu ; que la prière soit commune (2). » Et comment cette prière eût-elle pu être commune, si sa composition eût été remise aux hasards plus ou moins surnaturels de l'improvisation du pontife ou du prêtre ?

Tout le monde est en état de comprendre qu'il n'y a pas loin d'une forme liturgique déterminée à une forme liturgique écrite ; nous arrêterons donc ici nos investigations pour la recherche des livres liturgiques dans les quatre premiers siècles : c'est au lecteur à juger de leur résultat. Nous lui devons maintenant l'exposé des objections de nos adversaires, en observant toutefois préalablement

 

(1)  Soliti statuto die ante lucem convenire, carmenque Christo, quasi Deo, dicere secum invicem. (Lib. X, ep. XCVII.)

(2) Ne quidquam videatur vobis rationi consentaneum, praeter episcopi judicium... Omnes ad orandum in eumdem convenite : sit una communis precatio. (Ad Magnesianos, n. VII.)

 

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que des difficultés  négatives ne peuvent   rien contre des faits.

Le P. Le Brun et le P. Pien se fondent sur ce que Tertullien, dans le livre de Corona militis, affirme que nous ne connaissons que par une tradition non écrite les formules des sacrements et la manière de les administrer. Il énumère divers rites, et conclut ainsi : « Si vous de mandez une loi écrite pour ces pratiques, et pour plu sieurs autres, vous n'en trouverez point : c'est la tradition qui vous fournit ce supplément, la coutume qui le confirme, la foi qui le fait observer (1). » Donc, concluent ces deux savants auteurs, il n'y avait pas de livres liturgiques écrits ; autrement Tertullien les aurait cités.

A cela nous répondons que le terme de loi écrite, employé ici par Tertullien n'a point le sens de formules liturgiques consignées sur le papier. Toute son argumentation nous prouve évidemment qu'il traite, dans ce passage, de la tradition par comparaison avec l’Écriture sainte. La Liturgie écrite ou non écrite est toujours la simple tradition, ses formules ne sont pas inspirées, et le raisonnement de Tertullien reste debout, quand bien même les Liturgies de cette époque eussent été écrites.

Nos adversaires ajoutent : « Saint Cyprien voulant prouver contre les Aquariens que l'on doit employer du vin et non de l'eau seulement pour le saint Sacrifice, mais que le vin doit être mêlé d'eau dans le calice, n'invoque d'autre autorité que la loi évangélique et la tradition du Seigneur (2). S'il eût existé une Liturgie écrite, assurément saint Cyprien l'eût appelée en témoignage. »

 

 

(1) Harum et aliarum ejusmodi disciplinarum, si legem expostules scripturarum, nullam inventes : traditio tibi prtetendetur auctrix, consuetudo confirmatrix,et fides observatrix. (Tertul. de Coron. milit., n. 4.)

(2) Ut ubique lex evangelica, et traditio dominica servetur. (Epist. LXIII, ad Cœcilium.)

 

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Cette difficulté ne saurait être sérieuse. Saint Cyprien en appelle, il est vrai, à la tradition ; mais il ne dit pas que cette tradition ne fût pas écrite. Eût-elle été consignée dans quelque livre liturgique conservé dans l'archive de l'Église de Carthage, elle ne perdait pas pour cela sa qualité de tradition, et pouvait tout aussi légitimement être alléguée que si elle fût restée purement orale.

L'argument tiré de saint Basile n'est pas plus redoutable, quoiqu'il offre une apparence plus spécieuse. Voici les paroles du saint Docteur : « Quel est celui des Saints qui nous a laissé par écrit les paroles d'invocation qui se prononcent quand on offre le pain de l'eucharistie et le calice de bénédiction ? Nous ne nous contentons pas de ce que rapporte l’Apôtre ou l'Évangile; mais nous récitons, avant et après, d'autres paroles, comme ayant beaucoup d'importance pour le mystère, et ces paroles, nous les avons reçues de la tradition, sans écriture. Nous consacrons l'eau du baptême, l'huile de l'onction, et celui-là même qui vient d'être baptisé : où est-ce écrit ? Ces rites ne viennent-ils pas d'une tradition silencieuse et secrète ? L'onction avec l'huile, quel passage écrit nous l'a enseigné ? De faire trois immersions, dans quel endroit de l'Ecriture l'avons-nous appris ? Les autres choses qui se font au baptême , comme de renoncer à Satan et à ses anges, où trouvons-nous cela écrit? Ne le tenons-nous pas de cette tradition non publiée et secrète, de cette doctrine que nos pères ont garantie par le silence et la discrétion (1) ? »

Nous  convenons   volontiers que ce passage de saint

 

(1) Invocationis verba, cum conficitur panis Eucharistiae et poculum benedictionis, quis Sanctorum in scripto nobis reliquit ? Nec enim his contenti sumus, quœ memorat Apostolus aut Evangelium : verum alia quoque et ante et post dicimus, tanquam multum habentia momenti ad mysterium, quas ex traditione citra scriptum accepimus. Consecramus autem aquam baptismatis, et oleum unctionis, praeterea ipsum qui baptismum accipit, ex quibus scriptis ? Nonne a tacita secretaque traditione ? Ipsam porro olei inunctionem, quis sermo scripto proditus docuit; Jam ter immergi hominem, unde ex Scriptura haustum ? Reliqua item quae fiunt in baptismo, velut renuntiare Satanae, et angelis ejus, ex qua Scriptura habemus ? Nonne ex minime publicata et arcana hac traditione ? Nonne ex doctrina, quam patres nostri silentio quieto, minimeque curioso, servarunt ? (De Spiritu sancto, cap. XXVII.)

Nous avons transcrit ici le texte d'après la version de Fronton du Duc, telle que la donne le P. Pien. Si le docte jésuite eût pu jouir de l'édition de Dom Garnier, nous ne doutons pas qu'il ne se fût rendu à l'évidence des raisons que donne le Bénédictin, dans sa note sur l'article 66 du même chapitre de saint Basile. Il y démontre par des citations irrécusables du saint Docteur qu'il n'a jamais employé le mot agrapha (non scripta) que par opposition aux saintes Écritures, et conclut ainsi : Frustra ergo sententiœ suce praesidium a Basilio petunt, qui preces Liturgies sero admodum contendunt litteris mandatas fuisse.

es Ariens se plaignent, dans saint Athanase (de decretis Nicœnce Synodi) que les Pères de Nicée aient employé dans le Symbole des termes non écrits, agraphous lexeis : on ne dira pas que le Symbole de Nicée n'ait pas été écrit dans le concile. On pourrait citer sur le sens de ce mot d'innombrables exemples dans les Pères grecs du IV° siècle.

 

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Basile est admirable pour prouver l'existence d'une tradition divine et apostolique qui complète l'enseignement des Écritures sur le Sacrifice et les Sacrements ; mais il ne prouve aucunement que ces traditions, qui ne nous ont point été laissées écrites par les Saints, c'est-à-dire par les écrivains sacrés, n'aient pas été écrites depuis, et cela sans perdre leur qualité traditionnelle. Aujourd'hui que les missels et les rituels existent imprimés de toutes parts, nous sommes à même de tenir le même langage. Quant au secret qui environnait du temps de saint Basile les formules liturgiques et les isolait du contact vulgaire, il existait encore en France, il y a trois siècles. Jusqu'à cette époque le Canon de la messe n'était jamais mis entre les mains des simples fidèles ; bien moins encore eût-on osé le traduire en langue vulgaire. Saint Basile eût pu, dire alors au milieu de nous ce qu'il disait dans Césarée. Cependant, il y avait plus de mille ans, de l'aveu des Pères Pien et Le Brun, que les Liturgies étaient écrites, et cent ans qu'elles étaient imprimées.

 

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Comment les Liturgies auraient-elles été écrites, disent encore nos savants adversaires, quand le Symbole des Apôtres lui-même ne Tétait pas encore ? Saint Jérôme l'atteste positivement quand il dit : « Le Symbole de notre foi et de notre espérance, qui nous a été donné par les Apôtres, ne s'écrit point par l'encre et sur le papier; mais c'est sur les tablettes vivantes de notre cœur que se trouve consignée cette formule dans laquelle tout le mystère du dogme, qui commence par la confession de la Trinité et vient ensuite à l'unité de l'Église, se conclut par la Résurrection de la chair (1). » Saint Augustin s'exprime avec non moins de force Chaque jour récitez le Symbole en votre particulier : personne ne l'écrit pour le lire ; on ne l'écrit que pour le repasser, dans la crainte que l'oubli n'efface ce que l'application a fait retenir. Que votre mémoire vous serve donc de livre (2). »

On pourrait d'abord faire observer que la brièveté du Symbole des Apôtres n'a aucune proportion avec la longueur des formules liturgiques de la messe et des Sacrements. Le premier pouvait être simplement confié à la mémoire, sans qu'il s'ensuive pour cela que les secondes dussent absolument demeurer soumises au même péril d'altération. Mais si on examine la portée des paroles de ces deux saints docteurs, on y trouve tout autre chose que ce que nos deux savants liturgistes y ont vu. Il est évident que saint Jérôme fait allusion aux paroles de saint

 

(1)  In symbolo fidei et spei nostrae, quod ab apostolis traditum non scribitur in charta et atramento ; sed in tabulis cordis carnalibus, post confessionem Trinitatis, et unitatem Ecclesiœ, omne christiani Dogmatis sacramentum, carnis Resurrectione concluditur. (Adv. errores Joan. Hierosol., cap. VII.)

(2)   Quotidie dicite apud vos. Symbolum nemo scribit, ut legi possit ; sed ad recensendum, ne forte deleat oblivio, quod tradidit diligentia. Sit vobis codex vester memoria. (De symbolo ad catechumenos.)

 

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Paul dans la seconde Épître aux Corinthiens (1), où l'Apôtre a pour but de mettre en parallèle la dignité des deux lois, la judaïque écrite sur la pierre, la chrétienne reçue et conservée au fond des cœurs. Quant à saint Augustin, il ne saurait nous être objecté, puisqu'il accorde positivement que l'on peut écrire le Symbole, pour aider la mémoire. Il n'y avait donc pas de loi absolue qui le défendît.

Nous convenons volontiers que, dans les premiers siècles, le Symbole se donnait d'une manière orale ; mais cette règle générale n'était pas absolue. Les Pères eux-mêmes, sur les témoignages desquels nous établissons l'existence de la discipline du secret ou de l'arcane, nous fournissent d'incontestables exceptions ; les circonstances décidaient de tout en cette matière. Parmi les Pères qui citent en totalité ou en partie le Symbole dans leurs écrits publics, nous citerons Tertullien, de virginibus velandis ; saint Cyrille de Jérusalem, dans ses Catéchèses ; saint Basile, dans son livre de fidei confessione; Rufin d'Aquilée, dans son commentaire spécial sur le Symbole lui-même, etc.

S'il eût existé, dans les quatre premiers siècles, des livres liturgiques écrits, comment se fait-il, disent encore les ; Pères Pien et Le Brun, que les saints Docteurs n'y aient pas fait appel en réfutant les hérétiques; tandis qu'à partir du V° siècle, ces livres sont allégués si fréquemment dans les controverses, quand on veut constater la foi de l'Église? Nous répondrons d'abord que les auteurs de cette époque, lorsqu'ils en appellent à la tradition et à la coutume sur les saints mystères, entendent toujours, comme en conviennent nos adversaires, la coutume et la tradition liturgiques. Mais pourquoi ne citent-ils aucun texte précis ? D'abord, nous accorderons qu'à l'époque où régnait la discipline du secret, les livres liturgiques  étaient rares,

 

(1)  II Cor., III, 3.

 

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qu'on les tenait cachés avec soin; que, destinés seulement à aider la mémoire des prêtres et des pontifes, leur teneur -était peu connue des fidèles ; elle ne pouvait donc être révélée sans inconvénient dans des écrits publics. Mais il y a plus. On doit reconnaître que s'il existait à cette époque des livres liturgiques écrits, comme nous croyons l'avoir démontré, ces livres appartenaient plutôt à chaque Église particulière qu'ils n'étaient d'usage universel. L'anglican Bingham, qui cependant est favorable à la thèse de nos adversaires, reconnaît ce fait quand il dit : « La liberté que chaque Évêque avait de former sa liturgie pour son Église, est l'unique raison pour laquelle aucune de ces liturgies n'est arrivée jusqu'à nous complète et entière, n'ayant été composées que pour l'usage de ces Églises particulières. Destinées au service de ces Églises, on ne se mettait pas beaucoup en peine de les communiquer et de les faire parvenir à la connaissance des autres Églises, non plus que de les conserver entières, ou de les faire passer à la postérité, puisque leur usage n'était pas strictement obligatoire, et qu'on avait la liberté d'en composer d'autres à volonté (1). »

Comment alors les Pères en eussent-ils appelé à des textes qui ne réunissaient pas au moins des fractions considérables de l'Église dans une même profession littérale ? Il était donc plus naturel d'en appeler à la tradition et à la coutume, dont ces livres étaient l'expression variée. Mais, à la paix de l'Église, on sentit la nécessité de donner

 

(1) Ipsa libertas, quam Episcopus quisque habuit, Liturgiam pro sua ipsius Ecclesia formandi, una est ratio, cur nulla earum hodie supersit perfecta et integra, uti in usura istiusmodi Ecclesiarum particularium principio fuerunt compositœ. Quum enim tales particularis Ecclesias usui destinatœ essent, non adeo magna opus erat sollicitudine, sive eas integras servandi et propagandi ad posteros, qui ad earum usum non stricte erant adligati, sed alias pro lubitu suo faciendi habebant liberta-tem. (Bingham, Orig. Eccles., Iib. XIII, cap. V, de orig. et usu Liturg. in statis prec. formulis, § 3.)

 

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plus de corps à l'argument de tradition et de coutume, en exigeant, comme nous l'avons prouvé ailleurs (1), l'approbation des conciles pour les prières liturgiques ; on astreignit les Églises d'une même province à la profession des mêmes rites et des mêmes formules, et peu à peu les prélats des grands sièges arrivèrent à ranger sous les lois de la liturgie de leur Église toutes celles qu'ils tenaient sous leur juridiction. C'est la raison pour laquelle les textes positifs de la Liturgie ont été depuis lors si fréquemment allégués dans les controverses ; ils avaient une plus grande publicité, et régnaient sur un plus grand nombre d'Églises.

Mais, disent encore nos illustres contradicteurs, que faites-vous de l'arcane, du secret des mystères, si les formules sacrées étaient confiées à l'écriture? Nous serions peut-être en droit de répondre : Que faites-vous de la tradition, si, lorsqu'elle est d'une nature aussi délicate que le sont les rites pour la célébration du Sacrifice et pour l'administration des Sacrements, vous pensez qu'elle n'a pas dû avoir d'autre asile que la mémoire des hommes exposés à la routine, aux infirmités de l'intelligence, aux caprices de l'esprit particulier, aux séductions de tant d'hérésies séduisantes et subtiles ?

Mais considérons la question dans sa réalité. Nous n'avons point envie d'ébranler un fait acquis à la science, et reconnu même par de savants protestants, bien qu'il pèse sur eux de tout son poids, à raison des conséquences qu'en tirent les docteurs catholiques. La discipline du secret a existé dans l'âge primitif du christianisme; on en trouve encore la preuve jusque dans le V° siècle, par des passages évidents de saint Jean Chrysostome, de saint Augustin, de Théodoret, de saint Cyrille d'Alexandrie ; mais ce serait une grave erreur de penser que l'arcane fut

(1) Institutions liturgiques, tom. I, pages 124-130.

 

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toujours si absolu qu'il n'y fut jamais dérogé. Le motif de cette discipline est admirablement rendu par saint -Cyrille de Jérusalem : « C'est, dit-il, dans la crainte que ceux qui ne comprennent pas ne soient blessés par les mystères, ou qu'ils ne les tournent en dérision (1). » Cependant cette loi n'a pas empêché, au II° siècle, saint Justin, écrivant sous les yeux du Pontife romain, d'exposer dans sa première Apologie, adressée aux empereurs, les mystères du Baptême, de .l'Eucharistie et du Sacrifice chrétien, avec une clarté et une étendue qui l'emportent sur ce que nous trouvons de plus complet dans les écrits de cette époque destinés aux fidèles. Saint Cyrille monta sur le siège de Jérusalem en 35o, époque à laquelle la discipline du secret était dans toute sa vigueur. Étant encore simple prêtre et préposé à l'instruction des catéchumènes, il prononça dans l'église ses célèbres Catéchèses. Tout le monde sait que les dix-huit premières de ces Catéchèses sont adressées aux non baptisés; cependant saint Cyrille, sans doute d'après l'ordre de son évêque, explique les mystères et le Symbole lui-même à ses auditeurs avec une plénitude qui aurait droit de surprendre, si l'on ne savait qu'il n'est pas de loi si générale qu'on n'y puisse trouver des dérogations.

Maintenant, s'agit-il même d'une dérogation à la loi de l'arcane, dans le fait de l'existence des livres liturgiques ? A la réflexion, on n'y verra qu'une confirmation du fait même de cette loi. Ces livres existaient; mais ils étaient secrets. Nous pouvons même accorder, si on l'exige, qu'ils ne paraissaient pas toujours à l'autel ; ils servaient à appuyer la mémoire du prêtre, à conserver pur le dépôt de la tradition, à prévenir les altérations auxquelles il pouvait être exposé sans ce secours. Il n'était pas nécessaire

 

(1) Ne non intelligentes lædantur, aut illa derisui habeant. (S. Cyrill. Hieros, in Protocatechesi, cap. XII.)

 

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que les exemplaires en fussent nombreux, le vulgaire ne les lisait pas; ils n'étaient pas écrits pour lui. Comment les Pères eussent-ils invoqué le témoignage de livres qui n'avaient pas cours? Il nous semble que tout se concilie sans difficulté à ce point de vue (1).

Les PP. Le Brun et Pien pensent trouver un argument contre notre thèse dans les édits des empereurs païens qui condamnaient au feu les livres saints. S'il eût existé dans les églises d'autres livres que les saintes Ecritures, il en eût été fait mention, disent-ils, soit dans les édits, soit dans les monuments qui nous restent des persécutions.

La faiblesse de cette objection est évidente. Les livres liturgiques étaient peu nombreux, leur existence était secrète; quelle nécessité d'en faire mention expresse dans les édits ? D'autre part, nous avons la preuve que les Actes des martyrs conservés dans les archives des Eglises furent brûlés en grand nombre sous la persécution de Dioclétien; cependant saint Augustin ne parle que des Ecritures saintes dans le passage cité par nos adversaires, et ne fait aucune mention de ces documents comme ayant été livrés par les évêques traditeurs. Il n'est donc pas étonnant que, dans les quelques lignes citées, il ne soit pas question des Liturgies. Quant aux preuves du fait de

 

(1) Généralement, les critiques d'une certaine époque ont trop souvent perdu de vue les bibliothèques et archives qui existaient auprès des églises et dans lesquelles se conservaient les titres de ces églises, leurs annales, les actes des martyrs, les formules des mystères. On supposait donc la civilisation chrétienne bien peu avancée, si on croyait que cette nouvelle société, dont le passé était déjà si glorieux, n'avait rien fait pour en conserver la mémoire. Les traditions écrites se gardaient dans ces asiles sacrés, et la magnifique confession de foi de l'Église de Néocésarée n'était pas le seul monument confié au secret fidèle et conservateur de ces merveilleuses archives. Lorsque le travail de nos confrères, sur les écrits de saint Denys l'Aréopagite sera en état de voir le jour, nous espérons que la question des bibliothèques des églises sous les persécutions, en recevra quelques développements.

 

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la destruction violente des livres différents des saintes Écritures; et conservés cependant dans les bibliothèques des Églises, on peut consulter Baronius, dans ses notes sur le Martyrologe romain, François Bianchini, dans la préface de sa belle édition d'Anastase, et le VIIIe chapitre du premier volume de nos Origines de l'Église romaine.

Une autre objection qu'on nous oppose est que les Liturgies les plus anciennes, et qui portent les noms de saint Jacques, de saint Marc et de saint Basile, ne contiennent pas les prières pour les pénitents, ni le renvoi qu'on avait coutume de faire de ces pénitents, à un certain moment de la Messe. Elles n'ont donc été écrites qu'après l'abrogation de la pénitence publique par Nectaire, patriarche de Constantinople, qui mourut en 397. Si le renvoi des pénitents eût été dans les Liturgies, on l'y verrait encore, comme on y voit celui des catéchumènes.

Nous observerons d'abord que le renvoi des pénitents, précédé de la prière qu'on faisait sur eux, se trouve en toutes lettres dans la Liturgie contenue au livre VIII0 des Constitutions apostoliques, qui étaient déjà compilées en 325, ainsi que nous l'avons prouvé tout à l'heure par les plus imposantes autorités. Comme nous convenons volontiers que le texte précis de la plupart des Liturgies des quatre premiers siècles n'est pas parvenu jusqu'à nous, nous ne voyons pas qu'on puisse arguer, contre notre sentiment, des choses qui se trouvent ou ne se trouvent pas dans les Liturgies de saint Jacques, de saint Marc et saint Basile. Si le renvoi des pénitents ne s'y trouve plus, quoiqu'on y lise encore celui des catéchumènes, il n'y a pas lieu de s'en étonner, puisque nous savons par un grand nombre de sermons et de traités des Pères, que la séparation et le renvoi de ces derniers avait encore lieu, fort avant dans le V° siècle, et peut-être jusqu'au VI°. L'ordonnance de Nectaire sur la pénitence publique a donc peu de portée dans la question.

 

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Enfin, on nous oppose la Décrétale de saint Innocent Ier, adressée à Decentius, évêque d'Eugubium, en 416. Entre autres questions que cet évêque avait posées au Pape, il y en avait une relative à l'endroit de la Messe où l'on doit placer le baiser de paix. Saint Innocent répond catégoriquement aux autres questions ; mais, sur celle-ci, il s'excuse de donner des détails circonstanciés, à cause du secret des mystères, et remet ses explications au temps où il pourra conférer de vive voix avec le prélat. On voudrait en conclure que le Canon de la Messe n'était pas encore écrit à Rome en 416.

Il était cependant facile de comprendre que cette Décrétale étant destinée à être rendue publique, à raison des autres dispositions qu'elle contenait, le Pontife ne jugeât pas à propos d'y insérer des choses qui étaient alors réservées à la connaissance des prêtres seuls. Les livres liturgiques étaient sans doute écrits au IX° siècle, puisque l'on consent à les faire remonter jusqu'au V°. Or voici qu'en 866, le pape saint Nicolas Ier, dans une réponse aux évêques de Bulgarie, leur déclare qu'il ne leur enverra le Missel que par les mains d'un évêque, ne jugeant pas convenable que des laïques en soient porteurs (1).

La Décrétale de saint Innocent fournit sans doute un argument en faveur de la loi. de l'arcane ; mais elle n'établit en aucune façon que les Églises de cette époque ne possédassent pas, dans leurs archives secrètes, les livres contenant les prières du sacrifice et celles des sacrements. Quand il n'y eût eu au monde qu'une seule Église obligée à conserver certaines et inviolables les formules sacrées,

 

(1) Judicium pœnitentiœ quod postulastis, episcopi nostri quos in patriam vestram misimus, in scriptis secum ubique deferent; aut certe episcopus qui in vobis ordinabitur, hoc cum oportuerit exhibebit. Nam sœculares tale quid habere non convenit, nimirum quibus per id quemquam judicandi ministerium nullum tribuitur. Similiter et de codice ad faciendas Missas asserimus. (Labb. Concil., tom. VIII, pag. 542.)

 

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cette Église devait être, sans contredit, celle de Rome, puisqu'elle était consultée de toutes parts, et qu'un si grand nombre d'autres, principalement dans l'Occident, étaient les filles de son apostolat, et les sujettes de sa juridiction patriarcale. Dom Mabillon a prouvé que l'Église gallicane, avant l'introduction des livres grégoriens, n'avait pas d'autre Canon de la messe que celui de l'Église romaine. La communication d'une prière aussi longue et aussi importante avait-elle pu se faire autrement que par la voie de l'écriture ?

Nous croyons donc avoir établi solidement notre proposition, et nous regardons comme un fait acquis à la science l'existence des livres liturgiques dans l'âge primitif de l'Église, au moins à partir du II° siècle. Il suit de là que les formes du style liturgique, si importantes pour les mystères qu'elles expriment et qu'elles contiennent, ont été fixées dans un temps voisin de celui des Apôtres; que les obsécrations, les oraisons, les postulations et les actions de grâces que prescrit saint Paul ont été déterminées de bonne heure, et sont arrivées jusqu'à nous, au moyen de simples additions, ou de légères modifications qui n'en ont pas altéré substantiellement le sens et la forme. Dans l'Église romaine, par exemple, saint Pie V a fait le moins de changements qu'il a été possible à l'œuvre de saint Grégoire : saint Grégoire ne fit guère qu'abréger le Sacramentaire de saint Gélase ; le Liber pontificalis réduit le travail liturgique de saint Gélase à l'addition de nouvelles oraisons et de nouvelles préfaces au fonds ancien. Saint Léon composa quelques pièces qui manquaient au Sacramentaire, et ajouta quatre mots au Canon. Au delà nous entrevoyons vaguement une action de saint Damase sur la Liturgie, dans le IV° siècle, sans qu'on puisse la préciser par des témoignages tant soit peu clairs et autorisés; il faut donc descendre au delà du IV° siècle, sans qu'un seul nom arrive jusqu'à nous qui

 

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assume l'honneur d'avoir rédigé soit le Canon de la messe, soit le corps immense de ces oraisons et de ces préfaces dont quelques-unes, comme nous l'avons vu, attestent l'âge des martyrs. Pourrait-on ne pas comprendre la valeur imposante de cette voix qui traverse les siècles, plus forte, plus nourrie à mesure qu'elle approche de nous, mais proclamant, dès le premier âge, les mêmes dogmes, les mêmes espérances, la même confession, sous des termes analogues ?

Ce que nous disons de  la Liturgie romaine peut se dire pareillement de la Liturgie ambrosienne. On ne peut douter que saint Ambroise n'ait travaillé aux livres de l'Église de Milan; mais il est tout aussi certain que ces livres existaient avant lui, et qu'il n'a fait que les corriger et les compléter pour son temps. La Liturgie de saint Jacques, qui est la plus ancienne de celles de l'Orient, et dont le fond appartient très probablement à cet apôtre, se trouve pour le style, pour l'esprit et souvent pour les expressions, former le fond de celles qui furent rédigées plus tard dans ces contrées.

La conséquence de tous les faits établis dans ce chapitre est donc favorable à l'autorité des formules liturgiques sur lesquelles, comme nous l'avons prouvé, repose la science de la Liturgie. Écrite de bonne heure, la tradition nous est arrivée plus sûrement; rédigées en regard des formules antiques, les formules plus récentes nous en reproduisent les traits et souvent la teneur même. C'est ce que nous avons voulu établir.

 

 

 

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