IV - 3° LETTRE à Mgr d'ORLÉANS

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TROISIÈME  LETTRE
A
MONSEIGNEUR   L'ÉVÊQUE   D'ORLÉANS

 

MDCCCXLVII

 

 

PRÉFACE

TROISIÈME LETTRE A  MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS

§ I. Que la discipline est, dans l’Église, ce qu'il y a de plus important après le dogme; ses relations avec le dogme lui-même.

§ II. Du pouvoir auquel il appartient d'établir la discipline générale dans l'Église, et des devoirs de tout fidèle à l’égard de ce pouvoir.

§ III. Que la discipline particulière doit céder en présence de la discipline générale : antiquité et valeur des Réserves apostoliques.

§ IV.  Que la charité qui préside ait gouvernement ecclésiastique peut admettre, en faveur des faibles, certaines dérogations à la loi générale, sans cependant reconnaître le droit de l'enfreindre.

§ V. Que l'esprit de la discipline ecclésiastique est de tendre, en toutes choses, à l'unité.

§ VI. Que l’esprit de la discipline ecclésiastique dans la Liturgie est de tendre à l'unité.

§ VII.  Le principe de l’unité dans la Liturgie a son fondement dans le dogme, et dans la constitution même de l'Église.

§ VIII. Que dans la discipline actuelle, le droit de Liturgie est réservé au Pontife romain, au moins pour l’Eglise latine.

§ IX. Conséquences pratiques de ce qui précède.

§ X. Objections de  Mgr l’évêque d'Orléans contre l’unité liturgique considérée en principe.

§ XI. Objections de Mgr l’évêque  d'Orléans contre l'unité liturgique considérée en droit.

 

PRÉFACE

 

Le défaut de loisir m'a contraint de retarder plus longtemps que je ne l'aurais voulu la publication de cette troisième Lettre ; je la donne enfin au public, dans l'espérance qu'elle en sera aussi favorablement reçue que les deux premières.

La cause que j'y soutiens apparaît de jour en jour plus importante et plus vaste, et la plupart de ceux qui ont suivi la controverse arrivent à se convaincre que la Liturgie catholique a des rapports tellement intimes avec la religion tout entière, qu'on ne peut ébranler l'une sans que le contre-coup ne se fasse sentir sur l'autre.

On comprend qu'il ne s'agit plus simplement d'un livre incriminé, ni d'un auteur qui, sans doute, avait le droit et le devoir de défendre sa doctrine publiquement attaquée. La justification des Institutions liturgiques est surtout importante, en ce que les principes émis dans cet ouvrage et vengés dans la Défense, se trouvent être ceux de la plus saine théologie. Le triomphe de la vérité résultera de cette controverse; on ne doit donc pas regretter l'incident qui lui a donné occasion.

Depuis la publication de la deuxième Lettre, la question liturgique a fait de grands progrès, sous le rapport de l'application. Les premières vêpres de la fête de saint Pierre ont été célébrées selon la Liturgie romaine dans les cathédrales de Périgueux, de Troyes et de Montauban. Mgr l'évêque de Saint-Brieuc a fait connaître à son

 

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église la résolution qu'il a formée de lui rendre ces vénérables usages qu'elle n'a pas oubliés encore.

Le mandement que vient de publier Mgr l'évêque de Troyes pour l'inauguration de la Liturgie romaine dans son diocèse, occupera une place distinguée parmi les documents les plus remarquables de l'Église de France, à notre époque. La plénitude de la doctrine, l'autorité pastorale, l'amour de l'Église, la sagesse et l'onction qu'on y admire, en font un monument impérissable.

La cause représentée par une telle Lettre pastorale ne peut plus désormais être donnée pour un drapeau de séditieux et de novateurs. Si le mandement de Mgr l'évêque de Troyes est digne d'un évêque, et qui l'osera contester ? la question liturgique est à jamais proclamée sainte, salutaire et opportune. Le jour approche où tout le monde se réjouira qu'elle ait été soulevée, à la vue des bienfaits que son heureuse et pacifique solution procurera à l'Église.

 

TROISIÈME LETTRE A  MONSEIGNEUR L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS

 

MONSEIGNEUR,

 

La valeur dogmatique de la Liturgie étant mise hors d'atteinte, j'en viens maintenant à démontrer l'importance de l'unité dans la Liturgie, et la nécessité de maintenir cette unité en la forme sanctionnée par l'Église. Du domaine de la Théologie, nous passons dans celui du Droit canonique, et la Liturgie qui nous a paru si sublime quand nous la considérions comme faisant partie essentielle de la Religion, et d'une si souveraine autorité, quand nous l'observions dans ses rapports avec la Tradition de l'Église, va se montrer à nous comme le sujet des plus solennels règlements de la discipline ecclésiastique.

Vous avez pressenti, Monseigneur, le côté malheureux de la réforme liturgique du XVIII°, lorsque vous avez été amené à dire que ces changements intéressaient tout au plus que les règlements généraux ou particuliers

 

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que L’Église a faits sur cette matière (1). Il est vrai que cette concession sous forme dubitative vous était suggérée par le désir de prouver que, du moins dans l'ordre de la doctrine, la réforme dont nous parlons avait été sans conséquences. Ce point une fois admis, il semblait qu'il importait peu que les nouveaux bréviaires et missels eussent violé par leur publication les règlements généraux et particuliers de l’Église sur les matières liturgiques. La foi mise en sûreté, la discipline pouvait sans trop d'inconvénients devenir la matière de quelques sacrifices.

Nous avons vu quelle atteinte les changements liturgiques, accomplis sans autorité compétente, portaient à la tradition dont les prières de l'Église sont le principal instrument ; il nous reste donc à examiner la portée de ces mêmes changements dans l'ordre de la discipline.

Vous m'avez accusé, Monseigneur, d'avoir donné un fondement ruineux à la tradition de l'Église, lorsque je l'ai appuyée sur la Liturgie, comme sur une de ses principales bases; je crois avoir prouvé que vos théories sur les formules sacrées étaient nouvelles, et pleines de dangers pour la conservation de la doctrine. Vous m'avez accusé ensuite d'avoir soutenu sur la matière du Droit liturgique des principes qui ne peuvent qu'enfanter l'anarchie dans les diocèses; j'espère démontrer dans la présente Lettre que les principes que vous proposez de substituer à ceux que j'ai avancés ne pourraient amener que trouble et perturbation dans l'Église universelle.

Jusqu'ici, Monseigneur, je n'ai dissimulé aucune de vos attaques; j'ai abordé franchement chacune de vos objections contre la doctrine des Institutions liturgiques ; je procéderai avec la même loyauté dans tout le cours de cette Défense.

 

(1) Examen. Préface, page IX.

 

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Commençons donc à examiner la valeur de la discipline ecclésiastique considérée en elle-même; nous verrons ensuite jusqu'à quel point cette discipline sacrée est intéressée dans les questions de la Liturgie. Nous serons à même d'apprécier, par voie de conclusions, l'opération liturgique du XVIII° siècle, les réclamations auxquelles elle a donné lieu, enfin les mesures récentes par lesquelles déjà plusieurs de nos Évêques ont fait rentrer leurs diocèses sous les lois de la Liturgie romaine. Nous discuterons ensuite à fond les raisons que Votre Grandeur allègue contre l'existence d'une discipline ecclésiastique qui prescrive aux églises de l'Occident l'unité dans  la Liturgie.

Je me fais un devoir de reconnaître ici, Monseigneur, que si l'enseignement de votre Examen est dirigé presque tout entier contre le principe de l'unité liturgique, cette unité vous semble cependant assez désirable en elle-même pour qu'il vous soit échappé de convenir que le clergé français verrait avec bonheur un mouvement favorable au retour de l’unité (1).

On s'explique difficilement après cela que vous ayez eu le courage de tenter un effort contre ce retour; mais cet aveu n'en est pas moins précieux. Il est, au reste, l'expression bien connue des sentiments du grand nombre de nos Évêques.

Il ne s'agit donc point ici pour moi de soutenir une thèse odieuse au clergé français; mais au contraire, de mettre dans tout leur jour les motifs de la faveur incontestée avec laquelle ce clergé accueille tout ce qui peut favoriser un désir que Votre Grandeur reconnaît elle-même exister dans les cœurs.

Un fait si important se trouvant constaté par vos propres paroles, Monseigneur, j'entre avec confiance dans la discussion des principes sur la matière.

 

(1) Examen, page 271.

 

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§ I. Que la discipline est, dans l’Église, ce qu'il y a de plus important après le dogme; ses relations avec le dogme lui-même.

 

La discipline ecclésiastique est l'ensemble des règlements extérieurs établis par l'Église.

Cette discipline peut être générale, quand ses règlements émanent du pouvoir souverain dans l’Église avec l'intention d'obliger tous les fidèles, ou du moins toute une classe de fidèles, sauf les exceptions accordées ou consenties par le pouvoir qui proclame cette discipline.

Elle est particulière, quand les règlements émanent d'une autorité locale qui la proclame dans son ressort.

C'est un article de la doctrine catholique que l'Église est infaillible dans les règlements de sa discipline générale, en sorte qu'il n'est pas permis de soutenir, sans rompre avec l'orthodoxie, qu'un règlement émané du pouvoir souverain dans l'Église avec l'intention d'obliger tous les fidèles, ou au moins toute une classe de fidèles, pourrait contenir ou favoriser l'erreur dans la foi, ou dans la morale.

Il suit de là que, indépendamment du devoir de soumission dans la conduite imposé par la discipline générale à tous ceux qu'elle régit, on doit encore reconnaître une valeur doctrinale dans les règlements ecclésiastiques de cette nature.

La pratique de l'Église confirme cette conclusion. En effet, nous la voyons souvent dans les conciles généraux, dans les jugements apostoliques, appuyer ses décisions en matière de foi sur les  lois qu'elle a établies pour le

 

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gouvernement de la société chrétienne. Telle pratique qui représente une croyance est gardée universellement dans l'Église; donc, la croyance représentée par cette pratique est orthodoxe : puisque l'Église ne saurait professer l'erreur, même indirectement, sans perdre la note de sainteté dans la doctrine, note qui lui est essentielle jusqu'à la consommation des siècles.

Cet argument irréfragable nous a servi à établir la valeur dogmatique de la Liturgie ; il a la même force pour démontrer l'importance de la discipline quant au dogme ; à cette différence dont je conviens volontiers, et qui est d'ailleurs tout à l'avantage de la Liturgie, que, dans les formules de prières ecclésiastiques, la foi de l'Église est plus vivement représentée que dans la plupart des règlements disciplinaires.

La discipline est donc en relation directe avec l'infaillibilité même de l'Église, et c'est là déjà une explication de sa haute importance dans l'économie générale du Catholicisme. Mais la discipline a encore d'autres liens avec le dogme.

D'abord, on ne peut disconvenir que la discipline ne soit appuyée sur le dogme, et qu'elle n'en soit la représentation plus ou moins prochaine, plus ou moins éloignée. Tous les principes fondamentaux du droit canonique sont des articles de foi. Produisons quelques exemples.

L'Église a statué un empêchement dirimant dont l'effet est de rendre deux cousins germains incapables de contracter un mariage valide, à moins d'une dispense canonique. C'est bien là un point de discipline ecclésiastique; mais comment un tel mariage peut-il être invalidé, non seulement quant au sacrement, mais même quant au contrat naturel, par le seul fait de l'existence de cette foi de discipline, sinon parce qu'il est de foi que l'Église a le droit de porter dans sa sagesse des empêchements

 

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dirimants au mariage ; bien plus, parce qu'il est de foi qu'en établissant l'empêchement dont il est ici question, elle a usé légitimement de ce droit ?

Le Pape, dans l'Église universelle, l’Évêque, dans son diocèse, ont jugé à propos de se réserver l'absolution de certains péchés, afin d'en inspirer plus d'horreur. C'est bien là un règlement de discipline, et très variable de sa nature, puisque ces réserves n'ont pas toujours existé, et qu'elles peuvent être modifiées, supprimées à la volonté de ceux qui les ont établies. Cependant, le ministre du sacrement de pénitence qui, outre l'approbation ordinaire, ne s'est pas muni d'une délégation spéciale auprès du prélat qui a porté la réserve, ne saurait absoudre de ces cas réservés, si ce n'est à l'article de la mort. La raison en est que c'est un dogme de foi que le pouvoir des clefs ne s'exerce, dans le sacrement de pénitence, que selon la mesure où ce pouvoir a été conféré par le supérieur ecclésiastique, et que c'est un autre dogme de foi que les prélats de l'Église agissent de plein droit, quand ils se réservent certains cas, en conférant l'approbation aux confesseurs.

Un gouvernement temporel installe sur le siège épiscopal de telle ville un prêtre qu'il a nommé pour le remplir. Ce prêtre est d'une foi pure et de mœurs irréprochables ; mais le pouvoir qui l'a désigné exige qu'il prenne possession sans autre institution canonique que celle que lui aura conférée le Métropolitain. Il est certain que, durant plusieurs siècles, le Pape n'instituait pas immédiatement les évêques; la confirmation était donnée à l'élu par le Métropolitain. Néanmoins, le prêtre dont nous parlons, quand même il aurait reçu la consécration épiscopale, s'il monte sur le siège en question avec la seule institution de l'archevêque, est frappé de censure, et doit être regardé comme intrus; parce qu'il est de foi que l'institution est essentielle pour la licite et la validité

 

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des fonctions de toute prélature,  et que l'institution ne peut venir que de l'autorité ecclésiastique compétente.

Une cause spirituelle a été jugée par le tribunal ecclésiastique ; la partie qui a succombé appelle à un tribunal laïque pour faire réformer la sentence ; elle encourt ipso facto l'excommunication latœ sententiœ. Pourquoi l'Église a-t-elle statué cette peine contre le clerc ou le laïque coupables de cet appel, sinon parce qu'il est de foi que l'autorité laïque est inhabile à connaître d'une cause ecclésiastique ?

On pourrait ainsi passer en revue tout l'ensemble du droit canonique, mais ces exemples familiers suffiront pour montrer comment les règlements de discipline reposent sur le dogme, quant aux principes généraux qui les supportent. Sans doute ces règlements sont contingents de leur nature ; il en est d'anciens, il en est de récents ; plusieurs ont été abrogés ou modifiés ; les uns ont été statues d'autorité par les prélats, d'autres se sont formés par la coutume ; mais il n'en est pas un seul qui ne s'appuie médiatement ou immédiatement sur un point de l'enseignement catholique; et de là vient que pour concevoir pleinement la doctrine canonique, il est nécessaire de posséder sérieusement la théologie.

Je dirai en second lieu que si la discipline ecclésiastique repose sur le dogme, le dogme lui-même se conserve par la discipline.

Toute croyance a besoin d'une expression extérieure pour se maintenir, autrement elle s'efface avec le temps ; or, la discipline est l'expression de la croyance de l'Église. Sur ce point encore nous rentrons dans l'ordre de questions établi précédemment sur la valeur dogmatique de la Liturgie. La Liturgie se compose en grande partie de formules positives dans lesquelles est contenue la foi de l'Église. Il est clair que, sous  ce rapport, elle  fait partie

 

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de l'enseignement catholique ; mais elle a aussi ses lois, ses règlements par lesquels elle s'unit au droit canonique. Or, dans ces lois, dans ces règlements, elle continue d'être l'expression de la croyance de l’Église. Il en est de même de tout l'ensemble de la discipline ecclésiastique, et de là vient que toute attaque dirigée en ; principe contre cette discipline se résout nécessairement en erreur dogmatique.

Il serait à désirer que ces affinités fussent démontrées plus clairement dans tous les livres qui servent à l'instruction élémentaire du clergé. Les idées sur l'ensemble de la religion y gagneraient beaucoup, et l'enseignement serait d'autant plus précis et plus sûr que ces divers rapports auraient été mieux saisis par ceux qui sont chargés de le dispenser aux peuples.

J'en viens à la preuve de mon assertion, que le dogme se conserve par la discipline. S'agit-il des professions de foi, des jugements dogmatiques de l'Église ? Qui ne sait que ces décisions sont ordinairement la matière d'un formulaire dont la loi canonique exige la souscription pour établir l'unité de la foi ? La profession de foi de Pie IV, monument de la victoire remportée contre l'hérésie à Trente, n'est-elle pas imposée par la discipline ecclésiastique aux évêques élus, aux chanoines et aux bénéficiers, comme le moyen d'assurer l'enseignement orthodoxe dans l'Église ? Et quant au devoir d'annoncer par eux-mêmes la parole de Dieu, devoir de l'accomplissement duquel dépend la conservation de la doctrine de Jésus-Christ sur la terre, la discipline ecclésiastique vient encore confirmer et corroborer le droit divin, et statuer des peines sévères contre tous bénéficiers à charge d'âmes qui se rendraient sur ce point coupables de négligence.

Parlerons-nous des Sacrements ? Il faudrait n'avoir pas même feuilleté le Corps du Droit pour ignorer qu'une partie considérable de  la  discipline  ecclésiastique   est

 

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employée à régler les questions de matière et de forme, à spécifier les conditions de la licite et de la validité des Sacrements, en sorte qu'il est tout aussi impossible au théologien d'exposer cette partie si considérable de la doctrine catholique, sans approfondir les canons, que de la formuler sans tenir compte des monuments de la Liturgie.

Si nous recherchons maintenant les documents à l'aide desquels la morale chrétienne se conserve, le droit canonique se présente encore au premier rang, par les règlements à l'aide desquels il a sauvé les principes de l'équité naturelle dans ses admirables dispositions sur les jugements ecclésiastiques, les règles du droit et de la justice dans ses maximes sur les contrats, les bases mêmes de la société humaine, dans ses pénalités contre les crimes qui sapent les fondements de l'Église et de la société.

Pour ce qui est du droit divin, l'obligation de sanctifier certains jours par la cessation des œuvres serviles j nous est-elle intimée par une autre autorité que celle de la discipline ecclésiastique ? La nécessité pour le chrétien d'assister à des époques déterminées au saint Sacrifice de la Messe n'a-t-elle pas été fixée par des canons de discipline ? Le devoir de pratiquer le jeûne et l'abstinence imposé à tout chrétien nous est-il connu par une autre voie que par la loi disciplinaire ?

L'Église tout entière repose sur la hiérarchie : cette hiérarchie est double, celle d'ordre et celle de juridiction. La confusion, l'usurpation dans ces divers degrés anéantirait l'Église. Or, à quelle source puiserons-nous la connaissance exacte de ces deux hiérarchies et de leurs attributions respectives, sinon dans les dispositions du Droit qui expriment avec tant de précision et appliquent avec tant de justesse, pour la hiérarchie d'ordre le rang et les fonctions de l'évêque, du prêtre et du ministre; et

 

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pour   la   hiérarchie de juridiction les droits  de la Papauté, de l'épiscopat et du second ordre ?

Ces exemples suffiront pour montrer que  l'ensemble de la législation canonique est le rempart du dogme, en même temps qu'il en exprime toujours avec exactitude l'esprit et les principes. Les ennemis de l'Église l'ont bien su comprendre, et de longs siècles se sont déjà écoulés depuis le jour où ils commencèrent à mettre la main sur le droit canonique pour le fausser  et le dénaturer, certains qu'ils étaient que le résultat de leurs  manœuvres atteindrait jusqu'au cœur même de l'enseignement. Quand la jurisprudence laïque eut envahi sous de spécieux prétextes le terrain de la  discipline ecclésiastique, elle ne s'arrêta pas qu'elle n'eût formulé des doctrines positives, et on n'oubliera jamais  que des avocats au parlement furent les rédacteurs de la Constitution civile du Clergé. Or, que firent-ils ce jour là ? Ils n'eurent qu'à exprimer la doctrine contenue dans la loi canonique, telle que l'enseignaient et la pratiquaient, faussée depuis longtemps, les cours de justice du royaume.

Concluons en passant la nécessité de rétablir sur un plan solide l'étude du droit canonique ; mais concluons pour la question présente- que le dogme se conserve par la discipline légitime et orthodoxe, comme il s'altère par une discipline illégitime. Nous avons vu d'ailleurs que la discipline elle-même a ses racines dans le dogme; d'autre part, l'infaillibilité de l'Église est intéressée dans les questions de discipline générale ,: donc, le plus grand intérêt pour l'Église et pour la doctrine révélée s'attache aux questions disciplinaires : donc, serions-nous déjà en droit de conclure, si l'innovation liturgique du XVIII° siècle se trouvait avoir contre elle les règlements généraux et particuliers de l'Église sur la matière, elle mériterait déjà par cela seul d'être jugée sévèrement par quiconque attache quelque prix aux règles de l'observation et de la logique.

 

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Avant de passer à la proposition suivante, permettez-moi, Monseigneur, de vous exprimer l'étonnement dont j'ai été saisi, lorsque j'ai lu, dans votre Examen, le reproche que vous m'adressez de « faire appel à l'Écriture et à la Tradition comme règles de  foi pour juger des questions relatives à des usages et à des coutumes ecclésiastiques (1). » Eh ! en serions-nous s'il fallait reconnaître entre le dogme et la discipline un divorce si absolu qu'il ne serait plus possible de juger la loi positive par ses relations avec la loi révélée ! Dans quel mépris les règlements canoniques ne tomberaient-ils pas, s'ils se présentaient sans être appuyés sur les dogmes qu'ils doivent à leur tour protéger et défendre ! Heureusement la science canonique est, comme nous l'avons montré, sœur de la science théologique, et la force de l'Église consiste dans l'harmonie parfaite de ses lois et de ses croyances.

 

§ II. Du pouvoir auquel il appartient d'établir la discipline générale dans l'Église, et des devoirs de tout fidèle à l’égard de ce pouvoir.

 

La foi catholique enseignant, parmi ses dogmes, que l'Église a reçu de son divin fondateur le pouvoir de faire des lois qui obligent tous les fidèles, il est évident que ces lois ne peuvent être réputées discipline générale que lorsqu'elles émanent de la puissance à laquelle il appartient de régir la société chrétienne tout entière.

Le Concile général représentant l'Église universelle, puisqu'il se compose du Souverain Pontife et du corps

 

(1) Examen, page 29.

 

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épiscopal, est en droit de statuer sur la discipline par des règlements qui s'étendent à toute l'Église.

Le Souverain Pontife, qui a reçu de Jésus-Christ le pouvoir de paître le troupeau tout entier, est par là même investi du droit de porter des lois  qui obligent tous les enfants de l’Église, les évoques et les prêtres  comme les simples fidèles.

Ces deux propositions font partie, au même titre, de l'enseignement de la foi catholique, puisqu'elles reposent sur l'institution même de Jésus-Christ. Dans la pratique, il est nécessaire de reconnaître que la discipline émane principalement du Pontife romain ; d'abord, parce que les conciles œcuméniques sont rares; en second lieu, parce que la confirmation de leurs décrets par le Pontife romain est une des conditions nécessaires de leur œcuménicité ; en troisième lieu, parce que l'application de ces décrets est laissée au soin du Pontife romain, dont la puissance est permanente, et à qui seul appartient de dispenser des canons; enfin, parce que, dans le fait, la discipline actuelle se compose presque uniquement de règlements portés et promulgués par le Siège apostolique.

En effet, les six livres des Décrétales, avec les Clémentines et les Extravagantes, forment la discipline actuelle de l’Église ; or, sauf quelques canons du IVe Concile de Latran et du Concile de Vienne, ces Décrétales ne contiennent pas un mot qui ne soit émané directement et uniquement de l'autorité apostolique. Le Concile de Trente vient, ensuite, et personne n'ignore que la confirmation de Pie IV était de la plus absolue nécessité pour donner la valeur oecuménique aux décrets de cette sainte assemblée, dirigée d'ailleurs par les légats du Saint-Siège, et qui, dans ses plus nombreuses séances, ne compta jamais qu'un nombre d'évêques inférieur à celui que l'on remarque dans beaucoup de conciles particuliers. Enfin,

 

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la discipline de l'Église se compose d'un nombre considérable de bulles et constitutions émanées des Pontifes romains, depuis le Concile de Trente, et qui contiennent la confirmation, l'interprétation et les développements des règlements qu'on lit dans le Corps du Droit et dans les décrets du Concile de Trente.

Peu importe qu'en France, pendant deux siècles environ, on ait prétendu n'admettre que les cinq premiers livres des Décrétales, choisir entre les canons du Concile de Trente, et rejeter toutes les constitutions apostoliques depuis ce concile, sauf trois ou quatre. Il n'est point de mon sujet de faire ressortir ici les terribles conséquences qu'un si dangereux éclectisme a produites dans notre Eglise, au point de vue de la discipline. Mon unique intention est d'établir ce fait que, dans l’Église depuis au moins six siècles, la discipline repose presque tout entière sur les règlements tracés par les Pontifes romains. Gardiens inviolables des canons, quoique placés par l'institution divine au-dessus des canons, les Papes, dès les premiers siècles, ont usé du droit de porter des décrets de discipline qui obligent toutes les  églises ; depuis plus de six siècles, il ont été, pour ainsi dire, les seuls auteurs de la législation canonique. Et qu'on ne dise pas que ceci serait arrivé par la concession, ou par le consentement tacite de l’Église, comme si  le Pape n'était que le chef ministériel de l’Église, proposition notée d'hérésie parmi les propositions du synode de Pistoie, par la Bulle Auctorem fidei. Nous devons voir là uniquement l'exercice de ce plein pouvoir, PLENAM POTESTATEM, de régir L’Église universelle, reconnu dans le Pontife romain par le décret de foi du Concile de  Florence.

De cette autorité législative exercée de fait et de droit par le Pontife romain sur toute l’Église, s'ensuit pour tous les membres de cette Église, pasteurs et fidèles, l'obligation de prêter obéissance personnelle à la discipline

 

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générale statuée par le Siège apostolique. Aucun catholique ne saurait contester une conclusion si évidente en elle-même.

Cependant, durant de longues années, en France, à l'époque où la magistrature séculière se posait en interprète des canons, on osa soutenir des principes à l'aide desquels une église particulière pouvait décliner le devoir d'obéir à la discipline générale promulguée par le Siège apostolique. Et ce ne furent pas seulement des canonistes laïques comme d'Héricourt, qui firent obstacle à l'exécution des lois ecclésiastiques imposées à toute la société chrétienne ; leurs principes furent enseignés dans des livres rédigés par des clercs, et destinés à l'instruction du clergé. On sait, entre autres, que la censure infligée à Rome à l’ Institution au droit ecclésiastique de l'abbé Fleury, ne rendit pas ce livre moins classique, ni moins populaire dans nos écoles.

Nous sommes loin de ces temps malheureux, et les efforts de certains rêveurs qui se croient héritiers des traditions de nos anciens Parlements peuvent tout au plus exciter aujourd'hui quelques violences administratives ; elles ne sauraient ramener un ordre de choses en opposition trop évidente à la liberté de conscience. L'Église, en France, est désormais dépourvue de l'appui de la force publique pour l'exécution de ses lois ; en revanche, rien ne s'oppose plus chez nous à l'application des règlements de la discipline générale. Le moment est venu de restaurer dans notre Église les pures traditions du droit canonique, qui n'est autre que le droit Pontifical, jus Pontificium, comme on l'appelle dans les écoles.

Mais il est un dernier préjugé à détruire, et qui à lui seul suffirait pour entraver de si précieux résultats, s'il ne cédait bientôt devant l'évidence du sentiment catholique, au  défaut d'une appréciation plus scientifique de

 

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la constitution de l'Église. Quelques personnes, dont je me garde d'accuser les intentions, diffèrent encore de reconnaître, dans la pratique, le droit du Pasteur suprême à obliger par ses lois tous les enfants de l'Église, tant que ces lois n'ont pas été intimées par les Prélats particuliers aux ouailles confiées à leur garde. Qu'il me soit permis de citer ici une des plus énergiques manifestations de cette dangereuse doctrine, et avec d'autant plus d'assurance que son auteur a cru devoir lui donner une plus éclatante publicité.

En 1845, M. l'abbé Bernier, vicaire général, complimentant Mgr l'évêque d'Angers, à l'occasion du renouvellement de l'année, en présence du clergé de la ville épiscopale, s'exprimait ainsi :

« Profondément pénétrés de vénération, d'obéissance et d'amour pour la Chaire pontificale et pour le grand Pape qui l'occupe avec tant de gloire, nous ne connaissons d'autres moyens à notre portée, pour mettre en  pratique ces beaux sentiments et pour accomplir le devoir que nous impose l’unité, que de vénérer, d'entourer des marques de notre affection et de notre déférence, le Pasteur que le successeur de Pierre nous a donné, et qu'il honore de tant d'estime et de tant d'affection (1). »

Il est clair que M. l'abbé Bernier confond ici deux degrés de la hiérarchie entièrement distincts, et deux devoirs sur l'étendue desquels on ne saurait se méprendre, sans renverser toute l'économie de la doctrine catholique sur l'Église.

Dans chaque église particulière, l'Évêque doit être vénéré, entouré des marques de l'affection et de la

 

(1) Cité par l'auteur dans sa Lettre sur le Journalisme religieux. Angers, le 8 juin 1845.

 

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déférence du clergé et des fidèles; ce n'est pas assez dire : le clergé et les fidèles doivent à l'Évêque plus que de la déférence, ils lui doivent, sous peine du salut, l’obéissance et la soumission dans toute l'étendue de son pouvoir. On peut même dire avec vérité que cette obéissance, cette déférence, cette vénération, se rapportent à Pierre qui est la source de l'épiscopat (1), et dont les évêques sont les vicaires (2), comme Pierre l'est de Jésus-Christ (3). Mais dire que l'on ne connaît pas d'antres moyens à sa portée pour accomplir les devoirs qu'impose l'unité, envers la Chaire pontificale, si ce n'est de pratiquer à l'égard de l'Évêque la vénération, l'affection et la déférence ; je le répète, c'est renverser l’Église.

Aurait-on donc oublié que si le Sauveur a confié à Pierre le soin des brebis, en lesquelles la tradition a toujours vu les évêques, il a daigné aussi confier les humbles agneaux à ce Chef suprême de tout le troupeau ? Oui, Pierre est notre Pasteur commun, et pour qu'il soit Pasteur, il faut non seulement qu'il connaisse ses agneaux, mais encore que ses agneaux le connaissent. Il faut que sa voix soit familière à notre oreille, afin que nous la puissions distinguer de celle du mercenaire; le salut pour nous est à ce prix.

Pierre députe à notre garde les brebis de son troupeau ; mais en les appelant à partager sa sollicitude, il n'est pas en son pouvoir de leur faire part de la divine stabilité qu'il a reçue. S'il les établit comme des centres

 

(1)  S. Innocentii I. Epist. XXIX, ad Concil. Carthaginen. Epist. XXX, ad Concil. Milevitan. S. Caesar. Arelaten. Exemplum libelli ad Symnachum. Labb.,tom. IV. Concil. Remense. Labb., tom. IX.

(2)  S. Ephraem. Encomium S. Basilii. S. Gaudentii Brixiensis, Tractât, in die Ordinationis suas. Biblioth. Max. Patrum, tom. V. Gildcc Sapientis in ccclcsiast. ordinem correptio, Bibl. Max. Patrum, tom. VIII. Concil. Parisiens VI. Labb., tom. VIL  Pétri Blesensis Epist. CXLVIII.

(3)  Conc. Trid. Sess. VI. de Reformat., cap. i.

 

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d'union dans son immense bercail, il ne perd pas pour cela l'auguste qualité de centre suprême et inviolable qui lui a été départie. Dociles à la voix des brebis préposées à leur garde, les agneaux ne doivent cesser de prêter l'oreille à la parole du Pasteur, et au -jour des justices, nul d'entre eux, entraîné dans de faux pâturages, ne serait admis à alléguer pour excuse sa fidélité à suivre la conduite du pasteur particulier à qui avait été confiée une portion du troupeau. C'est ce qu'exprime admirablement saint Cyprien lorsqu'il dit : « D'où viennent les hérésies, d'où naissent les schismes, si ce n'est de ce qu'on n'obéit pas au pontife de Dieu, de ce qu'on ne veut pas se persuader qu'il n'y a pour le temps présent dans l'Église qu'un seul Pontife, qu'un seul juge qui tient la place du Christ (1) ? »

Ainsi, Pierre enseigne la foi ; tout le troupeau, brebis et agneaux, doit être attentif et croire humblement. Pierre règle la discipline ; tous, brebis et agneaux, doivent obéir. Pierre commande ; toute autorité inférieure à la sienne doit céder. Sa puissance atteint donc le plus faible agneau du troupeau, comme la plus privilégiée des brebis, et il est de la nature de cette puissance divine de n'être pas plus interceptée par les conditions qu'auraient imposées à son action les pasteurs des églises particulières, que par les entraves tyranniques des princes de ce monde.

Ainsi l'enseignait dès le second siècle le brillant flambeau de l’Église des Gaules, l'évêque et martyr saint Irénée, lorsqu'il disait en parlant de l'Église romaine : « C'est avec cette Église, à cause de sa puissante principauté, que doivent s'accorder toutes les autres Églises,

 

(1) Neque enim aliunde haereses obortae sunt, aut nata sunt schismata quam inde quod Sacerdoti Dei non obtemperatur, nec unus in Ecclesia au tempus Sacerdos, et ad tempus judex vice Christi cogitatur, Epist. ad, Cornelium Papam.

 

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c'est-à-dire les fidèles qui sont en tous lieux (1) ; » déclarant par là que le devoir de la soumission au Siège apostolique est un devoir exige de chaque fidèle, devoir qui exige dans ceux qui ont à le remplir l'attention formelle et directe à tout ce qui émane du Pontife romain.

Et lorsque le Souverain Pontife Pie IV, pour entrer dans les intentions du saint Concile de Trente, publia la fameuse  Profession de foi qui porte son nom, et qui forme  aujourd'hui  le symbole de  l’Église catholique, symbole dont tous les articles ont pour objet de régler la conduite et la croyance des fidèles, il ne manqua pas d'y insérer comme un dogme le devoir personnel qui lie tout enfant de l’Église au Pontife romain. Ainsi, nous devons tous être prêts à répandre notre sang, plutôt que de taire ces paroles :  « C'est une  obéissance véritable que je promets et jure au Pontife romain, successeur du bienheureux Pierre, Prince des Apôtres, et vicaire de Jésus-Christ (2). » Tels sont les sentiments positifs dans lesquels  nous devons vivre et mourir,  et  lorsque quelqu'un  des  sectateurs de l'hérésie, n'importe son rang ou son sexe, veut rentrer dans le sein de l'Église, il n'est jamais dispensé de prononcer ces paroles qui forment une  des conditions de sa réconciliation. En abjurant ses erreurs et en rentrant dans l'Église, il reconnaît solennellement les devoirs personnels qui le lient, sans intermédiaire, à l'autorité et à la conduite du Chef de cette Eglise.

Combien donc seraient à plaindre ceux qui voudraient

 

(1) Ad hanc enim Ecclesiam propter potentiorem principalitatem necesse est omnera convenire ecclesiam, hoc est eos qui sunt undique fideles. Adversus hœreses, lib. III, cap. III.

(2) Romano Pontifici, beati Petri Apostolorum principis successori, ac Jesu Christi vicario, veram obedientiam spondeo, ac juro.

 

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voir dans cette dépendance immédiate que tout fidèle doit professer à l'égard du Pontife romain un affaiblissement de l'autorité  épiscopale ? Ils ignoreraient donc que l'Église, bien qu'elle  compte  plusieurs pasteurs, est cependant bâtie sur un seul. Us n'auraient donc pas vu que le Sauveur,  en refusant à chaque évêque pris en particulier l'infaillibilité de l'enseignement et la plénitude de l'autorité, l'a averti par là même de remonter jusqu'au Siège apostolique pour y puiser l'un et l'autre ? Et nous aussi, faibles agneaux, nous avons le droit et le devoir de lever nos timides regards vers cette montagne sainte d'où nous vient le secours. Mais  qu'on se rassure, les enseignements qui  descendent  sur nous du  haut de la Chaire suprême ne sont point des enseignements d'anarchie et d'indépendance. Rome, et Rome seule, nous donne nos Évêques ; plus nous aimerons à reconnaître comme unique et suprême la source de leur pouvoir, plus nous tiendrons à honneur notre obéissance envers eux. Comment pourrions-nous les offenser, quand  nous prenons pour règle le pouvoir même d'où émane toute leur autorité sur nous ?

L'irréflexion, n'en doutons pas, suffit pour donner le motif de l'inconcevable aberration dans laquelle est tombé l'ecclésiastique distingué auquel j'ai cru devoir emprunter cette citation ; mais il n'en est pas moins vrai que ces principes dangereux sont encore représentés parmi nous dans une fraction du clergé, si peu nombreuse qu'elle puisse être. A aucune époque, il est vrai, les témoignages de respect et de soumission au Siège apostolique n'ont été plus éloquents, plus chaleureux qu'ils ne le sont dans la presse religieuse. Sous des phrases pompeuses, imposées peut-être quelquefois par une heureuse bienséance, les dernières nuances du gallicanisme paraissent souvent se fondre et s'effacer; mais il est arrivé plus d'une fois que, sous cette écorce rassurante,

 

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le pernicieux système qui a fait de si grands maux à l’Église de France se retrouvait tout entier.

Laissons donc à des temps qui ne sont plus et qui ne reviendront pas ces traditions désormais inutiles.  Nous ne sommes plus au  siècle où Bossuet, dans la première partie  du  Sermon sur l'unité de l'Église,  élevait avec une si sublime emphase la monarchie suprême du Pontife romain, pour la déprimer,  dans la  seconde partie, devant les libertés prétendues d'une  église particulière. Nous ne sommes plus même en ce XVIII° siècle où les procédés  du  bon  ton et de l'urbanité des  Français à l'égard de Rome étaient donnés pour modèle aux prélats des églises germaniques, par l'hérétique Fébronius quand il disait : « Il sera  nécessaire de procéder  avec grand respect et habileté à l'égard du Pontife romain;  imitons en cela les Français. Chez eux, l'exercice de l'autorité épiscopale est  plus libre qu'ailleurs ;  leur pouvoir est pour ainsi dire revenu à l'extension que lui donnaient les anciens canons, qui sont leurs libertés; mais ils traitent le Pontife romain avec les  plus grands égards (1). » Les prélats du congrès d'Ems se soucièrent peu, sans doute, de profiter de cette leçon de leur humble suffragant; mais la remarque de Fébronius n'en prouve pas moins que les étrangers savaient saisir la contradiction qui exista souvent entre certaines démonstrations de fidélité et d'obéissance, et les principes véritables qui dirigeaient la conduite des hommes habiles qui les énonçaient.

Ces inconséquences de langage deviendront de plus en

 

(1) Magna tamen cum reverentia et cautela in his casibus agendum cum Pontifice, et Gallos imitari oportet, apud quos licet liberior existat episcopalis authoritatis usus, et eorum potestas fere revocata sit ad prima vos canones, in quo eorum libertates consistunt, summa tamen cum reverentia agunt cum Pontifice. Febronius. De statu Ecclesiœ, et legitima potestate Romani Pontificis, cap. IX, §8.

 

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plus rares; les écrivains qui  se  les permettent encore arriveront insensiblement à goûter les doctrines romaines, ou seront contraints de formuler plus rigoureusement ce qu'ils prétendent. Le pouvoir pontifical ne sera plus considéré comme une primauté; mais, ainsi qu'il l'est en effet, comme une puissance plénière, comme une véritable et divine monarchie qui donne à celui qui l'exerce une autorité immédiate sur tous les chrétiens. Les fidèles des diocèses comprendront de plus en plus que s'ils ne peuvent se flatter d'être dans l'unité de l'Église qu'à la condition de vivre dans l'obéissance à leur évoque en toutes les choses qui ne sont pas contraires aux volontés du Siège apostolique, ils ne sont catholiques que par leur soumission personnelle au Pontife romain, auquel pour cette raison le Christ a conféré, avec les clefs du ciel, la qualité de Pierre fondamentale, une foi qui ne peut défaillir, le droit et la charge de confirmer ses frères, et le soin de paître le troupeau tout entier.

 

§ III. Que la discipline particulière doit céder en présence de la discipline générale : antiquité et valeur des Réserves apostoliques.

 

La puissance épiscopale, bien qu'elle ne soit pas sans limites, est sainte et sacrée dans chaque église particulière. Elle est immédiate sur les sujets que la loi ecclésiastique lui a subordonnés ; elle est la source des Sacrements, le canal de l'enseignement ; elle régit d'un droit égal les clercs et les laïques ; en un mot, elle est ordinaire, réunissant à la fois l'exercice du for intérieur et celui du for extérieure. Ainsi l'a  instituée le Sauveur

 

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lui-même, ainsi l'ont établie les Apôtres, ainsi l'a proclamée toute la tradition. Si la juridiction de chaque évêque émane de Jésus-Christ par saint Pierre qui préside toujours dans son successeur, l'Épiscopat prend immédiatement sa source de Jésus-Christ lui-même.

Le  Siège apostolique a foudroyé le Presbytérianisme, sous les diverses formes que cette hérésie a osé prendre pour dissimuler son  essence véritable, qui est le Calvinisme. Rome a vengé solennellement,  dans la  Bulle Auctorem fidei, le pouvoir des évêques contre les novateurs de Pistoie, qui, à la suite de certains docteurs français, osèrent mettre sur le pied de l'égalité l'évêque et ses curés, dans  le  synode diocésain ;  et  soutenir que les décrets épiscopaux publiés dans ces assemblées n'obligent qu'après l'acceptation du second ordre (1); que l'évêque n'a jamais le droit de fulminer une censure ex informata conscientia, etc. (2).

C'est donc une conséquence déduite à la fois du droit divin et de la logique naturelle, que l'évêque, dans son diocèse, a le droit de faire des lois et règlements ecclésiastiques qui obligent les consciences, et auxquels il peut, si la gravité de la matière l'exige, ajouter la force des censures qui sont le nerf de la discipline ecclésiastique.

Outre l'évêque diocésain, et au-dessus de lui, le concile de la province peut statuer, dans son ressort, des règlements disciplinaires à l'observation desquels sont tenus tous ceux qu'ils concernent. Telle est la source du droit des églises particulières, dont les coutumes salutaires forment aussi un des éléments. Mais une discipline locale ne pourrait en aucune façon devenir invariable; d'abord, parce que l'autorité qui l'a statuée peut toujours la

 

(1)  Proposition IX.

(2)  Proposition L.

 

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réformer et la modifier; ensuite, parce qu'elle est soumise de plein droit à l'autorité suprême qui régit ceux qui l'ont établie.

Le pouvoir à qui seul appartient de fixer la discipline générale n'est donc jamais entravé dans ses décrets par la préexistance d'une discipline locale, pas plus qu'une loi émanée d'une autorité particulière, ne peut s'opposer aux règlements  qui s'adressent à la généralité des églises. L'Eglise catholique est une société ; son premier besoin est, par conséquent, l'autorité, et les pouvoirs secondaires ne peuvent se maintenir dans cette société, comme dans toute autre, qu'à la condition absolue de subir la conduite du pouvoir suprême dont ils émanent. C'est la grande maxime de Saint Paul : que toute âme soit soumise aux plus hautes puissances ; omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit (1).

Ainsi, de même que toute ordonnance épiscopale, tout décret synodal, doivent céder en présence des règlements ; du Concile  provincial qui  leur seraient contraires, de même les conciles provinciaux, quand ils auraient mille ans d'existence et d'application, perdent toute leur force le jour où une Constitution apostolique vient à statuer des dispositions qui leur sont contraires. Les usages, coutumes, libertés,  de quelque  nature qu'ils soient, appuyés ou non sur les arrêts de l'autorité séculière, ne subsistent pas davantage, en présence des décrets de la suprême puissance disciplinaire. En vain invoquerait-on, dans ces questions purement ecclésiastiques, je ne sais quel droit de nationalité; les nations existent dans l'ordre politique; dans l'ordre spirituel, l'Église ne connaît qu'un seul troupeau gouverné par un seul Pasteur, des agneaux et des brebis.

Cette divine constitution de l'Église  étant connue de

 

(1) Rom., XIII, 1.

 

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tous les fidèles, clercs et laïques, la règle de conduite qu'ils doivent suivre dans le conflit de deux lois ecclésiastiques qui se disputent leur obéissance est mise par là même dans un souverain degré d'évidence. Il s'agit uniquement de savoir de quel pouvoir émanent ces lois, et d'obéir à celle des deux qui vient de la plus haute puissance. La préférence donnée à l'autorité inférieure, qu'elle soit inspirée par la faiblesse ou par le calcul des intérêts., renferme en acte une négation des droits de l'autorité supérieure, et l'histoire nous apprend que c'est en s'engageant dans cette voie que les églises périssent. Les individus n'y trouveraient pas davantage le salut de leurs âmes, et c'est une triste ressource que celle d'être obligé de recourir sans cesse à l'excuse tirée de la difficulté de l'obéissance, des inconvénients de la fidélité, des exemples de tels ou tels qui peuvent avoir, sans doute, de grandes vertus, mais ne sont pas impeccables.

Reste donc toujours ce principe incontestable que nul supérieur ne peut réclamer l'obéissance de ceux auxquels il commande qu'en vertu d'un droit, et cet autre principe non moins absolu que le droit enlevé à la puissance inférieure par la puissance supérieure a cessé d'exister. Sans doute les particuliers n'ont point à juger de la conscience de ceux que la volonté divine a placés au-dessus d'eux ; ils se rendraient même gravement coupables s'ils osaient prendre prétexte des fautes de leurs chefs, en certains détails, pour leur dénier l'obéissance qu'ils leur doivent. Mais il est des points qui atteignent la conscience de chaque particulier, et dans l'appréciation desquels le particulier a non seulement le droit, mais encore le devoir d'examiner s'il peut obéir. S'il est en doute sur le sens et sur l'étendue de la loi générale, qu'il continue d'obéir à loi particulière qui le presse; si ce doute a cessé, il est par là même averti que l'unique devoir pour lui est d'être soumis à la loi générale.

 

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Pour avoir énoncé ces principes, vous avez cru, Monseigneur, devoir me qualifier de sectaire (1), de législateur des diocèses (2) ; il eut été plus sérieux, et surtout plus utile à la cause que vous défendiez de nous révéler le moyen à l'aide duquel on pourra conjurer l'anarchie, au jour où les agneaux du troupeau, instruits des décrets du Pasteur, se croiront en droit de leur préférer les ordres que leur donneront les brebis.

Sans doute, Monseigneur,dans la présente controverse, il ne s'agit que du droit de la Liturgie ; mais ce droit sur les formes du culte divin, qu'il existe uniquement dans le Pontife romain, ou qu'il appartienne à chaque évêque particulier, n'en doit pas moins être apprécié et jugé d'après les règles qui servent à apprécier et à juger tous les autres droits dans l'Église. En deux mots : le Pape peut-il faire des décrets généraux qui restreignent l'autorité des évêques dans leurs diocèses ? L'a-t-il fait pour le droit de la Liturgie ? Je vais répondre à la seconde question dans le cours de cette Lettre. Examinons d'abord la première.

Quand il ne serait pas évident, la constitution de l'Eglise étant donnée, que les Réserves que le Pontife romain croit devoir faire, en faveur de son autorité, sur la juridiction des pasteurs qu'il appelle à partager sa sollicitude, sont valables, et lient les consciences de tous ceux qu'elles concernent, un jugement dogmatique de l'Église rendu sur cette grave question suffirait pour nous fixer à jamais. Or, ce jugement existe, et tout catholique doit s'y soumettre.

Trois propositions résument la doctrine enseignée sur les Réserves dans la Défense de la Déclaration, dans les Discours sur l'histoire ecclésiastique et dans l'Institution

 

(1)  Examen, page 484.

(2)  Examen, page 490.

 

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au Droit ecclésiastique de Fleury ; ces trois propositions ont été foudroyées par la Bulle Auctorem fidei; et leur condamnation éclaircit complètement, du côté pratique, la question de ce qu'on a appelé les libertés de l’Église gallicane.

Le synode de Pistoie avait enseigné que l’Évêque a reçu de Jésus-Christ tous les droits nécessaires pour le bon gouvernement de son diocèse. Cette proposition est notée comme schismatique et au moins erronée ; attendu que pour le bon gouvernement de chaque diocèse, sont nécessaires encore les règlements de l'autorité supérieure qui concernent la foi et les mœurs, ou la discipline générale, et émanent des Souverains Pontifes et des Conciles généraux pour l'Église universelle (1).

Le synode de Pistoie exhortait l'Evêque à poursuivre courageusement l'établissement d'une discipline ecclésiastique plus parfaite, en s'opposant à toutes coutumes contraires, exemptions, réserves, qui sont nuisibles au bon ordre du diocèse, à la gloire de Dieu et à l'édification des fidèles. Cette proposition a été notée comme induisant au schisme et au renversement du gouvernement hiérarchique, et comme erronée, attendu qu'elle suppose qu'il est permis à l'Évêque de statuer et décréter comme il lui plaît contre les coutumes, exemptions, et réserves, qui ont lieu dans l'Église universelle, ou dans chaque province, sans avoir obtenu la permission ou l'intervention

 

(1) Propositio VI. Doctrina Synodi, qua profitetur persuasum sibi esse Episcopum accepisse a Christo omnia jura necessaria pro bono regimine suae Diœcecis ;

Perinde ac si ad bonum regimen cujusque diœcesis, necessarise non sint superiores ordinationcs spectantes sive ad fidem et mores, sive ad generalem disciplinam, quarum jus est penes summos Pontifices et Concilia generalia pro universa Ecclesia,

Schismatica, ad minus erronea.

 

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du pouvoir hiérarchique supérieur par lequel elles ont été établies, approuvées et obtiennent force de loi (1).

Le synode de Pistoie enseignait que les droits donnés par Jésus-Christ à l'Évêque pour le gouvernement de son église ne peuvent être altérés ni empêchés et que s'il arrive que l’exercice de ces droits ait été interrompu pour une cause quelconque, l'Evêque peut toujours, et doit rentrer dans ses droits originaires, chaque fois que le plus grand bien de son église le demande. Cette proposition a reçu les mêmes notes que la précédente, induisant au schisme et au renversement du régime hiérarchique, et erronée ; attendu qu'elle insinue que l'exercice des droits ne peut être restreint par une autorité supérieure, si l'Évêque le trouve peu avantageux au bien de son église (2).

Il est donc indubitable pour tout catholique que les Réserves statuées par le Pontife romain sur la juridiction épiscopale ont une véritable force, et doivent être maintenues.

 

(1)  Propositio VII. Item in eo quod hortatur Episcopum ad prosequendam naviter perfectiorem ecclesiastica; disciplina; constitutionem, idque, contra omnes contrarias consuetudines, exemptiones, reservations qua; adversantur bono ordini diœcesis, majori gloria; Dei, et majori œdificationi fidelium;

Per id quod supponit Episcopo fas esse proprio suo judicio et arbitratu, statuere et decernere contra consuetudines, exemptiones, reservationes, sive qua; in universa Ecclesia, sive etiam in unaquaque Provincia locum habent, sine venia et interventu superioris hierarchicae potestatis, a qua inducta; sunt, aut probatae, et vim legis obtinent,

Inducens in schisma, et subversionem hierarchici regiminis, erronea.

(2)  Propositio VIII. Item quod et sibi persuasum esse ait, Jura Episcopi a Jesu Christo accepta pro gubernanda ecclesia, nec alterari, nec impediri posse; et ubi contigerit horum jurium exercitium quavis de causa fuisse interruptum, posse semper Episcopum, ac debere in originaria sua jura regredi, quotiescumque id exigit majus bonum suae ecclesiae;

In eo quod innuit jurium episcopalium exercitium nulla superiori potestate praepediri, aut coerceri posse, quandocumque Episcopus proprio judicio censuerit minus id expedire majori bono suae ecclesia:,

Inducens in schisma, et subversionem hierarchici regiminis, erronea.

 

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Portent-elles atteinte à la dignité de l'Episcopat ?  Entravent-elles l'exercice des droits sacres que l'institution canonique confère à ceux qui en sont revêtus ? On l'a prétendu, et il ne manque pas de livres très honorablement placés dans nos bibliothèques qui le soutiennent avec chaleur. Par suite de ces répugnances, de nombreuses Constitutions apostoliques sont, depuis trois siècles, retenues à la frontière de France. Les règles qu'elles imposent, les peines qu'elles statuent sont pour nous comme si elles n'existaient pas.

Cependant, au lieu de regarder les Réserves comme une lésion de l'autorité épiscopale, nos pères auraient bien plutôt dû lire avec plus d'attention ces vénérables canons qu'ils honoraient tant; ils y auraient vu cette ancienne discipline toute pleine de Réserves, et cela dès l'origine de l’Église. Etait-il donc nécessaire d'aller apprendre chez les savants ultramontains, Ballerini, Bianchi, Mamachi, Zaccaria, Bolgeni, etc., que saint Paul, qui enseigne que l'Esprit-Saint a établi les Evêques pour régir L’Église de Dieu, restreignait le pouvoir de l'ordination dans l'Evêque d'Ephèse, Timothée, son cher disciple, en lui défendant d'élever cà l'épiscopat les néophytes et ceux qui auraient été mariés deux fois (1), et modifiait les droits que cet évêque avait sur ses clercs, en l'astreignant à ne pas recevoir d'accusation contre un prêtre, à moins qu'elle ne fût appuyée sur deux ou trois témoignages (2) ? Avaient-ils donc oublié ces paroles si générales du Christ à tous les évêques: Quœcumque alligaveritis super terram erunt ligata et in cœlo, et quœcumque solveritis super terram erunt soluta et in cœlo ; ces conciles de Carthage, d'Elvire, de Laodicée, d'Antioche, etc., qui, dans les quatre premiers siècles, établissaient les règles de la

 

(1)  I. Tim., III, 2, 6.

(2)  I. Tim., V, 19.

 

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pénitence d'une manière uniforme, et étaient aux évêques le pouvoir de délkr les pécheurs, sinon après l'expiration du temps fixé pour la pénitence ? Les monuments des Réserves apposées par les conciles des six premiers siècles à l'autorité épiscopale sont innombrables, et il me faudrait cent pages pour les rapporter. On peut d'ailleurs .es trouver dans l'histoire ecclésiastique de Fleury, qui paraît se dissimuler complètement la gravité des conséquences que les défenseurs des Décrétales sont en mesure d'en tirer. Je ne rappellerai ici qu'un seul fait de l'antiquité-, il est relatif au concile écuménique de Chalcédoine. N'a-t-on pas vu, dans cette sainte assemblée, les évêques du Patriarchat d'Alexandrie déclarer que la discipline établie dans cet immense ressort ecclésiastique, ne leur permettait pas d'entreprendre la moindre chose sans le concours de leur Patriarche, et le concile reconnaître sans étonnement et confirmer cette discipline (1) ? Assurément le droit papal est loin d'avoir formulé une si dure prétention, même sur les prélats du Patriarchat d'Occident.

Mais ce n'est pas à dire pour cela que les Réserves qui font partie du droit actuel de nos églises puissent être violées. Vous m'accusez, Monseigneur, d'intentions schismatiques, pour avoir enseigné que dans un diocèse soumis à la Liturgie romaine, l'ordre donné par l'Evêque de réciter désormais un Bréviaire étranger ne suffit pas pour mettre en sûreté la conscience du prêtre qui renonce au Bréviaire romain pour suivre la nouvelle liturgie (2). Admettez pourtant, Monseigneur, l'existence d'une Réserve pontificale sur le droit de la Liturgie : en quoi ma conclusion a-t-elle droit d'exciter la plus légère surprise ?

L'Evêque a sans doute le pouvoir de l'ordination ; mais s'il ne tenait pas compte des  irrégularités statuées

 

(1) Concil. Calchedonen. Actione IV. Labb. IV.

(2) Examen, page 391.

 

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dans les Décrétales, les clercs ainsi  ordonnés  échapperaient-ils aux peines canoniques ? L'Évêque est  le Pasteur de tout son diocèse; mais si, en cette qualité, il conférait les dispenses matrimoniales dans les degrés prohibés, sans recourir au Saint-Siège, les prêtres qui béniraient les mariages en faveur desquels de semblables dispenses auraient été fulminées, prêteraient-ils leur concours à des unions valides et sacramentelles ? L'Évêque exerce le pouvoir des clefs"; mais s'il voulait forcer ses prêtres à absoudre des cas réservés au Pape, ses ordres rendraient-ils valides de telles absolutions ? Et s'il publiait une indulgence plénière, auraient-ils grande assurance  de la rémission intégrale de la peine temporelle  due  à leurs péchés, ceux qui auraient dévotement rempli les conditions de cette indulgence ? L'Évêque possède dans ses  divines attributions le pouvoir de dispenser des vœux ; mais les personnes qui se seraient fait relever par l'Ordinaire des vœux solennels de la Religion, ou du vœu de  chasteté perpétuelle, pourraient-elles sans sacrilège accomplir les œuvres que ces vœux leur interdisaient antérieurement à la dispense ? L'Évêque a le pouvoir de juger; le for extérieur est de l'essence de son autorité ; cependant un concile particulier pourrait-il porter un jugement valide dans une cause majeure ? Un Concile provincial, si sages que fussent ses décrets, si  régulières qu'eussent été ses opérations, pourrait-il publier ses canons avant d'en avoir obtenu la confirmation apostolique ?  Les trois prélats réunis pour la consécration d'un élu institué canoniquement éviteraient-ils les censures, s'ils procédaient à cette consécration sans le mandat apostolique adressé au consécrateur ? Autrefois, un évêque particulier pouvait, en levant de terre le corps d'un Serviteur de Dieu, le proposer au culte des fidèles; maintenant un concile particulier, si nombreux qu'on le suppose, pourrait-il, sans encourir au moins la nullité de son jugement, je ne dis pas

 

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canoniser, mais simplement béatifier un homme mort en odeur de sainteté, et décoré de la gloire des miracles ? Et les fidèles pourraient-ils, sur une telle sentence, prodiguer au nouveau Saint, ou Bienheureux, les hommages de leur

culte? etc.

Je ne passe ici en revue qu'un petit nombre de Réserves; mais oserai-je vous demander, Monseigneur, si les clercs qui refuseraient de reconnaître les actes de l'autorité ordinaire dans ces différents cas, vous sembleraient schismatiques. Si vous le soutenez, il faut absolument renoncer à la doctrine de la Bulle Auctorem fidei, Règle de foi. Si vous convenez que ces clercs ne sont pas schismatiques, il faut bien que vous leur accordiez, en général, le droit d'examiner si les règlements qu'on leur propose ne sont point annulés par quelque Réserve apostolique. Or, j'ai raisonné dans l'hypothèse où le droit liturgique serait réservé au Pape ;tout à l'heure, nous examinerons cette question. En attendant, convenez, Monseigneur, que vous êtes allé un peu loin, en affirmant que j'ai fait pieusement de la révolte un devoir de conscience (1).

Laissons donc le synode de Pistoie amnistier la conscience des clercs qui préféreraient obéir à la discipline particulière, quand la discipline générale a parlé ; mais gardons-nous de les imiter. Confessons notre profond respect, notre obéissance sincère à la divine autorité de l'Épiscopat, mais sachons les concilier avec le grand principe de l'Apôtre : Que toute âme soit soumise aux plus hautes puissances ; car, comme ajoute saint Paul, si toutes les puissances viennent de Dieu, Dieu lui-même a fixé l'ordre qui existe entre elles. Omnis potestas a Deo ; quœ autemsunt, a Deo ordinatœ sunt.

 

(1) Examen, page  391.

 

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§ IV.  Que la charité qui préside ait gouvernement ecclésiastique peut admettre, en faveur des faibles, certaines dérogations à la loi générale, sans cependant reconnaître le droit de l'enfreindre.

 

L'Apôtre saint Pierre, dans sa première Épître, adresse aux évêques ces admirables paroles qui résument tout l'esprit de la discipline ecclésiastique. « Je vous prie donc, vous qui êtes Prêtres, Prêtre aussi moi-même et témoin des souffrances du Christ, devant participer à sa gloire qui sera un jour découverte; paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, veillant sur sa conduite, non par coaction, mais spontanément et selon Dieu; non par le désir d'un gain honteux, mais avec désintéressement ; non en dominant sur l'héritage du Seigneur, mais en vous rendant, du fond de votre cœur, les modèles du troupeau (1).  »

Fidèle à ce sublime enseignement, l’Église a toujours fait paraître dans sa discipline générale l'élément de la charité au-dessus de celui de la puissance, et le Siège apostolique sur lequel est assis celui qui s'appelle lui-même le Serviteur des serviteurs de Dieu n'a jamais prétendu régir l'héritage du Seigneur dans un esprit de domination. Les canons, les décrets pontificaux ont été publiés afin qu'il y eût de l'ordre dans l'Église, parce que la charité naît et se conserve dans l'ordre. Les canons, les décrets pontificaux ont été appliqués avec sagesse et condescendance, parce que dans le précepte il faut considérer la fin ; or, dit l'Apôtre, la fin du précepte est la charité (2).

 

(1) I. Pet., V, 3.

(2) I. Tim,, 1, 5.

 

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Malheur à ceux qui enfreignent la loi par orgueil, ou qui l'éludent par une faiblesse coupable, ou qui ne l'appliquent que selon leurs intérêts ; car ils méprisent l'autorité, et ils détruisent l’Église autant qu'il est en eux ! A ceux-là sont réservés les anathèmes dont cette auguste législatrice ne manque jamais de frapper les contempteurs de ses saintes ordonnances.

Mais s'il arrive que la loi devienne impraticable, ou présente, pour certains lieux, dans son application, des inconvénients graves, l’Église, éclairée de la lumière de l’ Esprit qui vivifie, s'élève au-dessus de la Lettre qui tue, et de ses mains miséricordieuses elle applique la dispense à l'endroit même où la rigueur de la loi aurait été nuisible. L'histoire du droit ecclésiastique nous en présente mille exemples, et ces libertés concédées sont les plus sûres de toutes.

D'autres fois, il arrivera que, sans l'intervention de la puissance législatrice, une loi générale se trouve suspendue dans son application par l'obstacle que présente une coutume ancienne, qu'on ne pourrait déraciner sans occasionner des mouvements contraires à la paix du troupeau, ou encore des résistances qui peuvent troubler les consciences, et devenir cause générale de péché. Le Siège apostolique connaît un tel état de choses; sans le confirmer directement, il l'accepte; il le suppose dans des actes authentiques, et émanés en toute liberté de son autorité paternelle. L'histoire du droit ecclésiastique en offre quelques exemples, et c'est là la seconde sorte de libertés que la discipline peut encore admettre.

Mais si la loi générale de l'Église a été repoussée par la prétention de ne rien changer au droit reçu dans un royaume, sans qu'on eût à craindre cependant que son application devînt une grave occasion de troubles et de scandales;

Si la loi générale de l'Église, après avoir été en vigueur,

 

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a disparu par suite des mouvements de l'esprit  d'indépendance, ou par l'effet d'influences funestes;

Si la suspension de cette loi générale a produit, comme il arrive souvent, l'anarchie à la place de l'ordre; l'usage particulier s'étant scindé de lui-même en vingt autres usages, au scandale du peuple fidèle;

On ne saurait reconnaître ici des coutumes qui soient dignes du nom de libertés, et il n'y a qu'un seul mot dans la langue de l'Église pour qualifier un tel état, celui de désordre, inordinatio, Le pouvoir suprême est alors en droit d'agir avec vigueur par voie de répression, et de réduire à l'unité de l'obéissance pure et simple ceux qui s'en étaient écartés. L'histoire du droit nous en fournit aussi de nombreux exemples.

Mais, dans ces occurrences, le Siège apostolique, organe de la miséricorde de celui qui l'a fondé, et qui daigne dissimuler nos péchés pour nous amener à la pénitence (1), tempère quelquefois la fermeté par l'indulgence. S'il espère un retour volontaire, il ne le traverse pas par des actes sévères; il n'éteint pas la mèche qui fume encore (2). Dépositaire intègre des traditions, il s'abstient de consacrer dans ses actes officiels l'état déplorable dans lequel une église particulière serait tombée. Il évite de se prononcer ouvertement lorsqu'il peut craindre que ses décisions, par leur trop juste rigueur, ne contrarient la guérison du malade. S'il doit reprendre, il le fait avec doctrine et vérité, mais avec prudence; souvent, où il pourrait parler avec autorité, il demande avec douceur, il attend avec patience ; toujours fidèle à la règle de l'Apôtre : Argue, obsecra, increpa, in omni patientia et doctrina (3).

 

(1)  Sap., XI, 24.

(2)  Isai., XLII, 3.

(3)  II. Tim., IV, 2.

 

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Les faits qui constatent ces divers incidents du régime ecclésiastique seraient abondants et faciles à recueillir. Je m'en abstiens, et parce que je n'écris pas en ce moment l'histoire du Droit canonique, et aussi pour l'extrême délicatesse du sujet. Incedo per ignes. Rapprochons-nous donc de la question liturgique, à laquelle nous aurons bientôt à appliquer les principes généraux exposés dans cette Lettre.

 

§ V. Que l'esprit de la discipline ecclésiastique est de tendre, en toutes choses, à l'unité.

 

Pour saisir, dès le premier coup d'œil, la vérité incontestable de cette proposition, il suffit de considérer l'Église Catholique dans son essence et dans son histoire.

Le Sauveur a fondé son Eglise dans le but de réunir en un seul corps les enfants de Dieu qui jusqu'alors étaient dispersés (1) ; et, après les avoir rassemblés en société, de les faire passer de l'unité militante à l'unité triomphante. Il leur a donné à tous une même foi, imposée aux savants comme aux ignorants ; il a répandu sur eux la charité d'un même Saint-Esprit; et parce que notre Religion réclame comme partie intégrante d'elle-même le culte extérieur, il les a sanctifiés par les mêmes sacrements.

Pour le gouvernement de cette sainte société, il a préposé des évêques autour desquels doivent se rallier les diverses portions du troupeau, et il a assujetti ces évêques à un seul Chef, sur lequel repose, comme sur une pierre unique et inébranlable, l'édifice tout entier. Enfin, pour assurer à jamais la permanence de l'unité dans son œuvre,

 

(1) Joan., XI, 52.

 

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il a daigné prier;  il a demandé que nous fussions un, comme il est un lui-même avec son Père (1), et il a été exaucé, comme il devait l'être.

N'est-il pas évident qu'une société  fondée ainsi sur s l'unité, conservée par l'unité, reconnaissable entre toutes les autres par l'unité, doit tendre à reproduire l'unité dans ses actes ? Le nier, ce serait soutenir que l'Église agit dans un esprit contraire à celui qui la dirige.

Si cette conclusion est évidente pour quiconque veut considérer l'essence de l'Église, elle ne ressort pas moins clairement de l'histoire de la législation canonique.  Sans doute, nous avons perdu  une grande partie des monuments ecclésiastiques relatifs à  la  discipline des trois premiers siècles ; mais il nous en reste encore assez pour démontrer que, dès cette époque primitive, l'Église tendait de tous ses moyens à l'unité des formes. Nous citerons en exemple les  mouvements que se  donnèrent les Souverains Pontifes pour fixer, d'une manière uniforme, le jour de la célébration de la Pâque. Mais à  peine l'Église a-t-elle pu jouir de la paix accordée par Constantin, que nous la voyons de toutes parts  pourvoir à sa discipline par l'unité. Sur tous les points du monde chrétien, des conciles se rassemblent; leurs canons nous sont restés en grande partie; or, quel est le but avoué de ces règlements, sinon d'amener à une pratique commune en toutes choses les nombreuses églises d'une ou de plusieurs provinces ? Qui ne connaît les canons d'Arles, d'Ancyre, de Néocésarée, de Sardique, de Laodicée, de Carthage ? Les métropoles ecclésiastiques ne sont pas les seules à donner ce grand exemple d'amour pour l'unité de la discipline; les Patriarches réunissent aussi en conciles les  évêques de leur juridiction; et dans ces assemblées, on publie des canons dont le résultat doit être d'établir  une pratique

 

(1) Joan. XVIII,  22

 

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uniforme dans les églises de ces vastes circonscriptions. Tel est même le zèle pour l'unité, que des canons de simples conciles provinciaux, s'étendent à des églises qu'ils ne concernent pas, et sont admis à faire partie du droit général de la chrétienté. Les Pontifes romains, source de l'unité, travaillent à étendre et à consolider les bienfaits de ce mouvement universel ; ils sont l'âme de tous ces conciles ; car comme le reconnaissent les Orientaux eux-mêmes, il n'est point permis de publier les décrets des conciles sans l'agrément du Pontife romain (1). Leurs Décrétâtes pourvoient à l'unité disciplinaire, non seulement dans le Patriarchat d'Occident, mais encore dans l'Église tout entière. Nous voyons sans cesse les Papes rappeler les évêques même des plus grands sièges à l'observation des canons dont eux-mêmes s'honorent d'être les gardiens. Or, que doit produire l'observation unanime des canons, sinon l'unité de discipline ? Les Conciles œcuméniques, ces grandes assises de la chrétienté, ne se bornent pas à confirmer la foi attaquée par les hérétiques ; ils publient encore des canons de discipline qui s'adressent à toutes les églises. Conciles particuliers, Lettres des Papes, Décrets des Conciles généraux, tous s'accordent à proclamer le mérite de l'uniformité dans la pratique ecclésiastique, qualifient d'abus les usages dissemblables, et portent des peines contre ceux qui enfreignent les règles établies pour suivre des coutumes particulières.

Cet esprit des premiers siècles de l'Église a survécu à ces temps anciens, et le droit moderne de la société chrétienne n'a pas cessé d'être l'expression de l'unité. On peut même dire que cette unité s'est dessinée plus fortement encore dans les institutions ecclésiastiques, depuis le moment où le Siège apostolique, puissance centrale de

 

(1) Socrat., hist. eccles. lib. VIII. cap.

 

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l'Église, s'est trouvé investi, presque sans partage,  du droit de régler la discipline. Il faut bien reconnaître que c'est à ce grand ressort d'unité' qui produit la subordination, que l'Occident est redevable de la  conservation du vrai christianisme, et par lui, de la civilisation. Les églises de l'Orient, laissées en beaucoup de choses sous le régime de l'unité métropolitaine ou patriarchale dans la discipline, n'ont pu tenir contre l'effort des hérésies, ni présenter une sérieuse résistance aux caprices de l'autocratie byzantine. L'islamisme, qui les a trouvées affaiblies, les a renversées, ou asservies, avec une effrayante facilité.

Le secret de la force des nations occidentales est donc uniquement, et certes je ne suis pas le premier à le dire, dans la solidité de l'organisation que l’Église leur avait donnée par l'application uniforme de la loi canonique. Le jour où Luther brûlait les Décrétales, il portait la  plus rude atteinte à l'unité de l'Occident;  le système d'isolement devait en être la suite pour les nations de l'Europe. Les peuples restés catholiques ont participé à cet  affaiblissement général, en proportion de leur mollesse à porter le joug de l'unité de discipline; et si la France a précédé les autres dans cette voie, elle en a été punie, par l'indestructible durée  du Jansénisme dans son sein,  par les ravages du philosophisme dont elle est devenue le second berceau, et qu'elle a plus que tout autre contribué à propager chez les nations qui goûtaient une  paix tranquille dans la pratique du droit commun de l'Église.

Il n'en pouvait pas être autrement, et on en demeure convaincu, si l'on considère le grand principe établi au commencement de cette Lettre. Entre le dogme et la discipline, la relation est intime; les atteintes portées à celles-ci font, tôt ou tard, sentir leur contrecoup sur celui-là. On confessera en principe la constitution divine de l'Église, on mourra même pour la défendre; mais dans le fait, on opposera sans cesse des  fins de  non-recevoir

 

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aux actes législatifs émanés du pouvoir suprême que proclame cette constitution. Il faudra de toute nécessité ressentir l'effet de cette redoutable inconséquence. Le droit commun, dira le grand Bossuet, la puissance des Ordinaires, les anciens cations, voilà nos libertés. Mais puisque les Français ne veulent pas comprendre que le droit commun exige avant tout l'unité de discipline, ils seront châtiés; leurs libertés deviendront en réalité des servitudes qui les feront gémir, jusqu'au jour où cette  antique et majestueuse Église gallicane s'écroulera pour ne plus se relever. A sa place, le Pontife romain érigera une nouvelle Église, immédiatement émanée de son divin pouvoir, et soumise uniquement à la discipline générale qui fera sa force. Les représentants de la doctrine des Parlements  comprirent d'un coup d'oeil la vigueur de cette Église affranchie, et les articles organiques furent portés au Corps législatif avec le Concordat. Cependant on n'enchaîne point une Église à moins qu'elle ne le veuille; la nôtre sortira de cette rude épreuve, par le retour sincère à l'unité de discipline.

Les principes émis au présent paragraphe sont si évidents par eux-mêmes, que l'on peut défier tout contradicteur d'oser formuler ceux  qu'il voudrait mettre  à leur place. En effet, on serait obligé de soutenir que l'esprit de la discipline ecclésiastique  n'a  pas été de tendre en toutes choses à l'unité, et ce  ne serait pas un médiocre embarras en présence de l'histoire du droit ecclésiastique ; que l'unité dogmatique ne tend pas à se traduire dans les institutions de l'Église, et ce serait  accuser  un  défaut d'harmonie dans l'œuvre du Sauveur des hommes et de son divin Esprit; ou enfin que la constitution de l'Église, qui est toute d'unité, n'est pas représentée dans les lois qui appliquent cette constitution, et cette  simple supposition d'anarchie dans la plus parfaite des sociétés, serait un outrage à son auteur.

 

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Il n'est donc pas possible qu'un contradicteur catholique se place sur un terrain si dangereux. Mais on a dit autrefois, et on répète encore quelquefois aujourd'hui, que l’unité n'est pas si excellente que la variété n'ait son mérite. A cela nous répondrons qu'il peut exister, en effet, une certaine variété dans la discipline des églises ; mais que cependant toute variété en cette matière n'est pas digne d'éloges.

La loi canonique reconnaîtra volontiers le droit de discipline particulière sur les points qui sont en dehors de la discipline générale ; c'est une nécessité fondée sur la nature des choses, et l'unité n'a rien à y perdre. L'Église n'y verra qu'un légitime exercice de l'autorité. Ainsi l'Évêque dans son synode ou en dehors de son synode, le Concile provincial dans son ressort, statueront avec autorité sur toutes les matières qu'il leur est libre de régler. Ces statuts, ces canons, sont même un indice de vie dans les églises particulières.

Mais quand il s'agit de la discipline générale, la variété, répétons-le, ne peut apparaître que dans trois circonstances. Ou l’Église reconnaissant l'impossibilité d'appliquer la loi générale à telle contrée, par suite de circonstances indépendantes de la volonté des hommes, accorde positivement la dispense, et l'usage particulier devient légitime, confirmé qu'il est par un acte de la sagesse de l'Église ; ou la coutume locale, par l'effet de circonstances supérieures, s'est maintenue en face de la loi générale, sans titre positif: mais l'Église, sans vouloir l'approuver, a daigné, dans sa charité, la tolérer et la reconnaître implicitement ; ou enfin la coutume particulière s'est élevée ou maintenue contrairement à la loi générale, sans que cette dérogation soit justifiée par la crainte des scandales, et l’Église, ni dans sa sagesse, ni dans sa charité, n'a jugé à propos de la légitimer, mais désire au contraire qu'elle soit extirpée.

 

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Dans ces trois cas, il y a variété, obstacle à l’unité, mais dans aucun des trois il n'y a perfection. Dans le premier, la dérogation atteste l'empire de circonstances ] qui font obstacle à l'établissement d'un ordre parfait ; dans le second, on aperçoit une faiblesse qui ne permet pas de soumettre le sujet aux conditions normales dans lesquelles les autres trouvent la santé et la vie ; dans le troisième, on ne peut voir qu'un désordre affligeant, dont la permanence n'est propre qu'à enfanter l'anarchie. Nous placerons donc, avec raison, quoique à divers titres, ces dérogations au rang des exceptions qui confirment la règle, et en font sentir la nécessité.

Je sens bien, Monseigneur, qu'en m'étendant sur ces généralités, je retarde l'examen de la question de l’unité quant à la Liturgie ; mais j'y arrive tout à l'heure. Permettez-moi, en attendant, de conclure ce paragraphe par ces paroles du Pape saint Sirice, dans sa Décrétale à un évêque des Gaules. Elles confirment pleinement les principes que je viens d'annoncer, et elles  émanent d'une autorité  et d'un siècle qui seront  sans doute trouvés hors de suspicion : « La règle apostolique nous apprend, dit ce Pontife du IV° siècle, que la confession des Évêques catholiques doit être une. Si donc, il n'y a qu'une seule foi, il ne doit y avoir non plus qu'une seule tradition. S'il n'y a qu'une seule  tradition, une seule discipline doit être gardée dans toutes les  églises (1). » On ne saurait, sans doute, énoncer avec plus de précision, ni avec plus d'autorité ce que j'ai essayé d'établir, savoir que l’esprit de la discipline ecclésiastique est de tendre en toutes choses à l'unité.

 

(1) Catholicorum episcoporum unam confessionem esse debere apostolica disciplina composuit. Si ergo una fides est, manere débet et una traditio. Si una traditio est una débet disciplina per omnes ecclesias custodiri. Constant. Epist. Rom. Pont. pag. 692.

 

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Vous me dites à propos de ce texte, Monseigneur, « qu'il faut être doué d'une admirable sagacité pour sentir que les admirables paroles de saint Sirice révèlent toute la gravité des conséquences de l'unité observée ou violée dans la Liturgie. On a beau les lire et les relire, on n'y voit pas le plus petit mot de Liturgie, et le saint Pape n'y parle que de la foi, de la tradition et de la discipline ecclésiastique (1). » Mais, Monseigneur, si les paroles de saint Sirice sont admirables, selon vous quand il proclame que de même qu'il n'y a qu'une seule tradition, une seule discipline doit être gardée dans toutes les églises, vous vous déclarez donc obligé de reconnaître en même temps qu'une seule Liturgie doit être gardée dans toutes les églises, puisque selon vous encore, la liturgie n'est qu'une affaire de discipline, jusque là que l'erreur liturgique ne peut violer que les lois de discipline (2).

Il me semble qu'après cet aveu je n'aurais plus rien à réclamer de vous, Monseigneur; car vous m'accordez tout ce que je vous demande pour le moment. Il est vrai qu'en outre de la valeur de discipline que vous consentez à reconnaître dans la Liturgie, j'ai été obligé de réclamer aussi pour elle la valeur dogmatique ; mais nous en avons traité dans la lettre précédente; celle-ci n'a pour objet que d'établir la valeur disciplinaire de la Liturgie.

Permettez-moi en finissant, Monseigneur, de vous faire observer que vous n'êtes pas exact quand vous dites que de tous les auteurs qui ont cité ce passage de saint Sirice, je suis le seul qui l'ait appliqué à la Liturgie. Si vous voulez vous donner la peine de feuilleter le premier volume du Thésaurus Théologiens du savant P. Zaccaria,

 

(1)  Examen, page 101.

(2)  Examen, page 229.

 

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ou seulement la Théologie du P. Perrone, il vous sera facile de vous convaincre que ces auteurs, qui allèguent ce texte à propos de la Liturgie, l'ont entendu comme moi, et si vous prenez la peine de voir le passage dans ses rapports avec le contexte, je ne doute pas que vous ne soyez bientôt de notre avis, puisque le saint Pape énonce ces maximes pour motiver les règlements d'une nature entièrement liturgique; par exemple, sur le jour auquel on doit conférer le baptême, sur les onctions qu'on emploie dans la collation de ce sacrement, etc.

 

§ VI. Que l’esprit de la discipline ecclésiastique dans la Liturgie est de tendre à l'unité.

 

Ainsi que nous venons de le dire, l'un et l'autre, Monseigneur, la discipline ecclésiastique, par sa nature et ses . antécédents, doit tendre à l’unité; or, la Liturgie appartient sous un rapport à la discipline ; nous sommes donc assurés d'avance que l'unité doit, tôt ou tard, se reproduire dans la Liturgie.

L'histoire du droit canonique ne nous fera pas défaut sur les applications de ce principe. Avant que le Siège apostolique eût élevé la voix pour amener les églises de l'Occident à la pratique commune d'une seule Liturgie, des conciles particuliers préludaient à cette grande mesure et enchaînaient l'autorité des évêques par une réserve sur le droit de la Liturgie. C'est en Afrique, dès l'an 416, le deuxième Concile de Milève qui exige que les formules du culte divin, quelle que soit la science de ceux qui les auraient rédigées, soient approuvées en Concile, et qui

 

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ordonne que tous les évêques se conforment aux prières ' munies de cette aprobation (1).

C'est, dans les Gaules, le concile de Vannes en 461, qui décrète que, dans la province de Tours, il n'y aura désormais qu'une même règle pour les offices  divins, dans la crainte que les variétés liturgiques n'induisent à penser que la religion des prélats offre aussi des différences (2). C'est, encore  dans les Gaules, le Concile d'Agde qui déclare les évêques assujétis, aussi bien que les  prêtres,  aux prescriptions qu'il proclame sur  la Liturgie (3). Onze ans plus tard, toujours dans notre église, le Concile d'Epaone formulait l'unité liturgique en obligeant tous les évêques de la province à suivre Tordre des offices de l’Église métropolitaine (4). Voilà ce  que pensaient nos pères, au cinquième et au sixième siècles.

Mais pourquoi  remonterais-je si haut dans les âges ? Pourquoi continuerais-je cette revue des conciles particuliers qui dès  ces temps anciens, se sont montrés si

 

(1) Placuit etiam et illud, ut preces vel orationes, seu missœ quœ probata: fuerint in concilio, sive praefationes, sive commendationes, seu manus impositiones ab omnibus celebrentur. Nec aliae omnino dicantur in Ecclesia, nisi quae a prudentioribus traetata; vel comprobatae in Synodo fuerint, ne forte aliquid contra fidem, vel per ignorantiam, vel per minus studium sit compositum. Concil. Milev. Labb. Tom. II.

(2)  Rectum quoque duximus, ut vel intra provinciam nostram sacrorum ordo et psallendi una sit consuetudo : et sicut unam cum Trinitatis confessione fidem tenemus, unam et officiorum regulam teneamus :ne variata observatione in aliquo devotio nostra discrepare credatur. Conc. Venet, Tom. IV.

(3)  Et quia convenit ordinem ecclesiae ab omnibus œqualiter custodiri, studendum est, ut sicut ubique fît, et post antiphonas collectiones per ordinem ab episcopis vel presbyteris dicantur, et hymni matutini vel vespertini diebus omnibus decantentur, et in conclusione matutinarum vei vespertinarum missarum, post hymnos capitella de psalmis dicantur, et plebs, collecta oratione ad vesperam, ab episcopo cum benedictione dimittatur. Conc. Agath. Labb. Tom. IV.

(4) Ad celebranda  divina officia,  ordinem quem metropolitani tenent provinciales eorum observare debebunt Conc. Epaonen, Labb. Tom. VI.

 

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empressés  à reconnaître l'urgence de limiter l'autorité des Ordinaires, quant  à la rédaction des prières liturgiques, et sur les changements qu'ils auraient cru pouvoir y introduire ?  Je  laisserai donc pour le moment, les canons du Concile de Gironne, en 517, du concile de Brague, en 563 ; des IV° et VI° Conciles de Tolède, en 633 et 675; mais je produirai l'avis tout récent et non suspect d'un prélat qui a cru devoir, avant vous, Monseigneur, attaquer les Institutions liturgiques. « Il y aurait peut-être, dit Mgr l'archevêque de Toulouse, un moyen de mettre quelque unité dans la Liturgie, d'en assurer l'orthodoxie, et de lui  donner une stabilité convenable. Ce serait de mettre en vigueur la règle  du onzième concile de Tolède, lequel ordonne que, dans toutes les églises de chaque province ecclésiastique, les offices publics, matines, la messe, soient célébrés suivant l'usage de l'église métropolitaine (1). » Cette concession à l'unité, au moins provinciale, est remarquable. On ne  pouvait  convenir plus énergiquement que l'individualité des Liturgies n'est pas plus favorable à leur orthodoxie qu'à leur stabilité. J'oserais cependant faire observer que pour garantir l'une et l'autre de ces qualités aux formules du culte divin, il serait bien plus naturel de mettre en vigueur les bulles de saint Pie V, qui font partie du droit commun, que de renouveler pour les provinces ecclésiastiques de France un canon du XI° concile de Tolède, périmé depuis huit siècles, même  à Tolède. Mais la  question n'est pas là : j'enregistre seulement ce désir  du Prélat, en  tant qu'il rend hommage au principe de l'unité liturgique.

Au sentiment de Mgr l'archevêque de Toulouse je j joindrai l'autorité de Mgr l'évêque de Carcassonne,dans

 

(1) L'Eglise  de France injustement flétrie, etc.  Réflexions préliminaires, page XJ.

 

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sa lettre pastorale du 29 juin 1842, par laquelle il annonce à son clergé qu'il adopte pour la cathédrale et pour le diocèse le bréviaire de Toulouse, sa métropole. « L'autorité si grave des anciens canons, dit le Prélat, n'a pas été pour peu de chose dans le choix que nous avons fait de ce bréviaire, et c'est pour obéir aux décrets des anciens conciles, que nous avons cru devoir adopter le bréviaire de la métropole ; le diocèse de Carcassonne ayant été uni et incorporé à la province de Toulouse, dans la nouvelle circonscription (1). »

Il n'y a donc pas de doute que la Liturgie ne doive tendre à l'unité dans chaque province ecclésiastique ; les Conciles particuliers en font une loi, et des témoignages récents et inattendus viennent exalter et remettre en vigueur ces dispositions antiques; mais l'unité provinciale, en fait de Liturgie, est-elle donc le dernier mot de l'Église?

Il y a lieu d'en douter, car voici dès l'an 416, le Pape saint Innocent Ier, dans sa décrétale à Decentius, évêque d'Eugubium, qui enseigne que la variété des usages liturgiques

 

(1) Neque nos etiam ad hoc eligendum Breviarium mediocriter impulit antiquorum Ecclesia: canonum gravis auctoritas, in quibus decretum est, ut intra Provinciam sacrorum ordo et psallendi una sit consuetudo ; et sicut unam cum Trinitatis confessione fidem tenemus, unam et officiorum regulant teneamus. (ExConc. Venet, Can. 15, ann. 465.) In quibus etiam prescribitur Pontificibus et Ecclesiarum Rectoribus; ut uniuscujusque Provincial Ecclesiœ, unum eumdemque in psallendo teneant modum, quem in metropolitana sede cognoverint institution; ut ea sedes, quœ unicuique Saccrdotalis mater est dignitatis, esset et ecclesiasticœ magistra rationis. (Conc. Tolet. XI. Can. 3.) Hoc et antiqui canones decreverunt, ut unaquœque Provincia et psallendi et ministrandi parent consuetudinem teneat, ait Concilium Toletanum IV, cui subscripsere Selva, Archiepiscopus Narbonensis, et Solemnius, Episcopus Carcassonensis, per suum vicarium Donellum, ejusdem ecclesia: archidiaconum. Cum igitur diœcesis Carcassonensis nova circumscriptione Provincial Tolosanae unita sit et incorporata, veterum conciliorum decretis obsequentes, hujus Metropolis Breviarium adoptandum, nostrique juris faciendum duximus praesertim cum jam a multis annis apud nos in usu fuerit, nempe in Electensi et San-Papulensi Diœcesibus

 

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étant un scandale pour les peuples, les églises fondées par saint Pierre et ses successeurs et qui  sont celles de l'Italie, des Gaules, de l'Espagne, de l’Afrique, de la Sicile et des îles adjacentes, doivent se conformer dans la Liturgie à l'Église romaine, (1)

En avançant dans les siècles, nous ne cessons de voir l'application de ce principe. Sans parler des nouvelles églises fondées en Angleterre et dans tout le nord de l'Europe, à partir du septième siècle; sans parler de celles que les missionnaires du Siège apostolique ont établies en Amérique, aux Indes, etc., et qui les unes et les autres, n'ont jamais connu d'autre Liturgie que la Romaine, nous voyons l'Église de France, au huitième siècle, entrer dans cette unité par les efforts réunis des saints Papes Paul et Adrien, et par l'appui de Pépin et de Charlemagne; l'Espagne, au onzième siècle embrasser pareillement les usages de Rome,  par  l'influence de

 

(1) Si instituta ecclesiastica, ut sunt a beatis apostolis tradita, integra vellent servare Domini sacerdotes, nulla diversitas in ipsis ordinibus et consecrationibus haberetur. Sed dum unusquisque non quod traditum est sed quod sibi visum fuerit, hoc aestimat esse tenendum, inde diversa in diversis locis vel ecclesiis aut teneri, aut celebrari videntur ; ac fit scandalum populis, qui dum nesciunt traditiones antiquas humana praesumptione corruptas, putant sibi aut ecclesias non convenire, aut ab apostolis vel apostolicis viris contrarietatem inductam. Quis enim nesciat aut non advertat, id quod a principe apostolorum Petro Romanae Ecclesiœ traditum est, ac nunc usque custoditur, ab omnibus servari debere : nec superduci aut introduci aliquid, quod auctoritatem non habeat, aut aliunde accipere videatur exemplum: Prœsertim, cum sit manifestum in omnem Italiam, Gallias, Hispanias, Africam atque Siciliam et insulas interjacentes, nullum instituisse Ecclesias, nisi eos quos venerabilis apostolus Petrus aut ejus successores constituerint sacerdotes. Aut legant, si in his provinciis alius apostolorum invenitur, aut legitur docuisse. Qui si non legunt, quia nusquam inveniunt, oportet eos hoc sequi, quod Ecclesia Romana custodit, a qua eos principium accepisse non dubium est; ne dum peregrinis assertionibus student, caput institutionum videatur omittere. (S. Innocenta ad Decentium Episc. Eugub. Epistola. Apud D, Coustant, pag. 856.)

 

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saint Grégoire VII, qui projetait d'étendre jusqu'à la  Russie le règne de la Liturgie latine et grégorienne.

Est-ce tout? non encore; car voici un concile général rassemblé pour statuer sur la discipline universelle, qui vient reconnaître aussi ce grand principe que les Papes ont proclamé depuis saint Innocent Ier. Dans sa XXV° session, le Concile de Trente déclare qu'il renvoie au Pontife romain le soin de publier le Missel et le Bréviaire (1). De quel missel et de quel bréviaire s'agit-il ici? d'un missel et d'un bréviaire destinés à l'usage de l'Église universelle ; car s'il n'était question que des livres particuliers de Rome, le Concile n'avait point à s'en occuper, le Pape ayant sans doute aussi bien le droit de publier ces livres pour son Eglise, que tout évêque particulier pour la sienne. Le Concile de Trente a donc reconnu que l'Église se propose l'unité dans la Liturgie. Saint Pie V qui fonde ses bulles relatives au Missel et au Bréviaire sur les intentions du Concile, l'a donc entendu dans le même sens; les conciles de Rouen, de Rheims, de Bordeaux, de Tours, de Bourges, d'Aix, de Toulouse et de Narbonne, qui ont reconnu ces bulles et les ont appliquées, ont donc été favorables à l'unité dans la Liturgie; les bréviaires français des diocèses qui n'acceptèrent pas : le Romain pur, mais furent réformés d'après le Bréviaire de saint Pie V, et qui portent en tête ces mots : ad mentem concilii Tridentini, indiquent donc pareillement que ce saint Concile s'était proposé d'établir l’unité dans la Liturgie.

C'est pourquoi il n'y a pas lieu de s'étonner d'entendre en 1602, Clément VIII, dans une Constitution adressée à toute l'Église, proclamer en ces termes la tendance

générale de la discipline ecclésiastique à l'unité dans la

 

(1) Conc. Trid. Sess. XXV.  Continuatio sessionis. Decretum  tertium de Indice librorum et Catechismo, Breviario et Missali.

 

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Liturgie, comme un principe fondé en même temps sur l'unité de Dieu et sur  l'unité  de l'Église  :  « Puisque, dit-il, dans  l'Église Catholique  qui  a été établie par Jésus-Christ, sous un seul chef, son Vicaire sur la terre, on doit toujours garder l'union et la conformité dans tout ce qui a rapport à la gloire de Dieu et au devoir des personnes ecclésiastiques ; c'est surtout dans l'unique forme des prières contenues au Bréviaire romain que cette communion avec Dieu qui est un, doit être perpétuellement conservée; afin que, dans  l'Église répandue par tout l'univers, les fidèles de Jésus-Christ invoquent Dieu par les seuls et mêmes rites de chants et de prières. (1) »

Il semble donc, Monseigneur, que s'il y a, dans l'ordre 1 du droit ecclésiastique, une vérité démontrée, c'est cette c tendance de la discipline vers l'unité liturgique; permettez-moi cependant d'ajouter encore un dernier mot, dans l'ordre concret.  Pour l'Église comme pour toute  autre société, on connaît la tendance en observant les faits ; or, regardez autour de vous, Monseigneur, considérez l'Église Catholique.  Environ neuf cents  évêques composent le corps des Pasteurs qui la régissent. Si l'unité liturgique n'est pas l'objet d'une tendance réelle dans l'Église, tous ces évêques doivent être  partagés  entre des  liturgies diverses, comme il arrive en France. Mais  si l'esprit de la discipline ecclésiastique est l'unité dans le culte divin, la vérité de ce principe va ressortir du fait. Que dit donc

 

(1) Cum in Ecclesia Catholica a Christo Domino nostro sub uno capite ejus in terris Vicario, instituta, unio et earum rerum quae ad Dei gloriam et debitum ecclesiasticarum personarum officium spectant conformatio semper conservanda sit; tum praecipue illa communio uni Deo, una et eadem formula, preces adhibendi quae Romano Breviario continetur, perpetuo retinenda est, ut Deus, in Ecclesia per universum orbem diffusa, Uno et eodem orandi et psallendi ordine, a Christi fidelibus semper laudetur et invocetur. (Clemens VIII. Constitutio : Cum in Ecclesia.)

 

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le fait, Monseigneur ? Il atteste à la face du soleil que, sur environ neuf cents évêques en communion avec le Saint-Siège, sept cent cinquante au moins suivent une même Liturgie, qui est celle de l'Église romaine. Les évêques catholiques qui en suivent une autre, tant en Orient qu'en Occident, ne s'élèvent pas au nombre de cent vingt-cinq; c'est-à-dire un peu plus du dixième de l'Épiscopat orthodoxe.

Ma proposition, Monseigneur, est donc surabondamment démontrée, en fait ; voyons maintenant s'il est possible de la justifier en droit. En d'autres termes, considérons les rapports de cette discipline générale sur la Liturgie avec le dogme, et avec la constitution de l'Église.

 

§ VII.  Le principe de l’unité dans la Liturgie a son fondement dans le dogme, et dans la constitution même de l'Église.

 

Saint Pie V, dans la bulle par laquelle il publie le Bréviaire romain, accuse les évêques qui renonçaient à la Liturgie du Siège apostolique pour s'en créer une particulière, de déchirer, au moyen de ces nouveaux offices, dissemblables entre eux, la communion qui consiste à offrir au même Dieu des prières et des louanges dans une même forme (1). Nous devons déjà conclure de ces paroles

 

(1) Quin etiam in provincias paulatim irrepserat prava illa consuetudo, ut Episcopi in Ecclesiis, quae ab initio communiter cum cœteris veteri Romano more Horas Canonicas dicere ac psallere consuevissent, privatum sibi quisque Breviarium conficerent, et illam communionem uni Deo, una et eadem formula, preces et laudes adhibendi, dissimillimo inter se, ac pene cujusque Episcopatus proprio officio discerperent.

 

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si fortes que dans l'unité liturgique il s'agit non pas seulement, comme vous l'avez enseigné, Monseigneur, d'une pratique de convenance et d'ordre plus parfait (1), mais d'une communion de prières et de louanges, offertes au Dieu unique, sous une seule et même formule, communion qui ne peut être brisée que par une coutume détestable, prava consuetudo, dit saint Pie V. Quoi qu'on fasse, on n'effacera pas ces paroles de la Bulle Quod a nobis, constitution solennelle qui fait règle dans l'Église, et dont une seule ligne a cent fois plus d'autorité contre les Liturgies modernes, que tous les écrits qu'on pourrait publier en leur faveur.

Clément VIII n'est pas moins formel dans la Bulle que je viens de citer, quand il nous enseigne que l'unité liturgique opérée par la publication du Bréviaire romain, est fondée sur l'unité de Dieu, sur l'unité du Pontife suprême, et sur l'unité du corps dont les fidèles sont les membres. Ou il faut dire que Clément VIII abuse des principes dans cette Bulle aussi répandue dans l'Église que celle saint Pie V, ou il faut convenir que l'unité dans la Liturgie correspond à ce qu'il y a de plus intime dans la Religion et dans l'Église. Je ne doute pas, Monseigneur, que vous n'admettiez comme moi la seconde supposition, préférablement à la première. Maintenant, que s'ensuit-il si ce n'est que le principe de l'unité liturgique a son fondement dans le dogme même et dans la constitution de l'Église ? Nous en étions déjà convaincus à l'avance l'un et l'autre ; car il m'est impossible de supposer que vous ne m'ayez pas accordé le principe établi ci-dessus au Ier paragraphe, savoir que la discipline ecclésiastique est l'expression du dogme.

Mais pénétrons plus avant, et voyons si nous pourrons nous rendre compte des raisons qui ont amené cette

 

(1) Examen, page 304.

 

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discipline générale de l'unité liturgique qu'il est impossible de nier en fait. Comment est-elle sortie des nécessités du dogme ?  C'est que l'unité du fond amène tôt ou tard l'unité de la forme, afin qu'il y ait accord parfait. Je comprends parfaitement, Monseigneur, que si l'on considère la vertu de Religion comme impuissante à produire par elle-même autre chose que des actes intérieurs, si on admet que le culte divin ne fait pas partie essentielle de la vertu de Religion, on doit enseigner en même temps qu'il n'y a pas de rapport nécessaire entre l'unité de croyances, l'unité de régime, l'unité de charité qui existent dans l'Église, et l'unité de formules dans la prière. Mais si, au contraire, comme il a été prouvé, dans la première partie de cette Défense, la Religion n'est point complète sans le culte extérieur, si la Liturgie fait partie essentielle de la Religion, la Liturgie doit tendre à être une comme la Religion dont elle est la forme.

Vous vous êtes égayé, Monseigneur, sur ma tendresse pour les formules positives de la prière (1), permettez-moi de vous répondre sérieusement. La foi que nous professons l'un et l'autre est positive, les formules qu'elle emploie dans l'expression de ses hommages envers Dieu doivent donc être positives comme elle. Le positif dans les formes a sauvé le fond depuis dix-huit siècles, et le sauvera jusqu'à la fin des temps : mais, de grâce, Monseigneur considérez le danger des théories que vous avez avancées. Pour défendre l'œuvre liturgique du XVIII° siècle, vous avez été obligé de réduire, dans le christianisme, la Religion à de simples actes intérieurs, de nier la valeur dogmatique de la Liturgie, de regarder comme indifférente l’unité dans le culte divin ; ce qui vous a amené par voie de conséquence nécessaire à prétendre que le meilleur bréviaire est celui qu'on dit le mieux (2).

 

(1) Examen, 104.

(2) Examen, Introduction, page XLIX.

 

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Nous reviendrons sur cette assertion déjà relevée avec plus d'autorité que je ne le pourrais faire, par Mgr l'évêque de Langres ; mais, du moment que le positif dans les formules sacrées ne vous a pas semblé assez important pour être maintenu par une loi générale, le Bréviaire devenant, à votre point de vue, une chose privée, ou tout au plus diocésaine, la valeur d'une Liturgie ne provenait plus à vos yeux, de l'autorité qui promulgue cette Liturgie ; elle n'était désormais que le résultat individuel du plus ou moins de dévotion de celui qui la récite. Mais, avec cette théorie, toute l'économie de l'Église était renversée : l'autorité devenait inutile, et l'individualisme triomphait. Or, c'est précisément pour éviter un tel malheur que l'Église a toujours tendu, et tendra toujours à l'unité des formes; et si elle l'a fait pour la Liturgie, dans une si vaste proportion, c'est parce que le positif est surtout nécessaire dans cet élément sacré que Bossuet appelle si bien le principal instrument de la tradition.

En effet, Monseigneur, que serait devenue la foi individuelle, même pour ceux qui ont le désir d'avoir la meilleure croyance, sans le secours des formules ou professions de foi, sans ces termes positifs qu'il n'a plus été permis de changer, quand une fois ils ont été fixés par l'Église ? Il serait, peut-être, possible de rédiger une profession de foi dans des termes différents de celle de Pie IV, tout en conservant et développant même le fond de celle-ci : serait-ce à dire pour cela que cette profession de foi serait la meilleure ? Personne assurément ne l'oserait avancer. Et pourquoi ? Parce que ce qui fait le mérite d'une profession de foi, c'est l'orthodoxie garantie des dogmes qu'elle contient. Or, quel autre moyen que l'autorité jointe à l'unité pour garantir une formule de doctrine ? C'est le solennel accord de ces deux forces divines dans l'Église sur certaines formules positives, sur certains mots positifs, qui fait que la foi traverse les âges,

 

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toujours la même, toujours pure, toujours inviolable. C'est la raison pour laquelle, dans tous les siècles, on a réputé hérétiques ceux qui consentaient, disaient-ils, à reconnaître le dogme, mais refusaient de souscrire les Formulaires positifs décrétés par l'Église. Rappelons-nous entre autre cette immense fraction du parti arien, dont les membres voulaient bien reconnaître le Fils de même substance que le Père, mais refusaient d'admettre le terme consubstantiel ? L'Église communiquait-elle avec eux ? Libère, dans les fers, eut le malheur de souscrire une formule de foi qui ne renfermait rien d'hétérodoxe, mais de laquelle le mot consubstantiel était absent ; cette faiblesse ne lui fut-elle pas reprochée comme un crime ?

Vous me direz peut-être, Monseigneur, que vous m'accordez tout cela, mais que vos principes sur la Liturgie n'ont rien de contraire aux vérités que j'admets en ce moment. Permettez-moi de continuer. J'arrive de suite à une première conclusion ; c'est que l'intérêt même de la foi demande que les formules de doctrine soient positives; or elles ne sont positives qu'autant qu'elles sont unes. Ce n’est pas pour être enfouies dans l'ombre d'une bibliothèque que l'Église les prépare et les élabore avec tant de soins : c'est afin qu'elles se répandent dans le monde entier, et deviennent le mot d'ordre des Catholiques. Les Apôtres ont donné l'exemple en composant leur symbole positif.

Or, Monseigneur, qu'est-ce que la Liturgie, au point de vue de la doctrine ? Le principal instrument de la tradition, selon Bossuet ; la loi de la croyance, selon saint Célestin ; la source de la plupart des décisions dogmatiques, selon l'histoire et la théologie. La Liturgie est donc une vraie profession de foi ; elle contient la foi de l'Église. J'en ai donné les preuves dans ma deuxième Lettre. Je dis donc pour seconde conclusion : Donc, la

 

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Liturgie doit être positive dans ses formules; donc la Liturgie doit tendre à l’unité, par les nécessités même du dogme dont elle est l'expression et le dépôt. Donc, l'unité liturgique qui existe de fait dans la plus grande partie de l'Église est fondée en droit. Donc, le meilleur bréviaire n'est pas celui qu'on dit le mieux, mais bien le plus autorisé, celui qui est devenu le plus positif par l'infaillibilité même de l'autorité qui le promulgue, et par l'accord du plus grand nombre d'Églises qui le récitent.

Voilà pourquoi, dès le quatrième siècle, nous voyons les Conciles se préoccuper de rendre les prières liturgiques immuables et positives; bientôt après, les provinces ecclésiastiques établir dans la Liturgie cette forme d'unité que Mgr l'archevêque de Toulouse nous donne comme le moyen d'en assurer l'orthodoxie ; enfin, le Siège apostolique, secondé dans ses efforts par près de huit cents églises sur neuf cents, réunir dans une même prière l'immense majorité des membres de la famille du Christ, moyen certainement plus efficace pour assurer l'orthodoxie du principal instrument de la tradition de L’Église, que celui que propose Mgr l'archevêque de Toulouse.

N'êtes-vous pas frappé comme moi, Monseigneur, de voir consommée depuis des siècles, dans l'Église, cette mesure qui a mis aux mains du Pontife romain la rédaction et la promulgation de la prière liturgique, pour environ les neuf dixièmes des diocèses ? Et remarquez que cette mesure ne date pas d'hier : voici trois siècles que le Concile de Trente l'a sanctionnée, en renvoyant au Pontife romain le soin de publier le Missel et le Bréviaire universels. En agissant ainsi, le Concile n'établissait même pas une discipline nouvelle. Plus de quatre siècles avant lui, le droit du Pontife romain à rédiger et à publier la Liturgie à l'usage de l'Église universelle était reconnu, et ce sont des auteurs français qui nous l'apprennent.

 

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Nous lisons dans le Gemma animœ d'Honorias d'Autun, ces paroles remarquables : « Le Pape est appelé le Père des Pères, ou le gardien des Pères. Il est appelé Universel, parce qu'il possède la principauté de l’Église universelle... Sa fonction est de régler les messes et les offices divins, de modifier les canons, selon les temps, pour l'utilité de l’Église (1). » Or, Monseigneur, vous savez que ce célèbre liturgiste français vivait au XII° siècle, et qu'il a écrit ce Traité vers 113o. Mais il n'est pas le seul, en ce siècle, à avoir reconnu le droit du Pontife romain sur la rédaction des Messes et des offices divins. Le Traité non moins fameux De Sacramentis, publié sous le nom d'Hugues de Saint-Victor, l'une des principales gloires de l’Église de Paris, et qui, s'il n'est pas de ce pieux chanoine, appartient à un autre Français, Robert Paululus, prêtre d'Amiens, qui vivait en 1174 (2), confirme presque dans les mêmes termes l'unité procurée dans la Liturgie par l'autorité papale dont elle émane (3).

Mais, à quel titre, Monseigneur, la publication des formules liturgiques a-t-elle été ainsi remise insensiblement aux mains du Souverain Pontife, si ce n'est parce que la Liturgie est de la nature des causes majeures ? En effet, les causes majeures qui ressortissent du Siège apostolique,

 

(1) Papa dicitur Pater Patrum, vel custos Patrum. Hic enim universalis nuncupatur, quia universae Ecclesia? principatur.....  Papae  autem officium est missas et divina officia ordinare, Canones pro tempore ad utilitatem Ecclesiœ immutare, etc. Honorii Augustodunen. Gemma animae. Lib. I, cap. CXXXVIII, Bibl. Max. Patrum. Tom. XX, page 1017. — Ap. Migne, T. 172, col. 601.

(2) Histoire littéraire de la France. Tom XIV, page 556.

(3)  Papa dicitur quia pater patrum. Hic universalis dicitur, quia universae praeest Ecclesiœ..... Ejus officium est missas et divina officia ordinare, Canones etiam pro tempore, ad utilitatem Ecclesia; promulgare vel immutare. Hugonis de S. Victore. Tom. III. De Sacramentis. Lib. I, cap. XLIII. De Summo Pontifice et officio ejus. Page 369.

 

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sont celles qui intéressent à un haut degré la Foi, les mœurs et la discipline. En sa qualité de Confession de Foi, la Liturgie moralement universelle avait donc droit de faire partie de ces causes réservées. Nous verrons ailleurs que les Liturgies particulières approuvées confirment cette règle, bien loin de l'ébranler.

La raison de cette discipline est d'ailleurs évidente. Qui ne comprend en effet, que si la Liturgie est variable et sujette à toutes les modifications qu'un pouvoir local peut lui faire subir, son autorité devient nulle dans les questions de la Foi ? Et cela a été si bien compris, depuis l'antiquité, que hors de la France, les rares liturgies particulières qui existent encore, sont maintenues immuables dans les églises qui les emploient. L'Eglise ambrosienne n'a point, sur cette matière, une autre conduite que l'Église grecque : les générations passent, les prélats se succèdent, mais la Liturgie reste. Nous avons vu, dans la deuxième Lettre, l'autorité que l'antiquité confère aux liturgies particulières.

Mais quand à la durée d'une liturgie vient se joindre le caractère de l'universalité morale, c'est alors que l'on sent que ses formules sont une profession permanente de la Foi. On bénit l'autorité énergique et prudente qui a réalisé ce plan sublime pour la sécurité de nos dogmes dans leur expression populaire; on offre l'hommage de sa reconnaissance aux prélats dont l'accession à la Liturgie romaine a accompli une telle merveille; on aspire à cet heureux jour qui nous fera voir le monde entier réuni dans un seul langage pour honorer le Dieu unique.

Comment se fait-il que les avantages de l'unité liturgique pour la conservation du dépôt de la Foi, ne soient pas sentis par tous ceux qui font profession de regarder comme une mesure salutaire à la doctrine, l'usage obligé d'une seule et même langue dans le service divin ?

 

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On conçoit que les fauteurs de l'innovation du XVII° siècle, poussant hardiment leur pointe, ait été jusqu'à tenter la substitution de la langue vulgaire à la langue latine dans la Liturgie ; jusque-là que désespérant de réussir en France, pour le moment, ils allèrent faire leurs essais en Hollande. Mais nous qui sommes obligés de défendre contre les hérétiques cet usage impopulaire d'une langue morte et étrangère dans nos chants et nos prières publiques; mais nous qui démontrons la sagesse de cette mesure par les avantages qu'elle offre pour la conservation de la doctrine, à l'aide de formules positives, répétées à l'unanimité, sans distinction de temps et de lieux; ne serions-nous pas les plus inconséquents des hommes, si tout en conservant ce que cet usage présente d'incommode au point de vue pratique, nous allions nous faire les patrons d'un système au moyen duquel cette langue étrangère et morte ne servirait plus qu'à multiplier les formules variables et locales de vingt liturgies particulières, faisant ainsi servir à la confusion et à la diversité, ce qui n'a été établi que dans un but d'ordre et d'unité ? Qu'il y a loin de cette imprudente conduite à celle du Concile de Trente qui, dans sa XXII° session, décide comme un dogme la sainteté de l'usage de la langue latine dans la Liturgie, et dans la XXV° renvoie au Pontife romain le soin de publier le Missel et le Bréviaire pour toute l'Église !

Le fait de l'unité liturgique qui existe aujourd'hui et qui tend à s'accroître, a donc sa raison dans le mode de conservation et de transmission de la foi de l'Église ; il est donc en harmonie avec le dogme, en même temps qu'il est une des expressions de l'unité intime et divine qui fait le fond de la doctrine catholique. J'ajouterai qu'il a ses racines dans la constitution même de l'Église.

Il ne faut  que lire les canons des  conciles qui

 

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prescrivent l'unité de Liturgie dans la même province ecclésiastique,  et  les décrets  des  Pontifes romains qui étendent cette mesure au plus  grand nombre  des églises, pour se  convaincre que l'unité liturgique est un des plus puissants moyens pour unir ensemble les diverses parties de la société chrétienne. C'est vers ce but que le Siège apostolique a marché constamment, et la raison en est évidente pour quiconque veut réfléchir aux inconvénients de la pluralité d'idiomes, et aux avantages de l'unité de langage, dans un même empire. Mais si pour les états terrestres cette  unité est si désirable, quelle n'est pas son importance dans une société qui  a pour lien fondamental l'unanimité des croyances professées? Quel moyen plus efficace et plus sûr de constater cette unanimité que  l'usage des mêmes formules de prières publiques ? Et les églises particulières, comment se rattacheront-elles au centre qui  les régit par un lien plus fort que  celui qui les astreint à recevoir de l'Église métropolitaine ou patriarchale, les formules dont elles ont besoin pour exercer la Liturgie ? Cette mesure d'ordre et de subordination n'est donc point  étrange,  et on peut même dire que, si elle n'existait pas, il faudrait l'inventer. Mais elle  existe,  car elle est sortie  de bonne heure du génie  même  du gouvernement ecclésiastique. L'unité purement métropolitaine, il est vrai n'a pas été de longue durée; elle s'est fondue dans une plus vaste unité. Ainsi les Gaules, sous Pépin n'avaient déjà  plus qu'une seule Liturgie ;  ainsi  l'Espagne tout entière, au temps d'Alphonse  VI, pratiquait unanimement  la  Liturgie gothique.

Et qu'on n'attribue pas la centralisation actuelle des formes de la prière liturgique au seul génie des Pontifes romains. Le patriarche de Constantinople l'a exercée lui-même dans son ressort, dès le septième siècle, et depuis il l'a étendue, en sa qualité prétendue de Patriarche

 

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oecuménique, à toutes les églises de son rite qui se trouvent dans les patriarchats d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem; c'est même un des canons de l'Église melchite consigne dès le XII° siècle, dans le recueil de Balsamon (1).

Comment alors les Pontifes romains, Patriarches de l'Occident,  qui possèdent la pleine puissance sur toute l'Église, le droit inaliénable sur les causes majeures, la charge d'enseigner tous les fidèles, n'auraient-ils pas saisi et organisé ce droit important de régler et de fixer la Liturgie; droit qui entraîne de si grandes conséquences pour la foi, la morale et la discipline ? Dès le commencement du V° siècle, saint Innocent le réclamait déjà, comme nous l'avons vu, sur l’Italie, les Gaules, l'Espagne,  l'Afrique, la Sicile et les îles adjacentes, et généralement sur toutes les églises fondées par les missionnaires du Siège apostolique.  Les  Papes n'ont fait autre chose qu'appliquer ce principe ; et aujourd'hui, que par une terrible permission divine, l'Église catholique se trouve presque réduite au seul patriarchat d'Occident, qui se compose de toutes les églises latines  des cinq parties du monde, l'unité romaine de la Liturgie est non seulement un grand fait que personne ne peut nier, mais encore un des plus puissants moyens par  lesquels se conserve entre toutes ces églises l'unité de foi, et le lien de société visible. Honneur donc à la sagesse, à la prudence, à la fermeté des Pontifes romains, auteurs et conservateurs de cette imposante communion, qui amène après elle tant et de si précieux avantages!

Vous me dites à cela, Monseigneur, que les églises qui n'ont pas la Liturgie romaine ne sont pas moins fidèles au Siège apostolique que celles qui  gardent ce lien  avec Rome. Vous produisez en exemple l'Église de Milan.

 

(1) De Jure Grœco-Rom. Lib, V, page 263.

 

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« Seule entre toutes les autres, dites-vous, elle a conservé ses rites, malgré les efforts réunis des deux puissances; cependant, on serait bien embarrassé encore aujourd'hui, de trouver une église plus catholique et plus intimement unie au Saint-Siège que celle de Milan, malgré la différence de sa Liturgie avec le rite romain (1). »

Permettez-moi, Monseigneur, quelques observations. D'abord, il est triste dans une question de droit ecclésiastique d'être réduit à défendre la résistance opposée par une église particulière aux efforts réunis des deux puissances : l'histoire enregistre de tels faits, mais il est dangereux et d'un exemple funeste d'aller y chercher des arguments, surtout quand on est soi-même dépositaire de la puissance ecclésiastique. En second lieu, Monseigneur, la liturgie de Milan est aujourd'hui confirmée par le Saint-Siège, elle date de plus de douze cents ans; en sorte que si elle est moins grave d'autorité que celle de Rome, elle ne saurait protéger les liturgies françaises qui ne datent que d'hier, et ne sont point ni ne peuvent être approuvées par le Saint-Siège, puisqu'elles ont été établies sur les ruines de la Liturgie romaine. Mais est-il bien certain, Monseigneur, que l'Église de Milan ait toujours été si intimement unie au Saint-Siège, malgré la différence de sa Liturgie arec le rite romain? Ne disons rien des éléments du Joséphisme qui s'agitent depuis longtemps dans son sein; laissons en paix la cendre de son dernier archevêque; mais, de grâce, Monseigneur, citez-moi en Italie une église au sein de laquelle, à diverses époques du moyen-âge, se soient rencontrées des factions plus turbulentes et plus audacieuses dans l'opposition à l'égard du Saint-Siège qu'il ne s'en est trouvé dans l'Église de Milan? Et qu'on ne dise pas que la Liturgie

 

(1) Examen, page 18.

 

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n'y était pour rien; car il n'est que trop certain que le rite ambroisien était précisément le drapeau à l'ombre duquel se ralliait cette petite Église nationale. Comme je ne puis pas donner ici un cours d'histoire de l'Italie au moyen âge, je me contenterai de rappeler un seul fait et je me flatte qu'on le trouvera suffisamment caractéristique.

J'emprunte le récit de saint Pierre Damien lui-même, que Nicolas II avait envoyé à Milan, en qualité de légat, pour extirper de cette église le désordre des mœurs qui souillait le clergé, et la simonie qui était si répandue que, au rapport du saint Docteur, à peine rencontrait-on dans le nombreux clergé de Milan, un clerc qui eût été ordonné gratuitement. « Nous fûmes d'abord reçus avec le respect dû au Siège apostolique, et nous fîmes connaître l'objet de notre mission. Un jour après, il s'éleva tout à coup, par la faction des clercs, un murmure dans le peuple. Ils disaient que l'Église ambrosienne ne devait pas être soumise aux lois de l'Église romaine, que le Pontife romain n'avait aucun droit de juger ce siège, ni de faire des dispositions à son sujet. Il est indigne, disaient-ils que celle qui, sous nos ancêtres, a toujours été libre, se soumette aujourd'hui à une autre église, pour notre opprobre et notre confusion. Enfin, les cris et le tumulte s'élèvent de plus en plus, on s'ameute de différents côtés autour du palais épiscopal, les cloches sont mises en branle, la ville retentit des sons d'une immense trompette d'airain; tout faisait présager ma mort, et plusieurs avaient soif de mon sang (1). »

 

(1) Nobis digna Sedis Apostolicae veneratione receptis, ac negotiis, qua: nos attraxerant, intimatis, post diem alterum factione Clericorum repente in populo murmur exoritur, non debere Ambrosianam Ecclesiam Romanis legibus subjacere, nullumque judicandi, vel disponendi jus Romano Pontifici in illa sede competere. Nimis indignum, inquiunt, ut qua; sub pro-genitoribus nostris semper extitit libera, ad nostrœ confusionis opprobrium nunc alteri, quod absit, Ecclesiae sit subjecta. Postremo tumultuantium clamor attollitur, ex diversis partibus ad Episcopale palatium convenitur : dein tintinnabula perstrepunt, prœgrandis aereae tubae, quae illic est, tota civitas clangoribus intonatur. Intentabant mihi, ut ita loquar, omnia mortem, et ut ab amicis meis sœpe suggestum est, nonnulli meum sanguinem sitiebant. [S. Petri Damiani opp. Tom. III, opusc. V. Actus Mediolani, page 76. — Ap. Migne, Tom. CXLV, col. 90.)

 

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Le courageux légat réussit dans sa mission et réconcilia enfin au Saint-Siège l'archevêque et ses clercs qui se soumirent à la pénitence. L'année suivante, 1060, Nicolas II, effrayé des tendances schismatiques qui s'étaient révélées dans le clergé de Milan, et qui cherchaient leur prétexte dans la Liturgie ambrosienne, voulut assurer au Siège apostolique un titre de plus à l'obéissance des Milanais, en les astreignant à la Liturgie romaine. Saint Pierre Damien fut de nouveau envoyé vers cette église ; mais il rencontra une opposition si forte à l'objet de sa mission, qu'il fut contraint de revenir à Rome, sans avoir rien pu obtenir.

L'Eglise de Milan, que vous citiez, Monseigneur, comme un argument à l'avantage des liturgies particulières, nous fournit donc au contraire une preuve des dangers que j'ai signalés; et il n'est pas étonnant que le Pape Eugène IV, au quinzième siècle, ait fait de nouveaux efforts pour amener cette église à la communion des prières romaines, afin d'assurer davantage sa fidélité au Saint-Siège. Ce Pontife ne réussit pas mieux que n'avaient fait Nicolas II et saint Adrien Ier; mais si, plus tard, le Siège apostolique, renonçant à son espoir, a daigné confirmer, pour le bien de la paix, une Liturgie ancienne, orthodoxe, et pour laquelle le peuple témoignait un attachement invincible, il semble, encore une fois, Monseigneur, que les résistances scandaleuses qui eurent lieu autrefois, de la part du clergé et du peuple de Milan,

 

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ne méritent pas d'être célébrées avec tant de complaisance. Parlant de la mission du Cardinal de Castiglione par Eugène IV, à Milan, vous dites, Monseigneur : « Le clergé et le peuple enveloppèrent le palais où le légat était descendu, et, la torche à la main, ils menacèrent de l'y brûler vif, s'il ne rendait le Missel et ne vidait le logis. Le Légat aima mieux renoncer à sa mission que d'attendre l'événement. Il fit jeter le livre par la fenêtre et partit (1). » On conçoit qu'après avoir fait un mérite aux Milanais d'avoir bravé les efforts réunis des deux puissances, cette narration grotesque soit tombée de votre plume ; mais, il est permis de douter que si quelques paroisses du diocèse d'Orléans faisaient ainsi vider le logis à un vicaire général envoyé par vous pour y extirper ce que vous jugeriez un abus, la résistance vous parût, Monseigneur, d'aussi bon goût. Quant à la vérité historique, la circonstance de vider le logis est un simple embellissement du récit : le peuple redemandait son Missel et non l'expulsion du Légat. Il y a ici simplement un de ces traits dégagés qui ne sont pas très rares dans l’ Examen.

Rome céda donc, pour le bien de la paix, et depuis la fin du XV° siècle, la Liturgie ambrosienne fut si souvent confirmée par les Souverains Pontifes, que saint Charles avait coutume de dire que, par ces approbations, cette Liturgie était devenue plus romaine que milanaise. La situation est donc fort différente de celle que nous avons à déplorer en France. Dans la plupart des diocèses où règnent les liturgies particulières, il est notoire qu'elles furent établies malgré l'opposition et les représentations des Chapitres ; elles n'ont point pour elles l'antiquité ; la plus répandue a été fabriquée par la main des Jansénistes, et ni les unes ni  les autres n'ont reçu la confirmation

 

(1) Examen, page 143.

 

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apostolique, bien  qu'elles  aient été implantées sur  les ruines de la Liturgie romaine.

Vous n'auriez donc pas dû, Monseigneur, alléguer l'Église de Milan comme un exemple irréfragable de la parfaite union que les liturgies particulières maintiennent entre le Siège apostolique et ceux qui les professent. Parlerons-nous maintenant de l’Église grecque et des autres églises orientales? Le fait est que ces églises, qui n'ont jamais été soumises à la Liturgie romaine, sont aussi depuis de longs siècles, hors de la communion du Saint-Siège. Assurément, je suis loin de prétendre que leur schisme soit une conséquence directe de leur liberté en matière de Liturgie ; mais je ne craindrai pas de répéter que la communion des prières romaines eût été un lien de plus à briser et un obstacle au schisme, le jour où ces églises se séparèrent du centre de l'unité. Nous le voyons, du reste, de nos jours, dans le royaume de Pologne, puisque le Rite romain est l'unique obstacle qui ait retardé jusqu'ici l'exécution des projets de l'empereur de Russie, pour la réduction de cette église à son schisme ; tandis qu'il ne lui a fallu que commander ce schisme pour le consommer dans les provinces qui suivaient le rite grec-uni. En présence d'une situation si lamentable, on ne peut s'empêcher de regretter que le grand Pontife saint Grégoire VII, qui s'entendait en fait de gouvernement ecclésiastique, n'ait pas réussi dans son projet d'astreindre les divers peuples de race slave aux lois et aux formules de la Liturgie romaine.

Niera-t-on la puissance de l'unité liturgique pour maintenir et fortifier la dépendance à l'égard du Siège apostolique, quand on considère les efforts de la secte janséniste pour briser le lien de la prière commune qui unissait toute la France au Saint-Siège, jusqu'à la fin du XVII° siècle? Depuis l'accomplissement de cette œuvre malheureuse, soutenue par les arrêts des Cours de

 

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justice du royaume, n'avons-nous pas vu la constitution civile du Clergé doter la France d'une église nationale, par l'inspiration de ces mêmes hommes, qui avaient applaudi à l'œuvre de Vigier et Mésenguy ? Ricci et ses curés dans leur synode de Pistoie, battaient des mains pour applaudir à la destruction de la Liturgie romaine, et préparaient un nouveau bréviaire dont les éléments devaient être empruntés à celui de Paris. Peu d'années après, en 1790, un membre de l'Assemblée Constituante proposait dans une motion imprimée l'adoption de ce bréviaire comme celui de la nation(1). En 1797, le concile des évêques constitutionnels à Paris reprenait cette motion, et, en 1802, le nouveau Concordat était présenté par Portalis au Corps Législatif, mais accompagné des Articles organiques dont une des dispositions décrétait aussi une Liturgie nationale pour la France. Enfin, car il faut tout dire, en 1843, pour avoir entrepris la défense des liturgies françaises, Mgr l'archevêque de Toulouse recevait, à la tribune de la chambre des députés, les félicitations de M. Dupin et de M. Isambert, et dans la presse, les éloges du Journal des Débats, du Siècle, du Courrier Français, de l'Emancipation, etc.

Je passe rapidement sur ces faits, dont la plupart sont rapportés au long dans les Institutions liturgiques ; mais on peut dire que c'en est fait de la logique, s'ils ne prouvent pas jusqu'à l'évidence que l'unité liturgique est aussi favorable au maintien de la liberté ecclésiastique, que les Liturgies particulières lui peuvent être funestes.

J'ose donc conclure, Monseigneur, que l'unité liturgique qui existe de fait dans les neuf dixièmes de l'Église catholique a sa racine dans la constitution même de cette Église ; d'autre part, nous avons vu qu'elle était une

 

(1) Nouvelles ecclésiastiques, page 175, 30 octobre.

 

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conséquence de l'unité de foi et de religion ; nous  pouvons donc passer au paragraphe suivant.

 

§ VIII. Que dans la discipline actuelle, le droit de Liturgie est réservé au Pontife romain, au moins pour l’Eglise latine.

 

Pour faire ressortir davantage les inconvénients produits par la publication des Institutions liturgiques, vous retracez, Monseigneur, la situation de l'Église de France avant l'apparition des deux premiers volumes de cet ouvrage, et, entre autres avantages de cette situation, vous placez celui-ci : « Chacun suivait en paix la Liturgie de son diocèse, laissant au premier Pasteur le soin de la régler sagement et saintement. Aucune difficulté pratique ne venait inquiéter les esprits sur cette matière: juge naturel des questions particulières de discipline dans son Église, l'Évêque prononçait, et la conscience des consultants était en repos (1).»

Il n'est pas possible, Monseigneur, de nier plus expressément que vous ne le faites dans ces paroles l'existence d'une Réserve apostolique sur la Liturgie. Si chaque Évêque possède à lui seul le droit de régler sagement et saintement la Liturgie, s'il est le juge naturel des questions qui peuvent intéresser la conscience en cette matière, il est clair, comme vous le dites, que la Liturgie, si importante qu'elle soit comme le principal instrument de la tradition, n'est pas encore entrée, pour la France du moins, dans la discipline générale, et que le Siège apostolique n'a rien à voir dans nos bréviaires et dans nos missels. Avons-nous du moins une Liturgie  gallicane,

 

(1) Examen, page 26.

 

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comme au temps de Pépin ? Pas davantage : chaque évêque isolé est le juge naturel dans cet ordre de questions. Nos provinces ecclésiastiques sont-elles astreintes à l'unité de liturgie avec la métropole, comme il fut établi au V° siècle? Non, chaque évêque a, dans son diocèse, tout ce qu'il faut d'autorité pour régler sagement et saintement le culte divin. En d'autres termes, cela veut dire une de ces trois choses : ou il n'a jamais existé de règlement obligatoire en faveur de l'unité liturgique ; ou ces règlements étant contraires au bon ordre, il a bien fallu les mettre de côté ; ou ces règlements sont périmés, et il n'y a que les ennemis de la paix et de la liberté épiscopale qui peuvent songer à les rappeler, même historiquement.

Malheureusement, il est de fait que les canons des conciles ont, de très bonne heure, enlevé à l'évêque particulier, le droit de Liturgie; il est de droit que l'unité en matière liturgique est fondée sur la nature même de l'Église, et conforme à l'esprit de ces croyances ; et il est encore de fait que le droit de Liturgie dans l’Église de France, comme dans toutes celles du Patriarchat d'Occident, est réservé au Souverain Pontife. Il est temps de le démontrer ; ce ne sera pas long.

Personne ne peut nier que la Liturgie romaine n'existe seule dans toutes les églises du rite latin, en quelque partie du monde qu'elles soient situées, si l'on excepte Milan avec quelques diocèses de cette métropole (1), et, en France, les soixante églises environ qui demeurent séparées de la Liturgie romaine, les unes depuis dix ans, les autres depuis un siècle entier et davantage.

 

(1) Les quelques chapelles qui suivent la Liturgie gothique, en Espagne, sont un fait trop minime pour compter dans la question. Je n'insiste pas davantage sur cette autre observation, que dans les diocèses du rite ambrosien, il y a un nombre considérable d'églises et de chapelles où l'on ne suit que la Liturgie romaine.

 

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La Réserve pontificale sur la Liturgie dans l'Occident est démontrée jusqu'à l'évidence : 1° si les églises qui pratiquent la Liturgie romaine sont tenues de la conserver; 2° si celles du rite ambrosien ne sont exemptes de la suivre que par la permission du Saint-Siège ; 3° si celles de France qui se sont séparées de la Liturgie romaine, sont obligées de la reprendre, ou de faire approuver par le Siège apostolique leurs bréviaires et missels ; or, ces trois points sont incontestables.

 

Les Eglises qui pratiquent la Liturgie romaine sont tenues de la conserver. On peut diviser ces églises en deux classes ; la première comprenant les églises qui n'étaient pas obligées de prendre le Bréviaire de saint Pie V, en 1568, attendu qu'elles avaient à cette époque, un bréviaire certain depuis deux cents ans; la seconde comprenant les églises qui ont adopté purement et simplement le Bréviaire romain publié par ce saint Pontife, selon les intentions du Concile de Trente.

Les églises de la première de ces deux classes, quoique non astreintes au Bréviaire de 1568, n'en sont pas moins réputées soumises à la Liturgie romaine; et en effet, à cette époque, hors la province de Milan, il n'y avait pas un seul diocèse en Occident qui ne fût sous les lois de la Liturgie romaine. Nous avons vu que des auteurs français, dès le XII° siècle, comptaient parmi les attributions du Pontife romain celle de disposer les offices et les messes, et d'ailleurs tous les manuscrits liturgiques conservés dans nos bibliothèques font foi de l'accord qui existait sous ce rapport entre toutes les églises latines en dehors du rite ambrosien. La résolution du Concile de Trente de remettre au Pontife romain, le soin de publier le Bréviaire et le Missel pour toute l'Église, le suppose avec non moins d'évidence.

Saint  Pie V, dans  sa Bulle,  établit formellement le même fait : « Nous abolissons tous les autres bréviaires,

 

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en interdisons l'usage dans toutes les églises du monde, en lesquelles, de coutume et d'obligation, l'Office divin se célèbre selon le rite de l'Église romaine ; exceptant cependant les églises qui, en vertu d'une première institution approuvée par le Siège apostolique ou de la coutume, antérieures, l'une et l'autre, à deux cents ans, sont dans l'usage évident d'un Bréviaire certain (1). »

Ainsi l'exception porte sur celles des églises qui, célébrant l'Office divin selon le rite de l'Église romaine, comme les autres, sont dans l'usage évident d'un bréviaire certain depuis deux cents ans. Ces églises, dont les bréviaires portaient en tête le titre diocésain, et qui avaient mélangé leurs usages particuliers à la Liturgie romaine qu'elles suivaient comme les autres, sont-elles autorisées par la Bulle à dépouiller la substance romaine de leur bréviaire pour se donner une Liturgie, moyennant laquelle elles ne célébreraient plus l'Office divin selon le rite de l'Église romaine? Il est évident que saint Pie V ne pouvait l'entendre ainsi. En voulez-vous la preuve, Monseigneur ? Grégoire XVI nous la donne dans son Bref à Mgr l'archevêque de Rheims, où il interprète la bulle de son saint prédécesseur : « Saint Pie V, dit-il, ne voulut excepter de l'obligation de recevoir le Bréviaire et le Missel corrigés et publiés à l'usage des églises du rite romain, selon l'intention du Concile de Trente, que ceux qui depuis deux cents ans au moins, avaient coutume d'user d'un bréviaire et d'un missel différents de ceux-ci : de façon toutefois,

 

(1) Abolemus quaecumque alia Breviaria.... omnemque illorum usum de omnibus orbis Ecclesiis.... in quibus alias officium divinum Romana: Ecclesia? ritu dici consuevit aut debet; illis tamen exceptis quae ab ipsa prima institutione a Sede Apostolica approbata, vel consuetudine, quae vel ipsa institutio ducentos annos antecedebat, aliis certis Breviariis usas fuisse constiterit.

 

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qu'il ne leur fut pas permis de changer et remanier à leur volonté ces livres particuliers, mais simplement de les conserver si bon leur semblait (1). »

Ces bréviaires approuvés dès lors par l'autorité apostolique devenaient donc immuables, et pour y faire des changements, au moins notables, il devenait nécessaire de recourir à l'autorité qui les avait sanctionnés. Ils tombaient donc sous la Réserve pontificale. Tout le monde sait que, pour la France du moins, ces Bréviaires ont péri jusqu'au dernier dans le naufrage liturgique qui a fait disparaître chez nous la liturgie romaine.

Les églises de la seconde classe, savoir celles qui ont adopté purement et simplement le bréviaire de saint Pie V, sont soumises plus strictement encore à la Réserve papale sur la Liturgie. Le Bréviaire et le Missel dont elles usent n'est point le leur, mais celui de Rome; elles n'ont donc aucun droit de faire à ces livres le moindre changement. D'autre part il ne leur est pas possible de l'abolir dans leur sein pour se créer une autre Liturgie. La Bulle de saint Pie V leur en ôte positivement la liberté : « Nous statuons, dit le saint Pontife, que ce Bréviaire, dans aucun temps ne pourra être changé en tout ou en partie, qu'on n'y pourra ajouter, ni en retrancher quoi que ce soit, et que tous ceux qui sont tenus par droit ou par coutume à réciter ou psalmodier les Heures canoniales, suivant l'usage et le rite de l’Église romaine (les lois canoniques ayant statué des peines

 

(1) Nobis quidem idipsum tecum una dolentibus nihil optabilius foret, Venerabilis Frater, quam ut servarentur ubique apud vos Constitutiones S. Pii V, immortalis memoriae decessoris nostri, qui et Breviario et Missali in usum Ecclesiarum Romani ritus, ad mentem Tridentini Concihi (Sess. XXV), emendatius editis, eos tantum ab obligatione eorum recipiendorum exceptos voluit, qui a bis centum saltem annis uti consuevissent Breviario aut Missali ab illis diverso ; ita videlicet, ut ipsi non quidem commutare iterum atque iterum arbitrio suo libros hujusmodi, sed quibus utebantur, si vellent, retinere possent.

 

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contre ceux qui ne disent pas chaque jour l'Office divin) sont expressément obligés désormais, à perpétuité, de réciter et psalmodier les Heures, tant du jour que de la nuit, conformément à la prescription et forme de ce Bréviaire romain, et qu'aucun de ceux auxquels ce devoir est formellement imposé, ne peut satisfaire que sous cette seule forme (1). »

La Bulle du saint Pontife sur le Missel déclare la même chose, quanta l'usage inviolable de ce livre dans les églises où il est établi.

II° Les églises du rite ambrosien ne sont exemptées de l'obligation de suivre la Liturgie romaine qu'en vertu d'une concession du Saint-Siège.

Le rite principal des églises d'Occident, après celui de Rome, est le rite de Milan. Jusqu'à l'an 1440, le Siège apostolique conserva l'espoir d'introduire, dans cette église, la Liturgie romaine; mais les diverses tentatives pour amener ce résultat ayant produit de trop vives agitations, les Pontifes romains se désistèrent de leur entreprise. Dès la fin du même siècle, en 1497, on trouve une bulle d'Alexandre VI qui confirme expressément l'usage de la Liturgie ambrosienne; de nombreuses approbations ont été octroyées depuis, et c'est par ce motif que saint Pie V, dans sa Bulle pour le Bréviaire, ne s'adresse qu'aux églises du rite romain, soit qu'elles aient un Bréviaire propre depuis deux cents ans, soit que celui dont

 

(1) Statuentes Breviarium ipsum nullo unquam tempore, vel in totum vel ex parte mutandum, vel ei aliquid addendum, vel omnino detrahendum esse, ac quoscumque qui horas canonicas, ex more et ritu Romana; Ecclesiae, jure vel consuetudine dicere, vel psallere debent, propositis pœnis per canonicas sanctiones constitutis in eos qui divinum officium quotidie non dixerint, ad dicendum et psallendum posthac in perpetuum horas ipsas diurnas et nocturnas ex hujus Romani Breviarii praescripto et ratione omnino teneri, neminemque ex iis quibus hoc dicendi psallendique munus necessario impositum est, nisi hac sola formula satisfacere posse.

 

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elles se servent ne remonte qu'à une  époque plus récente.

La Liturgie ambrosienne est en dehors de la Réserve pontificale; mais par concession expresse. J'ai donc été, je l'avoue, Monseigneur, fort étonné de l'interpellation que vous m'adressez au sujet du règlement de l'Archevêque de Milan qui défend de célébrer la messe sur le corps de saint Ambroise autrement que selon le rite ambrosien. Je transcris vos paroles : « Le règlement solennel qu'on vous montra, mon Révérend Père, n'était après tout qu'un règlement fait par quelque archevêque de Milan, un règlement nul de soi, puisque vous enseignez aux jeunes lévites français qu'aucune puissance dans l'Église ne peut s'opposer à l'usage du Missel et du Bréviaire romains, un règlement inspiré par l'esprit d'insubordination et de révolte, et qui renverse tous les principes fondamentaux du catholicisme (1). »

Mais, Monseigneur, à quelle page de mes écrits ai-je jamais enseigné que l'évêque d'une église autorisée par le Saint-Siège à conserver sa Liturgie particulière, n'ait pas le droit de faire les règlements nécessaires pour maintenir ce privilège dans toute son étendue ? Comment pourrait-il y avoir insubordination, révolte, renversement des principes du catholicisme, dans un acte inspiré par le désir de conserver des usages autorisés ? J'ai seulement observé que, à Rome, à la confession de saint Pierre, on était plus généreux pour la Liturgie ambrosienne, qu'on ne l'est à Milan pour la Liturgie romaine, sur la confession de saint Ambroise. La conséquence unique de ce fait, est que, à Rome, on se sent fort d'une liturgie universelle, tandis qu'à Milan on est susceptible pour sa Liturgie particulière ; mais le règlement en question n'a aucune valeur pour prouver que  l'évêque d'une église

 

(1) Examen, page 144.

 

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astreinte à la Liturgie rom aine, serait en droit d'exiger pour l'ordre qu'il donnerait de lui en substituer une autre, la même obéissance à laquelle l'archevêque de Milan a droit dans ses règlements pour maintenir sa Liturgie confirmée par le Saint-Siège.

III° Les Églises qui se sont séparées de la Liturgie romaine sont obligées d'y revenir, ou de faire approuver par le Siège apostolique leurs bréviaires et missels.

Cette conclusion résulte évidemment des principes que nous venons d'établir; car si ces églises sont dans le cas de l'exception prévue par saint Pie V, elles n'ont pas eu le droit de changer leurs livres liturgiques ; elles doivent donc revenir sur cette mesure. Si elles avaient adopté les livres de saint Pie V, elles sont dans l'obligation de les reprendre;  car  nous venons de voir que  la liberté de quitter ces livres leur est absolument enlevée. Reste donc la ressource  de demander au Saint-Siège l'approbation des nouvelles liturgies, laquelle étant accordée, placerait ces églises dans une situation analogue à celle que nous avons constatée à Milan.

En attendant, voici les règles du Saint-Siège sur la matière; et si rigoureuses qu'elles soient, il faut bien reconnaître qu'elles ne sont que l'application des principes établis dans la Bulle de saint Pie V, et dans le droit antérieur à ce Pontife.

Par la Constitution de Clément VIII Cum in Ecclesia, du 10 mai 1602, il est interdit aux évêques, sous la menace des plus formidables censures, de rien retrancher ou ajouter au Bréviaire romain.

Par le Décret de la sacrée Congrégation des Rites, publié sous l'autorité d'Urbain VIII, le 13 janvier 1631, il est défendu aux Ordinaires d'ajouter au Calendrier du Bréviaire romain, sans la permission du Saint-Siège, des fêtes qui n'y sont pas déjà insérées, et il est déclaré que ceux qui réciteraient  les Offices de  ces fêtes encourent

 

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les peines marquées dans la Constitution de saint Pie V.

Par le Décret de la sacrée Congrégation de l'Index, publié officiellement à Rome, en tête du Catalogue des livres défendus, sont prohibés en général, et sans avoir besoin de sentence spéciale, les Offices de la sainte Vierge et des Saints publiés ou à publier par les Ordinaires, sans l'approbation de la sacrée Congrégation des Rites.

Telles sont les règles sanctionnées et pratiquées par le Saint-Siège jusqu'aujourd'hui, et d'après lesquelles les nouvelles liturgies devraient être jugées, préalablement à leur approbation.

Un fait célèbre du XVII° siècle nous apprend quelle est en ces questions la manière de procéder du Saint-Siège. Percin de Montgaillard, Évêque de Saint-Pons, prélat zélé d'ailleurs pour la discipline, et remarquable par sa charité envers les pauvres, avait eu le malheur de prendre une fausse route dans les querelles du Jansénisme. On l'avait vu, en 1667, embrasser la cause des quatre évêques de Pamiers, d'Aleth, d'Angers et de Beauvais, dans l'affaire du Formulaire ; il avait été du nombre des prélats qui soutinrent le Rituel d'Aleth que le Saint-Siège avait proscrit. Enhardi par la publication des nouveaux Bréviaires de Vienne, de Paris et de Cluny, entreprises sur lesquelles le Saint-Siège avait cru devoir garder le silence, il se permit de faire divers changements dans les Offices et dans les fêtes de son église, et publia ces innovations sur le Directoire des Offices divins pour 1681. L'archidiacre et le chapitre de Saint-Pons protestèrent contre ce changement dans la Liturgie. Ce fut alors que Percin de Montgaillard publia son Traité du Droit et du pouvoir des évêques de régler les Offices divins dans leurs diocèses (1688, in-8°) ; et ce livre, qui ne contient pas d'autres principes que ceux qui sont allégués dans les

 

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mandements placés en tête des Bréviaires du XVIII° siècle, et dans les écrits récemment publiés en faveur de l'innovation liturgique, a paru si répréhensible à Benoît XIV, qu'il s'abstient par égard, dit-il, d'en nommer l'auteur (1).

L'ouvrage fut condamné à Rome par décret de l'Index, en date du 27 avril 1701, avec tous les Ordo ou Directoires de l'Église de Saint-Pons à partir de l'année 1681 (2).

Or, Monseigneur, le Saint-Siège aujourd'hui n'a point d'autres maximes sur le droit de la Liturgie, que celles qu'il professait en 1701 ; il ne reconnaît pas davantage à un évêque particulier le droit de régler les Offices divins dans son diocèse. La dernière édition de l'Index maintient la condamnation du livre de l'Évêque de Saint-Pons, et le Bref de Grégoire XVI à Mgr l'archevêque de Rheims, tout modéré qu'il est, nous met parfaitement en mesure d'apprécier les intentions présentes du Saint-Siège. Mgr l'archevêque de Rheims avait demandé au Souverain Pontife quelle était la valeur des liturgies actuellement en usage dans un grand nombre d'églises de France, et quel était le pouvoir des évêques en cette matière. Qu'a répondu Grégoire XVI ? A-t-il loué l'œuvre du XVIII° siècle ? l’a-t-il confirmée de son suffrage apostolique ?  l'a-t-il  excusée  avec  une  indulgente complaisance ?

 

(1)  Non multis ab hinc annis in Galliis editus est ab Episcopo cujus nomini parco, liber de Jure et potestate episcoporum ordinandi officia divina intra fines suae diœcesis, juxta omnium saeculorum traditionem a Christo Jesu ad nos usque transmissam. (De Canonizat. Sanctorum. lib. VI, part. II, cap. XIII, n°. 6.)

(2)  L'Évêque de Saint-Pons, irrité des mesures que le Saint-Siège avait prises à son égard, se lança de plus en plus dans l'opposition aux décrets apostoliques. Il attaqua vivement les mandements de Fénelon contre le silence respectueux, et vit encore ses écrits condamnés à Rome, le 18 janvier 1710. La grâce ouvrit enfin les yeux à ce prélat, et quinze jours avant sa mort, il écrivit une lettre de soumission à Clément XI.

 

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Il est clair, par les faits et les principes que nous avons établis, qu'il ne pouvait  rien  faire de tout cela. Grégoire XVI a parlé dans le même sens qu'eût répondu saint Pie V : il n'a ni loué, ni excusé, ni approuvé la situation liturgique de ces églises : il l'a seulement qualifiée de déplorable, de périlleuse et capable de scandaliser les fidèles; puis, venant à la question de droit, il a dit, après avoir rappelé les bulles de saint Pie V  :  « C'est une œuvre difficile et embarrassante de déraciner cette coutume implantée dans votre pays depuis un temps déjà long; c'est pourquoi, Vénérable Frère, redoutant les graves dissensions  qui  pourraient s'en suivre,  nous avons cru devoir, pour le présent, nous abstenir non seulement de presser la chose avec plus d'étendue, mais même de donner des réponses détaillées aux questions que vous nous aviez proposées (1). »

Cependant, Monseigneur, si, comme vous le prétendez, les évêques ont tout droit sur la Liturgie, comment se fait-il que le Saint-Siège, pour le bien de la paix, et afin d'éviter de graves dissensions, suspende sa réponse aux questions de Mgr l'archevêque de Rheims ? Ne montre-t-il pas évidemment, par là, que cette réponse, différée pour le  présent, devait  être peu  favorable  aux prétentions françaises sur la Liturgie ? Si Grégoire XVI n'eût eu qu'à répondre : « Tout est bien comme il est; l'unité liturgique n'est qu'une chimère, et n'a jamais été dans l'intention  du  Saint-Siège; les bulles de saint Pie V n'ont jamais concerné la France; » je  vous le  demande, Monseigneur, quelles dissensions eût-il pu craindre ? Les

 

(1) Ita igitur in votis esset,Venerabilis Frater; verum lu quoque probe intelligis quam difficile arduumque opus sit morem illum convellere, ubi longo apud vos temporis cursu inolevit : atque hinc nobis, graviora inde dissidia reformidantibus, abstinendum in praesens visum est nedum a re plenius urgenda, sed etiam a peculiaribus ad dubia quas proposueras responsionibus edendis.

 

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partisans des nouvelles liturgies triomphaient; ceux qui réclament contre les nouveaux bréviaires et missels s'inclinaient devant l'approbation apostolique de ces livres désormais légitimes; et tout était terminé.

Il n'en a pas été ainsi. Le Bref à Mgr l'archevêque de Rheims a prouvé une fois de plus ce qui n'aurait jamais dû être contesté, savoir, que la France est soumise à la Réserve apostolique pour la Liturgie. Je suis donc en droit de conclure que, cette Réserve existant, nos églises, comme toutes autres de l'Occident qui s'y seraient soustraites, sont tenues d'y rentrer, ou de faire approuver leurs livres. Nous avons vu que l'Église de Milan ne jouissait légitimement de sa Liturgie ambrosienne que parla concession du Saint-Siège; nous avons démontré que l'obligation de suivre la Liturgie romaine est de droit pour les églises latines; donc je puis formuler en conclusion la proposition que j'ai placée en tête du présent paragraphe, que dans la discipline actuelle, le droit de Liturgie est réservé au Pontife romain, au moins pour l'Église latine.

J'ai dit, Monseigneur, au moins pour L’Église latine, parce que le Saint-Siège, bien qu'il n'ait pas jugé à propos de se réserver la rédaction des Liturgies orientales, et qu'il les ait maintenues dans la forme qu'elles ont reçue de l'antiquité, n'a cependant pas voulu laisser sans contrôle ce principal instrument de la tradition de l’Église dans l'Orient. Parmi les congrégations de Cardinaux, préposées aux diverses branches du gouvernement ecclésiastique, il en est une qui s'appelle la Congrégation pour la correction des livres de l'Église Orientale. Cette Congrégation a revu tous ces livres pour l'usage des Grecs, des Syriens, des Arméniens, des Coptes, qui sont unis au Saint-Siège. Ces liturgies, approuvées par l'autorité apostolique, ont été imprimées par les presses de la Propagande, et c'est ainsi que des églises,

 

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qui ne sont point comprises dans les dispositions de la Bulle de saint Pie V, se sont trouvées participer à l'unité liturgique par l'unité du pouvoir qui confirme leurs livres, et qui les soustrait aux variations qu'auraient pu leur faire subir les Orientaux, au jugement desquels la variété et l'arbitraire dans le service divin sembleraient un perfectionnement.

Ainsi, Monseigneur, quand vous me reprochez d'avoir accepté  la  légitimité  des liturgies orientales, quelque notable que soit la différence qu'elles présentent avec les usages romains, tandis que, d'un autre côté, je considérais comme déplorables les divergences qui existent en France dans le culte divin (1), c'est en vain que vous avez prétendu trouver en  ceci partialité ou contradiction. L'unité liturgique qui suffit en Orient, n'est pas l'unité liturgique requise en Occident. Ce n'est pas moi qui ai fait les lois qui  régissent cette discipline d'unité ;  les Réserves apostoliques ne procèdent pas de mon autorité, et il n'est pas plus dans mon pouvoir que dans le vôtre de les abroger. Confirmées par le Saint-Siège, immuables dans les églises qui les emploient, supérieures à l'autorité des  évêques particuliers, les liturgies orientales ne sont  qu'une protestation  de plus contre l'anarchie du culte divin en France, et quand on réussirait, selon le désir de Mgr  l'archevêque  de Toulouse, à établir chez nous l'unité  métropolitaine de la Liturgie,  nos églises n'en seraient pas moins, pour ce qui est de l'accord dans le service divin, et des  conséquences si graves qui en résultent, dans une situation très inférieure à celles de l'Orient, dont  les livres ont traversé  les  siècles,  sont garantis  orthodoxes  par  l'autorité  du Saint-Siège, et nous  apparaissent comme l'expression successive de la foi et de la doctrine d'un nombre  immense d'évêques et

 

(1) Examen, pag. 10 et suiv.

 

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d'églises. Ces livres, ainsi que l'a démontré le savant P. Zaccaria, peuvent donc être invoqués comme une autorité sérieuse en faveur de l'orthodoxie dans les controverses théologiques; ces liturgies ont une valeur dogmatique réelle ; car il existe en elles un principe d'unité et d'antiquité.

L'existence d'une Réserve apostolique sur la Liturgie étant constatée, je passe maintenant, Monseigneur, à la question d'application.

 

§ IX. Conséquences pratiques de ce qui précède.

 

La première de ces conséquences, évidente par elle-même, est que la simple volonté d'un évêque particulier ne suffit pas pour rendre légitime, et par conséquent obligatoire, l'usage d'un bréviaire ou d'un missel nouveaux, dans un diocèse où la Liturgie romaine serait en usage. Vous m'avez reproché, Monseigneur, d'avoir enseigné cette proposition dans la Lettre à Mgr l’archevêque de Rheims; mais, comme vous n'avez encore produit aucun argument en faveur de la négative, je continue de m'en tenir à cette conclusion, qui doit être d'une grande évidence, puisqu'elle réunit en sa faveur l'autorité de la Sacrée Congrégation du Concile, qui a décidé en ce sens à plusieurs reprises, et le sentiment fort remarquable et nullement suspect de Van-Espen lui-même (1).

La seconde conséquence de ce qui précède est que désormais la publication d'un nouveau bréviaire ou d'un nouveau  missel en France  est devenue moralement

 

(1) Van Espen.  Jus  Ecclesiasticum universum. Pars  I.  Titul, XXII, n° 20. — Ibidem. Titul. XXV n° 24. De horis canonicis. Pars I. cap. IV, § 2.

 

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impossible. Le Bref de Grégoire XVI à Mgr l'archevêque de Rheims est connu ; il est l'objet du respect non seulement des défenseurs de la Liturgie romaine, mais encore des partisans des nouvelles liturgies. Or, il ne suffit pas pour apprécier la portée de ce Bref, de dire avec vous, Monseigneur, que Grégoire XVI vient de réveiller, avec une admirable réserve, le souvenir de la Bulle de saint Pie V (1) ; sans doute le Pontife a procédé dans cette décision avec une charité apostolique ; mais il n'a nullement eu l'intention de se borner à réveiller le souvenir d'une Constitution qui fait partie de la discipline générale de l'Église. Il consent simplement, pour le présent, à ne pas en presser l'exécution ; il s'abstient de décider les cas de conscience qui lui ont été soumis par l'illustre Prélat, parce qu'il redoute, dit-il, les graves dissensions qui pourraient s'en suivre. Il est donc bien clair que la décision que Rome tient en suspens ne serait pas favorable à l'innovation liturgique. Comment supposer après cela que nous pourrions être condamnés à revoir encore imprimer ou réimprimer des liturgies particulières, sans l'avis du Siège apostolique ?

J'avoue, Monseigneur, que j'ai été surpris que, dans votre Examen, où vous paraissez prendre acte du Bref de Grégoire XVI, vous m'ayez mis au rang de ces écrivains téméraires qui s'asseyent sur la chaire de Pierre, pour annoncer ce que le Pape veut ou ne veut pas (2). La volonté de Grégoire XVI est suffisamment connue par son Bref, et des actes récents montrent avec assez d'évidence que Pie IX n'a point sur cette matière d'autres sentiments que ceux professés par Grégoire XVI, et fondés sur l'accord des décisions de trois des Congrégations romaines, le Concile, les Rites et l'Index. Vous dites quelque part,

 

(1)  Examen, page 310.

(2)  Ibid., page485.

 

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Monseigneur : Mais, de bonne foi, l'Église se gouverne-t-elle par des on-dit, et par des chuchotements? Vivons-nous de conversations ou de lois (1) Je suis tout à fait de votre avis, Monseigneur, et d'autant plus qu'on a trop souvent voulu se débarrasser des bulles de saint Pie V, en alléguant des on-dit et des conversations, pour éluder la portée des constitutions romaines en faveur de l'unité liturgique. Aujourd'hui, grâces à Dieu, cela n'est plus possible ; on ne peut pas ranger le Bref de Grégoire XVI parmi les chuchotements; sa publication a fait trop de bruit, et ses heureux résultats sont aujourd'hui trop éclatants.

Déjà plusieurs de nos Prélats se sont empressés de suivre l'exemple de Mgr l'évêque de Langres, que Grégoire XVI leur proposait pour modèle ; et il n'est pas permis de supposer que vous-même, Monseigneur, ne vous fassiez gloire de les imiter, aussitôt que se présentera cette occasion favorable que Mgr l'évêque de Langres est loué d'avoir saisie, lorsqu'elle s'est offerte à lui. Voici des paroles que vous connaissez et qui doivent en donner l'assurance à tous vos lecteurs. Parlant de l'adoption de la Liturgie romaine par les Évêques de France au VIII° siècle, vous vous exprimez ainsi : « Si la puissance pontificale agissant par elle-même, et par des actes directement émanés de son autorité suprême, eût demandé au clergé de France le sacrifice de son antique Liturgie ; sans doute, en témoignage de leur respect et de leur amour pour le Saint-Siège, les évêques du royaume, d'abord contristés, auraient unanimement obéi au désir du successeur de saint Pierre (2). »

 

(1)  Examen, page 483.

(2) Ibid, page  163.

 

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Or, Monseigneur, dans le Bref de Grégoire XVI, la puissance pontificale a agi par elle-même; cet acte est directement émané de son autorité suprême; il est empreint delà plus paternelle modération, puisque Rome s'abstient, pour le présent, de presser l'exécution d'une loi qu'elle reconnaît sacrée ; les évêques du royaume n'ont point à défendre une liturgie antique, mais seulement des livres dont l'origine est récente et malheureuse ; leur respect et leur amour pour le Saint-Siège ne sont point au-dessous de ceux que professaient les évêques du VIII° siècle; on peut donc avoir la certitude que tôt ou tard ils obéiront au désir manifesté du successeur de saint Pierre. Comment ne serais-je pas l'interprète de votre pensée, lorsque je me permets de vous associer des premiers aux sentiments du clergé français qui, comme vous l'avouez volontiers, verrait avec bonheur un mouvement favorable au retour de l'unité (1) ?

La troisième conséquence de ce qui précède est que le clergé du second ordre, s'il désire, comme vous en convenez vous-même, Monseigneur, le retour à l'unité liturgique, doit attendre avec confiance ce grand résultat, de la sagesse des évêques, et de leur dévouement au Siège apostolique.

Que l'unité liturgique tant recherchée par l'Église devienne donc de plus en plus l'objet de nos vœux ; préparons son avènement par nos prières d'abord, puis par les demandes respectueuses adressées à ceux auxquels le Siège apostolique a daigné laisser le soin de réaliser ses intentions, et de cicatriser les plaies anciennes. L'étude de la Liturgie reprise avec ardeur, en même temps qu'elle rétablira les saines traditions sur le culte divin, animera de plus en plus les désirs pour la réalisation du plan sublime que seconda  Charlemagne, que saint Grégoire VII

 

(1) Examen, page 271.

 

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poursuivit vigoureusement, que le Concile de — Trente confirma avec une divine sagesse, et que le Siège apostolique ne saurait jamais abandonner.

Tels sont, Monseigneur, les sentiments  qui,  à mon a avis, doivent animer aujourd'hui le clergé dans la question de l'unité liturgique, et ils ne  sont pas nouveaux chez moi. Dès 1841, avant l'ouverture de la polémique qui s'est élevée à propos des Institutions liturgiques, je m'exprimais ainsi dans la préface du deuxième volume de cet ouvrage ? « Nous éprouvons le besoin de protester contre un abus dans lequel, malgré nous, la lecture de notre livre pourrait peut-être  entraîner quelques personnes. Il ne serait pas impossible que certains ecclésiastiques, apprenant par nos récits l'origine peu honorable de tel ou tel livre liturgique en usage dans leur diocèse depuis un siècle, crussent faire  une œuvre agréable à Dieu en renonçant  avec éclat à l'usage de ces livres. Notre but  n'est certainement pas d'encourager de pareils actes qui n'auraient guère d'autre résultat final que de scandaliser le peuple fidèle, et d'énerver le lien sacré de la subordination cléricale. Pour produire un bien médiocre, on s'exposerait à opérer un mal  considérable. Nous  désavouons donc à  l'avance toutes les démonstrations imprudentes et téméraires, propres seulement à compromettre une cause qui n'est pas mûre encore. Sans doute notre intention est d'aider à l'instruction de cette cause, et nous la voudrions voir jugée déjà et gagnée par  la tradition contre la nouveauté ; mais une si grande révolutionne s'accomplira qu'à l'aide du temps, et la main de nos évêques devra intervenir, afin que toutes choses soient comme elles doivent être dans cette Eglise de Dieu qu'il leur appartient de régir (1). »

 

(1) Institutions Liturgiques. Tome II. Préf. Page XIII.

 

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Trois ans après, le Bref de Grégoire XVI fut publié, et il fut visible à tout le monde que le Siège apostolique estimait déplorable, périlleuse, offensive pour la piété des fidèles, et contraire à la discipline générale, l'innovation liturgique qui a détruit l'unité du service divin dans l'Église de France ; mais qu'il daignait en même temps, pour le présent, laisser au zèle et à la prudence des évêques le soin d'appliquer le remède.

Vous vous êtes plaint, Monseigneur, du mauvais effet que pourrait produire sur l'esprit du clergé, réduit à réciter encore longtemps peut-être certains bréviaires rédigés par des auteurs hétérodoxes, le récit des circonstances qui ont amené le triomphe des modernes systèmes liturgiques. Les quelques expressions du Bref si modéré de Grégoire XVI en disent plus pour compromettre à jamais nos prétendus chefs-d'œuvre aux yeux du clergé, que cent volumes que j'aurais pu écrire, et les intentions manifestées dans ce Bref au sujet du retour à l'unité, avanceront plus la question à cet égard que n'a pu le faire ma Lettre à Mgr l’archevêque de Rheims.

Rome, dans cette affaire, a donc été fidèle à sa politique toute de charité. Dans le passé, elle s'abstint de toute marque d'approbation pour les nouvelles liturgies ; elle les vit naître avec regret, comme on peut s'en convaincre d'après les passages de Benoît XIV que j'ai cités dans mon livre. Le jour où la question se formula en principes dans le livre de l’Evêque de Saint-Pons, elle censura la doctrine qui enseigne que le droit de liturgie appartient aux évêques particuliers ; dans la Bulle Auctorem fidei, elle vengea les Réserves apostoliques violées par le synode de Pistoie, qui, entre autres réformes, annonçait un nouveau bréviaire ; mais craignant les troubles qui pouvaient s'élever, dans un siècle où les dissensions religieuses déchiraient l'Église de France, elle n'alla pas plus loin dans ses manifestations. Aujourd'hui le

 

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Siège apostolique supplié, par un de nos plus illustres Métropolitains, de s'expliquer sur la pratique à suivre dans cette grave question, a répondu de manière à ne laisser aucun doute. Sa décision est pleine de condescendance ; mais on y sent la vigueur apostolique. Le principe de l'unité liturgique s'y trouve confirmé encore une fois ; et il devient évident pour ceux qui en avaient douté jusqu'alors, que les liturgies françaises, loin d'être un fait et un droit reconnus, sont simplement l'objet d'une tolérance provisoire. C'est donc une nouvelle application de ce haut principe d'indulgence qui est un des éléments du gouvernement ecclésiastique, une nouvelle preuve que Rome ne veut point dominer avec empire sur l'héritage du Seigneur (1) ; mais qu'elle a confiance dans le zèle des évêques, et dans les résultats que le temps et les circonstances sauront mûrir et consommer.

Nous examinerons maintenant, Monseigneur, les difficultés que vous avez opposées au rétablissement de l'unité liturgique en France.

 

§ X. Objections de  Mgr l’évêque d'Orléans contre l’unité liturgique considérée en principe.

 

Les conclusions établies ci-dessus, relativement à l'unité liturgique, sont combattues par vous, Monseigneur et quant aux principes sur lesquels elles reposent, et quant à la valeur des documents qui constatent l'existence d'une Réserve apostolique sur la Liturgie. Je répondrai d'abord à vos difficultés sur la question de droit.

 

(1) I Pet. v, 3.

 

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Et d'abord, selon vous, Monseigneur, l'unité liturgique est impossible, quant au temps , en voici la raison : « Que chaque peuple, selon sa latitude, suive exactement des règles uniformes pour la célébration de l'office, les uns commenceront la Messe quand l'heure de compiles sonnera pour les autres, et à quelques degrés de l'écliptique ils ne se rencontreront plus (1). »

Mais, Monseigneur, qui jamais a prétendu que l'unité liturgique  devait s'entendre matériellement quant  au temps ? Les Souverains Pontifes qui ont prescrit l'usage des mêmes livres pour le service divin n'ont jamais émis cette prétention étrange ; c'est au monde tel que Dieu l'a créé qu'ils adressaient leurs lois, et il ne leur vint jamais en pensée de changer le cours des astres pour procurer la récitation simultanée  du Bréviaire romain. Dieu daigne se glorifier des hommages non interrompus que la race humaine lui présente à toute heure, et que la marche du soleil amène successivement tous les peuples à lui offrir; il n'y a point d'intervalles, il n'y a point de silence de la prière sur ce globe  qu'il a formé ; la  prière du jour et celle de la nuit s'en élèvent au même moment vers celui qui a fait les heures ; l'unité de cette harmonie qui suffit à Dieu devait suffire aux Pontifes romains, et ils n'en ont point exigé d'autre.

Il est vrai, Monseigneur, que cet argument de l'impossibilité de l'unité physique dans la Liturgie vous en suggère un autre, destiné à démontrer l'impossibilité de son unité morale ; vous le formulez ainsi ? « Il y a autant d'obstacles dans la différence des mœurs, l'opposition du caractère, l'entêtement des préjugés  nationaux, que dans la course de la terre autour du soleil, à ce que les mêmes usages, les mêmes rites, les  mêmes

 

(1) Examen, page 19.

 

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cérémonies soient  uniformément pratiqués  en tous lieux (1). »

Ici, Monseigneur, les faits sont redoutables contre votre thèse. Je suis loin de nier les obstacles provenant de la différence des mœurs, de l'opposition du caractère, de l’ entêtement des préjugés nationaux ; mais je crois qu'il en faut déduire une conclusion toute différente de la vôtre. S'il est un fait glorieux pour le christianisme, c'est précisément d'avoir établi d'une manière uniforme ses institutions, malgré tous les accidents et prétentions des races diverses ; c'est d'avoir triomphé des nationalités non seulement quant à la foi commune qu'il leur impose, mais encore quant aux règles de discipline auxquelles il les soumet, afin que l'unité du Corps de Jésus-Christ, dans lequel il n'y a ni grec ni romain, ni scythe ni barbare, soit manifestée à tous les yeux. Sans doute, : Monseigneur, l'Église admet ou tolère quelques liturgies particulières ; mais en dépit de ces exceptions, vous ne pouvez nier que l'italien de Rome, le français de Langres, l'allemand de Munich, l'anglais catholique de Londres, le polonais de Varsovie, le russe latin de Saint-Pétersbourg, l'américain de Baltimore ou de Rio-Janeiro, l'indien de Pondichéri, le chinois de Pékin, l'australien de Sidney, ne se réunissent chaque jour, à quelque degré de l'écliptique qu'ils soient placés, dans les mêmes prières romaines et sous les mêmes formes liturgiques, malgré la différence des mœurs, l'opposition du caractère et l'entêtement des préjugés nationaux. Pour moi, Monseigneur, ce spectacle me paraît sublime, et je ne m'avise pas de disputer sur le possible, quand le fait est si évidemment accompli. J'y admire bien plutôt la puissance de l'unité déposée dans l'Église par son divin fondateur ; et j'avoue que les sept cent soixante-quinze évêques

 

(1) Examen, ibid.

 

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catholiques qui gardent la Liturgie romaine, me semblent une plus magnifique démonstration de la supériorité de l'Église sur tous les obstacles qui s'opposaient au règne du christianisme, que les cent vingt-cinq autres qui, par autorisation expresse ou par tolérance, pratiquent des liturgies particulières. Tous ont la même foi ; tous exercent un pouvoir sacré et légitime sur leurs troupeaux ; mais il faut bien convenir que l'Église apparaît plus grande et plus forte dans les premiers que dans les seconds.

Après avoir fait ressortir l'obstacle à l'unité liturgique tiré du génie opposé des divers peuples, vous en appelez, Monseigneur, à cet esprit de liberté qui se fait sentir jusque dans les Saints (1).

J'avoue que j'ai de la peine à goûter ce nouveau caractère de sainteté qui consisterait à faire d'une manière, quand l'Église nous enjoint de faire d'une autre. Saint Cyprien paraît avoir été séduit un moment par ce dangereux esprit de liberté; mais saint Augustin nous apprend qu'il lui a fallu le martyre pour laver sa désobéissance. Firmilien de Césarée, qui prit fait et cause pour saint Cyprien dans son opposition au Pape saint Etienne, n'a point reçu de l'Église la qualité de Saint que vous lui donnez, Monseigneur (2) ; Tillemont et Fleury la lui attribuent, il est vrai, mais l'Église romaine ne lui a jamais ouvert son Martyrologe. Encore est-ce une question entre les critiques, de savoir si sa fameuse lettre est authentique. Le fait est que, depuis le Concile de Trente, parmi les cinquante ou soixante personnages qui ont reçu les honneurs de la canonisation ou même de la béatification, vous n'en citeriez pas un seul qui se soit opposé au décret du Concile de Trente et aux Constitutions

 

(1) Examen, page 20.

(2) Examen, page 111.

 

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de saint Pie V sur l'unité liturgique. Entre tous ces serviteurs de Dieu, saint Charles Borromée est le seul qui ait suivi une autre liturgie que celle de Rome; et vous savez, Monseigneur, que son Église ambrosienne était exempte de l'obligation d'appliquer le décret et les bulles. Bien plus, nous voyons par les Conciles de ce grand archevêque l'extrême attention qu'il eut de maintenir la Liturgie romaine dans toutes les églises de son diocèse et de sa province qui n'étaient pas du rite ambrosien; tant il était loin d'entendre l'esprit de liberté qui anime les Saints, de la même manière que Harlay de Paris, Caylus d'Auxerre, Colbert de Montpellier, Ricci de Pistoie ou Grégoire de Loir-et-Cher, qui ont eu peu de goût pour l'unité liturgique.

Vous passez ensuite, Monseigneur, à la loi mosaïque, pour y trouver un nouvel argument en faveur de la variété liturgique, et voici vos paroles : « Rien de plus auguste et de plus vénérable, assurément, que les rites et les cérémonies de l'ancienne loi : Dieu lui-même les avait réglés avec le plus grand détail, et c'est sous la dictée d'un tel maître que Moïse les avait écrits. Alors il n'y avait qu'un temple, une seule famille sacerdotale, et par conséquent une seule tradition pour le culte de Dieu. Est-il bien prouvé cependant que les rites mosaïques n'aient pas souffert d'assez notables altérations d'un siècle à l'autre, et que des usages nouveaux n'aient quelquefois été mis à la place des anciens (1)? »

Cette excursion dans le champ des usages mosaïques n'est pas heureuse, et je doute fort, Monseigneur, que les liturgies du siècle dernier, qui ont détruit l'unité, y trouvent l'ombre même d'une justification. Il est vrai, en effet, que la loi mosaïque, au temps de Notre-Seigneur,

 

(1) Examen, page 20.

 

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avait subi de légères altérations,  que des traditions rabbiniques avaient remplacé, sur quelques points, les usages fixés par Dieu lui-même; mais vous ne pouvez pas avoir  oublié, Monseigneur, la véhémence avec laquelle Jésus-Christ même reprend ces nouveautés coupables. En second lieu, les modifications introduites dans la loi rituelle chez les Juifs, consistaient bien plus en additions qu'en suppressions, et l'on peut dire en toute vérité que la loi mosaïque est restée debout tout entière dans ses cérémonies jusqu'à la ruine du Temple. Troisièmement enfin, les changements liturgiques dans la Synagogue n'avaient lieu que par l'autorité du souverain pontife, qui présidait seul au culte divin; et s'il est un fait incontestable, c'est en général l'attachement des Juifs à leurs traditions, et leur éloignement pour toute nouveauté. Les  liturgies françaises n'avaient donc rien à gagner à ce parallèle avec la Liturgie juive, même à l'époque où l'on peut convenir que celle-ci était devenue moins pure.

Mais l'autorité telle quelle de la Synagogue ne suffisant pas à démontrer le bien de la variété liturgique, vous avez recours, Monseigneur, à l'exemple si imposant de la primitive Église.  De ce que l'unité liturgique n'existait pas dans les quatre premiers siècles, vous concluez que nous pouvons bien nous en passer aujourd'hui. Je cite : « L'Église a donc ignoré pendant quatre cents ans au moins que l'unité, l'immutabilité, et l'inviolabilité de la Liturgie importaient au maintien du dépôt de la foi, « au maintien de la hiérarchie, au maintien de la religion chez les peuples? Elle l'a certainement ignoré; car si elle l'avait su, elle n'aurait pas attendu le V° ou le VI° siècle pour tenter d'établir cette unité. Jamais l'Église  n'a déployé plus de  sagesse, de prévoyance et de force, que  pendant les siècles les plus près de son  berceau; jamais sa discipline n'a  été  plus

 

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attentive à régler tout ce qui importait au maintien du dépôt de la foi ; pontifes, prêtres, fidèles, tous étaient unis par les liens les plus intimes et les plus forts. L'Abbé de Solesmes aime-t-il mieux que l'Église des quatre ou cinq premiers siècles ait connu, comme lui, toute l'importance dogmatique de l'unité, de l'immutabilité, de l'inviolabilité de la Liturgie ? Qu'il explique alors la grande diversité qu'elle laissa s'établir dans les formules et les usages liturgiques pendant si longtemps (1). »

Rien n'est plus facile, Monseigneur, que d'expliquer la diversité des formules et des usages liturgiques durant les quatre premiers siècles; mais il ne serait pas exact dédire que l'Église la laissa directement s'établir. Le grand intérêt était de fonderies chrétientés; et pourvu qu'elles possédassent les rites essentiels, leurs fondateurs, appelés ailleurs par les soins de l'apostolat, n'avaient pas le loisir de donner la dernière perfection aux formes extérieures. C'est ainsi que saint Paul, écrivant aux Corinthiens sur la célébration du Saint Sacrifice, remet à son retour auprès d'eux le complément des usages liturgiques dont il veut environner cette œuvre sacrée (2). Le clergé de Corinthe n'en célébra pas moins les saints Mystères, en attendant.

Non, Monseigneur, l'Église n'ignorait pas l'importance de l'unité liturgique pour le maintien du dépôt de la foi dans ces siècles de conquête ; mais il y avait un intérêt plus grand encore à ses yeux, c'était celui d'étendre le christianisme aux peuples qui ne le connaissaient point encore, et de le conserver chez ceux qui l'avaient déjà reçu. Si elle souffre aujourd'hui la variété des rites dans diverses contrées pour le bien de la paix, le même motif

 

(1)  Examen, page 93.

(2)  I Cor. XI, 34.

 

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la conduisait alors. Vous savez mieux que moi les mouvements  que se donna le Siège  apostolique, dès le deuxième siècle, pour procurer l'unité dans la célébration de la Pâque; cependant il crut dans sa sagesse pouvoir attendre  encore pour la  réalisation  complète de  cette importante mesure. Dans l'affaire du baptême des hérétiques, le Pape saint Etienne s'arrêta après avoir lancé les plus  sévères  comminations, afin  de  ne  pas  ébranler l'Église d'Afrique.  Croyez-vous,  Monseigneur,  que l'Église ignorait l'importance de l'unité sur ces divers points? C'est précisément parce qu'elle était douée de sagesse et de prévoyance qu'elle n'usait de la force que dans la proportion utile au salut des chrétientés. Mais elle n'avait point laissé s'établir la diversité dans la célébration de la Pâque et dans un si grand nombre d'autres rites;  de  tels usages  remontaient à la fondation  des Églises; voilà pourquoi elle les ménageait, comme elle ménage aujourd'hui les rites orientaux.  Quand les choses furent venues à maturité, et que les Églises eurent acquis assez de vigueur pour subir les conséquences de l'unité, le  Concile  de Nicée  abolit  solennellement la divergence dans la célébration de la Pâque, comme douze siècles plus tard, le Concile de Trente chargea le Pontife romain de publier un Bréviaire et un Missel universels.

Que si des usages nouveaux et contraires à la tradition venaient à s'établir, comme celui de rebaptiser les hérétiques, qui ne remontait qu'à l’évêque de Carthage, Agrippin; le Siège apostolique savait dès lors protester par sa grande maxime : Nihil innovetur, nisi quod traditum est; et après avoir employé tour à tour la vigueur et la prudence, il disposait enfin le retour des églises à l'unité formelle.

C'est une erreur dangereuse et souvent réfutée, de soutenir que la discipline des quatre premiers siècles a dû être tellement complète qu'il était impossible d'y toucher

 

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désormais sans la corrompre. Ce système est celui de Fleury, dans ses Discours sur l'Histoire ecclésiastique, que le Saint-Siège a inscrits sur le catalogue de l'Index; mais il a contre lui les notions fondamentales de toute société et l'évidence des faits de l'histoire. En effet, qui pourrait jamais soutenir, à moins d'y trouver son intérêt, qu'une société, dans ses commencements, peut mener de front les travaux de sa fondation et les mesures de son organisation la plus parfaite? D'autre part, ne faut-il pas fermer les yeux pour ne pas voir que l'ère du perfectionnement des lois canoniques ne fait que commencer à la paix de l'Église ? Laissons donc Fleury s'écrier, à l'ouverture du septième siècle; « Les beaux jours de l’Église sont passés; » et s'il nous arrive de croire que la discipline établie par le Concile de Trente, dans ses canons de Reformatione, vaut bien celle qui régissait l'Église dans ses beaux jours, nous n'en serons que plus catholiques. Dans tous les temps il y a eu des abus, dans tous les temps l'Église en a rencontré là même où elle devait moins en attendre. C'est pour cette raison que certaines mesures ont été de longs siècles à se développer; mais si l'on suit l'histoire du droit ecclésiastique dans les monuments, la marche de la législation ecclésiastique n'en est pas moins certaine. Or, un des principaux faits de cette histoire est la tendance continuelle vers l'unité de discipline. Cette unité s'est réalisée par le cours des siècles sur un grand nombre de points ; la Liturgie est du nombre; n'en déplaise aux admirateurs de l'époque de préparation, je tiens pour mon compte que la période de l'unité des formes est plus parfaite encore.

Vous dites, Monseigneur : « L'ancienne Rome avait-elle moins de zèle pour l'orthodoxie que la nouvelle (1) ? » — Non, Monseigneur; mais la nouvelle a

 

(1) Examen, page 152.

 

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autant d'autorité que l'ancienne, et cela doit nous suffire. D'ailleurs l’ancienne et la nouvelle Rome n'en font qu'une seule dirigée par l'Esprit de Dieu. Si nous eussions vécu dans les siècles où l'unité liturgique n'existait pas, ou n'était pas réclamée, je n'eusse jamais songé à écrire en faveur de cette unité, et par conséquent l'occasion vous eût manqué, heureusement peut-être, d'écrire votre Examen. Mais aujourd'hui que l'unité liturgique est à la fois un fait et un principe, j'ai pu très légitimement faire valoir les arguments en sa faveur; et pour avoir voulu les combattre, vous avez été réduit à reculer plus d'une fois sur un terrain périlleux.

Vous répétez souvent, Monseigneur, dans votre Examen, que l'unité de foi est toujours possible sans l'unité de Liturgie ; vous argumentez durant de longues pages sur la supposition que j'aurais enseigné que cette dernière unité est indispensable à la première. Une telle manière de procéder ne peut faire illusion qu'aux personnes qui n'auraient pas même feuilleté les Institutions liturgiques et la Lettre à Mgr l'archevêque de Rheims. Tous mes lecteurs de bonne foi savent que si j'ai relevé la Liturgie romaine au-dessus de toutes les autres, comme il est juste, j'ai exprimé cent fois ma vénération pour les liturgies anciennes et approuvées. J'ai dit seulement, et je le maintiens, que l'unité liturgique importe à la conservation du dépôt de la foi, mais je n'ai dit nulle part qu'elle y fut nécessaire. Mgr l'archevêque de Toulouse reconnaît lui-même que l'autorité d'un évêque particulier est insuffisante pour assurer l'orthodoxie d'une liturgie, et propose dans ce but le système de l'unité métropolitaine ; il importe donc, selon ce Prélat, que la Liturgie ne soit pas laissée aux mains des Ordinaires. Pourquoi ? sans doute, parce qu'il ne les croit pas infaillibles dans l'enseignement. Mais comme une province ecclésiastique, si nombreuse qu'elle soit, n'est

 

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pas plus infaillible, puisque nous avons vu, dans l'histoire, des Patriarchats entiers s'abîmer dans l'hérésie, j'ai cru pouvoir dire : Si on veut assurer l'orthodoxie des formules et des usages liturgiques, il importe (remarquez bien ce terme modeste, Monseigneur), que l'unité règne dans le service divin.

Un autre argument employé plusieurs fois dans l'Examen, contre le principe de l'unité liturgique repose sur cette maxime, que l'unité de prière subsiste toujours quand même les formules employées sont différentes (1). Cela est parfaitement vrai dans un sens. Lorsque vous célébrez dans votre cathédrale, Monseigneur, un jour de solennité, et que les fidèles qui vous entourent comme leur Pasteur, adressent à Dieu leurs prières, en union avec celles que vous lui offrez, peu importe que les uns lisent dévotement le Paroissien d'Orléans, que les autres récitent leur chapelet, que d'autres s'élèvent à Dieu silencieusement par la méditation. Je confesse bien volontiers qu'il y a unité de prières autour de vous, parce qu'il y a union de vœux et de sentiments; mais autre est l'unité exigée pour la prière du clergé, autre est celle qui est demandée des simples fidèles. L'une est officielle et publique, l'autre ne Test pas ; et cela est si vrai que vous ne permettriez pas à vos curés, Monseigneur, de se servir d'un missel et d'un bréviaire différents de ceux dont vous usez vous-même. En vain vous diraient-ils que la prière est tine, indépendamment des formules, vous exigeriez l'unité matérielle, parce que vous estimez l'unité liturgique, au moins dans votre diocèse, une nécessité pour l'ordre, pour la subordination, pour le maintien de la foi. Or, Monseigneur, saint Pie V n'avait pas un principe différent du vôtre lorsqu'il traitait de coutume détestable celle en vertu de laquelle chaque évêque s'était fait un bréviaire

 

(1) Examen, pag. 297, 304.

 

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particulier, déchirant ainsi, au moyen de ces nouveaux offices dissemblables entre eux, et propres pour ainsi dire à chaque évêché, la communion qui consiste à offrir au même Dieu des prières et des louanges en taie seule et même forme. Il faut donc distinguer deux sortes d'unités dans la prière, et tous mes lecteurs savent que dans les Institutions liturgiques comme dans la Bulle de saint Pie V, il n'est question que de l'unité publique et officielle, en un mot de l'unité liturgique.

Ainsi, Monseigneur, lorsque vous nous dites; « Chaque mystère de la Religion est explicitement  et convenablement exprimé dans les prières ecclésiastiques de tous les diocèses en communion avec l’Église romaine ; la totalité des dogmes  chrétiens se retrouve partout ; Tordre général du culte divin y est également observé. Il y a donc unité d'esprit, unité de sentiments, unité d'affections dans la prière ecclésiastique ; unité de foi, d'espérance et de charité (1) ; » il est facile de voir que la divergence des liturgies en France n'est point à vos yeux un fait affligeant ; mais il me semble que vous décidez un peu vite de l'orthodoxie absolue de tant de diverses formules. Si ces liturgies étaient approuvées par une autorité irréfragable,  je conçois votre  sécurité; mais Mgr l'archevêque de  Toulouse lui-même affirme que l'orthodoxie de  nos bréviaires et missels ne serait assurée que dans les cas où ils deviendraient identiques, dans une même métropole ; et il faut bien convenir que jusqu'ici les liturgies françaises dépassent amplement le nombre de nos archevêchés. Le Brun des Marettes, par exemple, n'a pas  eu le crédit  de faire accepter son bréviaire au-delà des limites du diocèse d'Orléans.

Quant à l'unité d'esprit, l'unité de sentiments, l'unité d'affections, l'unité de foi, l'unité d'espérance et l'unité de

 

(1) Examen, page 21.

 

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charité ; ces diverses unités sont nécessaires, indispensables dans l'Église ; mais encore une fois il s'agit de l'unité dans l'expression, et si, par hasard, l’Église désire ou exige encore cette unité, son absence est un malheur dans les diocèses où elle est ainsi désirée ou exigée comme le complément de la foi, de l’ espérance, de la charité, comme la garantie de l’esprit, des sentiments et des affections.

L'Église, Monseigneur, n'a jamais dit et ne dira jamais que le meilleur bréviaire est celui qu'on dit le mieux. Tout acte extérieur de la Religion est soumis à une règle extérieure, autrement, il n'y a plus ni Église, ni Christianisme. Ce principe que vous avez émis, assurément sans en accepter les conséquences, s'il était passé dans la pratique, ne vous laisserait pas même l'unité diocésaine dans la Liturgie. Comment refuseriez-vous, en effet, l'usage du Bréviaire romain aux prêtres d'Orléans qui vous déclareraient qu'ils le disent mieux que celui du diocèse ? Quel moyen de les empêcher d'adopter l'ambrosien ou le mozarabe, si leur dévotion s'en accommodait mieux? Il est clair que vous ne le pourriez plus. En vain objecteriez-vous l'autorité de M. Fleuriau d'Armenonville et même la vôtre; ces autorités ne seraient d'aucun poids à leurs yeux. Leur sens intime dont vous n'êtes pas juge, car c'est un principe que l'église ne juge pas de internis, leur rendrait témoignage que le bréviaire qu'ils disent le mieux n'est pas celui que vous voudriez leur faire réciter, et vous ne les pourriez contraindre qu'en abjurant votre axiome. Mais encore ils auraient à vous dire, d'après vos propres paroles, Monseigneur, que la diversité dans la liturgie n'empêche ni l’ unité de la foi, ni l’unité de la prière; il ne vous resterait donc d'autre ressource que de promulguer en petit, dans votre diocèse, la mesure que promulgua en grand saint Pie V dans l'Église ; c'est-à-dire de publier l'obligation d'un même bréviaire pour

 

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tous les clercs soumis à l'Église d'Orléans, nonobstant les réclamations de ceux qui affirmeraient qu'ils en diraient mieux un autre. Or, Monseigneur, votre conduite, dans cette circonstance, renverserait d'un seul coup, et bien mieux encore que je ne le puis faire, les objections contre le principe de l'unité liturgique, rassemblées dans votre Examen, et auxquelles j'ai essayé de répondre.

Je passe maintenant aux difficultés que vous opposez à l'existence d'une Réserve apostolique qui oblige les Églises de France à l'unité liturgique.

 

§ XI. Objections de Mgr l’évêque  d'Orléans contre l'unité liturgique considérée en droit.

 

Avant d'attaquer la valeur des documents qui constatent aujourd'hui l'existence d'une Réserve apostolique sur la Liturgie, vous avez cru devoir, Monseigneur, apprécier à votre point de vue plusieurs faits relatés dans les Institutions liturgiques, sur lesquels je dois revenir avec vous.

Et d'abord, la lettre de saint Grégoire le Grand à saint Augustin de Cantorbéry, par laquelle le Pontife lui donne le pouvoir de choisir entre les usages liturgiques des Bretons et des Gaulois, vous semble une confirmation des principes que vous avez mis en avant sur l'unité liturgique. Après avoir reproduit la consultation de saint Augustin qui demande à saint Grégoire : Pourquoi la foi étant une, y a-t-il des usages si divers dans les églises? au lieu de remarquer que le saint évêque a eu le malheur d'apprécier comme moi la relation qui existe entre l'unité de foi et l'unité de Liturgie, ce qui aurait semblé quelque peu à ma décharge, vous tirez avantage de ce que saint

 

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Grégoire  n'a  pas jugé à propos  « d'établir doctrinalement, dans sa réponse, que l'unité liturgique importait au maintien de la foi, que la loi de la foi découlait de la loi de la prière, et tous ces axiomes fondamentaux dont l'auteur des Institutions enrichit la théologie (1). »

Cependant, Monseigneur, il n'y a rien là qui surprenne les partisans de l'unité liturgique, et les Pontifes romains qui ont travaillé si vigoureusement à établir cette unité, n'ont jamais songé qu'ils se mettaient par là en contradiction avec saint Grégoire. Lorsque le Pape accorde un privilège, il n'a jamais la pensée d'abolir la loi à laquelle il déroge  par ce privilège ;  l'exception  légitimement octroyée confirme toujours la règle, et personne n'eût jamais songé à se plaindre de la variété des liturgies françaises, si elles avaient en leur faveur quelque autorisation d'un Souverain Pontife. Quand, au siècle dernier, les prélats qui  publièrent  les  nouveaux  bréviaires, s'appuyèrent, dans leurs lettres pastorales, sur la réponse de saint Grégoire à saint Augustin, ils oubliaient malheureusement que depuis saint Grégoire, d'autres Souverains Pontifes, dès le VIII° siècle, avaient établi la Liturgie romaine en France, et que le Concile de Trente et saint Pie V avaient proclamé l'unité liturgique. On était au XVIII° siècle, et en France; malgré cela, on  raisonnait comme si on eût vécu au sixième, et en Angleterre.  A vos yeux, Monseigneur, saint Grégoire ne pensait donc pas que la loi de la foi découlât de la loi de la prière; il était donc en contradiction non seulement avec son prédécesseur saint Célestin, mais avec tous les théologiens. J'avoue que j'aimerais  que  vous nous en donnassiez la preuve ; jusque-là je m'en tiendrai au  principe reconnu universellement, savoir, que la valeur d'une Liturgie procède de l'autorité qui la confirme. J'ai déjà

 

(1) Examen, page 124.

 

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eu l'honneur de convenir avec vous, Monseigneur, que si le Saint-Siège confirme à votre demande la Liturgie d'Orléans, comme il confirma celle de saint Augustin, en supposant que saint Augustin en ait publié une (ce qui est plus que douteux), la Liturgie d'Orléans prendra dès lors une valeur dogmatique considérable.

Vous avez donc omis, Monseigneur, de prendre acte des temps, le jour où vous avez écrit ces paroles , « Quelle magnifique lettre tel savant du XIX° siècle, parlant ex cathedra, eût écrite à la place de saint Grégoire, au moine saint Augustin ! Quels principes sévères il eût fait entendre! Comme il eût châtié l'orgueil de ces Églises des Gaules, s'avisant d'avoir une Liturgie particulière (1) ! » — Il est bien clair, Monseigneur, que les savants du XIX° siècle n'ont pu être appelés à l'honneur de servir de secrétaires à saint Grégoire le Grand; mais en retour saint Grégoire-le-Grand ne s'est pas trouvé dans le cas d'appliquer les Bulles de saint Pie V. Il est même permis de penser que, zélé comme il le fut toujours pour les Constitutions de ses prédécesseurs, ce grand Pontife, s'il revenait sur la terre, ne tiendrait point un autre langage que celui de Grégoire XVI dans son Bref à Mgr l'archevêque de Rheims. Pour gouverner l’Église de nouveau, la première chose qu'il ferait, assurément, serait de prendre acte de la discipline actuelle, qui date déjà de mille ans pour la France; ou enfin s'il jugeait à propos de maintenir la variété liturgique qui divise nos églises, il commencerait par leur donner de la plénitude de son pouvoir apostolique, la même autorisation qu'il donna à l'Église de saint Augustin. Convenez, Monseigneur, que cette dispense mettrait soixante églises de France dans une  situation fort différente  de celle où

 

(1) Examen, page 123.

 

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elles se trouvent. Ce qu'il y a de certain, c'est que Grégoire XVI ne l'a pas fait, et que Pie IX paraît assez peu disposé à le faire.

Après avoir argué contre l'unité liturgique de la permission donnée à saint Augustin par saint Grégoire, vous attaquez, Monseigneur, le fait de l'introduction de la Liturgie romaine en France, au temps de Pépin et de Charlemagne, comme une mesure irrégulière et contraire à la liberté de l'Église. Je transcris vos paroles : « On ne trouve pas dans toute l'histoire ecclésiastique un seul commandement, une seule invitation adressée par Etienne et Adrien aux églises de France de renoncer à la Liturgie gallicane et de ne pas la reprendre. On ne voit briller partout que la grande épée de Pépin et de Charlemagne qui taille et déchire cette pauvre Liturgie (1). »

Quand il en serait ainsi, Monseigneur, il faudrait toujours bien reconnaître que Pépin et Charlemagne, si incompétents qu'ils fussent, auraient eu l'initiative d'une mesure que plus tard saint Grégoire VII, le Concile de Trente et son interprète apostolique saint Pie V, devaient pousser avec vigueur ; et cette coïncidence suffirait à elle seule pour donner lieu de penser, malgré le silence de l'histoire, que ces deux grands princes n'agissaient qu'à l'instigation du Siège apostolique, qui profitait de leur influence pour rentrer dans les droits que, dès le V° siècle, saint Innocent Ier réclamait sur la Liturgie des églises de l'Italie, des Gaules, de l'Espagne, de l'Afrique, de la Sicile et des îles adjacentes. Mais est-il bien vrai que la postérité ne nous ait transmis aucun renseignement significatif sur l'origine de cette grande révolution dans le service divin de nos églises ? J'ouvre un instant le traité de Walafrid Strabon De rebus  ecclesiasticis ; nous  y

 

(1) Examen, page 314.

 

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reviendrons, Monseigneur, pour une autre affaire ;  j'en prends l'engagement. Or voici les paroles de l'Abbé de Reichenaw  : «  L'Église gallicane, organisée par des hommes non moins habiles, avait une  assez grande abondance de formules pour les saints offices ; on dit même que  quelques-unes de ces formules ont passé dans les offices romains, au milieu desquels il est facile, au jugement de plusieurs, de les discerner au style et à la mélodie.  Mais par respect pour le privilège du Siège de Rome, et à cause de l'opportunité pleine de raison des règlements qu'il a faits en cette matière, il est arrivé que dans presque toutes les églises latines, la coutume et la direction de  ce Siège ont prévalu (1). » Un peu plus loin, Walafrid Strabon ajoute : « Le Pape Etienne étant venu en France auprès de Pépin, père de Charlemagne, pour réclamer  les  droits de  saint Pierre contre les Lombards, introduisit, par le ministère de ses clercs, sur la demande du même Pépin, cette science plus parfaite du chant ecclésiastique qui fait déjà les délices de la France presque tout entière, et dont l'usage s'affermit et s'étend de toutes parts (2). »

Ainsi, Monseigneur, l'action du Saint-Siège est ici parfaitement directe; mais ce n'est pas tout. Voici Char-

 

(1)  Gallicana Ecclesia, viris non minus peritissimis instructa, sacrorum officiorum instrumenta habebat non minima; ex eis aliqua Romanorum officiis immixta dicuntur, qua? plerique et verbis et sono se a caeteris cantibus discernere posse fateantur. Sed privilegio Romanae Sedis observato, et congruentia rationabili dispositionum apud eam factarum persuadente, factum est, ut in omnibus pene Latinorum Ecclesiis, consuetudo et magisterium ejusem Sedis praevaleret. Walafridi Strabonis Opp: De rebus Ecclesiasticis. Cap. XXV. Max. Biblioth. Vet. PP. Tom. XV, p. 195.

(2)  Cantilenœ vero perfectiorem scientiam, quam pene jam tota Francia diligit, Stephanus Papa, cum ad Pipinum patrem Caroli Magni, pro justitia Sancti Petri a Longobardis expetenda, venisset, per suos clericos, petente eodem Pipino, invexit, indeque usus longe lateque convaluit. Ibid., p. 196. Ap. Migne, P. t., tome XIV, col. 956-957.

 

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Charlemagne qui s'exprime ainsi dans les livres Carolins : L'Église des Gaules a enfin connu l'unité dans l'ordre de la psalmodie, tant par les soins et l'industrie de notre très illustre père, de vénérable mémoire, le Roi Pépin, que par la présence dans les Gaules du très-saint homme Etienne, Pontife de la ville de Rome (1). » Ce n'est pas tout encore. Le même Charlemagne, revenant sur ce sujet, s'exprime ainsi : « Dieu nous ayant conféré le royaume d'Italie, nous avons voulu relever la gloire de la sainte Eglise romaine, et nous avons employé nos efforts pour obéir aux salutaires exhortations du Révérendissime Pape Adrien, et nous avons fait que plusieurs églises de cette contrée, qui refusaient d'abord de recevoir la tradition du Siège apostolique dans la psalmodie, l'aient embrassée présentement en toute diligence (2). »

Nous voyons donc ici, Monseigneur, l'exercice du droit majestatique ; mais il n'a rien que de louable et de parfaitement orthodoxe. Pépin et Charlemagne ont agi de concert avec les Pontifes romains ; ils n'ont fait que se rendre à leurs désirs, que soutenir des droits réclamés par l’Église romaine depuis le V° siècle. Ils se sont montrés, comme c'était leur devoir, les Évêques du dehors et les protecteurs des Canons ; « expressions, dit  Fénelon, que nous répéterons sans cesse avec joie, dans a le sens modéré des anciens qui s'en sont servis. L'Évêque

 

(1)  In Officiorum celebratione, venerabilis memoriae genitoris nostri illustrissimi Pipini regis cura et industria, sive adventu in Gallias sanctissimi virt Stephani Romanae urbis antistitis, est ei etiam in psallendi ordine copulata. Contra Synodum Grœcorum de imagin. Lib. I.

(2) Quod quidem et nos, collato nobis a Deo regno Italiae, fecimus, Sanctae Romanas Ecclesise fastigium sublimare cupientes, reverendissimi Papae Adriani salutaribus exhortationibus parere nitentes:scilicet ut plures illius partis Ecclesiae, quae quondam Apostolicae Sedis traditionem in psallendo suscipere recusabant, nunc eam cum omni diligentia amplectantur. Ibidem.

 

 

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du dehors se tient, le glaive en main, à la porte du sanctuaire ; mais il prend garde de n'y entrer pas. En même temps qu'il protège, il obéit ; il protège les décisions, mais il n'en fait aucune (1). » Les Parlements français, qui, de par le Roi, firent brûler par la main du bourreau au XVIII° siècle, les réclamations des catholiques contre la destruction violente de la Liturgie romaine, eussent mérité davantage votre blâme, Monseigneur, comme ayant outré le droit majestatique ; je m'étonne que vous l'ayez réservé pour des princes aussi respectueux envers la liberté de l'Église, que le furent constamment Pépin et Charlemagne.

Je ne saurais non plus, Monseigneur, vous accorder ce que vous avancez sur le fond de mécontentement qui se forma dans l'Église de France à la suite de la destruction du rite gallican. Vous exprimez même la crainte « que les allures trop impériales qui accompagnèrent l'introduction du rite romain dans l'Église de France n'aient déposé dans les esprits, à cette époque, des dispositions peu favorables à cette sainte Liturgie ; et que, nourries par l'esprit de nationalité, ces dispositions, peu raisonnées sans doute, ne se soient perpétuées de siècle en siècle jusque dans ces derniers temps. Les préjugés les plus étranges ont leur racine quelque part, et si l'on pouvait suivre pas à pas, d'une génération à l'autre, ce sentiment trop exclusif que le Clergé de France a voué à ses usages nationaux, et son éloignement trop marqué pour les usages romains, on arriverait aux entreprises majestatiques de Pépin et de Charlemagne contre la Liturgie gallicane ; tant il est vrai que le mieux est quelquefois ennemi du bien (2). » Je crois, Monseigneur, qu'il vous serait difficile d'administrer

 

(1)  Discours pour le Sacre de l'Électeur de Cologne.

(2)  Examen, page 165.

 

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une preuve quelconque de la perpétuité de ces dispositions peu favorables à la Liturgie romaine que l'Église de France aurait ainsi nourries de siècle en siècle, jusque dans ces derniers temps. S'il est un fait incontestable par les monuments, c'est la destruction des livres de la Liturgie gallicane qu'il eût cependant été si facile de conserver. Voyez les mozarabes en Espagne ; pas une ligne de leur bréviaire et de leur missel n'a péri, bien que cette liturgie fût abolie dans tous les royaumes de la Péninsule. Lorsque au XVII° siècle, Dom Mabillon voulut recueillir les débris de la Liturgie gallicane, les recherches les plus minutieuses ne purent jamais lui faire découvrir le plus léger fragment du bréviaire en usage dans nos églises avant Charlemagne ; il dut se borner à publier quelques lambeaux de missels, qui ne sauraient même nous donner une idée complète de l'ordre et des cérémonies du Saint Sacrifice à cette époque. Mêlés aux formes de la Liturgie romaine, telle que la pratiquaient nos églises jusqu'au XVIII° siècle, certains usages, chants et prières qui se rattachaient à l'ancienne liturgie gallicane s'étaient conservés dans un grand nombre de nos églises : qu'en a-t-on fait à l'époque de l'innovation ? Si on excepte les cérémonies de la messe solennelle dans l'Église de Lyon, presque tout a péri sous les coups de l'innovation. Le Gallican a été sacrifié impitoyablement comme le Romain, et ceux qui osèrent réclamer en faveur de nos antiques usages se virent poursuivis, au nom du pouvoir majestatique, par les Cours de justice du royaume. Je crois donc, Monseigneur, que vous êtes plus fondé, lorsque vous attribuez, deux cents pages plus loin, la destruction de la Liturgie romaine dans nos églises à un peu d'entraînement vers celle nouveauté qui plaît à la France, et vers cette liberté qui nous est  si chère (1).  Le fait est

 

(1) Examen, page 368.

 

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que les nouveaux bréviaires et missels n'ont rien de Gallican, et qu'ils ont si peu de racine dans les églises où ils ont été implantés que, de votre aveu, Monseigneur, le clergé francais verrait avec bonheur un mouvement favorable au retour de l'unité (1).

Vous cherchez, Monseigneur, un autre argument contre l'unité liturgique, dans la permission accordée par Jules II à quelques chapelles espagnoles de retenir la Liturgie ' mozarabe. Il eût été plus simple de m'objecter les Liturgies de l'Orient qui sont bien autrement répandues que la Liturgie gothique, et que le Siège apostolique tient sous sa protection dans les églises unies. Il est vrai qu'une telle objection n'aurait eu de valeur contre moi, que dans le cas où j'aurais soutenu que l'unité physique de la liturgie existe, ou doit exister absolument dans l'Église. Mais comment imputer cette assertion à un livre dans lequel je n'ai cessé de faire ressortir l'importance, la beauté et la légitimité des Liturgies particulières, quand elles sont antiques et approuvées ?

Quoi qu'il en soit, Monseigneur, vous trouvez une contradiction à soutenir que les églises qui suivaient la Liturgie romaine, et ont ensuite déchiré la communion des prières ecclésiastiques pour se fabriquer des livres entièrement nouveaux, ont violé l'unité que le Saint-Siège leur avait imposée quant à la Liturgie, et à dire en même temps que Rome a pu, sans désavouer ses principes, autoriser dans sept ou huit chapelles d'Espagne l'usage d'un missel et d'un bréviaire que, malgré leur antiquité, elle a cru devoir abolir dans toute la Péninsule. Cependant, c'est en vain que vous cherchez à mettre en opposition deux Pontifes romains, en disant que, « l'institution canonique du rite mozarabe par Jules II, mise en  regard de l'abolition de ce même rite par

 

(1) Examen, page 271.

 

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Grégoire VII, forme un singulier contraste (1) ; » car, Monseigneur, ce dernier Pontife en soumettant l'Espagne à la loi générale de l'unité liturgique, n'a point eu l'intention de contester à ses successeurs le droit d'accorder quelques dispenses, comme il est d'usage qu'ils le fassent sur les autres lois générales de l'Église. Autrement, que répondriez-vous aux protestants qui voudraient aussi voir un singulier contraste dans le privilège accordé au Diacre et au Sous-Diacre, à la messe papale, et au Roi de France, dans la cérémonie de son sacre, de communier sous les deux espèces, tandis que le Concile de Trente, et les pontifes romains ont sanctionné l'abolition de l'usage du calice pour tout autre que pour ceux qui célèbrent à l'autel ? Le pouvoir et l'acte de la dispense n'ôtent point la loi, mais la confirment. Quant aux liturgies, nous répéterons encore une fois que leur valeur vient de l'autorité qui les confirme, et quand cette autorité est unique et infaillible, ces liturgies cessent d'être une anomalie dans l'Église de Dieu.

Ce n'est pas sérieusement, sans doute, Monseigneur, que vous prétendez motiver le jugement historique que j'ai émis, à propos de Jules II, quand j'ai dit qu'il n'était pas de la race des hommes par lesquels démit être sauvé Israël, sur l'approbation qu'il donna au rite mozarabe pour l'usage de quelques églises ou chapelles. « Je laisse dites-vous, aux lecteurs de l'abbé de Solesmes le soin de décider si Jules II a mérité cet ostracisme ou parce qu'il n'aurait pas été légitime successeur de saint Pierre, ou parce que ses décisions, comme chef de l'Église, auraient manqué d'orthodoxie (2). » Mes lecteurs, Monseigneur, pour peu qu'ils aient de teinture de l’histoire de l'Église  au  XVI° siècle, savent

 

(1)  Examen, page 185.

(2)  Examen, page 193.

 

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parfaitement que Jules II a été légitime successeur de saint Pierre, et que ses décisions n'ont point manqué d'orthodoxie ; mais ils savent aussi que toute l’Église à cette époque aspirait à une réforme sérieuse qui fut plus tard accomplie par le Concile de Trente; ils savent que Jules II, si admirable d'ailleurs pour son patriotisme italien, fut du nombre des Pontifes qui hésitèrent dans l'emploi de ce grand remède. Je pense comme eux, et c'est là tout ce que j'ai dit dans un passage où il est question, non de la Liturgie mozarabe ou autre, mais de la réforme catholique de l'Église au XVIe siècle (1). Passons maintenant à la Bulle de saint Pie V.

Selon vous, Monseigneur, Grégoire XVI vient de réveiller le souvenir de cette bulle (2) ; c'est assez dire qu'à ' vos yeux elle dormait : du moins, est-ce la preuve qu'elle n'était pas morte. Toutefois son sommeil était si léger que je défie de citer un canoniste orthodoxe qui, traitant de la discipline sur la Liturgie, de 1568 à 1840, n'ait produit cette bulle comme l'expression du droit commun sur la matière. Examinons donc ensemble, Monseigneur, les fins de non-recevoir que vous lui opposez.

Premièrement : « Le Pape ne décerne aucune peine contre les églises désobéissantes ; on n'y trouve pas la plus douce de toutes, exprimée communément par ces mots si connus, sub indignationis poena ; il ne va pas même jusqu'à commander la récitation du nouveau Bréviaire, in virtute sanctae obedientiae (3). »

En effet, Monseigneur, ces clauses manquent dans la Bulle, j'en conviens; elle ne décerne aucune peine contre les églises désobéissantes ; mais la raison en est toute simple. Cette bulle s'adresse non aux églises, mais  aux

 

(1)  Institutions liturgiques. Tom, I. page 353.

(2)  Examen, page 310.

(3)  Examen, page 293.

 

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clercs obligés individuellement à l'Office divin. Il s'agit ici d'un devoir personnel imposé à chacun sous peine de péché mortel, et c'est précisément pour cette raison que j'ai réclamé en faveur des clercs le droit individuel de juger de la légitimité du bréviaire qu'on leur propose. Or, voici Monseigneur, les peines que saint Pie V décerne contre les clercs désobéissants à sa Constitution : « Ils encourront les peines statuées par les règlements canoniques contre ceux qui ne récitent pas l'Office divin chaque jour, et ne pourront satisfaire à leur devoir qu'en le récitant avec cette seule formule (1). » Ainsi, Monseigneur, l'obligation de restituer les fruits du bénéfice, la culpabilité en matière grave, voilà la double sanction de la Bulle, sans qu'il soit besoin des clauses sub indignationis pœna, ou in virtute sanctœ obedientiœ. Nos lecteurs qui jusqu'ici n'auraient pas compris la raison qui a porté Grégoire XVI à différer de répondre, pour le présent, à la consultation de Mgr l'archevêque de de Rheims, sont à même de prévoir le sens dans lequel cette réponse eût été donnée. Le Siège apostolique peut, pour un temps, garder le silence, tolérer un abus ; mais jamais on n'obtiendra de lui l'abrogation des peines redoutables que je viens de rappeler.

Une seconde fin de non recevoir est que dans la Bulle, pas un mot n'annonce de près ou de loin qu'il s'agit là d'une mesure qui importe au maintien du dépôt de la foi, qui intéresse la tradition (2). » — Mais, Monseigneur, la Liturgie est le principal instrument de la

 

(1)  Statuentes Breviarium ipsum nullo unquam tempore, vel in totum, vel ex parte mutandum , vel ei aliquod addendum, vel omnino detrahendum esse, propositis poenis per Canonicas sanctiones constituas in eos qui divinum Officium quotidie non dixerint.... neminemque ex iis, quibus hoc dicendi psallendique muns necessario impositum est, nisi hac sola formula satisfacere posse.

(2)  Examen, page 295.

 

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tradition de l'Église; Bossuet nous enseigne qu'un docteur catholique peut aller chercher ses arguments dans son Bréviaire et dans son Missel; comment donc une bulle qui a pour objet de fixer la teneur du Bréviaire, pourrait-elle ne pas importer au maintien du dépôt de la foi, ne pas intéresser la tradition? Assurément, aucun docteur catholique n'a jamais contesté ce point, et quand je vous l'accorderais, resterait toujours à la Bulle : la valeur d'obligation canonique, sanctionnée par la double peine qu'elle intime aux contrevenants.

La troisième fin de non-recevoir est « que la Bulle n'est point générale : elle ne veut atteindre que les églises qui ont coutume de suivre, ou qui doivent suivre l'usage romain (1). — D'accord, Monseigneur; ainsi je conviens très volontiers qu'elle n'oblige pas les églises du rite grec ou arménien, pas même celles du rite ambrosien; mais les églises du rite romain, celles qui l'ont appliquée et suivie pendant un siècle et demi et davantage, direz-vous qu'elle ne les oblige pas, qu'elles ont pu, selon leur bon plaisir, la mettre de côté pour déchirer de nouveau la communion de prières et de louanges en une seule et même forme que la Bulle avait pour but de rétablir, et qui n'avait été rompue, dit-elle, que par une coutume détestable ? La question n'est pas tant de savoir si la Bulle était générale ou non, que de savoir si elle devait être appliquée, et si elle l'a été, dans les églises de France. Or, il est indubitable, par les monuments, que nos églises l'ont suivie; et n'y en eût-il qu'une seule à l'avoir appliquée, toutes mes propositions seraient vraies quant à celle-là.

La quatrième fin de non-recevoir que vous alléguez, Monseigneur, est que la Bulle n'a pas été reçue en France. Avant de parcourir vos assertions à ce sujet, permettez-

 

(2) Examen, ibid.

 

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moi, Monseigneur, de vous demander comment il se fait, dans votre hypothèse, que toutes les églises de France, sans exception, jusqu'à l'époque des nouveaux bréviaires, usaient toutes du Bréviaire de saint Pie V, ou inscrivaient en tête de leur Bréviaire ces paroles : Juxta mentem Concilii Tridentini, ou, ad formam Concilii Tridentini, ou, ad Romani formam ? On peut soutenir malheureusement que la plus grande partie des églises de France se sont conduites à l'égard de la Bulle de saint Pie V comme si elles ne l'avaient jamais reconnue ; les faits ne le prouvent que trop. On pourrait agiter la question de savoir si ces églises n'auraient pas prescrit contre cette Bulle, si Grégoire XVI n'était pas venu en réveiller le souvenir. Mais dire, comme vous le faites, Monseigneur, que cette Bulle n'a point été appliquée en France, c'est aller contre l'évidence des faits et se jeter dans des embarras inextricables.

J'ai cité sept conciles provinciaux de France, ceux de Rouen en 1581, de Rheims, de Bordeaux, de Tours, en 1583, de Bourges en 1584, d'Aix en 1585, de Toulouse en 1590, de Narbonne en 1609, tous ces conciles supposent la Bulle admise et reconnue, par le seul fait de sa publication à Rome; celui de Narbonne est le seul qui déclare la recevoir et la promulguer. Ce dernier fait vous donne occasion de dire que jusqu'à 1609, la Bulle n'était pas reçue en France, et qu'elle ne le fut que dans la province de Narbonne. Permettez-moi de vous faire observer, Monseigneur, que vous ne prenez pas acte des usages de l'Église de France au XVI° siècle, relativement à la réception des Bulles pontificales. C'est une grave erreur de croire que ces Bulles, pour être appliquées, fussent soumises alors à des formalités de publication solennelle. Il en était tout autrement, et les conciles de cette époque, aussi bien que les tribunaux ecclésiastiques, n'avaient point encore accepté le joug des Parlements en

 

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cette matière. Le sentiment de la liberté ecclésiastique qui réclama si longtemps la publication du Concile de Trente, n'était pas éteint encore, et l’Église de France s'administrait par elle-même. Ce n'est pas ici le lieu de donner de longs détails historiques, je le ferai ailleurs avec surabondance ; il suffira de rappeler un seul trait.

Vous connaissez, Monseigneur, cette fameuse bulle tant de fois repoussée par les canonistes français dans les XVII° et XVIII° siècles, cette bulle, épouvantail universel de tous les ennemis de l'Église, en un seul mot la Bulle in Cœna Domini. Le fait est que, au XVI° siècle, on ne doutait pas plus en France de la valeur des censures qu'elle renferme, qu'on ne s'inquiétait de son défaut de promulgation. Le Concile de Rouen, de 1581, écrit à Grégoire XIII pour le prier de vouloir bien valider un de ses Canons qui renfermait une clause contraire à cette Bulle (1). S'étonnera-t-on, après cela, d'entendre les conciles que j'ai cités s'exprimer à propos du Bréviaire, en ces termes : conformément toutefois aux Constitutions de Pie V, de sainte mémoire, sur le Bréviaire et le Missel romains, publiés et restitués selon le décret du saint Concile de Trente, comme parle le Concile de Rouen que je viens de citer ; conformément à l'usage de l’Église romaine, selon la Constitution de Pie V, comme s'exprime le Concile de Rheims ; selon la forme prescrite par le Siège apostolique et la constitution de Pie V, de sainte mémoire, comme dit le Concile de Tours ; d'après le décret du Concile de Trente, selon le langage des Conciles de Bourges, d'Aix, etc. ? Si je me suis trompé avec Benoit XIV (2) en croyant voir dans ces termes la reconnaissance des Bulles de saint Pie V comme loi admise dans l'Église de France, nous sommes

 

(1)  Labbe. Tome XV, page 875.

(2)  De Canonizatione Sanctorum, Lib. IV, part. II, cap. XIII, n° 5.

 

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assurément excusables l'un et l'autre; car jusqu'ici on n'en demandait pas davantage pour constater l'acceptation d'une loi. Le témoignage de ceux qu'elle concerne et qui déclarent qu'il faut s'y conformer, avait suffi jusqu'alors, et c'est ce qui nous aura trompés.

En attendant que mon erreur me soit suffisamment démontrée, je vous répondrai, Monseigneur, relativement aux formes employées par le concile de Narbonne, que si, pour obliger ceux qui étaient dans le cas prévu par elle, la Bulle n'avait pas besoin de promulgation officielle, rien n'empêchait de la publier avec formalités dans les provinces qui, comme celle de Narbonne, renfermaient plusieurs églises qui auraient pu légitimement garder leurs anciens livres. Ne pourrait-on pas voir aussi dans ce fait de 1609, un indice de l'usage déplorable qui devait s'établir dans ce XVII° siècle, de ne plus appliquer les bulles de discipline émanées du Saint-Siège qu'après les avoir promulguées, à la condition de ne les promulguer jamais, ainsi qu'il est arrivé ?

En dehors des sept provinces, auxquelles appartiennent les conciles que je viens de rappeler, et dont toutes les églises prirent le Romain de saint Pie V, purement et simplement, ou réimprimèrent leurs bréviaires et missels, sous le titre diocésain, en mettant en tête ces mots : Ad formam, ou ad mentem sacri Concilii Tridentini, nous avons encore au moins quarante églises, appartenant aux autres métropoles de l'Église de France, et qui toutes, au commencement du XVIII° siècle, suivaient purement et simplement les livres de saint Pie V. Pourriez-vous dire, Monseigneur, dans quel document historique on trouverait l'acte de promulgation des bulles relativement à ces églises? A vous dire vrai, je crains bien que de telles recherches ne fussent stériles. Ces bulles ont été affichées au Champ de Flore, et cela a suffi, comme pour les autres bulles de cette époque, relatives à la simonie,

 

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à l'obligation pour les bénéficiers de réciter les Heures canoniales, et tant d'autres Constitutions apostoliques que nos conciles du XVI° siècle invoquent et appliquent rigoureusement, sans qu'elles aient jamais été publiées avec les formes qu'on employa à Narbonne pour celle du Bréviaire. Dans ces sortes de questions, il est indispensable d'être au fait des anciens usages de l'Église de France, et de se souvenir qu'ils ont varié. Je sais qu'on peut faire un livre fort spirituel sans étudier à fond ni les Conciles de Gaule, ni le Gallia Christiana, ni les Procès-verbaux du Clergé; cependant, faute de ce secours, on s'expose de temps en temps à des méprises; par exemple à faire figurer Albi parmi les métropoles au XVI° siècle (1), tandis qu'il était très facile de savoir que cette église n'a été érigée en archevêché qu'en 1676.

Lorsque vous avancez, Monseigneur, que la Bulle de saint Pie V et le Bréviaire qu'elle promulgue furent inconnus en France au moins jusqu'en 1581, vous émettez un fait dont il vous serait difficile d'alléguer la preuve. Sans parler des exemplaires de ce Bréviaire imprimés à Rome, qui pénétrèrent dans le royaume, nous trouvons des éditions de Paris, dès les premières années de Henri III. Ce prince fit imprimer lui-même incontinent la magnifique et célèbre édition en quatre volumes in-folio, connue sous son nom dans la bibliographie. L'exigence oppressive du Parlement, qui prescrivit l'insertion des mots Pro Rege nostro N. au Canon de la Messe du Missel de saint Pie V, se rapporte aussi à l'année 158o, et montre que l'impression de ce livre était réclamée antérieurement à toute publication des Bulles. En 1611, nous entendons l'avocat-général Servin déclarer, en plein Parlement de Paris, que le Bréviaire romain est le plus repurgé de tous (2),  sans  émettre

 

(1)  Examen, page 346.

(2)  Preuves des libertés de l'Église gallicane. Tome II, page 1146.

 

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aucune plainte sur son introduction en France, qui n'est cependant justifiée par aucune promulgation générale de la Bulle. Le Bréviaire s'étendait donc de lui-même, selon la conscience de ceux auxquels il était imposé, et personne ne songeait à se demander quelles formalités de publication avaient accompagné son entrée en France. Seulement, à partir de 1581, les conciles provinciaux reconnaissaient et appliquaient la Bulle, afin d'établir l'unité dans leur ressort, et leur conduite est d'autant plus remarquable que le grand nombre des églises que représentaient ces conciles se trouvait dans le cas de l'exception reconnue par saint Pie V; ce qui ne les empêchait pas de travailler activement à établir l'unité liturgique à l'aide des nouveaux livres publiés par ce saint Pontife.

Aussi, dès 16o5, l'Archevêque d'Embrun remontrait à l'Assemblée du Clergé « qu'il serait à propos que toutes les églises fussent uniformes en la célébration du service divin, et que l'Office romain fût reçu partout ; qu'à cet effet il y avait un imprimeur qui offrait d'en imprimer les livres, pourvu qu'il plût à la Compagnie de lui prêter mille écus. » Et l'Assemblée ordonnait au Receveur général « de les lui avancer par forme de prêt pour un an, à condition d'en donner bonne et suffisante caution (1). » C'était assurément le cas pour l'Assemblée d'observer que les Bulles de saint Pie V n'avaient pas de valeur pour la France, qu'elles n'avaient été ni reçues ni promulguées ; personne ne fit cette remarque, parce que chacun savait qu'elles étaient tout autant promulguées qu'il était nécessaire.

Tout au plus pourrait-on dire que ces bulles  étaient appliquées de fait sans avoir été  reçues quant au droit; mais  vous savez, Monseigneur, qu'en  matière de  lois

 

(1) Procès-verbaux des Assemblées du Clergé, tom. I.

 

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générales ou particulières, le fait de la soumission établit le droit ; et rien n'est plus juste, puisque, d'autre part, une simple coutume peut elle-même se transformer en loi. Sans doute un grand nombre d'églises de France, qui prirent le Bréviaire et le Missel de saint Pie V, auraient pu conserver leurs anciens livres, attendu qu'elles étaient dans le cas de l'exception ; mais ayant une fois adopté le Bréviaire et le Missel réformés par ordre du Concile de Trente, et sanctionnés par le Siège apostolique, elles étaient liées, et ne pouvaient plus revenir sur leurs pas; ainsi l'ont déclaré saint Pie V, et tous les canonistes, y compris Van-Espen.

En résumé, Monseigneur, les églises de France avaient appliqué les Bulles de saint Pie V comme les autres églises de l'Occident-, elles l'avaient fait, d'autant plus librement qu'un grand nombre d'entre elles n'y étaient pas astreintes. Loin de regarder comme odieuse la mesure du Concile de Trente qui renvoyait au Pape la publication du Missel et du Bréviaire universels, les églises qui se trouvaient depuis deux cents ans en possession de livres particuliers, inscrivirent en tête de leurs nouvelles éditions diocésaines l'acceptation qu'elles faisaient de la Liturgie romaine. Cet état de choses dura un siècle et demi environ dans les églises qui se montrèrent les plus empressées pour l'innovation, deux siècles et plus pour d'autres. Une longue période s'écoula durant laquelle on n'eut à remarquer ni réclamation, ni dérogations à l'ordre établi ; nos églises ne violèrent que successivement la loi qu'elles avaient reconnue, et aujourd'hui encore, sur vingt d'entre elles qui pratiquent la Liturgie romaine, il en est plusieurs qui sont demeurées fidèles à ce qui fut réglé pour elles au seizième siècle. Les églises d'Aix et de Bordeaux entre autres, n'ont point enfreint les décrets de leurs conciles de 1583 et 1585. Vous pouvez donc  dire, Monseigneur, que dans  le

 

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XVIII° siècle, l'on s'est conduit en France à l'égard des Bulles de saint Pie V, comme si elles n'eussent pas été en vigueur; mais dire que ces constitutions ont été étrangères aux églises de France, c'est avancer une proposition que la simple inspection des faits renverse de fond en comble.

Examinons maintenant, si, comme vous l'avez avancé, le Légat Caprara, par son induit de 1802, sur l'érection des Chapitres, a légitimé chez nous l'abolition de la Liturgie romaine, et confirmé en France les bréviaires particuliers nés ou à naître.

Vous convenez, Monseigneur, que Pie VII, par la Bulle Qui Christi Domini, supprima toutes les anciennes églises archiépiscopales et épiscopales de France, avec leurs chapitres, leurs droits, leurs privilèges, leurs prérogatives quelconques. Il suit de là que les soixante nouvelles églises qu'il fonda se relevèrent sous le strict régime du droit commun, et, sans autres droits, privilèges et prérogatives que ceux qui leur étaient attribués par la discipline générale. Jusqu'ici on aurait été en droit de conclure que cette clause de la Bulle anéantissait les droits tels quels que ces églises pourraient avoir eus de suivre des liturgies différentes de celle qui est imposée à l’Église latine ; c'était du moins une des conséquences des termes si généraux de la Bulle. Vous ne le niez pas, Monseigneur; mais ce droit de liturgie particulière, enlevé à nos églises par Pie VII, vous le leur faites rendre par le Légat Caprara. Voici l'acte de sa légation sur lequel vous appuyez ce sentiment. Dans le règlement par lequel le Cardinal trace aux nouveaux évêques la forme d'après laquelle ils doivent procéder dans l'érection de leurs chapitres, il s'exprime ainsi :

« Et, pour maintenir dans ces métropoles et cathédrales la discipline ecclésiastique, en tout ce qui touche les chapitres à ériger, les Archevêques  et  Évêques

 

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premiers nommés auront soin de fixer et arrêter tous les points concernant l'état heureux et prospère des chapitres à ériger : leurs règlements, leur administration, leur hiérarchie, la célébration des divins offices, les rites et cérémonies qui seront observés dans les églises et au chœur, et les autres fonctions qui seront remplies par les dignités et chanoines des mêmes chapitres, le tout selon le bon plaisir et la prudence des dits Archevêques et Evêques; à la condition toutefois de laisser à leurs successeurs le pouvoir de changer ces statuts, après avoir préalablement demandé l'avis des chapitres respectifs, s'ils le jugent,,eu égard aux circonstances, utile et opportun. Au reste, soit qu'on change les anciens décrets ou qu'on en fasse de nouveaux, on doit observer religieusement les saints canons et tenir compte des usages et louables coutumes autrefois en vigueur et qui pourraient s'adapter aux circonstances présentes. Aussitôt qu'un Archevêque ou Evêque aura réglé définitivement l'organisation des chapitres et tous les points qui s'y rattachent, il devra nous faire remettre une copie authentique de tous ses actes sur cette matière, afin que nous puissions nous conformer entièrement aux lettres apostoliques, en insérant cette copie dans notre présent décret (1). »

 

(1) Ut vero in iisdem metropolitanis et cathedralibus ecclesiis in iis quae ad capitula, ut supra erigenda spectant, ecclesiastica disciplina servetur, iisdem Archiepiscopis et Episcopis primofuturis curae erit, ut quae pertinent ad eorumdem capitulorum sic erigendorum prosperum et felicem statum, regimen, gubernium, directionem, divinorum officiorum celebrationem, caeremonias ac ritus in iisdem ecclesiis, earumque choro servandos, ac alia quaelibet per eorumdem capitulorum dignitates, et canonicos obeunda munia, pro eorumdem Archiepiscoporum et Episcoporum arbitrio et prudentia definiantur, et constituantur, relicta tamen eorum successoribus statutorum illorum immutandorum facultate, requisito prius capitulorum respectivorum consilio, si, attentis temporum circumstantiis, id utile et opportunum judicaverint : in ipsis autem statutis vel condendis, vel immutandis religiosa sacrorum canonum observantia retineatur, usuumque ac consuetudinuni laudabilium antea vigentium, proesentibusque circumstantiis accommodatarum ratio habeatur. Quam quidem capitulorum erectionem, caeteraque omnia ad ipsa capitula pertinentia singuli Archiepiscopi et Episcopi cum primum perfecerint, erectionis hujusmodi, omniumque hanc in rem constitutorum acta authentica forma exarata nobis reddenda curent, ut ad perfectam apostolicarum litterarum executionem huic nostro decreto inserere possimus.

 

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Telle est donc, Monseigneur, la teneur de ce fameux décret d'un Cardinal qui annuité pour la France les Bulles de saint Pie V sur la Liturgie, qui met à la discrétion des évêques particuliers la rédaction et la publication des formules du service divin, qui renonce, au nom du Saint-Siège, aux prétentions jusqu'alors légitimes que Rome, appuyée sur le Concile de Trente, avait élevées en cette matière. J'avoue, Monseigneur, que jusqu'à la lecture de votre Examen, j'avais vécu dans une ignorance complète sur la portée de ce décret relativement aux livres liturgiques. Si donc je n'en ai pas parlé dans les Institutions, c'est que je pensais, comme je le pense encore, que cette pièce est entièrement hors la question. Vous dites assez peu gracieusement que la secte de zélateurs à laquelle j'appartiens était encore au maillot en 1801; mais que, aujourd'hui qu'elle a grandi, elle a bien soin de dissimuler dans ses histoires les actes pontificaux qui régissent la France (1).

Franchement, Monseigneur, pour ce qui me concerne, je n'avais garde de dissimuler un décret qui m'a toujours semblé n'avoir rien à faire dans la question liturgique. N'ayant point à écrire l'histoire de la légation du Cardinal Caprara, je laissais à d'autres le soin d'enregistrer les actes de cette légation qui regardent l'organisation des chapitres. Mais puisque vous provoquez une discussion sur le sens de cette pièce, quant au droit de Liturgie, je m'empresse de vous suivre sur ce terrain.

 

(1) Examen, page 476.

 

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D'abord, Monseigneur, vous qualifiez de Bulle (1) ce décret d'un Légat; cependant vous savez que bien loin de pouvoir donner une Bulle, un légat ne pourrait pas même donner un Bref. Quelque étendus que fussent les pouvoirs délégués par Pie VII au Cardinal Caprara, ils ne pouvaient s'élever, et ne s'élevèrent jamais, jusqu'à lui attribuer le droit de publier une Constitution pontificale. Toutes les règles de la chancellerie romaine seraient renversées, si un acte émané de l'autorité d'un Légat, pouvait porter en tête le nom d'un Pape. Tous les jours on peut appeler d'un Légat au Pape, tandis que l'appel du Pape à quelque autorité que ce soit n'est pas admissible.

En second lieu, Monseigneur, si un Légat ne peut procéder par Bulle ni par Bref, il ne peut pas davantage déroger aux décrets apostoliques. Or, la discipline générale de l'Occident pour la Liturgie repose sur les Constitutions de saint Pie V, de Clément VIII et d'Urbain VIII, sans parler des décrets solennels des Congrégations romaines dont nous avons parlé. Pour reconnaître ou pour accorder aux nouveaux évêques le droit de publier des bréviaires et des missels particuliers, le Légat aurait dû insérer dans son décret la délégation apostolique très spéciale qu'il eût reçue à ce sujet, et produire la clause dérogatoire non obstantibus, etc.; autrement sa concession, déjà si extraordinaire, était nulle.

En troisième lieu, le Saint-Siège, en supposant que dans cette circonstance le Légat eût été son organe, n'eût pas seulement agi en faveur des liturgies françaises; il eût encore anéanti la Liturgie romaine dans plusieurs églises, ce qui ne pourrait jamais arriver. En effet, le décret en laissant aux archevêques et évêques premiers

 

(1) Examen, page 473,

 

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nommés le soin d'organiser dans les chapitres, la célébration des divins offices, les rites et cérémonies qui seront observés dans les églises et au chœur, accorde cette faculté sans distinction des églises qui avaient retenu ou aboli la Liturgie romaine. Si donc, le décret laisse à la volonté de chaque prélat le soin de présider à la Liturgie, Rome accorde aux Évêques de France un pouvoir, quant à la Liturgie romaine, qu'elle n'accorderait même pas sur la Liturgie grecque au Patriarche de Constantinople, si celui-ci venait à rentrer dans la communion du Saint-Siège.

En quatrième lieu, si le décret du Légat avait le sens que vous lui donnez, Monseigneur, le légat n'eût pas seulement sacrifié les droits du Saint-Siège quant à la conservation et à l'observation de la Liturgie romaine dans les églises de France ; il eût encore violé toutes les règles en conférant ainsi à des évêques particuliers le droit de rédiger leurs bréviaires et missels, sans exiger qu'ils les présentassent à l'approbation de Rome. Ces livres faits ou à faire eussent été déclarés purs, orthodoxes, légitimes, sans jugement préalable. Sous ce point de vue encore, le Légat eût violé les règles les plus essentielles de l’Église, en laissant les liturgies françaises dans un état qui, de l'aveu de Mgr l'archevêque de Toulouse, rendrait impossible d'en assurer l'orthodoxie.

En cinquième lieu, les pouvoirs que confère le Légat aux nouveaux archevêques et évêques, n'ont rapport qu'à la célébration des divins Offices, aux rites et cérémonies qui seront observés dans les cathédrales ; ce décret est uniquement relatif aux chapitres. En admettant qu'il accorde à ces prélats le pouvoir de fixer le bréviaire et le missel à l'usage de leurs cathédrales, à quel titre, Monseigneur, pourront-ils imposer ces livres aux curés du diocèse, aux simples sous-diacres, qui ne font point partie des chapitres ? Pas un mot dans le décret ne fait allusion

 

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à la Liturgie pour le corps des diocèses. L'obligation de l'Office divin étant personnelle, même quant à la forme, sub pœna non satisfaciendi, le Légat, faute de vouloir bien expliquer qu'il entend par les Chanoines tous les clercs du diocèse astreints à l'Office divin, ouvre la voie aux plus graves anxiétés de conscience, s'il a eu réellement intention de donner à son décret l'étendue inouïe que vous lui prêtez.

En sixième lieu, le décret du Légat pour l'érection des chapitres, confère aux nouveaux archevêques et évêques un droit extraordinaire, dont ils ne peuvent user qu'une seule fois, et qui s'épuise par le premier usage qu'ils en font. Ils doivent envoyer au Légat une copie authentique des actes qu'ils ont émis dans l'usage de cette délégation. En admettant même, pour un moment, que ces prélats auraient pu, en vertu du décret, faire canoniquement le choix d'un missel ou d'un bréviaire pour leurs cathédrales, cette faculté s'éteignait par ce seul acte, et il leur était interdit d'en réitérer l'usage dans la suite. Ainsi, Monseigneur, votre interprétation d'un décret qui était hors de cause, se trouve défavorable aux évêques qui ont donné de nouveaux bréviaires et de nouveaux missels depuis 1802.

Mais, me direz-vous, Monseigneur, quels pouvoirs le décret conférait-il aux nouveaux évêques ? — Le pouvoir d'ériger et d'organiser leurs chapitres cathédraux ; pas autre chose. Or, tout le monde sait qu'il est impossible d'organiser un chapitre sans publier des règlements pour déterminer dans ce chapitre la célébration des divins offices,les rites et cérémonies qui seront observés dans l'église et au chœur, et les autres fonctions qui doivent être remplies par les dignités et chanoines. Mais, attendu que la création et l'organisation d'un chapitre font partie des attributions du droit papal, il était nécessaire que l'autorité du Légat intervînt,  au  nom du  Saint-Siège,  pour

 

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conférer aux évêques la délégation qui fait l'objet du décret. Les Papes, dans la Bulle de création des nouveaux évêchés, confèrent souvent au premier évoque ce même droit d'ériger son chapitre, à la condition de le faire conformément aux canons ; mais je défie qui que ce soit d'alléguer le moindre fait tendant à prouver qu'on ait jamais entendu cette concession dans le sens d'une autorisation pour régler la teneur des livres liturgiques.

Que firent donc les Évêques de France en 1802 pour appliquer la délégation qui leur était conférée ? Vous nous l'apprenez vous-même, Monseigneur : « Les uns,et c'était le plus petit nombre, après avoir rétabli l'usage diocésain, avaient statué que l'office divin en entier serait célébré tous les jours dans les cathédrales, aussitôt que faire se pourrait ; les autres avaient seulement astreint les chanoines à célébrer tous les jours une grand'messe capitulaire, précédée de la récitation ou du chant de deux petites Heures, ou d'une seule, et à chanter ou psalmodier les vêpres après midi. Ici on n'avait obligé les chapitres qu'à dire au chœur une messe basse tous les jours de la semaine, et à y psalmodier vêpres et complies. Ailleurs, le devoir des chapitres se réduisait à célébrer l'office canonial, tout entier, les Dimanches et Fêtes, à partir des premières vêpres du samedi (1). »

Les évêques de 1802 avaient donc parfaitement compris le sens du décret qui les chargeait de régler dans leurs cathédrales la célébration des divins offices, les rites et cérémonies à observer dans les églises et au chœur. « Ils envoyèrent ces règlements si divers entre eux au Légat, les soumettant à son approbation ; mais le représentant du Souverain Pontife leur fit cette

 

(1) Il s'agit sans doute ici des premières vêpres du Dimanche; car si le Samedi avait des premières Vêpres, on les chanterait le Vendredi.

 

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remarquable réponse : « Vous ayant délégué par mon décret du 9 avril 1802, le pouvoir défaire ces sortes de statuts eu définitif, ils n'ont plus besoin d'approbation ultérieure (1). » Nous sommes vous et moi pleinement d'accord sur tous ces faits, Monseigneur, sauf toutefois que vous n'êtes pas fondé à transformer  en circulaire à tous les évêques la lettre du Légat au Cardinal  Cambacérès, dont vous avez extrait les paroles  qui précèdent.

Mais j'avoue que je suis étourdi de la  conclusion que vous tirez de ces mêmes paroles, quand bien même elles y, eussent figuré dans une circulaire. « De  manière, dites-vous, Monseigneur, que  les  différences et les  variétés liturgiques qu'on voit dans nos églises et qui choquent à un si haut point le P. Abbé de Solesmes, ont été sanctionnées par la puissance pontificale ; les preuves authentiques de cette auguste sanction se trouvent entre nos mains. Elle a pris place dans le  Corps du Droit canonique, et elle nous servira de règle jusqu'à ce que le pouvoir souverain dont elle émane  l'ait canoniquement révoquée (2). »

Mais, Monseigueur, je n'ai jamais, que je sache, écrit une seule ligne pour me plaindre des différences et des variétés qu'on remarque dans nos cathédrales au sujet de l'office capitulaire ; je désire ardemment qu'il soit célébré en entier par tous les Chapitres de France ; mais je n'ai jamais fait part au public de ce désir qui m'est assurément bien permis. Voulez-vous dire, Monseigneur, et cela est trop évident, que les différences et les variétés qui se remarquent dans les livres liturgiques en usage non seulement dans les cathédrales, mais encore jusque dans les moindres églises paroissiales, et qui me semblent en effet fort regrettables, ont été sanctionnées par le Légat ?

 

(1) Examen, page 479.

(2) Examen, page 480.

 

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Nous avons vu qu'il était impossible que le décret eût cette portée. Le Légat eût-il accompli ce grand acte pontifical, en approuvant les règlements capitulaires des évêques ? Vous êtes bien obligé d'avouer, Monseigneur, qu'il n'en est rien. D'abord, parce que ces règlements ne parlaient pas des livres liturgiques ; en second lieu, parce que vous venez de convenir vous-même que le Légat ne jugea pas à propos de sanctionner ces règlement. L'auguste sanction est donc encore à venir.

Permettez moi, Monseigneur, de réclamer aussi sur ce que vous dites que les actes du Cardinal Caprara auraient pris place dans le Corps du Droit canonique. Je ne me permettrai pas de dire que vous n'avez jamais feuilleté le Corps du Droit canonique ; mais je prendrai cependant la liberté de vous rappeler que ce Code de l’Église catholique est clos depuis six siècles, et que les actes des Légats n'y figurent pas, non plus que les Brefs d'approbation des liturgies, ainsi que vous l'avez dit ailleurs (1).

Vous ajoutez, Monseigneur : « Si l'auteur des Institutions liturgiques ignore ces choses, qu'il les apprenne ; s'il les sait, qu'il daigne les expliquer (2). » — En effet, Monseigneur, j'ignorais jusqu'ici qu'on pût avoir la pensée d'aller compromettre la cause des liturgies françaises une fois de plus, à propos d'un décret qui ne les concerne en rien ; et, quant aux explications, j'en appelle au public qui jugera si celles que je vous ai fournies sont suffisantes. Mais, Monseigneur, pour en finir avec cette discussion, dans laquelle, certes, vous ne m'avez pas épargné les épithètes les plus énergiques, il est une chose qui m'étonne encore plus que tout le reste, c'est que, après le Bref de Grégoire XVI à Mgr l'archevêque de Rheims, qui apprécie comme nous avons vu, l'arbitraire et les divergences

 

(1)  Examen, page 147.

(2)  Ibid., page 480.

 

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liturgiques dont nos églises sont le théâtre, vous ayez pu appeler ce déplorable état de choses, l’ Œuvre de Pie VII et de son Légat, un édifice que Rome elle-même a construit par les mains de nos premiers évêques (1) !

Mais il est temps de clore enfin cette Lettre ; je la terminerai par un résumé de la discussion tout entière.

Nous avons vu que la discipline ecclésiastique étant intimement liée au dogme lui-même, les changements arbitraires dont cette discipline serait l'objet ne peuvent manquer de produire des résultats funestes pour la doctrine considérée soit en elle-même, soit dans les moyens à l'aide desquels elle se propage et se conserve.

La liaison intime de la Liturgie avec la tradition divine et ecclésiastique dont elle est un des principaux instruments, le rapport de l'unité de formules avec l'unité de foi et de hiérarchie, ne permettent donc pas d'envisager avec indifférence les innovations introduites dans la discipline liturgique, par suite desquelles cet élément sacré de la tradition, ce moyen puissant de l'unité, a été restreint, chez nous, aux simples proportions diocésaines.

L'Église se gouverne et se maintient par la discipline générale, et cette discipline générale qui procède des règlements du Siège apostolique, est supérieure à l'autorité de tout prélat particulier. Les devoirs qu'elle impose s'étendent, sans intermédiaire et respectivement à tous les membres de l’Église, sans que les ordres contraires d'une puissance ecclésiastique inférieure puissent servir de titre au clergé et aux fidèles, pour s'écarter licitement des prescriptions de cette discipline universelle.

Les Réserves du Siège apostolique sur la juridiction des Ordinaires font partie de la discipline générale, et leur violation entraîne la nullité des règlements contraires ; la conscience des inférieurs n'est donc en sécurité que

 

(1) Examen, page 484.

 

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lorsqu'elle a satisfait au devoir de la soumission à l'égard de la plus haute puissance.

Mais il peut arriver que la plus haute puissance disciplinaire, qui doit être pleine de mansuétude et de charité, suspende la loi afin de compatir à une situation affligeante, et pour donner le temps à l'ordre de se rétablir ; dans ce cas, elle ne confirme pas les abus, elle en facilite le remède.

Or, la Liturgie dans l'Église latine est l'objet d'une Réserve apostolique ; cette Réserve a eu pour motif et pour résultat l'unité dans la Liturgie. L'unité liturgique, au moyen de cette Réserve, règne avec tous ses avantages dans l'immense majorité de l’Église ; les églises de France qui s'y étaient soustraites doivent donc y rentrer tôt ou tard.

En attendant cette heureuse et pacifique révolution, dont la réalisation est laissée au zèle et à la prudence des Evêques, le clergé et les fidèles doivent profiter, sans trouble et sans inquiétude, de la condescendance du Siège apostolique qui suspend, pour un temps, la loi générale de l'Église dans un nombre considérable des diocèses de France. En même temps, les enfants de l'Église doivent employer avec persévérance et discrétion les moyens qui sont à leur portée pour hâter le retour de l'unité liturgique dont ils connaissent le prix, et dont jouissaient leurs pères. Dieu daigne nous réunir tous bientôt dans une même prière, et resserrer en même temps les liens de la charité dont l'unité liturgique est le signe visible !

Tels sont, Monseigneur, les principes que j'ai établis dans cette dissertation, en même temps que j'ai essayé de répondre aux reproches si graves que vous avez adressés aux Institutions liturgiques. L'importance et l'étendue de cette belle question de l'unité dans la Liturgie, m'a contraint de lui consacrer cette longue Lettre tout entière, et j'arrive à la fin sans avoir pu encore aborder la question

 

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de l'hérésie antiliturgique que j'espérais y traiter avec ses développements. Je réserve donc cette question pour la Lettre suivante, où elle nous fournira de nouveaux points de vue sur une matière déjà si riche et si abondante.

 

Veuillez agréer, Monseigneur, le profond respect avec lequel je suis,

 

 

de Votre Grandeur,

 

Le très humble et très obéissant serviteur,

Fr. Prosper GUÉRANGER,

Abbé de Solesmes.

 

FIN  DU QUATRIÈME VOLUME.

 

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