Dialogues - S. Maur
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DIALOGUES DE S. GRÉGOIRE LE GRAND, PAPE

TRADUCTION NOUVELLE.

Avec une préface pour la défense et l’éclaircissement de cet Ouvrage.

Par *** de la Congrégation de S. Maur.

A PARIS, Chez Jean Baptiste Coignard , Imprimeur ordinaire du Roi rue S. Jacques , à la Bible d'Or.  M. DC. LXXXIX.

Avec Privilège et Approbation,  Monlouvier

LIVRE SECOND.

PREFACE.

 

Il y a eu en notre siècle un homme vénérable par la sainteté de sa vie, qui s’appelait Benoît, et à qui ce nom convenait fort bien, parce qu’il fut béni de Dieu et comblé de ses grâces. Dès la première jeunesse il eut le cœur, et la sagesse d’un vieillard : car dès lors plus réglé dans ses moeurs, qu’on ne l’est d’ordinaire à cet âge, il ne suivit  point les attraits de la volupté, et ne se permit aucun plaisir. Etant encore dans le pays ou nous sommes, il méprisa le monde avec toutes ses fleurs, et tous ses faux biens, quoiqu’il eût toute liberté d’en jouir autant qu’on le peut en cette vie, et il ne le regarda que comme un arbre sec et stérile, dont on ne doit point attendre de fruit. Il était d’une famille considérable des environs de Nursie, et ses parents l’avaient envoyé à Rome pour y apprendre les Sciences. Mais voyant que plusieurs de ceux qui y faisaient leurs études, se laissaient emporter au torrent des vices, quoiqu'il ne fit que d’entrer dans le monde, il résolut de s'en éloigner, de peur d'être infecté de ses fausses maximes, et que pour peu qu’il les goûtât, elles ne le précipitassent dans l’abîme du péché. Ne se mettant donc plus en peine d’acquérir la connaissance des lettres, il quitta sa maison, et les biens de son père ; et n’aspirant qu’à plaire à Dieu, il alla chercher quelqu’un, qui lui pût donner l’habit de la Religion. Il sortit ainsi de Rome sans avoir fait de progrès dans les études, mais cette conduite fut un effet de son intelligence dans les choses saintes, et fit voir que s’il ignorait les sciences humaines, il était éclairé de la sagesse, et de la lumière de l’Evangile. Je n’ai pas appris toutes ses actions, et je n’en rapporterai ici qu’une petite partie sur le récit que m’en ont fait quatre de ses Disciples ; savoir, Constantin homme très-vénérable, qui fut son successeur dans la charge d’Abbé du Montcassin, Valentinien qui a gouverné plusieurs années le Monastère de Latran, Simplice qui a été le troisième Abbé du Moncassin, et Honorat qui fait encore aujourd’hui cette fonction dans le monastère de Sublaque, qui a été la première demeure du Saint.

 

CHAPITRE PREMIER.

Du premier miracle de saint Benoit et de sa retraite à Sublaque.

Le jeune Benoît ayant renoncé aux études, sortit de Rome pour se retirer dans un désert. Il ne fut suivi que de sa nourrice, qui l’aimait avec beaucoup de tendresse. Etant arrivé au bourg d’Afile, il rencontra quantité d’honnêtes gens, qui par charité l’obligèrent s’entretenir avec eux, et à s’arrêter dans l’Eglise de saint Pierre. Sa nourrice cependant emprunta de quelques femmes du voisinage un crible pour nettoyer du blé, et après s’en être servi, le laissa imprudemment sur une table, ou il fut cassé par quelque accident : de sorte que ce vase n’était plus que deux pièces entièrement séparées l’une de l’autre. Cette femme revenant vers la table fut bien affligée de trouver brisé ce crible, qu’on ne lui avait donné qu’à condition de le rendre, et la douleur lui fit verser beaucoup de larmes. Le dévot et tendre Benoît, la voyant ainsi pleurer, fut touché de compassion, et pour la soulager, il prit les deux pièces du crible, et les emporta dans un lieu écarté, il y pria Dieu avec une ferveur accompagnée de larmes, et sa prière eut son effet. Car après qu’il se fut levé de terre il trouva le crible si parfaitement rétabli, que l’on n’y apercevait point de marque qu’il eut été cassé. Il alla aussitôt vers sa nourrice, et lui tendant entier ce même vase, dont il n’avait pris que les pièces, il lui donna une douce consolation, et guérit sa douleur. Ce miracle fut connu de tous les habitants du bourg, et les remplit d’étonnement. Ils suspendirent ce crible à l’entrée de leur Eglise, pour faire voir aux personnes de leur temps, et à la postérité, combien le jeune Benoît était avancé en vertu et en grâce, lorsqu’il avait commencé à marcher dans la voie étroite de la perfection. Ce crible fut ainsi exposé plusieurs années à la vue de tout le monde et demeura au-dessus de sa porte de l’Eglise, jusqu’à ce temps-ci de la guerre des Lombards.

Le sage Benoît, qui aimait mieux souffrir les misères du monde, que de s’en attirer l’estime et les louanges, et à qui il paraissait plus avantageux de soutenir les plus pénibles travaux pour le service de Dieu, que de jouir de la prospérité de douceurs de cette vie, quitta secrètement sa nourrice, et alla se cacher dans un désert appelé Sublaque qui est à quatorze ou quinze lieues de Rome. On trouve dans cette solitude une grande abondance d’eaux claires et froides, qui s’assemblent d’abord dans un lieu assez vaste, et y forme un lac, d’où sort la rivière d'Aniene. Benoît s'enfuyant vers ce désert rencontra un Religieux appelé Romain, qui lui demanda ou il allait. Le Saint se découvrit à lui, et Romain ayant appris sa résolution lui garda le secret, et l’aida à exécuter son dessin : il lui donna même l’habit de la Religion, et lui rendit depuis tous les bons offices, et toutes les assistances qui furent en son pouvoir. L'homme de Dieu étant arrivé à Sublaque, choisit pour retraite une grotte fort petite, et fort belle, et il y passa trois ans inconnu à tous les hommes, à la réserve de son confident Romain, qui demeurait dans un monastère voisin, sous la Règle, et la conduite de l’Abbé Theodat. Mais en de certains jours, Romain par une pieuse licence; le dérobait durant quelques heures à son Abbé, et sortant secrètement du cloître, portait au serviteur de Dieu des morceaux de pain, qu’il s’était retranché à lui-même en prenant ses repas; il n’y avait point de chemin par où l’on pût aller du monastère de Romain à la grotte du Saint, parce que l’on trouvait entre deux un rocher fort haut, et escarpé. Mais Romain s’approchant d’un certain endroit de ce rocher, jetait en bas vers la grotte une longue corde, à l’extrémité de laquelle étaient attachés les morceaux de pain avec une clochette, pour avertir le Saint de les venir prendre. Ce commerce de charité excita l’envie du démon ; il ne put souffrir que ce Religieux s’appliquât avec tant de soin à fournir au Saint ce qui lui était nécessaire, ni que le Saint reçut ces assistances de ce Religieux, et pour y mettre obstacle, voyant un jour que Romain descendait la corde avec le pain qui y était lié, il jeta une pierre et cassa la clochette. Cette insulte n’empêcha pas néanmoins que Romain ne continuât à secourir le Saint par les voies qu’il jugea les plus commodes, et les plus sûres.

Mais enfin la divine providence voulut le délivrer de cette peine, et faire connaitre aux hommes la vie de Benoît, afin qu’il leur servit d’exemple, et que comme un flambeau placé sur le chandelier, il éclairât ceux qui étaient dans la maison de Dieu, qui est l’Eglise. Pour cet effet le jour de Pâques, notre Seigneur apparut dans une vision à un prêtre, qui demeurait assez loin de Sublaque, et qui avait apprêté quelques mets pour son dîner, et il lui dit : Vous vous préparez des délices ; tandis que mon Serviteur meurt de faim dans ce désert. Ce bon prêtre se leva aussitôt, et sans être retenu par la considération de la fête, il prit ce qu’il avait apprêté, et alla vers Sublaque. Il chercha l’homme de Dieu par des montagnes presque inaccessibles par de profondes vallées, et par des plaines non cultivées, et sans route ; et enfin il le trouva caché dans sa grotte. Après l’avoir salué, il fit avec lui la prière, puis s’étant tous deux assis, ils continuèrent encore à rendre grâce à Dieu, et s’entretinrent fort doucement du bonheur de la vie éternelle. Ensuite le prêtre dit au Saint : Levez-vous, s’il vous plaît, afin que nous prenions de la nourriture, puisqu'il est aujourd’hui la grande fête de Pâques. Je crois ce que vous dites, lui répondit l’homme de Dieu, il est aujourd’hui Pâques pour moi, puisque notre Seigneur m’accorde le bien de vous voir. Car Benoît vivant dans une entière séparation des hommes, ne savait pas que l’Eglise célébrât en ce jour-là la fête de Pâques. Mais le vénérable prêtre l’en assura de nouveau, lui disant : Ce jour-ci est véritablement la fête de Pâques cette fête solennelle, instituée pour honorer la résurrection de notre Seigneur, c’est pourquoi il ne faut pas que vous continuiez y être jeûne, et le Dieu tout-puissant ne m’a envoyé vers vous, qu’afin que nous prenions ensemble cette nourriture, que sa bonté nous a donnée. Ils firent donc la prière, et ayant béni et invoqué le Seigneur, ils mangèrent des mets que le prêtre avait apportés. Le repas fut suivi de quelque entretien qu’ils eurent encore ensemble, après quoi le prêtre retourna à son Eglise. En ce même temps quelques pasteurs qui menaient leurs troupeaux dans ce désert ou aux environs, aperçurent le Saint caché dans sa grotte. Comme il était vêtu de peaux, et caché dans des buissons, ils crurent d’abord que c’était quelque bête ; mais ayant reconnu que c’était un serviteur de Dieu, plusieurs en furent tellement touchés qu’ils se convertirent, et qu'au lieu qu’auparavant ils ne vivaient eux-mêmes que comme des bêtes, ils commencèrent à bien régler leurs mœurs et à observer les lois de la piété. On parla du Saint dans tous les lieux voisins, son nom y devint, célèbre, et il n’y avait personne qui ne le connût au moins de réputation. Depuis ce temps-là il commença d’être souvent visité des habitants du pays ; plusieurs lui apportaient de quoi nourrir son corps, et en échange ils recevaient de sa bouche de saintes instructions, qu’ils rapportaient dans leurs coeurs, comme un aliment propre pour y conserver, et faire croitre la vie de la grâce.

 

CHAPITRE II.

De la victoire remportée par saint Benoît sur une tentation de la chair.

Un jour que le saint était seul dans sa grotte, il fut attaqué par cet esprit de ténèbres, que sa malice a rendu le tentateur des hommes. Un petit oiseau de plumage noir, que l’on appelle communément un merle, commença à voler autour de son visage, et il s’en approcha de si près, que le Saint en était incommodé. Il aurait bien pu se défendre de ses insultes, en le prenant avec la main, mais il aima mieux-faire le signe de la croix, et par ce moyen il chassa cet importun. Dès que l’oiseau se fut retiré, le Saint se sentit pressé d’une forte tentation de la chair, et telle que jusqu’alors il n’en avait point eu de si violente. Le malin esprit sachant que le serviteur de Dieu avait autrefois regardé avec quelque attention une femme qui était bien faite, il l’en fit souvenir, et par une vive idée qu’il en retraça dans son imagination, il alluma un si grand feu dans son cœur, que dans le moment qu’il y ressentit ces impressions d’amour pour cette personne, cédant aux attraits de la volupté, il délibérait presque de sortir du désert. Mais ayant été promptement secouru de la grâce du Ciel il revint à soi, et voyant auprès de lui un lieu plein d’épines, et d’orties il quitta son habit, et se jeta tout nu dans ce buisson. Il se roula si longtemps sur ces orties et ces ronces, qu’il en sortit tout blessé ; mais les blessures de son corps servirent de remède à la blessure de son âme, et il lui fut très-salutaire d’avoir substitué le sentiment de la douleur à celui de la volupté, parce que l’inflammation des cuisantes plaies qu’il reçut au dehors, éteignit la mauvaise flame qui avait commencé à le brûler au dedans. Ainsi par le changement d’une ardeur qui le flattait, en une autre qui le fit souffrir, il se rendit victorieux du péché. Cette victoire lui apporta encore cet avantage qu’elle réprima fortement, et éteignit presqu’en lui le sentiment du plaisir, de sorte qu’il ne fut plus sujet à ces sortes de tentations, comme il l’avoua depuis à ses disciples. De plus il y eut quantité de personnes qui commencèrent à quitter se siècle, et à se soumettre à sa direction, et à sa conduite. Aussi il était bien juste qu’étant affranchi de cette infirmité, qui produit les tentations, il devint un maître de vertu ; sur quoi on peut observer que Moïse ordonne que les Lévites à l’âge de vingt-cinq ans et au delà serviront à l’autel et que lorsqu’ils auront cinquante ans, ils seront commis pour garder les vases sacrés.

PIERRE. J’entrevois et découvre un peu le sens moral de cet endroit de l’Ecriture que vous venez d’alléguer, mais je vous prie de m’en donner une plus ample explication,

GRÉGOIRE. Il est clair, mon cher Pierre, que dans la jeunesse, les tentations de la chair sont violentes, mais depuis à l’âge de cinquante ans la chaleur du corps se ralentit, et diminue beaucoup. Les vases sacrés figurent les âmes des fidèles. Il est donc nécessaire que les élus, qui sont encore exposés aux tentations vivent dans l’obéissance, qu’ils servent les autres, et que ces humbles et pénibles emplois mortifient leur chair, et en répriment les mauvais désirs mais lorsqu’étant avancés en âge, ils jouissent d’une tranquillité, et d’une paix d’esprit d’autant plus grande, quelle; n’est plus troublée par sa chaleur, et l’orage des tentations, ils sont préposés pour garder les vases du Seigneur, parce qu’on leur permet d’instruire les âmes, et qu’ils en deviennent les directeurs, et les maîtres.

 

 

PIERRE. Ce que vous dites, m’agrée beaucoup, mais après nous avoir ainsi découvert le sens caché de ce passage de l’Écriture, je vous prie de continuer à nuits raconter la Vie de ce saint homme.

 

CHAPITRE III

D’un verre qui fut cassé par saint Benoît en faisant dessus le signe de la Croix.

 

L’Homme de Dieu étant affranchi des tentations, fit de nouveaux progrès dans la vertu, et son âme devint encore plus seconde en bonnes oeuvres, comme l’on voit qu’une terre rapporte plus de fruit après que l’on a pris soin d’en arracher les épines, et de la cultiver. Sa vie paraissait si sainte, et si édifiante, que chacun en faisait l’éloge, et son nom était célèbre dans tout le pays. Non loin de sa solitude ; il y avait un Monastère, dont l’Abbé vint à mourir. Tous les Religieux allèrent aussitôt vers le vénérable Benoît, et le supplièrent instamment de vouloir être leur Supérieur  : il s’en défendit, longtemps alléguant pour excuse que ses moeurs étaient trop différentes des leurs, pour pouvoir compatir ensemble, mais ensuite, vaincu par leurs prières, il leur accorda ce qu’ils souhaitaient. Ayant donc pris  la conduite de leur Communauté, il s’appliqua à y faire observer les lois de la vie régulière ; il prit soin que les Religieux marchassent dans la voie étroite de leur profession, et si auparavant ils s’en écartaient à droit ou à gauche par des actions contraires à leur devoir, il ne voulut plus souffrir ce désordre. Cette conduite n'agréa point à ces Moines. Insensés et ennemis de leur propre bien, ils commencèrent à s’accuser eux-mêmes d’avoir demandé pour Supérieur un homme, dont la vigueur et la doctrine ne s’accommodait point avec leur dérèglement et leur lâcheté. Ils voyaient que sous un tel Abbé les choses mauvaises n’étaient plus permises, il leur fâchait d’être réduits à changer de coutume, et d’usage ; il leur était dur et incommode d’être obligés de pratiquer une nouvelle Observance, après que leurs esprits avaient vieilli dans le relâchement ; et enfin parce que la vie des gens de bien est toujours à charge aux méchants, quelques-uns de ces Moines déréglés traitèrent entr’eux des moyens de se défaire du Saint. La voie qu’ils choisirent, fut celle du poison ; ils en mêlèrent donc dans du vin, et allèrent présenter le verre à leur Abbé qui était à table, afin qu’il le bénit suivant l’usage du Monastère. Le vénérable Benoît étendit sa main, forma le signe de la croix, et par ce signe sacré casse le verre que l’on tenait assez loin de lui ; de sorte que le verre où était ce poison, fut aussi promptement cassé, que si au lieu de le bénir avec le signe de la croix, il eût jeté dessus une pierre, par ce prodige l’homme de Dieu reconnut que le verre était plein d’un breuvage mortel, puisqu’il n’avait pu porter le signe de la vie. Il se leva de table et ayant appelle auprès de lui les Religieux, il leur dit avec un visage serein, et d’un esprit tranquille. Que le Dieu tout-puissant vous le pardonne, mes frères, pourquoi avez-vous voulu me traiter de la sorte, ne vous avais-je pas bien dit que vos moeurs ne pourraient compatir avec les miennes, allez chercher un autre Abbé qui puisse s’accommoder avec vous, car vous ne m’aurez plus à l’avenir pour Supérieur. Le Saint s’en retourna ensuite dans sa chère solitude, et demeura seul avec lui-même en présence du souverain Créateur, aux yeux duquel rien n’est caché.

PIERRE. Je n’entends pas bien que signifient ces mots, qu’il demeura seul avec lui-même.

GRÉGOIRE. Si le Saint homme ayant dans sa Communauté des Religieux dont les mœurs étaient si différentes des siennes, et qui avaient tous conspiré contre lui, eut entrepris de les forcer à vivre sous son obéissance, il aurait été peut-être obligé de relâcher quelque chose de la forte et vigoureuse observance, qu’il s’était prescrite ; et n’aurait pu que difficilement conserver la tranquillité, et la paix de l’âme, dont il jouissait auparavant, de sorte que son esprit, qui jusqu’alors avait contemplé avec tant de fruit la lumière de la vérité, aurait été souvent détourné de ce saint exercice. Pendant qu’il se serait fatigué chaque jour à instruire ces Moines, et à les reprendre de leurs fautes, il aurait eu moins de soin de sa propre confidence ; il serait sorti hors de lui-même, et n’aurait pas retrouvé ( ces brebis égarées. ) Car toutes les fois que par le mouvement de la pensée nous nous éloignons trop de nous-mêmes, nous sommes toujours nous-mêmes, mais nous ne sommes plus avec nous-mêmes, parce que cessant de nous regarder nous-mêmes, nous nous appliquons à d’autres objets, comme des vagabonds qui vont en divers lieux. Dirons-nous que celui-là était avec soi-même, qui s’en alla dans un pays éloigné, qui dissipa le bien qu’il avait reçu de son père, qui s’étant attaché au service d’un des habitants du pays, fut employé à garder les pourceaux, qui ayant faim eut bien voulu se rassasier des écosses que mangeaient ces bêtes, et qui commençant à penser aux biens, et aux avantages qu’il avait perdus, revint à lui, et selon l’Ecriture se dit à lui-même : Combien y a-t-il de serviteurs dans la maison de mon Père qui ont du pain en abondance, tandis que je suis ici à mourir de faim. Si cet enfant prodigue eut été avec lui-même, d’où serait-il revenu à soi ; je puis donc dire avec raison que le vénérable Abbé étant de retour à Sublaque  demeura avec lui-même, parce que son unique occupation était de veiller sur sa conscience, et que se tenant sans cesse en la présence du Créateur, il considérait et examinait la conduite et ses actions, sans permettre à son esprit de sortir hors de lui-même, et de porter sa vue sur d’autres objets.

PIERRE. Comment, donc faut-il entendre cet endroit de l’Ecriture, où il est rapporté que l’Apôtre saint Pierre se voyant délivré de prison par le ministère d’un Ange, revint à soi, et se dit à lui-même : C’est à présent que je sais avec certitude, que le Seigneur a envoyé son Ange, et qu’il m’a délivré de la main d’Hérode, et de toute l’attente du peuple Juif.

GRÉGOIRE. Mon cher Pierre, nous sommes tirés hors de nous-mêmes en deux manières, car ou nous tombons au-dessous de nous-mêmes par la chute de notre esprit, qui se laisse entrainer vers les choses qui lui sont inférieures, ou bien nous sommes élevés au-dessus de nous-mêmes par la grâce de la contemplation. Celui donc qui fut employé à garder les pourceaux, tomba sous lui-même par sa dissipation, et l’égarement de son esprit, et par ses excès, et ses débauches -, mais ce saint Apôtre, dont l’Ange rompit les chaînes, fut ravi en extase, et sortit véritablement hors de lui-même, mais ce fut pour s’élever au-dessus de lui-même, Chacun d’eux revint à soi, le premier en se retirant de ses désordres, et en rentrant dans le secret de son cœur : et le second en descendant du haut degré de la contemplation, dans l’état de l’intelligence commune et ordinaire, où il se trouvait auparavant. Ainsi le vénérable Benoît vivant dans la solitude demeurait avec lui-même, entant qu’il se tenait renfermé dans la considération de ses propres actions,. et dans le soin de son salut : mais lorsque l’ardeur de la contemplation le tirait hors de lui pour méditer sur les plus hautes vérités, il se quittait lui-même, par un saint transport, qui l’élevait au-dessus de lui-même.

PIERRE. Je goûte fort ce que vous dites ; mais je vous prie de résoudre encore une difficulté. Ce saint homme devait-il ainsi abandonner des Religieux, dont il avait pris la conduite.

GRÉGOIRE. Mon cher Pierre, je crois qu’il faut supporter les méchants, qui sont dans une communauté, lorsqu’il s’y trouve quelques bons, à qui son peut se rendre utile ; mais s’il n’y reste plus de personnes vertueuses, qui puissent profiter de nos soins, et de nos instructions, ce serait quelquefois un travail fort mal employé, que de vouloir encore gouverner des gens qui s’opiniâtrent dans leur désordre, et il est mieux sans doute de s’épargner cette perte, s’il y a sujet d’espérer qu’en se transportant dans quelque lieu du voisinage, l’on y fera plus de fruit et que l’on y attirera plusieurs âmes au service de Dieu. Pourquoi ce saint homme se serait-il arrêté plus longtemps dans ce monastère, il n’y voyait plus de brebis à garder, tous ces faux Frères étaient devenus ses ennemis, et s’étaient joint ensemble pour le perdre. Il faut ici découvrir une conduite qu'observent les plus parfaits, quoique la raison et la cause en demeure souvent cachée dans leur esprit. Quand ils voient qu’ils travaillent en vain dans quelque lieu, ils passent en un autre, où ils espèrent de faire plus de fruit. De là vient que cet excellent Prédicateur, qui souhaitait de se voir délivré des liens de son corps, et d'être avec Jésus Christ : qui disait que Jésus-Christ était sa vie, et que la mort lui serait un gain et un avantage, qui désirait avec ardeur de souffrir les plus grands maux pour la défense de l’Evangile, et qui tâchait d'inspirer aux autres le même zèle, chercha le moyen de sortir secrètement de Damas, ou on le persécutait, et se fit descendre le long de la muraille dans une corbeille. Dirons-nous que saint Paul redoutait la mort, lui qui protestait si hautement qu’il la souhaitait pour l’amour de Jésus-Christ ; mais voyant qu’en l’état où étaient les choses à Damas, il aurait bien de la peine à y continuer ses fonctions, et qu’il n’y pourrait faire que peu de fruit, il s’en tira, et se conserva ainsi pour travailler ailleurs avec plus d’utilité et de succès. Le généreux Apôtre, qui était engagé par son ministère à combattre pour les intéresse de Dieu, ne voulut point se tenir renfermé dans l’enceinte de cette Ville, mais il en sortit pour chercher ailleurs un champ de bataille, et pour détruire l’idolâtrie par ses victoires. Il en est de même du vénérable Benoît, et si vous écoutez avec plaisir ce que je vous raconte de ses actions, vous reconnaitrez bientôt que s’il abandonna ces faux Frères, que leur endurcissement rendait incapables de profiter de ses instructions, ce fut pour aller convertir en d’autres lieux un bien plus grand nombre de personnes, qu'il fit passer de la mort du péché dans la vie de la grâce.

PIERRE. La lumière du bon sens, et l’exemple de saint Paul que vous avez allégué si à propos, font voir clairement la solidité de votre décision ; mais, je vous prie de continuer à nous raconter les actions d’un si illustre Père.

GREGOIRE. Le saint homme étant revenu, dans son désert de Sublaque,  y éclata longtemps par ses vertus, et par ses miracles, et il y assembla quantité de personnes, qui se consacrèrent au service du Dieu tout-puissant. De sorte qu’avec le secours de notre Seigneur Jésus-Christ, il bâtit douze monastères, et mit dans chacune de ces maisons, douze Religieux avec un Abbé particulier pour les conduire. Il ne retint auprès de lui que quelques-uns de ses disciples, qu’il jugea avoir encore besoin de sa présence, pour être mieux formés à la perfection. Ce fut alors que plusieurs Citoyens de Rome qui étaient considérables par leur noblesse et par leur vertu, commencèrent à le visiter, et à lui offrir leurs enfants, afin qu’il les élevât dans la piété, et qu’il leur apprit à ne vivre que pour Dieu. Eutyche, et Tertulle qui avait l’honneur d’être patrice Romain, vinrent voir le Saint, et lui confièrent leurs enfants, de qui ils avaient déjà conçu une bonne espérance ; le premier offrit son fils Maur, et le second son fils placide. Maur quoique jeune se distingua bientôt par l’innocence de ses mœurs, et mérita d’être choisi par son maître, pour le seconder dans ses fonctions. Pour Placide, ce n’était qu’un enfant, et sa conduite tenait encore de la faiblesse de son âge.

 

CHAPITRE IV.

De la manière dont saint Benoît corrigeât un Moine vagabond.

Dans un des monastères que le Saint avait fondés autour de sa solitude, il y avait un Religieux, qui ne pouvait demeurer en place, pour faire oraison avec les autres : car dès que les Frères de la communauté commençaient à s’appliquer à ce saint exercice, il sortait de l’Eglise, et laissant aller son esprit après quelque objet terrestre, et passager, il s’en faisait une occupation. Son Abbé le reprit souvent d’un si grand défaut, et voyant qu'il ne gagnait rien sur son esprit, il l’envoya à l’homme de Dieu. Le Saint lui reprocha fortement son extravagance, et le pressa de changer de conduite. Ce Religieux ayant reçu cette correction, revint à son monastère ; mais à peine se souvint-il pendant dix jours de l’avertissement que lui avait donné le Saint : car le troisième il retomba dans son désordre, et recommença à sortir, et à se promener hors de l’Eglise au temps de l’oraison. L’Abbé qui avait été établi dans cette charge par le serviteur de Dieu, lui en donna avis, et le Saint lui dit pour  réponse, qu’il irait au monastère, et le châtierait lui-même. Il y vint en effet, et assista à l’Office. Les Religieux ayant achevé de chanter les Psaumes  à l’heure convenable, se mirent en oraison, et en ce même temps le Saint jetant les yeux sur ce Moine, qui ne pouvoir s’arrêter à prier Dieu avec les autres ; aperçût un enfant tout noir, qui le tirait par le bord de sa robe, et le traînait hors de l’Eglise. Il dit alors en secret à Pompejan Abbé du monastère, et à Maur serviteur de Dieu : Ne voyez-vous pas celui qui tire dehors ce Moine ? Et ils répondirent qu’ils ne voyaient pas celui qu’il leur marquait. Mettons-nous en prière, leur dit le Saint, afin que vous voyez aussi qui est celui que fuit ce Moine. Après avoir prié Dieu pendant deux jours, Maur Religieux aperçût cet enfant noir, mais l’Abbé Pompejan ne le put voir. Un autre jour l’oraison étant finie, l’homme de Dieu sortit de l’Eglise, et rencontra ce Moine, qui en était sorti auparavant, selon sa mauvaise coutume, et se tenait debout. Le Saint, qui connaissait l’aveuglement de son coeur, au lieu d’employer des paroles pour le corriger, se servit d'une baguette, et l’en frappa. Cette rigueur fut sa guérison, car depuis ce jour-là cet enfant noir ne le pressa plus de quitter l’exercice de la prière, et ce Religieux s’y appliqua avec les autres sans sortir de sa place ; de sorte que cet ancien ennemi n’osa plus s’approcher de lui, pour se rendre maître de son esprit : mais il parut dompté et abattu, même si lui-même eut reçu les coups que le Saint avait donnés à son disciple.

 

CHAPITRE V.

D’une source d'eau produite sur montagne par la prière du Saint.

De ces monastères bâtis par le Saints dans la solitude de Sublaque, il y en avait trois, qui étaient situés dans les rochers de la montagne. C’était une chose très pénible pour les Religieux, que d’être tous les jours obligea de descendre au Lac, pour y puiser de l’eau, et ce travail les incommodait d’autant plus, qu’il était accompagné de danger, et qu'ils craignaient de tomber en descendant, parce que la pente de la montagne était fort raide. Les Frères des trois monastères s’étant assemblés, allèrent trouver Benoît serviteur de Dieu, et lui dirent : Ce nous est une grande fatigue de descendre tous les jours jusqu’au Lac pour avoir de l’eau, et c’est pourquoi il est nécessaire de changer de lieu, et de placer ailleurs nos monastères. Le Saint ayant, écouté leurs plaintes, les confola par de douces paroles, et les renvoya en paix. La nuit suivante, il s’en alla aux rochers de la montagne avec le petit Placide, dont nous avons parlé, et il y fut longtemps en oraison. Sa prière étant achevée, il mit en ce lieu-là trois pierres pour servir de marques, et il s’en retourna à son monastère, sans qu’aucun de ces Religieux eut connaissance de ce qu'il avait fait. Un autre jour ces mêmes Frères étant retournés-vers lui, pour lui représenter combien il leur était incommode de manquer d’eau, il leur dit :  Allez et creusez un peu la roche dans un lieu, où vous verrez trois pierres l’une sur l’autre, car Dieu qui est tout-puissant, pourra bien faire couler de l’eau sur le haut de la montagne pour vous délivrer de la fatigue d’un si long chemin. Ces Religieux étant allés à cet endroit de la roche, que leur avait marqué Benoît, le trouvèrent humide, et ils y creusèrent une fosse qui fut-aussitôt remplie d’eau. Enfin l’eau continua à sortir de la roche, et elle coule encore aujourd’hui en si grande abondance, qu’elle forme un ruisseau, qui descend du haut de la montagne dans la vallée.

 

CHAPITRE VI.

Du fer d'une faucille qui vint se rejoindre miraculeusement au manche.

 

En un autre temps un homme Goth de nation, qui n’avait pas grand esprit, se présenta au vénérable Benoît pour se faire Religieux le serviteur de Dieu le reçût volontiers parmi ses disciples. Un jour le Saint lui fit donner une faucille, pour couper des buissons et des épines, qui occupaient un lieu où l’on voulait faire un jardin. Le lieu que le Goth eut ordre de défricher était situé sur le bord du Lac et comme il travaillait avec ardeur, et de toutes ses forces, pour en couper les ronces, qui étaient fort épaisses, le fer de sa faucille quitta le manche et sauta dans le Lac, dont l’eau était si profonde, qu’il n’y avait point d’espérance de pouvoir retirer ce fer. Le Got voyant que son fer était perdu, s’en alla tout tremblant vers Maur Religieux, il lui marqua le dommage qu’il avait causé au monastère, et se fournit d’en faire pénitence. Maur le fit incontinent savoir à Benoît serviteur de Dieu ; et sur cet avis Benoît vint, lui-même au bord du Lac. Il prit des mains du Goth, le manche, et l’enfonça un peu dans l’eau. Aussitôt le fer revint du fond du Lac, et se rejoignit au manche. La faucille étant ainsi rétablie, Benoît la rendit au Goth, et lui dit : Voilà votre faucille, allez travailler, et ne vous affligez pas davantage.

 

CHAPITRE VII.

De prompte obéissance de saint Maur, qui marcha sur l'eau.

 

Le vénérable Benoît étant un jour dans sa cellule, l’enfant placide . qui était un de ses Religieux, sortit du monastère, pour aller puiser de l’eau dans le Lac ; mais comme il vint à mettre sa cruche dans l’eau, il ne prit point assez garde à lui, son corps suivit la cruche, et il tomba dans le Lac. Dès qu’il fut tombé, les flots remportèrent presque aussi loin de terre, que la portée ordinaire des flèches. Le Saint qui était dans sa cellule, connut à l’instant même ce triste accident, et appellent aussitôt Maur son disciple, lui dit : Frère Maur, courrez promptement, cet enfant, qui était allé puiser de l’eau, est tombé dans le Lac, et déjà l’eau l’a emporté bien loin. Chose admirable, et inoüie depuis l’exemple que l’on en avait vue dans l’Apôtre saint Pierre, Maur ayant demandé, et reçu la bénédiction, courut vers le Lac, pour exécuter les ordres de son Abbé, pensant marcher sur terre, il s'avança jusqu’au lieu, où les flots avaient entraîné l’enfant, il le prit par les cheveux et le ramena fort vite au bord du Lac. Lorsqu’il fut ainsi à terre, il fit réflexion sur ce qu’il venait de faire, et regardant derrière lui, il s’aperçut, qu’il avait couru sur l’eau. Il en fût surpris, et tout effrayé, voyant qu’il avait fait ce qu’il n’aurait pas présumé de pouvoir faire, s’il eût pensé à ce qu’il faisait. Etant retourné au monastère, il raconta la chose à son Abbé.  Le vénérable Benoît n’attribua point ce miracle à son mérite, mais à l’obéissance de son disciple. Maur disait au contraire qu’il n’avait agi que par son commandement et qu’il ne pouvoir pas avoir eu de part à un miracle qu’il avait fait sans y penser. Dans cette pieuse contestation formée par l’humilité du S. Abbé, et de son disciple, s'offrit pour arbitre l’enfant même, qui avait été sauvé du péril, et il la termina par ces paroles : Lorsqu’on me tiroir de l’eau, je voyais dessus ma tête la robe de peaux de mon Abbé, et il me semblait que c’était lui qui me fallait sortir de l’eau.

PIERRE. Vous nous racontez des choses fort importantes, et qui pourront contribuer à l’édification de bien du monde. Pour moi plus j’apprends des miracles de ce saint homme, et plus j’ai envie d'en apprendre.

 

CHAPITRE VIII.

D’un pain empoisonné, qu’un corbeau alla jeter en un lieu éloigné, par l'ordre de saint Benoît.

 

Les communautés que le Saint avait établies en divers lieux de son désert, faisant voir par la ferveur de leur piété, qu’elles ne respiraient que l’amour de Jésus-Christ notre Seigneur et notre Dieu, plusieurs séculiers en étaient excités à quitter le mondé, et bannissant de leur cœur les sentiments d’orgueil et de présomption, venaient se soumettre humblement au doux joug de notre Sauveur. Mais comme c’est la coutume des méchants d’envier aux autres le bien et l’avantage de la vertu, quoiqu’ils n’y prétendent pas eux-mêmes, Florent prêtre d’une Eglise voisine, aïeul de Florent notre Sous-diacre, poussé du malin esprit, se mit à traverser les desseins du saint homme, pour cet effet il blâmait sa discipline, et sa manière de vie, et autant qu’il pouvait prévenir de personnes contre lui, il les détournait de lui aller rendre visite. Mais voyant que c’était en vain qu’il s'opposait à ses pieuses entreprises, et que l’estime que l’on faisait de son Observance, et de sa conduite, s’augmentait chaque jour, et portait quantité de Fidèles à se convertir, et à embrasser une meilleure vie, il en concevait une envie beaucoup plus ardente, et plus furieuse, qui le rendait encore plus méchant, parce qu’il souhaitait d’avoir la même réputation que le Saint, et que néanmoins il ne voulait pas régler ses moeurs, ni agir d’une manière qui pût justement lui mériter une bonne réputation. Enfin cette noire envie répandit de si épaisses ténèbres dans son esprit, qu’il ne craignit point d’envoyer pour présent au serviteur du Dieu Tout-puissant, un pain mêlé de poison. L’homme de Dieu le reçût avec action de grâces, mais le venin que l’on y avait caché, ne demeura pas caché pour lui, et il le découvrit aussitôt. Lorsqu’il prenait son repas, il y avait d’ordinaire un corbeau, qui venait de la forêt prochaine, et recevoir du pain de sa main. Le corbeau étant venu selon sa coutume, le serviteur de Dieu jeta devant cet oiseau le pain que ce prêtre lui avait envoyé, et il lui dit : Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, prends ce pain, et va le porter en un lieu, où il ne puisse être trouvé de personne. Alors le corbeau ouvrant le bec, et étendant les ailes, commença à courir autour de ce pain, et à croasser, comme s’il eût dit clairement, qu’il voulait bien obéir, mais qu'il ne pouvait pas exécuter le commandement qu’on lui faisait, mais l’homme de Dieu lui dit une et deux fois prends, prends ce pain sans crainte, et va le jeter en un lieu, où on ne le puisse trouver. : Le corbeau différa encore à le prendre, mais enfin il le prit avec son bec, il l’enleva, et partit. Il alla jeter le pain, selon le commandement qu’on lui avait fait, il revint trois heures après, et il reçût de la main du serviteur de Dieu, sa nourriture qu’il avait coutume de lui donner.

Au reste le vénérable Père voyant que ce prêtre le haïssait jusqu’à vouloir lui ôter la vie, était beaucoup plus affligé du péché de ce misérable, que de son propre danger. Mais Florent après avoir tenté inutilement de tuer le corps du maitre, entreprit de perdre l’âme de ses disciples. Le moyen dont il se servit, fut de faire entrer sept jeunes filles toutes nues dans le jardin du monastère, où demeurait le Saint. Dès que ces impudentes y furent arrivées, elles se donnèrent la main l’une à l’autre, et se jouèrent longtemps, pour tâcher d’allumer de mauvais désirs dans le cœur des Religieux. L’homme saint les apercevant de sa cellule, craignit qu’elles ne fissent tomber dans le péché quelques-uns de ses plus jeunes, et de ses plus faibles disciples : et comme il savait que Florent ne s’était porté à cette infamie, que pour lui faire de la peine, il aima mieux céder à l’envie, et se retirer. Il mit donc un prieur, et des Religieux dans les Eglises ou Oratoires qu’il avait bâtis, et accompagnés de logis convenables, et prenant avec lui un petit nombre de ses disciples, il alla demeurer ailleurs. Le saint homme se retira ainsi avec humilité, pour éviter la haine, et les insultes de Florent. Mais cependant ce mauvais prêtre fut terriblement frappé par la justice divine : car lorsqu’il était sur sa galerie de son logis, et que l’avis qu’on lui avait donné du départ du Saint, le faisait triompher de joie, tout le reste de la maison demeurant ferme sur ses fondements, la galerie tomba seule et écrasa sous ses ruines l’ennemi du Saint. Maur son disciple jugea qu’il en devait avertir le vénérable Père Benoît, qui n’était encore qu’à trois ou quatre lieues de Sublaque, et il envoya après lui, une personne qui lui dit de sa part : Revenez, mon Père, parce que le prêtre qui vous persécutait, n’est plus au monde. Cette nouvelle affligea extrêmement l’homme de Dieu, soit parce qu’il fut touché de la mort funeste de son ennemi, ou parce qu’il vit que son disciple s’en était fait un sujet de joie, et sa douleur éclata par des gémissements, et des plaintes. Elle parut encore par la pénitence qu’il imposa à ce Religieux, pour le punir de ce qu’en se pressant de lui faire ainsi savoir cet accident, il avait présumé de se pouvoir réjouir de la mort d’un ennemi.

PIERRE. En vérité vous me dites des choses merveilleuses, et que l’on ne peut entendre sans étonnement. Il me semble que je vois dans ce saint Abbé un nouveau Moïse, qui fait sortir de l’eau de la dureté du rocher. Ce fer qu’il retira du fond du Lac rappelle à ma mémoire le prophète Élizée ; son disciple qui marche sur les eaux, me fait souvenir de l’Apôtre saint Pierre, je vois un autre Élie dans l’obéissance que lui rend le corbeau et un second David dans la tristesse qu’il ressent de la mort de son ennemi : d’où je conclus que ce saint homme a été rempli de l'esprit de tous les Justes.

GRÉGOIRE. Cet homme de Dieu appelé Benoît, n’a eu que l’esprit de Dieu, qui par la grâce de la rédemption a rempli le coeur de tous les élus, suivant cette parole de saint Jean : Celui-là était la vraie lumière, qui éclaire tout homme venant dans le monde . Et de qui l’Ecriture dit encore : Nous avons tous reçu de sa plénitude : car ces saints hommes ont pu recevoir de Dieu le don des miracles, mais non pas le communiquer à d’autres. Notre Seigneur favorisa de ces dons ses fidèles serviteurs mais il ne promit à ses ennemis que le signe prodigieux de Jonas ; il voulut bien mourir en présence des superbes ; mais il ne fit connaître sa résurrection qu’aux humbles ; en sorte que ceux-là vissent seulement ce que leur orgueil jugerait digne de mépris, et que ceux-ci eussent la consolation de voir ce qui mériterait justement leur respect et leur amour. Il est ainsi arrivé par ce mystère, que tandis que les superbes ne regardent que la honte, et l’ignominie de la mort, les humbles reçoivent un glorieux pouvoir contre la mort-même

PIERRE. Je vous prie de m’apprendre où se retira ce saint homme, et s’il y fit depuis quelques miracles.

GRÉGOIRE. Ce Saint changea de lieu, mais non pas d’ennemi, et il eut à soutenir des combats d’autant plus rudes, qu’il trouva le chef et le maître de toute malice, qui l’attaqua ouvertement. Le bourg ou village que l’on appelle Cassin, est situé sur le côté d’une haute montagne, qui y ouvre son sein, et forme une plaine qu’occupe ce bourg. La montagne a encore bien une lieue de hauteur. Il y avait alors sur son sommet un très-vieux temple, où les paysans insensés adoraient encore Apollon, selon la coutume de l’ancien paganisme. On voyait de plus aux environs, des bois consacrés au démon, où cette folle troupe d’infidèles offrait d’abominables sacrifices. Dès que le Saint fut arrivé en ce lieu-là, il brisa l’idole, il renversa l’autel, et brûla ces bois superstitieux. Il bâtit une Chapelle en l’honneur de saint Martin dans le temple même d’Apollon, et une autre sous le nom de saint Jean Baptiste dans la place où était l’autel de cette fausse divinité, et prêchant sans cesse il instruisait les païens du voisinage et les attirait à la foi. Mais le démon cet ancien ennemi des hommes, ne pouvait souffrir en silence que l’on ruinât ainsi son empire. Il se présentait au Saint, non point secrètement, ni en songe, mais en s’exposant manifestement à ses yeux, et il se plaignait avec de grands cris, qu’on lui faisait violence ; de sorte que les Religieux même entendaient sa voix, quoiqu’ils ne vissent point la figure sous laquelle il se montrait à leur Abbé: car, comme ce vénérable Père disait à ses disciples, ce furieux ennemi lui apparaissait sous une forme épouvantable, et toute de feu, et semblait l’outrager avec sa bouche, et ses yeux dont il jetait des flammes, Chacun entendait ce qu’il disait au Saint. D’abord il l’appelait par son nom, et l’homme de Dieu ne lui répondant rien, il s’emportait contre lui, et le chargeait de malédictions et d’injures. Car lorsqu’il criait Benoît, Benoît et qu’il ne recevait du  Saint aucune réponse, il ajoutait aussitôt, ô le maudit et non pas le Béni ; Quel différend as-tu avec moi, qu’est-ce qui te pousse à me persécuter. Mais il faut maintenant s’attendre de voir de nouveaux combats de cet ancien ennemi contre le serviteur de Dieu car il se porta volontairement à lui faire la guerre, mais ce fut contre son gré qu’il lui donna ainsi occasion de remporter des victoires.

 

CHAPITRE IX.

D'une grosse pierre qui fut transpercée aisément par le secours des prières du Saint.

Un jour que les Religieux travaillaient aux bâtiments du monastère, il se trouva sur le lieu une pierre qu’ils voulurent prendre pour servir à l’édifice. Deux ou trois d’entr’eux ne la pouvant tirer de sa place, plusieurs autres vinrent les aider, mais la pierre demeura aussi immobile, que si elle eût été attachée à la terre par de profondes racines : ce qui fit juger que le démon s’était assis dessus, puisqu’elle ne pouvait seulement être remuée par tant de mains, pour sortir de cette difficulté, ils envoyèrent vers l’homme de Dieu, afin qu’il prît la peine de venir, et que chassant cet ennemi par sa présence, on pût enlever la pierre. Le Saint vint aussitôt, il fit sa prière, et donna sa bénédiction ; après quoi on leva la pierre avec autant de facilité, que si auparavant elle n’eût eu aucune pesanteur

 

CHAPITRE X.

De l’embrasement imaginaire de la cuisine.

L’Homme de Dieu étant encore avec les Religieux, on jugea à propos de creuser la terre en sa présence dans le lieu même où ils étaient. Ils firent donc une fosse assez profonde, et ils y trouvèrent une idole de bronze qu’ils jetèrent ensuite dans la cuisine, pour l’y laisser durant quelque temps ; mais après qu’ils y eurent mis cette statue, il parut un feu qui s’alluma à la vue de tous les Religieux, et qui semblait aller brûler, et réduire en cendre tout l’édifice. Les Religieux commencèrent aussitôt à jeter de l’eau pour éteindre ce feu, et dans l'empressement de ce travail, ils faisaient grand bruit. Le Saint l’ayant entendu, vint à eux, et ne voyant pas ces flammes, qui paraissaient aux yeux de ses disciples, il baisse aussitôt la tête pour faire oraison. Après cela il appella auprès de lui ceux qu’il reconnut être ainsi alarmés de ce feu imaginaire, et il les avertir de faire le signe de la croix sur leurs yeux, afin qu’ils vissent que le bâtiment de la cuisine n’avait point été endommagé par les flammes, et qu’ils cessassent d’y apercevoir un feu, qui n’était qu’un pur fantôme formé par le démon.

 

CHAPITRE XI.

D’un miracle fait par le Saint, pour rendre la vie d’un jeune Religieux, qui avait été écrasé par la chute d’une muraille.

Les Religieux étant occupés à élever une muraille, parce qu’il était nécessaire qu’elle fût un peu plus haute, l’homme de Dieu était retiré dans sa cellule, et s’y appliquait à la prière. Pendant son oraison l’ancien ennemi des hommes lui apparut, pour le troubler et lui faire insulte, et il lui dit fièrement qu’il s’en allait voit les Frères qui travaillaient. Le Saint en donna aussitôt avis aux Religieux par l’entremise d’un des siens, qui leur dit de sa part, Mes Frères, prenez bien garde à vous ; parce que le malin esprit est allé vous trouver à cette heure même. A peine leur avait-il donné cet avis, que le démon renversa la muraille, à laquelle on travaillait, et qu’il écrasa sous les ruines un petit Novice, qui était fils d’un Officier de la Cour. Les Religieux ne se mirent pas beaucoup en peine de la chute de la muraille, mais ils furent extrêmement affligés de la mort de leur Frère, et ils en portèrent promptement la nouvelle au vénérable Père Benoît avec de grandes marques de douleur. Le Saint ordonna qu’on lui apportât cet enfant ainsi écrasé. Pour exécuter cet ordre on fut obligé de mettre le mort dans un sac ; parce que son corps n’avait pas été seulement accablé sous les ruines du mur, et brisé à l’égard de ses principales parties, mais que la multitude, et la pesanteur des pierres lui avaient même tout cassé les os. Le corps ayant été apporté, le Saint le fit mettre dans sa cellule, sur une natte de jonc, sur laquelle il avait coutume de faire oraison. Il ordonna ensuite aux Religieux de se retirer, et ayant fermé la cellule, il pria Dieu avec une ferveur extraordinaire. Chose admirable, l’enfant se retrouva dans une parfaite santé, et dans une pleine vigueur, et le Saint à l’heure même le renvoya au travail : de sorte qu’il acheva sa muraille avec les autres Frères, à la confusion de l'ancien ennemi, qui avait cru que sa mort lui serait un sujet d’insulter, et de faire des reproches au saint Abbé.

 

CHAPITRE XII.

Des Religieux qui se donneront la liberté de manger hors du Monastère.

Parmi ces merveilles l'homme de Dieu parut encore rempli de l’esprit de prophétie, et commença à prédire les choses à venir, ou à faire connaître aux personnes, qui étaient avec lui, ce qui se passait dans les lieux où il n’était pas. C’était l’usage du monastère, que les Religieux qui sortaient pour quelque besoin, ne se donnaient point la liberté de boire, ni de manger hors du cloître. Ce point d’observance étant exactement gardé, comme il était prescrit par la Règle, il arriva un jour que des Frères sortirent pour une affaire, et furent obligés de rester dehors bien plus longtemps qu’ils n’avaient pensé. Sachant qu’il y avait une femme dévote ; qui demeurait près du lieu où ils s’étaient arrêtés, ils entrèrent dans sa maison, et ils y prirent leur repas. Ils revinrent fort tard au monastère, et suivant la coutume, ils allèrent prier le Père de leur donner sa bénédiction. Le Saint leur demanda ou ils avaient mangé. Ils répondirent : Nulle part. Le Saint leur dit : pourquoi mentez-vous de la sorte. N’êtes-vous pas entrés dans le logis d’une telle femme n’avez-vous pas mangé de telles et telles choses, n’avez-vous pas bu tant de fois. Comme donc le vénérable Père leur marquait, et la maison de la femme, et la qualité des mets, et combien de fois ils avaient bu, ils reconnurent la vérité de ce qu’il leur reprochait, ils se jetèrent tout tremblants à ses pieds, et confessèrent qu’ils avaient agi, contre leur devoir. Le Saint voyant qu’ils avaient du regret de leur faute, la leur pardonna, dans l’espérance qu’à l’avenir ils ne feraient plus rien de semblable en son absence, après avoir éprouvé qu’il leur était présent en esprit.

 

CHAPITRE XIII.

D’un Religieux nommé Valentinien, qui avait un frère que S. Benoît reprit d’avoir mangé en chemin.

Ce Religieux appelle Valentinien, dont j’ai fait mention ci-dessus avait un Frère, qui n’était que laïque, mais qui était pieux et dévot. Ce laïque avait coutume de venir tous les ans au monastère, tant pour recevoir la bénédiction du serviteur de Dieu, que pour voir son, Frère, et il y venait à jeun, et sans avoir rien mangé. Un jour s’étant mis en chemin, pour aller au monastère, il fut joint par un autre voyageur, qui portait sur lui à manger. Le jour étant déjà assez avancé, celui qui l’accompagnait, lui dit : Mon Frère, prenons un peu de nourriture, de peur que les forces ne nous manquent. Dieu m’en garde, mon Frère, lui répondit l’autre, je n’en ferai rien ; parce que j’ai coutume d’être à jeun, lorsque je rends visite au vénérable Père Benoît. L’autre entendant cette réponse, demeura en silence pendant quelque temps, mais après avoir encore fait quelque chemin, il l’avertit de nouveau qu’il devait prendre de sa nourriture, et l’autre ne se rendit point à son avis, parce qu’il s’était comme impose cette loi d’aller à jeun au monastère. Le voyageur qui l’invitait à manger, cesse de lui en parler, et eut la complaisance de vouloir bien encore le suivre à jeun pendant quelque espace de chemin, mais enfin ayant tous deux marché longtemps, et étant fatigués, ils trouvèrent une prairie, une fontaine, et tout ce qu’ils pouvaient souhaiter de commode pour se reposer et pour se donner quelque soulagement. Alors celui qui portait à manger, dit à l’autre. Voilà de l’eau, voilà une prairie, voilà un lieu fort agréable, où nous pouvons prendre un peu de nourriture et de repos, pour continuer ensuite notre chemin, et arriver en santé où nous voulons aller. Ces douces paroles flattant les oreilles de son compagnon, en même temps que la beauté du lieu charmait aussi ses yeux, et l’invitait à s’arrêter, il se laisse gagner cette troisième fois, et il mangea avec l’autre. Après quoi s’étant remis en chemin, il arriva sur le soir au monastère. Il se présenta au vénérable Père Benoît, et demanda sa bénédiction. Mais le saint homme lui reprocha aussitôt ce qu’il avait fait en chemin, lui disant : D’où vient, mon frère, que cet esprit malin qui vous a parlé par la bouche de celui qui vous tenait compagnie, n’a pu rien obtenir de vous la première, ni la seconde fois, et qu’à la troisième il a emporté votre consentement, et vous a fait faire ce qu’il a voulu. Alors cet homme reconnaissant sa faiblesse, se jeta au pieds du Saint, et se mit à pleurer sa faute, avec d’autant plus de confusion et de larmes, qu’il fut convaincu, que tout éloigné et absent qu’il était, il l’avait commise aux yeux du Père Benoît.

PIERRE. Je vois clairement que le saint Homme a été animé de l’esprit du prophète Elisée, qui se trouva présent à ce que fit son disciple absent, et éloigné du lieu où était son maître.

 

CHAPITRE XIV.

De la ruse du Roi Totila, qui fut découverte et reconnue par S. Benoît.

Il faut, mon cher Pierre, que vous gardiez le silence, pour entendre des choses encore plus grandes, et plus remarquables, que celles que je vous ai rapportées. Lorsque les Goths faisaient la guerre en Italie, leur Roi Totila apprit que le saint Abbé avait l’esprit de prophétie, et se mit en chemin pour aller à son monastère. En étant encore assez éloigné, il s’arrêta, et envoya dire au Saint, qu’il l’irait voir. On lui fit réponse qu’il pouvait venir à l’heure même s’il lui plaisait, mais comme ce prince aimait à user d’artifices, et à tromper, il voulut éprouver si l’homme de Dieu avait l’esprit de prophétie. Pour cet effet il donna sa chaussure à un de ses Écuyers appelé Riggon, il le fit revêtir de ses habits royaux, et lui ordonna d’aller trouver l’homme de Dieu comme s’il eût été le Roi même. Il voulut de plus que les trois Seigneurs de sa Cour, qui étaient le plus souvent auprès de la personne, savoir Vult, Rudiric, et Blindin accompagnassent Riggon, pour lui faire honneur, et que faisant semblant de le reconnaître pour le Roi Totila, ils se tinssent autour de lui, lorsqu’ils seraient devant l’homme de Dieu. Il donna encore à Riggon des Gardes, et mit d’autres personnes à sa suite ainsi que ces marques de respect, et la pourpre dont il était revêtu, le distinguassent et le fissent passer pour le prince même. Riggon ainsi couvert de ces habits Royaux, et suivi de tant de personnes, qui lui faisaient honneur, entra dans le monastère, et aperçut l’homme de Dieu, qui était assis dans un lieu assez, éloigné. Le Saint le voyant arriver, attendit qu’il fût assez près, pour pouvoir entendre sa voix, et alors il lui cria : Mon fils, quittez, quittez l’habit que vous portez, il n’est pas à vous. A ces paroles Riggon tomba à terre, pénétré de crainte. et tout confus de ce qu’il avait présumé de pouvoir se jouer d’un si grand homme. Tous ceux qui étaient, venus avec lui, se prosternèrent aussi s’étant ensuite relevés, ils n’osèrent pas s’approcher du serviteur de Dieu, mais s’en retournèrent vers leur Roi, et lui dirent en tremblant avec quelle promptitude leur feinte avait été découverte.

 

CHAPITRE XV.

Des choses prédites par saint Benoît au Roi Totila, et à l’évêque de Canose.

Alors Totila vint lui-même visiter l’homme de Dieu, et lorsqu’il le vit de loin assis, il n’osa pas s’approcher de lui, mais se jeta à terre. Benoît lui dit deux ou trois fois  Prince, levez-vous, et voyant qu’il demeurait prosterné, ce serviteur de Jésus-Christ s’approcha du Roi et le releva. Il le reprit de ses mauvaises actions, et en peu de mots il lui marqua ce qu’il lui devait arriver, lui disant : vous faites bien du mal, et vous en avez déjà bien fait, cessez enfin de commettre des injustices, vous entrerez véritablement dans Rome et vous passerez la mer, mais après  avoir encore régné: neuf ans, vous mourrez, le dixième. Ces paroles effrayèrent ce prince, il se recommanda aux prières du Saint, et s’étant retiré, il fut depuis, moins, cruel. Quelques temps après il alla à Rome, puis il passa en Sicile, et la dixième année de son règne, il perdit son Royaume, et sa vie par le juste jugement de Dieu tout-puissant. L’Evêque de l’Eglise de Canose avait coutume de visiter le serviteur de Dieu, et le Saint l’aimait beaucoup à cause de sa vertu, et de son mérite. Ce prélat s’entretenant avec lui de la prise de Rome par le Roi Totila, et du dommage qu’en recevrait cette ville, lui dit, ce prince s’étant ainsi rendu maître de la ville la va ruiner, et ensuite elle sera déserte, et sans habitants. Mais l’homme de Dieu lui répondit :  Rome ne sera point détruite par les Nations étrangères, mais elle sera battue par tempêtes mêlées d’éclairs, et de foudres, et ébranlée par des tremblements de terre, qui lui feront perdre sa splendeur, et sa beauté, et elle aura le même sort qu’une fleur qui se flétrit et se sèche sur sa racine. Le secret de cette prophétie n’est plus caché, mais nous paraît[DS1]  plus clair que le jour, puisque nous voyons des murailles rompues, des maisons renversées, et des Eglises détruites par la violence, et l’impétuosité des vents, et que tant d’autres édifices, comme las de vieillesse, tombent d’eux-mêmes et ne présentent plus à nos yeux qu’un triste amas de ruines. Au reste Honorat, son disciple, qui m’a sait le récit de ces choses, ne dit point qu’il les ait apprises de la bouche du Saint, mais témoigne seulement que d’autres Religieux l’ont assuré qu’il avait dit ce que nous venons de rapporter.

 

CHAPITRE XVI.

D’un Ecclésiastique, qui ayant été délivré du démon, en fut possédé de nouveau.

 

En ce même temps un certain Clerc de l’Eglise d’Aquin était tourmenté du démon, et le vénérable Constance Evêque de cette ville, l’avait envoyé en divers lieux consacrés à de saints Martyrs, pour y obtenir sa guérison. Mais ces saints Martyrs de Dieu n’avaient point voulu lui accorder sa santé afin que son mal servit à faire voir l’excellence de la grâce, dont le ciel avait favorisé Benoît. Il fut donc mené à ce serviteur de Dieu, et Benoît ayant invoqué Jésus-Christ, chasse aussitôt du corps de cet homme l’ancien ennemi qui le possédait. Mais après l’avoir guéri, il lui dit : Allez, et à l’avenir ne mangez point de chair, et ne soyez pas si hardi que de vous présenter pour recevoir les Ordres sacrés, car le jour même que vous oseriez les recevoir, vous retomberiez sous la puissance du diable. Le Clerc s’en retourna parfaitement guéri, et comme d’ordinaire les afflictions, et les peines nouvellement passées donnent encore de la crainte, il observa ce qui lui avait été prescrit par l’homme de Dieu. Mais plusieurs années après, voyant que ceux qui étaient plus anciens que lui dans la cléricature, n’étaient plus au monde, et que l’on conférait les saints Ordres à de plus jeunes que lui, il en usa comme si le long espace de temps eût effacé de son esprit les paroles de l’homme de Dieu, et ne fit point difficulté de recevoir aussi les Ordres sacrés : mais à l’heure même le démon, qui l’avait quitté, rentra datas son corps, et ne cessa de le tourmenter qu’il ne lui eût comme arraché l’âme par de continuelles violences.

PIERRE. Cette homme de Dieu, à ce que je vois, pénétra aussi les secrets de la divinité, puisqu’il connut que ce Clerc avait été livré au démon, afin qu’il ne se donnât pas sa hardiesse de recevoir les Ordres sacrés.

GRÉGOIRE. Pourquoi n’eût-il pas eu quelque connaissance des secrets de la divinité, lui qui observait si exactement les lois divines, puisque selon saint Paul, Celui qui s’attache au Seigneur, est un même esprit avec lui.

PIERRE. Si celui qui est attaché au Seigneur, est un même esprit avec lui, comment entendrons-nous ce que dit ailleurs cet excellent Prédicateur, lorsqu’il demande : Qui a connu les desseins de Dieu, ou qui est entré dans le secret de ses conseils : car il semble que ce serait choquer le bon sens, que de dire que celui qui est devenu un même esprit avec quelqu’un, ignorât néanmoins ses pensées, et ses desseins.

GRÉGOIRE. Les Saints en tant qu’ils sont un même esprit avec Dieu, n’ignorent pas les desseins du Seigneur ; car ainsi que dit le même Apôtre : Qui des hommes sait  ce qui est en l'homme, sinon l’esprit de l'homme qui est en lui ? De même qui ne connait les choses de Dieu, sinon, l’esprit de Dieu, et c’est pourquoi pour montrer qu’il connaissait les choses de Dieu, il ajoute : Or nous n’avons point reçu l’esprit de ce monde mais l’esprit de Dieu. Il dit de plus dans la même Epitre : Que l’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, et le cœur de l’homme n’a point conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment, mais Dieu nous l’a révélé par son esprit.

 

PIERRE. Si donc les choses de Dieu ont été révélées à ce même Apôtre par l’esprit de Dieu, pourquoi dans ce même lieu, où il dit , qui a connu les dessein de Dieu,  s’écrie-t-il auparavant : O profondeur des trésors de la sagesse, et de la science de Dieu, que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables à toutes nos recherches. Mais pendant que je vous allègue cet endroit de l’Apôtre, il se présente à mon esprit une difficulté que l’on peut former sur ce sujet ; car le Prophète David s'adressant au Seigneur, lui dit : Mes lèvres ont prononcé tous les jugements de votre bouche. Comme donc connaitre une chose, est moins que de l’expliquer par des paroles, pourquoi saint Paul dit-il que les jugements de Dieu sont incompréhensibles et que cependant le Prophète David nous assure qu’il a prononcé  tous ces jugements

GRÉGOIRE. J’ai répondu en peu de mots à la difficulté qui nait de l’opposition apparente de ces passages et je vous ai dit que les Saints, en tant qu’ils sont unis à Dieu, n’ignorent pas ses pensées, et ses desseins. Car tous ceux qui le suivent, et le servent dévotement, sont avec lui par la grâce de la dévotion, et on peut dire toutefois qu’ils ne sont pas avec lui, en ce qu’ils font encore chargés du poids d’une chair corruptible. Ils s’avent donc les secrets jugements de Dieu, en tant qu’ils sont unis à Dieu, mais ils les ignorent, en tant qu’ils sont séparés de lui, et ils témoignent avec vérité que les jugements leur sont incompréhensibles, parce qu’ils ne les pénètrent pas entièrement. Ceux toutefois, dont l’esprit est attaché, et uni à Dieu, et qui dans cet attachement sont instruits, ou par la lecture des livres sacrés, ou par de secrètes révélations, connaissent les choses divines, selon les instructions, et les lumières qu’ils reçoivent, et non seulement ils les connaissent, mais ils en parlent, et les font entendre aux autres. Ils ignorent donc les jugements que Dieu ne leur découvre pas, et ils savent ceux que Dieu leur apprend par sa parole ; et c’est pourquoi le Prophète David après avoir dit : Mes lèvres ont prononcé tous vos jugements, ajoute aussitôt, de votre bouche, comme s’il disait clairement, j’ai pu connaître, et prononcer les jugements qui sont sortis de votre bouche, car quant à ceux que vous n’expliquez pas par votre parole, vous nous les cachez sans doute, et ils nous demeurent inconnus. Ainsi le sentiment du prophète s’accorde avec celui de l’Apôtre ; car il est vrai que les jugements de Dieu sont incompréhensibles, et toutefois ceux qu’il a plu à Dieu de prononcer de sa bouche, sont ensuite prononcés par les lèvres humaines, parce que les hommes les peuvent savoir et en instruire les autres, et qu’après que Dieu s’en est expliqué, ce ne sont plus des mystères qui puissent être cachés.

PIERRE. Cet éclaircissement fait voir que ce n’est pas sans raison que j’avais formé une difficulté sur ce sujet, mais je vous prie de m’apprendre ce que vous savez encore des vertus, et des miracles du même Saint.

 

CHAPITRE XVII.

De la ruine du monastère du serviteur de Dieu prédite par lui-même.

Un homme noble appelle Théoprobe avait été converti par les avis, et par les exhortations du Père Benoît, avait mérité par sa vertu beaucoup de part à la confidence du Saint, de sorte qu’il lui était très familier. Etant un jour entré dans sa cellule, il le trouva dans une grande tristesse, et pleurant très amèrement. Il se retint, et fut longtemps sans lui rien dire, mais voyant qu’il ne cessait point de pleurer, et que s’il poussait ainsi des cris, et des gémissements, ce n’était pas que cela lui arrivât d’ordinaire dans la ferveur de l’oraison, mais parce qu’il était alors fort affligé, il lui demanda quelle était la cause d’une si extrême douleur. Le Saint lui répondit aussitôt : tout ce monastère que j’ai bâti, et tout ce que j’ai préparé pour mes Frères, a été livré aux infidèles parle jugement de Dieu, et à peine ai-je pu obtenir que ceux qui se trouveront ici, n’y perdent point la vie. Theoprobe entendit cette prédiction du Saint, mais nous en voyons aujourd’hui l’accomplissement. Car nous savons que ce monastère a été détruit par les Lombards. Il n’y a pas longtemps que ces barbares y entrèrent  la nuit, pendant que les Religieux reposaient, ils y pillèrent tout, mais ils n’y purent prendre une seule personne, le Dieu Tout-puissant ayant exécuté ce qu’il avait promis à son fidèle serviteur Benoît ; savoir que s’il livrait aux Gentils les biens du monastère, il conserverait la vie à ceux qui y demeuraient. En quoi il semble que saint Benoît a été favorisé d’une grâce semblable à celle que reçut saint Paul, lorsque voyant que le vaisseau où il était embarqué, allait être perdu, et que l’on avait déjà jeté dans la mer l’équipage, et les marchandises, il eut sa consolation d’obtenir du ciel que ceux qui l’accompagnaient, se sauvassent d’un si grand péril, et que nul d’eux ne périt dans ce naufrage.

 

CHAPITRE XVIII.

Comment saint Benoit connut par révélation l’infidélité d’un garçon qui avait soustrait  et caché une bouteille de vin.

En un certain temps notre cher Exhilarat, que vous savez s’être fait Religieux, fut envoyé par son maître au monastère de l’homme de Dieu, pour lui faire présent de deux petits vases de bois pleins de vin, que son appelle communément des flacons ; mais il ne lui en porta qu’un, et retint l’autre, qu’il cacha sur le chemin. Le Saint, à qui les choses même éloignées, et qui se faisaient en son absence, n’étaient pas inconnues, reçut ce flacon avec action de grâces, et lorsque ce garçon vint à s’en aller, il lui dit : Mon fils, gardez-vous bien de boire de cette bouteille que vous avez cachée, mais penchez-la avec précaution, et vous verrez ce qui est dedans. Exhilarat se retira tout confus, et à son retour, voulant éprouver si ce qu’on lui avait dit, était véritable, il pencha le flacon, et il en sortit un serpent. Cet effroyable objet frappa son esprit, et lui faisant apercevoir le péché qu’il avait commis, lui en donna de l’horreur.

 

CHAPITRE XIX.

De la connaissance qu’eut le Saint de la faute d’un de ses Disciples, qui avait caché des mouchoirs dont on lui avait fait présent.

Non loin du Monastère il y a-voit un bourg, où Benoît avait converti par ses prédications un grand nombre de personnes, les portant à quitter le culte des idoles, et à servir le Dieu vivant. Il y avait aussi quelques Religieuses qui demeuraient en ce lieu, et souvent le Saint leur envoyait de ses disciples, pour les instruire, et les exhorter à la pieté. Un jour il leur en envoya un, selon sa coutume, mais le Religieux qui alla par son ordre leur parler des choses saintes ; céda à la prière qu'elles lui firent, d’accepter quelques mouchoirs qu’elles lui présentèrent, et les ayant pris, il les cacha dans son sein, pour les garder pour lui. A son retour, l’homme de Dieu l’en reprit avec une grande indignation, et lui dit : Comment est-ce que l’iniquité est entrée dans votre sein. Ce Religieux fut tout surpris, et ne se souvenant point de ce qui s'était passé chez les Religieuses, il ne savait pourquoi son Abbé lui faisait une si dure correction. N’étais-je pas présent, dit le Saint, lorsque vous avez reçu des mouchoirs des servantes de Dieu, et que vous les avez mis dans votre sein. A ces paroles le Religieux se prosterna aux pieds du Saint, il témoigna du regret de sa mauvaise conduite, et ayant tiré les mouchoirs de son sein, il les jeta à terre.

 

CHAPITRE XX.

L'une pensée d’orgueil formée dans l’esprit d’un Moine, qui fut découverte par l'homme de Dieu.

Un jour le vénérable Père prenant son repas vers le soir, un de ses Religieux, qui était fils d’un de ces Officiers, qui sont établis pour défendre les causes des Eglises, ou des villes,  tenait une lampe près de la table, et éclairait au Saint, pendant que l’homme de Dieu mangeait ainsi, ce Religieux qui était debout avec cette lampe, commença d’être agité de l’esprit d’orgueil, et sans rompre le silence, il se dit à lui-même : Qui est celui-ci devant lequel je me tiens debout, pendant qu’il mange, à qui j’éclaire avec une lampe, et à qui je rends service. Qui suis-je moi, pour être ainsi réduit à le servir. Au même instant l’homme de Dieu se tourna vers lui, et le reprit fortement, lui disant : Mon Frère, faites le signe de la croix sur votre cœur, que dites-vous en vous-même, faites vite le signe de la croix. Il appelle aussitôt d’autres Religieux à qui il ordonna de prendre la lampe des mains de ce Frère, et il dit à  celui-ci qu'il cessât de lui rendre service, et qu’il allât à l’heure même se reposer. Depuis ces Religieux l'ayant pressé de leur découvrir ce qui s’était passé dans son cœur, il leur marqua de suite combien il s’était laissé enfler par l’esprit d’orgueil, et ce qu’il disait en lui-même contre l’homme de Dieu. Alors il parut clairement à chacun deux que rien n’était caché à leur vénérable Père Benoît, puisqu’il avait entendu les paroles intérieures d’une pensée, qui n’avait point été expliquée, et produite au dehors par la voix.

 

CHAPITRE XXI.

De deux cents boisseaux de farine qui furent trouvés, devant le monastère de l'homme de Dieu.

En un autre temps la province de Campanie,  où est situé le Mont-Cassin, fut affligée de sa famine, et tous les habitants se trouvèrent réduits dans une grande nécessité de vivres. On manqua donc de blé dans le monastère de Benoît. La plupart des pains avaient été consommés, et il n’en était plus que cinq pour servir aux Religieux à l’heure du repas. Le vénérable Père les voyant tristes et chagrins, les reprit doucement de leur faiblesse, et de leur peu de confiance en Dieu, et en même temps il les consola, en leur disant : pourquoi vous affligez-vous ainsi de ce que vous manquez de pain, il y en a peu aujourd’hui, mais demain vous en aurez en abondance. En effet le jour suivant on trouva devant la porte du monastère deux cens boisseaux de blé, qui étaient dans des sacs, et jusqu’à présent on n’a point su par le ministère de qui le Dieu Tout-puissant les envoya au saint Abbé. Les Religieux se voyant secourus d’une façon si extraordinaire, en rendirent grâces à Dieu, et apprirent par là à se confier davantage à sa bonté, et à espérer l’abondance même dans la disette.

PIERRE. Mais, dites-moi je vous prie, est-il à croire que ce serviteur de Dieu eut toujours l’esprit de prophétie, ou bien s’il n’en était rempli que de temps en temps ?

GRÉGOIRE. Mon cher Pierre, l’esprit de prophétie n’éclaire pas toujours les prophètes, car comme selon l’Ecriture, le saint Esprit souffle où il veut, il faut aussi tenir pour certain qu’il souffle quand il veut. De là vient que le prophète Nathan consulté par le Roi David s’il bâtirait un temple, lui témoigna d’abord qu’il pouvait entreprendre cet ouvrage, et qu’ensuite il l’en détourna par l’ordre de Dieu. De là vient aussi qu’Elisée voyant la Sunamite qui pleurait, et ne sachant pas le sujet de sa douleur, dit à son serviteur qui la voulait faire retirer : Laissez-la parler, parce que son âme est dans la tristesse, et que le Seigneur me l’a caché, et ne m’a pas fait connaitre la cause de son affliction. Et c’est par une conduite pleine de sagesse, et de bonté, que le Dieu Tout-puissant en use ainsi ; car donnant en un temps l’esprit de prophétie, et ne le donnant pas en un autre, il élève les prophètes à un degré d’honneur et d’excellence, et il les retient et conserve dans l'abaissement de l’humilité, en sorte que recevant cet esprit qui leur découvre les choses à venir, ou éloignées,  ils reconnaissent ce qu’ils font par la grâce de Dieu, et ne le recevant pas, ils voient ce qu’ils font d’eux-mêmes.

PIERRE. Ce que vous dites est fondé sur une raison évidente et solide, qui en fait voir la vérité, mais je vous prie de nous marquer encore ce qui se présente à votre esprit sur le sujet du vénérable Père Benoît.

 

CHAPITRE XXII.

D'une vision, où le Saint marqua comment l’on devait disposer les bâtiments d’un monastère.

Un homme vertueux le pria en un autre temps de lui donner de ses disciples pour bâtir un monastère dans sa terre, qui était prés de Terracine. Le Saint consentit à ce qu’il souhaitait, et lui envoya des Religieux, en choisissant un pour Abbé, et un autre qu’il destina pour le seconder et faire la fonction de Prieur. Ces Religieux étant prêts de partir, il leur dit : Allez, et en tel jour je me rendrai auprès de vous, et je vous marquerai en quel lieu vous bâtirez l’oratoire ( ou l’Eglise, ) et où vous placerez le Réfectoire, le logis des hôtes, et les autres édifices nécessaires. Ils reçurent sa bénédiction, et se mirent en chemin. Quand ils furent arrivés, ils attendirent le jour que le Saint avait promis de les visiter, et préparèrent tout ce qu’ils crurent nécessaire pour recevoir ceux qui pourraent accompagner un Père pour qui ils avaient tant de respect. Mais la nuit qui précédait le jour qu’il leur avait marqué, il apparut en songe au serviteur de Dieu qu’il avait fait Abbé, et à son prieur, et leur désigna clairement les lieux, où ils devaient placer les divers bâtiments. Etant tous deux levés, ils se dirent l’un à l’autre ce qu’ils avaient eu pendant leur sommeil. Ils se défièrent pourtant de cette vision, et comme ils n’étaient pas entièrement persuadés qu’elle fut véritable, ils continuèrent d’attendre que l'homme de Dieu se rendit auprès d’eux au jour qu’il avait arrêté. Le Saint n'étant point venu en ce temps-là, ils s’en retournèrent vers lui tout tristes, et lui dirent : Mon Père, nous avons attendu que vous veniez, comme vous l’aviez promis, et nous espérions que vous nous marqueriez où nous placerions chaque bassement, et vous n’avez pas pris la peine de venir. Il leur répondit : pourquoi dites-vous cela, mes Frères, ne suis-je pas venu, comme je l’avais promis : Et ces Religieux lui demandant quand il était venu, il leur fit cette réponse : Ne me suis-je pas fait voir à vous deux pendant que vous dormiez, et ne vous ai-je pas montré la place, où devait être chaque lieu régulier. Allez, et bâtissez le monastère conformément au plan que vous avez vu en songe. Entendant ces paroles, ils furent saisis d’étonnement, ils s’en retournèrent à la terre, où l’on devait fonder le monastère, et ils en disposèrent les bâtiments comme il leur avait été prescrit dans la révélation qu’ils avaient eue en songe.

PIERRE. Je voudrais bien savoir comme il se put faire qu’il allait instruire des personnes qui dormaient, et comment il se fit si bien entendre, qu’ils reconnurent que c’était effectivement lui qui leur parlait.

GRÉGOIRE. Pourquoi demandez-vous, mon cher Pierre, que l’on vous marque la manière, dont la chose a pu être exécutée, comme si la difficulté que vous y trouvez, vous en faisait douter. Il est bien certain que l’esprit est plus agile, et plus capable de se transporter d’un lieu à un autre que le corps, et nous savons par le témoignage de l’Ecriture, que le Prophète Habacuc fut enlevé de la Judée avec le diner qu’il avait préparé pour ses moissonneurs et transporté en un moment dans la Caldée, où il donna à manger au prophète Daniel qui était dans la fosse aux lions, après quoi il se retrouva aussitôt dans la Judée. Si donc Habacuc étant si éloigné de Daniel, put en un instant aller en corps vers lui, pour lui porter de la nourriture, faut - il s’étonner si le Père Benoît obtint de Dieu de pouvoir aller en esprit vers ses Frères qui dormaient, et de leur faire entendre ce qui était nécessaire qu’ils sussent : en sorte que comme le Prophète avait été en corps, pour donner une nourriture corporelle a un autre Prophète qui en avait besoin, de même ce saint Abbé alla en esprit pour instruire ses Religieux sur une chose qui était importante pour la vie spirituelle.

PIERRE. Votre discours a été comme une main adroite, qui a ôté de mon esprit le doute qui commençait à s'y former : mais je voudrais bien savoir quelle force avait la parole de ce saint Homme lorsqu’il parlait, non comme une personne éclairée de l’esprit de Prophétie, mais dans son état ordinaire.

 

CHAPITRE XXIII.

De deux Religieuses à qui le Saint donna l’absolution après leur mort.

GRÉGOIRE. Mon cher Pierre, les paroles communes et ordinaires du vénérable Benoît étaient considérables, et à peine en proférait-il aucune qui n’eut du poids et de la force, par ce que son cœur étant attaché à Dieu, ses paroles qui partaient de l’abondance de son coeur, tenaient de leur principe et ne sortaient pas en vain de sa bouche. S’il disait quelque chose, non point en décidant, et en portant jugement mais seulement par manière de réprimandé, et de menace ? les paroles avaient autant de force et d’effet, que s’il les eut dites, non avec doute et avec suspicion  mais définitivement,  et comme en prononçant une sentence. Non loin du monastère il y avait une maison, où demeuraient en particulier deux Religieuses de fort noble famille, à qui un homme de piété rendait service à l’égard des nécessités de cette vie. Mais comme il y a des personnes en qui la noblesse du sang produit des sentiments de vanité, qui les empêche d’acquérir la noblesse de l’âme, qui consiste dans la vertu, parce qu’ils se méprisent d'autant moins en ce monde, qu’ils se souviennent que leur naissance les a élevés au-dessus des autres ; ces Religieuses n’avaient point encore dompté entièrement leur langue : et ne la retenaient point avec le frein de la sainte profession dont elles portaient l’habit, mais irritaient souvent par des paroles indiscrètes cette personne de probité qui les assistait dans leurs besoins. Celui-ci après en avoir bien souffert, alla trouver l’homme de Dieu, et lui fit entendre combien il se sentait outragé par leurs discours. Sur ses plaintes le saint envoya dire de sa part à ces Religieuses : Retenez-votre langue, car si vous ne vous corrigez, je vous excommunie, ce qui ne fut pas une sentence d’excommunication qu’il prononça contre elles, mais seulement une menace. Ces Religieuses n’en profitèrent pas, et sans avoir rien changé de leur manière d’agir, elles moururent quelque temps après, et furent enterrées dans l’Eglise. Depuis lorsque l’on y célébrait la Messe, et que le Diacre criait suivant l’usage, :Si quelqu’un ne communie point, qu’il se retire. Leur nourrice qui avait coutume de présenter pour elles une offrande au Seigneur, les vit sortir de leur tombeau, et aller hors de l’Eglise. Ayant dont vu  souvent quelles se retiraient ainsi à la voix du Diacre, et qu’elles ne pouvaient demeurer dans l’Eglise, elle se souvint de ce que l’homme de Dieu leur avait fait dire pendant qu’elles étaient en vie : car il leur avait mandé qu’il les privait de la communion, si elles ne se corrigeaient, et ne prenaient soin de mieux, régler leurs mœurs, et leur langue. Alors quelques personnes vinrent trouver le serviteur de Dieu, et lui découvrirent avec de grandes marques de douleur, une chose si prodigieuse, et si extraordinaire. Le Saint leur donna de sa propre main une offrande, et leur dit : Allez, et faites présenter pour ces filles cette offrande au Seigneur, et elles ne seront plus excommuniées. Cette offrande ayant été ainsi faite pour elles, et immolée dans le sacrifice, lorsque le Diacre vint à crier à l’ordinaire : Que ceux qui ne communient point sortent de l'Eglise : on ne les vit plus sortir comme auparavant par où il parut clairement que puisqu’elles ne se retiraient plus avec ceux qui ne participaient point aux saints Mystères, elles avaient reçu de Dieu, par l’entremise de son serviteur, sa grâce de la communion.

PIERRE. Ce que vous dites me paraît merveilleux, et quoi que je sois persuadé que cet homme était très-saint et très-vénérable, je suis surpris qu’étant encore revêtu d’une chair corruptible, et mortelle, il ait pu délier des âmes qui semblaient n’être plus soumises qu’au jugement invisible de Dieu.

GRÉGOIRE. Saint Pierre ne vivait-il pas encore dans un corps mortel, lorsque notre Seigneur lui dit : Tout ce que vous lierez sur la terre, sera aussi lié dans le ciel et tout ce que vous délierez, sur la terre sera aussi délié dans le ciel. Or ceux-là lient et délient en la place, qui par la pureté de leur foi de leurs mœurs remplirent dignement la charge du gouvernement des âmes. Mais afin qu’un homme sorti de la terre eût un si grand pouvoir, le Créateur du ciel et de la terre eût est venu du ciel dans la terre, et afin que cet homme revêtu de chair pût juger même des esprits, Dieu qui a été fait chair pour le salut des hommes, lui a donné cette puissance, et cette autorité, parce que notre faiblesse a été relevée au-dessus d’elle-même, par cet admirable, mystère, où la force de Dieu s’est comme affaiblie, et abaissée au-dessous d’elle-même.

PIERRE. Les paroles du Saint s’accordent avec ses miracles, et ces deux, choses donnent, une grande idée de son mérité.

 

CHAPITRE XXIV.

D’un jeune Religieux, dont la terre rejettait le corps, après qu’il avait été mis dans le tombeau.

Un Religieux qui n’était encore qu’un enfant, avait un amour déréglé pour les parents, et sans avoir reçu la bénédiction du Saint, il sortit un jour du Monastère pour les aller voir, mais dès qu’il fut arrivé chez eux, il mourut. Un jour après son enterrement on trouva son corps hors du tombeau, et ils l’y firent remettre, mais le jour suivant ils furent surpris de voir que son tombeau avait rejeté son corps, et qu'il était étendu, sur la terre, comme s’ils eussent négligé de l’inhumer. Alors ils coururent, au Père Benoît, et s’étant prosternés  devant lui, ils le supplièrent avec larmes de faire grâce à son petit Novice. L’homme de Dieu leur donna de sa propre main le Corps de Jésus-Christ, et leur dit : Allez en paix, et mettez, avec grand respect le Corps du Seigneur sur la poitrine de l’enfant, et l’enterrez en cet état. Ils exécutèrent ce que leur avait ordonné le Saint, et la terre ayant reçu le corps du Novice, le retint, et ne le rejeta plus. Vous voyez, mon cher Pierre, en quel degré de considération et de mérite cet homme était auprès de notre Seigneur Jésus-Christ : puisque sa terre même ne pouvait souffrir le corps de celui qui avait perdu les bonnes grâces de Benoît.

PIERRE. Je le vois clairement, et j’en suis tout surpris.

 

CHAPITRE. XXV.

D'un Religieux qui sortant du monastère trouva en chemin un dragon.

Entre ses Religieux il y en avait un : qui pousse par la légèreté de son esprit, ne voulait plus demeurer dans le monastère. L’homme de Dieu le reprenait sans cesse, et lui donnait d’utiles instructions, mais cet inconstant n’en profita point : il ne pouvait se résoudre à persister dans la communauté, et il pressait le Saint par des prières importunes de lui accorder la permission de se retirer. Un jour le vénérable Père ennuyé de ses continuelles et fâcheuses sollicitations, lui dit en colère, qu’il eut à s’en aller. Dès que ce Religieux fut sorti du monastère, il rencontra un dragon qui vint vers lui la gueule ouverte, et ce dragon s’avançant pour le dévorer, il commença à trembler, et à palpiter, et il cria à haute voix : Au secours, au secours, voilà un dragon qui me veut dévorer. Les Religieux accoururent, et ne virent point le dragon, mais trouveront ce Religieux tout tremblant, et agité de frayeur, et le ramenèrent au Monastère. Il promit aussitôt qu’il ne sortirait jamais du cloître, et depuis il garda fidèlement sa promesse ayant reconnu que les prières du saint Homme lui avaient fait voir auprès de lui un dragon qu'il suivait auparavant sans le voir.

 

CHAPITRE XXVI.

D’un enfant guéri de la lèpre.

 

Mais je ne dois pas omettre ce que j’ai appris de l’illustre Antoine. Il me disait autrefois que son père avait à son service un garçon qui devint lépreux, et dont le mal s’augmenta si fort, que le poil lui tombait, et la peau s’enflait, et ne pouvoir plus retenir au dedans, ni cacher l’humeur corrompue, mais que son père l’ayant envoyé à l’homme de Dieu, il fut guéri fort promptement, et rétabli dans une parfaite santé.

 

CHAPITRE XXVII.

De douze pièces d'argent trouvées par miracle pour assister une personne qui en avait besoin.

Je ne passerai point non plus sous silence ce que son disciple Peregrin avait coutume de raconter. Un jour un homme de probité manquant d’argent, pour s’acquitter d’une dette qu’on le pressait de payer, jugea qu’il n’avait point d’autre ressource, que d’aller voir l’homme de Dieu, et de lui découvrir sa nécessité. Il vint donc au Monastère, et y ayant trouvé le Saint, il lui dit qu’il était persécuté par un créancier, qui lui redemandait douze écus d’or. Le vénérable Père lui répondit qu’il n’avait point douze écus d’or, et toutefois pour soulager sa peine, il lui dit doucement : Allez, mais revenez dans deux jours, car je n’ai point présentement de quoi vous assister. Le Saint passa ces deux jours en prière selon sa coutume, et cet homme pressé de payer, étant revenu le troisième jour, on trouva à l’heure même treize écus d’or sur un coffre plein de blé, qui était dans le Monastère.

Alors l’homme de Dieu se les fit apporter, et les mettant entre les mains de cette personne affligée, lui dit qui il en donnât douze à son créancier, et qu’il gardat le treizième pour ses besoins particuliers. Mais il faut que je revienne à ce que j’ai appris de ceux d’entre ses disciples, que j’ai marquez au commencement de ce livre. Un homme eut le malheur d’être exposé à l’envie d’un autre qui devint son ennemi, et la passion de celui-ci le pousse à lui donner du poison dans un breuvage, sans qu’il s’en aperçu. Ce poison se trouva trop faible, pour lui ôter la vie, mais il le défigura en couvrant son corps de diverses taches : de sorte qu’il avait la peau bigarrée, et semblable à celle d’un lépreux. Pour remédier à son mal, on le mena à l’homme de Dieu, et il en obtint aussitôt une entière guérison ; car dès que le Saint l’eut touché, toutes ces taches disparurent, et sa peau fut parfaitement nette.

 

CHAPITRE XXVIII.

D'une bouteille de verre qui fut jetée sur des pierres sans être cassée.

Lorsque la Campanie fut affligée d’une grande famine, l’homme de Dieu distribua aux pauvres toutes les provisions du Monastère, et il ne resta, presque dans le cellier qu’un peu d’huile dans une petite bouteille de verre. Il vint cependant un sous-diacre nommé Agapit, qui pria très-instamment qu’on lui donnât un peu d'huile. Le Saint qui avait résolu de donner tout ce qu’il avait sur la terre, pour le retrouver dans le ciel, commanda qu’on lui donnât ce peu qui restait d’huile. Le Religieux qui faisait la fonction du cellérier entendit ce commandement, mais il différa de l’exécuter, et le Saint lui demandant un peu après s’il avait fait ce qu’il lui avait dit, le cellérier répondit que non, parce que s’il donnait cette huile, il n’en resterait point pour les Religieux. Alors le Saint touche d’indignation ordonna à quelques autres de ses disciples d’aller prendre le vase où était cette huile, et de le jeter par la fenêtre, afin que l’on ne pût pas dire que la désobéissance eut conserve quelque chose dans le Monastère, et cet ordre fut exécuté. Il y avait au-dessus de la fenêtre un grand précipice, au fond duquel il ne se trouvait que des pointes de rocher ; et toutefois ce vase de verre tombant sur ces pierres, demeura aussi sain, et aussi entier, que si on ne l’eut point jeté, et que s’il n'eut pu se casser, ni l’huile se répandre : ce qui ayant été rapporté au Saint, il ordonna qu’on allât lever de terre ce vase, et qu’on le donnât ainsi entier à cette personne qui avait demandé de l’huile. Ensuite ayant fait assembler les Religieux, il parla en leur présence à ce Frère qui n’avait pas obéi et il le reprit de son peu de foi, et de son orgueil.

 

CHAPITRE XXIX.

D’un tonneau qui fut rempli d'huile par miracle.

Le Saint ayant fait cette réprimande au cellérier, se mit en prière avec les Religieux. Dans le même lieu, où il priait ainsi avec ses disciples, il se trouva un tonneau où il n’y avait plus d’huile, mais qui ne laissait pas d’être couvert. Benoît continuant à faire oraison, le couvercle de ce tonneau commença à se lever poussé par l’abondance d’huile qui remplissait le tonneau ; et ensuite ayant été levé et mis hors de sa place, l’huile se répandit par-dessus les bords du tonneau, et inonda le pavé. Le serviteur de Dieu la voyant ainsi couler, finit sa prière, et l’huile cessa de croître, et de se répandre. Alors s’adressant de nouveau à ce Frère défiant, et désobéissant, il lui parla encore de sa faute, et s’arrêta à l’instruire plus amplement, afin qu’à l’avenir il eut plus de foi, et de confiance en Dieu, et qu’il obéit avec plus de soumission à ses Supérieurs. Cette seconde réprimande fût utile et salutaire à ce Religieux, il rougit de sa mauvaise conduite voyant que le vénérable Père faisait éclater par des miracles cette vertu, et cette force de Dieu tout-puissant, qu’il avait dépeinte, et relevée par son discours, et ni lui, ni les autres n’eurent plus sujet de douter de ses promesses, après que dans un même instant, il leur eut rendu un tonneau plein d’huile, au lieu de cette bouteille de verre, où il n’y en avait presque point.

 

CHAPITRE XXX.

D’un Religieux que le Saint délivra du démon.

Le Saint allant un jour à la Chapelle de saint Jean, qui est située sur le haut de la montagne, aperçut le démon, qui se cachait sous la figure d’un maréchal, et portait un cornet, et des entraves, et il lui dit : Où vas-tu ? Cet ancien ennemi des hommes lui répondit :  Je m’en vais trouver les Frères pour leur donner un breuvage. Le vénérable Père Benoît continua son chemin, fit sa prière, et revint promptement au cloître. Cependant le malin esprit rencontra un Moine avancé en âge qui tiroir de l’eau, et étant entré dans son corps, le jeta à terre, et l’agita avec une extrême violence. L’homme de Dieu revenant de cette Chapelle, où il avait fait oraison, vit ce Religieux cruellement tourmenté, et pour le soulager il le frappa seulement à la joue, par ce coup salutaire, il força le démon à le quitter aussitôt, et depuis ce malin esprit n’osa plus lui faire d’outrage.

PIERRE. Je voudrais bien savoir s’il a toujours fait ces grands miracles, en les obtenant de Dieu par ses prières, ou si quelquefois il les a faits par le seul mouvement de sa volonté.

Grégoire. Ceux qui sont attachés à Dieu par un esprit entièrement dévoué à son service, ont de coutume de faire des miracles en ces deux manières, lorsque la nécessité le demande, de sorte qu’ils en font quelquefois en les obtenant du ciel par la prière, et quelquefois aussi en les opérant par leur puissance. Car puisque saint Jean a dit que notre Seigneur a donné à tous ceux qui l’ont reçu, le pouvoir d’être faits enfants de Dieu faut-il s’étonner que ceux qui sont enfants de Dieu par le pouvoir qu’il leur a donné, puissent faire par ce même pouvoir des choses extraordinaires et merveilleuses. Or qu’ils puissent faire des miracles en ces deux manières, on le prouve par l’exemple de S. Pierre, qui ressuscita par ses prières la veuve ; Tabithe, et qui reprenant de mensonge Ananie et Saphire, les punit de mort  par une réprimande ; car il ne se lit point dans l’Ecriture qu’il fit quelque prière avant que cet homme, et cette femme perdissent la vie, mais seulement qu’il est repris fortement de la faute qu’ils avaient commise. Il est donc visible par ces deux différentes conduites du saint Apôtre, que c’est quelquefois par la prière, que les Saints font des miracles, et quelquefois par le pouvoir et l’autorité que Dieu leur donne, puisque saint Pierre ôta sa vie à ces deux personnes en leur reprochant leur saute, et la rendit à cette pieuse veuve en se mettant en prière ; et je m’en vais vous rapporter deux miracles de Benoît ce fidèle serviteur de Dieu, par le récit desquels il paraitra clairement qu’il en fit un par le pouvoir qu’il avait reçu de Dieu, et l’autre par le mérite de sa prière.

 

CHAPITRE XXXI.

D’un Villageois qui ayant été lié avec des cordes, fut délivré par le féal regard de l’homme de Dieu.

Au temps de Totila Roi des Goths un homme de sa nation appelle Zalla, qui était engagé dans l’hérésie Arienne, conçut une ardente et furieuse aversion contre les personnes de piété qui servaient Dieu dans l’Eglise Catholique. Il les persécutait avec la dernière cruauté, et lorsque quelque Ecclésiastique, ou quelque Religieux avait le malheur de le rencontrer, il ne pouvait éviter ses mains, ni s’en retourner en vie. Un jour brûlant d’une insatiable avarice, et ne respirant que le vol, et le brigandage, il attrapa un paysan, et se mit à le tourmenter cruellement, et à déchirer son corps par divers supplices pour tirer de lui quelque rançon. Ce pauvre homme accablé de douleur lui protesta qu’il avait donné ses biens à garder au vénérable Benoît serviteur de Dieu, afin que le barbare qui le tourmentait, ajoutant foi à cette déclaration, cesser pendant quelque temps de lui faire violence, et que reprenant un peu ses forces, il pût au moins différer sa mort de quelques heures. En effet Galla ne continua point à le tourmenter ; mais lui ayant lié les bras avec de fortes cordes, l’obligea de marcher devant son cheval et de lui venir montrer qui était ce Benoît, qui gardait ses biens. Le paysan ayant ainsi les bras liés, le mena au Monastère, et trouva le Saint devant la porte, assis et appliqué à la lecture ; et comme Galla qui le faisait marcher devant lui donnait toujours des marques de sa fureur, le villageois lui dit : Voilà le Père Benoît dont je vous ai parlé. Galla tout échauffé, et à qui son ardeur pour le mal avait renversé l’esprit, regarda le Saint, et croyant qu’il emporterait ce qu’il voudrait de lui par la terreur, comme il avait coutume de faire, il lui dit fièrement, et à haute voix : Lève-toi, lève-toi, et rends les biens à ce paysan que tu as pris. A ces paroles l’homme de Dieu leva aussitôt les yeux de dessus son livre, et les porta vers Galla, et vers le Villageois qui était toujours lié. Dès qu’il les eût un peu arrêtés sur ce pauvre homme, les liens qui lui serraient les bras se détachèrent si promptement par une puissance invisible et admirable, que nulle force, et nulle adresse humaine n’eussent pu les délier avec tant de facilité, et de vitesse. Ainsi ce paysan qui était venu lié comme un captif, se trouva aussitôt en liberté. Ce merveilleux effet de la puissance du Saint, frappa d’étonnement et de crainte, le fier et cruel Galla. Il en tomba à terre tout tremblant, il baissa sa tête orgueilleuse devant les pieds de Benoît, et se recommanda à ses prières. Le Saint ne le leva point pour cela, ni ne quitta point sa lecture ; mais il appela quelques Religieux, et leur ordonna de conduire Galla dans le Monastère, afin qu'il y reçût le soulagement que l’on avait coutume de donner aux hôtes. Ensuite il fut ramené au Saint qui l’avertit d’être plus raisonnable, et de fuir la cruauté. Galla s’en retourna abbatu et humilié, et n’osa plus rien demander à ce Villageois que l’homme de Dieu avait ainsi dégagé de ses liens sans y porter la main, et simplement par un de ses regards. Vous voyez donc, mon cher Pierre, la preuve de ce que je vous ai dit que ceux qui ont bien unis à Dieu, et qui le fervent fidèlement, font quelquefois des miracles par une puissance, et une autorité qu’il leur communique. Car ce Saint, qui Ce tenant assis réprima la fierté et l’insolence de ce Goth si Furieux, et si terrible, et qui par ses seuls regards détacha des cordes donc ce barbare avait lié les bras d’une personne innocente, montra bien par la facile, et la prompte exécution d’une chose si merveilleuse, qu’il la fit par une vertu et un pouvoir qu'il avait reçu du ciel. On verra maintenant par l’événement que je vais raconter, combien grand fut un miracle, que le Saint obtint de Dieu par le mérite de ses prières.

 

CHAPITRE XXXII.

D'un mort ressuscité.

Un jour le Saint étant allé travailler aux champs avec ses Religieux, un paysan à qui la mort avait ravi son fils, vint au Monastère tenant entre ses bras le corps de son enfant, et marquant une extrême douleur de cette perte, il demanda le Père Benoît, et comme on lui, eut dit qu’il était aux champs avec les Frères, il jeta aussitôt le corps de son fils devant la porte du Monastère, et tout agité et troublé d’affliction, il courut avec grande vitesse, pour trouver le vénérable Père. A cette même heure l’homme de Dieu revenait du travail avec les Religieux. Dès que le Villageois l’eut aperçu, il se mit à crier : Rendez-moi mon fils, rendez-moi mon fils. A cette parole Benoît s’arrêta, et lui dit : Vous ai-je ôté votre fils ? Il est mort, repartit le paysan : Venez, et rendez-lui la vie. Le serviteur de Dieu entendant cette demande, en eut beaucoup de chagrin, et dit : Retirez-vous, mes Frères, retirez-vous, ce n’est pas à nous à faire de ces miracles, mais aux saints Apôtres, pourquoi voulez-vous nous charger de fardeaux que nous ne pouvons pas porter. Mais cet homme pressé par la violence de sa douleur, demeura de ferme dans sa prétention, et jura qu’il ne le quitterait point s’il ne ressuscitait son fils. Le Saint lui dit : Où est votre fils ? Son corps est près de la porte du Monastère, répondit le paysan : L’homme de Dieu y étant arrivé avec ses Religieux se mit à genoux, se pencha sur le corps de l’enfant, puis s’étant relevé, il étendit les bras vers le ciel, et dit : Seigneur, ne regardez, pas mes péchés, mais la foi de cet homme, qui demande que l'on fasse revivre son fils, et remettez, dans ce petit corps l’âme que vous en avez, tirée. A peine avait-il achevé sa prière, que l’âme rentrant dans le corps de l’enfant, son corps en tressaillit : ce qui fut remarqué par tous ceux qui étaient présents, car ils virent clairement que cet enfant avait été agité d’une façon extraordinaire, et merveilleuse. Alors le Saint prit sa main, et le présentant à son père, le lui rendit plein de vie et de santé. Il est évident, mon cher Pierre, que dans cette occasion il n’eut pas le pouvoir de faire lui-même le miracle, puisque s'étant prosterné, il pria Dieu de lui accorder cette grâce pour la consolation de ce pauvre homme.

PIERRE. Votre observation sur le sujet des miracles, doit passer pour constante, puisque les exemples que vous venez de rapporter en font une preuve claire et solide y mais je vous prie de m’apprendre si les Saints peuvent faire tout ce qu’ils veulent, et s’ils obtiennent de Dieu tout ce qu’ils demandent.

 

CHAPITRE XXXIII.

D'un miracle de sainte Scholastique soeur de saint Benoît.

GRÉGOIRE. Y aura-t-il jamais au monde un homme plus éminent en vertu, et d’un mérite plus relevé que l’Apôtre saint Paul, et toutefois, mon cher Pierre, ayant prié trois fois le Seigneur de le délivrer de l’aiguillon qu’il ressentait dans sa chair ; il ne put obtenir ce qu’il souhaitait. Et c’est pourquoi il faut que je vous raconte ce qui arriva un jour au vénérable Père Benoît, afin de vous faire voir que dans cette rencontre, il voulut faire une chose qu'il ne pût accomplir. Il avait une sœur nommée Scholastique, qui s’était consacrée au service de Dieu dès son enfance, et qui chaque année avait coutume de le venir voir une fois au Mont-Cassin. L’homme de Dieu l’allait recevoir dans une terre de la dépendance du Monastère, et qui n’en était pas fort éloignée, mais vers le bas de la montagne. La sainte fille étant donc venue un jour selon sa coutume, son vénérable Frère l’alla trouver, accompagné de ses disciples. Ils passèrent tout le jour à chanter les louanges de Dieu, et à conférer de la vie spirituelle, et sur le soir ils mangèrent ensemble. Lorsqu’ils étaient encore à table, et que le temps s’y passait fort vite, et fort doucement pour eux, par la satisfaction qu’ils avaient à parler des choses divines, Scholastique, qui vit qu’il faudrait bientôt se séparer, prit la liberté de dire au Saint : Je vous prie, mon Frère, de ne me point quitter cette nuit, et que nous continuions notre entretien jusqu'au matin, afin de parler du bonheur, et de la joie de la vie éternelle. Le Saint lui répondit : Que dites-vous, ma sœur, je ne puis demeurer hors du Monastère. Le temps était alors si beau, et si serein qu’il ne paraissait aucun nuage dans l’air; mais la Religieuse entendant le refus de son Frère, entrelaça les doigts les uns dans les autres, mit ainsi ses mains sur la table, et sa tête sur les mains, et en cette posture adressa une fervente prière au Seigneur tout puissant. Ensuite elle leva la tête, et aussitôt l’on vit des éclairs, on entendit un horrible tonnerre et il tomba une si grosse pluie, qu’il fut impossible au vénérable Benoît, et à ses Religieux de sortir du lieu où ils étaient ; car la Religieuse baissant ainsi sa tête sur ses mains avait versé sur la table un ruisseau de larmes, qui avait chargé l’air de nuages, et attiré la pluie et cette pluie n’avait point tardé à venir après sa prière ; mais sa prière, et ces torrents d’eau s’étaient si bien rencontrés ensemble qu’au même instant qu’elle leva la tête de dessus la table, le tonnerre commença à se faire entendre, et la pluie à tomber. Alors l’homme de Dieu jugeant bien qu’il ne pouvait retourner au Monastère parmi ces éclairs accompagnés de tonnerre, et au travers, de ces fleuves d’eau qui descendaient du ciel, en fut affligé, et s’en plaignit à sa sœur ; lui disant : Que le Dieu tout-puissant vous le pardonne, ma soeur, qu’avez-vous fait ? A quoi elle répondit : Je vous ai prié, et vous ne m’avez pas voulu écouter : J’ai eu recours à mon Seigneur, et il m’a exaucée, sortez maintenant si vous pouvez, et laissez-moi ici, pour vous retirer dans votre Monastère. Le Saint ne pouvant point s’éloigner de la maison, où il était à couvert de ce furieux orage, fut réduit à se tenir contre son gré dans un lieu, où il avait refusé de demeurer volontairement. Ainsi ces deux saintes personnes veillèrent durant toute la nuit, et satisfirent leur ardeur pour les choses divines, par le plaisir qu’ils prirent à se marquer réciproquement le sentiment et se goût qu’ils en avaient. J’ai dit que dans cette occasion le vénérable Père voulut une chose qu’il ne pût pas obtenir. Car si l’on considère son dessein, il est sans doute qu’il souhaita que le beau temps qu’il avait eu en venant, continuât, et fût favorable à son retour ; mais contre son désir, il se trouva arrêté par une tempête miraculeuse, que Dieu excita à la prière d’une fille. Et il ne faut pas s’étonner qu’une fille, qui souhaitait de jouir plus longtemps de la présence, et de la conversation de son Frère, eût un si grand pouvoir, puisque selon la parole de saint Jean, Dieu est amour, et qu’ainsi ce fut par son juste jugement, que dans cette contestation de piété, la victoire demeura à cette fille, parce qu’elle agissait avec plus d’amour.

PIERRE. Je goûte fort ce que vous dites.

 

CHAPITRE XXXIV.

De la mort de sa sœur, dont il vit monter l'âme au Ciel.

GRÉGOIRE.  Le lendemain la vénérable Mère étant retournée à son Monastère, l’homme de Dieu revint aussi dans son Cloître. Trois jours après étant dans sa cellule, il leva, les yeux en haut, et vit monter au ciel l'âme de sa soeur, qui venait de sortir de son corps, et paraissait sous la forme d’une colombe. Cette vision, qui lui découvrit la gloire de cette sainte fille, lui fut un grand sujet de joie, il en rendit, grâces à Dieu, en récitant des hymnes et des cantiques, et il apprit cette heureuse mort à ses disciples. Il les envoya aussitôt au lieu où elle demeurait, pour en apporter son corps à son Monastère, et pour l’enterrer dans le tombeau qu’il avait préparé pour lui. Il arriva ainsi que ceux dont les cœurs avaient été parfaitement unis en Dieu, ne furent point séparés par la mort, et que leurs corps eurent une même sépulture.

 

CHAPITRE XXXV.

D'une révélation, où le Saint vit le monde ramassé sous un seul rayon du Soleil, et connut la gloire de saint Germain Evêque de Capoue.

Ce que nous allons dire ici arriva en un autre temps. Servand Diacre, et Abbé du Monastère bâti dans la Campanie par Libere Fatrice Romain, avait coutume de visiter le vénérable Benoît. Et ce qui le portait à se rendre souvent auprès du Saint, était qu’étant lui-même fort intelligent dans les choses divines, il cherchait à s’entretenir avec lui, afin que se communiquant l’un à l’autre les sentiments qu’ils avaient du bonheur de la vie éternelle, ils goûtassent du moins par leurs soupirs cette agréable nourriture de la patrie céleste, dont ils; ne pouvaient encore se rassasier par une pleine et parfaite jouissance. Un jour, après avoir conféré ensemble, il fallut s’aller reposer. Benoît monta au plus haut étage d’une tour, d’où l’on descendait par un escalier dans une chambre où se retira le Diacre Servand. Devant la tour il y avait un grand bâtiment, où reposaient les disciples de ces deux Abbés. Les Religieux étant encore couchés, Benoît homme de Dieu veillait, et prévenant l’Office des Matines, il se tenait debout près d’une fenêtre, et adressait à Dieu ses prières. Pendant qu’il était ainsi en oraison au milieu; d’une nuit obscure, il aperçut une lumière céleste, qui se répandit en un moment dans l’air, et qui en dissipa tellement les ténèbres, qu’elle forma un jour plus clair et plus beau que le jour même. Cette vision fut suivie d’une chose merveilleuse : ca ainsi qu’il dit depuis, tout le monde parut devant ses  yeux, comme ramassé sous un seul rayon du soleil. Et le vénérable Père regardant fixement cette grande clarté y vit l’âme de Germain Evêque de Capoue que les Anges portaient au ciel au milieu d’un globe de feu. Il souhaita que quelqu’un fût avec lui témoin d’un si grand miracle, et pour cet effet il appelle deux ou trois fois à haute voix le Diacre Servand. Le Diacre effrayé du cri de ce grand homme, monta vite, et regarda vers le ciel, mais il ne vit qu’un petit reflet de cette admirable clarté et comme il en était tout surpris, et hors de lui-même, le Serviteur de Dieu lui raconta de suite ce qui s’était passé. De plus il manda aussitôt au vertueux Théoprobe, qui était alors dans le bourg de Cassin, qu’il eût à envoyer quelqu’un à Capoue dans cette nuit même, pour savoir des nouvelles de Germain Evêque, et lui rapporter ce qu’il aurait appris. On exécuta cet ordre, et celui qui alla à Capoue, trouva que le Révérendissime Evêque Germain était mort et après une plus exacte recherche, il connut que ce saint prélat avait rendu l’esprit au même instant que l’homme de Dieu l’avait vu monter au ciel.

PIERRE. Voilà sans doute une chose admirable, et qu’on ne peut entendre sans un grand étonnement : mais quand je fais réflexion sur ce que vous avez dit, que le monde parut devant ses yeux comme raccourci, et réduit sous un seul rayon de soleil, j’avoue que n’ai en rien éprouvé de semblable, j’ai peine à concevoir comment il se peut faire qu’un homme puisse en un instant porter ainsi la vue sur tout le monde.

GRÉGOIRE. Mon cher Pierre, pour certain ce que je dis : toutes les créatures sont petites aux yeux d’une âme qui voit le Créateur ; car pour peu qu’elle voie de la lumière du Créateur, tous les êtres créés lui paraissent dans une petitesse, et dans un raccourcissement extrême : parce que la lumière de cette vision intérieure ouvre et augmente sa capacité, et l’intelligence, de l’esprit, et qu’ensuite l’esprit s’étendant pour contempler la grandeur de Dieu s’élève au-dessus du monde. Dans cette contemplation l’âme est aussi élevée au-dessus d’elle-même, parce qu’étant ravie, et emportée par l’attrait de la lumière divine, elle le trouve au-dessus d’elle-même avec un surcroît de pénétration, et de discernement, qui la rend capable de se surpasser soi-même dans la connaissance de la vérité, et que regardant en cet état les choses qui lui sont inférieures, elle découvre combien elles sont petites : ce qu’elle ne pouvait faire lors qu’elle n’en jugeait que dans la bassesse de son intelligence naturelle. Ainsi il est sans doute que cet homme, de Dieu qui aperçut le globe de feu et les Anges qui retournaient au ciel, ne put voir ces choses que dans la lumière de Dieu. Faut-il donc s’étonner qu’un homme, qui par l’élévation où le mettait cette lumière de l’esprit, était hors du monde, ait pu voir le monde ramassé devant ses eux. Or quand nous disons que le monde paraissait à ses yeux dans cette petitesse, nous ne voulons pas dire que le ciel et la terre eussent perdu de leur étendue, et fussent raccourcis, mais que l’esprit du Saint qui eut cette vision, s’étendit et qu’étant ravi en Dieu, il pût voir sans peine tout ce qui est au-dessous de Dieu. Ainsi au même temps que la lumière sensible, et extérieure, qui était répandue dans l’air parut aux yeux de son corps, son âme fut éclairée, d’une lumière intérieure, qui élevant son esprit aux choses supérieures, lui fit voir combien les choses inférieures sont petites en comparaison du premier Être.

PIERRE. Je crois qu’il m’a été avantageux de ne pas entendre d’abord ce que vous disiez puisque la difficulté que j’ai eue à le concevoir, vous a porté à m’en donner un si ample éclaircissement, mais puisque vous avez si bien expliqué ces choses, je vous prie de reprendre la fuite de votre narration.

 

CHAPITRE XXXVI.

De la Règle qu’il composa pour les Religieux.

Je m’arrêterais volontiers, mon cher Pierre, à vous dire encore plusieurs choses de la vie de ce vénérable Père, mais j’en omets exprès quelques-unes, parce que je me sens pressé de vous raconter les actions d’autres personnes illustres. Je ne veux pas cependant que vous ignoriez, que parmi tant de miracles qui l’ont rendu célèbre, il a aussi beaucoup éclaté par son talent à enseigner sa doctrine du salut : car il a écrit une Règle pour les Religieux et cette Règle est excellente en sagesse, et en discrétion, et fort claire à l'égard du  discours et du style. De sorte que si quelqu’un veut avoir une exacte connaissance de ses moeurs, et de sa vie, il n’a qu’à consulter sa Règle, et il y trouvera toutes les maximes, et toute la conduite de cet habile Maître, parce qu’étant un homme saint, il n’a pu enseigner que ce qu’il avait pratiqué lui-même,

 

CHAPITRE XXXVII.

De la Révélation qu’il eut de sa mort, et comme il en avertit ses disciples.

La même année qu’il devait sortir de cette vie, il apprit par avance le jour de sa très-sainte mort à quelques-uns de ses disciples, qui demeuraient avec lui, et à quelques  autres qui habitaient dans des lieux assez éloignés, ordonnant à ceux qui étaient auprès de lui, de ne rien découvrir de ce qu’il leur disait, et marquant à ceux qui étaient absents, à quel signe ils reconnaitraient que son âme aurait été séparée de son corps. Six jours avant sa mort, il fit ouvrir son tombeau, et il fut aussitôt saisi d’une grosse fièvre, qui commença de le tourmenter par de violentes ardeurs. Les cinq jours suivant son mal s’augmenta de plus en plus, et le sixième il se fit porter à l’oratoire par ses disciples, et se prépara à la mort en recevant le Corps et le Sang du Seigneur : puis appuyant son corps faible et languissant sur les bras de ses disciples il se tint debout, il éleva les mains au ciel, et pendant qu’il faisait oraison en cette posture, il rendit l’esprit. Ce même jour sa gloire fut  révélée à deux Religieux, dont l’un demeurait dans le monastère, et l’autre dans un lieu qui en est assez éloigné, et ils la connurent tous deux par une semblable vision : car ils virent du côté de l'Orient un chemin orné de tapisseries, et éclairé d’une infinité de flambeaux, qui allait directement depuis son monastère jusqu’au ciel. Il parut au même temps un homme vénérable, et tout brillant de lumière, qui leur demanda pour qui ce chemin avait été préparé, et comme ils lui avouèrent qu’ils n’en savaient rien, il leur dit : C'est là le chemin par où Benoît le bien aimé du Seigneur est monté au Ciel. Ce fut ainsi que les disciples du Saint, qui étaient absents, surent sa mort au même temps que ceux qui étaient avec lui, comme il leur avait prédit. Il fut enterré dans la Chapelle de saint Jean-Baptiste, qu’il avait bâtie après avoir détruit l’autel d’Apollon. Le Saint éclate encore aujourd’hui par des miracles dans la grotte, qui fut sa première retraite, lorsque la foi des personnes de piété demande ces grâces extraordinaires.

 

CHAPITRE XXXVIII.

D’une femme insensée qui fut guérie dans la grotte de saint Benoît.

Il n’y a pas longtemps qu’il y arriva ce que je vais raconter. Une femme insensée qui avait entièrement perdu l’esprit, courrait jour et nuit par les montagnes, et par les vallées, par les bois, et par les campagnes, et ne s’arrêtait que dans les lieux, où une extrême lassitude l’obligeait de se reposer. Un jour errant çà et là, elle vint à la grotte de saint Benoît, et y étant entrée sans savoir ce qu'elle faisait, elle y passe sa nuit. Le lendemain au matin elle se trouva en aussi bon sens, que si elle n’eut jamais été folle, et pendant le reste de sa vie elle a été laine d’esprit, et a conservé ce libre usage de la raison, qui lui avait été rendu.

PIERRE. Que dirons-nous de ce que l’on voit d’ordinaire que les saints Martyrs, dont l’on va implorer le secours dans, leurs Chapelles, ne nous obtiennent pas souvent, des grâces dans celles où l’on garde et révère leurs corps, que dans d’autres où l’on a seulement quelques reliques, et qu’enfin ils font de plus grands miracles dans les lieux, où leurs corps ne reposent pas.

GRÉGOIRE. Il est sans doute, mon cher Pierre, que les saints Martyrs peuvent bien faire des miracles dans les lieux, où ils sont enterrés, et qu’ils y font effectivement éclater leur mérite par une infinité de ces sortes de merveilles, en faveur de ceux qui y viennent les invoquer avec un coeur pur et bien disposé. Mais parce que les esprits faibles pourraient douter, si ces Saints se trouvent aussi présents, et en état de les exaucer dans les lieux ou leurs corps ne reposent pas, il est nécessaire qu’ils fassent sentir leur pouvoir par de plus grands prodiges dans ces lieux, où une personne moins éclairée peut douter de leur présence. Mais ceux qui sont attachés à Dieu par une foi vive, et par une ferme confiance, en ont d’autant plus de mérite auprès de lui, que sachant bien que les corps des Saints ne se trouvent pas dans les lieux où ils vont les invoquer, ne laissent pas d’espérer qu’ils en pourront être exaucés. C’est par cette même raison que notre divin Sauveur, qui est la vérité même, dit à ses disciples pour augmenter leur foi : Si je ne m’en vais point, le Consolateur ne viendra point à vous. Car comme il est certain que le saint Esprit qui est ce Consolateur, procède toujours du Père et du Fils, pourquoi le Fils dit-il qu’il s’en ira ; afin que le saint Esprit vienne, puisque ce divin Esprit ne s’éloigne jamais du Fils. Mais parce que les disciples voyant Notre Seigneur revêtu de la chair qu’il avait prise, désiraient  avec ardeur de le voir toujours des yeux du corps, il leur dit fort justement : Si je ne m’en vais, le Consolateur ne viendra point : comme s’il leur disait ouvertement, si je ne soustrais mon corps à vos yeux, je ne vous montrerai point ce que c’est que l’amour de l’esprit ; et si vous ne cessez de me voir des yeux du corps, vous n’apprendrez jamais à m’aimer d’un amour spirituel.

PIERRE. Ce que vous dites me plaît extrêmement.

GRÉGOIRE. Il faut un peu interrompre notre entretien, afin que le silence nous redonne les forces, dont nous aurons besoin, si nous entreprenons devons parler encore des miracles de quelques autres Saints.

Fin du second Livre.