SERMON POUR LE PREMIER DIMANCHE DE L'AVENT.
SUR LE JUGEMENT DERNIER.
ANALYSE.
SUJET. Alors ils verront le Fils de l'Homme venir sur
une nuée avec une grande puissance et une grande majesté. Le terme de
majesté n'est attribué à Jésus-Christ dans l'Evangile, que lorsqu'il s'agit du
jugement universel ; et il est remarquable que cet Homme-Dieu
n'a pris la qualité de roi qu'en deux occasions: 1° dans sa Passion, quand il
comparut devant Pilate; 2° dans la description qu'il nous a faite du jugement
même. Aussi est-ce proprement aux monarques et aux souverains qu'il appartient
de juger. Mais dû reste, si c'est le propre des rois de juger les peuples,
c'est le propre de Dieu de juger les rois; et ce jugement, où seront appelés
sans distinction les rois et les peuples, est l'importante matière de ce
discours.
DIVISION. Dieu, dit Tertullien, est miséricordieux de son
fonds, et juste du nôtre. Si donc il est sévère dans ses jugements, c'est de
nous-mêmes que procède cette sévérité; et quand il nous jugera, il ne nous
jugera que par nous-mêmes. Or il y a surtout deux choses dans nous qu'il
produira contre nous, notre foi et notre raison. Il se servira de notre foi
pour nous juger comme chrétiens; 1ère partie. Il se servira de notre
raison pour nous juger comme hommes; 2e partie.
PREMIERE
PARTIE. Dieu se servira de notre foi
pour nous juger. La foi même des païens entrera dans le jugement que Dieu, fera
des chrétiens ; c'est-à-dire, selon la pensée de Tertullien, que Dieu confondra
la froideur et l'indifférence des chrétiens dans son service, par le zèle des
païens pour leurs fausses divinités. Or, si la foi des païens doit servir de la
sorte à nous juger, que sera-ce de notre propre foi? Dieu nous jugera par elle,
1° soit que nous l'ayons conservée; 2° soit que dans le cœur nous l'ayons
renoncée et abandonnée.
Supposant
donc d'abord que nous ayons toujours conservé la foi, Dieu nous jugera par
notre foi : comment ? 1° C'est que notre foi nous accusera devant Dieu; 2°
c'est que notre foi servira de témoin contre nous au tribunal de Dieu ; 3°
c'est que notre foi dictera elle-même l'arrêt de notre condamnation, si nous
sommes réprouvés de Dieu.
1°
« Notre foi nous accusera devant Dieu. Jésus-Christ lui-même nous
l'apprend : Ne pensez pas que ce soit moi qui doive vous accuser devant mon
Père ; vous avez un accusateur qui est Moïse. Or, en disant aux Juifs que
Moïse, c'est-à-dire la loi de Moïse, devait les accuser au jugement de Dieu,
n'était-ce pas nous dire, à nous qui sommes chrétiens, qu'à ce jugement
l'Evangile nous accuserait nous-mêmes ? Saint Paul nous enseigne la même vérité
lorsque, parlant aux Romains, il leur dit que dans le jugement dernier les
pensées des hommes s'accuseront mutuellement, et se défendront.
2°
Notre foi servira de témoin contre nous au tribunal de Dieu. Comme les Justes
l'auront honorée par leurs œuvres, elle leur rendra témoignage pour témoignage
; et parce que les pécheurs, au contraire, l'auront démentie dans la pratique
et dans leurs actions, elle leur rendra témoignage contre témoignage. Tu
croyais un Dieu, dira-t-elle au pécheur ; mais tu ne t'es pas mis en peine de
le servir.
3°
Notre foi dictera elle-même l'arrêt de notre condamnation, si nous sommes
réprouvés de Dieu. Toutes ces malédictions de l'Evangile : Malheur à vous,
riches; malheur à vous, hypocrites; malheur au monde, et les autres, qui ne
sont maintenant que des menaces, se changeront en autant d'arrêts, et d'arrêts
définitifs. Et voilà le sens de cette parole de saint Jean : Celui qui croit ne
sera point jugé, pourquoi ? parce qu'il est déjà tout jugé.
Ma
religion me jugera, pensée touchante; mais surtout pensée terrible. Cette
religion si sainte condamnera ma vie criminelle, juge qu'il ne sera point en
mon pouvoir de récuser. La croix de Jésus-Christ, cette croix, l'abrégé des
vérités de la foi, me sera présentée, et Dieu emploiera à ma perte jusqu'à
l'instrument de mon salut. C'est à quoi nous ne pensons pas présentement; mais
c'est ce qui nous remplira alors d'effroi. Maintenant notre foi est
languissante et presque morte, mais Dieu la ranimera et la ressuscitera avec
nous. Or cette foi ranimée et ressuscitée demandera justice, contre qui? contre
nous-mêmes.
Mais
si nous avons perdu la foi, et que nous soyons tombés dans l'irréligion,
sera-ce encore par la foi que Dieu nous jugera ? Oui. Et nous serons alors
jugés comme déserteurs de la foi; car après l'avoir embrassée, il ne nous était
plus permis de l'abandonner. Un païen ne sera pas ainsi jugé, parce qu'il n'a
jamais eu la foi; au lieu qu'un homme soumis par le baptême à la loi
chrétienne, et devenu apostat, trouvera dans son apostasie son jugement.
Et
il ne faut point dire que Dieu, dans la profession de notre foi, nous a faits
libres; car cette liberté ne va pas jusqu'à pouvoir renoncer à la foi quand il
nous plaira. Dieu donc nous en demandera compte; et qu'aurons-nous à lui
répondre, surtout quand il nous fera voir comment la foi a convaincu le monde
entier, comment nous avons quitté son parti, et quelles ont été les deux vraies
causes de notre infidélité, savoir : le libertinage de l'esprit et le
libertinage du cœur ?
En
appellerons-nous à notre raison ? mais notre raison elle-même nous condamnera
jusque dans la perte de notre foi. D'ailleurs, qui sommes-nous pour vouloir
entrer en raisonnement avec Dieu, et quel succès en pouvons-nous attendre ?
Telle est néanmoins la ressource de l'homme criminel et libertin : il veut
traiter avec Dieu par voie de raison, par conséquent il veut être jugé par sa
raison, et c'est aussi l'autre tribunal où il sera présenté.
DEUXIEME
PARTIE. Dieu se servira de notre
raison pour nous juger. Indépendamment de la foi, nous avons une raison qui
nous gouverne, raison obscurcie par le péché, mais toujours néanmoins assez
éclairée pour nous conduire, avec le secours de la grâce. Or, soit que nous la
considérions dans sa pureté et dans son intégrité, c'est-à-dire dans l'état où
nous l'avons reçue de Dieu en naissant; soit que nous la considérions dans sa
corruption, c'est-à-dire dans l'état où souvent nous la réduisons par nos
désordres, il est certain que Dieu, pour nous juger, se servira également et de
ses connaissances naturelles, et de ses erreurs.
Dieu
nous jugera par la droite raison. 1° Nous choquons ouvertement cette raison, et
Dieu la suscitera contre nous; 2° nous ne voulons pas écouter cette raison, et
Dieu nous la fera entendre malgré nous; 3° nous nous formons des prétextes pour
engager cette raison dans le parti de notre passion, et Dieu les dissipera, et
nous découvrira ce qu'il y avait de plus caché dans nous.
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1°
Nous péchons ouvertement contre les vues de notre raison, et c'est par où Dieu
d'abord nous jugera : car enfin, dira-t-il à un libertin, vous vous piquiez de
raison; mais votre vie a-t-elle été une vie raisonnable? Ces impudicités, ces
débauches, ces violences, ces injustices, tout cela était-il selon la raison ?
Et voilà la pensée qui troublait saint Augustin dans son péché, et au milieu de
ses plaisirs criminels.
2°
Nous ne voulons pas, en mille rencontres, écouter notre raison, et Dieu nous
forcera à l'entendre; Ce qui nous empêche maintenant de nous rendre attentifs à
sa voix, c'est le tumulte de nos passions, ce sont les objets qui frappent nos
sens. Mais, au jugement de Dieu, toutes nos passions seront éteintes, et nous
n'aurons plus les mêmes objets pour nous dissiper.
3°
Nous nous formons mille prétextes pour engager notre
raison dans les intérêts de notre passion ; mais que fera Dieu ? Il confondra tous ces prétextes, en se
servant et de ses propres lumières et des lumières mêmes de notre raison, pour
nous faire voir les vrais motifs qui nous ont fait agir : envie, vengeance,
intérêt, orgueil, hypocrisie.
Si
notre raison a été dans l'erreur, Dieu nous jugera encore par elle : et
comment? Non point précisément par notre raison trompée, mais 1° par notre
raison trompée sur certains articles, tandis qu'elle aura été si éclairée sur
d'autres; 2° par notre raison trompée à certains temps de la vie, après avoir
été si éclairée en d'autres temps. De cette droiture de raison que nous aurons
eue, 1° sur toutes les autres affaires qui ne nous touchaient point, 2° à
certains temps où nous n'étions point dominés par la passion, Dieu tirera des
preuves invincibles pour nous condamner.
CONCLUSION. C'est donc de nous servir de notre foi et de notre
raison pour nous juger nous-mêmes dès cette vie, afin que Dieu ne nous juge
point; de rentrer dans nous-mêmes, et de nous appliquer à nous connaître
nous-mêmes dès maintenant, afin que cette vue de nous-mêmes ne nous trouble
point à la mort, ni après la mort. Car si la vue de nous-mêmes nous l'ait dès à
présent tant de peine, combien nous tourmentera-t-elle au jugement de Dieu !
Voilà ce qui a saisi les Saints de frayeur. Prière pour demander à Dieu qu'à ce
grand jour où nous paraîtrons devant lui, il nous défende de nous-mêmes,
c'est-à-dire de notre foi et de notre raison, parce que c'est ce que nous
aurons surtout à craindre.
Tunc
videbunt Filium Hominis venientem in nube, cum potestate magna et majestate.
Alors ils verront le Fils de
l'Homme venir sur une nuée, avec une grande puissance et une grande majesté.
(Saint Luc, chap. XXI, 27.)
SIRE,
C'est une réflexion bien
judicieuse de saint Grégoire de Nazianze, que jamais
le terme de majesté n'est attribué à Jésus-Christ dans l'Evangile que lorsqu'il
s'agit du jugement universel, où la foi nous enseigne qu'il doit présider ; et
il est bien remarquable, dit saint Jérôme, que cet Homme-Dieu,
qui par tant de titres était roi, n'a pris néanmoins cette qualité qu'en deux
occasions. Premièrement, devant Pilale, c'est-à-dire
dans le temps de sa passion, parce que c'était là que le jugement du monde
commençait, ainsi qu'il l'avait déclaré à ses disciples : Nunc
judicium est mundi (1).
Secondement, dans la description qu'il nous a faite du jugement même au chapitre
vingt-cinquième de saint Matthieu, où il ne se désigne point autrement que sous
le nom de roi, parce que c'est alors qu'il exercera pleinement la juridiction
que son Père lui a donnée sur tous les hommes : Tunc
dicet rex his qui a dextris erunt (2).
Aussi est-ce proprement aux monarques et aux souverains
qu'il appartient de juger; et jamais la majesté d'un roi n'est plus auguste que
quand il tient son lit de justice, et qu'il paraît sur le tribunal. Encore plus
vénérable quand c'est un roi qui ajoute à l'éclat de la couronne les lumières
d'une sagesse toute royale, un roi qui sait faire le discernement de ses
sujets, et peser le mérite dans une juste balance, qui n'a pour le crime que
des châtiments,
tandis que toutes ses récompenses sont pour la vertu; qui non-seulement fait état de venger les injustices et les
violences, mais qui s'applique à réformer la justice même; qui en corrige les
abus, qui en rétablit le bon ordre ; qui, sans éloigner personne de son trône,
prête l'oreille aux humbles supplications des petits, écoute les plaintes des
particuliers, et par là tient les juges et les magistrats dans le devoir ;
enfin qui, se voyant au-dessus de tous, n'a rien plus à cœur que d'être
équitable envers tous. Car qu'y a-t-il qui nous représente mieux sur la terre
le jugement de Dieu, et qui en soit une image plus sensible et une preuve plus
authentique?
Mais, Sire, si c'est le propre
des rois déjuger les peuples, il n'est pas moins vrai que c'est le propre de
Dieu de juger les rois ; et comme le grand privilège de la souveraineté est de
ne pouvoir être jugé que de Dieu seul, on peut dire que la grande marque de
l'autorité suprême de Dieu est d'être lui seul le juge de tous les souverains.
Il nous l'a lui-même marqué en cent endroits de l'Ecriture ; et si son jugement
doit être terrible pour toutes les conditions des hommes, il semble néanmoins
qu'il affecte de le faire paraître plus redoutable pour les grands et pour les
rois de la terre : Terribilis apud reges terrœ
(1).
C'est de ce jugement, Sire, où
les rois seront appelés aussi bien que les peuples, que j'ai à parler
aujourd'hui. Autrefois saint Paul, prêchant cette matière en présence des
infidèles même et des païens, la traitait avec tant de force et tant d'énergie
qu'ils en étaient émus, saisis, effrayés : Disputante
autem illo
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de justitia et caslitate, et de judicio futuro, tremefactus Félix
(1). Je n'ai ni le zèle, ni l'éloquence de saint Paul; mais aussi j'ai
l'avantage de parler devant un roi chrétien et très-chrétien,
devant un roi docile aux vérités de la religion, et disposé non-seulement
à les écouler, mais à en profiler. Ainsi j'ai droit d'espérer de mon ministère,
tout indigne que j'en suis, un succès beaucoup plus heureux. J'ai besoin pour
cela des lumières du Saint-Esprit, et je les demande par l'intercession de
Marie. Ave, Maria.
De toutes les expressions dont
les Pères de l'Eglise se sont servis pour nous donner quelque idée de la
justice de Dieu, je n'en trouve point qui me paraisse plus belle, plus solide,
et remplie d'un plus grand sens que celle de Tertullien, que vous avez souvent
entendue, el qui ne peut être assez méditée, savoir : que Dieu est
miséricordieux de son propre fonds, et qu'il est juste du nôtre : Deus de suo optimus, de nostro justus (2). C'est à
cette parole que je veux m'attacher dans ce discours; et, quoique le sujet que
j'ai à traiter soit d'une étendue presque infinie, je me borne à cette pensée,
parce qu'elle suffira pour vous faire en lier dans le mystère adorable, mais
redoutable, du jugement de Dieu. Je veux vous montrer que le fond de la justice
de Dieu est en effet dans nous-mêmes; que si Dieu est sévère et rigoureux dans
ses jugements, comme l'Eglise nous le dit, c'est de nous-mêmes que procède
cette sévérité; que c'est nous-mêmes qui le faisons tel pour nous, en un mot,
que quand il nous jugera il ne nous jugera que par nous-mêmes : Deus de suo optimus, de nostro justus.
Pour établir ma proposition, et
pour y observer quelque ordre, je remarque qu'il y a dans nous deux choses qui
ont un rapport nécessaire au jugement de Dieu : l'une est notre loi, et l'autre
est notre raison. En qualité de chrétiens, nous avons la foi; et en qualité
d'hommes, nous avons la raison. La foi est une lumière surnaturelle que nous
avons reçue de Dieu depuis notre naissance, et la raison est une lumière
naturelle que nous avons apportée avec nous en naissant. Or, c'est par ces deux
grandes règles, qui doivent nous diriger dans toute la conduite de notre vie,
c'est par ces deux lumières, par ces deux connaissances, que Dieu nous jugera :
comme chrétiens, il nous jugera par notre foi; et comme hommes, il
nous jugera par notre raison. Si donc, dans le jugement qu'il
fera de nous, il use de sévérité, c'est uniquement sur ces deux principes
qu'elle sera fondée. Comprenez, s'il vous plaît, mon dessein, et le partage de
ce discours. Sévérité du jugement de Dieu fondée sur la foi du chrétien, ce
sera la première partie; sévérité du jugement de Dieu fondée sur la raison de
l'homme criminel et libertin, ce sera la seconde partie. Deux points de
religion et de morale que toute l'éloquence des prédicateurs de l'Evangile ne
peut épuiser. N'en mesurez pas l'importance par ce que je vous en dirai; mais
de ce que je vous en dirai, vous pourrez toujours apprendre ce que vous en
devez craindre. Voilà tout le sujet de votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Tertullien, admirant autrefois le
zèle que les païens faisaient paraître pour leur fausse religion, et le
comparant avec la froideur et l'indifférence des chrétiens dans le service et
le culte du vrai Dieu, a fait une remarque bien solide, et dont nous
n'éprouverons que trop la vérité au jugement dernier. Voyez, disait ce grand homme,
le caractère du démon. H n'y a point de marque de divinité qu'il n'affecte. On
lui rend dans le monde les mêmes honneurs que l'on rend à Dieu; on lui fait des
sacrifices comme à Dieu ; il a ses martyrs aussi bien que Dieu; ses lois sont
reçues et observées plus exactement que celles de Dieu : et il s'est mis en
possession de tout cela pour nous confondre un jour devant Dieu, quand il nous
opposera la conduite de ces malheureux, qui, aveuglés des erreurs du monde,
s'assujettissent à lui, et lui obéissent comme au Dieu du siècle : Agnoscamus ingenia diaboli, idcirco quœdam de divinis affectantis, ut nos de suorum fide confundat et judicet (1). C'est ainsi, mes chers auditeurs, et cette
pensée a quelque chose de bien surprenant, c'est ainsi que la foi des païens
doit entrer dans le jugement que Dieu fera des chrétiens, et que les vrais
fidèles se verront alors condamnés par l'infidélité même.
Mais si cela est de la sorte, et
si la foi des païens, toute superstitieuse qu'elle est, doit être pour nous si
redoutable au tribunal de la justice de Dieu, jugez ce que nous devons craindre
de notre propre foi : car c'est par notre propre foi que commencera le jugement
de Dieu. Celle des païens et des idolâtres ne sera tout au plus qu'un surcroît
de conviction que Dieu y ajoutera ; mais la nôtre, c'est-à-
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dire celle que nous professons, en sera l'essentiel et le
capital. Et ce qui vous étonnera peut-être, mais que je vous prie de bien
concevoir, comme le point important que j'ai à vous expliquer, c'est que Dieu
nous jugera par notre religion, soit que nous l'ayons conservée, soit que dans
le cœur nous l'ayons renoncée et abandonnée ; soit que nous ayons cru
constamment et sincèrement les vérités qu'elle nous proposait, soit que nous
ayons cessé de les croire. Il semble qu'il y ait en ceci de la contradiction ;
car si nous ne croyons plus les vérités que la foi nous propose, comment
peut-on dire que c'est notre foi? et si ce n'est plus notre foi, comment Dieu
nous jugera-t-il par elle? Ce sera à moi de répondre à cette difficulté; et je
l'éclaircirai en telle sorte, que, bien loin qu'elle affaiblisse la proposition
que j'ai avancée, elle en sera une des plus solides preuves.
Prenons donc d'abord le parti le
plus favorable, et à votre piété, et à mon ministère. Nous faisons tous
profession d'être chrétiens ; et puisque nous portons cette qualité, mon devoir
même m'oblige à supposer que nous avons dans le cœur la foi, dont nous donnons
extérieurement des témoignages, et que nous confessons au dehors. Or, supposant
que nous l'avons, je dis que Dieu se servira d'elle pour nous juger.
Aurons-nous droit de refuser cette condition? Mais comment Dieu y
procédera-t-il? c'est, mes chers auditeurs, ce qui demande une réflexion
particulière. Dieu nous jugera par notre foi, parce que c'est notre foi qui
nous accusera devant lui ; parce que c'est notre foi qui servira de témoin
contre nous; parce que c'est notre foi, si jamais nous avons le malheur d'être
réprouvés, qui dictera elle-même l'arrêt de notre réprobation. Peut-on
contribuer en des manières plus différentes et plus directes à un jugement?
Oui, c'est notre foi qui nous
accusera devant Dieu. Jésus-Christ l'a dit, et sa parole y est expresse : Nolite putare quia ego accusaturus sum vos apud Patrem; est qui accusat vos Moyses (1); ne
pensez pas, disait-il aux Juifs, que ce soit moi qui doive vous accuser devant
mon Père : vous avez un accusateur, qui est Moïse. Or, par Moïse, comme
remarque saint Augustin, il n'entendait pas la personne de Moïse, mais il
entendait la loi de Moïse, les Ecritures qu'ils avaient par tradition reçues de
Moïse, en un mot, la religion qu'ils suivaient, et qui leur avait été enseignée
par
Moïse. Comme s'il leur eût dit : C'est cette loi, c'est
cette religion, ce sont ces Ecritures qui s'élèveront contre vous au jugement
de Dieu. Mais ce qu'il leur disait, Chrétiens, doit être encore tout autrement
vrai par rapport à nous. Car, outre ces livres de Moïse, qui nous sont communs
avec les Juifs, nous avons un Evangile qui nous est propre ; et cet Evangile,
si nous y prenons garde, n'est rien autre chose qu'une continuelle accusation
de notre vie, en je ne sais combien de chefs dont Moïse ni les prophètes n'ont
point parlé. Nous devons donc nous attendre à soutenir devant Dieu des
accusations bien plus pressantes et bien plus fortes que les Juifs : pourquoi ?
parce que notre religion . en ajoutant à celle des Juifs toutes les vérités
évangéliques, se trouve bien plus ample, bien plus développée, bien plus sainte
et plus parfaite que celle des Juifs, et qu'elle aura par conséquent bien plus
de reproches à nous faire.
C'est ce que saint Paul a voulu nous exprimer dans cet
admirable passage de l'Epître aux Romains, où, parlant du jugement dernier, et
voulant nous en donner une idée, il dit qu'il s'y fera comme un conflit entre
les pensées des hommes, et que les pensées des hommes s'y accuseront
mutuellement et s'y défendront, tandis que Dieu, scrutateur des cœurs, en
révélera tous les secrets : Inter se invicem cogitationibus accusantibus, aut etiam defendentibus,
in die, cum judicabit Deus occulta hominum (1). Or, ces pensées qui s'entr'accuseront,
qui s'entrechoqueront, selon le terme et dans le sentiment même de l'Apôtre, ce
sont celles qui partageront alors un réprouvé entre sa conscience et sa foi ;
car sa foi lui dira : Tu as cru ceci; et sa conscience lui dira: Tuas fait
cela. Ces deux pensées : Tu as cru ceci, et : Tu as fait cela, se trouvant
opposées l'une à l'autre, formeront contre lui la plus juridique de toutes les
accusations. La foi se déclarera contré la conscience criminelle, et la
conscience criminelle tâchera à se défendre contre la foi, jusqu'à ce qu'enfin
la foi, triomphant des vains efforts de la conscience, la convaincra, la
consternera, l'accablera : Inter se cogitationibus
accusantibus, aut etiam defendentibus; c'est la
paraphrase que fait saint Chrysostome de ces paroles de l'Apôtre.
De là, Chrétiens, j'ai dit que le
premier témoin qui parlera contre nous dans notre jugement, c'est notre foi, et
je l'ai dit après saint Augustin, qui, pour donner plus de jour à sa
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pensée, met là-dessus une différence bien remarquable entre
les pécheurs et les Justes. Car la foi, dit cet incomparable docteur, rendra
aux Justes témoignagne pour témoignage, et aux
pécheurs témoignage contre témoignage. Appliquez-vous, s'il vous plaît : il dit
que la foi rendra aux Justes témoignage pour témoignage, parce qu'il est
certain que les Justes recevront devant Dieu un témoignage honorable de leur foi,
et ce sera la récompense de celui qu'ils auront eux-mêmes rendu à la foi devant
les hommes. Comme ils auront glorifié leur foi devant les hommes par leur bonne
vie et par leurs vertus, leur foi à son tour les glorifiera devant Dieu, par la
justification de leurs personnes et de leurs œuvres. Au contraire, poursuit
saint Augustin, cette même foi rendra aux pécheurs témoignage contre
témoignage, parce qu'au lieu que les pécheurs auront démenti leur foi par une
vie déréglée et corrompue, leur foi, se faisant malgré eux reconnaître à eux,
les confondra d'une manière sensible : et cela comment? Tertullien l'explique
dans l'excellent traité qu'il a composé du témoignage de l'âme, où il
représente une âme réprouvée aux prises, si j'ose me servir de cette expression,
avec Dieu et avec elle-même; car au même temps que Dieu, d'une pari, pressera
le réprouvé, sa foi, comme un témoin incorruptible, lui dira de l'autre : Il
est vrai, lu croyais un Dieu, mais tu ne t'es pas mis en peine de le chercher
et de lui plaire ; tu avais renoncé au monde en qualité de chrétien, et tu n'as
pas laissé d'en être esclave; tu détestais les idoles de la gentilité, qui
n'étaient que des idoles de bois et de pierre, mais tu t'es fait dans le
christianisme des idoles de chair : Deum prœdicabas,
et non requirebas ; dœmonia
abominabaris, et illa colebas (1). Voilà, dit ce Père, le témoignage que la
foi portera contre les pécheurs.
Mais s'en tiendra-t-elle là ? non
; car, après avoir porté contre eux ce témoignage, elle prononcera elle-même l'arrêt
de leur réprobation; et en quels termes? Observez ceci : dans les mêmes termes
qu'il est déjà conçu en tant d'endroits de l'Evangile. En effet, qu'y a-t-il
dans l'Evangile de plus souvent répété que ces malédictions et ces anathèmes
fulminés par Jésus-Christ contre les mauvais chrétiens? Et qu'est-ce que ces
anathèmes, sinon autant d'arrêts de la réprobation future des pécheurs, dressés
par avance, et qu'il ne reste plus qu'à leur signifier? Quand nous lisons dans
saint
Matthieu : Vœ mundo a scandalis (1) ; Vœ vobis hypocritœ (2) ; Vœ vobis, divitibus (3) ; Vœ vobis qui consolationem habetis vestram (4); malheur à vous, sensuels et voluptueux,
qui ne respirez sur la terre que le plaisir; malheur avons, riches superbes, et
insensibles aux misères des pauvres; malheur à vous, hypocrites, c'est-à-dire
politiques du siècle, qui n'avez qu'une vaine montre et une fausse apparence de
probité; malheur à vous, qui, par vos scandales et vos pernicieux exemples,
faites périr les âmes de vos frères! quand Jésus-Christ nous parle de la sorte,
ne recevons-nous pas tout cela comme autant d'oracles de notre religion? Or, je
l'ai dit et je le redis, ces oracles de notre religion se changeront en autant
d'arrêts et d'arrêts définitifs, dans le jugement de Dieu. Le Fils de Dieu
n'aura qu'à les ramasser tous, et qu'à en faire l'application. Cette seule
parole : Vœ vobis
divitibus, malheur à vous, riches! aura pour
damner un avare le même effet que cette autre : Discedite
maledictis (5), retirez-vous, maudits! C'est donc
ainsi que toute la procédure du jugement des chrétiens se réduira à leur
religion.
Et voilà, mes chers auditeurs,
l'éclaircissement, et même le sens littéral de cette proposition de saint Jean
si étonnante, et qui semble d'abord si paradoxe, quand il dit que celui qui
croit ne sera pas jugé : Qui credit eum non judicabitur (6). Car
il ne prétend pas que celui qui croit ait une exemption et un privilège pour ne
point comparaître au dernier jour devant le tribunal de Jésus-Christ; ce n'est
point de cette manière qu'il l'entend ; mais il dit que celui qui croit, en
conséquence de ce qu'il aura cru, ne sera point jugé; parce que dès là qu'il
aura cru, il se jugera lui-même, sans qu'il soit nécessaire qu'un autre le
juge. Car, ou il aura vécu conformément à sa créance et à sa religion, et alors
sa religion seule le justifiera ; ou sa vie n'aura eu nul rapport à sa foi, et
alors sa foi seule le condamnera. Tellement que Jésus-Christ, s'il m'est permis
de parler de la sorte, n'aura plus à le juger, parce qu'il le trouvera déjà
tout jugé, et que toute la juridiction qu'il exercera, comme souverain juge,
sera de confirmer, par une ratification authentique , le jugement secret que
notre foi aura fait de nous, et de le rendre, de particulier qu'il était,
commun et public. Voilà, mes chers auditeurs, la première pensée qui s'est
présentée à moi sur le sujet que je traite.
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Pensée touchante , mais surtout
pensée terrible! c'est ma religion qui me jugera. Ah!. Chrétiens, la grande
parole ! comprenons-en toute l'étendue et toute la force. C'est ma religion qui
me jugera, cette religion si sainte, si pure, si irrépréhensible, cette
religion si ennemie de mon amour-propre, si contraire à mes inclinations, si
opposée à l'esprit du monde dont je suis rempli; cette religion aussi exacte et
aussi sévère dans ses maximes que Dieu l'est dans ses jugements, ou plutôt dont
les maximes ne sont rien autre chose que le jugement de Dieu même ; c'est par
elle que Dieu décidera de mon sort éternel ; c'est sur elle que roulera tout
l'examen de ma vie : et il ne sera point en mon pouvoir de la récuser ; et je
n'aurai point droit de demander que mes actions soient pesées dans une autre
balance que la sienne ; et je ne serai point reçu à me justifier sur d'autres
principes que les siens. Quelque excuse que j'allègue à Dieu, il me rappellera
toujours à cette foi, et il m'obligera à répondre sur autant d'articles qu'elle
m'aura enseigné de vérités. Il n'y en aura pas une qui ne soit pour moi la
matière d'une discussion rigoureuse. Et parce que la croix de Jésus-Christ aura
été l'abrégé de toutes les vérités de la foi, cette croix, ce signe auguste et
vénérable du Fils de l'Homme, paraîtra tout éclatant de lumière, pour être la
règle de mon jugement et de celui du monde entier, comme il commença à l'être
quand il fut élevé sur le Calvaire : Et tunc parebit signum Filii Hominis (1), Cette
croix me sera présentée ; et tout ce qui n'en portera pas dans moi le caractère
et le sceau sera réprouvé de Dieu. Ah ! mon Dieu, est-il donc vrai que vous
emploierez pour ma perte jusqu'à l'instrument de mon salut, et que ce qu'il y a
en moi de plus saint, je veux dire ma religion, prendra parti contre moi-même?
Oui, Chrétiens, c'est ce que nous
devons craindre, et de quoi nous ne pouvons avec trop de soin nous préserver ;
c'est ce qui doit nous faire frémir dans l'attente de ce jugement redoutable.
Pendant cette vie nous n'y pensons pas, ou nous n'en sommes qu'à demi touchés.
Comme nous ne considérons les vérités de la foi que superficiellement, à peine
en appréhendons-nous les conséquences; ces maximes évangéliques que l'on nous
prêche, cette voie étroite du salut, cette nécessité de la pénitence, cette
obligation indispensable de mortifier sa chair et de la crucifier avec ses
vices, tout cela sont termes spécieux que nous écoutons avec
respect, que nous débitons quelquefois magnifiquement aux
autres, et que nous n'entendons plus dès qu'il est question de les réduire à la
pratique. Mais quand Jésus-Christ, avec tout l'éclat de sa majesté et tout le
poids de sa puissance, viendra nous imprimer une idée vive de ses grandes
vérités, et qu'en les appliquant à notre vie, il nous fera voir dans toute
notre conduite une monstrueuse contradiction de mœurs et de créance; quand il
comparera tous ces principes de détachement de soi-même, de renoncement à
soi-même, avec nos injustices , avec nos vengeances , avec nos sensualités,
avec nos délicatesses et ces recherches continuelles de nous-mêmes, ah ! c'est
alors que nous apprendrons combien il est affreux de tomber entre les mains de
ce Dieu vivant, de ce Dieu, non plus seulement l'auteur ni le consommateur,
mais le défenseur, mais le vengeur de notre foi.
Maintenant cette foi est comme
languissante, ou presque morte dans nos cœurs ; et quand le Fils de l'Homme
paraîtra à la fin des siècles, il doute, ce semble, s'il en trouvera encore
quelques restes sur la terre. Oui, Chrétiens, il en trouvera; oui, il en
trouvera du moins autant qu'il lui en faudra pour nous juger et pour nous
condamner. Car cette foi, qui était presque morte et comme ensevelie dans nous,
ressuscitera avec nous ; et un des miracles que doit opérer Jésus-Christ, lui
qui est notre résurrection et notre vie, sera de faire revivre intérieurement
la foi dans nos âmes, au même temps qu'il fera revivre nos corps. Or cette foi
(écoutez un beau sentiment de saint Augustin), cette foi ainsi ranimée, ainsi
ressuscitée par la présence de Jésus-Christ, lui demandera justice ; et contre
qui ? non pas contre les tyrans. qui l'auront persécutée, elle se fera honneur
de leurs persécutions ; non pas contre les païens qui l'auront méconnue, leur
infidélité les rendra en quelque sorte moins criminels ; mais contre nous ; et
de quoi ? de tous les outrages que nous lui aurons faits : justice de l'avoir
laissé languir dans l'inutilité et l'oisiveté d'une vie mondaine, sans la
mettre en œuvre et sans jamais la faire agir pour Dieu ; justice de l'avoir
retenue captive dans l'état du péché où notre endurcissement nous aura fait
passer sans trouble des années entières ; justice de l'avoir déshonorée par des
actions indignes du nom que nous portions et du caractère dont nous étions
revêtus; justice de l'avoir décriée et scandalisée devant les hérétiques, ses
mortels ennemis, qui n'auront pas manqué de s'en
21
prévaloir contre elle et contre nous ; enfin justice de ce
qu'étant capable par elle-même de nous faire des saints, elle n'aura pas été,
par notre faute, assez puissante pour nous empêcher d'être des impies et des
réprouvés. C'est de quoi elle demandera justice à Dieu , et c'est à nos dépens
que cette justice lui sera accordée.
Mais après tout, si cette
religion se trouvait entièrement détruite en nous, et s'il arrivait que, par le
dérèglement de nos mœurs, nous fussions tombés dans une irréligion secrète,
état où le péché enfin conduit; si cela était, Dieu nous jugera-t-il encore par
la foi ? Ne perdez pas ceci, je vous prie : voici le nœud de la difficulté que
je me suis moi-même proposée. Oui, mes chers auditeurs, Dieu nous jugera encore
par notre foi; et bien loin que cette irréligion secrète adoucisse en aucune
sorte notre jugement, c'est ce qui en redoublera la rigueur.
Car il faut, Chrétiens (et cette
pensée n'est pas de moi, mais de saint Jérôme), il faut bien établir dans nos
esprits une vérité, à quoi peut-être nous n'avons jamais fait toute la
réflexion nécessaire : que dans le jugement de Dieu il y aura une différence
infinie entre un païen qui n'aura pas connu la loi chrétienne, et un chrétien
qui, l'ayant connue, y aura intérieurement renoncé ; et que Dieu, suivant les
ordres mêmes de sa justice, traitera l'un bien autrement que l'autre. On sait
assez qu'un païen à qui la loi de Jésus-Christ n'aura point été annoncée ne
sera pas jugé par cette loi, et que Dieu, tout absolu qu'il est, gardera avec
lui cette équité naturelle de ne le pas condamner par une loi qu'il ne lui aura
pas fait connaître : et c'est ce que saint Paul enseigne en termes formels : Quicumque sine lege peccaverunt, sine lege peribunt (1). Mais je prétends qu'il n'en est pas de
même d'un chrétien qui a professé la loi de Jésus-Christ, et qui, après l'avoir
embrassée, en a dans la suite secoué le joug. Je prétends qu'ayant péché après
avoir reçu cette loi, il doit périr par cette loi, et que sa désertion est
justement le premier chef que Dieu produira contre lui. Car il ne lui était pas
permis, dit saint Chrysostome, de s'émanciper de l'obéissance due à cette loi,
après s'être engagé à elle par le baptême. Il ne pouvait plus sans apostasie,
après avoir ratifié cet engagement par divers exercices du christianisme, y
renoncer de ce renoncement même intérieur dont je parle. Qu'arrivera-t-il donc?
Remarquez
la fin malheureuse de l'impiété : cette loi de Jésus-Christ,
abandonnée et renoncée, poursuivra l'impie au jugement de Dieu, comme un
déserteur. Et de même qu'un déserteur de la milice séculière, est traité, s'il
a le malheur d'être repris, selon les lois les plus rigoureuses de la milice
qu'il a quittée (ce qui n'est point censé injuste, parce que tout homme,
dit-on, doit subir la sévérité des lois auxquelles il s'est lui-même obligé) ;
ainsi, mais à bien plus forte raison , un libertin , présenté devant Dieu comme
un déserteur de sa religion, doit être jugé suivant les maximes de cette
religion même, sans qu'il puisse prétexter que ce n'était plus sa religion , et
qu'il ne la connaissait plus; puisque, bien loin de le justifier, c'est ce qui
fera son crime de ne l'avoir plus reconnue. Pensée que saint Cyprien exprimait
si noblement quand il disait, en parlant du baptême : Baptismus
ornat Christi militem, convincit desertorem (1). Car j'appelle toujours déserteur de la
milice de Jésus-Christ celui qui n'a plus le christianisme dans le cœur,
quoiqu'il en conserve encore les dehors.
Je sais néanmoins , et il est bon
d'aller au-devant de tout, je sais ce que l'infidélité pourrait opposer; je
sais que, jusque dans la profession de notre foi, Dieu nous a faits libres ; je
sais que la religion est une vertu qui demande le consentement de notre
volonté, et que pour être chrétien il faut vouloir l'être. Mais Dieu par là
n'entend pas que nous ayons droit de l'être ou de ne le pas être, selon nos
caprices, et qu'après nous être une fois soumis à son Evangile , il nous soit
libre d'en laisser et d'en prendre ce qu'il nous plaira. Ce sera donc à nous,
si nous avons été assez perdus, assez obstinés pour étouffer dans notre cœur
une foi si sainte, de lui en rendre raison, et de lui dire pourquoi. Or, quelle
raison lui en rendrons-nous? dirons-nous que cette religion ne nous a pas paru
assez bien fondée ? Il sera bien étrange que ce qui a suffi pour convaincre un
monde entier ne nous ait pas convaincus nous-mêmes, et qu'une religion à
laquelle les plus grands hommes de la terre se sont rendus, contre laquelle un
saint Augustin, avec toute la force de son génie et toute la curiosité de son
esprit, n'a pu se défendre; qui, par l'évidence de ses miracles, a triomphé de
toutes les erreurs du paganisme, et qui, dans ses preuves, dans ses principes,
dans ses règles, clans sa morale, dans ses mystères, dans son établissement,
portait toutes les marques de la
22
Divinité ; qu'une telle religion n'ait pas eu de quoi nous
satisfaire. C'est, dis-je, ce qui sera bien étonnant. Mais sans que Dieu entre
avec nous clans une pareille recherche, il n'aura qu'à nous demander si c'est
en effet par raison que nous nous serons départis de notre première soumission
à la foi ; si, pour nous engager dans un pas aussi dangereux et aussi hardi que
celui-là, nous avons bien consulté, bien examiné, bien cherché à nous
instruire, et, supposé que nous l'ayons cherché, que nous ayons examiné,
consulté, si nous l'avons fait avec humilité, si nous l'avons fait avec
docilité, si nous l'avons fait sans préjugé, si nous l'avons fait par un désir
sincère de découvrir la vérité; surtout si nous l'avons fait avec cette pureté
de vie qui devait servir de disposition aux lumières de la grâce ; car, dans
une affaire de cette conséquence, il ne fallait rien omettre, ni rien négliger.
Or, dans tous ces chefs, Dieu
trouvera de quoi nous confondre et de quoi nous condamner : car il nous fera
voir, mais évidemment, que tout ce désordre de notre infidélité n'aura point eu
d'autre principe qu'une ignorance criminelle où nous aurons vécu, sans nous
être jamais appliqués à une étude sérieuse de notre religion. Et certes, rien
pour l'ordinaire de plus ignorant en matière de religion que ce qu'on appelle
les libertins du siècle. Il nous fera voir que , dans l'examen que nous aurons
fait des vérités de la foi, nous aurons presque toujours apporté un esprit
d'orgueil, un esprit présomptueux et opiniâtre, un esprit plein de lui-même,
plein de sa propre suffisance, et abondant en son sens. Il nous fera voir et il
nous reprochera que, tandis que nous étions si rebelles à sa parole , nous
avons été sur mille articles les plus dociles à la parole des hommes. Il nous
fera voir que nous n'aurons communément raisonné, philosophé sur notre créance,
qu'avec malignité , et dans le dessein d'y trouver du faible pour la contredire
: prévention seule capable d'éloigner Dieu de nous, quand d'ailleurs il aurait
voulu se communiquer à nous. Voilà sur quoi il nous confondra.
Mais ce qui mettra le comble à
notre confusion, c'est lorsque , remontant à la source, et nous y faisant
remonter avec lui, il nous forcera à reconnaître les deux vraies causes de
notre infidélité, savoir : le libertinage de notre esprit et le libertinage de
notre cœur ; libertinage de notre esprit, qui se sera fait juge de tout, pour
ne s'assujettir à rien; qui se sera détaché de la foi, non pas pour suivre un
meilleur parti, mais pour ne savoir plus lui-même ni ce
qu'il suivait, ni ce qu'il ne suivait pas; pour abandonner toutes choses au
hasard, pour se réduire à une malheureuse indifférence en matière de religion,
disons mieux, pour n'avoir plus absolument de religion ; libertinage de notre
cœur, qui, se trouvant gêné par la foi, nous aura peu à peu sollicités, et
enfin déterminés à sortir de cette contrainte, et à nous affranchir de la
servitude : ce que Dieu n'aura pas de peine à justifier, et ce qu'il justifiera
par une comparaison sensible et convaincante, en nous montrant que, tandis que
nos mœurs ont été réglées, notre foi a été saine, et que notre foi n'a commencé
à se démentir, que quand nos mœurs ont commencé à se corrompre.
Or, encore une fois, que
répondrons-nous à tout cela? En appellerons-nous de notre foi à notre raison,
et espérerons-nous que cette raison qui, dans les principes de la théologie,
est un des fondements essentiels et nécessaires de notre foi, nous serve de
défense contre la foi même? Non, non, mes Frères, dit saint Chry-sostome,
ne nous promettons rien de ce côté-là : si notre foi nous condamne, ce sera du
consentement et de l'aveu de notre raison. Car cette raison nous disait
elle-même que nous ne devions pas trop déférer à nos vues naturelles, et à ses
connaissances; que, dans les choses de Dieu, il fallait avoir recours à des
lumières supérieures et moins trompeuses, et que quelque éclairée qu'elle pût
être , la foi et l'autorité de Dieu devaient l'emporter sur elle. C'est ce que
la raison nous dictait : de sorte que quand nous lui avons permis de critiquer
et de censurer les points de notre foi, nous lui avons donné, non-seulement plus qu'elle ne demandait, mais ce qu'elle ne
demandait pas. Elle nous condamnera donc jusque dans la perte de notre foi.
Cependant n'y trouverons-nous point d'ailleurs quelque appui? Ah ! Chrétiens,
le faible appui que celui de notre raison contre le jugement de Dieu ! Quand un
sujet veut entrer en raisonnement avec son prince , et disputer de ses droits
avec son souverain , il fau qu'il se sente bien fort ; et pour peu que sa cause
soit douteuse, on ne peut pas l'excuser d'une extrême folie d'en vouloir sortir
par raison. Que sera-ce d'une créature qui veut contester avec son créateur?
Eh! qui suis-je, Seigneur, pour me mesurer avec vous ? Ne sais-je pas que ,
pour une raison que je pourrai peut-être alléguer en ma faveur, vous m'en
opposerez cent autres auxquelles je n'aurai
23
rien à répliquer? Ainsi parlait le saint homme Job. Quel
doit donc être le sentiment d'un pécheur? C'est là néanmoins la ressource de
l'homme criminel et libertin : il veut traiter avec Dieu par voie de raison, et
par conséquent il veut être jugé par la raison ; et c'est l'autre tribunal où
je le vais présenter dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
C'est une doctrine aussi pernicieuse
qu'elle paraît religieuse dans son principe, de croire que, depuis le péché de
notre premier père, tout est corrompu dans notre raison; et c'est rendre
l'homme libertin, sous prétexte de l'humilier, de dire qu'au défaut de la foi,
il n'a plus d'autre règle de sa conduite que la passion et l'erreur.
Indépendamment de la foi, nous avons une raison qui nous gouverne, et qui
subsiste même après le péché ; une raison qui nous fait connaître Dieu, qui
nous prescrit des devoirs, qui nous impose des lois, qui nous assujettit à
l'ordre. Or, ce qui fait tout cela dans nous ne peut pas être absolument ni
entièrement dépravé. Je sais que cette raison seule, sans la grâce et sans la
foi, ne suffit pas pour nous sauver, et en cela je renonce au pélagianisme. Mais
du reste, quoiqu'elle n'ait pas la vertu de nous sauver, je prétends qu'elle
est plus que suffisante pour nous condamner, et j'ai saint Paul pour garant et
pour auteur même de ma proposition. J'avoue que cette raison , surtout depuis
la chute du premier homme, est souvent offusquée des nuages de nos passions :
mais je soutiens qu'elle a des lumières que toutes les passions ne peuvent
éteindre, et qui nous éclairent parmi les plus épaisses ténèbres du péché. Soit
donc que nous considérions cette raison dans sa pureté et dans son intégrité, c'est-à-dire clans
l'état où nous l'avons reçue de Dieu en naissant ; soit que nous la
considérions dans sa corruption, c'est-à-dire dans l'état où nous-mêmes nous
l'avons réduite par nos désordres, je dis, Chrétiens, que Dieu s'en servira
également pour nous juger. Pourquoi? parce qu'il nous jugera, non-seulement par les connaissances naturelles que nous
aurons eues du bien et du mal, mais même par nos propres erreurs, et c'est ce
que j'ai présentement à développer.
Dieu nous jugera par la droite
raison qu'il nous a donnée. Rien de plus vrai, mes chers auditeurs, et voici
l'ordre qu'il y gardera. Nous choquons ouvertement cette raison, et nous nous
révoltons contre elle : il la suscitera contre nous. Nous ne voulons pas écouter
cette raison quand elle nous parle : il nous la fera entendre malgré nous. Nous
nous formons des prétextes pour engager cette raison
dans le parti de notre passion : il dissipera tous ces prétextes, en nous
découvrant à nous-mêmes ce qu'il y avait en nous de plus caché, et ce que nous
n'y voulions pas apercevoir. Ces trois articles, qui sont, suivant la doctrine
de saint Bernard, les trois principaux degrés de l'orgueil de l'homme,
fourniront à Dieu contre les réprouvés une matière infinie, et les plus justes
titres de condamnation. Suivez ceci.
Nous péchons contre toutes les
vues de notre raison, et c'est par où Dieu d'abord nous jugera. Car enfin,
pourra-t-il dire à tant de libertins et à tant d'impies, puisque votre raison
était le plus fort retranchement de votre libertinage, il fallait donc
exactement vous attacher à elle ; et pour ne donner aucune prise à ma justice,
plus vous vous êtes licenciés du côté de la foi, plus deviez-vous être
réguliers, sévères, irrépréhensibles du côté de la raison. Or, voyons si c'est
ainsi que vous vous êtes comportés ; voyons si votre vie a été une vie
raisonnable, une vie d'hommes. Et c'est alors, Chrétiens, que Dieu nous
produira cette suite affreuse de péchés dont saint Paul fait aux Romains le
dénombrement, et qu'il reprochait à ces philosophes qui, par la raison ,
avaient connu Dieu, mais ne l'avaient pas glorifié comme Dieu : des impudicités
abominables, et dont la nature même a horreur ; des artifices diaboliques à
inventer sans cesse de nouveaux moyens de contenter les plus sales désirs, et
une scandaleuse effronterie à en faire gloire ; des injustices criantes à
l'égard du prochain, des violences, des usurpations, des oppressions soutenues
du crédit et de la force ; des perfidies noires et des trahisons, communément
appelées intrigues du monde; des jalousies enragées (qu'il me soit permis
d'user de ce terme), fomentées du levain d'une détestable ambition ; des
animosités et des haines portées jusqu'à la fureur, des médisances jusqu'à la
calomnie la plus atroce, des avarices jusques à la cruauté la plus impitoyable,
des dépenses jusques à la prodigalité la plus insensée, des excès de table
jusques à la ruine totale du corps, des emportements de colère jusques au
trouble de l'esprit. Mais que dis-je, et où m'emporte mon zèle? tout cela se
trouve-t-il donc dans la conduite d'un homme abandonné à sa raison, et
déserteur de sa foi? Oui, mes Frères, tout cela s'y trouve communément, et
l'expérience le vérifie.
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Je sais qu'en spéculation l'un n'est pas une conséquence
nécessaire de l'autre : mais il l'est en pratique, et l'a toujours été : soit
que Dieu, par un juste châtiment, livre alors ces âmes profanes à leurs
brutales passions, comme l'a estimé l'Apôtre ; soit que le naturel et le
penchant, malgré les faibles vues de la raison, les entraîne là, quoi qu'il en
soit, ces monstres de péchés se trouveront tous rassemblés dans les trésors de
la colère de Dieu : Nonne hœc condita
sunt apud me, et signala in
thesauris meis (1) ?
Dieu les représentera tous à la fois à un réprouvé; et, par une espèce
d'insulte (ne vous scandalisez pas de cette expression), c'est Dieu lui-même
qui parle ainsi, et qui enfin prétend à ce dernier jour être en droit
d'insulter à l'impie, ou du moins à son impiété : Ego quoque
ridebo, et subsannabo
(2). Dieu, dis-je, par une espèce d'insulte, lui demandera si sa raison lui
suggérait toutes ces abominations, si sa raison les approuvait, si sa raison
était là-dessus d'intelligence avec lui.
Ah, Seigneur! s'écriait saint
Augustin, pressé des remords intérieurs qu'une vérité si terrible lui faisait
sentir, je le confesse : voilà la pensée qui a consommé l'ouvrage de ma
conversion, voilà le coup de mon salut, et ce qui m'a retiré du profond abîme
de mon iniquité; la crainte de votre jugement, fondée sur le jugement de ma
raison, c'est ce qui m'a rappelé à vous. Je tâchais, Seigneur, à me défaire de
vous, et à vivre comme n'ayant plus de Dieu; mais j'avais une raison dont je ne
me pouvais défaire, et cette raison me suivait partout. Quelque secte que j'eusse
embrassée, et dans quelque opinion que je me fusse jeté, le péché où je vivais
me paraissait toujours péché. Soit que je fusse manichéen, soit que je fusse
catholique, soit que je ne fusse rien du tout, ma raison me disait que je
n'étais pas ce que je devais être, et qu'il ne m'était pas permis d'être ce que
j'étais. Et quand me le disait-elle ? au milieu de mes plaisirs, parmi les
divertissements et les joies du siècle, dans les moments les plus doux et les
plus agréables. C'est alors que cette raison venait me troubler, et je la
trouvais en tous lieux et en tout temps, comme un adversaire formidable qui
s'opposait à moi. Or, de là, Seigneur, je concluais ce que je devais craindre
de votre justice : car si je ne puis pas, disais-je, éviter la censure de ma
raison , qui est une raison faible et imparfaite, comment pourrai-je éviter
celle de mon Dieu, c'est-à-dire la rigueur de son jugement?
Voilà, Chrétiens, ce qui se passait dans saint Augustin, et ce
qui se passe tous les jours dans nous, quand nous commettons le péché avec la
vue actuelle de la malice qu'il renferme. Or, ces combats de notre raison
contre nous-mêmes, de notre raison contre nos passions, de notre raison contre
notre libertinage, c'est déjà le commencement ou comme une ébauche du jugement
de Dieu.
Ce n'est pas assez : en mille
autres choses où notre raison ne nous parle pas si fortement ni si clairement,
quoiqu'elle nous parle toujours, nous fermons l'oreille ; et parce que, si nous
la consultions, ou si nous nous rendions attentifs à ce qu'elle nous dit, elle
traverserait souvent nos desseins et nos entreprises, et par là nous
deviendrait importune, bien loin de nous appliquer à l'entendre, nous étouffons
sa voix, ou nous l'affaiblissons : de sorte qu'elle ne peut presque plus
pénétrer jusqu'à notre cœur. C'est le second désordre qui règne aujourd'hui,
mais désordre qui cessera dans le jugement de Dieu. Car il est certain, comme
l'a fort bien remarqué saint Ambroise, que Dieu, en nous jugeant, nous forcera
malgré nous à écouter notre raison. Et il lui sera bien aisé, dit ce saint
docteur, ou plutôt l'état même où nous serons réduits ne nous y forcera que
trop. Car ce qui nous empêche maintenant d'entendre la raison qui nous parle,
c'est au-dedans de nous le tumulte de nos passions ; ce sont au dehors les
objets que nous font voir nos sens, je veux dire le mensonge et l'imposture,
l'adulation et la flatterie qui nous séduit ; la confusion, le bruit, le grand
air du monde qui nous dissipe. Or, quand Dieu viendra nous juger, tout cela ne
sera plus. Il n'y aura plus de monde pour nous, parce que la figure de ce monde
sera passée, comme dit l'Apôtre : Prœterit enim figura hujus mundi (1). II n'y aura plus de passions dans nous,
parce que la mort les aura éteintes. Il n'y aura plus de flatteurs auprès de
nous, parce qu'il n'y aura plus personne qui ait intérêt à nous plaire.
Abandonnés de toutes les créatures, nous resterons seuls avec nous-mêmes : et
c'est alors que notre raison parlera, et qu'elle parlera hautement; c'est alors
qu'au lieu de ces mensonges agréables et avantageux qui nous auront flattés, et
dont nous n'aurons pas voulu nous désabuser, elle nous dira des vérités
fâcheuses et humiliantes que nous n'aurons jamais sucs, parce que nous aurons
affecté de ne les pas savoir. C'est alors qu'elle nous fera remarquer des
défauts
25
réels, des défauts grossiers, là où notre esprit se figurait
des perfections imaginaires. Et quelle sera notre surprise de nous voir peut-être
condamnés par les choses mêmes dont on nous aura tant félicités et tant
applaudis !
Enfin, parce qu'en certains
points où les déguisements et les artifices, pour ne pas dire les hypocrisies
de l'amour-propre, sont si ordinaires, nous aurons cherché des raisons pour
engager notre raison même dans les intérêts de notre passion, que fera Dieu?
lui qui, dans la pensée de saint Paul, est le plus subtil et le plus pénétrant
anatomiste de notre cœur; lui qui eu sait si bien faire toutes les dissections,
el qui entre jusque dans toutes les jointures, c'est-à-dire dans les plis et
les replis de l'âme, pour en discerner les mouvements les plus cachés ; car
c'est l'image sous laquelle l'Apôtre nous le représente : Pertingens
usque ad divisionem animae, compagnum quoque ac medullarum,
et discretor cogitationum cordis (1);
il débrouillera tout ce mélange de passion et de raison, il séparera l'une
d'avec l'autre, il mettra d'une part la raison, et d'autre part la
passion ; il distinguera les intentions et les prétextes, les apparences et les
effets, l'illusion et la vérité ; et de ce discernement il nous fera conclure à
nous-mêmes, à nous, désormais malgré nous raisonnables, qu'il n'y a eu dans
nous que malice et qu'iniquité. Voyez, nous dira-t-il, en nous appliquant un
rayon de sa lumière; et, selon la doctrine des théologiens, il nous
l'appliquera par les remords de notre propre raison : voyez, et connaissez le
motif qui vous a fait agir en telle et en telle affaire, en telle et en telle
occasion. Ici c'est une maligne envie à laquelle vous saviez donner toute la
couleur d'un véritable zèle. Là c'est une vengeance que vous déguisiez sous un
faux dehors de justice. Vous étiez officieux et charitable, mais vous ne
l'étiez que pour mieux parvenir à vos fins. Vos actions étaient édifiantes,
mais, en édifiant le prochain, vous vous cherchiez vous-même, et ne cherchiez
que vous-même. Ah ! Chrétiens, que d'hypocrites à qui Dieu tout à coup lèvera
le masque ! Que de vertus chimériques et plâtrées, dont nous recevrons plus de confusion
que de nos vices mêmes reconnus de bonne foi et confessés ! Que de mérites
prétendus, qui auront eu dans ce monde toute leur récompense, et qui ne seront
payés dans l'autre que d'une éternelle réprobation !
Mais après tout, si notre raison
a été en effet dans l'erreur, et que ce soient les erreurs de
notre raison qui nous aient fait pécher, comment Dieu nous
condamnera-t-il par elle ? c'est à quoi je vais répondre ; et je ne veux pas
qu'il vous reste rien à désirer sur une si importante matière. Je dis donc que
Dieu alors même aura toujours droit de
nous juger par notre raison : non pas, si vous le voulez, non pas précisément
par notre raison trompée, mais par notre raison trompée sur certains articles,
tandis qu'elle aura été si éclairée sur d'autres ; mais par notre raison
trompée à certains temps de la vie, après avoir été si éclairée en d'autres
temps. Distinguez ces deux choses, et sentez-en bien la force.
Raison si éclairée sur d'autres
affaires, et raison si éclairée en d'autres temps sur l'affaire même du salut. Car sur mille points où il ne
s'agit ni de votre intérêt, ni de votre ambition, ni de votre plaisir, quelle
est la pénétration de vos lumières? quelle est la droiture de vos jugements?
Vous voyez d'abord ce qui convient et ce qui ne convient pas, ce qui est
raisonnable et ce qui ne l'est pas, ce qu'il faut prendre et ce qu'il faut
rejeter, ce qu'il faut approuver et ce qu'il faut condamner : vous donnez
là-dessus des conseils si sages, vous prenez des mesures si justes ! et c'est
cela même aussi que Dieu vous opposera. La belle excuse pour vous justifier
auprès de lui : J'étais dans l'erreur ! Mais vous y étiez parce que vous
le vouliez, et vous le vouliez parce que votre intérêt vous le faisait vouloir;
vous le vouliez parce que votre ambition vous le faisait vouloir ; vous le
vouliez parce que votre plaisir vous le faisait vouloir. Partout où l'intérêt,
je dis votre intérêt propre, n'avait point de part, vous étiez si clairvoyant
pour démêler la vérité de l'artifice et du mensonge ! vous vous piquiez
tant d'habileté, et vous en aviez tant pour découvrir le fond de chaque chose,
et pour en connaître l'équité ou l'injustice ! Partout où l'ambition ne
prétendait rien, et n'avait rien à prétendre, vous saviez si bien distinguer le
bon droit, et une probité naturelle vous donnait même
tant d'horreur de certaines pratiques et de certaines menées secrètes où tous
les principes, je ne dis pas seulement de la religion, mais de la société, mais
de l'humanité, étaient renversés ! Dès que la passion ne parlait plus, qu'il ne
s'agissait plus de vos plaisirs infâmes, vous étiez contre le crime si sévère
dans vos décisions, et si rigide dans vos arrêts ! Or cette diversité, cette
contrariété de sentiments, d'où est-elle venue? ce que vous pensiez en telle et
telle conjoncture, pourquoi en telle autre ne le pensiez-vous plus ?
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ce que vous étiez à tel ou tel temps, pourquoi à tel autre
ne l'étiez-vous plus ?
Car enfin, Chrétiens, malgré le
prodigieux changement qui s'est fait en nous et dans toutes les puissances de
notre âme, il y a eu un temps, un heureux temps, où l'innocence du baptême nous
rendait comme des enfants raisonnables, c'est-à-dire purs et exempts des faux
préjugés du monde : point de déguisements alors, point de préventions et de
maximes corrompues : Sicut modo geniti infantes, rationabile,
sine dolo (1). Ce qui était vertu nous paraissait
vertu, et ce qui était injustice nous paraissait injustice. Sentiments, dit
Tertullien, d'autant plus épurés et plus divins, qu'ils étaient plus simples et
plus naturels. Or venez, dira Dieu, venez, âme chrétienne : Consiste in
medio, anima (2). Produisez-vous dans la simplicité de votre être : Te simplicem compello. Je ne
veux que vous-même dénuée de tous les dons de grâce dont vous avez été revêtue.
Je n'ai que faire de votre foi ; votre raison me suffit. Où est-elle cette
raison que je vous avais d'abord donnée? que vous dictait-elle ? quelles routes
vous montrait-elle , avant que la passion l'eût aveuglée ? Qu'elle sorte des ténèbres
où vous l'avez ensevelie ; et puisqu'elle ne vous a pas servi de guide lorsque
vous deviez la suivre, qu'elle serve maintenant contre vous et de témoin et de
juge : Consiste in medio, anima; te simplicem compello.
Voilà, mes chers auditeurs, ce
qui m'a paru plus terrible dans le jugement de Dieu, et plus digne de vous être
présenté. Tous ces signes qui le précéderont, et dont nous parle l'évangile de
ce jour, ne font pas sur moi une si grande impression. Mais un Dieu qui méjuge
par ma raison même et par ma religion, c'est ce qui cause toutes mes frayeurs.
Sur quoi je n'ai plus rien à vous dire que ce que disait saint Bernard écrivant
à un pape, et lui faisant des remontrances que son zèle l'engageait à lui
faire. Car voici comment il lui parlait : « S'il y avait un juge dans le monde
qui fût au-dessus de vous, je pourrais recourir à lui contre vous. Je sais
qu'il y a un tribunal pour vous et pour moi , qui est celui de Jésus-Christ j
mais à Dieu ne plaise que je vous y appelle jamais, moi qui n'y voudrais
paraître que pour votre défense! Que me reste-t-il donc? sinon que j'en appelle
à vous-même, et que je vous fasse vous-même le juge de votre propre cause. »
C'est ce que je vous dis aujourd'hui, Chrétiens. Si je suivais l'ardeur de ce
zèle dont
je me sens animé pour les intérêts de Dieu comme son
ministre, je vous citerais devant ce tribunal redoutable, où, quelque grands
que vous soyez, toute votre grandeur sera anéantie : mais que le ciel pour
jamais me préserve d'y devenir votre accusateur, moi qui dois joindre au zèle
de la gloire de Dieu le zèle de voire salut ! Ce n'est donc point à Dieu que
j'en appelle, mais à vous-mêmes, à votre religion, à votre raison. Faites-vous
justice de vous-mêmes à vous-mêmes, ou faites-la plutôt à Dieu. C'est par où il
faut que vous commenciez. Quand vous vous serez jugés vous-mêmes, je pourrai
vous dire que tout n'est pas encore décidé ; et quelque avantageux que vous
puisse être le jugement que vous aurez fait de vous-mêmes, il faut toujours
craindre celui de Dieu, puisque saint Paul, tout grand apôtre qu'il était, et
quoique sa conscience ne lui reprochât rien, ne
se croyait pas
pour cela justifié. Mais aujourd'hui je ne vais pas jusque-là.
Assurez-vous de vous-mêmes, répondez-vous de vous-mêmes, et il ne m'en faut pas davantage. Or je dis,
Chrétiens, que vous n'aurez jamais cette assurance de votre part, tandis que
vous vivrez dans le désordre du péché, et je n'en veux point
d'autre témoin que vous-mêmes et votre conscience. Vous vous cachez à vous-mêmes pour quelque temps, et vous
cherchez à vous y cacher ; mais la mort viendra, et le jugement de Dieu, où il
faudra soutenir malgré vous cette vue de vous-mêmes : car c'est cette vue de
vous-mêmes qui vous tourmentera à la mort, et après la mort. La vue d'un Dieu
courroucé aura quelque chose de bien terrible; mais l'objet qui vous fera plus
d'horreur, c'est vous-mêmes. Et voilà pourquoi Dieu fait cette menace au
pécheur dans l'Ecriture, de le présenter et de l'opposer lui-même à lui-même :
Arguam te, et statuant contra faciem
tuam (1).
Dès maintenant cela n'est-il pas
ainsi ? et cette vue de vous-mêmes n'est-elle pas la chose du monde que vous
fuyez le plus? Vous parlez de rentrer dans vous-mêmes, c'est un langage qui
vous importune ; et s'il m'arrivait de vous faire ici un portrait de
vous-mêmes, un peu trop fidèle, vous vous tourneriez contre moi, marque
évidente que vous ne pouvez déjà supporter la vue de vous-mêmes. Et puisque
vous ne pouvez vous souffrir vous-mêmes, vous n'êtes donc pas dans l'ordre, et
il y a quelque chose de déréglé et de corrompu dans vous qui vous fait peine.
Mais c'est pour cela, dit saint
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Augustin, qu'il faut aimer cette vue de nous-mêmes, parce qu'elle
nous choque et qu'elle nous déplaît. Car pour plaire à Dieu, ajoute ce l'ère,
il faut nous déplaire à nous-mêmes; et pour nous déplaire à nous-mêmes, il faut
nous voir. Si nous nous voyions, continue ce saint docteur, nous nous haïrions,
et Dieu commencerait à nous aimer. Parce que nous De nous voyons pas, nous nous
aimons et nous sommes insupportables à Dieu. Mais dans le jugement dernier nous
nous verrons, avec cette triste circonstance que nous nous verrons trop tard,
et que nous serons tout à la fois un objet de haine, et pour nous-mêmes, et
pour Dieu : pour nous-mêmes, qui nous verrons tels que nous sommes; pour Dieu,
qui nous frappera d'un éternel anathème.
Voilà ce qui a fait trembler les
Saints, et des Saints qui n'avaient assurément pas moins de force d'esprit que
nous, ni des lumières moins pénétrantes que les nôtres. Voilà ce qui a persuadé
saint Jérôme de quitter le monde et d'embrasser les rigueurs de la pénitence.
Si nous n'en sommes pas touchés, malheur à nous et à notre endurcissement !
mais quelque insensibles que nous soyons, voilà ce que nous craindrons un jour,
et ce que nous regretterons peut-être éternellement de n'avoir pas craint plus
tôt. Craignons-le donc dès maintenant, mes chers auditeurs; et pour nous rendre
cette crainte utile, jugeons-nous avant que Dieu nous juge. Soumettons-nous à
notre foi, afin qu'elle ne s'élève pas contre nous. Accordons-nous avec notre
raison, écoutons-la, et laissons-nous-y conduire, afin que cet adversaire
domestique, avec qui nous sommes encore dans le chemin, ne nous livre pas aux
ministres de cette justice rigoureuse dont, il n'y aura plus de grâce à
espérer. Prévenons cette vue forcée que nous aurons de nous-mêmes, par une vue
libre et volontaire. Ah ! Seigneur, permettez-moi de vous faire ici une prière
qui peut paraître téméraire et présomptueuse, mais qui ne procède que des
connaissances que vous me donnez du redoutable mystère de votre jugement. Toute
la grâce que je vous demande à ce grand jour, c'est que vous me défendiez de
moi-même; car pour vous, mon Dieu, j'ose dire que je ne vous crains que parce
que je me crains moi-même. Dans vous, je ne vois que des sujets de confiance,
parce que je ne vois dans vous que bonté et que miséricorde. Mais comme cette
bonté est essentiellement opposée au péché, et que, sans changer de nature,
toute bonté qu'elle est, elle est justice, elle est colère, elle est vengeance
à l'égard du péché ; voyant ce péché dans moi, il faut que je craigne jusques à
votre bonté , jusques à votre miséricorde même. Peut-être, mon Dieu, y a-t-il
ici des âmes sur qui ces grandes vérités n'ont encore fait nulle impression.
Mais vous êtes le maître des cœurs, puisque c'est vous qui les avez formés ; et
vous avez des grâces pour les réveiller de leur assoupissement, pour les troubler,
pour les convertir par ce trouble salutaire, et les ramener dans la voie de
l'éternité bienheureuse, où nous conduise, etc.