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SERMON POUR LE DEUXIÈME DIMANCHE DE L'AVENT, SUR LE RESPECT HUMAIN.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Bienheureux celui qui ne sera point scandalisé de moi.

C'est à ce caractère que le Sauveur du monde reconnaît ses vrais disciples. Il veut des hommes fervents, généreux, sincères, qui se fassent un honneur de l'avoir pour maître, et un devoir de lui obéir. Or, par là il exclut de son royaume ces lâches chrétiens qui se laissent dominer par le respect humain, et c'est ce même respect humain que j'entreprends de combattre dans ce discours.

Division. Indignité du respect humain par rapport à nous-mêmes; 1ère partie. Désordre du respect humain par rapport à Dieu,

 

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2° partie. Scandale du respect humain par rapport au prochain, 3e partie. Les deux premiers points regardent ceux qui sont les esclaves du respect humain, et le troisième ceux qui en sont les auteurs.

Première partie. Indignité du respect humain, parce que c'est : 1° une servitude honteuse; 2° une lâcheté méprisable.

1° Servitude honteuse; car, qu'y a-t-il de plus servile que d'être réduit, ou plutôt de se réduire soi-même à la nécessité de régler sa religion et toute sa conduite sur le caprice des autres et sur les vains jugements du monde ? Saint Augustin déplorait la condition de ces anciens philosophes qui, par la raison, ne reconnaissant qu'un Dieu, ne laissaient pas, pour s'accommoder au temps, d'en adorer plusieurs. Ainsi, dit ce Père, ils adoraient ce qu'ils méprisaient, et nous, par un autre respect humain, nous méprisons, nous outrageons ce que nous adorons.

Il y a des choses, ajoute saint Augustin, où la servitude est tolérable, d'autres ou elle est raisonnable, quelques-unes où elle peut être honorable : mais s'y soumettre dans ce qu'il y a de plus essentiellement libre, qui est la profession de sa foi et l'exercice de sa religion, c'est ce que la dignité de notre être, non plus que la conscience, ne peut comporter.

Laissez-nous aller au désert, disaient les Hébreux aux Egyptiens : car, tandis que nous sommes parmi vous, nous ne pouvons pas librement sacrifier au Dieu d'Israël. En tout le reste nous vous obéirons, mais, dans le culte de notre Dieu, la liberté nous est nécessaire. Telle est la disposition où doit être un vrai fidèle : et s'il lui était impossible de garder cette sainte liberté dans le monde, dès là il devrait sortir du monde, et, à l'exemple des Israélites, se retirer dans le désert.

Servitude du respect humain, d'autant plus honteuse que c'est l'effet d'une petitesse d'esprit et d'une faiblesse de cœur que nous lâchons, mais en vain, de nous cacher à nous-mêmes. Car, si nous avions cette grandeur d'âme qu'inspire le christianisme, nous dirions comme saint Paul : Je ne rougis point de l'Evangile. Nous imiterions le jeune Tobie; ni le nombre, ni la qualité des personnes ne pourraient nous ébranler. Mais nous n'avons pas assez de force pour nous mettre au-dessus du monde et de sa censure. Nous nous laissons troubler : de quoi? d'une parole : et par qui? par des hommes vains, dont souvent toute la légèreté nous est connue aussi bien que l'impiété. Châtiment de Dieu visible, qui permet qu'en voulant secouer son joug, nous en prenions un autre mille fois plus humiliant et plus pesant.

2° De là, caractère de servitude qui porte encore avec soi un caractère de lâcheté. Lâcheté odieuse : j'appartiens à Dieu, je lui dois tout, et je le trahis ! Lâcheté impardonnable : nous ne la pouvons pas même supporter dans ces âmes mercenaires que leur condition et le besoin attachent au service des grands. Lâcheté réprouvée dans l'Evangile : Quiconque me désavouera devant les hommes, disait le Fils de Dieu, je le désavouerai devant mon Père. Lâcheté que les païens mêmes ont condamnée dans les chrétiens. Exemple de ce sage empereur, père du grand Constantin, qui, tout païen qu'il était, retint auprès de sa personne ceux d'entre ses officiers et ses soldats qu'il trouva fermes dans la foi chrétienne, et renvoya les autres, qui, par une crainte humaine, l'avaient renoncée ou dissimulée.

Ah! souvenons-nous de tant de martyrs, nos frères en Jésus-Christ. Craignaient-ils la présence des hommes? ou le Dieu pour qui ils mouraient, était-il plus leur Dieu que le nôtre? N'allons pas si loin : cette cour est composée d'hommes fameux par leur bravoure et par leurs exploits militaires. Avoir une fois hésité dans le péril, c'est ce qu'ils regarderaient comme une tache ineffaçable. Pourquoi donc dans les choses de Dieu devenons-nous, selon la figure de l'Evangile, comme le roseau? Que n'imitons-nous Jean-Baptiste? Jusques au milieu des fers, il confessa Jésus-Christ; jusque dans la cour, il lui rendit témoignage. Voilà votre modèle. S'il faut être esclave, ce n'est point l'esclave du monde, mais le vôtre, ô mon Dieu! Si nous savons nous affranchir du monde, le monde, tout perverti qu'il est, nous respectera ; et si nous y demeurons au contraire servilement assujettis, le monde même nous méprisera. Mais enfin, quoi que le monde en puisse penser, le Dieu que nous servons est un assez grand maître pour mériter qu'on lui fasse un sacrifice du monde.

Deuxième partie. Désordre du respect humain. 1° Parce que le respect humain détruit dans le cœur de l'homme le fondement de la religion, qui est l'amour de Dieu. 2° Parce qu'il fait tomber l'homme dans les plus criminelles apostasies. 3° Parce qu'il arrête dans l'homme l'effet des grâces les plus puissantes. 4° Parce que c'est ainsi l'obstacle le plus fatal à la conversion de l'homme mondain.

1° Il détruit dans le cœur de l'homme l'amour de Dieu : j'entends cet amour de préférence que nous devons à Dieu. Car qu'est-ce que le respect humain, ou plutôt, pourquoi l'appelons-nous respect humain, sinon, dit saint Thomas, parce qu'en mille rencontres, il nous fait respecter la créature plus que Dieu ? Et voilà ce que Tertullien reprochait aux païens, quand il leur disait : Vous craignez plus César que Jupiter même.

Grâce à la Providence, nous avons un roi fidèle; mais si le ciel nous avait fait naître sous la domination d'un prince moins religieux, combien de courtisans rechercheraient aux dépens de Dieu la faveur de César ! Sans faire nulle supposition, combien en voyons-nous actuellement disposés de la sorte, c'est-à-dire non pas impies et scélérats, mais prêts à l'être, s'il fallait l'être pour leur fortune ? Ne remontons pas même si haut : à combien de puissances subalternes n'est-on pas dévoué plus qu'à Dieu? et en faut-il davantage pour renverser toute la religion ?

2° Le respect humain fait tomber l'homme dans les plus criminelles apostasies. Souvenez-vous des irrévérences qu'il vous a fait commettre en présence de cet autel. Je pourrais bien mieux l'appeler l'autel du Dieu inconnu, que celui dont parle saint Paul : Ignoto Deo. Cet autel que trouva saint Paul, il ne le trouva que parmi des idolâtres ; et celui que je trouve ici, j'ai la douleur de le trouver parmi des chrétiens. Ne pas connaître le vrai Dieu que l'on adore, c'est ignorance ; mais insulter jusques à ses autels, le vrai Dieu que l'on connaît; assister à son sacrifice en courtisan et en mondain, c'est ce que j'appelle, après saint Cyprien, apostasie : In his omnibus quœdam apostasia fidei est. Nous condamnons ces lâches chrétiens qui, dans les persécutions, renonçaient Jésus-Christ ; c'étaient des apostats; mais, après tout, ils ne cédaient qu'à la violence des tourments, et par là ils étaient ignés en quelque sorte de compassion : au lieu qu'il ne s'agit plus pour nous de vaincre ni les tourments, ni la mort, mais un vain respect que nous pouvons si aisément surmonter.

3° De là même qu'arrive-t-il ? c'est que le respect humain arrête l'effet des grâces de Dieu les plus puissantes, et devient encore parla l'obstacle le plus fatal à la conversion de l'homme mondain. On se sent de bonnes dispositions, mais une fausse crainte du monde et de ses raisonnements fait tout évanouir. On voudrait que le monde fût plus équitable ; mais tout injuste qu'il est, on se soumet à sa loi, ou, pour mieux dire, à sa tyrannie. Jusques à la mort même, ne voyons-nous pas des hommes succomber à celle tentation du respect humain, et s'en faire un dernier prétexte contre tout ce que leur prescrit alors la religion.

C'est donc maintenant que je conçois la vérité de cette parole de Tertullien : Je suis assuré de mon salut, si je ne rougis point de mon Dieu. Car, si je ne rougis point de mon Dieu, je ne rougis pas de mes devoirs ; et en observant mes devoirs malgré les discours du monde, je suis sauvé. Le coup de salut pour Madeleine fut de ne point écouter le monde. Si elle eût consulté la prudence du siècle, elle était perdue.

Troisième partie. Scandale du respect humain, c'est-à-dire scandale que causent dans le monde ceux qui, par leurs discours ou par leur conduite, servent à y entretenir le respect humain. 1° Scandale qui va spécialement à la destruction du culte de Dieu :

 

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en voilà la nature. 2° Scandale d'autant plus pernicieux, qu'il se répand avec plus de facilité : en voilà le danger. 3° Scandale qu'il vous est d'autant plus étroitement ordonné d'éviter, grands du monde, que de votre part il devient beaucoup plus contagieux: voilà, par rapport à vous, les obligations qui en naissent. 4° Scandale que vous pouvez aisément corriger, en opposant au respect humain votre bon exemple : en voilà le remède.

1 ° Scandale qui va spécialement à la destruction du culte de Dieu. Car, comme les enfants d'Héli détournaient le peuple du sacrifice, et en cela même commettaient un crime énorme, grande nimis ; ainsi tant de libertins, en raillant de la piété et de la religion, la décréditent, et contribuent, autant qu'il est en eux, à l'abolir. Or, avec la même sévérité que Dieu punit Ophni et Phinéès, il punira les impies du siècle. Qu'un particulier, dans un état, corrompit la fidélité des sujets, il n'y a point de supplice dont il ne fût digne. Que sera-ce d'un homme qui ose attenter aux droits de Dieu?

2° Scandale le plus contagieux et le plus prompt à se communiquer. C'est ce qui porta l'invincible Mathathias à sacrifier lui-même et à frapper du coup mortel un Israélite qu'il vit sur le point d'adorer publiquement l'idole. Il comprit que l'exemple d'un seul toléré suffirait pour ébranler toute la nation; et je puis dire qu'un mot, qu'un regard, qu'un exemple corrompt de nos jours plus de chrétiens que tout ce qu'ont autrefois inventé les tyrans pour exterminer le christianisme. Car que ne peut point cet alliait naturel que nous sentons à faire comme les autres? Si donc ils nous tracent le chemin du vice et de l'impiété, combien cette tentai ion fera-t-elle d'apostats?

3° De là naît, pour toutes les personnes qui ont quelque autorité dans le monde, une obligation plus étroite d'être exemplaire dans l'exercice de leur religion : et cet exemple qu'ils donnent est 4° le remède le plus efficace contre le scandale du respect humain. Car qui ne sait pas quelle impression fait sur les esprits l'exemple des grands? C'est pourquoi ce vieillard vénérable, Eléazar, ne put jamais se résoudre, non-seulement à manger de la chair défendue, mais à feindre d'en manger, de peur que son exemple ne fût un scandale pour les autres.

Belle leçon pour vous, à qui Dieu n'a fait part de son pouvoir que pour le faire servir à son culte ! Que doit dire un père à ses enfants? Que doit dire un maître à ses domestiques? Que devons-nous faire, chacun dans notre condition? tout ce qui dépend de nous pour affermir la religion dans l'esprit de ceux que Dieu nous a soumis.

Je parle dans la cour d'un prince qui donne du crédit à la religion ; et ce que j'aurais à craindre, c'est qu'au lieu que le respect humain faisait autrefois à la cour des libertins, il n'y fit maintenant des hypocrites. Mais outre que la religion prendrait au moins par là le dessus, ne laissons pas, vous dirai-je, de nous prévaloir de l'heureuse disposition des choses. Quand le respect humain nous attache à nos devoirs, quoiqu'il ne soit ni saint, ni louable, il n'est pas toujours inutile. C'est un soutien à notre faiblesse, cl il peut servir à nous élever de la créature au Créateur.

Or, suivant ce principe, bénissons le ciel de nous avoir donné un maître qui ne porte pas en vain le titre de protecteur de sa religion. Nous avons dans son zèle le plus puissant secours pour nous animer et pour nous soutenir. Heureux donc celui qui ne sera point scandalisé de Jésus-Christ ! Le Sauveur du monde n'exceptait point de cette béatitude ceux qui habitent dans les palais des rois. C'est le même Evangile qu'on nous annonce à tous; et nous devons tous également le recevoir et le pratiquer sans en rougir.

 

Beatus qui non fuerit scandalizatus in me.

Bienheureux celui qui  ne sera point scandalisé de moi. (Saint Matthieu, chap. XI, 6.)

 

Sire ,

 

C'est à ce caractère que le Sauveur du monde reconnaît ses vrais disciples ; c'est la condition que cet Homme-Dieu leur propose pour être reçus à son service, et pour mériter de vivre sous sa loi. Il leur déclare qu'il faut prendre parti ; qu'il ne faut point espérer d'être du nombre des siens, si l'on n'est résolu d'en faire hautement profession; que quiconque étant chrétien craint de le paraître, est indigne de lui; qu'il ne suffit pas, pour être à lui, de croire de cœur, si l'on ne confesse de bouche ; qu'il ne suffit pas de confesser de bouche, si l'on ne s'explique par ses œuvres ; enfin, qu'il veut des hommes fervents, généreux, sincères, qui se fassent un honneur de l'avoir pour maître, et un mérite de lui obéir.

Or, par là il exclut de son royaume ces lâches mondains qui, bien loin de se déclarer pour Jésus-Christ, rougissent de Jésus-Christ; qui, bien loin d'honorer Jésus-Christ, se scandalisent de Jésus-Christ, et qui, non contents de se scandaliser de Jésus-Christ, le scandalisent tous les jours lui-même dans la personne de ses frères, en inspirant aux autres la même crainte qui les arrête, et le même respect humain qui les domine : c'est ce que j'entreprends de combattre dans ce discours. Cette honte du service de Dieu, ce respect humain qui nous empêche d'être à Dieu, cette crainte du monde, ou cette complaisance pour le monde, qui détruit le culte que nous devons rendre à Dieu, je veux vous en faire voir l'indignité, le désordre et le scandale : l'indignité du respect humain par rapport à nous-mêmes, son désordre par rapport à Dieu, son scandale par rapport au prochain.

Il y en a qui sont les esclaves du respect humain, et il y en a qui en sont les auteurs : esclaves du respect humain, je leur parlerai dans la première et dans la seconde partie, et je leur montrerai combien leur conduite est indigne, combien elle est criminelle; auteurs du respect humain, je leur parlerai dans la dernière partie, et je leur montrerai combien leur conduite est scandaleuse : l'indignité du respect humain nous le fera mépriser; le désordre du respect humain nous le fera condamner; le scandale du respect humain nous en fera craindre les suites : c'est tout mon dessein. Demandons, etc. Ave, Maria.

 

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PREMIÈRE PARTIE.

 

C'est de tout temps que les hommes se sont laissé dominer par le respect humain, et c'est de tout temps que les partisans du monde se sont l'ait du respect humain une malheureuse politique aux dépens de leur religion. Mais de quelque prétexte , ou de nécessité, ou de raison, dont ils aient tâché de se couvrir en soumettant ainsi leur religion aux lois du monde, je dis que ce respect humain a toujours été une servitude honteuse; je dis que cette politique a toujours passé ou toujours dû passer pour une lâcheté méprisable. Caractère de servitude, caractère de lâcheté, l'un et l'autre indignes de tout homme qui connaît Dieu, mais encore bien plus d'un chrétien élevé par le baptême à l'adoption des enfants de Dieu. Appliquez-vous, mes chers auditeurs, et ne perdez rien de ces deux importantes vérités.

C'est une servitude honteuse, et je l'appelle la servitude du respect humain. Car, qu'y a-t-il de plus servile que d'être réduit ou plutôt que de se réduire soi-même à la nécessité de régler sa religion par le caprice d'autrui? de la pratiquer, non pas selon ses vues et ses lumières, ni même selon les mouvements de sa conscience, mais au gré d'autrui? de n'en donner des marques et de n'en accomplir les devoirs que dépendamment des discours et des jugements d'autrui ? en un mot, de n'être chrétien ou du moins de ne le paraître qu'autant qu'il plaît ou qu'il déplaît à autrui? Est-il un esclavage comparable à celui-là? Vous savez néanmoins, et peut-être le savez-vous à votre confusion, combien cet esclavage, tout honteux qu'il est, est devenu commun dans le monde, et le devient encore tous les jours.

Quand saint Augustin parle de ces anciens philosophes, de ces sages du paganisme qui, par la seule lumière naturelle, connaissaient, quoique païens, le vrai Dieu, il trouve leur condition bien déplorable : pourquoi? parce qu'étant convaincus, comme ils l'étaient, qu'il n'y a qu'un Dieu , ils ne laissaient pas, pour s'accommoder au temps, d'être forcés à en adorer plusieurs. Prenez garde, Chrétiens : ceux-là, par respect humain, faisaient violence à leur raison, et servaient des dieux qu'ils ne croyaient pas; et nous, par un autre respect humain, nous faisons violence à notre foi, et nous ne servons pas le Dieu que nous croyons : ceux-là, malgré eux, mais pour plaire au monde, étaient superstitieux et idolâtres; et nous, par un effet tout contraire, mais par le même principe, nous devenons, souvent malgré nous-mêmes, libertins et impies : ceux-là, pour ne pas s'attirer la haine des peuples, pratiquaient ce qu'ils condamnaient, adoraient ce qu'ils méprisaient, professaient ce qu'ils détestaient; ce sont les termes de saint Augustin : Colebant quod reprehendebant, agebant quod arguebant quod culpabant adorabant ; et nous, pour éviter la censure des hommes, et par un vil assujettissement aux usages du siècle corrompu et à ses maximes, nous déshonorons ce que nous professons, nous profanons ce que nous révérons, nous blasphémons , au moins par nos œuvres, non pas, comme disait un apôtre, ce que nous ignorons, mais ce que nous savons et ce que nous reconnaissons. Au lieu que ces esprits forts de la gentilité, avec leur prétendue force, se captivaient par une espèce d'hypocrisie, nous nous captivons par une autre; au lieu qu'ils jouaient la comédie dans les temples de Rome, en contrefaisant les dévots, nous la jouons au milieu du christianisme, en contrefaisant les athées : avec cette différence, remarquée par saint Augustin , que l'hypocrisie de ceux-là était une pure fiction qui n'intéressait tout au plus que de fausses divinités ; au lieu que la nôtre est une abomination réelle, une abomination telle que l'a prédite le Prophète, placée dans le lieu saint; une abomination qui outrage tout à la fois et la vérité, et la majesté, et la sainteté du vrai Dieu.

Or, en user de la sorte, n'est-ce pas se rendre esclave, mais esclave dans la chose même où il est moins supportable de l'être, et où tout homme sensé doit plus se piquer de ne l'être pas? Car il y a des choses, poursuit ce saint docteur, où la servitude est tolérable, d'autres où elle est raisonnable, quelques-unes même où elle peut être honorable ; mais de s'y soumettre jusque dans les choses les plus essentiellement libres, jusque dans la profession de sa foi, jusque dans l'exercice de sa religion, jusque dans ses devoirs les plus indispensables, dans ce qui regarde notre éternité, notre salut, c'est à quoi répugne un certain fonds de grandeur qui est en nous, et avec lequel nous sommes nés; c'est ce que la dignité de notre être, non plus que la conscience, ne peut comporter.

Laissez-nous aller dans le désert, disaient les Hébreux aux Egyptiens; car, tandis que nous sommes parmi vous, nous ne pouvons pas librement sacrifier au Dieu d'Israël. Or, il

 

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faut que nous soyons libres dans les sacrifices que nous lui offrons. En tout le reste, vous nous trouverez souples et dépendants ; et quelque rigoureuses que soient vos lois, nous y obéirons sans peine : mais dans le culte du souverain Maître que nous adorons et que nous devons seul adorer, la liberté nous est nécessaire; et quand nous vous la demandons, ce n'est qu'en vertu du droit que nous y avons, et en vertu même du commandement exprès que notre Dieu nous a fait de ne nous la laisser jamais enlever. C'est ainsi, mes Frères, reprend saint Jérôme, expliquant ce passage de l'Exode, c'est ainsi que doit parler un chrétien engagé par la Providence à vivre dans le monde, et, par conséquent, à y soutenir sa religion. Sur toute autre chose, doit-il dire, je me conformerai aux lois du monde, j'observerai les coutumes du monde , je garderai les bienséances du monde, je me contraindrai même s'il le faut, pour ne rien faire qui choque le monde : mais quand il s'agira de ce que je dois à mon Dieu, je me mettrai au-dessus du monde, et le monde n'aura nul empire sur moi. Dans l'accomplissement de ce devoir capital , qui est le premier devoir du chrétien, je ne serai ni bizarre , ni indiscret; mais je serai libre, et la prudence dont j'userai pour me conduire n'aura rien qui dégénère de cette bienheureuse indépendance que saint Paul veut que je conserve comme le privilège inaliénable de l'état de grâce où Dieu m'a élevé. Telle est, dis-je, selon saint Jérôme, la disposition où doit être un homme fidèle : et si la tyrannie des lois du monde allait jusque-là, qu'il y eût en effet des états où il fût impossible de maintenir cette sainte et glorieuse liberté avec laquelle Dieu veut être servi, ou plutôt, si l'homme se sentait faible jusqu'à ce point qu'il désespérât d'y pouvoir librement servir Dieu, il devrait, à l'exemple des Israélites, prendre le parti d'une généreuse retraite , et chercher ailleurs un séjour où, affranchi du joug du monde, il pût sans gêne et sans contrainte rendre à Dieu les hommages de sa piété ; faisant divorce pour cela, non pas avec le monde en général, mais avec ces conditions particulières du monde où l'expérience lui aurait appris que sa religion lui serait devenue comme impraticable. Pourquoi? parce qu'au moins est-il juste qu'étant né libre, il le soit inviolablement pour celui à qui il doit tout, comme au principe et à l'auteur de son être, et qu'il n'abandonne jamais la possession où Dieu l'a mis d'être à cet égard dans la main de son conseil et de sa raison.

Servitude du respect humain, d'autant plus honteuse que c'est l'effet tout ensemble et d'une petitesse d'esprit, et d'une bassesse de cœur que nous nous cachons à nous-mêmes, mais que nous nous cachons en vain, et dont nous ne pouvons étouffer le secret reproche. Car, si nous avions ce saint orgueil, selon l'expression d'un Père, cette noblesse de sentiments qu'inspire le christianisme, nous dirions hautement comme saint Paul : Non erubesco Evangelium (1) : Je ne rougis point de l'Evangile. Nous imiterions ces héros de l'Ancien Testament qui se faisaient un mérite de pratiquer leur religion à la face même de l'irréligion. Pendant que tous les autres couraient en foule aux idoles de Jéroboam, le jeune Tobie, sans craindre de paraître singulier, et se glorifiant même de l'être dans une si belle cause, allait lui seul au temple de Jérusalem, et se rendait par là digne de l'éloge que l'Ecriture a fait de sa fermeté et de sa constance : Denique, cum irent omnes ad vitulos aureos quos fecerat Jeroboam, rex Israël, hic solus pergebat in Jerusalem ad templum Domini (2). Ainsi, quand tout ce qui nous environne vivrait dans l'oubli de Dieu et dans le mépris de sa loi, nous nous glorifierions, comme chrétiens, d'être les sincères observateurs de cette divine loi; et par une singularité que le monde, même malgré lui, respecterait, nous nous distinguerions, et s'il le fallait, nous nous séparerions de ces mondains qui en sont les prévaricateurs. Ni le nombre, ni la qualité de leurs personnes ne nous ébranleraient pas. Fussions-nous les seuls sur la terre, nous persisterions dans cette résolution, et la consolation intérieure que nous aurions d'être de ceux que Dieu se serait réservés, et qui n'auraient point fléchi le genou devant Raal, c'est-à-dire le témoignage que nous rendrait notre conscience, d'avoir résisté au torrent de l'idolâtrie du siècle, serait déjà pour nous le précieux fruit de la victoire que notre foi aurait remportée sur le respect humain. Voilà les heureuses dispositions où nous mettrait une liberté évangélique.

D'où vient donc que nous n'y sommes pas? et qu'est-ce que ce respect humain qui nous arrête? timidité et pusillanimité. Nous craignons la censure du monde, et par là nous avouons au monde que nous n'avons pas assez de force pour le mépriser dans les conjonctures mêmes où nous le jugeons plus méprisable :

 

1 Rom., 1, 16.— 2 Tob., I, 5.

 

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aveu qui devrait seul nous confondre. Nous craignons de passer pour des esprits faibles, et nous ne pensons pas que cette crainte est elle-même une faiblesse, et la plus pitoyable faiblesse. Nous avons honte de nous déclarer, et nous ne voyons pas que cette honte, pour m'exprimer de la sorte, est elle-même bien plus honteuse que la déclaration qu'il faudrait faire. Car qu'y a-t-il de plus honteux que la honte de paraître ce que l'on est et ce que l'on doit être? Une parole, une raillerie nous trouble, et nous ne considérons pas ni de quoi ni par qui nous nous laissons  troubler.  De  quoi ?  puisqu'il n'est rien de plus frivole que la raillerie, quand elle s'attaque à la véritable vertu ; par qui? puisque c'est par des hommes vains dont il nous doit peu importer d'être ou blâmés ou approuvés ; des hommes dont souvent nous ne faisons nulle estime ; des hommes dont la légèreté nous est connue aussi bien que l'impiété ; dus hommes dont nous ne voudrions pas suivre les conseils, beaucoup moins recevoir la loi, dans une seule affaire ; des hommes pour qui nous ne voudrions pas nous contraindre dans un seul de nos divertissements : ce sont là néanmoins ceux pour qui nous nous faisons violence, ceux que nous ménageons, ceux à qui, par le plus déplorable aveuglement, nous nous assujettissons en ce qui touche le plus essentiel de nos intérêts, savoir : le salut et la religion. Après cela, piquons-nous, je ne dis pas de grandeur d'âme, mais de sagesse et de solidité d'esprit ; après cela, flattons-nous d'avoir trouvé la liberté en suivant le parti du monde. Non, non, mes Frères, reprend saint Chrysostome, ce n'est point là qu'on la trouve : bien loin d'y parvenir par là, c'est par là que nous tombons clans la plus basse servitude ; et l'un des plus visibles châtiments que Dieu exerce déjà sur nous, quand nous voulons vivre en mondains, c'est qu'au même temps que nous pensons à secouer son joug, qu'il appelle et qu'il a bien sujet d'appeler un joug doux et aimable, il nous laisse prendre un autre joug mille fois plus humiliant et plus pesant, qui est le joug du monde et des lois du monde. Caractère de servitude dans le respect humain, et caractère de lâcheté.

Je dis lâcheté, et lâcheté odieuse. J'appartiens à Dieu par tous les titres les plus légitimes, et connue homme formé de sa main, enrichi de sis dons, racheté de son sang, héritier de sa gloire; et comme chrétien, lié à lui par le nœud le plus inviolable, et engagé par une profession solennelle à le servir ; mais au lieu de m'armer d'une sainte audace et de prendre sa cause en main, je l'abandonne, je le trahis ! Lâcheté impardonnable : on ne peut pas même la supporter dans ces âmes mercenaires que leur condition et le besoin attachent au service des grands ; et ce qui doit bien nous confondre, c'est le zèle qu'ils font paraître, et où ils cherchent tant à se signaler dès qu'il s'agit de ces maîtres mortels dont ils attendent une récompense humaine et une fortune périssable. Lâcheté frappée de tant d'anathèmes dans l'Evangile, et qui doit être si hautement réprouvée au jugement de Dieu, puisque c'est là que le Fils de l'Homme rougira de quiconque aura rougi de lui, désavouera quiconque l'aura désavoué, renoncera quiconque l'aura renoncé : Qui embuerit me, erubescam et ego illum (1). Lâcheté que les païens mêmes ont condamnée dans les chrétiens, et sur quoi ils leur ont fait de si belles et de si solides leçons.

N'est-ce pas le sentiment qu'en eut autrefois ce sage empereur, père du grand Constantin ? Eusèbe nous l'apprend : et vous le savez, quoi, que infidèle, quoique païen, il avait et des officiers dans sa cour, et des soldats chrétiens dans son armée. Il voulut éprouver leur foi ; il les assembla tous devant lui ; il leur parla en des termes propres à les tenter ; enfin, il les obligea à se faire connaître et à s'expliquer. Comme il y en a toujours eu de tous les caractères, je ne suis pas surpris que les uns, fermes pour Jésus-Christ, aimassent mieux risquer leur fortune que de démentir leur religion, et que d'autres, dominés par le respect humain,  choisissent plutôt de  dissimuler   leur religion   que   de hasarder leur fortune. Ainsi, dans le monde, et dans le christianisme même, les choses de tout temps ont-elles   été partagées.  Mais ce qu'Eusèbe remarque, et ce qui doit être une instruction vive et touchante pour ceux qui m'écoutent ici (elle convient admirablement au lieu où je parle, et je suis certain qu'elle sera de votre goût), c'est le discernement judicieux que fit le prince de ces deux sortes de chrétiens, lorsque, par un traitement aussi contraire à leur attente qu'il fut conforme à leur mérite, il retint auprès de sa personne ceux qui, méprisant les vues du monde, avaient témoigné un attachement inviolable pour leur religion, et renvoya les autres. Car il jugea, ajoute l'historien, qu'il ne devait rien se promettre de ceux-ci ; qu'ils pourraient bien lui être infidèles, puisqu'ils l'avaient été à leur Dieu, et qu'il fallait tout craindre d'un homme dont

 

1 Luc, IX, 26.

 

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la conscience et le devoir n'étaient pas à l'épreuve d'un vain intérêt et d'une considération humaine.

Ah ! mes chers auditeurs, profitons de cette maxime, et n'ayons pas la confusion d'être en cela moins religieux qu'un païen que le seul bon sens faisait raisonner. Sans être impies ni hypocrites, soyons généreux et sincères. Entre l'hypocrisie et l'impiété, il y a un parti honorable, c'est d'être chrétien. Soyons-le sans ostentation ; mais soyons-le aussi de bonne foi, et faisons-nous honneur de l'être et de le paraître.

Souvenons-nous de tant de martyrs, nos frères en Jésus-Christ, et les membres de la même Eglise. Craignaient-ils la présence des hommes? s'étonnaient-ils d'un regard, d'une parole ? Quelle image, mes chers auditeurs ! Quel reproche de notre lâcheté 1 Ils se présentaient devant les tyrans, et, à la face des tyrans, ils confessaient leur foi. Ils montaient sur les échafauds, et sur les échafauds ils célébraient les grandeurs de leur Dieu. Ils versaient leur sang, et de leur sang ils signaient la vérité. Avaient-ils d'autres engagements que nous? faisaient-ils profession d'une autre loi que nous ? Le Dieu qu'ils servaient, qu'ils glorifiaient, pour qui ils se sacrifiaient, était-il plus leur Dieu que le nôtre ?

N'allons pas si loin , et jugez-vous vous-mêmes, instruisez-vous vous-mêmes par vous-mêmes. Je parle dans une cour composée d'hommes fameux par leur bravoure et par leurs exploits militaires. Avoir une fois reculé dans le péril, avoir une fois hésité, c'est ce qu'ils regarderaient comme une tache ineffaçable. A Dieu ne plaise que je leur refuse le juste éloge qui leur est dû! En combattant, en exposant leur vie pour le grand et le glorieux monarque dont ils exécutent les ordres, et que le ciel a placé sur nos têtes pour nous commander, ils s'acquittent d'un devoir naturel. Mais du reste, par quelle contradiction marquons-nous tant de constance d'une part, et de l'autre tant de faiblesse ? Pourquoi dans les choses de Dieu devenons-nous comme le roseau que le vent agite, selon la figure de notre évangile ? Pourquoi en avons-nous toute l'instabilité, c'est-à-dire pourquoi nous laissons-nous si aisément fléchir par la complaisance, abattre par la crainte, entraîner par la coutume, ébranler par l'intérêt? Et pour m'en tenir à l'exemple que nous propose aujourd'hui le Sauveur du monde, que n'imitons-nous Jean-Baptiste? que n'apprenons-nous de lui quelle fermeté demande le service de notre Dieu et l'observation de sa loi? Jusque dans les fers, ce fidèle ministre confessa Jésus-Christ; jusque dans la cour il lui rendit témoignage. Voilà votre modèle. Conserver au milieu de la cour cette généreuse liberté des enfants de Dieu, à laquelle vous êtes appelés, et qui semble, à entendre parler saint Paul, être déjà un don de la gloire plutôt qu'un effet de la grâce : In libertatem gloriœ filiorum Dei (1); au milieu de la cour se déclarer pour Jésus-Christ par une pratique constante, solide, édifiante, de tout ce que vous prescrit la religion , voilà ce que vous prêche le divin précurseur. Et qui peut vous déposséder de cette liberté chrétienne? qui le doit? S'il faut être esclave, ce n'est point l'esclave du monde, mais le vôtre, ô mon Dieu ! Il n'y a que vous, et que vous seul, dont nous puissions l'être justement; et quand nous le sommes de tout autre , nous dégénérons de cette bienheureuse adoption , qui nous met au nombre de vos enfants, et qui nous donne droit de vous appeler notre Père. Si donc nous savons avec humilité et avec prudence, mais avec force et avec constance, nous maintenir dans la liberté que Jésus-Christ nous a acquise par son sang, le monde, tout perverti qu'il est, nous respectera. Si le respect humain nous la fait perdre, le monde lui-même nous méprisera ; car sa corruption et sa malignité ne va pas encore jusqu'à ne pas rendre justice à la piété lorsqu'elle marche par des voies droites. Mais quand le monde s'élèverait contre moi, je m'élèverais contre lui et au-dessus de lui. Le Dieu que je sers est un assez grand maître pour mériter que je lui fasse un sacrifice du monde ; c'est un maître assez puissant pour que je le serve, non pas au gré du monde, mais à son gré : or son gré est d'être servi par des âmes libres, et indépendantes des faux jugements et de la vaine estime des hommes. Vous avez vu l'indignité du respect humain; voyons-en le désordre : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Vous ne l'avez apparemment, Chrétiens, jamais bien compris ce désordre dont je parle; vous n'en avez jamais bien connu ni l'étendue ni les conséquences : mais je m'assure que vous serez touchés de la simple exposition que j'en vais faire, et qu'elle suffira pour vous en donner une éternelle horreur. Car je prétends que dans l'ordre du salut, il n'est rien de plus pernicieux, rien de plus damnable, rien de plus opposé à la loi de Dieu , ni de plus digne

 

1 Rom., VIII, 21.

 

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des vengeances de Dieu, que le respect humain. Pourquoi cela? redoublez s'il vous plaît, votre attention. C'est que le respect humain détruit dans le cœur de l'homme le fondement essentiel de toute la religion, qui est l'amour de préférence que nous devons à Dieu. C'est que le respect humain fait tomber l'homme dans des apostasies peut-être plus condamnables que celles de ces apostats des premiers siècles, contre qui l'Eglise exerçait avec tant de zèle la sévérité de sa discipline. C'est que le respect humain est une tentation qui arrête dans l'homme l'effet des grâces les plus puissantes que Dieu emploie communément pour le porter au bien, et pour le détourner du mal. Enfin, c'est que le respect humain est l'obstacle le plus fatal à la conversion de l'homme mondain, celui qu'il surmonte le moins, et auquel l'expérience nous fait voir que notre faiblesse est plus sujette à succomber. Ai-je eu raison de vous proposer ces quatre articles comme les plus propres à faire impression sur vos esprits ? Quand je n'en apporterais point d'autre preuve que le seul usage du monde, ne suffirait-il pas pour vous en convaincre ? Ecoutez-moi, et n'oubliez jamais de si salutaires instructions.

Préférer Dieu à la créature, et, quand il s'agit, non pas dans la spéculation, mais dans la pratique, de faire comparaison de l'un et de l'autre, quand ils se trouvent l'un et l'autre en compromis ; fouler aux pieds la créature pour rendre à Dieu l'honneur qui lui est dû, c'est sur quoi roule toute la religion, et c'est d'abord ce que renverse le respect humain. Car pourquoi l'appelons-nous respect humain, sinon, dit l'Ange de l'école, saint Thomas, parce qu'en mille rencontres il nous fait respecter la créature plus que Dieu ? Dieu me fait connaître ses volontés, il me fait intimer ses ordres ; mais l'homme à qui je veux plaire, ou à qui je crains de déplaire, ne les approuve pas ; et moi qui dois alors décider, dans la seule vue de plaire ou de ne pas déplaire à l'homme, je deviens rebelle à Dieu : j'ai donc, en effet, plus de respect pour l'homme que pour Dieu ; et quoique je sois convaincu de l'excellence et de la souveraineté de l'être de Dieu, c'est une conviction en idée qui n'empêche pas que réellement et actuellement je ne préfère l'homme à Dieu. Or, dès là je n'ai plus de religion, ou je n'en ai plus que l'ombre et que l'apparence. Et voilà ce que Tertullien reprochait aux païens  de Rome par ces paroles si énergiques et si dignes de lui, quand il leur disait : Majori formidine Cœsarem observatis, quam ipsum de cœlo Jovem; et citius apud vos per omnes deos quam per unum Cœsaris genium pejeratur : Jupiter est le dieu que vous servez ; mais votre désordre, et de quoi vous n'oseriez pas vous-mêmes disconvenir, c'est que vous considérez bien moins ce Jupiter régnant dans le ciel, que les puissances dont vous dépendez sur la terre; et que parmi vous on craint bien plus de s'attirer la disgrâce de César, que d'offenser toutes les divinités du Capitole. Reproche mille fois plus capable de confondre un chrétien quand il se l'applique à lui-même, et dont il devrait être effrayé et consterné ! Cependant, à combien de chrétiens ce reproche, pris à la lettre, ne convient-il pas? et quel droit n'aurais-je pas aujourd'hui de dire encore dans cet auditoire : Majori formidine Cœsarem observatis.

Grâces au Seigneur, qui, par une providence particulière, nous a donné un roi fidèle et déclaré contre le libertinage et l'impiété, un roi qui sait honorer sa religion et qui veut qu'elle soit honorée, un roi dont le premier zèle, en se faisant obéir et servir lui-même, est que Dieu soit servi et obéi. Mais si, par un de ces châtiments terribles dont Dieu punit quelquefois les peuples, le ciel nous avait fait naître sous la domination d'un prince moins religieux, combien verrions-nous de courtisans tels que les concevait Tertullien, qui ne balanceraient pas sur le parti qu'ils auraient à prendre et qui, sans hésiter, et aux dépens de Dieu, rechercheraient la faveur de César? Majori formidine Cœsarem observatis.

Sans faire nulle supposition, combien en voyons-nous dès maintenant disposés de la sorte, c'est-à-dire non pas impies et scélérats, mais prêts à l'être s'il le fallait être, et si l'être en effet était une marque qu'on exigeât d'eux de leur complaisance et de leur attachement? Auraient-ils là-dessus quelque scrupule, ou écouteraient-ils leurs remords et leurs scrupules? la concurrence de la créature et de Dieu les arrêterait-elle ? et, emportés par l'habitude où ils sont élevés de se conformer en tout aux inclinations du maître de qui ils dépendent, ne se feraient-ils pas un principe, s'il était libertin, de l'être avec lui, et, s'il méprisait Dieu, de le mépriser comme lui?

Ne remontons pas même jusqu'à celui qui, entre tous les autres maîtres, tient après Dieu le premier rang. A combien de puissances du monde inférieures et subalternes, si j'ose ainsi m'exprimer,  ce malheureux respect humain

 

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n'est-il pas en possession de rendre, surtout à la cour, une espèce de culte? Et ce culte, qu'est-ce dans le fond, qu'une idolâtrie raffinée, d'autant plus dangereuse qu'elle est plus proportionnée à nos mœurs? Puissances, quoique subalternes, à qui, sans l'apercevoir, on est dévoué beaucoup plus qu'à Dieu, dont on redoute l'indignation beaucoup plus que celle de Dieu, par conséquent, à qui l'on donne cette continuelle mais criminelle préférence qui, dans le cœur de l'homme , élève la créature au-dessus de Dieu. Or, il n'en faut pas davantage pour détruire toute la religion, et, selon la parole du Prophète royal, pour l'anéantir jusque dans ses fondements : Exinanite, exinanite usque ad fundamentum in ea (1).

Le désordre va encore plus loin ; et, sans demeurer dans le cœur, il se déclare plus ouvertement. Car je dis que le respect humain fait tomber l'homme dans des apostasies, non plus seulement intérieures et secrètes, mais qui tous les jours, à la honte du nom chrétien, ne sont que trop éclatantes et que trop publiques. Qu'il me soit permis de m'expliquer. Souvenez-vous des irrévérences que vous a fait commettre tant de fois, en présence de cet autel, la crainte d'y passer, ou pour hypocrites, ou pour chrétiens. C'est l'autel du Dieu vivant, mais qui, bien mieux que celui dont parla saint Paul dans l'aréopage, pourrait porter pour inscription : L'autel du Dieu inconnu : Ignoto Deo (2), ou, ce qui est encore plus affreux, l'autel du Dieu déshonoré, du Dieu renoncé. Le voilà cet autel qui demandera vengeance contre vous. Celui que trouva saint Paul dans Athènes, il eut la consolation de ne le trouver que parmi les idolâtres; et celui que je trouve ici, j'ai la douleur de le trouver dans le sein du christianisme. Saint Paul leur dit : Vous adorez le vrai Dieu, mais vous ne le connaissez pas : Ignorantes colitis (3); et moi je vous dis : Vous connaissez le vrai Dieu, mais vous ne l'adorez pas. Que dis-je? le vrai Dieu, que vous connaissez, vous l'outragez, vous l'insultez! Ne pas connaître le vrai Dieu que l'on adore, c'est une ignorance en quelque sorte pardonnable, ou du moins plus excusable : mais n'adorer pas le vrai Dieu que l'on connaît, non-seulement ne l'adorer pas, mais le connaître et l'outrager, mais le connaître et l'insulter, c'est un sacrilège, une profanation digne de tous ses anathèmes. Or, n'est-ce pas là que vous a portés tant de fois le respect humain? n'est-ce pas ainsi, pour parler avec l'Apôtre, qu'il a retenu votre religion dans

 

1 Psalm., CXXXVI, 7. — 2 Act., XVII, 23. — 3 Ibid., 24.

 

l'injustice? n'est-ce pas ainsi qu'il vous a fait renoncer à Dieu et à son culte?

Car j'appelle renoncer à Dieu et à son culte, assister à l'auguste sacrifice de nos autels en courtisan et en mondain; y assister avec des immodesties dont les plus infidèles mahométans ne seraient pas capables dans leurs mosquées; y assister comme si l'on n'y croyait pas, en faire un terme d'assignation et de rendez-vous, en interrompre les sacrés mystères par des entretiens scandaleux. En tout cela, je soutiens, avec saint Cyprien, qu'il y a au moins une apostasie d'action : In his omnibus quœdam apostasia fidei est. Voilà toutefois à quoi vous engage la vue du monde; je dis d'un certain monde impie, dont le dérèglement et la licence vous tient lieu de règle. Peut-être en gémissez-vous, car il y en a parmi vous qui ont de la religion : peut-être, au moment que vous vous laissez aller à ces impiétés, êtes-vous les premiers à les condamner, à les détester, à vous dire intérieurement à vous-mêmes, et malgré vous-mêmes, que par là vous vous rendez indigne du nom et de la qualité de chrétiens. Mais parce que le monde vous entraîne, et que vous voulez vous conformer aux usages du monde, vous profanez avec le monde ce qu'il y a dans la religion de plus adorable et de plus divin. Apostasies, je l'ai dit et je le répète , qui, comparées à celles des premiers siècles, sont, dans un sens, plus criminelles et moins excusables. Appliquez-vous, et vous en allez être convaincus.

Quand on nous parle de ces malheureux qui, dans les persécutions, oubliaient le serment de leur baptême, et renonçaient extérieurement à Jésus-Christ, nous en avons horreur; et quand on nous dit que l'Eglise, pour punir leur prévarication, les excommuniait, nous ne trouvons pas qu'elle usât contre eux d'une discipline trop rigoureuse. Pourquoi? parce que leur infidélité, répondent les Pères, était un opprobre pour Jésus-Christ même, dont il le fallait venger. Ah! mes chers auditeurs, faisons-nous justice. Il est vrai, ces faibles et lâches chrétiens qui se pervertissaient à la vue des tourments, et qui feignaient de renoncera Jésus-Christ, tombaient dans l'apostasie, mais leur apostasie méritait quelque compassion; et quand, touchés de repentir, ils venaient publiquement reconnaître leur crime, et dire chacun ces paroles, que saint Cyprien leur mettait dans la bouche : Caro me in colluctatione deseruit : Je suis un perfide, et je le confesse ; mais c'est la chair, et non pas l'esprit,

 

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qui a succombé dans moi : Infirmitas viscerunt cessit : la délicatesse de mon corps n'a pu seconder l'ardeur de mon courage, et c'est ce qui m'a perdu : quand ils s'accusaient de la sorte, les larmes aux yeux et le regret dans l'âme, je ne m'étonne pas que l'Eglise, par une condescendance maternelle, après les avoir éprouvés, leur accordât leur grâce, malgré les maximes sévères des schismatiques de ces premiers temps. Mais aujourd'hui, quand nous renonçons notre Dieu par notre libertinage et nos scandales, qu'avons-nous à dire pour notre défense? et quoi que nous disions, ne peut-on pas nous répondre ce qu'ajoutait saint Cyprien en parlant aux apostats volontaires : Nec prostratus est persecutionis impetu, sed voluntario lapsu se ipse prostravit ? Car enfin, il ne s'agit plus d'éviter les tourments ni la mort : ce n'est plus qu'un respect humain qui nous gouverne, mais à quoi nous voulons bien nous livrer, et qui, par l'ascendant que nous lui donnons sur nous, nous fait paraître devant les hommes, et par conséquent être devant Dieu, des déserteurs de notre religion : In his omnibus quœdam apostasia fidei est.

De là même qu'arrive-t-il? c'est que le respect humain nous rend inutiles les grâces de Dieu les plus puissantes et les moyens de salut les plus efficaces. Voici ma pensée. On se sent des dispositions à une vie plus réglée et plus chrétienne, mais on n'a pas le courage de se déclarer, et par là ces dispositions demeurent sans effet. On forme des désirs et des projets de conversion, mais on craint les discours des hommes, et par là ces désirs avortent. On conçoit la nécessité de la pénitence, et on se résout à la faire, mais on ne veut pas que le monde s'en aperçoive ; et parce qu'il faudrait pour la bien faire qu'il s'en aperçût, on ne la l'ail jamais. On sort d'une prédication bien persuadé, mais on ne le veut pas paraître ; et ne le vouloir pas paraître, c'est dans la pratique ne l'être point du tout. On fait dans une maladie de sages réflexions, on prend même pour l'avenir de saintes mesures ; mais dans l'exécution on croit devoir se ménager à l'égard du public, et par là l'on n'exécute rien. Cette maladie, cette prédication, ces résolutions, ces désirs, ce sont des grâces, soit intérieures, soit extérieures, à quoi, dans le cours ordinaire de la Providence, le salut est attaché ; mais une fausse crainte du monde en arrête toute la vertu.

N'est-ce pas là ce qui suspend dans les âmes les opérations divines , et dans les âmes les plus criminelles? n'est-ce pas là l'obstacle le plus ordinaire à mille conversions, qui seraient, par exemple, les fruits salutaires de la parole de Dieu ? Un homme dit : Si je m'engage une fois, que n'aurai-je point à essuyer de la part de telles et de telles personnes? Une femme dit : Si je romps certains commerces, dangereux pour moi et peu édifiants pour le prochain, quels raisonnements ne fera-t-on pas ? On se donne à soi-même de vaines alarmes : Si je change de conduite, que pensera t-on, et que dira-t-on? Or, avec cela, il n'y a point de si saintes entreprises qui n'échouent, point de ferveur qui ne se démente, point de contrition, de confession, qui ne soient infructueuses. On voudrait bien que le monde fût plus équitable, et qu'il y eût même selon le monde de l'avantage à paraître converti et à l'être ; car on sait que c'est le parti le plus sûr, et l'on se tiendrait heureux de l'embrasser : mais la loi tyrannique et impérieuse du respect humain s'y oppose ; c'est assez : on aime mieux, en perdant son âme, suivre cette loi, que de s'en affranchir en se sauvant.

Jusqu'à la mort même, ne voyons-nous pas des hommes combattus de cette tentation du respect humain y succomber, et s'en faire un dernier prétexte contre tout ce que leur prescrit alors la religion ? des hommes prêts à quitter la vie, et sur le point d'aller subir le jugement de Dieu, encore esclaves du monde? des hommes assiégés, comme parle l'Ecriture, des périls de l'enfer, et tout occupés encore des jugements du monde; négligeant, rejetant même les derniers secours que l'Eglise leur présente, différant au moins de s'en servir, parce qu'ils ne veulent pas qu'on les croie si mal, parce qu'ils comptent pour quelque chose de ne passer pas pour désespérés ; et résistant ainsi aux dernières grâces du Saint-Esprit, parce qu'ils ne peuvent gagner sur eux-mêmes, en se séparant du monde, de mépriser et d'oublier le monde? N'en a-t-on pas vu, (qui le croirait?) après avoir vécu sans foi et sans loi, être assez insensés pour couronner l'œuvre par une persévérance diabolique dans leur impiété? vouloir mourir dans l'impénitence, pour ne pas paraître faibles, et pour soutenir jusqu'au bout une prétendue force d'esprit dont ils s'étaient follement et peut-être faussement piqués ; à la vue d'une affreuse éternité, agités des mouvements d'une conscience chargée de crimes, ne pouvoir se défaire de cette malheureuse prévention : Quelle idée aura-t-on de moi, si la crainte de la mort me fait changer? penser

 

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à ce que penseraient d'eux des libertins autrefois confidents et complices de leur libertinage, et pour n'en pas perdre l'estime, s'endurcir aux remontrances les plus salutaires des ministres de Jésus-Christ qui les conjuraient de ne pas désespérer des bontés d'un Dieu, lequel, quoique offensé, quoique irrité, était encore le Dieu de leur salut? n'en a-t-on pas vu, dis-je, mourir de la sorte ? et si, par la miséricorde du Seigneur, les exemples en sont rares, en sont-ils moins touchants, et nous font-ils moins connaître à quelles extrémités conduit le respect humain ?

Ah! Chrétiens, je conçois maintenant toute la force et tout le sens de cette parole de Tertullien, quand il disait, par un excès de confiance qu'il tenait son salut assuré, s'il pouvait se promettre de ne pas rougir de son Dieu : Salvus sum, si non confundor de Domino meo. Il semble d'abord qu'il réduisait le salut à bien peu de chose, puisque par là il se croyait quitte de tout. Car qu'y a-t-il en apparence de plus facile que de ne pas avoir honte de son Dieu ? faut-il pour cela une grande perfection, et est-ce là qu'aboutit toute la religion d'un chrétien ? Oui, répond Tertullien, je le soutiens ; mon salut est en assurance si je ne rougis pas de mon Dieu : Salvus sum. Cela seul me met à couvert des tentations du monde les plus violentes, parce que cela seul me rend victorieux du monde et de tout ce qu'il y a dans le monde de plus dangereux pour moi. Car, si je ne rougis pas de mon Dieu, je ne rougis pas de tant de devoirs humiliants selon le monde, mais nécessaires au salut selon la loi de Dieu ; je ne rougis pas de souffrir un affront sans me venger; je ne rougis pas de pardonner une injure, jusqu'à rendre le bien pour le mal; je ne rougis pas de prévenir même l'ennemi qui m'a outragé : Salvus sum, si non confundor de Domino meo. Si je ne rougis pas de mon Dieu, je ne rougis pas de le craindre, de l'honorer et de le prier; je ne rougis pas d'être respectueux et humble devant lui, patient pour lui, méprisé comme lui. Si je ne rougis pas de mon Dieu, je ne rougis pas de la pénitence, et de tout ce qu'elle exige de moi pour me convertir à lui : Salvus sum, si non confundor de Domino meo.

C'est ce qui sauva Madeleine. Si elle eût écouté le monde, elle était perdue ; si elle eut consulté la prudence humaine, il n'y avait point de salut pour elle; son bonheur et le coup de sa prédestination fut de ne point rougir de son Dieu; elle l'alla trouver dans la maison du pharisien, et, au milieu d'une nombreuse compagnie, prosternée aux pieds de Jésus-Christ, elle les arrosa de ses larmes ; elle les essuya de ses cheveux ; elle méprisa tous les mépris des hommes, et, peu en peine de ce qu'on dirait, elle ne pensa qu'à trouver grâce auprès de son Sauveur, et devant le seul maître à qui désormais elle voulait plaire. Sans cela, le moment de sa conversion lui échappait; sans cela, le sein de la miséricorde divine lui était fermé. Pour y entrer, il fallait triompher de ce respect humain dont je viens de vous représenter l'indignité et le désordre, et dont il me reste à vous faire voir le scandale : c'est la troisième partie.

 

TROISIÈME  PARTIE.

 

Il n'y a point de scandale dans le monde contre lequel Jésus-Christ n'ait prononcé anathème, quand il a dit : Vœ mundo a scandalis (1) ! Malheur au monde, à cause des scandales qui y règnent! Il n'y a point de scandaleux, quel qu'il soit, qui ne trouve sa condamnation dans ces autres paroles : Vœ autem homini illi per quem scandalum venit (2) ! Malheur à l'homme par qui le scandale arrive ! Or, quoiqu'il soit vrai que la proposition du Fils de Dieu comprend tous les scandales, en voici un, mes chers auditeurs, qu'il avait surtout en vue, et sur quoi je ne doute point qu'il n'ait fait particulièrement tomber la malédiction de cet anathème foudroyant : Vœ mundo ! c'est le scandale du respect humain, je veux dire le scandale que causent dans le monde ceux qui, par leurs discours ou par leur conduite, servent à y entretenir le respect humain ; scandale d'autant plus criminel qu'il s'attache plus immédiatement à Dieu, et qu'il va plus directement à la destruction de son culte : en voilà la nature ; scandale d'autant plus pernicieux qu'il se répand avec plus de facilité, et qu'il entraîne plus infailliblement les âmes : en voilà le danger; scandale qu'il vous est d'autant plus expressément et plus étroitement ordonné de prévenir et d'éviter, grands du monde, que de votre part il devient beaucoup plus contagieux et plus mortel : voilà, par rapport à vous, les obligations qui en naissent; enfin, scandale que vous pouvez aisément corriger, en opposant, comme dit saint Chrysostome, le respect humain au respect humain, et en faisant de voire bon exemple un préservatif contre le libertinage

 

1 Matth., XVIII, 7. — 2 Ibid.

 

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du siècle : en voilà le remède. Encore un moment d'attention, et je finis.

Scandale spécialement injurieux à Dieu : pourquoi ? parce qu'il va spécialement à détruire le culte de Dieu. En quoi consista le péché des enfants d'Héli, ce péché que Dieu, dans l'Ecriture, exagère en des termes si forts, et dont il a, ce semble, affecté de nous donner une horreur toute particulière? quel fut leur crime? Le Saint-Esprit nous le marque : c'est qu'ils scandalisaient le peuple : et comment? en rebutant ceux qui venaient, dans le temple de Jérusalem, offrir au Seigneur leur sacrifice, et en les détournant de ce devoir de religion, au lieu de les y attirer : Erat ergo peccatum puerorum grande nimis, quia retrahebant homines a sacrificio Domini (1). C'était, dit le texte sacré, un péché capital, un péché trop grand pour mériter grâce, trop grand pour être dissimulé et pardonné : Grande nimis. Et que font autre chose ces libertins qui raillent de la piété, qui décréditent la religion, devant qui on ne peut impunément servir Dieu, parce qu'on se trouve toujours exposé à leurs traits, parce qu'on est toujours témoin de leur vie, et que leur vie déréglée est comme une censure publique de la vertu ? qui, semblables aux pharisiens dont parlait le Sauveur du monde, disons mieux, qui, plus criminels encore que ces pharisiens, puisque les pharisiens gardaient au moins certains dehors, ferment à leurs frères le royaume du ciel, et, non contents de n'y point entrer eux-mêmes, voudraient en défendre aux autres l'entrée? Qu'il y ait deux ou trois mondains de ce caractère, surtout mondains accrédités, il n'en faut pas davantage pour pervertir toute une cour, et pour détourner du droit chemin les âmes les mieux disposées à marcher dans la voie de Dieu. Or vous savez avec quelle sévérité et même avec quel éclat Dieu punit ce scandale dans la personne d'Ophni et de Phinéès. Et je ne m'en étonne pas, Seigneur, car il s'agissait du plus essentiel et du plus délicat de vos intérêts ; et le blesser, c'était, pour parler avec un de a os prophètes, vous blesser dans la prunelle de l'œil. Qu'un particulier, dans un état, entreprit, par ses sollicitations, de corrompre la fidélité des peuples, il n'y a point de supplice dont il ne fût digne, et l'on ne trouverait point étrange qu'il fût sacrifié à toute la rigueur des lois. Il est donc juste, ô mon Dieu, que vous preniez vous-même votre cause en main, et, si le monde veut attenter à vos droits, que vous

 

1 1 Reg., II, 17.

 

les défendiez, que vous les vengiez, en faisant ressentir aux coupables les plus rudes coups de votre justice.

Scandale le plus contagieux et le plus prompt à se communiquer : quel progrès ne fait-il pas? et si l'on n'en arrête le cours, avec quelle rapidité n'emporte-t-il pas les âmes faibles? C'est ce qui émut ce généreux Machabée, l'invincible Mathathias, et ce qui l'excita à faire une action que le Saint-Esprit a canonisée, et dont la mémoire sera éternelle. Il vit un Israélite vaincu par la crainte du monde, et sur le point d'adorer publiquement l'idole; il le vit, et, touché d'un zèle de Dieu qui se tourna en courroux, il prévint, par un double sacrifice, cette impiété, immolant sur l'autel même de l'idole, non-seulement l'Israélite impie, mais le païen qui le forçait à l'être, et consacrant sa colère par la mort de ces deux victimes dont Dieu lui ordonna d'être le sacrificateur. D'où lui vint ce transport de zèle? de la douleur dont il fut saisi, et de la pensée qu'il eut que l'exemple de ce sacrilège allait être suivi de mille autres ; de la réflexion qu'il fit que, dans une pareille conjoncture, le scandale d'un seul toléré et impuni suffisait pour ébranler toute la nation. Le danger où lui parut le peuple de Dieu, et la vue des suites affreuses que devait avoir la lâcheté de ce profanateur, voilà ce qui réchauffa, ce qui l'anima, ne craignons point de le dire, ce qui l'emporta, puisque, dans l'Ecriture, son emportement est le sujet même de son éloge.

Ah! Chrétiens, quelle leçon pour nous! C'était dans un temps de persécution que les Machabées ressentaient si vivement le scandale du respect humain, et qu'ils en craignaient tant les conséquences ; mais ce temps de persécution est-il absolument passé pour nous? et malgré l'état florissant où nous voyons aujourd'hui la religion , pouvons-nous, dit saint Augustin , nous flatter qu'il n'y ait plus pour les serviteurs de Dieu d'aussi dangereuses épreuves à soutenir? A ces persécutions sanglantes que le paganisme leur suscitait autrefois, n'en a-t-il pas succédé d'autres, d'autant plus à craindre qu'elles sont plus humaines, et d'autant plus propres à causer la ruine des âmes, qu'on ne pense pas même à s'en préserver? J'ose dire, et j'en suis persuadé, qu'un mot que vous prononcez, qu'un regard que vous jetez, qu'un mépris que vous témoignez, qu'un exemple que vous donnez, fait plus d'impression sur les cœurs, et corrompt, de nos jours, plus de chrétiens que tout ce qu'inventaient les tyrans

 

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pour exterminer le christianisme : on résistait aux tyrans, et le sang des martyrs, par une merveilleuse fécondité, ne servait qu'à produire de nouveaux fidèles ; mais résiste-t-on à un respect humain que vous faites naître? et cette persécution à quoi vous exposez la vertu, bien loin de l'affermir, de la multiplier, de l'étendre, n'est-ce pas ce qui établit l'empire du péché , et ce qui entretient le règne du libertinage?

Car, que ne peut point cet attrait naturel que nous sentons à faire comme les autres? que ne peut point cette fausse émulation qui nous porte à suivre les autres, et à imiter surtout ceux qui réussissent dans le monde et à qui le monde applaudit? Si donc ils nous tracent le chemin du vice, s'ils nous y appellent par leurs discours, s'ils nous y attirent par leurs exemples, s'ils exigent de nous cette condescendance criminelle et cette complaisance mondaine, s'ils y attachent une gloire prétendue, s'ils en font dépendre leur estime, ou môme leurs gratifications et leurs récompenses, combien cette tentation fera-t-elle d'apostats? combien en a-t-elle fait et en fait-elle encore? Vous connaissez le monde, mes chers auditeurs, et vous le connaissez mieux que moi ; c'est à vous-mêmes et à votre propre expérience que je vous renvoie- Vous savez combien on le craint, ce tyran de la piété , et combien vous le craignez vous-mêmes ; vous savez combien on cherche à se le rendre favorable, et combien vous le cherchez vous-mêmes ; vous savez quels moyens on y emploie, et quels moyens vous y avez employés vous-mêmes ; vous savez ce qu'on lui sacrifie tous les jours , et ce que vous lui avez peut-être sacrifié vous-mêmes. Quoi qu'il en soit, n'est-ce pas de ce scandale, comme l'a remarqué saint Bernard , que viennent presque tous les maux dont l'Eglise des derniers temps est affligée, et cette dissolution de mœurs que nous voyons et dont nous ne pouvons assez gémir?

De là naît pour les grands du monde , pour toutes les personnes qui ont quelque autorité, et qui tiennent quelque rang dans le monde, une obligation plus étroite et plus indispensable d'être non-seulement sincères, mais exemplaires dans le culte de Dieu et dans l'exercice de leur religion ; et c'est l'avis important que leur donne saint Augustin. Car, dit ce Père, ce sont les grands qui doivent guérir cette faiblesse du respect humain dans les petits; ce sont ceux que Dieu a élevés qui doivent autoriser cette sainte liberté avec laquelle il veut être servi ; ce sont ceux à qui naturellement on veut plaire qui doivent témoigner par leur conduite que jamais l'impiété ni le vice ne leur plaira, mais qu'au contraire la religion et la vertu leur plaira toujours. Comme le respect humain s'attache à eux, et qu'ils en sont les objets, ce sont eux qui doivent le détruire, ou en sanctifier l'usage. Or, ils font l'un et l'autre, et par leurs paroles, et par leurs actions, quand ils parlent et qu'ils vivent en chrétiens : et tel est le remède du respect humain.

Ainsi le conçut ce vieillard vénérable, Eléazar, cet homme , parmi le peuple juif, également respectable, et par son âge, et par sa dignité ; cet homme, selon la belle expression de saint Ambroise, plein de l'esprit de l'Evangile avant l'Evangile même : Vir ante tempora evangelica evangelicus. On lui demandait une seule chose pour le sauver de la mort : non pas qu'il mangeât de la chair défendue, mais au moins qu'il dissimulât, et que seulement en apparence il consentît à en manger : déguisement dont il eut horreur, et par quelle raison? C'est qu'il ne me convient pas, répondit-il, dans l'âge où je suis, ni dans la place que j'occupe, d'user de détours et de cacher mes sentiments. Car, que pensera, que fera une jeunesse ignorante et faible, quand on apprendra que la vertu d'Eléazar s'est démentie, et qu'il a lui-même abandonné la loi de son Dieu? On se mesurera sur moi ; on deviendra lâche comme moi, infidèle comme moi, impie comme moi. Qu'eût-on en effet pensé, qu'eût-on dit, et surtout qu'eût-on fait à son exemple? Mais aussi quel puissant motif pour soutenir les âmes timides et chancelantes, quand on vit ce généreux pontife, malgré le respect du monde, malgré les menaces et les tourments, garder au Seigneur la foi qu'il lui avait jurée, et donner pour lui sa vie !

Belle leçon pour vous, Chrétiens, pour vous, dis-je, en particulier, à qui Dieu n'a fait part de son pouvoir que pour la faire servir à son culte! Que doit dire un père à ses enfants? ce que disait le saint homme Tobie : Audite ergo, filii mei, patrem vestrum : servite Domino in veritate (1) : Ecoutez-moi, mes chers enfants, je suis votre père ; et malheur à moi si je ne vous laissais pas pour héritage la crainte de votre Dieu ! Servez le Seigneur, et servez-le en esprit et en vérité. Servez-le sans dissimulation ; et, partout où il s'agira de son culte, ne soyez jamais politiques ni mondains. C'est votre religion qui fait votre gloire : conservez-la, et ne

 

1 Tob., XIV, 10

 

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la déshonorez pas. C'est elle qui vous doit sauver : gardez-vous de la scandaliser. Que doit dire un maître, un chef de famille à ses domestiques? ce que disait David : Non habitabit in medio domus meœ qui facit superbiam (1) : Je ne veux point d'impies dans ma maison; j'y veux des gens qui craignent Dieu, et qui m'obéissent en obéissant à Dieu : ni blasphémateur, ni parjure, ni débauché, ne me servira jamais. Et qui donc? celui qui marche dans la voie droite d'une vie innocente et pure : Ambulans in via immaculata, hic mihi ministrabat (2). Que devons-nous faire chacun dans l'étendue de notre condition et selon notre état? tout ce qui dépend de nous pour affermir la religion dans l'esprit de ceux que Dieu nous a soumis : autrement, nous nous rendons coupables devant Dieu du plus grand scandale : pourquoi? parce que le scandale devant Dieu n'est jamais ni plus grand ni plus punissable que lorsqu'il vient de la même source d'où l'on devait attendre l'instruction et l'édification.

J'ai la consolation, Chrétiens, de parler à des auditeurs pour qui le respect humain n'a dû jamais être un scandale moins dangereux, ni un obstacle plus aisé à vaincre qu'il ne l'est aujourd'hui, parce que je prêche dans la cour d'un prince qui, plus zélé que jamais pour les intérêts de Dieu, donne du crédit à la religion et combat le vice bien plus hautement et bien plus efficacement par son exemple, que je ne le puis faire moi-même par mon ministère. Ce que j'aurais à craindre pour vous, c'est que vous ne fussiez même exposés à un autre respect humain, et qu'au lieu que le respect humain faisait autrefois à la cour des libertins, il n'y fit maintenant des hypocrites. Ce que j'aurais à craindre, c'est que vous ne fussiez ou que vous ne parussiez chrétiens que par la seule considération du monde, ne servant Dieu que dans la vue de l'homme, au lieu de servir Dieu dans l'homme, et de servir l'homme pour Dieu. Voilà l'effet que pourrait avoir contre ses propres intentions la piété d'un roi fidèle à Dieu et défenseur du culte de Dieu ; car de quoi n'abuse-t-on pas?

Mais outre que, dans cette crainte, je me consolerais encore de ce qu'au moins la religion aurait pris par là le dessus, que le libertinage serait réduit à se tenir caché, et que de feux maux, délivrés enfin du plus grand, nous n'aurions plus qu'à nous préserver du moindre; outre que je me promettrais de vous

 

1 Psalm. C, 7. — 2 Ibid., 6.

 

qu'en évitant un écueil, vous apprendriez à ne pas donner dans un autre, et qu'avec cette droite raison qui vous conduit, vous ne seriez pas assez aveugles pour faire de votre religion, de cette religion divine, une religion purement humaine; malgré la crainte même que j'aurais, ne laissons pas, vous dirais-je, mes chers auditeurs, de nous prévaloir de l'heureuse disposition des choses, et de ce que l'adorable Providence nous y t'ait trouver d'avantageux pour le christianisme, et pour notre salut. Quand le respect humain nous attache à nos devoirs, quoiqu'il ne soit par lui-même ni saint, ni louable, il n'est pas toujours inutile : c'est un soutien à notre faiblesse. Quand il nous engage à honorer Dieu, tout respect humain qu'il est, nous ne devons pas absolument, ni en tous sens, y renoncer, mais le rectifier, mais le purifier, mais le perfectionner. De la créature, nous devons nous élever au créateur, et par la comparaison de ce que nous serions prêts à faire pour l'homme, nous exciter à chercher uniquement Dieu et le royaume de Dieu.

Or, suivant ces principes que la foi même autorise, bénissons-le, Chrétiens, ce Dieu tout-puissant et tout miséricordieux, de nous avoir donné un maître qui ne porte pas en vain le titre de protecteur de sa religion, puisqu'il ne tient qu'à nous, si nous voulons profiter de son zèle, qu'il ne soit encore le protecteur de la nôtre. Mettons au nombre des bienfaits, et des plus signalés bienfaits que nous ayons reçus du ciel, de n'être pas nés dans un de ces siècles malheureux où, si je puis parler de la sorte, l'impiété était à la mode, et où, pour être approuvé du monde, il fallait être ennemi de Dieu. Vous surtout qui m'écoutez, estimez-vous heureux de vivre dans un temps, sous un règne et au milieu d'une cour où l'on est au moins revenu de ces détestables maximes. Reconnaissons, vous et moi, que nous sommes inexcusables si nous ne marchons pas tête levée dans la voie du salut, et que tout autre respect humain qui pourrait d'ailleurs nous retenir, doit céder à l'exemple prédominant d'un monarque auprès duquel la vertu est en faveur, et qui la sait également honorer et pratiquer. Ne disons point, comme ces infortunés Israélites dans leur captivité : Quomodo cantabimus canticum Domini in terra aliena (1) : Comment pourrons-nous chanter les cantiques du Seigneur dans une terre étrangère? comment les chanterons-nous au milieu de la cour

 

1 Psalm., CXXXVI, 4.

 

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et dans le monde? Oui, dans le monde même et au milieu de la cour, nous les chanterons. Autrefois la cour était cette Babylone où les louanges de Dieu n'étaient jamais entendues, où son nom était blasphémé ; maintenant, si nous le voulons, il y sera béni ; sa parole y sera écoutée et goûtée ; sa loi y sera respectée et observée. Nous avons pour cela le plus puissant secours ; et quel sujet de condamnation, si nous ne nous en servons pas.

Beatus, conclut le Sauveur du monde, qui non fuerit scandalizalus in me (1) ; Bienheureux celui qui ne sera point scandalisé de moi ! Il n'exceptait pas de cette béatitude ceux qui habitent dans les palais des rois : au contraire, il parlait à eux; et pour les convaincre qu'ils en étaient capables et qu'ils devaient y avoir part, il leur proposait Jean-Baptiste, qui, dans la cour d'un roi, et d'un roi infidèle, avait librement confessé le Dieu qui l'envoyait. C'est le même Dieu qui m'envoie, mais qui m'envoie dans la cour d'un roi chrétien. C'est l'Evangile de Jésus-Christ que j'y annonce. Puissiez-vous le recevoir sans rougir, afin que ce Dieu-Homme ne rougisse point lui-même de vous, mais qu'il vous reconnaisse devant son Père, et qu'il vous fasse entrer dans sa gloire, que je vous souhaite! etc.

 

1 Matth., XI, 7.

 

 

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