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CARÊME.

 

SERMON POUR LE MERCREDI DES CENDRES.
SUR LA PENSÉE DE LA MORT.

ANALYSE.

 

Sujet. Souvenez-vous, homme, que vous êtes poussière, et que vous retournerez en poussière.

Voilà le terme où doivent aboutir tous les desseins des hommes et toutes les grandeurs du monde. Voilà l'unique et solide pensée qui doit partout et en tout temps nous occuper. Elle ne nous plaira pas ; mais elle nous sera salutaire, et ce discours vous en fera voir les avantages. Prière au Saint-Esprit.

Division. Pensée de la mort, remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions : première partie. Règle la plus infaillible pour conclure sûrement dans nos délibérations : deuxième partie. Motif le plus efficace pour nous inspirer une sainte ferveur dans nos actions : troisième partie.

Première partie. Pensée de la mort, remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions. Nos passions sont vaines, elles sont insatiables, elles sont injustes : vaines dans leurs objets, insatiables dans leurs désirs, injustes dans les sentiments présomptueux qu'elles nous inspirent, soit à l'égard de nous-mêmes, soit à l'égard des autres. Mais pour les réprimer et pour en amortir le feu, la pensée de la mort 1° nous en fait connaître la vanité; 2° nous fait mettre des bornes à notre cupidité ; 3° fait cesser dans notre estime toute distinction, et par là nous réduit au grand principe de la modestie, qui est l'égalité que Dion a ; mise entre tous les bommes, et nous oblige, qui que nous soyons, à nous rendre au moins justice, et à rendre aux autres les devoirs de la charité.

1° La pensée de la mort nous fait connaître la vanité de nos passions, en nous faisant connaître la vanité des objets auxquels elles s'attachent, qui sont les biens de la vie. Tandis que ces biens nous paraissent grands et estimables, il nous est presque impossible de ne les pas aimer, et en les aimant de n'en pas faire le sujet de nos plus ardentes passions. Mais du moment que nous commençons à les mépriser, nous commençons à nous en détacher; et ce qui nous donne ce mépris des biens de la terre, c'est la pensée de la mort, parce que la mort est la preuve sensible du néant de toutes les choses humaines. A ce jour-là, dit l'Ecriture, c'est-à-dire au jour de la mort, toutes les pensées des hommes, tous leurs projets s'évanouiront, et par conséquent toutes leurs passions s'éteindront. Or, que faisons-nous en pensant à la mort ? nous anticipons ce dernier jour, et nous prenons par avance les mêmes sentiments que nous aurons alors.

C'est ainsi que David, jusques au milieu de la cour, réprimait toutes ses passions. Il demandait à Dieu qu'il lui fit connaître la fin de sa vie ; et considérant la brièveté de ses jours, il concluait que tout n'est que vanité, et que c'est bien en vain que l'homme se trouble, se fatigue, s'épuise, pour amasser et pour thésauriser, puisqu'il passe comme une ombre, et qu'il ne sait qui profilera de ses travaux. Conclusion que nous tirons nous-mêmes aussi bien que ce saint roi, quand nous pensons à la mort. Si nous ne devions jamais mourir, nous ne voudrions jamais reconnaître la vanité des biens de la vie. Mais quand on nous dit, ou que nous nous disons à nous-mêmes que nous mourrons, toute cette vanité se présente à nous. Les autres considérations chrétiennes renferment tout au plus des témoignages et des preuves de cette vanité : au lieu que la mort en est l'essence même, et qu'elle fait cette vanité même. D'où il s'ensuit que la pensée de la mort a une vertu spéciale, non-seulement pour nous la découvrir, mais pour nous la faire sentir. De là cette belle leçon que faisait l'Apôtre aux Corinthiens : Le temps est court : réjouissons-nous donc comme ne nous réjouissant pas, possédons comme ne possédant pas, usons de ce monde comme n'en usant pas.

2° La pensée de la mort nous fait mettre des bornes à notre cupidité. Nos passions sont d'elles-mêmes insatiables : quel avare, quel ambitieux, quel voluptueux a dit jamais : C'est assez ? Mais pour vous apprendre à borner vos désirs, je n'ai qu'à vous adresser les paroles de l'Eglise : Memento, homo : souvenez-vous, homme, que vous êtes poussière et que vous retournerez à la poussière. Ou je n'ai qu'à vous faire la même invitation que les Juifs firent au Fils de Dieu, lorsqu'ils le prièrent d'approcher du tombeau de Lazare : Veni, et vide : Venez, et voyez ce riche du monde dans la pauvreté et la nudité où la mort l'a réduit. Veni, et vide: Venez, et voyez ce grand du monde : qu'est devenue à la mort toute sa grandeur? Veni, et vide : Venez, et voyez cette femme du monde, et tâchez à reconnaître quelques traits de cette beauté dont elle prenait tant de soin. Voilà comment tout finira pour vous.

3° La pensée de la mort nous réduit au grand principe de la modestie, qui est l'égalité, et nous oblige à nous rendre justice, et à rendre aux autres les devoirs de la charité. Sans cette pensée on se laisse éblouir de certaines distinctions qu'on a dans le monde, on s'entête de soi-même, on devient fier et hautain. Mais quand on fait réflexion que la mort nous égalera tous, on rabat beaucoup de ses fiertés et de ses hauteurs, parce qu'on voit que d'homme à homme il y a bien peu de différence, et l'on tient à l'égard des autres une conduite plus équitable, en les traitant avec plus de douceur et plus d'humanité.

Deuxième partie. Pensée de la mort, règle infaillible pour conclure sûrement dans nos délibérations. Les pensées des hommes sont timides, dit le Sage, et nos prévoyances incertaines. Nos pensées sont timides, parce que souvent nous ne savons si nous prenons le meilleur parti, ou même un bon parti par rapport au salut. Et nos prévoyances sont incertaines, parce que l'avenir nous étant inconnu, nous sommes toujours en doute si nous n'aurons point lieu de nous repentir un jour de ce que nous aurons entrepris, et si notre conscience ne nous les reprochera point à la mort. Mais la pensée de la mort est le moyen le plus efficace et

 

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le plus sûr pour nous délivrer de ces craintes et de ces incertitudes affligeantes, puisque c'est le moyen le plus efficace et le plus sur pou bien conclure dans toutes les occasions où la conscience et le salut se trouvent engagés. Comment cela? 1° parce que le souvenu de la mort est une application vive et touchante que nous nous faisons à nous-mêmes de la fin dernière, qui doit être le Mentent de toutes nos délibérations; 2° parce qu'en pratiquant ce saint exercice de la pensée de la mort, nous prévenons hum tous les remords et tous les troubles dont pourraient être, sans cela, suivies nos résolutions.

1° La pensée de la mort estime application vive et touchante que nous nous faisons à nous-mêmes de la fin dernière, qui doit être le fondement de toutes nos délibérations. Car la pensée de la mort nous rappelle la pensée de l'éternité qui la suit; et, pénétrés de cette pensée de l'éternité, nous jugeons bien plus sainement des choses. Dégagés alors de mille illusions, nous voyons plus sûrement ce qui nous éloigne et ce qui nous approche de notre dernière fin ; et nous concluons plus aisément qu'il faut donc e qui nous y conduit, et rejeter ce qui nous exposerait à n'y arriver jamais. Voilà par où la pensée de la mort devient pour nous, selon l'Ecriture, un fonds de prudence et d'intelligence.

Aussi les païens, dans les traités et les négociations importantes, tenaient-ils leurs conseils auprès des tombeaux de leurs ancêtres; comme s'ils n'eussent pas cru pouvoir sagement délibérer et résoudre sans le souvenir et la vue de la mort. Or ce qu'ils faisaient par superstition, nous le devons faire par religion. Avez-vous un état de vie à choisir, est-il question de régler l'usage de vos biens, s'agit-il d'un intérêt et d'un profit à faire, faut-il former une entreprise, vider un procès, terminer un différend, vaquez à tout cela comme devant un jour mourir, et cette pensée vous préservera de mille fautes que vous y pourriez commettre. Les Saints en ont usé de la sorte, et c'est ce qui les a conduits dans les voies droites qu'ils ont tenues sans s'égarer et sans tomber. Si donc nous faisons tous les jours tant de fausses démarches, ne nous en prenons qu'à nous-mêmes et à notre infidélité, qui nous fait éloigner le souvenir de la mort comme un objet fâcheux et désagréable, et qui par là nous expose à tous les égarements où nous nous laissons entraîner.

2° En pratiquant le saint exercice du souvenir de la mort, nous prévenons tous les remords et tous les troubles dont pourraient être, sans cela, suivies nos résolutions. Cet autre avantage est une conséquence du premier. Quand on se demande à soi-même : Quels sentiments aurai-je à la mort de ce que j'entreprends aujourd'hui? on entend, pour ainsi dire au fond de soi-même la réponse de la mort, qui nous marque intérieurement ce qui doit être alors le sujet de nos repentirs : repentirs non passagers et variables, comme ceux que nous avons par rapport aux choses de la vie et en raisonnant selon les principes de la vie, mais repentirs éternels. Que fais-je donc pour m'en garantir? je préviens par la pensée tous ces repentirs de la mort; et au lieu de les réserver à ma tanière heure, je me les rends utiles pour l'heure présente. C'est en quoi la prudence des Justes triomphe de la témérité des impies.

Troisième partie. Pensée delà mort, motif le plus puissant pour nous inspirer une sainte ferveur dans nos actions. C'est de la ferveur de nos actions que dépend la sainteté de notre vie ; et l'obstacle au contraire le plus commun à notre sanctification, c'est un certain fonds de lâcheté et de tiédeur qui ne nous est que trop naturel. Or, pour nous retirer de cet état de tiédeur, il n'y a qu’à penser souvent : 1° à la proximité de la mort; 2° à l'incertitude de la mort.

1° Proximité de la mort, premier motif qui confond notre lâcheté. Motif que le Fils de Dieu nous a tant proposé dans l'Evangile en nous disant ; Marchez, parce que la nuit vient ; veillez, parce que le Fils de l'Homme est déjà à la porte ; négociez et faites profiter vos talents, parce que le maître va arriver ; tenez vos lampes allumées, parce que l'Epoux approche. En effet, quand nous aurions des siècles entiers à vivre, nous devrions toujours servir Dieu d'une manière digne de Dieu : mais combien devons-nous encore redoubler nos soins lorsque nous touchons de si près à notre terme, et que Jésus-Christ nous le fait entendre si expressément ? Qu'un ange de la part de Dieu vint nous apprendre que nous mourrons dès demain, il n'y a rien qu'on ne fit pour se préparer. Or, ce que nous ferions alors, pourquoi ne le faisons-nous pas dès maintenant, puisque dès maintenant nous pouvons mourir?

Exemple du saint roi Ezéchias, et conclusion qu'il tirait de la proximité de la mort. Apprenons de là cette méthode si solide, de faire chaque action comme si c'était la dernière de notre vie.

2° Incertitude de la mort, second motif qui confond notre lâcheté. Si nous savions quand et à quel jour nous devons mourir, plus de bonnes œuvres dans la vie ; on remettrait tout à la mort : mais Dieu nous cache cette heure de la mort, afin que nous nous tenions en garde à toutes les heures. Car quelle pensée est plus capable de nous renouveler sans cesse en esprit que celle-ci : Peut-être ce jour sera-t-il le dernier de mes jours? Plein de cette idée, on devient laborieux, prompt, ardent, infatigable, patient, charitable, fidèle à tous ses devoirs.

En quoi surtout nous sommes lâches, c'est dans l'exercice de la pénitence. Or, rien ne doit plus nous engager à faire promptement pénitence et à nous convertir, que l'incertitude de la mort. Mourez dans votre péché, vous êtes perdu; et si vous y demeurez encore, que savez-vous si vous n'y mourrez pas? Ce qu'il y a de certain pour nous dans la mort, c'est que la mort nous surprendra : car le Fils de l'Homme viendra, dit Jésus-Christ, quand vous n'y penserez pas. N'est-ce donc pas une extrême folie de vivre dans un état où l'on est exposé à toutes les vengeances de Dieu, et de tarder à en sortir ? Cependant y faisons-nous, je ne dis pas toute la réflexion nécessaire, mais quelque réflexion ? Heureux qui n'attend pas à y penser, lorsqu'il ne sera plus temps d'y penser !

 

Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

Souvenez-vous, homme, que vous êtes poussière, et que vous retournerez, en poussière. (Ce sont les paroles de l'Eglise dans la cérémonie de ce jour.)

 

Il serait difficile de ne s'en pas soutenir, Chrétiens, lorsque la Providence nous en donne une preuve si récente , mais si douloureuse pour nous et si sensible. Cette église où nous gommes assemblés, et que nous vîmes il n'y a que trois jours occupée à pleurer la perte de son aimable prélat *, et à lui rendre les devoirs

 

* M. de Péréfixe, archevêque de Paris.

 

funèbres, nous prêche bien mieux par son deuil cette vérité, que je ne le puis faire par toutes mes paroles. Elle regrette un pasteur qu'elle avait reçu du ciel comme un don précieux, mais que la mort, par une loi commune à tous les hommes, vient de lui ravir. Ni la noblesse du sang, ni l'éclat de la dignité, ni la sainteté du caractère, ni la force de l'esprit, ni les qualités du cœur, d'un cœur bienfaisant, droit, religieux, ennemi de l'artifice et du mensonge, rien ne l'a pu garantir du coup fatal qui nous l'a enlevé, et qui, du siège le

 

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plus distingué de notre France, l'a fait passer dans la poussière du tombeau. Vous, Messieurs, qui composez ce corps vénérable dont il était le digne chef; vous qui, par un droit naturellement acquis, êtes maintenant les dépositaires de sa puissance spirituelle, et que nous reconnaissons à sa place comme autant de pères et de pasteurs, vous, sous l'autorité et avec la bénédiction de qui je monte dans cette chaire pour y annoncer l'Evangile, vous n'avez pas oublié, et jamais oublierez-vous les témoignages de bonté, d'estime, de confiance que vous donna jusqu'à son dernier soupir cet illustre mort, et qui redoublent d'autant plus votre douleur, qu'ils vous font mieux sentir ce que vous avez perdu, et qu'ils vous rendent sa mémoire plus chère?

Cependant, après nous être acquittés de ce qu'exigeaient de nous la piété et la reconnaissance, il est juste, mes chers auditeurs, que nous fassions un retour sur nous-mêmes ; et que, pour profiter d'une mort si chrétienne et si sainte, nous joignions la cendre de son tombeau à celle que nous présente aujourd'hui l'Eglise, et nous tirions de l'une et de l'autre une importante instruction. Car telle est notre destinée temporelle. Voilà le terme où doivent aboutir tous les desseins des hommes et toutes les grandeurs du monde ; voilà l'unique et la solide pensée qui doit partout et en tout temps nous occuper : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris: Souvenez-vous, qui que vous soyez, riches ou pauvres, grands ou petits, monarques ou sujets ; en un mot, hommes , tous en général, chacun en particulier, souvenez-vous que vous n'êtes que poudre, et que vous retournerez en poudre. Ce souvenir ne vous plaira pas ; cette pensée vous blessera, vous troublera, vous affligera : mais en vous blessant, elle vous guérira; en vous troublant et en vous affligeant, elle vous sera salutaire; et peut-être, comme salutaire, vous deviendra-t-elle enfin, non-seulement supportable, mais consolante et agréable. Quoi qu'il en soit, je veux vous en faire voir les avantages, et c'est par là que je commence le cours de mes prédications.

Divin Esprit, vous qui d'un charbon de feu purifiâtes les lèvres du Prophète, et les fîtes servir d'organe à votre adorable parole, purifiez ma langue, et faites que je puisse dignement remplir le saint ministère que vous m'avez confié. Eloignez de moi tout ce qui n'est pas de vous. Ne m'inspirez point d'autres  pensées que  celles qui sont  propres à toucher, à persuader, à convertir. Donnez-moi,  comme à l'Apôtre des nations, non pas une éloquence vaine, qui n'a pour but que de contenter la curiosité des hommes; mais une éloquence chrétienne, qui, tirant toute sa vertu de votre Evangile, a la force de remuer les consciences , de sanctifier les âmes, de gagner les pécheurs, et de les soumettre à l'empire de  votre loi. Préparez les esprits de mes auditeurs à recevoir les saintes lumières qu'il vous plaira de me communiquer; et, comme en leur parlant je ne dois point avoir d'autre vue que leur salut,  faites qu'ils m'écoutent avec un désir sincère de ce salut éternel que je leur prêche, puisque c'est l'essentielle disposition à toutes les grâces qu'ils  doivent attendre de vous. C'est ce que je vous demande, Seigneur, et pour eux et pour moi, par l'intercession de Marie, à qui j'adresse la prière ordinaire. Ave, Maria.

 

C'est un principe dont les sages mêmes du  paganisme   sont   convenus,   que la grande science ou  la grande étude de la vie est la  science ou l'étude de la mort ; et qu'il est impossible à l'homme de vivre dans l'ordre et de se maintenir dans une vertu solide et constante, s'il ne pense souvent qu'il doit mourir. Or, je trouve que toute notre vie, ou pour mieux dire tout ce qui peut être perfectionné dans  notre vie,  et  par la raison et par la foi, se rapporte à trois choses : à nos passions, à nos délibérations, et à nos actions. Je m'explique. Nous avons dans le cours de la vie des passions à ménager, nous avons des conseils à prendre, et nous avons des devoirs à accomplir. En cela, pour me servir du terme de  l'Ecriture,   consiste   tout  l'homme; tout  l'homme, dis-je, raisonnable et chrétien : Hoc est enim omnis homo (1). Des passions à ménager, en réprimant leurs saillies et en modifiant leurs violences : des conseils à prendre, en se préservant, et des erreurs qui les accompagnent, et des repentirs qui les suivent : des devoirs à accomplir, et dont la pratique doit être prompte et fervente. Or, pour tout cela, Chrétiens, je prétends que la pensée de la mort nous suffit, et j'avance trois propositions que je vous prie de bien comprendre, parce qu'elles vont faire le partage de ce discours. Je dis que la pensée de la mort est le remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions; c'est la première partie. Je dis que la pensée de la mort est la règle la plus infaillible pour conclure

 

1 Eccl., XII, 13.

 

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sûrement dans nos délibérations ; c'est la seconde. Enfin, je dis que la pensée de la mort est le moyen le plus efficace pour nous inspirer une sainte ferveur dans nos actions; c'est la dernière. Trois vérités dont je veux vous convaincre, en vous faisant sentir toute la force de ces paroles de mon texte : Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris. Vos passions vous emportent, et souvent il vous semble que vous n'êtes pas maîtres de votre ambition et de votre cupidité : Memento, souvenez-vous, et pensez ce que c'est que l'ambition et la cupidité d'un homme qui doit mourir. Vous délibérez sur une matière importante, et vous ne savez à quoi vous résoudre : Mémento, souvenez-vous, et pensez quelle résolution il convient de prendre à un homme qui doit mourir. Les exercices de la religion vous fatiguent et vous lassent; et vous vous acquittez négligemment de vos devoirs : Memento, souvenez-vous, et pensez comment il importe de les observer à un homme qui doit mourir. Tel est l'usage que nous devons faire de la pensée de la mort, et c'est aussi tout le sujet de votre attention.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Pour amortir le feu de nos passions, il faut commencer par les bien connaître; et pour les connaître parfaitement, dit saint Chrysostome, il suffit de bien comprendre trois choses : savoir, que nos passions sont vaines, que nos passions sont insatiables, et que nos passions sont injustes. Qu'elles sont vaines, par rapport aux objets à quoi elles s'attachent; qu'elles sont insatiables et sans bornes, et par là incapables d'être jamais satisfaites et de nous satisfaire nous-mêmes; enfin,qu'elles sont injustes dans les sentiments présomptueux qu'elles nous inspirent, lorsque, aveuglés et enflés d'orgueil, nous prétendons nous distinguer, en nous élevant au-dessus des autres. Voilà en quoi saint Chrysostome a fait particulièrement consister le désordre des passions humaines. Il nous fallait donc, pour en réprimer les saillies il les mouvements déréglés, quelque chose qui nous en découvrît sensiblement la vanité; qui, les soumettant à la loi d'une nécessité souveraine, les bornât dans nous malgré nous ; et qui, taisant cesser toute distinction, les réduisît au grand principe de la modestie; c'est-à-dire à l'égalité que Dieu a mise entre tous les hommes, et nous obligeât, qui que nous soyons, à nous rendre au moins justice, et à rendre aux autres sans peine les devoirs de la charité. Or, ce sont, mes chers auditeurs, les merveilleux effets que produit infailliblement, dans les âmes touchées de Dieu, le souvenir et la pensée de la mort. Ecoutez-moi, et ne perdez rien d'une instruction si édifiante.

Nos passions sont vaines ; et pour nous en convaincre, il ne s'agit que de nous former une juste idée de la vanité des objets auxquels elle s'attache ; cela seul doit éteindre dans nos cœurs ce feu de la concupiscence qu'elles y allument, et c'est l'importante leçon que nous fait le Saint-Esprit dans le livre de la Sagesse. Car, avouons-le, Chrétiens, quoique à notre honte : tandis que les biens de la terre nous paraissent grands, et que nous les supposons grands, il nous est comme impossible de ne les pas aimer, et en les aimant de n'en pas faire le sujet de nos plus ardentes passions. Quelque raison qui s'y oppose, quelque loi qui nous le défende, quelque vue de conscience et de religion qui nous en détourne, la cupidité l'emporte ; et, préoccupés de l'apparence spécieuse du bien qui nous flatte et qui nous séduit, nous fermons les yeux à toute autre considération, pour suivre uniquement l'attrait et le charme de notre illusion. Si nous résistons quelquefois, et si, pour obéir à Dieu, nous remportons sur nous quelque victoire, cette victoire, par la violence qu'elle nous coûte, est une victoire forcée. La passion subsiste toujours, et l'erreur où nous sommes que ces biens, dont le monde est idolâtre, sont des biens solides, capables de nous rendre heureux, nous fait concevoir des désirs extrêmes de les acquérir, une joie immodérée de les posséder, des craintes mortelles de les perdre. Nous nous affligeons d'en avoir peu, nous nous applaudissons d'en avoir beaucoup; nous nous alarmons, nous nous troublons, nous nous désespérons, à mesure que ces biens nous échappent, et que nous nous en voyons privés. Pourquoi? parce que notre imagination, trompée et pervertie, nous les représente comme des biens réels et essentiels dont dépend le parfait bonheur.

Pour nous en détacher, dit saint Chrysostome, le moyen sûr et immanquable est de nous en détromper. Car du moment que nous en comprenons la vanité, ce détachement nous devient facile; il nous devient même comme naturel : ni l'ambition, ni l'avarice, si j'ose m'exprimer ainsi, n'ont plus sur nous aucune prise. Bien loin que nous nous empressions, pour nous procurer par des voies indirectes et illicites les avantages du monde, convaincus de leur peu de solidité, à peine pouvons-nous

 

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même gagner sur nous d'avoir une attention raisonnable à conserver les biens dont nous nous trouvons légitimement pourvus ; et cela fondé sur ce que les biens du monde, supposé cette conviction, ne nous paraissent presque plus valoir nos soins, beaucoup moins nos empressements et nos inquiétudes. Or, d'où nous vient cette conviction salutaire? Du souvenir de la mort, saintement méditée, et envisagée dans les principes de la foi.

Car la mort, ajoute saint Chrysostome, est à notre égard la preuve palpable et sensible du néant de toutes les choses humaines, pour lesquelles nous nous passionnons. C'est elle qui nous le fait connaître : tout le reste nous impose; la mort seule est le miroir fidèle qui nous montre sans déguisement l'instabilité, la fragilité, la caducité des biens de cette vie ; qui nous désabuse de toutes nos erreurs, qui détruit en nous tous les enchantements de l'amour du monde, et qui, des ténèbres mêmes du tombeau, nous fait une source de lumières, dont nos esprits et nos sens sont également pénétrés : In illa die, dit l'Ecriture en parlant des enfants du siècle livrés à leurs passions, in illa die peribunt omnes cogitationes eorum (1). Toutes leurs pensées, à ce jour-là, s'évanouiront. Ce jour de la mort, que nous nous figurons plein d'obscurité, les éclairera, et dissipera tous les nuages dont la vérité jusqu'alors avait été pour eux enveloppée. Ils cesseront de croire ce qu'ils avaient toujours cru, et ils commenceront à voir ce qu'ils n'avaient jamais vu. Ce qui faisait le sujet de leur estime deviendra le sujet de leur mépris ; ce qui leur donnait tant d'admiration les remplira de confusion. En sorte qu'il se fera dans leur esprit comme une révolution générale, dont ils seront eux-mêmes surpris, saisis, effrayés. Ces idées chimériques qu'ils avaient du monde et de sa prétendue félicité s'effaceront tout à coup , et même s'anéantiront : Peribunt omnes cogitationes eorum. Et comme leurs passions n'auront point eu d'autre fondement que leurs pensées, et que leurs pensées périront, selon l'expression du Prophète, leurs passions périront de même ; c'est-à-dire qu'ils n'auront plus ni ces entêtements de se pousser, ni ces désirs de s'enrichir, parce qu'ils verront dans un plein jour, in illa die, la bagatelle, et, si j'ose ainsi parler, l'extravagance de tout cela. Or, que faisons-nous, quand nous nous occupons durant la vie du souvenir de la mort? nous anticipons ce dernier jour, ce dernier moment; et, sans

 

1 Psalm., CXLV, 4.

 

attendre que la catastrophe et le dénouement des intrigues du monde nous développe malgré nous ce mystère de vanité, nous nous le développons à nous-mêmes par de saintes réflexions.  Car, quand je me propose devant Dieu le tableau de la mort, j'y contemple dès maintenant toutes les choses du monde dans le même point de vue où la mort me les fera considérer; j'en porte le même jugement que j'en porterai; je les reconnais méprisables, comme je les reconnaîtrai ; je me reproche de m'y être attaché, comme je me le reprocherai ; je déplore en cela  mon aveuglement, comme je le déplorerai; et de là ma passion se refroidit, la concupiscence  n'est plus si vive, je n'ai plus que de l'indifférence pour ces biens passagers et périssables; en un mot, je meurs à tout d'esprit et de cœur,  parce que je prévois que bientôt j'y dois mourir réellement et par nécessité.

Et voilà, mes chers auditeurs, le secret admirable que David avait trouvé pour tenir ses passions en bride, et pour conserver jusque dans le centre du monde, qui est la cour, ce parfait détachement du monde où il était parvenu. Que faisait ce saint roi? Il se contentait de demander à Dieu, comme une souveraine grâce, qu'il lui fit connaître sa fin : Notum fac mihi, Domine, finem meum (1); et qu'il lui fit même sentir combien il en était proche, afin qu'il sût, mais d'une science efficace et pratique,le peu de temps qu'il lui restait encore à vivre : Et  numerum  dierum meorum quis est, ut sciam quid desit mihi (2). Il ne doutait pas que cette  seule  pensée, il faut mourir, ne dût suffire pour éteindre le feu de ses passions les plus ardentes. Et en  effet, ajoutait-il, vous avez, Seigneur, réduit mes jours à une mesure bien courte : Ecce mensurabiles posuisti dies meos (3); et par là tout ce que je suis, et tout ce que je puis désirer ou espérer d'être, n'est qu'un pur néant devant vous : Et substantia mea tanquam nihilum ante te (4). Devant moi ce néant est quelque chose, et même toutes choses; mais devant  vous, ce que j'appelle toutes choses se confond et se perd dans ce néant ; et la mort, que tout homme vivant doit regarder comme sa destinée inévitable, fait généralement et sans  exception de tous les biens qu'il possède, de tous les plaisirs dont il jouit, de tous les titres dont il se glorifie, comme  un abîme  de vanité :  Verumtamen universa   vanitas   omnis   homo   vivens  (5). L'homme mondain n'en convient pas, et il

 

1 Psalm., XXXVIII, 5. — 2 Ibid. — 3 Ibid., 6. — 4 Ibid. — 5 Ibid.

 

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affecte même de l'ignorer ; mais il est pourtant vrai que sa vie n'est qu'une ombre, et une figure qui passe : Verumtamen in imagine pertransit homo. Il se trouble, et, comme mondain, il est dans une continuelle agitation : mais il se trouble inutilement, parce que c'est pour des entreprises que la mort déconcertera, pour des intrigues que la mort confondra : pour des espérances que la mort renversera : Sedet frustra conturbatur (1) Il se fatigue , il s'épuise pour amasser et pour thésauriser, mais son malheur est de ne savoir pas même pour qui il amasse ni qui profitera de ses travaux : si ce seront des enfants ou des étrangers ; si ce seront des héritiers reconnaissants ou des ingrats; si ce seront des sages ou des dissipateurs : Thesaurizat, et ignorat cui congregabit ea (2). Ces sentiments, dont le Prophète était rempli et vivement touché, réprimaient en lui tontes les passions, et d'un roi assis sur le trône en faisaient un exemple de modération.

C'est ce que nous éprouvons nous-mêmes tous les jours : car, disons la vérité, Chrétiens ; si nous ne devions point mourir, ou si nous pouvions nous affranchir de cette dure nécessité qui nous rend tributaires de la mort, quelque vaines que soient nos passions, nous n'en voudrions jamais reconnaître la vanité, jamais nous ne voudrions renoncer aux objets qui les flattent, et qu'elles nous font tant rechercher. On aurait beau nous faire là-dessus de longs discours ; on aurait beau nous redire tout ce qu'en ont dit les philosophes; on aurait beau y procéder par voie de raisonnement et de démonstration, nous prendrions tout cela pour des subtilités encore plus vaines que la vanité même dont il s'agirait de nous persuader. La foi avec tous ses motifs n'y ferait plus rien : dégagés que nous serions de ce souvenir de la mort, qui, comme un maître sévère, nous retient dans l'ordre, nous nous ferions un point de sagesse de vivre au gré de nos désirs ; nous compterions pour réel et pour vrai tout ce que le monde a de faux et de brillant ; et notre raison , prenant parti contre nous-mêmes , commencerait à s'accorder et à être d'intelligence avec la passion.

Mais quand on nous dit qu'il faut mourir, et quand nous nous le disons à nous-mêmes, ah! Chrétiens, notre amour-propre, tout ingénieux qu'il est, n'a plus de quoi se défendre. Il se trouve désarmé par cette pensée, la raison prend l'empire sur lui, et il se soumet sans résistance au joug de la foi. Pourquoi cela?

 

1 Psalm., XXXVIII, 7. —2 Ibid.

 

parce qu'il ne peut plus désavouer sa propre faiblesse, que la vue de la mort non-seulement lui découvre, mais lui fait sentir. Belle différence que saint Chrysostome a remarquée entre les autres pensées chrétiennes, et celle de la mort. Car pourquoi, demande ce saint docteur, la pensée de la mort fait-elle sur nous une impression plus forte, et nous fait-elle mieux connaître la vanité des biens créés, que toutes les autres considérations? Appliquez-vous à ceci. Parce que toutes les autres considérations ne renferment tout au plus que des témoignages et des preuves de cette vanité, au lieu que la mort est l'essence même de cette vanité, ou que c'est la mort qui fait cette vanité. Il ne faut donc pas s'étonner que la mort ait une vertu spéciale pour nous détacher de tout. Et telle était l'excellente conclusion que tirait saint Paul pour porter les premiers fidèles à s'affranchir de la servitude de leurs passions, et à vivre dans la pratique de ce saint et bienheureux dégagement, qu'il leur recommandait avec tant d'instance. Car le temps est court, leur disait-il : Tempus breve est (1). Et que s'ensuit-il de là? que vous devez vous réjouir, comme ne vous réjouissant pas ; que vous devez posséder, comme ne possédant pas ; que vous devez user de ce monde, comme n'en usant pas : Reliquum est ut qui gaudent, tanquam non gaudentes; et qui emunt, tanquamnon possidentes ; et qui utuntur hoc mundo, tanquam non utantur (2). Quelle conséquence! Elle est admirable, reprend saint Augustin ; parce qu'en effet se réjouir et devoir mourir, posséder et devoir mourir, être honoré et devoir mourir, c'est comme être honoré et ne l'être pas, comme posséder et ne posséder pas, comme se réjouir et ne se réjouir pas. Car ce terme, mourir, est un terme de privation et de destruction qui abolit tout, qui anéantit tout ; qui, par une propriété tout opposée à celle de Dieu, nous fait paraître les choses qui sont, comme si elles n'étaient pas ; au lieu que Dieu, selon l'Ecriture, appelle celles qui ne sont pas comme si elles étaient.

Non-seulement nos passions sont vaines ; mais quoique vaines, elles sont insatiables et sans bornes. Car quel ambitieux, entêté de sa fortune et des honneurs du monde, s'est jamais contenté de ce qu'il était? quel avare, dans la poursuite et dans la recherche des biens de la terre, a jamais dit : C'est assez? Quel voluptueux , esclave de ses sens, a jamais mis de fin à ses plaisirs? La nature, dit ingénieusement Salvien, s'arrête au nécessaire; la raison

 

1 1 Cor., VII, 29. — 2 Ibid., 29,30.

 

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veut l'utile et l'honnête ; l'amour-propre, l'agréable et le délicieux : mais la passion, le superflu et l'excessif. Or, ce superflu est infini ; mais cet infini, tout infini qu'il est, trouve, si nous voulons, ses limites et ses bornes dans le souvenir de la mort, comme il les trouvera malgré nous dans la mort même. Car je n'ai qu'à me servir aujourd'hui des paroles de l'Eglise : Memento, homo, quia pulvis es. Souvenez-vous, homme, que vous êtes poussière, et in pulverem reverteris, et que vous retournerez en poussière. Je n'ai qu'à l'adresser, cet arrêt, à tout ce qu'il y a dans cet auditoire d'âmes passionnées, pour les obliger à n'avoir plus ces désirs vastes et sans mesure qui les tourmentent toujours, et qu'on ne remplit jamais. Je n'ai qu'à leur faire la même invitation que firent les Juifs au Sauveur du monde , quand ils le prièrent d'approcher du tombeau de Lazare, et qu'ils lui dirent : Veni, et vide (1) ; venez, et voyez. Venez, avare : vous brûlez d'une insatiable cupidité, dont rien ne peut amortir l'ardeur; et parce que cette cupidité est insatiable, elle vous fait commettre mille iniquités, elle vous endurcit aux misères des pauvres, elle vous jette dans un profond oubli de votre salut. Considérez bien ce cadavre : Veni, et vide; venez, et voyez. C'était un homme de fortune comme vous; en peu d'années il s'était enrichi comme vous; il a eu comme vous la folie de vouloir laisser après lui une maison opulente et des enfants avantageusement pourvus. Mais le voyez-vous maintenant? voyez-vous la nudité, la pauvreté où la mort l'a réduit? Où sont ses revenus? sont ses richesses? sont ses meubles somptueux et magnifiques? A-t-il quelque chose de plus que le dernier des hommes? cinq pieds de terre et un suaire qui l'enveloppe, mais qui ne le garantira pas de la pourriture : rien davantage. Qu'est devenu tout le reste? Voilà de quoi borner votre avarice. Veni, et vide; venez homme du monde, idolâtre d'une fausse grandeur : vous êtes possédé d'une ambition qui vous dévore; et parce que cette ambition n'a point de terme, elle vous ôte tous les sentiments de la religion, elle vous occupe, elle vous enchante, elle vous enivre. Considérez ce sépulcre : qu'y voyez-vous? C'était un seigneur de marque comme vous, peut-être plus que vous; distingué par sa qualité comme vous, et en passe d'être toutes choses. Mais le reconnaissez-vous? Voyez-vous où la mort l'a fait descendre? voyez-vous à quoi elle a borné ses grandes idées?

 

1 Joan., XI, 34.

 

voyez-vous comme elle s'est jouée de ses prétentions? c'est de quoi régler les vôtres. Veni, et vide; venez, femme mondaine, venez : vous avez pour votre personne des complaisances extrêmes; la passion qui vous domine est le soin de votre beauté ; et parce que cette passion est démesurée, elle vous entretient dans une mollesse honteuse; elle produit en vous des désirs criminels de plaire, elle vous rend complice de mille péchés et de mille scandales. Venez, et voyez : c'était une jeune personne aussi bien que vous ; elle était l'idole du monde comme vous, aussi spirituelle que vous, aussi recherchée et aussi adorée que vous. Mais la voyez-vous à présent? voyez-vous ces yeux éteints, ce visage hideux et qui fait horreur? c'est de quoi réprimer cet amour infini de vous-même. Veni, et vide.

Enfin nos passions sont injustes, soit dans les sentiments qu'elles nous inspirent à notre propre avantage, soit dans ceux qu'elles nous font concevoir au désavantage des autres : mais la mort, dit le philosophe, nous réduit aux termes de l'équité, et par son souvenir nous oblige à nous faire justice à nous-mêmes, et à la faire aux autres de nous-mêmes : Mors sola jus œquum est generis humani (1). En effet, quand nous ne pensons point à la mort, et que nous n'avons égard qu'à certaines distinctions de la vie, elles nous élèvent, elles nous éblouissent, elles nous remplissent de nous-mêmes. On devient fier et hautain, dédaigneux et méprisant, sensible et délicat, envieux et vindicatif, entreprenant, violent, emporté. On parle avec faste ou avec aigreur, on se pique aisément, on pardonne difficilement, on attaque celui-ci, on détruit celui-là; il faut que tout nous cède, et l'on prétend que tout le monde aura des ménagements pour nous, tandis qu'on n'en veut avoir pour personne. N'est-ce pas ce qui rend quelquefois la domination des grands si pesante et si dure? Mais méditons la mort, et bientôt la mort nous apprendra à nous rendre justice, et à la rendre aux autres de nos fiertés et de nos hauteurs, de nos dédains et de nos mépris, de nos sensibilités et de nos délicatesses, de nos envies, de nos vengeances, de nos chagrins, de nos violences, de nos emportements. Comme donc il ne faut, selon l'ordre de la parole du Dieu tout-puissant, qu'un grain de sable pour briser les flots de la mer : Hic confringes lamentes fluctus tuos (2), il ne faut que cette cendre qu'on nous met sur la tête, et qui nous retrace l'idée de la mort, pour

 

1 Senec — 2 Job, XXXVIII, 11.

 

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rabattre toutes les enflures de notre cœur, pour en arrêter toutes les fougues, pour nous contenir dans l'humilité et dans une sage modestie. Comment cela? c'est que la mort nous remet devant les yeux la parfaite égalité qu'il y a entre tous les autres hommes et nous. Egalité que nous oublions si volontiers, mais dont la vue nous est si nécessaire , pour nous rendre plus équitables et plus traitables.

Car, quand nous repassons ce que disait Salomon, et que nous le disons comme lui : Tout sage et tout éclairé que je puis être, je dois néanmoins mourir comme le plus insensé : Unus, et stulti, et meus occasus erit (1) ; quand nous nous appliquons ces paroles du Prophète royal : Vous êtes les divinités du monde, vous êtes les enfants du Très-Haut; mais, fausses divinités, vous êtes mortelles, et vous mourrez ru effet, comme ceux dont vous voulez recevoir l'encens , et de qui vous exigez tant d'hommages et tant d'adorations : Dii estis, et filii Excelsi omnes : vos autem sicut homines moriemini (2) : quand, selon l'expression de l'Ecriture, nous descendons encore tout vivants et en esprit dans le tombeau, et que le savant s'y voit confondu avec l'ignorant, le noble avec l'artisan, le plus fameux conquérant avec le plus vil esclave : même terre qui les couvre, mêmes ténèbres qui les environnent, mêmes vers qui les rongent, même corruption, même pourriture, même poussière : Parvus et magnus ibi sunt, et servus liber a domino suo (3) : quand, dis-je, on vient à faire ces réflexions, et à considérer que ces hommes au-dessus de qui l'on se place si haut dans sa propre estime; que ces hommes à qui on est si jaloux de faire sentir son pouvoir et sur qui on veut prendre un empire si absolu; que ces hommes pour qui l'on n'a ni compassion, ni charité, ni condescendance, ni égards; que ces hommes de qui l'on ne peut rien supporter, et contre qui on agit avec tant d'animosité et tant de rigueur, sont néanmoins des hommes comme nous, de même nature, de même espèce que nous; ou si vous voulez, que nous ne sommes que des hommes comme eux, aussi faibles qu'eux, aussi sujets qu'eux à la mort et à toutes les suites de la mort : ah! mes chers auditeurs, c'est bien alors que l’on entre en d'autres dispositions. Dès là l'on n'est plus si infatué de soi-même, parce que l’on se connaît beaucoup mieux soi-même. Dès là l'on n'exerce plus une autorité si dominante et si impérieuse sur ceux que la naissance ou que la fortune a mis

 

1 Eccles., II, 15. — 2 Psalm., LXXXI, 7. — 3 Job, III, 19.

 

dans un rang inférieur an nôtre, parce qu'on ne trouve plus, après tout, que d'homme à homme il y ait tant de différence. Dès là l'on n'est plus si vif sur ses droits, parce que l'on ne voit plus tant de choses que l'on se croie dues. Dès là l'on ne se tient plus si grièvement offensé dans les rencontres, et l'on n'est plus si ardent ni si opiniâtre à demander des satisfactions outrées, parce qu'on ne se figure plus être si fort au-dessus de l'agresseur, ou véritable ou prétendu, et qu'on n'est plus si persuadé qu'il doive nous relâcher tout, et condescendre à toutes nos volontés. On a de la douceur, de la retenue, de l'honnêteté, de la complaisance, de la patience; on sait compatir, prévenir, excuser, soulager, rendre de bons offices et obliger. Saints et salutaires effets de la pensée de la mort. C'est le remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions, comme c'est encore la règle la plus infaillible pour conclure sûrement dans nos délibérations. Vous l'allez voir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Quelque pénétration que nous ayons, et de quelque force d'esprit que nous puissions nous piquer, c'est un oracle de la foi, que nos pensées sont timides, et nos prévoyances incertaines : Cogitationes mortalium timidœ, et incertœ providentiœ nostrœ (1) . Nos pensées sont timides, dit saint Augustin expliquant ce passage, parce que souvent dans les choses même qui regardent le salut, nous ne savons pas si nous prenons le meilleur parti, ni même si le parti que nous prenons est absolument bon; et que nous n'avons point assez d'évidence pour en faire un discernement exact, beaucoup moins un discernement sûr et infaillible. D'où il s'ensuit que, malgré toutes nos lumières, nous craignons de nous y tromper, et que nous avons sujet de le craindre, puisque la voie où nous nous engageons, quelque droite qu'elle nous paraisse, peut ne l'être pas en effet ; et que les vues courtes et bornées d'une faible raison qui nous sert de guide, n'empêchent pas que nous ne soyons exposés aux funestes égarements dont saint Paul voulait nous garantir, quand il nous avertissait d'opérer notre salut avec crainte et avec tremblement : Cogitationes mortalium timidœ. Comme nos pensées sont timides, l'Ecriture ajoute que nos prévoyances sont incertaines, parce que l'avenir n'étant pas en notre pouvoir,

 

1 Sap., IX, 14.

 

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et Dieu s'en étant réservé la connaissance, de quelque précaution que nous usions, nous sommes toujours dans le doute si ce que nous entreprenons, quoique avec des intentions pures et en apparence chrétiennes, est bien entrepris ; si nous n'aurons point lieu un jour de nous en repentir; si notre conscience ne nous le reprochera jamais, et si ce que nous avons cru innocent pendant la vie ne sera point à la mort la matière de nos regrets et de nos désespoirs : Et incertœ providentice nostrœ. Etat malheureux, que le plus éclairé des hommes déplorait, et qu'il regardait comme la suite fatale du péché. Il serait donc important de trouver un moyen qui nous délivrât de ces incertitudes affligeantes, et de ces craintes si opposées à la paix intérieure de nos âmes ; qui, dans les occasions où il s'agit de nos devoirs, nous mît en état de conclure toujours sûrement, et qui, dans mille conjonctures où le salut et la conscience se trouvent mêlés, nous préservât également de Terreur et du repentir. Or, je soutiens que le moyen pour cela le plus efficace est le souvenir de la mort. Pourquoi ? le voici : parce que le souvenir de la mort est une application vive et touchante, que nous nous faisons à nous-mêmes de la fin dernière, qui doit être le solide fondement de toutes nos délibérations; et qu'il est certain qu'en pratiquant ce saint exercice du souvenir fréquent de la mort, nous prévenons ainsi tous les remords et tous les troubles dont pourraient être sans cela suivies nos résolutions. Dans l'engagement indispensable où nous sommes de régler selon Dieu notre conduite, est-il rien de plus instructif; rien de plus édifiant et même de plus consolant pour nous que ces vérités? Suivez-moi.

Pour bien délibérer et pour bien résoudre, il faut toujours avoir devant les yeux cette fin dernière qui est la règle de tout, et à laquelle par conséquent tout ce que nous nous proposons dans le monde doit aboutir, comme autant de lignes au centre. J'entends par la fin dernière, ce souverain bien, cet unique nécessaire, ce salut que nous ne devons jamais perdre de vue, et dont toutes nos actions doivent avoir une dépendance essentielle et immédiate. C'est un axiome indubitable clans la morale chrétienne, et un principe universellement reconnu. Mais le moyen d'avoir toujours ce regard fixe sur un objet aussi élevé que celui-là, et de pouvoir être assez attentifs sur nous-mêmes, pour observer dans chaque action de la vie le rapport qu'elle a, je ne dis pas à la fin particulière et prochaine qui nous fait agir, mais à la fin commune et plus éloignée où nous devons tous aspirer? C'est, mes chers auditeurs, d'envisager et de prévoir la mort : la mort, malgré nous-mêmes, nous rappelle toute l'éternité qui la suit : elle la rapproche de nos yeux, comme un rayon de lumière, mais un rayon vif et perçant qui se répand dans nos esprits ; et par là elle nous découvre tout ce qu'il y a dans nos entreprises et dans nos desseins de bon ou de mauvais, de sûr ou de dangereux, d'avantageux ou de nuisible.

En effet, pénétré que je suis de cette pensée, il faut mourir, je commence à juger bien plus sainement de toutes choses : dégagé de mille illusions que la mort et l'éternité dissipent, quelque occasion qui se présente, je vois bien plus clairement et bien plus vite ce qui m'éloigne de ma fin, ou ce qui peut m'aidera y parvenir ; et dès que je le vois, je ne balance point sur la résolution que j'ai à former touchant ce qui m'est ou salutaire ou préjudiciable dans la voie de Dieu. Je dis sans hésiter : Ceci m'est pernicieux, ceci m'est utile, ceci m'exposera, ceci me perdra. Et puisqu'il m'est pernicieux, je le dois donc rejeter; et puisqu'il m'est utile, je le dois donc prendre ; et puisqu'il m'exposera, je le dois donc craindre ; et puisqu'il me perdra, je le dois donc éviter. Sans la vue de la mort, cette considération de ma dernière fin ne ferait tout au plus sur moi qu'une impression superficielle, qui ne m'empêcherait pas de donner dans mille écueils, et de faire mille fausses démarches : c'est ce que l'expérience nous apprend tous les jours. Mais quand je médite la mort et l'éternité qui en est inséparable, elle frappe mon esprit et toutes les puissances de mon âme, en sorte même que je ne puis plus me distraire ni me détourner de cette fin bienheureuse à laquelle je suis appelé, et pour laquelle j'ai été créé. Je me trouve comme déterminé à la faire entrer dans tous les projets que je trace, dans tous les intérêts que je recherche, dans tous les droits que je poursuis : et parce que cette fin ainsi appliquée est la règle infaillible du mal qu'il faut fuir et du bien qu'il faut embrasser, la méditation de la mort devient pour moi, selon l'Ecriture, un fonds de prudence et d'intelligence : Utinam saperent et intelligerent, ac novissima providerent (1) !

Aussi, pourquoi les païens même rendaient-ils une espèce de culte aux tombeaux de leurs ancêtres ? pourquoi y avaient-ils recours comme

 

1 Deuter., XXXII, 29.

 

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à leurs oracles? pourquoi, dans les traités et dans les négociations importantes, y tenaient-ils leurs conseils et leurs assemblées? C'était une superstition ; mais cette superstition, remarque Clément Alexandrin , ne laissait pas d’être fondée sur un instinct secret de raison et de religion ; car ils semblaient ainsi reconnaître que leurs conseils ne pouvaient être ni régulièrement ni constamment sages, sans le souvenir et la vue de la mort. C'est pour cela qu'ils ne s'assemblaient pas dans des lieux de réjouissance, mais dans le séjour de l'affliction et des larmes ; parce que c'est là, comme dit Salomon, que l'on est authentiquement averti de la fin de tous les hommes, et par conséquent que l'on est plus capable de consulter et de décider : Illic enim finis cunctorum admonetur hominum (1). Or, ce que faisaient les païens peut nous servir de modèle, en le rectifiant et le sanctifiant par la foi.

En effet, il n'y a point de jour, mes chers auditeurs, où vous ne deviez, pour ainsi dire, tenir conseil avec Dieu et avec vous-mêmes; tantôt pour le choix de votre état, tantôt pour le gouvernement de vos familles, tantôt pour l'usage de vos biens, tantôt pour la disposition de vos emplois, tantôt pour la mesure de vos divertissements, tantôt pour l'ordre de vos dévotions, tantôt pour votre propre conduite, tantôt pour la conduite de ceux dont vous devez répondre ; car malheur à nous si nous abandonnons tout cela au hasard, et si nous agissons sans règle et sans principe ! En vain dirons-nous que nous n'avons pas eu assez de lumières pour trouver là-dessus, parmi les embarras du siècle, le point fixe et immobile de la vraie sagesse. Abus , Chrétiens, puisque nous en avons le moyen le plus efficace. En voulez-vous une preuve sensible? faites-en l'essai, et jugez-en par vous-mêmes. Il s'agit de choisir un état de vie : choisissez-le comme devant un jour mourir; et vous verrez si la tentation et le désir de vous élever vous y fera prendre un vol trop haut. Il est question de régler l'usage de vos biens : réglez-le comme les devant bientôt perdre , parce qu'il faudra bientôt mourir ; et vous verrez si l'attachement aux richesses tiendra votre cœur étroitement resserré dans les bornes d'une avare convoitise. On vous propose un intérêt, un gain, un profit : examinez-le comme étant sûr d'en rendre compte à Dieu et de mourir; et vous verrez si les maximes du monde vous y feront rien hasarder contre les lois de la conscience.   Vous êtes   embarqué dans  une

 

1 Eccles., VII, 3.

 

affaire, vous avez un différend à terminer; videz l'un et l'autre, comme vous voudriez l'avoir fait s'il fallait maintenant mourir ; et vous verrez si l'entêtement ou l'orgueil vous fera oublier les lois de la justice  et manquer aux devoirs de la charité. Non, Chrétiens, il n'y aura plus rien à craindre pour vous. La seule pensée que vous devez mourir corrigera vos erreurs, détruira vos préjugés, arrêtera vos précipitations, servira de frein à vos empressements et de contre-poids à vos légèretés. Et n'est-ce pas ce qui de tout temps a conduit les Saints dans les voies droites qu'ils ont tenues, sans s'égarer et sans tomber? N'est-ce pas ce qui leur a fait prendre si  souvent des résolutions que le monde condamnait de folie, mais que leur inspirait la plus haute sagesse de l'Evangile ? N'est-ce pas ce qui les a portés à embrasser des vocations pénibles, humiliantes, contraires à toutes les inclinations de la terre, et où la seule grâce de Dieu les pouvait soutenir ? Les routes qu'ils devaient suivre pour ne se pas perdre étaient autant de   secrets de prédestination : mais ces secrets autrement impénétrables se développaient sensiblement  à leurs yeux dès qu'ils regardaient la mort. Il y avait des dangers et des pièges dans le chemin où ils marchaient, puisqu'il y en a partout ; mais la vue de la mort les préservait de tous les pièges et de tous les dangers ; et il ne tient qu'à vous et à moi d'en tirer le même avantage.

Si donc nous n'avons pas assez de discernement pour nous bien conduire, et si, manque de connaissances, nous faisons des fautes irréparables ; si nous nous engageons témérairement; si nous choisissons des états où Dieu ne nous a point appelés, ou s'il nous prive de mille grâces qu'il voulait nous donner ailleurs ; si nous prenons des emplois à quoi nous ne sommes pas propres , et où notre incapacité nous fait commettre des péchés sans nombre ; si nous contractons des alliances qui ne produisent que des chagrins, que des amertumes, que des guerres intestines, que des divorces scandaleux; si nous nous jetons dans des intrigues qui nous attirent de tristes revers, et dont le succès ne tourne qu'à notre confusion et à notre ruine ; si nous entrons en des sociétés, en des parties, en des négoces qui intéressent la conscience, et où le salut nous devient comme impossible (car vous savez combien ce que je dis est ordinaire ; et Dieu sait combien d'âmes seront éternellement malheureuses pour s'être livrées de la sorte elles-mêmes, sans réflexion et sans discrétion) ; si, dis-je, tout cela

 

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nous arrive, ne l'imputons point à Dieu, Chrétiens ; ne l'imputons pas même à notre misère. Dieu y avait pourvu ; et, malgré notre misère , le souvenir de la mort pouvait et devait nous mettre à couvert. Mais n'en accusons que notre infidélité, qui nous fait éloigner de nous ce souvenir si nécessaire, comme un objet fâcheux et désagréable, et qui, par une suite inévitable, nous expose à tous les égarements où nous nous laissons entraîner.

De là vient un autre avantage qui est comme une conséquence du premier. Car pour délibérer sagement, il faut prévenir les inquiétudes , beaucoup plus les repentirs et les désespoirs dont nos résolutions pourraient être suivies, puisque, comme dit saint Bernard , ce qui doit être le sujet d'un repentir ne peut être le conseil d'un homme sensé. Or, d'où peut venir un effet aussi avantageux que celui-là? qui peut nous mettre en état de dire, si nous voulons, à chaque moment : Je prends un parti dont je ne me repentirai jamais; ce que je fais, je me saurai éternellement bon gré de l'avoir fait ? Qui le peut, Chrétiens? l'usage fréquent de ce que j'appelle la science pratique de la mort. Pourquoi? excellente raison de saint Augustin : Parce que la mort, dit ce saint docteur, étant le terme ou aboutissent tous les desseins des hommes, c'est là même que naissent leurs repentirs les plus douloureux. Mais le secret de les prévenir, c'est de prévenir, autant qu'il est possible, le moment de la mort. Et comment? En se demandant à soi-même : Quel sentiment aurai-je à la mort de ce que j'entreprends aujourd'hui? ce que je vais faire me troublera-t-il alors? me consolera-t-il? me donnera-t-il de la confiance? me causera-t-il des regrets? l'approuverai-je ? le condamnerai-je? Car, pour chacune de ces questions, nous avons dans nous-mêmes, une réponse générale, mais décisive, sur laquelle nous pouvons faire fond ; et cette réponse, pour appliquer ici la parole du grand Apôtre, c'est la réponse de la mort : Et ipsi in nobis responsum mortis habemus (1). Tandis que nous raisonnons selon les principes de la vie, les réponses que nous nous rendons à nous-mêmes nous entretiennent dans un dérèglement de conduite, qui fait que nous nous repentons maintenant de ce qui devrait nous consoler, et que nous nous applaudissons de ce qui devrait nous affliger : mais la pensée de la mort, par une vertu toute contraire, et que l'expérience nous fait sentir, redresse, si je puis ainsi parler, tous ces sentiments ; elle ne nous

 

1 2 Cor., I, 9.

 

donne de joie que pour ce qui doit être le vrai sujet de notre joie, et ce qui lésera toujours; elle ne nous donne de douleur et de repentir que pour ce qui doit être le vrai sujet de notre repentir et de notre douleur, et ce qui ne le sera plus à la mort, après l'avoir été dans la vie. En nous attachant à la vie, nous ne concevons que des repentirs passagers et variables, qui nous font aujourd'hui condamner ce que demain nous approuverons; d'où vient que nos repentirs mêmes ne peuvent former en nous cette conduite uniforme, qui est le caractère de la prudence chrétienne. Mais quand nous méditons la mort, nous la prévoyons, et en la prévoyant nous prévenons ces repentirs éternels, dont l'horreur, toujours la même, non-seulement est suffisante, mais toute-puissante pour arrêter les saillies de notre esprit, et pour empêcher que la cupidité ne l'aveugle et qu'elle ne l'emporte. Or, c'est bien ici que la prudence des Justes triomphe de la témérité des impies. Car enfin, mon frère, dirais-je avec saint Jérôme à un libertin du siècle, quelque endurci que vous soyez dans votre péché, quelque tranquille que vous affectiez de paraître en le commettant, quelque force d'esprit que vous marquiez lorsqu'il faut vous y résoudre, votre malheur est de ne pouvoir faire un retour sur vous-même, sans porter déjà contre vous-même ce triste arrêt : Je vais faire un pas qui me jettera dans le plus cruel désespoir, du moins à la mort, et que je voudrais alors réparer par le sacrifice de mille vies.

Je sais qu'autant qu'il est en vous vous étouffez ce sentiment; mais je sais aussi qu'il n'est pas toujours en votre pouvoir de vous en défaire. Je sais que cette réflexion se présente à vous malgré vous, lors même que vous faites plus d'efforts pour l'éloigner de vous; je sais qu'elle vient jusques au milieu de vos plaisirs, parmi les divertissements et les joies du monde, dans les moments les plus heureux en apparence, vous saisir, vous troubler; et qu'au fond de l'âme elle vous fait bien payer avec usure cette fausse tranquillité, qui ne consiste que dans des dehors trompeurs. Mais moi qui veux me garantir de ces alarmes et de ces agitations secrètes, que fais-je? J'aime à m'occuper du souvenir de la mort, afin qu'un remords piquant et importun ne l'excite pas dans moi contre moi. Je préviens par la pensée tous les repentirs de la mort ; et au lieu de les réserver à cette dernière heure, je me les rends utiles pour l'heure présente. J'en veux être touché

 

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maintenant, afin qu'ils ne me désespèrent pas à la mort; c'est-à-dire, je veux maintenant me remplir de cette idée, que je me repentirais, afin de ne me repentir jamais. Je dis, comme le Prophète royal : Circumdederunt me dolores mortis (1); les douleurs de la mort, ses regrets, ses désespoirs m'ont investi, m'ont assiégé de toutes parts; et bien loin de m'en défendre, j'en fais mon bonheur et ma sûreté. Car qu'y a-t-il de plus désirable pour moi que d'avoir en moi ce qui me répond de moi-même; ce qui me sert à régler toutes mes démarches, à mesurer tous mes pas, à en découvrir les suites fâcheuses, et à les éviter? Avec cela que puis-je craindre? ou avec cela que ne puis-je pas entreprendre? Pensée de la mort, remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions, règle la plus infaillible pour conclure sûrement dans nos délibérations; enfin, motif le plus efficace pour nous inspirer une sainte ferveur dans nos actions. C'est la troisième partie.

 

TROISIÈME PARTIE.

 

C'est de la ferveur de nos actions que dépend la sainteté de notre vie; et c'est la sainteté de notre vie qui doit rendre devant Dieu notre mort précieuse. Voilà, dit saint Chrysostome, l'ordre naturel que Dieu a établi pour ses élus, et dont on peut dire que sa providence ne peut pas même nous dispenser. Ce qui déconcerte, ou plutôt ce qui renverse ce bel ordre, c'est un fonds de lâcheté et de tiédeur. Tiédeur si hautement réprouvée de Dieu dans l'Ecriture, tiédeur qui corrompt nos meilleures actions, je dis celles à quoi la religion et le christianisme nous engagent par devoir; en sorte que toutes bonnes qu'elles sont en elles-mêmes, notre vie, bien loin d'en être sanctifiée, n'en devient souvent que plus imparfaite et même que plus criminelle, et se termine enfin à une mort qui nous doit faire trembler, si l'on en juge dans les vues de Dieu, et par l'extrême rigueur de sa souveraine justice. Il s'agit, Chrétiens, de combattre celte lâcheté, qui, sans autre désordre qu'elle-même, est seule capable de nous perdre : il s'agit de la surmonter; et c'est ce que le Fils de Dieu a voulu particulièrement nous apprendre, et à quoi, si nous y prenons bien garde, il a, ce semble, réduit tout son Evangile. Car qu'est venu faire sur la terre ce Dieu Sauveur ? Il est venu répandre dans les cœurs des hommes le feu de la charité et le zèle des bonnes œuvres : Ignem veni mittere in terram (2). Telle est la fin de sa mission. Or,

 

1 Psalm., XVII, 5.— 2 Luc, XII, 49.

 

de tous les motifs qu'il pouvait nous proposer, et qu'il nous a en effet proposés pour exciter cette ferveur et pour allumer ce feu céleste, les deux plus puissants sont sans doute la proximité de la mort, et l'incertitude de la mort. Proximité de la mort, qu'il s'est efforcé, pour ainsi dire, de nous faire sentir, comme l'aiguillon le plus vif et le plus capable de nous piquer. Incertitude de la mort, qu'il nous a tant de fois représentée comme le sujet de notre vigilance et d'une continuelle attention. Deux motifs où ce divin Maître a rapporté toutes ses adorables instructions, et où nous trouvons de quoi réveiller toute notre ardeur, et de quoi nous animer à faire tout le bien que sa grâce nous inspire.

Oui, Chrétiens, il faut travailler, et travailler avec cette ferveur d'esprit qui doit être l'âme de toutes nos actions, parce que nous approchons de notre terme : premier motif qui confond notre lâcheté. Marchez, disait le Sauveur du monde, tandis que la lumière vous éclaire, pourquoi ? parce que la nuit vient, où personne ne peut plus agir. Veillez : pourquoi? parce que le Fils de l'Homme, que vous attendez, est déjà à la porte. Négociez, et faites profiter les talents que vous avez en main : pourquoi ? parce que le maître qui vous les a confiés est sur le point de revenir, et de vous en demander compte. Tenez vos lampes allumées : pourquoi? parce que voici l'époux qui arrive. Hâtez-vous de porter des fruits ; pourquoi? parce que c'est bientôt le temps delà récolte. Que voulait-il nous faire entendre par là? Ah ! Chrétiens, ces paraboles, toutes mystérieuses qu'elles sont, s'expliquent assez d'elles-mêmes, et nous font connaître malgré nous notre folie, lorsque nous proposant la mort dans un éloignement imaginaire , quoique , selon le terme de l'Ecriture, il n'y ait qu'un point entre elle et nous, nous croyons avoir droit de nous relâcher dans la pratique de nos devoirs. Car tel est notre aveuglement, et voilà l'erreur dont Jésus-Christ nous veut détromper. Cette marche qu'il nous ordonne n'est rien autre chose que l'avancement et le progrès dans le chemin du salut, Ambulate (1); cette veille, que l'attention sur nous-mêmes, Vigilate (2) ; ce négoce, que le bon usage du temps, Negotiamini (3) ; ces lampes allumées, que l'édification d'une vie exemplaire, Luceat lux vestra coram hominibus (4) ; ces fruits que les œuvres de pénitence et de sanctification, Facite

 

1 Joan., XII, 35. — 2 Luc, XXI, 36. — 3 Ibid., XIX, 13. — 4 Matth., V, 16.

 

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fructus dignos pœnitentiœ (1) ; et ce jour de la récolte, ce retour du maître, cette arrivée de l'époux, cette nuit qui vient, n'étaient, dans le langage ordinaire du Fils de Dieu , que les symboles, mais les symboles naturels, d'une mort prochaine. Comme si Jésus-Christ nous eût déclaré que sa sagesse , tout infinie qu'elle est, ne lui fournissait rien de plus propre à nous embraser d'un saint zèle , et à nous retirer d'une vie tiède et languissante, que la proximité de la mort.

En effet, Chrétiens, quand nous aurions à vivre des siècles entiers, et que Dieu , par une conduite, ou de sévérité ou de bonté, nous laisserait sur la terre aussi longtemps que ces premiers patriarches fondateurs du monde, nous aurions encore mille raisons de nous reprocher nos relâchements. Quelque éloignée que fût la mort, chacune de nos actions se rapportant toujours à l'éternité , étant toujours la matière du jugement de Dieu, pouvant toujours nous mériter une gloire immortelle, il serait toujours juste qu'elle fût faite d'une manière digne de Dieu ; puisque Dieu doit toujours être servi en Dieu : il serait toujours juste qu'elle fût faite d'une manière digne de la récompense que nous attendons de Dieu; et malheur à nous si nous abusions alors môme d'un temps si cher, et si nous faisions, comme parle l'Ecriture, l'œuvre du Seigneur négligemment ! Mais être à la veille de paraître devant Dieu, et demeurer tranquille dans une vie négligente ; toucher de près au terme où l'on ne peut plus rien faire, et ne pas redoubler ses soins par une vie plus agissante ; avoir déjà la mort à ses côtés, mourir comme l'Apôtre à chaque moment : Quotidie morior (2), et ne s'empresser pas d'arriver à la sainteté par la voie courte et abrégée d'une vie fervente, il n'y a, mes chers auditeurs, ou qu'une stupidité grossière, ou qu'une infidélité consommée , au moins commencée, qui puisse aller jusque-là. C'est néanmoins notre état, et l'état le plus déplorable. Ah ! Chrétiens, Jésus-Christ nous dit en termes exprès : Ecce venio cito. Me voici, j'arrive : Merces mea mecum est (3), j'ai ma récompense avec moi, pour donner à chacun selon ses œuvres. Pesez bien ces paroles. Il ne dit pas : Je viendrai, ni : Je me dispose à venir; mais il dit : Je viens, Ecce venio; et je viens bientôt : Ecce venio cito. Hâtez-vous donc, conclut le Seigneur, en s'adressant à une âme paresseuse et lente ; chargez-vous de dépouilles ; faites-vous un riche

 

1 Luc, III, 8. — 2 1 Cor., XV, 31. — 3 Apoc, XXII, 12.

 

butin de tant d'actions vertueuses que vous omettez, que vous négligez , et dont vous perdez le mérite : Accelera spolia detrahere, festina prœdari (1). Dieu, dis-je, dans l'un et dans l'autre Testament, par lui-même, par ses prophètes, par ses prêtres, nous parle de la sorte, nous presse de la sorte, et toujours insensibles aux avertissements qu'il vous donne, et qu'il vous fait donner, vous demeurez dans le même assoupissement et dans la même langueur: pourquoi? parce que vous n'avez jamais bien considéré la brièveté de votre vie.

Car enfin, si vous et moi, mes Frères, nous étions bien convaincus qu'il ne nous reste plus que fort peu de jours ; si nous nous disions souvent avec saint Paul, mais en sorte que nous fussions bien remplis de cette pensée : Ego enim jam delibor, et tempus resolutionis meœ instat (2) : Je suis comme une victime qui va être immolée, et qui a reçu l'aspersion pour le sacrifice ; le temps de ma dernière dissolution approche, et il me semble que j'y suis déjà : si, par le ministère d'un ange , Dieu nous annonçait que ce sera pour demain, que ferions-nous ? ou plutôt que ne ferions-nous pas ? Cette seule idée que je vous propose, et qui n'est après tout qu'une supposition, toute pure supposition qu'elle est, a néanmoins, au moment que je vous parle, je ne sais quoi qui nous touche, qui nous frappe, qui nous anime. Nous ferions tout; et en faisant tout, nous gémirions encore d'en faire trop peu. Bien loin de nous ralentir, nous nous porterions à des excès qu'il faudrait modérer. Ni divertissement, ni plaisir, ni jeu qui nous dissipât; ni spectacle, ni compagnie, ni assemblée qui nous attirât; ni espérance, ni intérêt qui nous engageât ; ni passion, ni liaison, ni attachement qui nous arrêtât. Tout recueillis et comme tout abîmés dans nous-mêmes ; ou pour mieux dire, tout recueillis et comme tout abîmés en Dieu, morts au monde et à tous ses biens, à toutes les vanités, à tous les amusements du monde, nous n'aurions plus de pensées que pour Dieu, plus de désirs que pour Dieu, plus de vie que pour Dieu : pas un moment qui ne lui fût consacré, pas une action qui ne fût sanctifiée parle mérite de la plus pure et de la plus fervente charité. Et comme il arrive qu'un élément, à mesure qu'il retourne vers son centre, s'y porte avec un mouvement plus rapide, ainsi plus nous avancerions vers notre terme, plus nous sentirions croître notre activité et notre zèle. C'est le miracle visible que

 

1 Isa., VIII, 3. — 2 2 Timoth. IV, 6.

 

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la présence de la mort opérerait. Or pourquoi ne l'opère-t-elle pas dès maintenant? Jésus-Christ ne s'est-il pas expliqué en des termes assez précis; et la parole d'un Dieu a-t-elle moins d'efficace que la parole d'un ange ?

Voulez-vous savoir, Chrétiens, comment parle et surtout comment agit un homme qui envisage la mort de près, et qui en fait le sujet de ses réflexions? Ecoutez le saint roi Ezéchias, et formez-vous sur cet exemple. J'ai dit, s'écriait-il profondément humilié devant Dieu, j'ai dit, au milieu de ma course : Je m'en vas aux portes de l'enfer, c'est-à-dire, selon le langage du Saint-Esprit, aux portes de la mort : Ego dixi in dimidio dierum meorum : Vadam ad portas inferi (1) : J'ai supputé le nombre de mes années : Quœsivi residuum annorum meorum (2) ; et j'ai reconnu que je devais dans peu quitter celle demeure terrestre, pour être transféré ailleurs, comme l'on transporte la tente d'un berger d'un champ à un autre : Generatio mea ablata est a me, quasi tabernaculum pastorum (3) : que, par une destinée à laquelle je suis forcé de me soumettre, le fil de mes jours allait être coupé comme une toile à demi tissée : Prœcisa est velut a texente vita mea (4) ; que du matin au soir ce serait fait de moi, et que mon arrêt ayant été prononcé dans le conseil de Dieu, l'exécution n'en pouvait plus être longtemps retardée : De mane usque ad vesperam finies me (5). Or ces principes ainsi établis (car c'était là en effet, remarque saint Ambroise, comme autant de principes qu'il posait), quelles conséquences en tirait-il? quelles conclusions pratiques pour la réformation de sa vie? Elles sont admirables, et je ne puis vous donner un plus beau modèle. Ah ! Seigneur, poursuivait le saint roi, c'est donc pour Cela que je pousserai sans cesse des cris vers tous, comme le petit d'une hirondelle qui demande la pâture : Sicut pullus hirundinis, sic clamabo (6) : voilà la ferveur de sa prière. C'est pour cela que je gémirai comme la colombe, et que je m'appliquerai jour et nuit à méditer la profondeur de vos jugements : Meditabor ut columba (7) : voilà la ferveur de sa méditation. C'est pour cela que mes yeux se sont affaiblis a luire de regarder en haut, d'où j'attendais tout mon secours, et où je cherchais mon unique bien : Attenuati sunt oculi mei, suspicientes in excelsum (8) : voilà la ferveur de sa confiance. C'est pour cela que je résiste aux plus violentes tentations qui m'attaquent, et

 

1 Isa., XXXVIII, 10. — 2 Ibid. — 3 Ibid., 12. — 4 Ibid. — 5 Ibid., 13. — 6 Ibid., 14. — 7 Ibid. — 8 Ibid.

 

que pour n'y pas succomber, instruit que je suis de la force de votre grâce, je vous prie de combattre et de répondre pour moi : Domine, vim patior ; responde pro me (1) : voilà la ferveur de sa foi. C'est pour cela que je repasserai devant vous toutes les années de ma vie dans l'amertume de mon âme : Recogitabo tibi annos meos in amaritudine animœ meœ (2) : voilà la ferveur de sa pénitence. Car je sais, ô mon Dieu, ajoutait-il, que ce n'est ni l'enfer, ni la mort qui célèbrent vos louanges : Quia non infernus confitebitur tibi, neque mors laudabit te (3) : c'est-à-dire, selon l'explication de saint Jérôme, je sais que ce ne sont pas les mourants qui vous glorifient, ni qui sont en état de vous glorifier par leurs œuvres : et qui donc? ceux qui vivent, Seigneur, mais qui vivent aussi persuadés que moi qu'ils doivent bientôt mourir; mais qui vivent déterminés comme moi à faire de cette persuasion la règle de toutes leurs actions : Vivens, vivens, ipse confitebitur tibi, sicut et ego hodie (4). Ainsi parlait ce religieux monarque ; et de là, Chrétiens, nous apprenons cette méthode si solide, si connue des Saints, si peu pratiquée parmi nous, mais si praticable néanmoins, et d'où dépend la sanctification de notre vie ; savoir, de faire toutes nos actions comme si chacune était la dernière, et devait, être suivie delà mort. Prier comme je prierais à la mort ; examiner ma conscience comme je l'examinerais à la mort ; pleurer mon péché comme je le pleurerais à la mort; le confesser comme je le confesserais à la mort ; recevoir le sacrement de Jésus-Christ comme je le recevrais à la mort : voilà de quoi corriger toutes nos tiédeurs et toutes nos lâchetés, de quoi vivifier toutes nos œuvres par le souvenir même de la mort et de sa proximité.

Mais il m'est incertain si la mort est proche, ou si elle est encore éloignée de moi : je le veux, mon cher auditeur ; que concluez-vous de là? Parce qu'il est incertain quand et à quel jour vous mourrez, en devez-vous être moins actif, moins vigilant, moins fervent dans l'observation de vos devoirs; et celte incertitude, qui peut-être vous sert de prétexte pour justifier vos négligences, n'est-elle pas au contraire une nouvelle raison pour les condamner ? Car pourquoi le Sauveur du monde nous ordonne-t-il de veiller? Ce n'est pas seulement parce que la mort est prochaine, mais parce qu'elle est incertaine, c'est-à-dire parce que nous n'en savons ni le jour ni l'heure : Quia

 

1 Isai., XXXVIII, 14.— 2 Ibid., 15. — 3 Ibid., 18. — 4 Ib., 19.

 

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nescitis diem, neque horam (1). Ah! Chrétiens, Jésus-Christ sans doute aurait bien mal raisonné, si l'incertitude de la mort autorisait en aucune sorte nos lâchetés et nos tiédeurs. Mais c'est ici que saint Augustin a admiré la sagesse de Dieu, qui nous a caché le jour de notre mort, pour nous faire employer utilement et saintement tous les jours de notre vie : Latet ultimus dies, ut observentur omnes dies.

En effet, si nous connaissions précisément le jour et l'heure où nous mourrons, plus de pénitence dans la vie, plus d'exercice de piété. Tout serait remis à la dernière année; et dans la dernière année, au dernier mois; et dans le dernier mois, à la dernière semaine; et dans la dernière semaine, au dernier jour; et dans le dernier jour à la dernière heure, ou même au dernier moment. Et de là, plus de salut : pourquoi? parce que le moment de la mort n'est ni le temps des bonnes œuvres, ni le temps  de   la   pénitence, et qu'on  ne   peut néanmoins se sauver que par la pénitence et les bonnes œuvres. Mais que fait Dieu? Par une conduite également sage et miséricordieuse, il nous tient dans une incertitude absolue touchant ce dernier moment, afin que nous nous tenions nous-mêmes en garde à tous les moments.  Car quelle pensée est plus capable de nous renouveler sans cesse en esprit, que celle-ci : Peut-être ce jour sera-t-il le dernier de mes jours; peut-être, après cette confession; peut-être, après cette communion; peut-être, après cette prédication; peut-être, après cette conversation ; peut-être, après cette occupation, la mort tout à coup viendra-t-elle m'enlever du monde, pour me transporter devant le tribunal de Dieu? Quand on porte partout cette idée, et que partout on la conserve fortement imprimée dans son souvenir, bien loin de se relâcher et de se laisser abattre, il n'y a plus rien qui arrête, plus rien qui étonne, plus rien que. l'on n'entreprenne, que l'on ne soutienne, à quoi l'on ne parvienne. On devient (belle peinture d'une vie fervente, que l'Apôtre lui-même nous a tracée !), on devient laborieux et appliqué, Sollicitudine non pigri (2) ; prompt et ardent, Spiritu ferventes (3); infatigable dans le service du Seigneur, Domino servientes (4) ; détaché du monde, et uniquement attentif aux choses du ciel, Spe gaudentes (5); patient dans les maux, In tribulatione patientes (6); adonné à l'oraison, Orationi instantes (7); charitable   envers ses frères, et toujours prêt à exercer la miséricorde,

 

1 Matth., XXV, 13. — 2 Rom., XII, 11. — 3 Ibid. — 4 Ibid. — 5 Ibid., 12. — 6 Ibid. — 7 Ibid.

 

Necessitatibus  sanctorum communicantes, hospitalitatem sectantes (1); également fidèle à tout ce que l'on doit à Dieu, à tout ce  que l'on doit au prochain, et à tout ce que l'on se doit à soi-même, Providentes bona; non tantum coram Deo, sed etiam coram omnibus hominibus (2).

Disons quelque chose de plus pressant encore, et de plus convenable à ce que Dieu demande surtout de nous dans ce saint temps où nous entrons. C'est un temps de pénitence;et la grande action de notre vie, étant pécheurs comme nous le sommes, c'est notre retour à Dieu, c'est une sincère et parfaite conversion à Dieu. Or n'est-ce pas sur cela même que nous sentons davantage notre faiblesse, et que nous paraissons plus lâches et  plus irrésolus? Il s'agit de nous déterminer à rompre nos liens par un généreux effort ; il s'agit de nous inspirer cette ferveur de conversion qui ravit une âme, qui l'arrache au monde et à elle-même, qui ne lui permet pas le moindre délai; et voilà ce que doit faire l'incertitude de la mort. Car dites-moi, pécheur, à quoi serez-vous sensible, si vous ne l'êtes pas au danger affreux où elle vous expose? Mourez dans votre péché, vous êtes perdu, et perdu sans ressource : mais tandis que vous y demeurez, n'y pouvez-vous pas mourir à chaque moment, puisqu'il n'y a rien de plus incertain pour vous et pour moi que la mort?

Je me trompe, Chrétiens, il y a dans la mort quelque chose de certain pour nous : et quoi, c'est que nous y serons surpris. Le Sauveur du monde ne s'est pas contenté de nous dire : Veillez, parce que vous ne savez ni le jour ni l'heure que viendra le Fils de l'Homme; il ne s'en est point tenu là, mais il a expressément ajouté : Veillez, parce que le Fils de l'Homme viendra à l'heure que vous ne l'attendrez pas. Est-il rien de plus formel que cette parole? et l'infaillibilité de cette parole, n'est-ce pas encore ce qui redouble mon crime, quand je vis tranquillement dans mon péché et que je néglige ma conversion? Si ce divin Maître ne m'avait dit autre chose, sinon que le temps de la mort est incertain, peut-être serais-je moins coupable. Puisqu'il est incertain, dirais-je, je n'ai pas perdu tout droit d'espérer. Je suis uni téméraire, il est vrai, d'en vouloir courir les risques; mais enfin ma témérité ne détruit pas absolument ma confiance. Je puis être surpris : mais aussi je puis ne l'être pas : et dans la conduite que je tiens, tout aveugle qu'elle est,  j'ai

 

1 Rom., XII, 13. — 2 Ibid., 17.

 

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du moins encore quelque prétexte. Ainsi raisonnerais-je. Mais après la parole de Jésus-Christ, il ne m'est plus permis de raisonner de la sorte; et je dois compter de mourir à l'heure que je n'y penserai pas. Le Fils de Dieu ne me l'a fait connaître que par là, cette heure fatale. Tout ce que je sais, mais que je sais à n'en pouvoir douter, c'est que le jour de ma mort sera pour moi un jour trompeur : Qua hora non putatis (1). Après cela, ne faut-il pas que j'aie moi-même conjure ma perte, si dans le désordre où je suis, et me voyant exposé à toute la haine et à toutes les vengeances de mon Dieu, je ne prends pas de justes et de promptes mesures pour me remettre en grâce avec lui, et pour prévenir par la pénitence le coup dont il m'a si hautement et tant de fois menacé? Y avez-vous jamais fait, Chrétiens, je ne dis pas toute la réflexion nécessaire, mais quelque réflexion ? Maintenant même que je vous parle de la mort, pensez-vous à la mort, ou y pensez-vous bien? y pensez-vous attentivement? y pensez-vous chrétiennement ? y pensez-vous efficacement ? Mais si vous n'y pensez pas, à quoi pensez-vous, et si vous n'y pensez pas à présent, quand y penserez-vous, ou qui jamais y pensera pour vous? Heureux qui n'attend pas à y penser, lorsqu'il ne sera plus temps d'y penser ! heureux qui y pense dans la vie ! c'est ainsi que la mort, châtiment du péché, en sera pour nous le remède. Elle est entrée dans le monde par le péché ; mais si nous la considérons comme les Saints, si nous y pensons comme les Saints, elle nous fera entrer comme eux par la grâce dans l'éternité bienheureuse que je vous souhaite, etc.

 

1 Luc, XII, 40.

 

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