SERMON POUR LE LUNDI DE LA PREMIÈRE SEMAINE.
SUR LE JUGEMENT DERNIER.
ANALYSE.
Sujet. Quand le Fils de l'Homme viendra dans l'éclat de
sa majesté, et tous les anges avec lui, alors il s'assiéra sur son trône, et
toutes les nations se rassembleront devant lui.
Nous
reconnaissons deux avènements de Jésus-Christ; car il est déjà venu, ce
Dieu-Homme, dans le mystère de son incarnation, et il doit encore venir au jour
terrible de son jugement universel, dont j'ai à vous parler dans ce discours,
et dont je veux vont faire connaître la rigueur par la rigueur même de certains
jugements que vous craignez tant sur la terre, et que vous avez dès maintenant à
subir dans la vie.
Division. Nous avons dès maintenant dans la vie deux sortes de
jugements a subir : ceux que les hommes font de nous, et celui que nous faisons
de nous-mêmes. De là je tire deux conjectures de la rigueur du jugement de
Dieu. En deux mots, le monde nous juge, et combien craignons-nous les jugements
du monde ? premier préjugé de la rigueur du jugement de Dieu : première partie.
Nous nous jugeons nous-mêmes, et rien ne nous trouble davantage que ce jugement
de notre conscience : second préjugé de la rigueur du jugement de Dieu :
deuxième partie.
Première
partie. Nous craignons les jugements
du monde, et nous en craignons surtout : 1° la vérité ; 2° la liberté; 3° la sincérité;
4° la sévérité; 5° l'uniformité. Tout cela, autant de conjectures de l'extrême
rigueur du jugement de Dieu, et autant d'épreuves sensibles par où Dieu semble
déjà nous y disposer.
Quelque
force d'esprit que nous affections, nous craignons les jugements du monde. De
là vient que nous sommes si mortifiés quand la censure du monde nous attaque
personnellement ; et si nous savions en bien des rencontres ce qu'on pense et
ce qu'on dit de nous, nous en serions outrés de douleur. Or, cette crainte des
jugements des hommes doit nous élever à la crainte du jugement de Dieu. Car
nous devons nous dire à nous-mêmes : Si je crains tant d'être censuré par des
hommes faibles comme que sera-ce d'être condamné par un Dieu infiniment
au-dessus de moi? Il est vrai que saint Paul disait : Peu m'importe que le
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monde me juge; mais il n'appartenait qu'à saint Paul de parler
ainsi. Pour moi je dis : il m'importe de me souvenir combien la censure du monde
m'alarme et me déconcerte, afin d'apprendre avec quel soin je dois donc me
préserver du jugement d'un Dieu dont je révère la sainteté et dont je redoute
la puissance.
1°
Mais que craignons-nous surtout dans les jugements des hommes? la vérité. Des
calomnies qu'on invente contre nous nous
touchent moins, parce que nous avons de quoi les confondre ; mais ce qui nous
pique le plus vivement, c'est que souvent nous sommes obligés de reconnaître
dans le fond du cœur que les jugements désavantageux qu'on fait de nous ne sont
que trop équitables et trop bien fondés. Triste image du jugement de Dieu : car
ce qu'il y aura plus à craindre pour nous, c'est sa vérité, cette vérité qui
nous convaincra, en sorte que nous n'aurons rien à répondre.
2°
Comme nous craignons la vérité des jugements du monde, nous n'en pouvons
souffrir la liberté. Nous voudrions du moins qu'on fût plus discret et plus
réservé à parler ; nous voudrions qu'on
nous respectât dans le rang où
nous sommes : mais fussions-nous encore plus grands, on ne nous
épargnera pas; et plus même nous serons grands, moins on nous épargnera. Or,
qu'est-ce que cela, sinon le jugement de Dieu en figure ? Pour vous en donner
une idée sensible, rendez-vous attentifs à la supposition que je vais faire. Si
par l'ordre de Dieu, et usant des connaissances et de la liberté qu'il me
donnerait, je venais à révéler ici les consciences : si j'entreprenais sans
égard certains de mes auditeurs, et que je leur fisse essuyer l'opprobre de je
ne sais combien de crimes qu'ils tiennent cachés dans les ténèbres, ils en mourraient de dépit et
de chagrin. Telle est l'absolue et impérieuse liberté avec laquelle Dieu
condamnera ce qu'il y a de plus grand dans le monde ; et c'est à vous, puissants du siècle, à y
penser.
3° Non-seulement nous craignons la vérité et la liberté des jugements du
monde, mais nous n'en pouvons pas plus supporter la sincérité. Un ami sincère
et fidèle, à force d'être fidèle et
sincère, nous devient odieux. Appliquons ceci au jugement de Dieu. Nous voulons
qu'un ami, lorsqu'il s'agit de certaines vérités fâcheuses, ait soin, en
nous les disant, de les adoucir et de
nous y préparer. Mais Dieu, sans adoucissement, sans déguisement, nous fera
voir la vérité toute nue. Vue affligeante, par où il punira nos délicatesses honteuses
faiblesses à ne la pouvoir écouter. Vue par où il confondra l'aveuglement où
nous aurons vécu, et ce profond oubli de nous-mêmes où le mensonge et la
flatterie nous aura entretenus : Existimasti inique, quod ero tui similis ; arguam
te et statuam contra faciem tuam.
4°
Ce qui nous fait encore tant craindre les jugements des hommes, c'est leur
sévérité. Car nous savons que le monde ne pardonne rien. Nous ne pardonnons
rien nous-mêmes aux autres : et, par une bizarre contradiction, nous voulons
qu'ils aient pour nous un certain fonds de bénignité, tandis que nous les
jugeons à la rigueur, et souvent plus qu'à la rigueur. Or, si les jugements des
hommes sont si sévères, apprenons quel sera ce jugement sans miséricorde dont
Dieu nous menace. Voca nomen ejus absque misericordia. Pendant la vie,
Dieu fait justice et miséricorde tout ensemble : mais dans son jugement, il
exercera sa justice toute pure, à peu près comme nous l'exerçons envers nos
plus déclarés ennemis.
5°
Ce qu'il y a d'insoutenable dans la censure du monde, c'est qu'elle soit
générale, et que par son uniformité elle devienne contre nous un jugement
public. Il est vrai qu'il y a des âmes sans pudeur : mais ce sont des monstres
qui ne peuvent servir d’exemple. Du reste dans quelque décri que nous soyons
maintenant, il n'est presque jamais complet ni universel : mais le pécheur, au
jugement de Dieu, se verra condamné de tout l'univers : Et pugnabit cum illo
orbis terrarum contra insensatos.
Conclusion. Pour nous préparer au jugement de Dieu , profitons
des jugements du monde lorsque le monde condamne nos désordres. Aimons dans les
jugements du monde la vérité qui nous corrige. Regardons-en la liberté comme un
moyen que Dieu nous fournit pour nous maintenir dans l'ordre. Ayons dans le monde
un ami prudent et fidèle, qui nous parle avec sincérité. Si le monde est un
censeur sévère, bénissons la Providence de ce que le vice n'a pas encore
prévalu jusqu'à obtenir du monde qu'il lui fit grâce. Si le monde est un
censeur public, et si nous avons tant de peine à porter cette censure publique
du monde, jugeons quelle sera cette confusion universelle des réprouvés devant
le tribunal de Dieu ; et, sans différer, effaçons dans le tribunal de la pénitence
ce qui ferait notre honte dans l'assemblée générale de tous les hommes.
Deuxième
partie. Nous nous jugeons nous-mêmes,
et rien ne nous trouble davantage que ce jugement secret et domestique de notre
conscience.
Nous avons chacun une conscience : dans les uns conscience droite, que Dieu nous a donnée ; dans les autres fausse
conscience, dont nous sommes, nous-mêmes les auteurs. Or, de l'une et de
l'autre, ou plutôt des reproches et des anxiétés el de l'autre, tirons un
nouveau préjugé, mais sur et infaillible, du jugement de Dieu.
1°
Conscience droite, qui sans autre loi suffit pour nous tenir lieu de loi.
Qu'est-ce que cette conscience ? un jugement que nous faisons de nous-mêmes, et
que nous en faisons malgré nous. Exemple
de Caïn déchiré des remords de sa conscience après son péché. Or, que
nous présagent ces agitations, ce saisissement, ce désespoir du pécheur à la
vue de ses crimes, sinon le jugement de Dieu ? Jugement redoutable, qui
dès maintenant et en partie s'exécute dans nous-mêmes. Oui, c'est par nos
propres consciences que Dieu déjà nous fait notre procès : De ore tuo te judico
: et dans un sens on peut dire, avec saint Augustin, que le jugement de Dieu à notre
égard est déjà fait, et que le dernier jugement n'ajoutera rien à ce jugement
intérieur que l'appareil et la solennité. C’est pourquoi l'Apôtre appelle si
souvent le jugement universel le jour de la manifestation, comme si tout le
jugement de Dieu devait consister alors à ouvrir le livre de nos consciences,
et à faire voir que nous sommes déjà jugés par nous-mêmes et dans nous-mêmes.
Cependant si cette voix secrète que Dieu nous fait entendre au fond de
nous-mêmes nous cause tant de frayeur et d'épouvante, que sera-ce quand il
éclatera ?
Conscience
droite, dont nous ne pouvons, dès cette vie même, ni toujours, ni entièrement
nous défaire. C'est un censeur qui nous suit partout, qui nous condamne
partout, et qui répand l'amertume et le trouble jusques au milieu de nos
plaisirs. Mais, mon Dieu, disait sur cela saint Augustin, si je ne puis me
garantir du jugement de ma conscience, comment me défendrai-je de votre de ce
jugement inévitable, de ce jugement irrévocable, de ce jugement éternel ?
2°
Conscience fausse : il est vrai que l'on se fait tous les jours de fausses
consciences; mais ces fausses consciences, reprend saint Augustin, sont
elles-mêmes les plus sensibles et les plus tristes préjugés du jugement de Dieu
: pourquoi ? parce, que ce ne sont jamais ou presque jamais des consciences
tranquilles. Car s'il n'y avait point de jugement à craindre, ou que l'idée de
ce jugement pût être absolument effacée de notre esprit, il nous serait aisé de
trouver dans la fausse conscience la tranquillité et la paix. Pourquoi donc ne l'y
trouvons-nous pas, si ce n'est parce que la conscience aveugle et corrompue ne
l'emporte jamais tellement sur la conscience sainte et droite, que celle-ci,
quoique d'une voix faible, ne réclame toujours contre le mal, et qu'elle ne
nous fasse sentir qu’il y a un jugement de Dieu, où nos erreurs doivent être
confondues? C'est pour cela même, remarque saint Grégoire pape,
que plus le jugement de Dieu
est proche, plus la fausse conscience devient chancelante, et qu'aux approches
de la mort toute sa fermeté se dément, parce qu'on a l'idée plus présente d'un
juge souverain, d'un juge équitable, d'un juge éclairé, d'un juge tout-puissant,
d'un juge inflexible, devant qui il faut nécessairement paraître.
Craignons
donc le jugement de Dieu, et demandons tous les jours à Dieu cette crainte.
Craignons le jugement de Dieu, et craignons-le
en quelque état de perfection que nous puissions être, puisque les
Saints le craignaient tant eux-mêmes. Craignons
le jugement de Dieu, et
craignons-le souverainement et par-dessus tout, comme nous devons aimer Dieu
par préférence à tout.
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Craignons le jugement de
Dieu, et craignons encore plus le péché, puisque c'est le péché qui le doit
rendre si formidable. Craignons le jugement de Dieu, et servons-nous de cette
crainte pour corriger nos erreurs et pour réprimer nos passions. Craignons le jugement
de Dieu, et que cette crainte de Dieu nous excite à le fléchir et à l'apaiser. Enfin
craignons le jugement de Dieu, et craignons surtout de perdre cette crainte,
qui est une ressource pour nous dans nos désordres, et comme un port de salut.
Cum
venerit Filius hominis in majestate sua, et omnes angeli cum eo, tunc sedebit
super sedem majestatis suœ, et congregabuntur ante eum omnes gentes.
Quand
le Fils de l'homme viendra dans l'éclat de sa majesté, et tous les anges avec
lui, alors il s'assiéra sur son trône, et toutes les nations se rassembleront
devant lui. Matth., chap. XXV, 31.
Nous reconnaissons, mes Frères,
deux avènements de Jésus-Christ, que l'Eglise nous propose comme deux grands
objets de notre foi, et sur lesquels on peut dire que roule toute la religion
chrétienne. Car il est venu, cet Homme-Dieu, dans le mystère adorable de son
incarnation; et il doit encore venir au jour terrible de son jugement
universel. Dans le premier avènement, il a pris la qualité de Sauveur ; mais
dans le second, il prendra la qualité de juge. Dans l'un, il s'est revêtu d'une
chair passible et sujette à la mort ; mais dans l'autre, il paraîtra sur le
trône, et revêtu de tout l'éclat d'un corps glorieux. Quand il commença à se
faire voir au monde, ce fut sous un visage aimable et plein de douceur : Ecce
rex tuus venit tibi mansuetus (1) ; mais quand il se montrera pour la
seconde fois au monde, ce sera sous le visage le plus effrayant, et la foudre à
la main : Ecce dies Domini terribilis (2). Enfin, dit saint Chrysostome,
dans son incarnation, il semble que son humanité eût comme, anéanti toute la
gloire de sa divinité ; et dans son jugement dernier, il semble que sa divinité
doive comme absorber toutes les faiblesses de son humanité. Cum venerit in majestate sua, tunc sedebit super
sedem majestatis suœ.
C'est, Chrétiens, de cet
avènement de terreur, de ce jugement de Dieu, que je viens aujourd'hui vous
entretenir. Mais pour vous apprendre à le craindre, je ne vous parlerai ni de
la chute des étoiles, ni des éclipses du soleil et de la lune, ni de cet
incendie général qui embrasera toute la terre, ni de cette confusion de tous
les éléments, qui fera retomber le monde dans un nouveau chaos. Au lieu de ces
phénomènes prodigieux et de ces signes éclatants, qui surprendront toute la
nature, mais qui ne doivent arriver qu'à la fin des siècles, je veux vous en
donner de plus simples, de plus présents, de plus naturels, et par là même de
plus propres à faire impression sur vos cœurs. Je veux vous faire connaître la
rigueur du jugement de Dieu, par la rigueur de certains
jugements que vous craignez tant sur la terre, et que tous
avez dès maintenant à subir dans la vie. Je veux vous convaincre par
vous-mêmes, et n'employer ici point d'autres preuves que vos sentiments les
plus ordinaires. Ce dessein est particulier; mais il aura de quoi vous édifier
et vous toucher. Vierge sainte, il ne sera plus temps à ce dernier jour, à ce
jour des vengeances divines, d'implorer votre secours; mais vous êtes
présentement encore le refuge et l'asile des pécheurs. C'est pour cela que nous
nous adressons à vous, et que nous vous disons : Ave, Maria.
Quelque disproportion qu'il y ait
entre Dieu et la créature, c'est par les créatures, dit le ! grand Apôtre, et
par les choses visibles, que nous apprenons à connaître ce qu'il y a
d'invisible en Dieu : lnvisibilia enim ipsius per ea quœ facta sunt intellecta
conspiciuntur (1). Et moi je dis, Chrétiens, appliquant à mon sujet cet
excellent principe de saint Paul : Quelque disproportion qu'il y ait entre le
jugement de Dieu et le jugement des hommes, c'est par les jugements des hommes
que nous devons mesurer, sonder, pénétrer, et non-seulement apprendre à
connaître, mais à craindre le jugement de Dieu. Vous me demandez, comme les
apôtres à Jésus-Christ, des présages et des signes de ce jugement redoutable,
dont le Fils de Dieu nous parle dans notre évangile : Et quod signum
adventus tui (2) ? En voici deux, mes chers auditeurs, que je vous propose
d'abord, et où je renferme tout ce que j'ai à vous dire dans ce discours. La
censure du monde, dont nous ne pouvons nous parer ; et la censure de nos
propres consciences, que nous ne pouvons éviter : les jugements que l'on fait
de nous, et celui que nous en faisons nous-mêmes. Les jugements que l'on fait
de nous, et que j'appelle la censure du monde; le jugement que nous faisons
nous-mêmes, et que j'appelle la censure de notre propre conscience. Je
m'explique. Il est certain que Dieu nous jugera ; c'est ce que nous attendons,
et ce qui I doit être la fin du second avènement de Jésus-Christ : mais sans
attendre que Jésus-Christ vienne pour nous juger, dès maintenant le monde nous juge, et dès maintenant nous
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nous jugeons nous-mêmes. Le monde nous juge, et combien
craignons-nous ce jugement du monde? premier préjugé de la rigueur du jugement
de Dieu, et le sujet de la première partie. Nous nous jugeons nous-mêmes, et
rien ne nous trouble davantage que ce jugement de notre conscience : second
préjugé de la rigueur du jugement de Dieu, et le sujet de la seconde partie.
Tirons donc, Chrétiens, de ce double jugement, de celui que le monde fait de
nous, et de celui que nous faisons nous-mêmes de nous-mêmes, une double
conjecture de l'extrême sévérité du jugement de Dieu; ou plutôt apprenons à
craindre le jugement de Dieu, et par la crainte que nous avons des jugements du
monde, et par les peines que nous cause le jugement de nos propres consciences.
Tout ceci donnera lieu à des réflexions bien sensibles et bien solides.
PREMIÈRE PARTIE.
Nous craignons les jugements du monde, je dit les jugements
que le monde fait de nous ; et qui nous doit être un grand sujet de confusion
et de réflexion, dans l'idée que nous
nous formons de ces jugements du monde, à quoi nous sommes exposés, nous n'en craignons pas seulement l'iniquité et la
malignité, mais nous en craignons encore plus la vérité ; nous n'en pouvons
souffrir la liberté, nous en rapportons avec peine la sincérité, nous en
redoutons l'exacte et rigide sévérité; et quand ces jugements s'accordent sur ce qui peut nous rendre odieux et nous
décrier, c'est surtout alors qu'ils nous accablent, et que nous n'en pouvons soutenir
l'uniformité. Je le répète, et je dis en peu de paroles, qui vont faire tout le
fond de cette première partie : nous craignons la censure des hommes, et nous
la craignons parce qu'elle n'est souvent que trop juste ; nous la craignons
parce qu'elle est libre, nous la craignons parce qu'elle est sincère, nous la
craignons parce qu'elle ne nous fait nulle grâce , nous la craignons, parce
qu'à force de se répandre, elle devient enfin contre nous un jugement public.
Tout cela, mes chers auditeurs, nul autant de conjectures de l'extrême rigueur
du jugement de Dieu, et autant d'épreuves sensibles par où Dieu semble déjà
nous y disposer. Ecoutez-moi, et tâchez à tirer de là des conséquences dignes,
et du sujet que je traite, et de la sainteté du christianisme que vous professez.
Nous voulons souvent, par une
prétendue force d'esprit, nous mettre au-dessus de la censure et des jugements
des hommes, et nous nous flattons quelquefois d'être en effet parvenus à cette
heureuse indépendance ; mais au même temps, pour peu que nous nous consultions
nous-mêmes , nous voyons bien que nous nous trompons : c'est-à-dire que nous
voudrions mépriser cette censure du monde , et pouvoir la compter pour rien;
mais quelque mépris que nous en fassions, ou que nous affections d'en faire,
nous sentons assez au fond de l'âme que nous la craignons. Car de là vient la
désolation où l'on tombe et le trouble qui nous saisit, quand cette censure
nous attaque personnellement, et qu'il nous arrive d'en éprouver les traits. De
là vient que nous en sommes si mortifiés, si piqués, si offensés. De là vient
que les moindres rapports qu'on nous fait excitent en nous des mouvements si
vifs de dépit, de colère, de vengeance ; marque évidente que nous ne la
méprisons pas. En effet, si nous savions, en bien des rencontres et sur bien
des sujets, les idées qu'on a de nous, ce que l'on pense de nous, comment on
parle de nous, nous en serions outrés de douleur. Si, lorsque nous sommes
tranquilles, et peut-être contents de nous-mêmes, Ion nous faisait connaître
pour qui nous passons dans l'estime du monde, il n'en faudrait pas davantage
pour nous consterner et pour nous plonger dans le plus noir et le plus mortel
chagrin. Ainsi le repos et la tranquillité de notre vie ne roule souvent que
sur l'ignorance où nous sommes des jugements qu'on fait de nos personnes, de
nos actions, de nos qualités : mais qu'on nous tire de cette ignorance, et dès
là nous commencerons à être malheureux.
Il est donc vrai que, malgré
nous, nous lus craignons, ces jugements; et il est de l'ordre de la Providence,
dit saint Chrysostome , que cela soit de la sorte. Pourquoi ? parce que, sans
parler des autres biens que produit cette crainte, quoique humaine; ou, pour
mieux dire, sans parler des maux qu'elle empêche, en contenant les hommes dans
le devoir ; sans parler des désordres qui s'ensuivraient immanquablement, si
cette crainte n'était pas une barrière pour nous arrêter, au moins est-il
certain qu'elle nous élève à la crainte du jugement de Dieu, qu'elle nous fait
sentir par avance le jugement de Dieu, qu'elle nous sert à connaître la
sévérité du jugement de Dieu. Car pour peu que nous ayons non-seulement de religion,
mais de raison, voici, ce me semble les réflexions que nous devons faire. Nous
devons chacun nous dire à nous-mêmes : Si les jugements que les
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hommes forment contre moi font en moi de si vives
impressions , que sera-ce quand Dieu lui-même viendra me juger? Si je crains
tant d'être censuré par des hommes faibles comme moi, que sera-ce d'être
condamné par un Dieu infiniment au-dessus de moi ? Pour peu que je sois fidèle
à la grâce, cette réflexion que je fais, ce raisonnement suffit pour réveiller
toute ma ferveur, et pour me faire marcher devant Dieu, comme l'Apôtre, avec
crainte et avec tremblement.
Je sais que saint Paul agissait
par des principes plus relevés, quand il disait, plein d'une généreuse
confiance : Peu m'importe que le monde me juge, parce que c'est assez pour moi
de savoir que le Seigneur me jugera : Mihi autem pro minimo est, ut a vobis
judicer (1). Mais il n'appartenait qu'à saint Paul de parler ainsi : outre
que la sainteté de sa vie était à l'épreuve, et le mettait à couvert de tous
les jugements du monde, il avait été ravi jusques au troisième ciel ; il avait
puisé dans la source même la connaissance des vérités éternelles ; et par
conséquent il n'était pas nécessaire qu'il fît aucune attention aux jugements
du monde, pour être pénétré de la pensée du jugement de Dieu. Mais nous,
sensuels et grossiers , nous, esclaves des sens et attachés à la terre, il
n'est pas étrange que nous ayons besoin de ce secours, et c'est à nous,
puisqu'il nous est propre, à nous en aider. Oui, devons-nous dire, il m'importe
de penser que les hommes sont les censeurs de ma vie ; il m'importe de ne pas
oublier que les hommes m'éclairent, qui que je sois et quoi que je fasse, et
qu'ils sont en possession de méjuger; il m'importe de me souvenir qu'en mille
occasions cette censure des hommes m'alarme, me déconcerte, m'humilie, m'abat;
parce que ce sont là autant d'avertissements pour moi, et que j'apprends
quelles précautions j'ai donc à prendre pour me préserver de ce jugement
supérieur où je dois paraître, et qui doit décider de mon éternité. Car si ce
prétendu tribunal des hommes qui me jugent sans autorité, et dont je ne
reconnais point la juridiction, est néanmoins un tribunal formidable pour moi,
quel sentiment dois-je avoir de celui d'un Dieu dont je révère la sainteté et
dont je redoute la puissance? Et si je me contrains, si je m'observe, si je
garde tant de mesures pour me sauver des jugements du monde ; avec quel soin,
avec quelle circonspection dois-je régler ma vie pour me mettre en état de
répondre à ce souverain juge, qui tient en ses mains ma
destinée? C'est ainsi que je m'instruis, et que me faisant à moi-même de
salutaires leçons, du monde je m'élève à Dieu. Avançons : voici quelque chose
encore de plus important et de plus fort.
Quelque vains et quelque injustes
que nous supposions les jugements du monde, nous n'en craignons pas tant après
tout l'iniquité et la malignité, que nous en craignons la vérité. Car pourquoi
ces jugements critiques et désavantageux, quand nous venons à les connaître,
nous sont-ils si sensibles, ou pourquoi y sommes-nous si sensibles nous-mêmes?
avouons-le de bonne foi ; parce que nous ne les trouvons que trop véritables.
S'ils l'étais moins, ils nous troubleraient beaucoup moins; et s'ils étaient
évidemment faux, on les négligerait. Ils ne nous blessent que parce qu'ils sont
trop bien fondés, que parce qu'ils trouvent et qu'ils doivent trouver dans les
esprits trop de créance , que parce que nous n'avons rien à y opposer. Et
certes, sur tel les jugements outrés que la passion et la vengeance inspire
contre nous, nous nous faisons aisément raison. Nous en appelons au témoignage
de notre conscience et à la vérité connue ; et le témoignage de notre
conscience, la vérité qui nous favorise, est un soutien pour nous contre la
témérité et l'injustice : mais il y a une censure du monde équitable, droite,
désintéressée ; une censure à laquelle il est évident que la passion n'a point
de pari; une censure irréprochable, et qui porte avec soi sa conviction ; et
c'est celle-là qui nous fait trembler. Donnons plus de jour à cette pensée.
Nous haïssons, dit saint Augustin, non-seulement la calomnie qui nous impose,
mais la vérité qui nous reprend ; et si nous y prenons bien garde, souvent la
vérité qui nous reprend nous choque et nous aigrit bien plus vivement que la
calomnie qui nous impose. Car nous avons de quoi repousser la calomnie et de
quoi la confondre ; mais la vérité, en nom convainquant, nous confond
nous-mêmes. La calomnie qui nous impose, se détruit avec le temps et se dissipe
; mais la vérité qui nous reprend , s'éclaircit toujours d'un jour a un autre;
et à mesure qu'elle s'éclaircit, elle découvre notre honte, et ne nous laisse
rien à répliquer.
Triste image du jugement de Dieu.
Car, dit saint Jérôme, ce qu'il y a pour nous de plus redoutable dans ce
jugement, ce n'est ni la majesté du juge,
ni sa puissance, ni sa grandeur,
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mais sa vérité : cette vérité qui s'élèvera contre nous;
cette vérité qui nous accusera, qui nous convaincra, qui nous condamnera, qui
nous confondra : nan pas cette faible vérité des hommes, mais cette invincible
vérité de Dieu, cette immuable vérité de Dieu , cette irréfragable vérité de
Dieu , cette vérité qui ne peut être ni désavouée, ni contestée, ni éludée; en
un mot, ô mon Dieu, cette vérité qui environne votre trône, et que l'Ecriture
appelle pour cela votre vérité : Et veritas tua in circuitu tuo (1).
Voilà , reprenait saint Jérôme, ce que j'ai à craindre. Car pour la vérité des hommes et de leurs
jugements, quelque forte qu'elle fut contre moi, peut-être m'en pourrais-je
défendre ; quelque évidente qu'elle parût, peut-être pourrais-je l'obscurcir;
peut-être au moins, à force de subtilités et de prétextes, pourrais-je
l'affaiblir. Mais contre la vérité de Dieu, que ferai-je et que dirai-je, moi
pécheur, moi ver de terre? Si je veux entrer en discussion avec elle, disait le
saint homme Job, de cent crimes qu'elle me reprochera, je ne répondrai pas sur
un seul. Si j'entreprends de me justifier, ma propre justification deviendra ma
condamnation. Si je me crois innocent, dès là je me rendrai coupable. Quand il
y aurait en moi quelque trace ou quelque rayon de justice, Cette justice
humaine, éclairée de la vérité de Dieu, s'effacera, s'évanouira. Ah !
Seigneur, concluait-il, vous dont la lumière sonde les plus profonds abîmes ,
vous à qui nul ne peut résister, que votre vérité est adorable ! mais qu'elle
est redoutable ! Il y a en effet, Chrétiens, entre la vérité des hommes et la
vérité de Dieu, des différences infinies : mais le caractère le plus distinctif
et le plus particulier delà vérité de Dieu, c'est qu'en nous jugeant elle nous
fermera la bouche ; qu'en nous condamnant et en nous réprouvant, elle nous
réduira à la malheureuse et cruelle nécessité d'approuver nous-mêmes, par un
aveu forcé de noire injustice, l'arrêt de notre réprobation, aussi est-ce voire
vérité, Seigneur, et ne convient-il qu'à votre vérité d'exercer sur nous un tel
empire : Et veritas tua in circuitu tuo. Revenons aux jugements des
hommes.
Comme nous en craignons la
vérité, nous n’en pouvons souffrir la liberté.
Nous voudrions que la censure au moins nous respecta ; nous la voudrions
à notre égard, ou plus discrète, ou plus timide : et Dieu, pour nous tenir dans
l'ordre, permet qu'elle soit libre et hardie. Car nous avons beau présumer de
nous-mêmes, nous n'empêcherons pas le monde de juger et de
parler. Nous avons beau nous promettre que dans le rang où nous sommes on nous
épargnera ; fussions-nous encore plus grands, on ne nous épargnera pas : que
dis-je ! souvent même plus nous serons grands, moins serons-nous épargnés. En
vain notre orgueil s'en offensera : ce que nous témoignerons de sensibilité ou
de hauteur ne servira qu'à piquer encore davantage, et à faire examiner de plus
près notre conduite. En vain trouverons-nous des fauteurs de nos passions, des
esprits assez complaisants et assez lâches pour applaudir à nos vices ; nos
vices, à mesure qu'ils seront, connus, seront hautement condamnés. Pour un
flatteur qui nous approuvera, Dieu suscitera mille censeurs qui se
scandaliseront de nos désordres, et qui ne s'en tairont pas. Pour une langue
muette qui retiendra la vérité captive et dans le silence, cent autres la
feront éclater à notre confusion. Or qu'est-ce que cela, dit saint Chrysostome,
sinon le jugement de Dieu en figure? Oui, cette liberté, ou si vous voulez,
cette licence, et même cette impunité des jugements du monde, dont rien ne nous
peut garantir durant la vie, et qui, selon l'oracle du Saint-Esprit, est encore
plus inévitable à la mort; cette censure du monde, à quoi malgré nous, vivants
et mourants, nous sommes livrés, et qui n'excepte ni qualité, ni dignité, ni
fortune; que nous annonce-t-elle, sinon le jugement de Dieu, et ce qu'il y a
peut-être dans le jugement de Dieu de moins soutenable et de plus accablant?
Je veux, Chrétiens, vous en
donner une idée encore plus sensible : rendez-vous attentifs à la supposition
que je vais faire; vous en serez touchés. Si donc, au moment que je parle,
Dieu, par un trait de sa lumière, me découvrait ce qu'il y a dans chacun de
vous de plus intérieur et de plus caché : ce n'est pas assez ; s'il m'ordonnait
de vous reprocher ici publiquement et en face ce qu'il y a dans votre vie de
plus secret et de plus humiliant; s'il me disait comme au Prophète : Fode
parietem (1). Perce la muraille, et, par le droit que je te donne de
révéler les consciences, fais-en voir toute la noirceur et toute l'horreur : Exalta
vocem tuam (2); élève ta voix, et, sans craindre ceux qui t'écoutent, dis-leur
hardiment ce qu'ils craignent le plus d'entendre, ce qu'ils seront au désespoir
d'avoir entendu, ce qu'on ne leur a jamais dit, ce qu'ils n'osent se dire à
eux-mêmes : Et annuntia populo meo scelera
244
eorum (1). Si, pour obéir à cet ordre, j'étendais
jusque-là mon ministère et la liberté qu'il me donne, et que, sans nul
discernement de vos conditions, je vinsse à manifester dans cette chaire tant
de mystères d'iniquité, disons mieux, tant de mystères d'ignominie; enfin, si,
revêtu de l'autorité de Dieu, j'entreprenais actuellement certains de mes
auditeurs, réputés gens d'honneur et passant pour tels, mais dans le fond
hommes corrompus, et peut-être scélérats insignes ; si je les désignais en
particulier, et que je leur fisse essuyer l'opprobre de je ne sais combien de
crimes, mais de crimes honteux, dont ils demeureraient flétris : ah ! Chrétiens,
tel qui m'écoute avec plaisir en mourrait de dépit et de douleur. Or, ce n'est
là néanmoins qu'une ombre du jugement que je vous prêche; de ce jugement, dont
une des circonstances essentielles est la liberté absolue, ou, pour user d'un
terme encore plus propre, la liberté impérieuse avec laquelle Dieu condamnera
ceux qui, dans le monde, se seront crus en possession de n'être jamais
condamnés; avec laquelle il reprendra ceux qu'on n'aura jamais repris ; avec
laquelle il montrera qu'il est pour tous sans exception, mais encore plus pour
ceux-là, le Dieu des vengeances : Deus ultionum Dominus (2). Car, dit le
Prophète royal, par la raison même que la vengeance lui appartient, Deus
ultionum, il agira librement et souverainement, c'est-à-dire en Dieu; en
Dieu sans égards, ou plutôt supérieur à tous les égards; en Dieu qui, dans la
dernière justice qu'il rendra aux hommes, n'aura ni conditions à distinguer, ni
personnes à ménager, parce qu'il viendra pour venger les abus qu'auront faits
les hommes de leurs conditions, et pour punir les ménagements criminels qu'on a
eus pour leurs personnes : Deus ultionum libere egit.
En effet, si nous l'en croyons
lui-même (et quel autre que lui en croirons-nous?) comme Dieu des vengeances,
bien loin de respecter la qualité, c'est contre la qualité même qu'il
s'élèvera; bien loin de considérer la grandeur, c'est à la grandeur même qu'il s'en
prendra : non pas, ajoute saint Chrysostome, par une vaine ostentation de la
prééminence de son être et de sa souveraine autorité, mais par une nécessité
indispensable, et par une loi inflexible de son adorable équité. Pourquoi?
parce que la qualité et la grandeur, quoique innocentes d'elles-mêmes, perverti
par le péché, se trouveront alors chargées des plus
grièves et des plus énormes iniquités du monde. Comme Dieu
des vengeances, il parlera, il rompra ce silence étonnant que sa patience lui
avait fait garder, mais dont la malice et le libertinage des pécheurs aura
abusé : Deus noster, et non silebit (1). Comprenez bien ceci, grands de
la terre, disait le plus sage des rois, ou plutôt disait Dieu même, dont ce
saga roi n'était que l'organe et l'interprète. Cette indépendance d'un Dieu qui
examinera vos œuvres, et qui les censurera ; cette liberté d'un Dieu qui vous
reprochera vos injustices, n'a-t-elle pas de quoi vous saisir de frayeur ? et
n'est-ce pas pour cela même qu'il est important que vous en soyez instruits?
Car, puisqu'il est de la foi qu'il doit y avoir un jugement rigoureux, et,
selon le terme de l'Ecriture, rigoureux jusqu'à la dureté pour ceux qui sont
élevés et qui gouvernent les autres : Quoniam judicium durissimum his qui
prœsunt (2), votre capital intérêt n'est-il pas qu'on vous y lasse penser,
qu'on vous le mette sans cesse devant les yeux, que sans cesse on vous en
renouvelle le souvenir? et aurais-je pour vous la charité que Dieu m'inspire, et
qui me presse, comme l'Apôtre, si je ne m'acquittais de ce devoir avec tout le
zèle d'un libre et désintéressé ministre de l'Evangile? Poursuivons.
Comme nous craignons la vérité et
la liberté des jugements du monde, nous n'en pouvons supporter la sincérité, ni
même la fidélité. Je m'explique : un ami sincère et fidèle, à force d'être
fidèle et sincère, nous devient odieux. Nous le voulons fidèle, mais fidèle
avec discrétion, fidèle avec circonspection, fidèle avec précaution : nous
voulons qu'il soit sincère, mais sincère jusqu'à un certain point. Où est celui
qui le voulût autrement et sincère et fidèle, qu'à ces conditions?
c'est-à-dire, où est l'homme assez sûr de lui-même, ou assez solidement humble,
qui, touché du désir de se connaître, s'accommodât d'un ami fidèle sans
prudence, d'un ami dont l'ingénuité allât jusques à la simplicité, jusques à
l'importunité ? Un ami de ce caractère, pour peu que nous nous sentions
faibles, et que la vérité nous blesse, nous est plus incommode qu'un ennemi.
Car, au moins, sommes-nous en droit de n'en pas croire un ennemi ; s'il nous
condamne, nous pouvons penser que c'est prévention, aversion, jalousie ; mais
d'un ami dont on ne peut ni accuser ni soupçonner les intentions, certain trait
de sincérité est comme un coup de foudre qui nous écrase.
245
Appliquons ceci, mes Frères, au
jugement de Dieu. Nous voulons dans nos amis de la fidélité; mais nous
prétendons, bien ou mal, qu'une partie de leur fidélité doit consister à nous
être quelquefois un peu moins fidèles. Nous prétendons que s'il s'agit de
certaines vérités assommantes (pardonnez-moi cette expression), le devoir d'un
ami, quoique sincère, est de nous les adoucir, de les envelopper, de nous y
préparer, de bien prendre et son temps et le nôtre pour nous les faire
entendre. Telles sont les lois de la société. Or, Dieu, mes chers auditeurs, indépendamment
de ces lois, nous jugera selon les siennes. Car, sans adoucissement, sans
déguisement, il nous fera voir la vérité, et la vérité toute nue, la vérité
avec toute son amertume, la vérité avec tout son poids, la vérité avec tout ce
qu'elle aura de plus douloureux et de plus désolant pour nous. Vue affligeante
par où Dieu punira ces délicatesses, ou, pour mieux dire, ces honteuses faiblesses
à ne la pouvoir écouter, quand elle mortifiait notre orgueil ; ces artifices à
l'éluder, quand elle troublait notre repos ; cette obstination à vouloir
l'ignorer, quand elle avait de quoi nous déplaire. Vue par où Dieu confondra
ces erreurs grossières où nous aurons vécu, ce profond oubli de nous-mêmes, où
le mensonge et la flatterie nous aura entretenus. Existimasti, inique, quod ero
tui similis ; arguam te, et statuam contra faciem tuam (1). Vous vous
promettiez, dira Dieu (paroles foudroyantes), vous vous promettiez, et vous
étiez assez insensé pour croire que je serais
d'intelligence avec fous; que, comme vous preniez plaisir à vous aveugler,
en éteignant toutes les lumières qui vous éclairaient, j'aurais assez
d'indulgence pour favoriser votre aveuglement, sans vous forcer jamais à ouvrir
les yeux. Mais en cela tous ne m'avez pas connu. Car étant ce que je suis, et comme
juge souverain ne pouvant me dispenser de vous faire voir ce que vous êtes et
de vous en convaincre, je vous reprendrai, arguam te ; et, par la
censure de mon jugement, je suppléerai aux conseils fidèles que vous avez
rejetés, aux sages remontrances que vous avez négligées, aux répréhensions
salutaires de ceux qui voulaient et qui devaient vous redresser, mais dont
votre indocilité a refroidi et comme anéanti le zèle. Arguam te, je vous
reprendrai, et parce que vous n'avez pas voulu profiter de la sincérité des
hommes, ni pour vous corriger, ni pour vous instruire, je vous exposerai, je
vous produirai vous-même devant
vous-mêmes : Et statuam contra faciem tuam. Ce n'est
pas assez, Chrétiens ; et ce préjugé, dont le fond est inépuisable, me fournit
encore quelque chose de plus essentiel.
Car pourquoi craignons-nous les
jugements des hommes ? c'est, ajoute saint Chrysostome, parce que nous savons
que ce sont des jugements où l'on ne nous pardonne rien, où l'on ne nous fait
nulle grâce, où l'on nous rend une étroite justice ; et cette justice étroite
que l'on nous rend nous désespère. Nous voudrions qu'on nous jugeât avec
humanité ; et sans faire attention à la manière dont nous traitons les autres,
sans nous souvenir de ce qui est écrit, qu'on se servira à notre égard de la
même mesure que nous prenons pour les autres; c'est-à-dire qu'on nous jugera
comme nous les jugeons (loi, dit saint Augustin, qui dès cette vie s'observe
inviolablement), par un excès de présomption, tandis que nous jugeons les
autres à la rigueur, et souvent plus qu'à la rigueur, nous trouvons étrange
qu'ils n'aient pas pour nous toute la douceur que nous demandons, et un certain
fonds de bénignité, sans quoi nous comprenons bien que leurs jugements n'iront
jamais qu'à nous condamner et à nous humilier. C'est là ce qui nous les fait
tant craindre. Or avons-nous l'esprit de Dieu, reprend saint Chrysostome ?
avons-nous même la raison, si de là nous n'apprenons pas quel sera ce jugement
sans miséricorde dont Dieu nous menace?
Et voilà, mes chers auditeurs, de
tous les points de notre foi un des plus incroyables, à ce qu'il semble
d'abord, mais néanmoins des plus incontestables : je dis ce jugement sans grâce
et sans compassion. C'est ainsi que Dieu même l'a défini, en parlant au
prophète Osée : Prophète, lui disait le Seigneur, donne à ma justice un nom qui
lui soit propre, et qui signifie, dans toute son étendue, ce qu'elle est ou ce
qu'un jour elle doit être. Et comment l’appellerai-je, Seigneur? une justice
sans miséricorde : Voca nomen ejus absque misericordia (1). Mais une
justice si rigoureuse peut-elle convenir à un Dieu? et Dieu, dont la nature
n'est que bonté, peut-il être juste sans être miséricordieux? Non, répond saint
Augustin, il ne le peut être absolument et en lui-même ; mais à certain temps
il peut et il doit l'être par rapport à nous. Une justice sans miséricorde ne
lui convient pas, tandis que nous sommes encore sur la terre ; mais elle lui
conviendra quand le temps des vengeances sera venu, et
246
qu'aux dépens des pécheurs, lui-même, juge et arbitre dans
sa propre cause, il entreprendra de se satisfaire. Aussi, pendant la vie, Dieu
fait justice et miséricorde tout ensemble : sa miséricorde précède toujours sa
justice, et jamais sa justice n'est séparée de sa miséricorde ; souvent sa
miséricorde agit toute seule, mais sa justice n'a point d'action qui, selon le texte
sacré, ne soit tempérée par sa miséricorde : Cum iratus fueris ,
misericordiae recordaberis (1) ; dans l'ardeur de votre colère, vous vous
souviendrez, Seigneur, et il paraîtra que vous êtes le Dieu des miséricordes,
puisque votre colère même est bien souvent pour les pécheurs une des plus
grandes miséricordes. Ainsi en use-t-il maintenant. Mais dans son jugement, il
exercera sa justice toute pure, à peu près comme nous l'exerçons envers nos
plus déclarés ennemis. Pardonnez-moi, mon Dieu, si je fais entrer un de vos
plus saints attributs en comparaison avec nos passions les plus déréglées. A
l'égard d'un ennemi nous nous piquons d'équité, mais d'une équité selon la
lettre, d'une équité sans bonté. Or, Chrétiens, la foi nous apprend que Dieu
nous jugera de la sorte ; et ce qui est en nous dureté, dans Dieu sera
sainteté; ce jugement sans miséricorde que la charité nous défend et dont on
nous fait un crime, c'est ce qui fera sa gloire : Judicium absque
misericordia. Achevons.
Ce qu'il y a d'insoutenable dans
la censure du monde, c'est qu'elle soit générale, et qu'elle devienne contre
nous un jugement public. Qu'il me soit encore permis de m'expliquer. Nous voir
décriés dans l'opinion d'un petit nombre de personnes, c'est une peine; mais
une peine que nous soutenons, parce que nous trouvons de quoi nous dédommager
dans l'estime de plusieurs autres dont les jugements nous sont ou plus
favorables, ou moins contraires. Mais quand le décri est universel, et que tous
les sentiments s'accordent contre nous ; quand notre réputation est absolument
ruinée , que notre conduite est en horreur à tous les gens de bien, qu'on n'ose
plus prendre dans le monde notre parti, que les plus modérés et les plus sensés
nous condamnent ; que nos amis même, réduits à se taire , en disent plus par
leur silence que ceux qui se déclarent ouvertement : ah ! Chrétiens, ce
déchaînement général est une espèce de réprobation à laquelle nous succombons,
et qui nous paraît plus affreuse que la mort. Je sais qu'il y a des âmes peu
sensibles à tout ce qui s'appelle honneur,
et peut-être me direz-vous qu'il y en a même sans pudeur ;
je sais qu'il y a des pécheurs qui ne rougissent de rien, et qui se sont fait
un front sur tout : mais, outre que ce sont des monstres qui ne peuvent servir
d'exemple ; outre que nul de ceux qui m'écoutent ne voudrait avoir part à ce
honteux privilège d'insensibilité, et, pour user des termes propres,
d'impudence et d'effronterie ; toujours est-il vrai, même pour le plus hardi
pécheur, que ce qu'il soutiendrait le moins, ce serait d'être regardé comme
l'objet de l'abomination et de la haine publique; d'être méprisé, abhorré,
détesté de tout ce qui l'environne : toujours est-il vrai que pour les
âmes,bien nées, ce serait le comble de tous les maux. Or, maintenant, dans
quelque décri que-nous soyons,il n'est jamais complet ni uniforme. En perdant
l'estime des uns, nous conservons encore celle des autres; pour un qui sait
notre désordre, cent l'ignorent, cent ne le croient pas, cent le pardonnent et
l'excusent. Tel à la cour est abîmé, qui garde ailleurs tout son crédit; tel
est diffamé dans un pays, qui marche dans un autre la tête levée ; et il n'y a
point enfin de réputation tellement détruite, qu'elle ne trouve encore dans le
monde quelques partisans pour en sauver les débris.
Mais au jugement de Dieu, nulle
ressource pour le pécheur : pourquoi ? parce que Dieu, réprouvant le pécheur,
répandra dans tous les esprits l'horreur qu'il en a lui-même conçue; parce que
toutes les créatures intelligentes, prenant contre le pécheur le parti de Dieu,
non-seulement le condamneront avec Dieu, mais s'uniront avec Dieu pour le haïr,
selon cet arrêt prononcé par le Saint-Esprit : Et pugnabit cum illo orbis
terrarum contra insensatos (1). Un criminel que l'on conduit au supplice
après la sentence de mort portée contre lui est une image, quoique imparfaite,
de la réprobation de Dieu, parce qu'alors il est juridiquement et publiquement
diffamé, et qu'on a droit de le regarder comme un sujet de malédiction et
d'opprobre. La justice des hommes va jusque-là. Que sera-ce donc quand Dieu
aura ouvert ce tribunal, où toutes les nations du monde comparaîtront, et qu'il
y produira le réprouvé, pour en faire l'objet éternel de, leur mépris et de
leur exécration? Ah! mes chers auditeurs, nous ne le comprenons pas;, mais il
faut que ce soit quelque chose de bien, terrible, puisque Dieu lui-même affecte
si souvent de nous en menacer par la bouche de ses
217
prophètes : Ostendam
gentibus nuditatem tuam et regnis
ignominiam tuam (1).
Quel fruit de cette première
partie ? Le voici, Chrétiens, réduit en pratique. Pour nous disposer au
jugement de Dieu, respectons les jugements du monde ; car le monde même, selon
la règle de saint Paul, doit être respecté; et il ne le mérite jamais mieux que
lorsqu'il condamne nos désordres. Mettons-nous en état, s'il est possible, de
ne pas craindre sa censure; mais souvenons-nous en même temps qu'il ne nous est
point permis de la négliger ; ou plutôt souvenons-nous qu'autant que nous avons
droit de mépriser la censure du monde, dès qu'elle nous détourne de nos
légitimes devoirs, autant Dieu veut-il que nous ayons d'égard pour elle quand
elle nous y attache. Pour nous préparer au jugement de Dieu, aimons dans les
jugements du monde la vérité qui nous corrige, et non pas celle qui nous
flatte; la vérité qui nous rend humbles, et non pas celle qui nous enfle :
l'une, quoique amère et fâcheuse, nous guérira, nous sauvera ; l'autre, par
l'abus que nous en ferons, nous corrompra et nous perdra. Ne nous figurons
point si aisément que le monde ait tort quand il censure notre conduite : le
monde, tout décrié qu'il est, ne laisse pas d'être équitable ; il fait justice
à chacun; il lorsqu'il nous condamne hautement, il est difficile que nous ne
soyons pas en effet condamnables. Pour nous mettre en état de paraître au
jugement de Dieu, profitons de la liberté du monde à nous juger. Regardons-la
comme un moyen que Dieu, par sa miséricorde, nous fournit pour nous maintenir
dans l'ordre; tirons-en l'avantage que nous a marqué le grand Apôtre par ces
belles paroles : Sicut in die honeste ambulemus (2) ; soyons
irréprochables dans nos mœurs, et marchons avec bienséance, comme des gens qui
marchent durant le jour, et à la vue des hommes qui les observent. Pour nous
trouver purs et mus tache au jugement de Dieu, ayons dans le monde un ami
prudent et fidèle, mais en qui la prudence n'affaiblisse point la fidélité.
Choisissons-le entre mille, si nous voulons; mais choisissons-le pour la
réformation de notre vie, el non point seulement pour une vaine consolation.
Engageons-le à nous parler sans déguisement il de bonne foi. Dissuadons-le de
la pensée où il pourrait être, que nous attendons de sa part une complaisance
aveugle. Tâchons, au contraire, à le bien convaincre que nous ne lui saurons
jamais gré de sa complaisance; et
que quand la sincérité de son zèle irait jusques à la
dureté, nous aimerons toujours mieux, après tout, sa dureté même que sa
mollesse.
Si le monde est un censeur
sévère, édifions-nous de la sévérité de sa censure. Adorons la Providence, et
bénissons-la de ce que le vice n'a pas encore prévalu jusqu'à obtenir du monde
qu'il lui fît grâce. Attendons encore moins de grâce au tribunal de Dieu ; et
dans cette pensée, tâchons, dès cette vie, à le toucher en notre faveur et à le
fléchir. Si le monde est un censeur public, et si nous avons tant de peine à
porter cette censure publique du monde, jugeons quelle sera cette confusion
universelle des réprouvés au jugement de Dieu, et ne craignons point maintenant
de déposer dans le sein d'un confesseur qui seul nous écoute, et d'effacer par
la pénitence ce qui ferait notre honte dans l'assemblée générale de tous les
hommes. Car voilà, mon Dieu, les saintes règles que vous nous prescrivez :
règles dont notre orgueil et notre délicatesse ne s'accommodent pas, mais que
nous inspire une humilité et une sagesse chrétienne; règles que vos Saints ont
de tout temps observées, et que nous devons suivre nous-mêmes. Jugement du
monde, premier préjugé du jugement de Dieu. Jugement de notre propre
conscience, second préjugé du jugement de Dieu, et le sujet de la seconde
partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Quelque emportés que nous soyons
dans nos passions, et quelque déréglés que nous puissions être dans nos mœurs,
nous avons, Chrétiens, une conscience; et il nous est même si naturel,
non-seulement d'en avoir une, mais d'en suivre les mouvements, que jusque dans
l'état et le désordre du péché, quand nous secouons le joug de la conscience,
par une conduite bien surprenante, mais qui n'a rien néanmoins de
contradictoire, nous nous faisons une conscience pour n'en point avoir, et pour
pécher avec plus de liberté. Conduite, remarque judicieusement saint Bernard,
dans l'excellent traité qu'il a composé sur cette matière, conduite d'où nous
apprenons qu'il faut distinguer en nous deux sortes de conscience : l'une que
Dieu nous a donnée , et l'autre dont nous sommes nous-mêmes les auteurs : l'une
pure et droite, parce qu'elle est l'ouvrage de Dieu ; l'autre fausse et pleine
d'erreurs , parce que nous la formons dans nous, et qu'elle vient de nous.
Prenez garde, s'il vous plaît. Conscience droite, dont nous ne saurions nous défaire,
248
et que nous ne pouvons corrompre. Fausse conscience, mais
qui, par la raison même qu'elle est fausse , ne peut jamais être tranquille ;
ou du moins dont la tranquillité ne peut être constante, ni à l'épreuve de
certains états, de certaines conjonctures, où elle est immanquablement et
nécessairement troublée : voilà ce que je vous donne encore comme un préjugé
secret et domestique, mais sûr et infaillible, du jugement de Dieu. Celle-là
dans sa droiture et dans son intégrité, celle-ci dans ses variations et dans
son instabilité ; celle-là dans la pureté de ses lumières, celle-ci, jusque
dans son aveuglement ; l'une et l'autre, par leurs reproches et leurs anxiétés.
Suivez-moi toujours, mes chers auditeurs. Ces deux articles, par où je vais
finir, comprennent ce qu'il y a dans la religion de plus solide et de plus
touchant.
Il a été de la sagesse et de
l'empire de Dieu , disait David, d'établir sur les hommes un législateur; et ne
puis-je pas dire que, sans autre législateur et sans autre loi, nous avons une
conscience qui suffit pour nous tenir lieu de loi, et qui nous domine avec plus
d'empire que tous les législateurs? Qu'est-ce que la conscience? un jugement,
répond saint Bernard, que nous faisons de nous-mêmes, et que. malgré nous nous
prononçons contre nous-mêmes. Car il n'est pas en notre pouvoir, tandis que
nous avons une conscience, de ne nous pas juger; il ne nous est pas libre de
pécher, et de ne nous pas condamner. Or, ce jugement forcé de nous-mêmes est
déjà le préliminaire du jugement de Dieu, puisqu'il n'est forcé que parce que
c'est Dieu même qui le fait en nous indépendamment de nous ; ou plutôt, parce
que c'est Dieu même qui se sert de nous pour exercer sur nous sa plus
souveraine et sa plus absolue domination.
Ne savez-vous pas, dit-il à Caïn,
au moment qu'il méditait le meurtre de son frère, et que, saisi de l'horreur
d'une si noire perfidie, il avait peine à s'y résoudre, ne savez-vous pas que
si vous faites bien, vous en aurez la récompense, et que si vous faites mal,
votre péché se présentera d'abord devant vous ? Nonne si bene egeris, recipies? sin autem male,
statim in foribus peccatum aderit (1) ? C'est-à-dire, comme l'expliquent saint Jérôme et après lui
tous les interprètes , ne savez-vous pas que le jugement de votre péché suivra
de près votre péché même; et qu'à l'instant que vous l'aurez commis, sans aller
plus loin, et sans attendre
davantage, vous en trouverez dans vous-même! condamnation et
le châtiment? Ne savez-vous pas que ce péché ne sera pas plutôt sorti de votre cœur, où vous l'aurez conçu et
enfanté, qu'il se tournera contre vous, qu'il se fera voir à vous pour vous
troubler, pour vous effrayer, pour vous tourmenter? Statim in foribus
peccatum aderit. C'est ce qu'éprouva
Caïn, et l'effet répondit à la menace. A peine a-t-il satisfait son
ressentiment et sa passion, à peine a-t-il porté ses mains parricides sur
l'innocent Abel, que le voilà livré à sa conscience, qui, comme un juge
inexorable, disons mieux, qui, comme un impitoyable bourreau, lui fait souffrir
le plus cruel supplice. Il tombe, dit le texte sacré, dans un abattement qui
paraît sur son visage, mais qui n'est encore qu'une légère figure du trouble de
son âme, et des remords dont son cœur est déchiré. Il entend la voix de Dieu
qui le poursuit. Qu'avez-vous fait? lui dit le Seigneur; le sang de votre frère
cri vengeance contre vous. Cette voix de Dieu qui lui parle, cette voix du sang d'Abel qui crie contre lui, ce
n'est rien autre chose, disent les Pères, que la voix intérieure de sa
conscience qui lui reproche son crime. Ah! mon péché est trop grand, conclut-il
lui-même, pour en espérer la rémission. Il en convient, il ne s'en défend pas :
bien loin de penser à se justifier, il
est le premier à se condamner et à se punir. Car il se retire, selon
l'expression de l'Ecriture, de devant la face du Seigneur ; il est fugitif et
vagabond sur la terre, il se regarde comme un homme maudit; et ce que nous
remarquons dans l'exemple de ce fameux réprouvé, l'image de tous les réprouvés,
c'est encore ce qui je passe tous les jours dans la conscience des pécheurs.
Or, n'est-ce pas là, reprend
éloquemment saint Augustin, le jugement de Dieu déjà commencé? Ces agitations,
ce saisissement du pécheur à la vue de ses crimes, cette horreur de lui-même en
les commettant, cette honte et même ce désespoir de les avoir commis, ce soin
de les couvrir et de les tenir cachés, ces alarmes secrètes mais pleines
d'effroi, ces agonies mortelles, convaincu qu'il est de ce qu'il a fait et de
ce qu'il mérite : que nous présage tout cela , disons mieux, que nous démontre
tout cela, sinon un jugement, mais un jugement redoutable dont nous sommes
menacés, et qui, dès maintenant et en partie, s'exécute dans nous-mêmes?
Oui, c'est par nos propres
consciences que Dieu déjà nous fait notre procès, et il n'a
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pas besoin pour nous juger d'un autre tribunal. Ce sont nos
propres consciences qui lui fournissent contre nous des témoignages et des
preuves; et quand ma conscience me reproche que je suis un criminel, que j'ai
péché contre la loi, que ce que je fais est injuste, c'est pomme si Dieu me
disait ce que le maître de l’Evangile dit à ce mauvais serviteur : De ore
tuo te judico (1) ; je vous condamne par votre bouche. Il s'ensuit donc
qu'à prendre la chose dans un sens, et dans un sens très-naturel, le jugement
de Dieu à notre égard est déjà fait, et qu'il n'est point nécessaire que nous
attendions pour cela ce dernier jour, où le Fils de l'Homme, assis sur le trône
de sa gloire, portera des arrêts de vie et de mort. Car ce jugement extérieur
et public que Dieu fera de nous à la fin des siècles , n'ajoutera rien à ce
jugement secret et intérieur de nos consciences que l’appareil et la solennité;
et supposé la justice que nous nous serons rendue, et que nous nous rendons
malgré nous dans le fond de l'âme, il ne restera plus, ce semble, au Sauveur du
monde, que de produire au jour ce que nous Rirons caché dans les ténèbres.
C’est pourquoi l'Apôtre parlant
du jugement dernier, l'appelle si souvent le jour de la manifestation des
cœurs, le jour de la révélation , où le livre des consciences sera ouvert;
comme si tout le jugement de Dieu devait consister à ouvrir ce livre, et à nous
faire voir que nous sommes déjà jugés par nous-mêmes et dans nous-mêmes.
Mystère que saint Augustin avait bien compris, lorsque, expliquant ces paroles de
Jésus-Christ : Qui non credit jam judicatus est (3), celui qui ne croit
pas est déjà jugé, il en tire cette admirable conséquence : Nondum apparuit
judicium, et jam factum est judicium, le jugement de Dieu ne paraît pas
encore, et il ne paraîtra qu'à la consommation des temps; mais sans paraître,
il est néanmoins déjà fait pour nous. Nous le prévenons, ou plutôt, nous n'en
attendons pour ainsi dire, que la publication, parce que nous en trouvons déjà
dans nous l’instruction et la décision : Nondum apparuit judicium, et jam
factum est judicium. Ah! mes chers auditeurs, avec quelle attention, avec
quelle crainte, avec quel respect ne devons-nous pas écouter la voix de la
conscience, puisque c'est la voix de Dieu même, non-seulement qui nous
menace, mais qui nous juge ?
Cependant si cette voix secrète
que Dieu nous fait entendre, sans se montrer encore à nous,
toute secrète qu'elle est, nous saisit néanmoins si
vivement, et nous cause tant de frayeur et d'épouvante, que sera-ce quand Dieu
éclatera ? quand, au son de la trompette fatale qui réveillera les morts, et
qui des quatre parties du monde rassemblera tous les hommes, il nous appellera
nous-mêmes devant son tribunal? quand, assis sur le trône, non point seulement
de sa majesté, mais de sa justice, au milieu de ses ministres, et armé de son
tonnerre, il se présentera lui-même à nous comme un Dieu irrité, comme un Dieu
ennemi, comme un Dieu vengeur? quand aux yeux de tout l'univers , également
attentif à l'écouter et à nous considérer, il tirera de notre cœur notre
condamnation pour la rendre juridique et solennelle, et que, par un dernier
jugement, il viendra confirmer et, pour user de cette expression, sceller
l'arrêt que nous aurons tant de fois déjà porté contre nous? C'est là, dit le
Sage, que les pécheurs sentiront plus que jamais tout le poids de leurs péchés.
C'est là qu'ils en gémiront plus amèrement que jamais : Et erunt gementes
(1). C'est là qu'ils en verront avec plus d'horreur que jamais et toute
l'énormité et toute la honte : Et erunt in contumelia inter mortuos in
perpetuum (2). C'est là qu'ils en craindront plus que jamais les suites
affreuses : Venient in cogitatione peccatorum suorum timidi (3) ; qu'ils
en seront accablés, qu'ils en seront désolés : Usque adsupremum desolabuntur
(4); et que la conscience, si grièvement blessée et si souvent méprisée, témoin
et juge, mais témoin alors et juge public, vengera pleinement sur eux et
authentiquement ses droits : Et traducent illos ex adverso iniquitates
ipsorum (5).
Conscience droite, dont nous ne
pouvons dès cette vie même, ni toujours, ni absolument nous défaire. Ceci est
remarquable. Car il ne dépend pas de nous d'avoir ou de n'avoir pas cette
lumière que Dieu fait luire sur nous, et, comme parle le Prophète, qu'il a
gravée dans nos âmes, en nous imprimant ce caractère de raison qui est une
partie de nous-mêmes : Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine (6).
Il ne dépend pas de nous de l'effacer, ce divin caractère. Dès qu'il a plu à
Dieu de nous donner cette droiture d'esprit, comme la première grâce et le
fondement de toutes les autres grâces , quoi que nous fassions, nous avons à
compter avec nous-mêmes, et il ne nous est plus libre de vivre dans cette
indépendance où le libertinage voudrait bien parvenir, mais
250
où il ne parviendra jamais tandis que cette raison
subsistera.
En vain voulons nous éteindre ce
rayon qui nous éclaire ; en vain faisons-nous des efforts pour secouer le joug de
la conscience, pour en étouffer la voix qui nous importune, pour en émousser les
pointes qui nous piquent, pour nous endurcir contre ses remords et nous
affermir contre ses reproches. C'est un censeur qui nous suit partout, qui:nous
accuse partout, qui nous condamne partout : nous le trouvons au milieu de nos
plaisirs, et il y répand l'amertume ; nous le trouvons dans les plus nombreuses
compagnies, et, malgré le tumulte et le bruit du monde , il nous fait entendre
ses cris ; nous nous disons mille fois à nous-mêmes, pour nous rassurer, comme
les impies : Paix, paix : Dicentes : Pax, pax (1) ; et mille fois la
conscience nous répond : Point de paix; guerre et mort : Et non erat pax.
Or, de là, concluait saint Augustin, j'apprends, Seigneur, ce que je dois
craindre de votre justice. Car je me dis à moi-même, ajoutait ce Père : Si je
ne puis éviter le jugement de ma conscience, dont les lumières, quoique pures,
ne sont néanmoins encore qu'obscurité et que ténèbres, comparées à celles de
Dieu, comment me défendrai-je de ce jugement, où sera employée contre moi toute
la sagesse, toute la vérité, toute la science, et, ce qui doit bien plus me
faire trembler, toute la sainteté de Dieu même? Jugement inévitable ; rien qui
puisse me dérober au pouvoir du juge qui me poursuit. Jugement irrévocable ;
rien qui lui fasse changer l'arrêt qu'il aura une fois prononcé. Jugement
éternel ; autant que Dieu sera Dieu (et il le sera toujours), autant sera-t-il
mon juge ; et autant qu'il sera mon juge, autant me tiendra-t-il toujours dans
sa puissance, et toujours soumis à ses coups.
Mais après tout, à force de se
pervertir, ne peut-on pas se faire une fausse conscience : et du moins la
fausse conscience n'affaiblit-elle pas alors ou même, ne détruit-elle pas
entièrement ce préjugé que nous pouvons tirer de nous-mêmes pour connaître le
jugement de Dieu ? Ecoutez ma réponse : car je conviens du principe ; mais sur
ce principe je raisonne bien autrement que vous, et je prétends qu'il en doit
suivre une conséquence toute contraire. Il est vrai que, par l'aveuglement où
nous jette le péché, l'on se fait tous les jours dans le monde de
fausses,consciences; mais je dis que ces fausses consciences sont elles-mêmes
les
plus sensibles et les plus tristes préjugés du jugement de
Dieu. Comment cela ? Ah ! Chrétiens, que le temps ne me permet-il de donner à
cette vérité toute l'étendue qu'elle demande! mais il y faudrait un discours
entier. En effet, ces fausses consciences que nous nous faisons, et qui se
forment en nous par la corruption du péché, ne sont jamais, ou presque jamais
des consciences tranquilles ; et
l'expérience surtout nous apprend qu'elles ne sont point à l’épreuve ni
des frayeurs de la mort, ni de certaines conjonctures de la vie, où , malgré
nous, leur apparente et prétendue tranquillité est nécessairement troublée. Or,
cela même, dans la pensée de saint Augustin, est une des plus fortes conjectures et une
des plus incontestables preuves du jugement de Dieu que je vous prêche
et de son extrême sévérité.
Car s'il n'y avait point de
jugement à craindre, ou si l'idée de ce jugement pouvait être effacée de mon
esprit, en sorte qu'il n'en restât nulle vue, nul souvenir, nulle créance; dans
quelque aveuglement que ma conscience se fût plongée, il me serait aisé d'y
trouver la tranquillité et la paix; quelque grossières que fussent mes erreurs,
bien loin de troubler mon repos, elles l'affermiraient. Ne pensant jamais qu'il
y a un juge au-dessus de moi et un tribunal où je dois répondre , je vivrais
sans inquiétude ; et le dernier de mes soins serait de m'éclaircir et de
m'instruire si ma conscience est droite ou non, si je suis dans la bonne voie
ou si je n'y suis pas, si je me flatte, si je me trompe, si je m'égare; parce
que je ne verrais pas le danger que l'on court en se flattant, en se trompant,
en s'égarant. Voila la situation où je serais. D'où vient donc qu'il n'en va
pas ainsi ? d'où vient que cette fausse conscience ne peut être calme, et
qu'elle est au contraire une source de remords que nous combattons inutilement,
et que nous ne pouvons étouffer ? D'où vient qu'à travers les nuages épais de
l'intérêt on de la passion qui la forment, il s'échappe toujours certains
rayons de lumière qui, malgré nous, nous font entrevoir ce que nous voudrions
ignorer? En un mot, d'où vient que la conscience aveugle et corrompue ne
l'emporte jamais tellement sur la saine conscience, que celle-ci, quoique d'une
voix faible, ne réclame encore contre le mal que nous faisons, et qu'au moins,
par des doutes affligeants et par des syndérèses importunes, elle n'empêche la
prescription de l’erreur qui nous fait agir? Pourquoi tout cela, Chrétiens ?
parce que nous ne sentons que trop
251
qu'il y a un jugement de Dieu, où les ténèbres de nos
consciences doivent être dissipées, et nos erreurs confondues.
C'est pour cela même, dit saint
Grégoire, pape (belle et solide remarque), c'est pour cela que plus le jugement
de Dieu est proche, plus la fausse conscience devient chancelante et timide
dans son erreur. Pendant le cours de la vie, elle peut se soutenir en quelque
manière ; et plus elle est fausse, plus elle paraît ferme et paisible. Mais aux
approches de la mort toute sa fermeté se dément, la vérité reprend l'ascendant
sur elle ; et c'est là qu'elle commence à se réveiller, à s'examiner, à se
défier d'elle-même, à s'agiter. Ainsi, par exemple, tandis que vous êtes encore
dans une santé florissante, vous jouissez tranquillement du bien d'autrui et
vous le retenez sans scrupule ; vous avez pour cela vos raisons dont vous êtes
convaincu, ou dont vous croyez l'être ; vous avez consulté dus gens habiles ou
prétendu tels, et vous vous en reposez sur eux ; malgré l'injustice, vous
comptez sur votre bonne foi, vous demeurez tu paix : ainsi, dis-je, le
présume-t-on, tandis qu'on ne pense qu'à goûter les douceurs de la vie, et que
l'aiguillon de la mort ne se fait pas encore sentir, car jusque-là quelquefois
s'étend le règne de la fausse conscience. Mais qu'il survienne une maladie
dangereuse, et qu'on se trouve pressé des douleurs de la mort, c'est alors que
cette conscience tout à coup se déconcerte; c'est alors qu'elle tombe dans les
incertitudes et les perplexités les plus cruelles; c'est alors que ces raisons
sur quoi l'on s'appuyait ne paraissent plus si convaincantes, que les conseils
qu'on a suivis deviennent suspects, que cette bonne foi dont on se flattait
semble douteuse, qu'on ne trouve plus cette possession si légitime et si
valide, et qu'on prend bien d'autres idées touchant le devoir rigoureux et
indispensable de la restitution : pourquoi?
parce que le jugement de Dieu, qui n'est pas loin, change tout le système des
choses, et les met dans une évidence où elles n'ont jamais été. Si c'était une
conscience droite et conforme a la loi de Dieu, elle se soutiendrait à la vue
même du jugement de Dieu, ou, s'il n'y avait point de jugement, quoique fausse
et erronée, elle serait tranquille à la mort même. Mais ce qui l'effraie à
cette dernière heure, c'est sa fausseté, opposée à la vérité de ce jugement
redoutable dont la mort doit être suivie. Ce qui l'effraie, c'est la présence
d'un Juge souverain, de qui seul dépend, ou tout notre bonheur, ou tout notre
malheur ; à qui seul nous devons
251
tous rendre compte, mais qui ne rend compte à nul autre qu'à
lui-même de ses arrêts; d'un Juge équitable qui pèse tout dans la plus juste
balance, et qui punit précisément ou qui récompense selon les œuvres; d'un Juge
éclairé, qui lit dans le fond des cœurs pour en connaître les plus secrets
sentiments, qui voit tout et qui n'oublie rien, qui tient tout marqué dans son
souvenir avec des caractères ineffaçables, par conséquent à qui rien n'échappe,
pas une pensée, pas un désir, pas une parole, pas une œillade, pas un geste,
pas un mouvement; d'un Juge tout-puissant, qui bien au-dessus des juges de la terre,
lesquels n'exercent leur justice que sur le corps, peut avec le corps perdre
l'âme, et la perdre pour jamais; d'un Juge inflexible, que rien ne touche, ni
inclination, ni compassion, ni égard, ni considération, ni crainte, ni
espérance : voilà ce que le plus aveugle et le plus endurci pécheur ne peut
voir de près avec assurance, voilà ce qui le surprend, ce qui l'interdit, ce
qui le confond.
Concluons par l'excellente
réflexion de saint Bernard, qui renferme tout le fruit de ce discours. De trois
jugements que nous avons à subir, celui du monde, celui de nos consciences et
celui de Dieu, saint Paul méprisait le premier, il se répondait du second, mais
il redoutait le troisième. Il méprisait le premier, quand il disait : Peu
m'importe que le monde me juge. Il se répondait du second, quand il ajoutait :
Ma conscience ne me reproche rien. Et il redoutait le troisième, quand, tout
apôtre qu'il était, il craignait d'être réprouvé : Subierat Paulus judicium
mundi quod aspernabatur, judicium sui quo gloriabatur : sed restabat judicium
Dei, quod reverebatur. Or, quoi qu'il en soit à notre égard, et du jugement
du monde et du jugement de notre conscience, craignons au moins, mes chers
auditeurs, et craignons toujours le jugement de Dieu. Et parce que cette
crainte est un don de Dieu, demandons-là tous les jours à Dieu. Car il n'est
rien de plus naturel que de craindre ; mais il n'est rien de plus surnaturel,
ni de plus divin, que de craindre utilement pour le salut ; ce qui faisait dire
au Prophète royal : Confige timore tuo carnes meas (1) ; Seigneur,
pénétrez ma chair de votre crainte, de votre crainte, ô mon Dieu! et non pas de
la mienne; car la mienne me serait inutile, et même préjudiciable; elle me
troublerait sans me convertir; au lieu que la vôtre me convertira
252
et me sanctifiera, en me troublant. Or voilà celle dont j'ai
besoin, et que je vous demande comme une de vos grâces les plus exquises,
sachant bien qu'elle vient de vous et non pas de moi : Confige timore tuo.
Craignons le jugement de Dieu, et
craignons-le, quelque justes et dans quelque état de perfection que nous
puissions être ; car les Saints eux-mêmes le craignaient, et ils étaient saints
parce qu'ils le craignaient. Ne nous en rapportons pas aux libertins du siècle,
qui vivent dans l'ignorance et dans l'oubli des choses de Dieu. Mais croyons-en
ceux qui furent éclairés des plus pures lumières de la vraie sagesse.
Consultons les Jérôme et les Hilarion; ils nous feront là-dessus des leçons
touchantes. Tenons-nous-en toujours à ce parallèle, et disons-nous à nous-mêmes
: Si ces hommes, qui furent des modèles et des miracles de sainteté, ont craint
le jugement de Dieu, comment dois-je le craindre, moi pécheur, moi couvert de
crimes? s'ils l'ont craint dans les déserts et les solitudes, comment dois-je
le craindre, moi qui me trouve exposé à tous les scandales et à toutes les
tentations du monde? s'ils l'ont craint dans les exercices et dans la ferveur
d'une vie si austère et si pénitente, comment dois-je le craindre dans une vie
si commune, si lâche, si imparfaite? Pour peu que nous ayons de christianisme
et de foi, cette comparaison nous persuadera et nous édifiera.
Craignons le jugement de Dieu,
mais craignons-le souverainement ; car il ne sert à rien de le craindre, si
nous ne le craignons préférablement à tout; comme il ne sert à rien d'aimer
Dieu, si nous ne l'aimons par-dessus tout. Et voilà, mes Frères, notre désordre
: nous craignons le jugement de Dieu, mais nous craignons encore plus les maux
de la vie. Car la crainte des maux de la vie nous rend soigneux, vigilants,
actifs; et la crainte du jugement de Dieu ne nous fait faire aucun effort ni
rien entreprendre. Craignons le jugement de Dieu, mais craignons encore plus le
péché, puisque c'est le péché qui le doit rendre si formidable; ou, pour mieux
dire, craignons le jugement de Dieu pour fuir le péché, et fuyons le péché pour
ne plus tant craindre le jugement de Dieu.
Craignons le jugement de Dieu,
mais ne nous contentons pas de le craindre ; servons-nous de cette crainte pour
corriger les erreurs de notre esprit, pour modérer les passions de notre cœur,
pour résister aux attaques de la concupiscence, pour nous détacher des vains plaisirs
du siècle, en un mot, pour réformer toute notre vie, suivant la belle maxime de
saint Grégoire de Nazianze : Haec time, et hoc timore eruditus animum a
concupiscam quasi frœno quodam retrahe. Quand notre conscience nous fera
des reproches secrets, et que par de pressants remords elle nous avertira que
nous ne sommes pas dans l'ordre et que nous nous damnons; rentrons en
nous-mêmes, et disons à Dieu : Ah ! Seigneur, comment pourrai-je soutenir votre
jugement, puisque je ne saurais même soutenir celui de ma raison et de ma foi?
Quand nous nous trouvons engagés dans une occasion dangereuse, figurons-nous
Dieu qui nous voit, et qui de sa main va lui-même écrire notre arrêt comme
celui de l'impie Balthazar : ce ne sera point une imagination, mais une vérité.
Quand la tentation nous attaquera, et que nous sentirons notre volonté
ébranlée, armons-nous de cette pensée, et demandons-nous : Que voudrais-je
avoir fait lorsqu'il faudra coin paraître devant le tribunal de Dieu ? Quand la
passion voudra nous persuader que ce péché n'est pas si grand qu'on le pense,
et qu'il n'est pas probable que le salut dépende de si peu de chose faisons la
réflexion de saint Jérôme : Mais Dieu en jugera-t-il de la sorte?
Craignons le jugement de Dieu, et
que cette crainte de Dieu nous excite à le fléchir et à l’apaiser. Car, comme
dit saint Augustin, il n'y a point d'autre appel de notre Juge irrité qu'à
notre Juge gagné. Voulez-vous vous sauver de lui, ayez recours à lui : Neque
enim est quo fugias a Deo irato nisi ad Deum placatum : vis fugere ab ipso ?
fuge ad ipsum. Or nous le pouvons aisément, tandis que nous sommes sur la
terre. Car ce Dieu, tout irrité qu'il est contre nous, s'apaise par nos larmes,
s'apaise par nos bonnes œuvres, s'apaise par nos aumônes ; et nous avons tout
cela entre les mains.
Enfin, craignons le jugement de
Dieu; et craignons surtout de perdre cette crainte, qui est une ressource pour
nous dans nos désordres, et comme un port de salut. Car cette crainte se peut
perdre, et elle se perd tous les jours, particulièrement dans le grand monde.
Les soins temporels l'étouffent, les conversations la dissipent, les petits
péchés l'affaiblissent, le libertinage la détruit ; et la perte de cette, grâce
est le commencement de la réprobation. En effet, que peut-on espérer d'une âme,
et de quel moyeu se peut-on servir pour sa conversion, quand elle a perdu la
crainte du jugement
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de Dieu, et que les plus terribles vérités du christianisme
ne font plus d'impression sur elle ? C'est en craignant Dieu, mais d'une crainte chrétienne, qu'on se
dispose à l'aimer, et c'est en l'aimant d'un amour efficace et pratique, qu'on
parvient à la gloire que je vous souhaite, etc.