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SERMON POUR LE LUNDI DE LA CINQUIÈME SEMAINE.
SUR L'AMOUR DE DIEU.

ANALYSE.

 

SUJET. Or, il dit cela de l'esprit qu'ils devaient recevoir par la foi.

 

Nous devons tous être animés du même Esprit que les apôtres, et cet Esprit que leur promettait le Fils de Dieu était un Esprit de vérité, mais surtout un Esprit d'amour. Or, n'est-il pas étrange qu'uniquement créés pour aimer Dieu, nous ayons peut-être jusqu'à présent ignoré en quoi consiste l'amour de Dieu ? Il est donc important de vous en donner une connaissance exacte, et c'est ce que je vais faire dans ce discours.

Division. Adoucir les préceptes de la loi de Dieu, et les outrer, ce sont deux extrémités entre lesquelles nous devons prendre mi juste milieu. Sans donc exagérer vos obligations touchant l'amour de Dieu, ni les diminuer, je vous dirai précisément ce que l'Evangile nous enseigne. Cela supposé , j'entre dans mon dessein, et je prétends que l'amour de Dieu qui nous est Commandé doit avoir trois caractères : l'un par rapport à Dieu, l'autre par rapport à la loi de Dieu, le troisième par rapport au christianisme, où nous sommes engagés par la vocation de Dieu. Par rapport à Dieu, amour de préférence : première partie ; par rapport à la loi de Dieu, amour de plénitude : deuxième partie; par rapport au christianisme, amour de perfection : troisième partie.

Première partie. Amour de préférence, c'est-à-dire amour en vertu duquel je préfère Dieu à toute créature. Dieu ne me commande pas de l'aimer d'un amour tendre et sensible; cette sensibilité n'est pas toujours en mon pouvoir : ni d'un amour contraint et forcé ; il ne serait pas honorable à Dieu d'être aimé de la sorte : ni mémo d'un amour fervent jusqu'à certain degré ; ce degré de ferveur ne m'est pas connu, et Dieu n'a pas voulu me le prescrire : mais il exige de moi que je l'aime par préférence à tout ce qui n'est pas Dieu, en sorte que je sois prêt à tout quitter et à tout sacrifier pour lui.

Cet amour n'est-il pas bien raisonnable ? un roi veut être servi en roi ; pourquoi Dieu ne sera-t-il pas aimé en Dieu ? Or, il ne peut être aimé en Dieu, s'il n'est aimé préférablement à toutes les créatures, puisqu'il n'est Dieu que parce qu'il est au-dessus de toutes les créatures.

Ainsi l'aimait saint Paul, quand il s'écriait : Qui me séparera de la charité de Jésus-Christ ? L'apôtre, en faisant ce défi à toutes les créatures, ne parlait point par un excès de zèle ; mais il exprimait seulement l'obligation commune de l'amour de Dieu, application de ces paroles aux différentes occasions où nous pouvons nous trouver, et où nous devons dire comme saint Paul, et dans le même sens : Je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni la grandeur, ni l'abaissement, ni les principautés, ni les puissances, ni toute autre créature ne pourra jamais me détacher de mon Dieu.

Tel était aussi le sentiment de saint Augustin. Si Dieu, disait ce Père, vous offrait les biens du monde, et qu'il vous en assurât la possession pour toute l'éternité ; mais à une condition, qui serait de ne le voir jamais, voudriez-vous les avoir à ce prix ? Si cela est, vous n'aimez pas Dieu, parce que vous ne l'aimez pas au-dessus de tous les biens temporels.

Faisons une supposition plus naturelle encore et plus présente. Imaginez-vous la chose du monde pour laquelle vous avez plus de passion ; c'est votre honneur. Supposons qu'on vous l'ait ôté. Sur cela je vous demande si vous aimez assez Dieu pour croire que vous voulussiez alors lui faire un sacrifice de votre ressentiment. Il est difficile, j'en conviens, d'être disposé de la sorte : mais difficile tant qu'il vous plaira, c'est une disposition nécessaire, et sans laquelle il n'y a point de vrai amour de Dieu. Amour de préférence; c'est ce qui condamnera au jugement de Dieu tant d'âmes mondaines, qui, pour s'être attachées à de fragiles créatures, les ont aimées jusqu'à oublier l'essentielle obligation que leur imposait la charité due au Créateur. C'est ce qui condamnera en. particulier tant de pères et de mères, tant de femmes chrétiennes, tant d'amis trop affectionnés à ceux qu'ils ne devaient aimer qu'après Dieu et que pour Dieu.

Deuxième partie. Amour de plénitude par rapport à la loi de Dieu, c'est-à-dire amour qui nous doit faire observer toute la

 

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loi de Dieu ; et voilà le mystère de cette grande parole de l'Apôtre : Plenitudo legis est dilectio. Il n'en est pas de la charité comme dos vertus morales et naturelles, en sorte que nous puissions dire quand nous accomplissons un précepte: J'ai une charité commencée ; si j'en accomplis plusieurs, cette charité croit en moi, et elle sera parfaite lorsque je les accomplirai tous. Non, il n'en va pas ainsi. L'essence de la charité ne souffre point de partage, non plus que la substance de la foi. Doutez d'un seul article, plus de foi ; et violez un seul précepte, plus d'amour de Dieu.

C'est donc dans l'amour de Dieu que sont réunis comme dans leur centre tous les commandements de la loi, parce que cet amour, en vertu de ce qu'il contient et de ce que nous appelons sa plénitude, est une défense générale de tout ce qui répugne à l'ordre, et un commandement universel de tout ce qui est conforme à la raison. En sorte que dire intérieurement à Dieu qu'on l'aime, c'est lui promettre d'obéir à toutes ses volontés.

Sur quoi saint Augustin fait une réflexion bien judicieuse, en comparant deux passages de l'Evangile, l'un où Jésus-Christ dit : Si vous gardez mes commandements, vous serez dans l'exercice actuel de mon amour ; et l'autre, où il dit : Si tous m'aimez, gardez mes commandements. Est-ce donc par la charité que la loi s'accomplit? demande saint Augustin, ou bien est-ce par l'accomplissement de la loi que la charité se pratique? L'un et l'autre, répond ce Père, se vérifie parfaitement. Car quiconque aime Dieu de bonne foi a déjà rempli tous les préceptes dans la disposition de son cœur : et quand il vient à les accomplir dans l'exécution, il ratifie seulement et il confirme par ses œuvres ce qu'il a déjà fait par ses sentiments. D'où il s'ensuit qu'un homme qui manque à un point de la loi, quoiqu'il observe tous les autres, n'a pas plus de charité, j'entends de cette charité divine et surnaturelle qui nous sauve, que s'il manquait à toute la loi. Comment cela? parce qu'en omettant un point de la loi, il n'a plus ce qui est essentiel à la charité, savoir : une volonté efficace de remplir toute l'étendue de la loi.

Voilà le sens de cette parole de saint Jacques : Quiconque pèche contre un seul précepte est aussi coupable, c'est-à-dire perd aussi immanquablement la grâce et la charité, que s'il péchait contre tous. Et cette loi, mon Dieu, reprend saint Bernard cette loi de votre amour n'est-elle pas bien juste ? Qu'un ami m'ait manqué à moi-même dans une affaire importante, quoiqu'en toute autre chose il soit sans reproche à mon égard, je ne le regarde plus alors comme ami.

Faut-il conclure de là que quand on a une fois violé un précepte et perdu la charité, on peut donc impunément les violer tous? ce serait raisonner en impie et en mercenaire. Quelque indivisible que soit la charité, il est toujours vrai, reprend saint Augustin, que plus vous violez de commandements, plus vous vous rendez Dieu ennemi, plus le retour à sa grâce vous devient difficile, plus vous grossissez ce trésor de colère qu'il produira contre vous au jour de ses vengeances. Mais du reste, convenons aussi qu'il y a bien de l'illusion dans la conduite des hommes à l'égard de ce grand précepte : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu. Rien de plus aisé que d'aimer Dieu en paroles, mais rien de plus rare que de l'aimer en pratique.

Troisième partie. Amour de perfection par rapport au christianisme. Ceci se réduit à doux points : 1° Dans le christianisme le précepte de l'amour de Dieu impose à l'homme des obligations beaucoup plus grandes que dans l'ancienne loi. 2° Par conséquent l'acte d'amour de Dieu doit être dans nous beaucoup plus héroïque qu'il ne devait l'être dans un Juif ou dans un Gentil, avant que la loi de grâce dit été publiée.

1° Dans le christianisme le précepte de l'amour de Dieu impose à l'homme des obligations beaucoup plus grandes que dans l'ancienne loi : pourquoi cela? parce que la loi nouvelle, à quoi il nous oblige, est beaucoup plus sainte que la loi de Moïse. Il est vrai que c'est une loi douce, selon la parole de Jésus-Christ : mais non point en ce sens qu'elle nous prescrive des devoirs moine rigoureux. Ce n'est point en cela, dit Tertullien, que consiste sa liberté. Au contraire, combien de fois le Sauveur du monde nous a-t-il déclaré que pour être son disciple, il fallait renoncer au monde et se renoncer soi-même beaucoup plus parfaitement que Moïse ne le demandait? On a dit à vos pères que telle et telle chose leur étaient permises : ainsi parlait-il aux Juifs; et moi je vous dis que ces choses alors prétendues permises ne le seront plus pour vous. Cela nous fait entendre, quoi qu'en aient pensé quelques interprètes, que Jésus-Christ a enchéri sur la loi de Moïse, et qu'il nous a imposé dans sa loi de nouveaux préceptes.

Voilà ce que Tertullien appelait le poids du baptême, et voilà pourquoi il s'étonnait que les catéchumènes eussent tant d'empressement pour être incorporés dans l'Eglise de Jésus-Christ. Il raisonnait mal dans la conséquence qu'il tirait : mais son principe était toujours vrai, que le baptême est pour nous un engagement pénible et onéreux. Mais il y en a, dites-vous, qui ne sentent pas ce joug. A cela je réponds qu'ils ne. le sentent pas, ou parce que Dieu leur donne dos forces pour le porter, ou parce qu'ils s'en déchargent par une lâche infidélité. Or, l'un et l'autre n'empêchent pas que ce ne soit un joug : Tollite Jugum meum super vos.

2° Concluons donc que l'amour de Dieu doit être beaucoup plus généreux et plus fort dans un chrétien, puisqu'il doit avoir une vertu proportionnée à ces saintes et rigoureuses obligations que le baptême nous impose. Disons obligations du baptême, et non pas vœux, parce que le vœu dans sa propre signification est un engagement libre, c'est-à-dire un engagement quo Dieu ne nous commande pas, mais que nous contractons de nous-mêmes et par notre choix.

Je vais plus avant, et je dis même avec Guillaume de Paris, que l'acte d'amour de Dieu doit embrasser tous les conseils sous condition ; en sorte que s'il était nécessaire, pour marquer à Dieu mon amour, de pratiquer ce qu'il y a dans les conseils de plus mortifiant et de plus humiliant, je fusse disposé à tout entreprendre et à tout souffrir. D'où vient que Tertullien appelle la foi : Fidem martyrii debitricem, expression qui convient également à la charité. Ainsi, quand les martyrs versaient leur sang, ils étaient loués simplement dans l'Eglise pour avoir fait leur devoir, et non pas plus que leur devoir; et ceux qui cédaient à la rigueur des tourments étaient excommuniés comme des apostats. Il serait bien étrange qu'on n'eût pas dans le christianisme, à l'égard de Dieu, la même fidélité dont on se pique à l'égard de son prince et de sa patrie.

Or, dites-moi, Chrétiens : s'il s'agissait maintenant ou de renoncer notre Dieu ou de mourir pour lui, trouverait-il encore dans nous des martyrs? Si nous ne sommes disposés de cœur à mourir pour sa cause, nous ne l'aimons pas. Quelques-uns prétendent qu'il est dangereux de faire ces suppositions; et moi je soutiens que ces suppositions ainsi faites sont d'une utilité infinie, 1° pour nous donner une haute idée de Dieu; 2° pour nous inspirer, quand il est question de lui obéir, des sentiments nobles et généreux ; 3° pour nous humilier quand nous manquons à certains devoirs aisés et communs. Mais ces suppositions peuvent porter au désespoir. Oui, elles peuvent porter au désespoir; mais qui? ceux qui comptent sur leurs forces, et non point ceux qui s'appuient sur les forces de la grâce.

Je conçois maintenant quel est le mérite de la charité divine. Mais si tout ce que j'ai dit est nécessaire pour aimer Dieu, quel est celui qui aime Dieu? Demandons, comme l'Apôtre, ce saint amour. Disons, comme saint Augustin : Ah! Seigneur, je vous ai aimé trop tard; mais au moins veux-je commencer présentement à vous aimer.

 

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Hoc autem dixit de Spiritu quem accepturi erant credentes in eum.

 

Or, il dit cela de l'Esprit qu'ils devaient recevoir par la foi. (Saint Jean, chap. VII, 39.)

 

Ce n'était pas seulement sur les apôtres que devait descendre ce divin Esprit, mais sur les fidèles, et comme la même foi devait nous unir tous dans le sein de la même Eglise , le même Esprit devait tous nous animer et nous combler des dons de sa grâce. Esprit de vérité envoyé de Dieu, selon le témoignage du Sauveur du monde, pour nous enseigner toutes choses ; mais de toutes les choses qu'il nous a enseignées, il nous suffira d'en bien apprendre une seule à quoi les autres se rapportent, et que saint Paul a voulu nous marquer dans ces belles paroles : Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum (1) : La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit. Car cet Esprit de lumière est surtout encore un esprit d'amour ; et quand une fois nous saurons aimer Dieu, nous posséderons dans l'amour de Dieu toute la science du salut, et dès cette vie même nous commencerons ce qui doit faire toute notre occupation et tout notre bonheur dans l'éternité. Mais n'est-il pas étrange, Chrétiens, qu'uniquement créés pour aimer Dieu, nous ayons peut-être jusques à présent , ignoré en quoi consiste l'amour de Dieu, et que, soumis à la loi, nous ne connaissions pas le premier et le grand précepte de la loi? Il est donc important de vous en donner une connaissance exacte, et c'est ce que j'entreprends dans ce discours. Il s'agit, mes chers auditeurs, du plus essentiel de nos devoirs ; et ce que le Sage a dit de la crainte de Dieu , que c'était proprement l'homme et tout l'homme, je puis bien encore le dire à plus forte raison de l'amour de Dieu : Hoc est enim omnis homo (2). Vous, ô Esprit de charité! secondez mon zèle, et me mettez aujourd'hui dans la bouche des paroles de feu, de ce feu céleste dont vous êtes la source intarissable, de ce feu sacré qui fait les bienheureux dans le séjour de la gloire, et les saints sur la terre! C'est la grâce que je vous demande par l'intercession de Marie, en lui disant : Ave, Maria.

Adoucir les préceptes de la loi de Dieu en leur donnant des interprétations favorables à la nature corrompue, c'est une maxime, Chrétiens, très-pernicieuse dans ses conséquences; mais outrer ces mêmes préceptes, et les entendre dans un sens trop rigide, et au delà des termes de la vérité, c'est un excès que nous devons

 

1 Rom., V, 5.— 2 Eccles., XII, 13.

 

également éviter. Dire : Ceci n'est pas péché, quand il l'est en effet, c'est une erreur dangereuse pour le salut; mais dire : Ceci est péché quand il ne l'est pas, c'est une autre erreur peut-être encore plus préjudiciable. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on s'est élevé contre ceux qui par des principes trop larges ont voulu sauver tout le monde ; mais aussi n'est-ce pas d'aujourd'hui qu'on a condamné ceux qui, par l'indiscrète sévérité de leurs maximes, ont exposé tout le monde à tomber dans le désespoir. Il y a plus de quatorze siècles que Tertullien reprochait aux catholiques le relâchement de leur morale ; mais il y a aussi plus de quatorze siècles qu'on a reproché à Tertullien sa rigueur extrême et sans mesure, qui le conduisit enfin à l'hérésie. Il faut tenir le milieu, et, lorsqu'il s'agit de la réprobation d'une âme ou de sa justification, on ne doit être ni trop commode ni trop sévère : mais il faut être sage , et sage selon les règles de la foi.

Or, je vous dis ceci, Chrétiens, parce qu'ayant à traiter dans ce discours une des vérités fondamentales de la religion, il serait à craindre que vous ne fussiez prévenus ou que j'exagère vos obligations, ou que je les diminue. Double extrémité dont j'ai à me défendre : et pour cela, je n'avancerai rien qui ne soit universellement reçu, rien qui ne soit évident et incontestable, rien même qui ne soit de la foi. Je ne m'attacherai point à l'opinion de celui-ci plutôt qu'à la pensée de celui-là , mais je suivrai celle de tous les docteurs. Je ne prendrai point le plus probable, en laissant le moins probable. Je ne me contenterai point de vous dire ce qui est vrai, mais je vous dirai ce que l'Evangile vous oblige à croire. Cela supposé, j'entre dans mon dessein, et je le propose en trois mots. Je prétends que l'amour de Dieu qui nous est commandé doit avoir trois caractères : l'un par rapport à Dieu, l'autre par rapport à la loi de Dieu, et le troisième par rapport au christianisme où nous sommes engagés par la vocation de Dieu. Par rapport à Dieu, l'amour de Dieu doit être un amour de préférence; par rapport à la loi de Dieu, l'amour de Dieu doit être un amour de plénitude ; et par rapport au christianisme, l'amour de Dieu doit être un amour de perfection. Amour de préférence : en voilà, pour ainsi dire, le fond, et ce sera la première partie. Amour de plénitude : en voilà l'étendue, et ce sera la seconde partie. Enfin, amour de perfection : en voilà le degré, et ce sera la dernière partie. Je vais m'expliquer, et je vous prie de me suivre avec attention.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Ce n'est pas sans raison que Jésus-Christ expliquant lui-même le précepte de l'amour de Dieu, en réduit toute la substance à ces deux paroles : Diliges ex toto corde tuo, et ex omni mente tua (1) ; Vous aimerez votre Dieu de tout votre cœur et de tout votre esprit ; puisque selon la belle remarque de saint Augustin, l'un sert à déterminer l'obligation de l'autre, et que le culte de l'esprit doit être ici la juste mesure de celui du cœur. En effet, à quoi m'engage précisément cette sainte et adorable loi : Diliges ? tâchez à en bien comprendre toute la force. Elle m'engage, répond le docteur angélique, saint Thomas, à avoir pour Dieu un amour de distinction, un amour de singularité, un amour qui ne puisse convenir qu'à Dieu ; c'est-à-dire, en vertu duquel je préfère Dieu à toute créature. Et voilà le tribut essentiel par où Dieu veut que je rende hommage à la souveraineté de son être : Diliges Dominum. Il ne me commande pas absolument de l'aimer d'un amour tendre et sensible; cette sensibilité n'est pas toujours en mon pouvoir : beaucoup moins, d'un amour contraint et forcé ; il ne lui serait pas honorable d'être aimé de la sorte: ni même d'un amour fervent jusqu'à certain degré; ce degré de ferveur ne m'est point connu, et Dieu, par condescendance à ma faiblesse,  n'a  pas voulu me le prescrire. Mais il exige de moi, sous peine d'une éternelle réprobation, que je l'aime comme Dieu, par préférence à tout ce qui n'est pas Dieu. Observez, Chrétiens,  ce terme de préférence. Je ne dis pas d'une préférence vague et de pure spéculation, qui me fasse seulement reconnaître que Dieu est au-dessus de tous les êtres créés ; car il n'est pas nécessaire pour cela d'avoir cette charité surnaturelle dont je parle, puisque les démons mêmes, qui haïssent Dieu,  ont néanmoins pour lui, malgré leur haine, ce sentiment d'estime. Mais je dis d'une préférence d'action et de pratique, en sorte que je sois disposé, mais sincèrement, à perdre tout le reste, plutôt que de consentir à perdre un moment la grâce de Dieu. Disposition tellement nécessaire, que de toutes les choses que je puis désirer ou posséder, s'il y en a une seule que je possède ou que je désire, au hasard d'encourir la disgrâce de Dieu ; c'est-à-dire, si cet acte d'amour que je forme dans mon cœur, quand je proteste à Dieu que je l'aime, n'a pas assez de vertu pour

 

1 Luc, X, 27.

 

m'engager à rompre tous les liens et toutes les attaches qui peuvent me séparer de Dieu, dès là je dois prononcer anathème contre moi-même, dès là je dois me condamner moi-même comme prévaricateur de la charité de Dieu, dès là je dois conclure que je n'accomplis pas le commandement de l'amour de Dieu, que je ne suis donc plus en état de grâce avec Dieu, ni par conséquent dans la voie du salut : pourquoi ? parce que je n'aime pas Dieu avec cette condition essentielle de l'aimer par préférence à tout.

En quoi, dit saint Chrysostome, non-seulement Dieu ne nous demande rien de trop; mais, à le bien prendre, il ne dépend pas même de lui de nous demander moins. Car remarquez, mes Frères, dit ce saint docteur, que Dieu veut que nous le servions, que nous l'honorions, que nous l'aimions à proportion de ce qu'il est, et d'une manière qui le distingue de ce qu'il n'est pas : est-il rien de plus raisonnable? Un roi veut être servi en roi : pourquoi Dieu ne sera-t-il pas aimé en Dieu? Or, il ne peut être aimé en Dieu, s'il n'est aimé préférablement à toutes les créatures : car il n'est Dieu que parce qu'il est au-dessus de toutes les créatures; et si, dans une supposition chimérique, une créature avait de quoi être aimée autant que Dieu, elle cesserait d'être ce qu'elle est, et deviendrait Dieu elle-même. Comme il est donc vrai que si j'aimais une créature de cet amour de préférence qui est proprement le souverain amour, je ne l'aimerais plus en créature, mais en Dieu ; aussi est-il évident que si j'aime Dieu d'un autre amour que celui-là, je ne l'aime plus en Dieu. Or, n'aimer pas Dieu en Dieu, c'est lui faire outrage; et bien loin d'observer sa loi, c'est commettre un crime, qui, dans le sentiment des théologiens et dans l'intention des pécheurs, va jusqu'à la destruction de la Divinité.

Voilà, mes chers auditeurs, ce que Dieu lui-même nous a révélé en cent endroits de l'Ecriture; et voilà à quoi se termine le devoir capital de l'homme : Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo. Mais développons cette vérité, et pour en avoir une intelligence plus exacte, consultons saint Paul, écoutons saint Augustin; et, par ce qu'en ont dit cet Apôtre des nations et ce docteur de l'Eglise, voyons si nous pouvons nous rendre aujourd'hui témoignage que nous aimons Dieu. Il fallait une âme bien établie dans la foi pour faire à toutes les créatures un défi aussi général et aussi plein de confiance que celui de saint Paul, quand il

 

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disait : Quis nos separabit a charitate Christi (1) ? Qui nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? Sera-ce l'affliction, le danger, la persécution, la faim, la nudité, le fer, la -violence? Sera-ce l'injustice et la plus barbare cruauté ? Non, répondait ce vaisseau d'élection : car je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni la grandeur, ni l'abaissement, ni la pauvreté, ni les richesses, ni les principautés, ni les puissances, ni toute autre créature, ne pourra jamais nous détacher de l'amour qui nous lie à notre Dieu. Ainsi parlait cet homme apostolique.  Qu'en pensez-vous, Chrétiens ? ne vous semble-t-il pas que c'était un excès de zèle qui le transportait? et, pour l'intérêt même de sa gloire, ne croyez-vous pas qu'il renfermait dans ces paroles toute la perfection de»la  charité divine? Vous vous trompez. Il n'a exprimé que l'obligation commune d'aimer Dieu. En faisant ce défi et en y répondant, il ne parlait pas en apôtre, mais en simple fidèle. Il disait beaucoup, mais il ne disait rien à quoi tous les hommes ne soient tenus dans la rigueur ; et quiconque n'en peut pas dire autant que lui n'a point de part à l'héritage du royaume de Dieu et de Jésus-Christ ; Non habet hœreditatem in regno Dei et Christi (2). Appliquez-vous à ma pensée. Car c'est justement comme si chacun de nous se disait à lui-même (et plût à Dieu qu'à l'exemple de ce grand saint nous voulussions nous le dire souvent !) : Eh bien ! de toutes les choses que j'envisage dans l'univers, et qui pourraient être les objets de mon ambition et de ma cupidité, en est-il quelqu'une capable de m'ébranler, s'il s'agissait de donner à Dieu une preuve de mon amour et de la fidélité que je lui dois ? Quis nos separabit a charitate Christi (3)? Venons au détail aussi bien que saint Paul. Si j'étais réduit à soutenir une violente persécution, et qu'il fût en mon pouvoir  de m'en délivrer par une vengeance permise selon le monde, mais condamnée de Dieu, le voudrais-je à cette condition? An persecutio? Si, par un renversement de fortune, je me voyais dans l'extrémité de la misère, et qu'il ne tînt qu'à moi, pour en sortir, de franchir un pas hors des bornes de la justice et de la conscience, oserais-je le hasarder? An angustia ? Si, pour acquérir ou pour conserver la faveur du plus grand prince de la terre, il ne dépendait que d'avoir pour lui une complaisance criminelle, l'aurais-je en effet au préjudice de  mon devoir? An principatus ? Si, violant pour une fois la loi chrétienne, il

 

1 Rom., VIII, 35. — 2 Ephes., V, 5. —3 Rom., VIII, 25.

 

m'était aisé par là de m'élever à un rang d'honneur où je ne puis autrement prétendre, le désir de m'avancer l'emporterait-il ? An altitudo ? Si la voie de l'iniquité était la seule par où je pusse me sauver dans une occasion où il irait de ma vie, succomberais-je à la crainte de la mort? An periculum ? Ah ! mes Frères, sachez que si l'amour que vous croyez avoir pour votre Dieu n'est pas d'une qualité à prévaloir au-dessus de tout cela, quelque ardent et quelque affectueux d'ailleurs qu'il puisse paraître, ce n'est point l'amour que Dieu vous demande ; et souvenez-vous que vous êtes dans l'erreur, si, comptant sur un tel amour, vous pensez en être quittes devant lui. Non-seulement vous n'aimez point Dieu avec ce surcroît de charité qu'ont eu les âmes parfaites, mais vous  ne l'aimez pas même selon la mesure précise de la loi ; pourquoi ? parce  que cet amour prétendu ne donne point à Dieu dans votre cœur la place qu'il y doit occuper, c'est-à-dire   ne   l'y   met pas au-dessus de mille choses qui néanmoins y doivent être dans un ordre bien inférieur. Car, supposez même cet amour dont vous vous flattez, vous faites encore plus d'état de votre vie, de vos biens, de votre crédit, de votre repos, que de l'héritage de Dieu, ou, pour mieux dire, que de Dieu même ; d'où il s'ensuit que cet amour n'est point l'amour de préférence que Dieu attend de vous et que la loi vous ordonne : Diliges ex toto corde tuo, et ex omni mente tua.

C'est ainsi que saint Paul l'a compris; et quelque subtile que soit la raison humaine, elle n'opposera jamais rien à l'évidence de ce principe. Mais, après l'Apôtre, écoutons saint Augustin : c'est dans le commentaire du psaume trentième que ce saint docteur s'adressant aux fidèles, et les instruisant sur le même sujet que je traite, leur fait cette proposition. Que votre cœur me réponde, dit-il, mes Frères : Respondeat cor vestrum, Fratres. Car, pour aujourd'hui, c'est votre cœur que j'interroge, n'osant pas m'en tenir au témoignage de votre bouche, et sachant bien que, sur ce qui regarde l'amour de Dieu, il n'y a que le cœur qui ait droit de parler. Que ce soit donc votre cœur qui parle : Respondeat cor vestrum. Si Dieu vous faisait à ce moment l'offre la plus avantageuse en apparence, et la plus capable de remplir toute l'étendue de vos désirs : s'il vous promettait de vous laisser pour jamais sur la terre dans l'affluence des biens, comblés d'honneurs, et en état de goûter tous les plaisirs du monde, et qu'il vous dît : Je vous fais

 

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maîtres de tout cela ; vous serez riches, puissants, à votre aise, en sorte que rien ne pourra vous troubler ni vous affliger, et, ce que vous estimez encore plus, vous serez exempts de la mort, et cette félicité humaine durera éternellement; mais aussi vous ne verrez jamais, et jamais vous n'entrerez dans ce royaume de gloire que j'ai préparé à mes élus : je vous demande, reprend saint Augustin, si Dieu vous parlait de la sorte, seriez-vous contents d'une pareille destinée , et voudriez-vous vous en tenir à cette offre ? Ergo si diceret Deus : Faciem meam non videbitis, an gauderetis istis bonis ? Si vous vous en réjouissiez, Chrétiens, ce serait une marque infaillible que vous n'avez pas encore commencé à aimer Dieu : Si gauderes, nondum cœpisti esse amator Christi. C'est la conséquence que tire ce Père. Et d'où la tire-t-il? de ce principe fondamental, que l'amour de Dieu doit être un amour de préférence, et que vous ne pouvez l'avoir, cet amour de préférence, en consentant à être privés de Dieu pour jouir des biens temporels.

Faisons une supposition plus naturelle encore et plus présente. Imaginez-vous la chose du monde pour laquelle vous avez plus de passion, c'est votre honneur. On vous l'a ôté, ou par une atroce calomnie, ou par un affront qui va jusqu'à l'outrage. Supposons la plaie aussi sanglante qu'il vous plaira : vous voilà perdu d'estime et de crédit dans le monde, et vous êtes d'une condition où cette tache doit être moins supportable que la mort même. Cependant il ne vous reste qu'une seule voie pour l'effacer, et cette voie est criminelle. On vous la propose ; et si vous ne la prenez pas, vous tombez dans le mépris. Sur cela je vous demande, mon cher auditeur : Aimez-vous assez Dieu pour croire que vous voulussiez alors lui faire un sacrifice de votre ressentiment? Ne me répondez point que Dieu dans cette conjoncture vous donnerait des secours particuliers ; il ne s'agit point des secours que Dieu vous donnerait, mais de la fidélité avec laquelle vous usez de ceux qu'il vous donne. Il n'est pas question de l'acte d'amour que vous formeriez, mais de celui que vous produisez maintenant ; et je veux savoir s'il est tel de sa nature qu'il pût réprimer tous les mouvements de vengeance qu'exciterait dans votre cœur l'injure que vous auriez reçue. Car si cela est, vous avez sujet d'espérer et d'être content de vous : mais si cela n'est pas, vous devez trembler , parce que vous n'êtes pas dans l'ordre de cette charité vivifiante qui opère le salut, et dont l'indispensable loi vous oblige à aimer Dieu plus que votre honneur.

Mais il est bien difficile qu'un homme du monde puisse être disposé de la sorte. Difficile ou non, répond saint Bernard, voilà la balance où il faut être pesé ; voilà la règle que Dieu prendra pour vous juger. Amour de préférence, c'est ce qui condamnera tant d'âmes mondaines, qui, pour s'être attachées à de fragiles et de viles créatures, les ont aimées, adorées, servies, jusqu'à oublier l'essentielle obligation que leur imposait la charité due au Créateur. Ne parlons point même de certaines passions honteuses. Amour de préférence, c'est ce qui condamnera tant de pères et de mères, qui, pour avoir idolâtré leurs enfants, mériteront que Dieu leur fasse le reproche qu'il faisait au grand-prêtre Héli : Magis honorasti filios tuos quam me (1) : Parce que vous avez fait plus d'état de vos enfants que de moi, je vous réprouverai. Amour de préférence, c'est ce qui condamnera tant de femmes chrétiennes, qui, pour avoir poussé au delà des bornes le devoir de leur état, auront préféré à Dieu celui qu'elles ne devaient aimer que pour Dieu. Amour de préférence, c'est ce qui condamnera tant d'amis qui, s'étant fait de l'amitié une religion, et par un dévouement sans mesure étant entrés dans toutes les intrigues et toutes les entreprises de leurs amis, se seront rendus, aux dépens de Dieu, les fauteurs de leurs injustices et de leurs violences. Amour de préférence, premier devoir de l'homme par rapport à Dieu. Amour de plénitude, second devoir de l'homme par rapport à la loi de Dieu, et le sujet de la seconde partie.

 

DEUXIÈME   PARTIE.

 

C'est le propre de Dieu de renfermer dans l'unité de son être la multiplicité de tous les êtres ; et c'est le propre de la charité divine de réduire à l'unité d'un seul précepte tous les préceptes qui, quoique différents et quoique infinis en nombre , sont compris dans la loi de Dieu. Dilige, et fac quod vis : Aimez, et faites ce que vous voudrez, disait saint Augustin. Il semble , par cette manière de parler, que l'amour de Dieu soit une abolition générale de tous les autres devoirs de l'homme ; mais il s'en faut bien que ce saint docteur ne l'ait conçu de la sorte, puisque au contraire il a prétendu nous faire entendre par là que tous les autres devoirs de l'homme étant réunis, comme ils le sont, dans l'amour de Dieu, on

 

1 1 Reg., II, 29.

 

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peut sûrement donner à l'homme une pleine liberté de l'aire ce qu'il voudra, pourvu qu'il aime Dieu, parce qu'en aimant Dieu il veut nécessairement tout ce qu'il doit vouloir, et ne peut rien vouloir de ce qu'il ne doit pas. Voilà, mes chers auditeurs, le mystère de cette grande parole de l'Apôtre : Plenitudo ergo legis est diectio (1) : La charité est la plénitude de la loi. Parole dont il est important pour vous d'avoir une parfaite intelligence : car il s'ensuit de là que pour produire cet acte d'amour, qui est le sujet du premier commandement, ou du commandement par excellence : Diliges Dominum (2), il faut être préparé, et, pour mieux dire, déterminé par une volonté absolue, sincère, efficace, à observer sans réserve et sans exception tous les autres commandements, et se persuader qu'il est autant impossible d'aimer Dieu et de n'être pas dans cette préparation d'esprit, que de l'aimer tout ensemble et de ne le pas aimer. Je dis tous les commandements sans exception ; car prenez garde, Chrétiens, à ce que vous n'avez peut-être jamais bien compris : il n'en est pas de la charité comme des vertus morales et naturelles, en sorte que vous puissiez dire, quand vous accomplissez un précepte : J'ai une charité commencée ; si j'en accomplis plusieurs, cette charité croît dans moi, et elle sera entière lorsque je les accomplirai tous. Non, il n'en va pas ainsi. L'essence de la charité ne souffre point de partage, elle est attachée à l'observation de toute la loi ; et de même, dit l'ange de l'école , saint Thomas, que si je doutais d'un seul article de la religion que je professe, quelque soumission d'esprit que je pusse avoir sur tout le reste, il serait vrai néanmoins que je n'aurais pas le moindre degré de foi, parce que la substance de la foi est indivisible; aussi est-il certain que quand j'aurais pour tous les autres commandements cette soumission de volonté que la loi demande, si elle me manque à l'égard d'un seul, dès là je n'ai pas le moindre degré d'amour de Dieu. Il y a une grande charité, poursuit saint Thomas, et, par comparaison à celle-là , on peut dire qu'il y a une moindre charité : mais la charité que je conçois la moindre, si c'est une vraie charité, s'étend aussi bien que la plus grande à toutes les obligations présentes, futures , possibles ; et quand saint Paul aimait Dieu de cet amour fervent et extatique qu'il savait si bien exprimer, il ne s'engageait, quant au fond, à rien davantage que le dernier des justes qui aime

 

1 Rom., XIII, 13. — 2 Deut., VI, 5.

 

Dieu le plus faiblement, pourvu qu'il l'aime véritablement. C'est pour cela que l'Apôtre appelle cet amour la plénitude de la loi : Plenitudo legis (1) ; parce que tous les commandements de la loi de Dieu entrent, pour ainsi dire, dans la charité comme autant de parties qui la composent ; et qu'ils se confondent dans elle comme autant de lignes qui, hors de leur centre, sont séparées, mais dans leur centre trouvent leur union sans préjudice de leur distinction.

En effet, entre tous les préceptes particuliers considérés hors de ce centre de l'amour divin, il n'y a ni connexion, ni dépendance naturelle. On peut observer l'un sans accomplir l'autre : celui qui défend le larcin, ne défend ni le parjure ni l'adultère ; celui qui commande l'aumône , ne commande ni la prière ni la pénitence : mais par rapport à l'amour de Dieu, tout cela est inséparable ; pourquoi ? parce que cet amour, en vertu de ce qu'il contient et de ce que nous appelons sa plénitude, est une défense générale de tout ce qui répugne à l'ordre, et un commandement universel de tout ce qui est conforme à la raison ; en sorte que, dans le langage de la théologie, dire intérieurement à Dieu que je l'aime, c'est faire un vœu d'obéir à toutes ses volontés, comme si je spécifiais chaque chose en détail, et que , développant mon cœur, je m'expliquasse par ce seul acte sur tout ce que Dieu sait que je lui dois et que je veux lui rendre. Sur quoi saint Augustin fait une réflexion bien judicieuse, dont voici le précis. Il examine ces paroles du Sauveur du monde : Si prœcepta mea servaveritis, manebitis in dilectione mea (2) : Si vous gardez mes commandements, vous serez dans l'exercice et comme dans la possession de mon amour ; et il les compare à cet autre passage du même évangile : Si diligitis me, mandata mea servate (3) : Si vous m'aimez, gardez mes commandements. Là-dessus il raisonne, et voici comment. D'une part, Jésus-Christ nous assure que si nous l'aimons , nous obéissons à sa loi ; et de l'autre, il nous déclare que si nous obéissons à sa loi, nous l'aimerons. Quoi donc ! est-ce par la charité que la loi s'accomplit, ou par l'accomplissement de la loi que la charité se pratique? Aimons-nous Dieu parce que nous faisons ce qu'il nous commande , ou faisons-nous ce qu'il nous commande parce que nous l'aimons? Ah ! mes Frères, répond cet incomparable docteur, ne doutons point que l'un et l'autre ensemble ne se vérifie selon l'oracle et

 

1 Rom., XIII, 10. — 2 Joan., XV, 10. — 3 Ibid., XIV, 15.

 

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la pensée du Fils de Dieu : car quiconque aime Dieu de bonne foi, a déjà accompli tous les préceptes dans la disposition de son cœur ; et quand il vient à les accomplir dans l'exécution , il ratifie seulement et il confirme par ses œuvres ce qu'il a déjà fait par ses sentiments et dans le secret de l'âme. D'où il s'ensuit qu'il y a de la contradiction à former l'acte d'amour de Dieu, et à n'avoir pas une volonté absolue d'observer tous les commandements de Dieu : Plenitudo legis, dilectio (1). Supposons donc un homme tel que l'imperfection de notre siècle ne nous en fait aujourd'hui que trop voir; je veux dire un homme d'une fidélité bornée , et qui, dans l'obéissance qu'il rend à Dieu, usant de réserve, accomplisse, si vous voulez , hors un seul point, toute la loi : il n'est ni blasphémateur, ni impie, ni fourbe, ni usurpateur, ni emporté, ni vindicatif; il est religieux envers Dieu, équitable envers le prochain; mais il est faible sur une passion qui le domine, et qui, pour être l'unique dont il soit esclave, n'en est pas moins le scandale de sa vie. Ou bien, pour le considérer sous une autre idée , il est chaste, réglé dans ses plaisirs, ennemi du libertinage; il a même du zèle pour la discipline et pour la pureté des mœurs : mais, avec cette pureté de mœurs et de zèle, il ne peut oublier une injure ; avec cette régularité, il n'est pas maître de sa langue, et, par ses médisances, il déchire impunément le prochain. Je dis que cet homme n'a pas plus de charité, j'entends de cette charité divine et surnaturelle dont dépend le salut, qu'un publicain et qu'un païen : et Dieu, dont le discernement, quoique sévère, est infaillible, ne le réprouve pas moins que s'il violait toute la loi : pourquoi ? Parce qu'en omettant un point de la loi, il n'a plus ce qui est essentiel à la charité, savoir : une volonté efficace de remplir toute l'étendue de la loi. Et voilà le sens de cette parole de saint Jacques, qui paraissait autrefois si obscure aux Pères de l'Eglise, et sur laquelle saint Augustin même crut avoir besoin de consulter saint Jérôme :Qui peccat in uno, factus est omnium reus (2) : Quiconque pèche contre un seul précepte, est aussi coupable que s'il péchait contre tous. Quoi? demande saint Augustin, est-ce que la transgression d'un seul précepte est censée aussi criminelle que la transgression de tous les préceptes ? est-ce qu'il n'y a pas plus de désordre à les violer tous, qu'à n'en violer qu'un seul, est-ce que l'un et l'autre est égal à Dieu, et que Dieu ne s'en tient ni plus ni

 

1 Rom., XIII, 10. —  2 Jac, II, 10.

 

moins offensé? En ce sens, répondait saint Jérôme, la proposition serait une erreur, et une erreur pernicieuse dans ses conséquences; mais dans le sens de l'Apôtre, elle contient un dogme incontestable de notre foi, que quiconque viole dans un seul point la loi de Dieu, est aussi bien privé de la grâce, perd aussi immanquablement la charité, n'a non plus de part à l'héritage de la gloire ; enfin n'est pas moins un sujet de réprobation , que s'il se trouvait l'avoir violée dans toutes ses parties. Et sur cela, mon Dieu, reprenait saint Bernard méditant cette vérité, je n'ai nulle raison de me plaindre, comme si la loi de votre amour était un joug trop pesant : car est-il rien au contraire de plus équitable que cette loi? et si je la condamnais, ne me condamnerais-je pas moi-même, puisque, n'étant qu'un homme mortel, je prétends néanmoins avoir droit d'exiger de mes amis la même fidélité? Qu'un d'eux m'ait manqué dans une affaire importante, qu'il ait pris parti contre moi, qu'il m'ait déshonoré, qu'il m'ait fait outrage, quoiqu'en toute autre chose il soit sans reproche à mon égard, je ne le regarde plus alors comme un ami, et je conclus qu'il ne me rend pas même le devoir de cette charité commune que les hommes se doivent les uns aux autres. Mais il ne m'a offensé qu'en ce seul point : il n'importe ; cela me suffit pour comprendre qu'il ne m'aime pas, parce que s'il m'aimait sincèrement et solidement, il serait dans la disposition de me ménager en tout, et de ne me blesser en rien. C'est ainsi, ô mon Dieu, que je le conçois; et si j'en juge de la sorte dans ma propre cause, pourquoi en jugerais-je autrement lorsqu'il s'agit des intérêts de mon Créateur et de mon souverain ? Pourquoi, quand il m'arrive de franchir un pas contre vos ordres et au préjudice de votre honneur, quelque irrépréhensible que je sois d'ailleurs, me paraîtra-t-il étrange que vous m'effaciez du livre de vie, comme prévaricateur de la loi d'amour que vous m'avez imposée? De conclure de là, Chrétiens, qu'il n'y a donc, plus de mesures à garder quand on est une fois pécheur, et que, puisque la charité ne se partage point, il vaut donc autant la perdre pour beaucoup que de la perdre pour peu, être tout à fait libertin que de ne l'être qu'à demi, suivre en aveugle toutes ses passions que de n'en satisfaire qu'une, se porter à toutes les extrémités que de se modérer dans le crime, c'est raisonner en impie et en mercenaire : en impie qui, par cette maxime tout ou rien, prétend s'autoriser dans ses excès

 

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et dans son libertinage; en mercenaire qui, n'ayant en vue que son intérêt propre dans le dérèglement de ses mœurs, se soucie peu du plus on du moins qu'en souffre l'intérêt de Dieu.

Mais vous vous trompez, mon Frère, dit saint Augustin : car quelque indivisible que soit la charité et l'amour de Dieu, il est toujours vrai que plus vous violez de commandements, plus vous vous rendez Dieu ennemi, plus le retour à sa grâce vous devient difficile, plus vous grossissez ce trésor de colère dont parle saint Paul, plus vous devez attendre de châtiments dans l'éternité malheureuse : s'il vous reste quelque principe de religion, en voilà plus qu'il ne faut pour vous obliger à ne vous pas emporter dans le péché même. Mais, du reste, convenons aussi, mes chers auditeurs, qu'il y a bien de l'illusion dans la conduite des hommes à l'égard de ce grand précepte : Diliges Dominum Deum tuum (1); Vous aimerez le Seigneur votre Dieu. Rien n'est plus aisé que de dire : J'aime Dieu ; mais rien dans la pratique n'est plus rare que cet amour : pourquoi ? C'est que nous nous flattons, et que nous ne distinguons pas le vrai et le faux amour de Dieu. Non seulement nous trompons les autres par notre hypocrisie, mais nous nous trompons nous-mêmes par un aveuglement volontaire. Qu'il s'élève dans notre âme le plus léger sentiment d'amour pour Dieu, nous voilà persuadés que tout est fait, et nous croyons avoir la plénitude de ce divin amour. Ce qui n'est souvent qu'affection naturelle, nous le prenons pour un mouvement de la grâce ; ce qui n'est qu'un mouvement de la grâce, nous le regardons comme un effet de notre fidélité ; nous confondons l'inspiration qui nous porte à aimer, avec l'amour même ; et ce que Dieu opère dans nous indépendamment de nous, nous nous l'attribuons, comme si c'était tout ce que Dieu veut que nous fassions pour lui. Mais abus, Chrétiens, et malheur à nous si nous tombons ou si nous demeurons dans de si grossières erreurs ! Aimer Dieu, c'est s'interdire tout ce que défend la loi de Dieu, et pratiquer tout ce qu'elle ordonne ; c'est se renoncer soi-même, c'est faire une guerre continuelle à ses passions; c'est humilier son esprit, crucifier sa chair, et la crucifier, comme dit saint Paul, avec ses vices et ses concupiscences ; c'est résister aux illusions du monde, au torrent de la coutume, à l'attrait du mauvais exemple; en un mot, c'est vouloir plaire en tout à Dieu,

 

1 Luc, X, 27.

 

et ne lui vouloir déplaire en rien. En l'aimant ainsi d'un amour de préférence, d'un amour de plénitude, il nous reste encore à l'aimer d'un amour de perfection par rapport au christianisme, comme je vais l'expliquer dans la troisième partie.

 

TROISIÈME  PARTIE.

 

Quoique Dieu soit toujours le même, et que par rapport à lui ses perfections, qui ne changent point, le rendent toujours également aimable, il est toutefois vrai, comme l'a remarqué saint Bernard, que, selon les divers états où l'homme peut être considéré, l'amour qu'il doit à Dieu ne laisse pas d'avoir ses degrés différents ; et qu'à proportion des dons qu'il a reçus, les mesures de hauteur, de profondeur et de largeur, que saint Paul donne à la charité, doivent être plus ou moins étendues. Or, de ce principe que la raison même autorise, je tire deux conséquences : la première, que dans le christianisme, le précepte de l'amour de Dieu impose à l'homme des obligations beaucoup plus grandes que dans l'ancienne loi : la seconde, que l'acte d'amour de Dieu doit donc être dans nous beaucoup plus héroïque qu'il ne devait l'être dans un Juif ou dans un Gentil, avant que la loi de grâce eût été publiée. Parlons sans exagération : voici la preuve de l'un et de l'autre. Du moment que je suis chrétien, il faut que j'aime Dieu en chrétien. Or, aimer Dieu en chrétien, c'est bien plus que de l'aimer simplement en homme; pourquoi? parce que c'est se charger en l'aimant, outre la loi éternelle et divine qui nous est commune à tous, de la loi particulière dont Jésus-Christ est l'auteur. Par conséquent, c'est ajouter à la charité un nouvel engagement qu'elle n'avait pas dans son origine, et qui dans la suite des siècles est devenu le comble de sa perfection. Je vous déclare, mes Frères, disait saint Paul, que quiconque se fait circoncire prend sur lui tout le fardeau de la loi de Moïse : Testificor autem omni homini circumcidenti se, quoniam debitor est universœ legis faciendœ (1). Et je vous dis, Chrétiens, conformément à ces paroles de l'Apôtre, qu'au même temps que vous avez été engagés à Jésus-Christ par le baptême, vous vous êtes imposé un nouveau joug encore plus saint que celui de la loi de Moïse ; un joug que vous devez porter jusqu'à la mort, un joug auquel votre salut est indispensablement attaché, un joug sans lequel Dieu ne veut plus ni ne peut plus être aimé de vous. Ah ! mes chers

 

1 Galat., V, 3.

 

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auditeurs, quel fonds de réflexions ! Croire que la loi de Jésus-Christ est une loi de douceur, une loi de grâce, une loi de liberté, une loi d'amour, c'est croire ce que le Saint-Esprit même nous a révélé, et ce que toutes les Ecritures nous prêchent : mais se persuader que cette loi soit douce, parce qu'elle nous prescrit des devoirs moins rigoureux et moins contraires aux sens et à la nature ; se persuader que sa liberté consiste dans le relâchement, et que, pour être une loi de grâce et d'amour, elle en soit moins une loi d'abnégation et de travail, non-seulement c'est la méconnaître, mais la détruire. Non, non, mes Frères, disait Tertullien, expliquant sur cela sa pensée, la liberté que Jésus-Christ nous a apportée du ciel ne favorise en aucune sorte la licence des mœurs. Si cet Homme-Dieu a fait cesser les sacrifices et les cérémonies de la loi écrite, il nous a en échange donné des règles de vie bien plus capables de nous sanctifier; et ce qui était condamné dans l'ancien Testament par le précepte de la divine charité, est doublement criminel depuis que le Dieu de la charité est venu lui-même nous enseigner sa doctrine et nous proposer ses exemples : Libertas in Christo (ces paroles sont admirables), libertas in Christo non fecit innocentiœ injuriam. Operum juga rejecta sunt, non disciplinarum : et quœ in veteri Testamento erant interdicta, etiam œmidatorio prœcepto apud nos prohibentur.

Rien de plus vrai, Chrétiens. Car, comment ce Sauveur adorable s'en est-il déclaré dans l'Evangile ? Combien de fois nous a-t-il fait entendre que, pour embrasser sa religion, il fallait renoncer au monde et se renoncer soi-même beaucoup plus parfaitement que Moïse ne le demandait? En combien de sens beaucoup plus étroits et plus sévères n’ont-il pas interprété les principaux articles de la loi de Dieu? Combien de dispenses, même légitimes, n'a-t-il pas abolies? S'il nous a délivrés des observances légales, à combien d'autres ne nous a-t-il pas assujettis? Le seul précepte de l'amour des ennemis n'est-il pas d'une perfection plus éminente que tout ce qu'enseignaient et pratiquaient les pharisiens? Jusques à quel point n'a-t-il pas élevé, pour ainsi dire, certaines obligations du droit naturel? Sur combien de sujets n'a-t-il pas usé de son souverain pouvoir, pour nous faire de nouvelles défenses? On a dit à vos pères que telle et telle chose leur étaient permises, (ainsi parlait-il aux Juifs) ; et moi je vous dis que ces choses alors prétendues permises ne le seront plus pour vous.

Je sais ce qu'ont avancé quelques interprètes, que le Fils de Dieu parlait de la sorte, non pas pour enchérir sur la loi ni pour y rien ajouter; mais seulement pour corriger les fausses explications des scribes et des docteurs de la Synagogue. Mais je sais aussi que ce sentiment a été combattu par la plupart des Pères. Car, comme remarque saint Jérôme, si le Sauveur du monde ne prétendait autre chose que de réfuter les pharisiens, sans établir de nouveaux préceptes, pourquoi aurait-il dit : Et moi je vous ordonne de faire du bien à ceux mêmes qui vous maltraitent, de prier pour ceux mêmes qui vous persécutent, d'aimer ceux mêmes qui vous calomnient? Où trouvait-on ce commandement? dans quel livre de la loi était-il inséré ? N'y voit-on pas tout le contraire ; et le droit de haïr ceux qui nous haïssent n'y paraît-il pas autorisé? Il est donc vrai que Jésus-Christ voulait enchérir sur Moïse, quand il disait: Ego autem dico vobis (1); que son dessein était de nous prescrire des lois qui lui fussent propres : Hoc est prœceptum meum; que ce que nous appelons Décalogue est quelque chose pour nous de plus parfait qu'il n'était pour les Juifs; et, par une conséquence nécessaire, que pour aimer Dieu dans le christianisme, il en doit plus coûter qu'il n'en coûtait avant la prédication de l'Evangile.

Voilà, mes chers auditeurs, ce que Tertullien, dans son style ordinaire, appelait le poids du baptême : Pondus baptismi; et voilà ce qui lui donna lieu d'appuyer un sentiment qui, pour n'avoir pas été entièrement conforme à l'esprit de l'Eglise, ne laisse pas de nous fournir la matière d'une excellente réflexion : faites-la, s'il vous plaît, avec moi. Il parlait des catéchumènes, qui, touchés de la grâce, et pressés d'un impatient désir de se voir incorporés dans l'Eglise de Jésus-Christ, demandaient avec instance qu'on les admît au baptême ; ce que l'on jugeait quelquefois à propos de différer, pour avoir des preuves plus certaines de leur foi. Ce retardement leur causait une douleur extrême; et Tertullien, au contraire, surpris de leur douleur et de l'empressement qu'ils témoignaient, leur remontrait que s'ils avaient bien compris ce que c'était que le baptême, ils l'auraient plutôt craint qu'ils ne l'auraient souhaité : Si pondus intelligerent baptismi, ejus consecrationem magis timerent quam dilationem. J'ai dit, Chrétiens, que ce sentiment n'était pas conforme à l'esprit de l'Eglise, parce qu'il favorisait un désordre déjà trop commun,

 

1 Joan., XV, 11.

 

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de remettre jusqu'au moment de la mort à recevoir le baptême, afin de vivre dans une plus grande liberté et avec plus de licence. Désordre que l'Eglise ne toléra jamais; pourquoi? Parce qu'elle estimait que le baptême étant le premier lien qui nous unit à Jésus-Christ, et le premier sacrement qui nous fait membres de son corps mystique, c'était un crime de se priver d'un tel avantage par la seule crainte des obligations qui y sont attachées. En cela donc Tertullien, aussi bien qu'en d'autres sujets, s'égarait, aveuglé par son propre sens : mais en ce qu'il soutenait que le baptême était un engagement pénible et onéreux, ne parlait-il pas juste? Jésus-Christ lui-même ne nous l'a-t-il pas fait entendre, et ne nous propose-t-il pas sa loi comme un joug? Tollite jugum meum super vos (1). Mais il y en a, dites-vous, dans le christianisme qui ne sentent pas la pesanteur de ce joug. Ah ! mon Frère , répond saint Augustin, cela peut bien être, et cela est en effet; mais prenez garde à ne pas confondre les choses. Car, vous ne ressentez pas le joug du baptême, ou parce que Dieu vous donne des forces pour le porter, ou parce que vous vous en déchargez par une lâche infidélité. Si c'est l'onction de la grâce qui vous empêche de le sentir, j'en bénis Dieu et j'envie votre état, bien loin de vouloir vous le rendre suspect : mais si vous ne sentez pas ce joug, parce que vous ne le portez pas, ou que vous ne le portez qu'à demi ; si vous ne le sentez pas, parce que vous savez l'accommoder à vos inclinations, et que vous croyez pouvoir l'accorder avec les douceurs de la vie; si vous ne le sentez pas, parce que vous le réduisez à une austérité superficielle et apparente, et que vous n'en prenez que ce qui vous plaît, tremblez et confondez-vous. Car, ce joug que vous pensez avoir secoué vous accablera un jour, et ces devoirs que vous aurez négligés feront, au jugement de Dieu, la matière de votre condamnation.

De là, concluons que l'amour de Dieu doit donc être beaucoup plus généreux et plus fort dans un chrétien, puisqu'il doit avoir une vertu proportionnée à ces saintes et rigoureuses obligations que le baptême nous impose. Disons obligations, Chrétiens, et non pas purement ni proprement vœux : car un vœu, dit saint Thomas, c'est, dans sa propre signification, une chose dont j'ai le choix libre, que Dieu ne me commande pas et que je me commande à moi-même, sans laquelle je pourrais me sauver et parvenir à ma fin. Or, il n'en est

 

1 Matth., XI, 29.

 

pas ainsi des obligations du baptême. Comme le baptême depuis Jésus-Christ est l'unique voie du salut, les obligations qui en dépendent sont d'une absolue nécessité pour nous ; et quand je m'y soumets, quelque obéissance que je rende à Dieu, je ne lui fais point ce sacrifice pleinement volontaire que le vœu exprime. C'est ainsi que raisonnent les théologiens, non pas pour ôter à une âme fidèle la consolation de se croire engagée à Dieu par des vœux, pourvu qu'elle convienne que ces vœux du baptême sont tellement des vœux, que Dieu ne lui en a point laissé la disposition; pourvu qu'elle reconnaisse qu'outre ces vœux de nécessité il y en a d'autres de conseil, dont Dieu se tient spécialement honoré, et qui élèvent l'homme à une perfection encore plus éminente, tels que sont les vœux de la religion et du sacerdoce; enfin, pourvu que, sans y penser, elle ne favorise pas l'erreur des derniers hérésiarques, qui, pour colorer dans le monde leur apostasie, commencèrent, sous ombre de réforme, à exalter les vœux du baptême , pour décrier celui de la continence, qu'ils avaient honteusement abandonné. Du reste, que ce soient obligations ou vœux du baptême, toujours est-il vrai qu'ils nous rendent beaucoup plus difficile la pratique de ce premier commandement: Diliges; puisqu'il est impossible, dans la loi de grâce, de former l'acte d'amour de Dieu, sans vouloir accomplir de bonne foi tout ce qui est contenu dans la profession du christianisme.

Je vais même plus avant, et je finis par une pensée de Guillaume de Paris, digne du zèle de ce grand évêque, mais dont je craindrais de vous faire part, si je n'étais également sûr et de votre intelligence et de votre piété : écoutez-la. C'est qu'afin que l'acte d'amour de Dieu ait ce caractère de perfection que Dieu exige pour le salut, il ne suffit pas qu'il s'étende absolument à tous les préceptes, soit naturels, soit positifs de la loi chrétienne; mais il doit encore, sous condition, embrasser tous les conseils; sous condition, dis-je, remarquez bien, s'il vous plaît, ce terme ; en sorte que s'il était nécessaire, pour marquer à Dieu mon amour, de pratiquer ce qu'il y a dans les conseils évangéliques de plus mortifiant, de plus humiliant, de plus opposé à la nature et à l'amour-propre, en vertu de ce seul acte : J'aime Dieu, je fusse disposé à tout entreprendre et à tout souffrir. Ne pensez pas que cette disposition, quoique conditionnelle, soit chimérique : il n'est rien de plus réel; pourquoi? parce que,

 

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comme il n'y a pas un conseil évangélique qui ne puisse devenir, et qui, dans mille rencontres, ne devienne un commandement pour moi, il faut que l'amour de Dieu me mette au moins habituellement dans la disposition où je devrais être, et m'inspire la force que je devrais avoir si je me trouvais dans ces conjonctures. Ainsi, je ne suis point obligé, parce que j'aime Dieu, à quitter le monde, ni à prendre le parti de la retraite ; mais je suis obligé d'être préparé à l'un et à l'autre, parce que ma faiblesse pourrait être telle, que le monde serait évidemment un écueil à mon innocence, et qu'il n'y aurait que la retraite qui pût me garantir. Renoncer à mes biens, ce n'est, dans la doctrine de Jésus-Christ, qu'un simple conseil; mais être prêt à y renoncer, c'est un précepte rigoureux, parce que l'expérience pourrait me convaincre que je ne puis les retenir sans m'y attacher, ni m'y attacher sans me perdre. Dieu ne me commande pas d'endurer le martyre, mais il me commande d'être résolu à l'endurer, parce qu'il pourrait y avoir telle occasion où le martyre serait une épreuve indispensable de ma foi : d'où vient que Tertullien, parlant de la foi des chrétiens, disait excellemment qu'elle nous rend responsables et redevables à Dieu de nous-mêmes jusqu'à nous obliger à souffrir pour lui le martyre quand il y va de sa gloire : Fidem martyrii debitricem.

Or, la charité ne vous charge pas moins de cette dette. Dites-moi donc, Chrétiens, quand les martyrs, dans les persécutions se laissaient immoler comme des victimes, quand ils se laissaient brûler par le feu, quand on les étendait sur les roués et sur les chevalets, et que pour l'amour de Dieu ils soutenaient avec un courage invincible toute la rigueur des tourments, faisaient-ils une œuvre de surérogation, et pouvaient-ils s'en dispenser? Non; mais cela était nécessaire selon la loi de la charité, et s'ils n'avaient eu cette résolution et ce courage, ils auraient été réprouvés de Dieu. L'Evangile nous en assure ; et voilà pourquoi l'on excommuniait ceux qui ne résistaient pas jusqu'à l'effusion de leur sang. Bien loin d'avoir égard à leur faiblesse, on les déclarait apostats, et on les retranchait comme des membres indignes de Jésus-Christ. Les martyrs qui triomphaient de la cruauté des bourreaux étaient seulement loués pour avoir fait leur devoir, et non pas plus que leur devoir. Si la crainte les eût fait succomber, au lieu des bénédictions que leur donnait l'Eglise, elle n'aurait eu pour eux que des foudres et des anathèmes. Mais quoi ! le commandement d'aimer Dieu allait-il donc jusque-là? Oui, mes chers auditeurs; et si nous nous en étonnons, c'est que nous n'avons pas encore, commencé à connaître Dieu, ni à mesurer la perfection de son amour par la sévérité des lois du monde. Car telle est la fidélité dont on se pique dans le monde à l'égard de son prince et de sa patrie. On se fait un devoir parmi les hommes d'être prêt à mourir pour des hommes ; et non-seulement on s'en fait un devoir, mais on érige ce devoir en point d'honneur. Nous voyons tous les jours des sages du monde sacrifier pour cela leur repos, leur santé, leur vie ; et parce que souvent ils ne s'y proposent que des vues humaines, ce sont des martyrs du monde : pourquoi donc trouver étrange que Dieu du moins en demande autant de ceux qui l'aiment, et que la charité ait ses martyrs comme le monde a les siens ?

Cependant, mes chers auditeurs, s'il s'agissait de donner à Dieu ce témoignage de noire amour, y serions-nous disposés? S'il fallait, au moment que je parle, ou le renoncer ou mourir, trouverait-il encore en nous des martyrs? Dispensez-moi, Chrétiens, de répondre à cette question, qui m'exposerait peut-être, ou à trop présumer de votre constance, ou à trop me défier de votre lâcheté. Ce que je sais et ce que toute la théologie m'apprend, c'est, mes Frères, que si nous avons cet amour, qui est le grand commandement de la loi, sans autre préparation d'esprit et de cœur, nous sommes en état d'être les martyrs de notre Dieu ; et que s'il nous manque aussi quelque chose pour être les martyrs de notre Dieu, quoi que nous sentions d'ailleurs pour lui, nous n'avons pas encore cet amour qui nous est si expressément ordonné dans la loi. Quelques-uns prétendent qu'il est dangereux de faire ces suppositions, et moi je soutiens que ces suppositions ainsi faites sont d'une utilité infinie : pourquoi? premièrement, pour nous donner une haute idée de l'excellence et de la grandeur du Dieu que nous servons ; en second lieu, pour nous inspirer, quand il est question de lui obéir, des sentiments nobles et généreux; enfin, pour nous humilier et pour nous confondre, quand nous manquons à certains devoirs aisés et communs, puisque la charité nous impose de si grandes obligations.

Mais ces suppositions vivement conçues peuvent porter au désespoir. Oui, Chrétiens, elles y peuvent porter ; mais qui ? ceux qui comptent sur leurs propres forces, et non point ceux

 

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qui s'appuient sur les forces de la grâce ; puisqu'on contraire rien n'est plus capable d'animer notre espérance, que la grandeur et la difficulté de ce commandement. Car il me suffit de savoir que Dieu m'oblige à cela, et que cela surpasse infiniment tout ce que je puis de moi-même, pour être assuré que Dieu, qui est fidèle, me donnera infailliblement des secours proportionnés à ce qu'il me commande. Et voilà ce qui soutient l'espérance chrétienne ; au lieu que de moindres préceptes par leur facilité apparente, font souvent naître la présomption. Ah! mes Frères, c'est maintenant que je conçois d'où vient l'efficace, ou, pour mieux dire, la toute-puissance de la charité divine. Quand on me disait autrefois qu'il ne fallait qu'un acte d'amour de Dieu pour effacer tous les péchés; quand on m'alléguait l'exemple de Madeleine , qui par ce seul acte intérieur avait expié tous les désordres de sa vie ; quand on me citait les Pères de l'Eglise, qui conviennent que cet acte, s'il est sincère, a autant de vertu pour justifier un pécheur que le baptême et que le martyre : quoique je crusse ces vérités, parce que la foi les autorise, à peine les pouvais-je goûter, parce que je n'en pénétrais pas le secret. Mais à présent, ô mon Dieu, je n'en suis plus surpris ; car il est bien juste que puisque notre amour pour vous est une disposition au martyre, il ait autant de pouvoir que le martyre ; et puisqu'il embrasse toutes les promesses et toutes les obligations du baptême, il soit aussi sanctifiant et aussi purifiant que le baptême. Mais si cela est vrai, Chrétiens, et si tout ce que j'ai dit est nécessaire pour produire un acte d'amour de Dieu, quel est celui qui aime Dieu? C'est un mystère de prédestination qu'il ne nous appartient pas d'examiner. Dieu a ses prédestinés, et il les connaît. Ne nous mettons point en peine s'ils sont en grand nombre ou en petit nombre ; mais tâchons à faire ce qui dépend de nous pour avoir place parmi cette troupe sainte. L'Apôtre se prosternait tous les jours devant le Père des miséricordes, pour lui demander la science suréminente de son amour : faisons la même prière, et demandons-lui cette science, qui est la première de toutes les sciences. Disons-lui avec saint Augustin : Sero te amavi : Ah ! Seigneur, c'est trop tard que je vous ai aimé : je le dis à ma confusion, et je reconnais avec douleur que dans tout le cours de ma vie je n'ai peut-être jamais fait un seul acte de votre amour. Et comment l'aurais-je fait, ô mon Dieu, puisque je ne savais pas même en quoi il consiste et ce qu'il renferme ? Mais maintenant que j'en suis instruit, je veux enfin vous aimer de toute l'étendue de mon cœur et de toutes les forces de mon âme. Je veux, dis-je , vous aimer comme vous méritez de l'être , et comme vous voulez l'être , d'un amour de préférence, d'un amour de plénitude, d'un amour de perfection. Faites cela, mon cher auditeur, et vous vivrez : Hoc fac, et vives (1). Après avoir aimé Dieu dans le temps, vous l'aimerez et vous le posséderez dans l'éternité bienheureuse que je vous souhaite, etc.

 

1 Luc, X, 28.

 

 

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