SERMON POUR LE JEUDI DE LA CINQUIÈME SEMAINE.
SUR LA CONVERSION DE MADELEINE.
ANALYSE.
Sujet. C'est pourquoi je vous déclare que beaucoup de
péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé.
Le
désordre de Madeleine fut d'avoir beaucoup aimé, et la sainteté de Madeleine
consista à aimer beaucoup. Dans un moment l'amour chaste du Créateur la
sanctifia, en la guérissant de l'amour impur des créatures. Miracle de l'amour
de Dieu, dont je prétends faire le sujet de ce discours. Miracle que Dieu, par
une providence singulière, a rendu public, afin que les pécheurs eussent dans
cet exemple un puissant motif de confiance et un parfait modèle de pénitence.
Madeleine est la seule qui paraisse dans l'Evangile s'être adressée à
Jésus-Christ pour lui demander la guérison de son âme et sa conversion. Voyons
par où elle y parvint. Ce sera pour nous une leçon sensible et touchante.
Division. Les péchés de Madeleine lui furent-ils remis parce
qu'elle aima beaucoup, ou aima-t-elle beaucoup parce que ses péchés lui avaient
été remis? L'un et l'autre est vrai, et exprimé dans l'évangile de ce jour. En
deux mots, ses péchés lui furent remis, parce qu'elle aima beaucoup d'un amour
pénitent : première partie. Elle aima beaucoup d'un amour reconnaissant, parce
que ses péchés lui avaient été remis : deuxième partie.
Première
partie. Les péchés de Madeleine lui
furent remis, parce qu'elle aima beaucoup d'un amour pénitent. Il ne s'ensuit
pas de là que Jésus Christ ait été prodigue de sa grâce, car je prétends que ce
seul amour de Madeleine fut la plus parfaite satisfaction que Jésus-Christ put
attendre de cette illustre pénitente je distingue dans Madeleine quatre choses
que l'Evangéliste nous fait remarquer : son péché, la source de son péché, la
matière de son péché, et le scandale de son péché. Or, l'amour qu'elle conçut
pour Jésus-Christ, cet amour pénitent, 1° expia son péché, 2° purifia la source
de son péché, 3° consacra à Dieu la matière de son péché, 4° répara le scandale
de son péché.
1°
Son amour expia son péché. Le péché de Madeleine fut le libertinage de ses
mœurs. Ne disons rien de plus, puisque l'Evangile nous marque seulement, en
général, que c'était une femme pécheresse; ou, pour nous servir de termes moins
odieux, disons que son péché fut son amour-propre et son orgueil. Car, dit Zénon
de Vérone, elle ne fut libertine que parce qu'elle s'aima avec excès, et
qu'elle fut vaine. Or, l'amour pénitent de Madeleine substitua à cet
amour-propre une sainte haine d'elle-même, et à cet orgueil une profonde
humilité.
Elle
aima : Dilexit; et, par une conséquence nécessaire, elle commença à se
haïr. Car, aimant son Dieu, ce Dieu de pureté et d sainteté, et ne voyant dans
elle que corruption et que désordre, comment aurait-elle pu ne se pas haïr
elle-même, et ne pratiquer pas dès lors ce qui semblait ne convenir qu'aux âmes
parfaites, savoir : le renoncement à soi-même,
le détachement de soi-même la mort à soi-même ?
Elle
aima : Dilexit; et du moment qu'elle aima, elle cessa d'avoir ces soins
excessifs d'une fragile beauté dont elle s'était toujours occupée. Voyez-là aux
pieds de Jésus-Christ, les cheveux épars, le visage abattu, les yeux baignés de
larmes. Que ce visage dont j'ai été idolâtre, et que je me suis tant efforcée
d'embellir par de damnables artifices, soit couvert d'un éternel opprobre !
Ainsi parlait la bienheureuse Paule, et tel
fut le sentiment de Madeleine.
Elle
aima : Dilexit; et parce qu'elle aima, elle voulut faire à Dieu une
réparation solennelle des attentats de son orgueil. Prosternée aux pieds du
Sauveur, elle se souvint combien elle avait été jalouse d'avoir elle-même des
adorateurs dans le monde ; combien elle avait par là outragé Dieu, et combien
d'âmes elle avait perdues. Voilà sur quoi elle se confondit mille fois.
Elle
aima : Dilexit; et toutes ses injustices furent expiées, tous ses crimes
lui furent pardonnes. D'où nous devons conclure quel est l'efficace et le
mérite de l'amour de Dieu.
2°
Son amour purifia la source de son péché. Cette source était son cœur, un cœur
sensible et tendre. Or, elle tourna toute cette sensibilité et cette tendresse
vers Dieu. Mais, mon Dieu, qu'il y a de douceur dans votre providence et dans
votre sagesse, d'avoir tellement disposé les choses, que, sans changer de
naturel, et avec le même cœur que vous nous avez donné en nous formant, de
pécheurs nous puissions devenir justes, et de charnels des hommes parfaits et
spirituels!
3°
Son amour consacra la matière de son péché. J'appelle la matière de son péché,
tout ce qui servait à ses plaisirs et à son luxe. Elle avait aimé les parfums,
et tout ce qui flatte les sens; mais il ne m'appartient plus, dit-elle, de
chercher les délices de la vie. Cela convient mal à une pécheresse, et encore
plus mal à une pécheresse pénitente. Touchée de ce sentiment, elle apporte avec
elle un parfum précieux, elle le répand sur les pieds de Jésus-Christ, elle les
essuie avec ses cheveux. Je ne m'arrêterai point ici, femmes mondaines, à vous
marquer tout ce qu'il y a à retrancher dans l'extérieur de vos personnes, et
tout ce qu’il faudrait sacrifier à Dieu. Cette morale ne serait pas in ligne de
la chaire, puisque les Pères de l'Eglise et même les apôtres sont entrés en de
semblables détails. Je laisse tout cela néanmoins, et je vous renvoie à
vous-mêmes pour en juger. Et si vous me répondiez que telle et telle chose ne
sont point des crimes, je vous demanderais si ce qui excite tant de passions,
ce qui entretient la mollesse, ce qui nourrit l'orgueil, peut être indifférent.
J'irais plus loin, et je vous montrerais que c'est par le retranchement des choses
permises qu'on doit réparer les péchés commis dans les choses défendues. Mais
ce que j'ai à vous dire est
510
encore plus important, et
dans un mot comprend tout : aimez comme a aimé Madeleine; et quand le feu de
l'amour de Dieu sera bien allumé dans vos cœurs, vous verrez alors tous les
sacrifices que vous avez à faire, et tous ces sacrifices ne vous couleront plus
rien.
4°
Son amour répara le scandale de son péché. Elle aima : Dilexit; et
autant qu'elle s'était déclarée pour le monde, autant voulut-elle se déclarer
pour Jésus-Christ. C'est pour cela qu'elle le vint trouver dans la maison de
Simon, le pharisien, et au milieu d'une nombreuse assemblée. Quoi qu'on en
puisse dire, je ne me persuaderai jamais qu'une âme soit bien convertie et bien
pénitente tandis qu'elle aura honte du service de Dieu, tandis qu'elle ne
tâchera pas à ramener par son exemple dans les voies de Dieu tant de pécheurs
qu'elle a égarés, tandis qu'elle craindra les discours du monde et qu'elle en
sera toujours esclave.
Deuxième
partie. Madeleine aima beaucoup d'un
amour reconnaissant, parce que ses péchés lui avaient été remis. Il n'y a que
l'amour, dit saint Bernard, par où nous puissions rendre en quelque sorte la
pareille à Dieu. Ainsi, par exemple, quand Dieu me juge, je ne puis
entreprendre de le juger; mais quand il m'aime, je puis l'aimer, et il veut
même que je l'aime. Voilà par où Madeleine témoigna à Jésus-Christ sa
reconnaissance. Dans les âmes lâches la vue des péchés remis ne produit ou
qu'une fausse sécurité, ou qu'une oisive tranquillité. Mais que fit Madeleine?
Parce que ses péchés lui avaient été pardonnes, 1° elle se dévoua, par un
attachement inviolable, au Fils de Dieu, tandis qu'il vécut sur la terre; 2°
elle lui marqua une fidélité héroïque dans le temps de sa passion et de sa
mort; 3° elle demeura avec une invincible persévérance auprès de son tombeau;
4° elle le chercha avec toute la ferveur d'une épouse, et d'une épouse
passionnée, quand elle le crut ressuscité. Quatre effets de sa reconnaissance.
1°
Madeleine convertie n'eut plus désormais d'attachement que pour Jésus-Christ.
Elle le suivait, dit saint Luc, dans ses voyages; elle employait ses biens pour
lui : Et ministrabat ei de facultatibus suis. Elle se tenait à ses
pieds, écoutant sa parole et la méditant : Sedens secus pedes Domini, audiebat
verbum illius. Elle laissait à Marthe les soins domestiques, et ne
s'occupait que de son adorable maître. Ainsi en use une âme vraiment pénitente.
Plus tant de soins qui regardent le monde, les bienséances du monde, les
prétendus devoirs du monde. Se tenir auprès de son Sauveur, converser avec lui,
le nourrir dans la personne des pauvres, le recevoir souvent chez elle et dans
elle par la communion, voilà désormais sa vie et à quoi elle se borne.
2°
Madeleine convertie marqua à Jésus-Christ une fidélité héroïque dans le temps
de sa passion et de sa mort. Ses disciples l'abandonnèrent; mais Madeleine sans
rien craindre demeura au pied de la croix, et avec qui? avec Marie, mère de
Jésus, comme si la pénitence avait alors en quelque sorte égalé l'innocence.
Madeleine savait trop ce qu'elle devait à ce Dieu crucifié, pour s'éloigner de
lui lorsqu'il consommait sur la croix l'ouvrage de son salut. C'est dans cette
constance que parait la vraie fidélité. Car n'être fidèle à Dieu qu'autant
qu'il nous fait trouver de goût dans son service, c'est ne payer le plus grand
de tous les bienfaits, qui est la grâce de la conversion, que d'une
reconnaissance apparente. Ah! Seigneur, doit dire comme David ou comme
Madeleine un pécheur réconcilié avec Dieu, mon péché m'est toujours présent
pour me retracer toute mon indignité et toute voire bonté, et pour m'inspirer
par cette double vue un zèle et un courage toujours nouveau.
3°
Madeleine convertie demeura avec une invincible persévérance auprès du tombeau
de Jésus-Christ. Là, combien de fois se fit-elle, pour sa propre instruction,
ces divines leçons que l'Apôtre, dans la suite, devait faire aux fidèles pour
leur sanctification: Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ
en Dieu. Vous êtes ensevelis avec Jésus-Christ. Mort spirituelle à quoi elle se
condamna; mais, affreuse mort pour tant de femmes qui voudraient vivre à Dieu,
sans mourir au monde et à elles-mêmes. Il n'appartient qu'à l'amour de Dieu, à
un amour reconnaissant, d'affermir une âme contre l'amour du monde et l'amour
de soi-même, et de nous faire prendre le sentiment de saint Paul : Mihi
vivere Christus est, et mori lucrum.
4°
Madeleine chercha Jésus-Christ ressuscité avec toute la ferveur de l'amour le
plus généreux et le plus ardent. Avec quelle générosité s'offrit-elle à
l'enlever elle-même, si elle était assez heureuse pour le retrouver! Et ego
eum tollam. Dès que Jésus-Christ se fit connaître à elle, quel fut le
ravissement de son âme! Sainte ferveur que nous voyons encore dans les plus
grands pécheurs, lorsque, de bonne foi revenus à Dieu, ils considèrent dans
quel abîme ils s'étaient plongés et par quelle miséricorde la grâce les a
sauvés.
Quoi
qu'il en soit, voilà, pécheurs, l'avantage que vous pouvez tirer de vos péchés
mêmes. Ils vous ont séparés de Dieu; mais du moment qu'ils vous sont pardonnes,
ils peuvent servir à vous attacher plus étroitement à Dieu, et à vous élever
même au-dessus de bien des justes.
Propter quod dico tibi,
remittuntur ei peccata multa, quoniam dilexit multum.
C'est
pourquoi je vous déclare que beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu'elle a
beaucoup aimé. (Saint Luc, chap. VII,
47.)
C'est ce que le Sauveur du monde
répondit au pharisien, en parlant de cette femme pécheresse dont notre évangile
nous représente aujourd'hui la conversion. Réponse dont je me sers, non pas
pour faire l'éloge de cette illustre pénitente, mais l'éloge du divin amour qui
la sanctifia. Le désordre de Madeleine fut d'avoir beaucoup aimé, et par un changement
visible de la main du Très-Haut, la sainteté de Madeleine consista à aimer
beaucoup. Son amour en avait fait une esclave du monde; et par un effet
merveilleux de la grâce, son amour en fit une prédestinée, et une épouse de
Jésus-Christ. Ce qui avait été son crime devint sa justification ; et l'amour
chaste du Créateur fut le remède salutaire qui la guérit dans un moment de
l'amour impur et profane des créatures. Miracle de l'amour de Dieu, dont je
prétends faire le sujet de ce discours ; miracle que Dieu, par une providence
singulière, a voulu rendre public, afin que les pécheurs du siècle eussent dans
cet exemple et un puissant motif de confiance, et un parfait modèle de
pénitence. Un puissant motif de confiance, pour ne pas tomber dans le désespoir,
quelque éloignés qu'ils puissent être des voies de Dieu : et un parfait modèle
de pénitence, pour ne pas donner dans une dangereuse présomption, en comptant
sur la miséricorde de Dieu. Car, c'est ici que je pourrais bien dire à une âme
mondaine, troublée des remords de sa conscience, ce que saint Ambroise dit à
l'empereur Théodose : Qui secutus es errantem, sequere pœnitentem. Ce
saint évêque parlait de David; et moi, mon
547
cher auditeur, je parle de Madeleine, et je vous dis : Si
vous avez eu le malheur de suivre cette pécheresse dans les égarements de sa
vie, rassurez-vous, puisque, toute pécheresse qu'elle était, elle n'a pas
laissé de trouver grâce devant Dieu. Mais d'ailleurs tremblez, si, l'ayant
suivie dans ses égarements, vous n'avez pas le courage de la suivre dans son
retour. Car que doit-on et que peut-on espérer de vous, si vous ne profitez pas
d'un exemple si touchant, après qu'il a converti tant d'âmes endurcies, et s'il
ne fait pas sur vous les plus fortes impressions? Madeleine est la seule qui
paraisse, dans l'Evangile, s'être adressée à Jésus-Christ sans autre vue que
d'obtenir la rémission de ses péchés. Plusieurs, encore charnels, recouraient à
lui pour des grâces purement temporelles, pour être guéris de leurs maladies,
pour être délivrés du démon qui les tourmentait ; mais Madeleine déjà
chrétienne et d'esprit et de cœur, ne cherche, en cherchant ce Sauveur des
hommes, que la guérison de son âme; et convaincue que son péché est son unique
et souverain mal, elle ne lui demande point d'autre miracle que celui de sa
conversion. Voyons par où elle y parvint, et implorons auparavant le secours du
ciel par l'intercession de la Mère de Dieu. Ave, Maria.
C'est une question qui se
présente d'abord, et dont la difficulté, fondée sur l'Evangile même, a besoin
d'éclaircissement : savoir, si les péchés de Madeleine lui furent remis parce
qu'elle aima beaucoup ; ou si elle aima beaucoup parce que ses péchés lui
avaient été remis. A en juger par les paroles de mon texte, la première de ces
deux propositions est incontestable, puisque le Sauveur du monde déclare en
termes exprès, que parce que cette pénitente a beaucoup aimé, beaucoup de
péchés lui sont pardonnes : Remittuntur ei peccata multa, quoniam dilexit
multum (1). La seconde, quoique contraire en apparence, n'est pas moins
certaine, puisque c'est une conséquence nécessaire du raisonnement que fait
ensuite le Fils de Dieu, et qu'il tire de la comparaison de deux débiteurs,
dont l'un à qui l'on remet plus se croit plus obligé d'aimer que l'autre à qui
l'on a moins remis. D'où Jésus-Christ prétend conclure que Madeleine aimait
donc plus que le pharisien , parce qu'on lui avait plus pardonné de péchés : Quis
ergo eum plus diligit ? œstimo quia is cui plus donavit (2). Il est aisé,
Chrétiens, de concilier ces deux propositions ;
et pour les réduire à un point de morale où je me renferme,
mais qui sera d'une grande instruction, disons avec saint Chrysostome que l'une
et l'autre est également vraie : c'est-à-dire qu'il est également vrai, et que
Madeleine obtint la rémission de ses péchés parce qu'elle avait beaucoup aimé,
et qu'elle aima beaucoup parce qu'elle avait obtenu la rémission de ses péchés
; en sorte que le pardon que Jésus-Christ lui accorda fut tout ensemble et
l'effet et le principe de son amour. Pour mieux entendre ma pensée, distinguons
un double amour de Dieu ; l'un qui précède la conversion, l'autre qui la suit;
l'un que j'appelle amour pénitent, et l'autre amour reconnaissant ; l'un qui
fit rentrer Madeleine en grâce avec Jésus-Christ, et l'autre qui la fit
pleinement correspondre à la grâce qu'elle avait reçue de Jésus-Christ.
Appliquez-vous. Madeleine encore mondaine et pécheresse, lassée de marcher dans
la voie de perdition, se sentit touchée tout à coup de repentir, mais d'un
repentir plein de confiance, et c'est ainsi qu'elle plut au Fils de Dieu.
Madeleine convertie, et sensible à l'insigne faveur qu'elle venait d'obtenir
dans le pardon de ses crimes, fut tout à coup pénétrée de la plus parfaite
reconnaissance, et ne pensa plus qu'à se dévouer pour jamais au Fils de Dieu.
Or, voilà par où je résous la difficulté que j'ai d'abord proposée. Car je
disque ce fut l'amour pénitent de Madeleine qui la réconcilia avec
Jésus-Christ; et j'ajoute qu'une si prompte réconciliation avec Jésus-Christ
excita dans son cœur l'amour reconnaissant qui l'attacha pour toujours à cet
adorable et aimable maître. En deux mots, ses péchés lui furent remis parce
qu'elle aima beaucoup de cet amour qu'inspire la vraie pénitence; ce sera la
première partie : et elle aima beaucoup de cet amour qu'inspire la
reconnaissance, parce que ses péchés lui avaient été remis; ce sera la seconde.
L'une justifiera la miséricorde du Sauveur envers Madeleine; l'autre vous
apprendra comment Madeleine s'acquitta de ce qu'elle devait à la miséricorde du
Sauveur, et c'est tout mon dessein.
PREMIÈRE PARTIE.
J'entre dans ma première
proposition par la pensée de saint Grégoire, pape, et surpris aussi bien que ce
saint docteur du pouvoir souverain de l'amour de Dieu et du miracle que
l'Evangile aujourd'hui lui attribue, je demande : Est-il donc vrai qu'il n'en
coûta à Madeleine que d'aimer, pour trouver grâce devant Jésus-
548
Christ ? Est-il vrai que le seul acte d'amour qu'elle forma
fut, après tant de désordres, un remède suffisant pour la guérison de son âme?
Est-il vrai qu'une pécheresse si chargée de crimes, sans autre effort que
celui-là et sans autre disposition, mérita d'être pleinement et parfaitement
justifiée? Oui, Chrétiens, il est vrai ; et non-seulement vrai, mais même de la
foi. Parce qu'elle aima beaucoup, beaucoup de péchés, c'est-à-dire, dans le
langage de l'Ecriture, tous ses péchés lui furent remis : Remittuntur ei peccata
multa, quoniam dilexit multum (1). Mais il ne s'ensuit pas du reste que le
Fils de Dieu, en lui pardonnant, ait été prodigue de sa grâce; il ne s'ensuit
pas qu'il l'ait donnée à vil prix, ni que sa bonté l'ait fait relâcher de ses
droits aux dépens de sa justice. Car je prétends (et voilà par où je veux
consoler les pécheurs, en leur faisant connaître le don de Dieu et en
justifiant la miséricorde du Sauveur), je prétends que ce seul amour, formé
dans le cœur de Madeleine au moment qu'elle connut Jésus-Christ, fut la
satisfaction la plus entière que Jésus-Christ pût attendre d'un cœur contrit et
humilié. Je prétends que, sans y rien ajouter, cette satisfaction seule, pesée
dans la balance du sanctuaire, eut une juste proportion avec le pardon que
Jésus-Christ lui accorda. Entrons, mes chers auditeurs, dans les sentiments de
cette illustre pénitente. Développons, s'il est possible, ce qu'opéra dans elle
l'esprit divin au moment de sa conversion. Mesurons toute la grandeur et toute
l'étendue de ce parfait amour de Dieu qui la sanctifia, et voyons si la
facilité du Sauveur du monde à la recevoir et à lui remettre ses péchés préjudicia
en aucune sorte aux règles les plus exactes et les plus sévères de la
pénitence.
Pour cela, Chrétiens, je
distingue et je vous prie de distinguer avec moi quatre choses, que l’évangéliste
nous fait expressément remarquer dans Madeleine : son péché, la source de son
péché, la matière de son péché, et le scandale de son péché. Son péché, qui fut
sa vie déréglée et dissolue; la source de son péché, qui fut la faiblesse et le
malheureux penchant de son cœur ; la matière de son péché, qui fut son luxe et
ses sensualités criminelles; enfin le scandale de son péché, qui fut le
dangereux et funeste exemple qu'elle avait donné à toute la ville de Jérusalem
: Mulier in civitate peccatrix (2). Or, voilà, par un effet bien
surprenant, à quoi remédia tout à coup l'amour qu'elle conçut pour
Jésus-Christ; je veux dire que ce
saint amour expia son péché, que ce saint amour purifia la
source de son péché, que ce saint amour consacra à Dieu la matière de son
péché, et qu'enfin il répara le scandale de son péché. Il expia son péché, en
rétablissant dans le cœur de Madeleine l'empire de Dieu, que le péché y avait
détruit. Il purifia la source de son péché, en tournant toute la sensibilité et
toute la tendresse de Madeleine vers Jésus-Christ, objet digne d'être
souverainement aimé. Il consacra à Dieu la matière de son péché, en inspirant à
Madeleine la pensée de répandre sur les pieds de Jésus-Christ un parfum
précieux, et lui faisant trouver jusque dans son luxe de quoi honorer son Dieu,
et dans sa vanité même de quoi lui faire un sacrifice. Et il répara le scandale
de son péché, en déterminant Madeleine à changer de vie par une conversion
éclatante. N'ai-je donc pas raison de dire que ce seul amour fut une pénitence
complète, et une pénitence si efficace, que la miséricorde du Sauveur, si j'ose
parler de la sorte, ne, put même y résister? Reprenons par ordre chaque
article, et suivez-moi, je vous prie, avec attention.
Son péché fut le libertinage de
ses mœurs. Ne disons rien de plus, et tenons-nous-en à l'Evangile, qui est
notre règle. Il nous marque seulement en général que Madeleine était pécheresse
; cela nous doit suffire, et le respect dû à cette pénitente, encore plus
célèbre par son changement qu'elle ne se rendit fameuse par son désordre, ne
nous permet pas de nous expliquer davantage : Mulier in civitate peccatrix
(1).
Si dans un autre discours * j'ai
parlé plus en détail de ce péché, c'est des paroles toutes pures de saint Paul que
je me suis servi. J'ai cm qu'étant consacrées, je pouvais, à l'exemple de ce
grand apôtre, les employer dans un auditoire chrétien ; et ceux qui m'ont
entendu savent avec quelle réserve, toutes consacrées qu'elles sont, bien loin
d'en développer tout le sens, je n'ai fait que l'effleurer. Quand saint Paul,
avec une entière liberté, reprochait aux fidèles certains vices énormes, ou
quand il tâchait à leur en imprimer l'horreur par le dénombrement et la
peinture qu'il leur en faisait, il se contentait de les prévenir en leur disant
: Plût à Dieu, mes Frères, que vous voulussiez un peu supporter mon imprudence!
et supportez-la, je vous prie; car vous savez le désir ardent que j'aurais de
vous voir tous dignes d'être présentés à Jésus-Christ comme
519
une vierge sans tache : Utinam sustineretis modicum quid
insipientiœ meœ ! sed et supportate me : œmulor enim vos Dei œmulatione.
Despondi enim vos uni viro virginem castam exhibere Christo (1). J'ai usé
de la même précaution; et quoique indigne de me comparer à cet homme
apostolique, Dieu m'est témoin que le même zèle m'a porté à vous faire les
mêmes reproches ou les mêmes remontrances. Confondez-moi, Seigneur, si j'oublie
jamais la fin pour laquelle vous m'avez confié la grâce de voire Evangile! Or,
non-seulement les chrétiens de ces premiers temps ne s'offensaient pas de ce
que saint Paul leur représentait avec tant de force et sans nul adoucissement ;
mais, persuadés de l'importance et de la nécessité de cette instruction, ils la
recevaient avec une docilité parfaite : ils en étaient édifiés, touchés,
pénétrés ou d'une sainte componction s'ils y avaient part, ou d'une crainte
salutaire s'ils étaient encore dans l'innocence. J'avais droit de croire que je
trouverais dans vous les mêmes dispositions, et qu'une morale que saint Paul
avait crue bonne pour le siècle de l'Eglise naissante, c'est-à-dire pour le
siècle de la sainteté, pouvait l'être encore à plus forte raison pour un siècle
aussi corrompu et aussi perverti que le nôtre. Je me suis trompé : ce siècle,
tout corrompu qu'il est, a eu sur cela plus de délicatesse que celui de
l'Eglise naissante. Ce que j'ai dit n'a pas plu au monde; et Dieu veuille que
le monde, en me condamnant, ait au moins
gardé les mesures de respect, de religion, de piété, qui sont dues à mon
ministère! car pour ma personne, je sais que rien ne m'est dû. Trop heureux si,
me voyant condamné du monde, je pouvais espérer d'avoir confondu le vice et
glorifié Dieu ! Trop heureux si la censure du monde n'a rien fait perdre à ce
que j'ai dit de son efficace et de son utilité ; et s'il y a eu des âmes qui,
comme les premiers chrétiens, en aient été non-seulement instruites, mais
converties ! Ce qui plaît au monde n'est pas toujours le meilleur ni le plus
nécessaire pour le monde. Ce qui lui déplaît est souvent la médecine, qui, tout
amère qu'elle peut être, le doit guérir. Se choquer de semblables vérités et
s'en scandaliser, c'est une
des marques les plus évidentes du
besoin qu'on en a. S'en édifier et se les appliquer, c'est la preuve la plus
certaine d'une âme solide qui cherche le royaume de Dieu. Mais c'est à vous,
Seigneur, à faire le discernement et de ceux qui en ont abusé et de ceux qui en
ont profité. Vous êtes
le scrutateur des cœurs; et vous savez que ce n'est point
pour ma justification que je m'en explique ici, mais pour l'honneur de votre
parole. Qu'importe que je sois condamné? mais il importe, ô mon Dieu, que votre
parole soit respectée. Revenons à notre sujet.
Le péché de Madeleine fut le
libertinage de ses mœurs, ou, pour comprendre sous des termes moins odieux tous les
désordres auxquels elle s'abandonna, quand
Dieu par une juste punition l'abandonna à elle-même et à ses propres désirs,
disons que son péché fut et son orgueil et son amour-propre ; que ce fut et une
idolâtrie secrète de sa personne, et une ambition criminelle d'être
non-seulement aimée, mais adorée. En effet, dit Zénon de Vérone, elle ne fut
libertine que parce qu'elle fut vaine, et parce qu'elle s'aima avec excès. Mais
l'amour divin qui toucha son cœur sut bien venger Dieu de l'un et de l'autre.
Car, à cet amour-propre qui l'aveuglait il substitua une sainte haine
d'elle-même, et, au lieu de cet orgueil dont elle avait fait sa passion
dominante, il lui inspira la plus profonde humilité.
Elle aima : Dilexit; et
par une conséquence nécessaire elle commença à se haïr. Car, comment
aurait-elle pu aimer son Dieu, et ne se haïr pas elle-même? Aimant ce Dieu de
pureté et de sainteté, et ne voyant dans elle que corruption et que désordre,
comment aurait-elle pu se défendre de concevoir pour elle-même non-seulement du
mépris, mais de l'horreur; et comment, avec cette horreur d'elle-même,
n'aurait-elle pas dès lors pratiqué ce qui semblait ne devoir être que pour les
âmes parfaites, mais ce qu'elle jugea convenir bien mieux à une
pécheresse qu'à toute autre, savoir, le renoncement à soi-même, le détachement
de soi-même, la mort à soi-même? Comment, dis-je, n'aurait-elle pas été remplie
de ces sentiments, puisqu'éclairée des lumières de la grâce, elle se regarda
comme un monstre devant Dieu, comme une créature infidèle, qui n'avait jamais connu
Dieu, ou qui
l'ayant connu ne lui avait jamais rendu la gloire qui est due à Dieu ;
comme une créature rebelle, qui si longtemps avait fait une profession ouverte
de violer toutes les lois de Dieu, qui par une vie licencieuse avait
insolemment outragé Dieu, qui dans sa personne avait profané tous les dons de
Dieu, qui par l'abus le plus punissable s'était servie contre Dieu même des
avantages qu'elle avait reçus de Dieu ?
Elle aima : Dilexit ; et
du moment qu'elle aima, elle cessa d'avoir ces soins excessifs d'une
520
beauté fragile, dont elle s'était toujours occupée. Voyez-la
aux pieds de Jésus-Christ, les cheveux épars, le visage abattu, les yeux
baignés de larmes. Voilà ce que l'Evangile nous présente comme un modèle de
l'amour-propre anéanti. Pense-t-elle encore dans cet état à ce qui peut la
rendre plus agréable ? Craint-elle, à force de pleurer, de ternir et de
défigurer son visage? A-t-elle sur cela, dans la douleur que lui cause son
péché, la moindre inquiétude? Non, non, mes Frères, dit saint Grégoire, pape,
ce n'est plus là ce qui la touche. Que ce visage, disait la bienheureuse Paule,
détrompée du monde et animée d'un vrai désir de satisfaire à Dieu, que ce
visage dont j'ai été idolâtre, et que tant de fois, contre la loi de Dieu, je
me suis efforcée d'embellir par de damnables artifices, soit couvert d'un
éternel opprobre : Turpetur facies illa, quam toties contra Dei prœceptum
cerussa et purpurisso depinxi ! Remarquez, Mesdames, ces paroles de saint
Jérôme; et si vous êtes chrétiennes, ne préférez pas au sentiment de ce grand
homme, qui est le sentiment de tous les Pères, l'erreur d'une fausse conscience
qui vous séduit : Facies illa quam toties contra Dei prœceptum cerussa et
purpurisso depinxi ; ce visage que tant de fois j'ai voulu déguiser par des
couleurs empruntées, et à qui tant de fois j'ai donné un faux lustre, malgré
les défenses et contre la volonté de mon Dieu. Ainsi en jugea Madeleine
convertie 1 Ah ! que cette grâce périssable soit pour jamais effacée ; que ces
yeux deviennent comme deux fontaines, pour arroser la terre de mes larmes; que
ces cheveux, sujet ordinaire de ma vanité, ne servent plus qu'à mon humiliation
; que cette chair soit désormais une victime de mortification et d'austérité.
Bien loin de s'aimer soi-même, elle voudrait pouvoir se détruire ; et parce que
Dieu ne lui permet pas cette destruction volontaire d'elle-même, elle s'offre
du moins à lui comme une hostie vivante, pour lui être plus longtemps et plus
souvent immolée.
Elle aima : Dilexit ; et
parce qu'elle aima, elle voulut faire à Dieu une réparation solennelle , et
comme une amende honorable de tous les attentats de son orgueil. Prosternée aux
pieds de Jésus-Christ, elle se souvint combien elle avait été jalouse d'avoir
dans le monde des adorateurs, c'est-à-dire des hommes nés, ce semble, pour elle
; des hommes non-seulement fous et insensés, mais sacrilèges et impies pour
elle ; des hommes prêts pour elle à renoncer au culte de leur Dieu, prêts à lui
sacrifier leur liberté, leur repos, leurs biens; c'est trop peu, leur
conscience et leur salut : car l'ambition d'une femme mondaine vu jusque-là.
Les Israélites irritaient le Dieu de leurs pères, en sacrifiant à des idoles de
bois et de pierre : Et in sculptilibus suis ad œmulationem cum provocaverunt
; et cette femme pécheresse l'avait outragé et comme piqué de jalousie, en
lui opposant dans sa personne une idole de chair. Elle se souvint des pièges
qu'elle avait dressés à l'innocence des âmes, des ruses qu'elle avait employées
pour les séduire, des charmes dont elle avait usé pour les corrompre, des
passions qu'elle avait fait naître dans les cœurs : elle s'en souvint, et Dieu
lui ouvrant les yeux, elle crut voir au milieu des flammes de l'enfer, disons
mieux, elle y vit en esprit, mais avec effroi, des pécheurs sans nombre qu'elle
avait précipités dans une éternelle damnation. Tant de commerce dont
l'indiscrète familiarité avait été entre eux et elle le lien des plus mortelles
habitudes, tant de conversations dont la licence leur avait fait perdre toute
pudeur, tant de libertés contre lesquelles sa conscience par mille remords,
mais tous inutiles, avait si souvent réclamé, tant de cajoleries dans les
discours, tant d'immodesties dans les actions; que dirai-je? tant d'autres
choses qu'elle savait avoir été de sa part les dangereuses amorces des
désordres d'autrui : tout cela lui revint à l'esprit ; et ce seul désir de
plaire, dont elle n'avait jamais compris les pernicieuses conséquences; ce
désir de plaire qu'elle avait jusque-là compté pour rien, lui parut comme un
abîme, mais un profond et affreux abîme, qui, selon l'expression du Saint-Esprit,
l'attirant dans d'autres abîmes, l'avait conduite aux dernières extrémités :
voilà ce que son amour, je dis un amour tout sacré, lui fit connaître; voilà
sur quoi elle se confondit mille fois elle-même. Ah ! dit-elle à son Dieu, dans
la ferveur de la plus sainte contrition, n'ai-je donc été, Seigneur, jusqu'à
présent dans le monde que pour vous y faire la guerre, que pour arrêter les
conquêtes de votre grâce, que pour y être l'ennemie déclarée de votre gloire?
N'ai-je donc vécu que pour perdre ce que vous vouliez sauver, que pour détruire
l'ouvrage de votre rédemption, que pour l'aire périr des âmes que vous êtes
venu chercher, et qui vous ont déjà coûté si cher? Mais que puis-je faire
désormais autre chose, ô mon Dieu, que de vous aimer autant que je me suis
aimée moi-même; que de m'étudier à vous plaire autant que j'ai eu le malheur de
plaire
521
à d'autres qu'à vous? Par où puis-je mieux vous dédommager
de tant d'injustices commises contre vous et de tant de crimes, que par cet
amour sincère et pur dont j'ai commencé à connaître le prix inestimable?
Elle aima : Dilexit, et
toutes ces injustices furent expiées ; elle aima, et tous ces crimes lui furent
pardonnes. Ne concluez pas de là, pécheurs qui m'écoutez, que notre Dieu est
donc un Dieu bien facile et bien indulgent; cette conclusion, dans le sens que
vous l'entendez, serait une erreur; et cette erreur vous pourrait être plus
funeste que votre libertinage même. Mais concluez de là que l'amour de Dieu a
donc une vertu supérieure à tout ce que nous en concevons. Concluez de là que
l'amour de Dieu est donc aussi fort que la mort même : je veux dire aussi
méritoire et aussi agréable à Dieu que le martyre. Concluez de là que l'amour
de Dieu est donc aussi saint et aussi sanctifiant que le baptême. Concluez de
là qu'en comparaison de l'amour de Dieu, toute satisfaction de l'homme pécheur
est donc peu efficace, et que, séparée de l'amour de Dieu, elle n'est même de
nulle valeur : c'est de quoi je conviendrai avec vous. Mais aussi serez-vous
obligés de convenir avec moi que peu de pécheurs aiment donc Dieu comme l'a
aimé Madeleine, jusqu'à la haine d'eux-mêmes, jusqu'au renoncement à eux-mêmes,
et par conséquent que peu de pécheurs, en pensant même se convertir à Dieu,
aiment sincèrement Dieu, puisqu'aimer Dieu sans se haïr soi-même, sans se
renoncer soi-même, c'est l'aimer et ne l'aimer pas.
Non-seulement l'amour de Dieu
expia le péché de Madeleine, mais il en purifia la source. Cette source était
son cœur, un cœur sensible et tendre. Or, pour le purifier, elle aima : Dilexit;
mais elle aima, dit saint Augustin, Celui qui ne peut être trop sensiblement ni
trop tendrement aimé ; et par là elle se fit de sa sensibilité même et de sa
tendresse un mérite et une vertu. Elle comprit que ce n'était pas en vain que
Dieu lui avait donné un cœur tendre, que ce cœur était fait pour lui ; et que
si jusqu'alors il avait été dans le trouble, ce n'était point parce qu'il était
tendre, mais parce qu'il était tendre pour qui il ne le devait pas être. Elle
ne crut pas qu'un cœur converti dût être un cœur sec, un cœur dur, un cœur
froid et indifférent. Bien loin de le croire, elle supposa, ei avec raison, que
pour être un cœur converti il fallait que ce fût un cœur ardent, un cœur zélé,
un cœur affectueux, un cœur capable d'être ému et touché; et trouvant dans son
propre cœur toutes ces qualités, elle jugea qu'elle ne devait plus les faire
servir qu'à aimer avec plus de tendresse le Dieu même de qui elle les avait
reçues, et pour qui elle n'avait eu jusque-là que trop d'insensibilité. Comme
cette tendresse ainsi rectifiée lui pouvait être d'un excellent usage pour sa
pénitence, au lieu de la combattre elle s'efforça de l'augmenter : et de même
que dans les premiers siècles de l'Eglise, à mesure que la foi s'établissait
sur les ruines du paganisme, on ne détruisait pas les temples dédiés aux
idoles, mais on les purifiait en les employant au culte du vrai Dieu; aussi
l'amour de Dieu, prenant possession du cœur de cette pécheresse, n'en détruisit
pas le tempérament, mais le corrigea; ne lui ôta pas le penchant qu'elle avait
à aimer, mais la mit en état d'aimer sûrement, en la. faisant aimer saintement.
Ce cœur de Madeleine avait été, selon la figure de l'Apôtre, l'olivier sauvage,
qui n'avait produit que des fruits de malédiction ; mais, par la divine charité
qui y fut entée, il devint l'olivier franc, qui ne porta plus que des fruits de
grâce et de salut. Ah ! mon Dieu, que votre providence est aimable, de nous
avoir ainsi facilité la plus austère de toutes les vertus, qui est la pénitence
! Qu'il y a de douceur dans votre sagesse, d'avoir tellement disposé les
choses, que sans changer de naturel, et avec le même cœur que vous nous avez
donné en nous formant, de pécheurs nous puissions devenir justes, et de
charnels des hommes parfaits et spirituels ! Si, pour nous convertir à vous, il
fallait nous anéantir et cesser d'être ce que nous sommes, cet anéantissement
de nous-mêmes, quelque nécessaire qu'il fût d'ailleurs, nous effrayerait ; mais
votre grâce toute-puissante, s'accommodant à notre faiblesse, se sert pour
notre conversion de notre propre fonds, et nous fait trouver jusque dans nos
passions le remède à nos passions mêmes, puisqu'il n'y en a aucune qui,
purifiée par votre amour, ne puisse contribuer à notre sanctification.
Allons encore plus avant. L'amour
de Dieu, après avoir expié le péché de Madeleine, après en avoir purifié la
source, en consacra la matière. J'appelle la matière de son péché tout ce qui
servait à ses plaisirs et à son luxe. C'était une femme voluptueuse; elle avait
aimé les parfums, et tout ce qui flatte les sens. Les aima-t-elle toujours
après sa conversion ? Vous le savez, puisque, par un effet visible de la
prédiction du Sauveur du monde, ce qu'elle fit chez
522
le pharisien , et ce qui sembla n'être qu'un mouvement
passager de sa piété, se publie encore aujourd'hui à sa gloire, partout où
l'Evangile de Jésus-Christ est annoncé. Non, non , dit-elle dans l'heureux
moment qu'elle sentit l'impression de la grâce et de l'amour de son Dieu, il ne
m'appartient plus de chercher les délices de la vie. Cela convient mal à une
pécheresse, et encore plus mal à une pécheresse pénitente. Faut-il donc des
délices pour un corps qui n'a mérité que des feux éternels? Faut-il des parfums
pour une chair qui jusqu'à présent n'a été qu'une chair de péché, et qui dans
le tombeau sera bientôt un sujet de pourriture? N'est-il pas plus juste,
Seigneur, que ce corps, que cette chair, que tout ce qui les a révoltés contre
votre loi vous soit consacré, et que j'emploie maintenant pour vous ce que tant
de fois j'ai prodigué pour moi-même? En effet, touchée de ce sentiment, elle
apporte avec elle un parfum précieux et exquis, elle le répand sur les pieds
adorables de Jésus-Christ, elle les essuie de ses cheveux, elle les arrose de
ses larmes. Ainsi, reprend saint Grégoire, pape, elle trouva dans son luxe même
de quoi honorer le Fils de Dieu, et dans sa vanité de quoi lui faire un
agréable sacrifice : Et quot in se invenit oblectamenta, tot de se obtulit
holocausta. Voilà, femmes du monde, une pénitence solide : sacrifier à Dieu
ce qui a été la matière du péché. Car, être convertie, et cependant être aussi
mondaine et aussi vaine que jamais; être dans la voie de la pénitence, et
cependant être aussi esclave de son corps, aussi adonnée à ses aises, aussi
soigneuse de se procurer les commodités de la vie ; réduire tout à des paroles,
à des maximes, à de prétendues résolutions, c'est une chimère ; et compter
alors sur sa pénitence, c'est s'aveugler soi-même et se tromper.
A Dieu ne plaise , Mesdames, que
je veuille examiner ici et vous marquer tout ce que la pénitence doit réformer
dans vos personnes ! outre que ce détail irait trop loin, peut-être en
feriez-vous encore le sujet de votre censure. Toutefois, c'est dans ce détail
que sont entrés les Pères de l'Eglise et même les apôtres, quand ils se sont
appliqués à régler les mœurs. Comme ils travaillaient à former une religion
pure, sainte, exempte de tache, ils n'ont point estimé que cette morale fût
au-dessous de la dignité de leur ministère. Car, c'est pour cela que saint
Paul, cet homme ravi jusqu'au troisième ciel, et qui avait appris de
Jésus-Christ même ce qu'il enseignait aux fidèles, faisait aux femmes
chrétiennes des leçons touchant la modestie et
la simplicité des habits : les obligeant sur ce point à une régularité
contre laquelle l'esprit du monde ne prescrira ni ne prévaudra jamais ; leur
spécifiant les choses en particulier à quoi il voulait qu'elles renonçassent,
et ne croyant pas ce dénombrement indigne de ses soins apostoliques. Mais je ne
veux pas aujourd'hui descendre jusque-là. Je veux que vous en soyez vous-mêmes
les juges. Je veux que, vous considérant vous-mêmes, vous reconnaissiez
sincèrement et de bonne foi ce qu'il y a dans l'extérieur de vos personnes à
corriger et à retrancher. Je veux que devant Dieu vous vous demandiez à vous-mêmes si ce luxe qui croît tous les
jours, si cette superfluité d'ajustements et de parures toujours nouvelles,
s'accorde bien avec l'humilité de la pénitence. Et si vous me répondiez que ce
ne sont point là des crimes, et qu'à la rigueur il n'y a rien en tout cela
qu'on puisse traiter de péché; après vous avoir conjurées de vous défaire de
cet esprit intéressé qui réduit tout à la rigueur du précepte, et qui s'en
tient précisément à l'obligation de la loi, esprit peu chrétien, esprit même
dangereux pour le salut ; qui doute, vous dirais-je sans hésiter, que Dieu ne
condamne ce qui constamment, et de votre aveu, sert au moins d'attrait au
péché, ce qui excite les passions impures, ce qui entretient la
mollesse, ce qui inspire
l'orgueil ? De si pernicieux effets peuvent-ils partir
d'une cause innocente et indifférente? Qui doute par cette raison, et même
indépendamment de cette raison, que tout cela ne doive être la matière du
sacrifice que vous devez à Dieu comme
pécheresses? Car, détrompez-vous aujourd'hui, ajouterais-je, de l'erreur où vous pourriez être, que la
pénitence ne doive sacrifier à Dieu que ce qu'il y a d'essentiellement
criminel. Non, il n'en est pas ainsi. C'est par le retranchement des choses
permises qu'on répare les péchés commis dans les choses défendues. C'est par le
renoncement à la vanité qu'on expie l'iniquité. Sans cela, quelques mesure que
vous preniez en vous convertissant à Dieu,
Dieu n'est point satisfait de vous. Voilà comment je vous parlerais.
Mais j'ai quelque chose de plus fort encore et de plus touchant à vous dire :
et quoi? aimez comme a aimé Madeleine, et tous ces sacrifices de votre
amour-propre, qui vous paraissent si difficiles, ne vous coûteront plus rien. On
vous en a parlé cent fois; mais c'a été inutilement et sans fruit, si l'on n'a
pas été
523
jusques à la source. On vous a apporté des raisons
convaincantes et sans réplique, pour vous obliger à quitter ce luxe profane;
mais en vain, parce que l'esprit corrompu du monde, par d'autres raisons
apparentes, vous obstinait à le défendre. On n'a pas beaucoup gagné quand on a
ôté à une âme mondaine, ou, pour mieux dire, quand on lui a arraché certains
dehors de vanité, à quoi elle était attachée. Car, si ce sacrifice n'est animé
par le principe de l'amour de Dieu, elle reprendra bientôt tous ces dehors de
la vanité humaine, et retombera dans son premier dégoût de la piété. Mais
allumez, disait saint Philippe de Néri, allumez clans le cœur d'une pécheresse
ce feu divin que Jésus-Christ est venu répandre sur la terre ; et ce feu, ou
môme une étincelle de ce feu, aura dans peu tout consumé. Toute pécheresse
qu'est cette mondaine, faites-lui bien connaître Dieu, donnez-lui du zèle pour
Dieu, apprenez-lui à aimer Dieu, et elle ne tiendra plus à rien : bien loin de
refuser tout ce que vous exigerez d'elle pour une parfaite conversion, elle s'y
portera d'elle-même, elle vous préviendra, elle en fera plus que vous ne
voudrez, elle ira au delà des bornes, et souvent il faudra de la prudence pour
la modérer. Agissant par ce grand motif de l'amour de Dieu, elle ne comptera
pas même pour quelque chose tout ce que son cœur lui inspirera; elle ne s'en
applaudira point comme d'un triomphe; et pour quelques pas qu'elle aura faits dans
les voies de la perfection chrétienne, elle ne se croira pas déjà parfaite. Au
contraire, elle se reprochera sans cesse de donner si peu à Dieu ; elle se
confondra d'avoir eu tant de peine à s'y résoudre; elle s'étonnera qu'il
veuille bien s'en contenter. Ainsi par son amour elle expiera comme Madeleine
son péché, elle purifiera la source de son péché, elle consacrera la matière de
son péché, enfin elle réparera le scandale de son péché.
Le scandale du péché, ce sont les
pernicieux exemples que donne le pécheur, et c'est ce que Madeleine eut à
réparer. C'était une pécheresse connue dans toute la ville par sa vie mondaine
et déréglée : mais elle aima : Dilexit;et désormais, autant qu'elle
s'était déclarée pour le monde, autant voulut-elle se déclarer pour
Jésus-Christ. Elle ne chercha point à lui parler en secret, elle voulut que ce
fût au milieu d'une nombreuse assemblée. Elle ne craignit point ce qu'on en
dirait; au contraire, elle voulait que le bruit s'en répandît de toutes parts.
Elle prévit tous les raisonnements qu'on ferait, toutes les railleries qu'elle
s'attirerait, et c'est justement ce qui l'engagea à rendre son changement
public: pourquoi? afin de glorifier Dieu par sa pénitence, autant qu'elle
l'avait déshonoré par son désordre ; afin de gagner à Dieu autant d'âmes par sa
conversion qu'elle en avait perdu par son libertinage; afin de se mieux
confondre et de se mieux punir elle-même, par cette confusion, de tous les faux
éloges et de tous les hommages qu'elle avait reçus et goûtés avec tant de
complaisance. C'est pour cela qu'elle entre dans la maison de Simon le
pharisien, remplie d'une sainte audace. Elle n'avait rougi de rien lorsqu'il
s'agissait de satisfaire sa passion, et maintenant elle ne rougit de rien
lorsqu'il s'agit de faire au Dieu qu'elle aime une solennelle réparation. On
l'avait vue dominer dans les compagnies, et maintenant elle veut qu'on la voie
prosternée en posture de suppliante. On avait été témoin du soin qui l'avait si
longtemps occupée de se parer et de s'ajuster, de se conformer aux modes et
d'en imaginer de nouvelles ; et maintenant elle veut qu'on soit témoin du
mépris qu'elle en fait. Elle le veut, et ne le vouloir pas comme elle, c'est
n'être pas pénitent comme elle; et ne l'être pas comme elle, c'est ne le point
être du tout. Car, je ne me persuaderai jamais qu'une âme vraiment pénitente,
c'est-à-dire une âme vraiment touchée d'avoir quitté Dieu, ait honte du service
de Dieu, et qu'elle ne cherche pas au contraire à lui rendre dans son retour
toute la gloire qu'elle lui a fait perdre dans son égarement. Je ne me
persuaderai jamais qu'une âme vraiment pénitente, c'est-à-dire vraiment
sensible à la ruine spirituelle de tant de pécheurs qu'elle a précipités dans
le crime, manque de zèle pour les en retirer, après qu'elle n'a pas manqué
d'adresse pour les y engager; qu'elle ne tâche pas à les ramener dans les voies
du salut, après qu'elle les a conduits dans les voies de l'iniquité. Docebo
iniquos vias tuas (1); Ah ! Seigneur, s'écriait David, j'ai scandalisé
votre peuple ; mais ma consolation est que ce scandale n'est pas sans remède :
mon exemple le détruira, et en reprenant vos voies, je les enseignerai à ceux
que j'en ai éloignés : ma pénitence sera une leçon pour eux, et quand ils me
verront retourner à vous, ils apprendront eux-mêmes à y revenir : Docebo
iniquos vias tuas, et impii ad te convertentur. Enfin je ne me persuaderai
jamais qu'une âme vraiment pénitente, c'est-à-dire une âme bien détrompée
521
des bagatelles du monde, craigne encore les discours du
monde, et qu'elle ne se fasse pas plutôt un devoir de venger Dieu de la vaine
estime qu'elle a tant recherchée dans le monde, par les reproches qu'elle peut
avoir à soutenir de la part du monde même. Non pas que j'ignore qu'il faut de
la fermeté pour s'élever de la sorte au-dessus du monde, et pour s'exposer à
toute la malignité de ses jugements, mais voilà le mérite d'une parfaite
pénitence, et c'est en quoi je l'ai fait consister. Ainsi, beaucoup de péchés
furent remis à Madeleine, parce qu'elle aima beaucoup d'un amour pénitent; et
elle aima beaucoup d'un amour reconnaissant, parce que beaucoup de péchés lui
avaient été remis : c'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
De tous les sentiments dont le
cœur de l'homme est capable, il n'y a, selon l'ingénieuse et solide réflexion
de saint Bernard, que l'amour de Dieu par où l'homme puisse rendre en quelque
manière, si l'on ose ainsi parler, la pareille à Dieu ; et c'est le seul acte
de religion en vertu duquel, tout faibles que nous sommes, nous puissions, sans
présomption, prétendre quelque sorte d'égalité dans le commerce que nous
entretenons avec Dieu. En tout autre sujet, ce réciproque de la créature à
l'égard de son Créateur ne nous peut convenir. Par exemple, quand Dieu me juge,
je ne puis pas pour cela entreprendre de le juger; quand il me commande, je
n'ai pas droit de lui commander : mais quand il m'aime, non-seulement je puis,
mais je dois l'aimer. A tous les autres attributs qui sont en Dieu et qui ont
du rapport à moi, je réponds par quelque chose de différent, ou, pour mieux
dire, par quelque chose d'opposé à ses attributs mêmes. Car j'honore la
souveraineté de Dieu par ma dépendance, sa grandeur par l'aveu de mon néant, sa
puissance par le sentiment de ma faiblesse, sa justice par ma crainte et par
mon respect : et si là-dessus j'avais la moindre pensée de m'égaler à lui, ce
serait l'outrager, et me rendre digne de ses plus rigoureuses vengeances. Mais
quand j'aime Dieu parce qu'il m'aime, et que je veux lui rendre amour pour
amour, bien loin qu'il s'en offense, il s'en fait honneur, et il trouve bon que
je m'en fasse un mérite. Je puis donc en cela seul sans témérité me mesurer,
pour ainsi dire, avec Dieu ; et quelque disproportion qu'il y ait entre Dieu et
moi, j'ai par cet amour, non pas de quoi ne devoir rien à Dieu, mais de quoi
lui payer exactement ce que je lui dois. Car je ne puis rien lui devoir au delà
de cet amour ; et en lui payant ce tribut, j'accomplis envers lui toute justice
: c'est-à-dire que comme, tout Dieu qu'il est, il ne peut rien faire de plus
avantageux pour moi que de m'aimer, aussi de ma part ne peut-il rien exiger de
plus parfait ni de plus digne de lui, que mon amour.
Ainsi raisonnait saint Bernard ;
et voilà, Chrétiens, par où Madeleine trouva le secret de témoigner à
Jésus-Christ sa reconnaissance, après en avoir obtenu la rémission de tous ses
crimes. Elle aima, et elle aima beaucoup : Dilexit multum. Dans les âmes
lâches (remarquez ceci, s'il vous plaît; c'est une vérité qui ne vous est
peut-être que trop connue par la malheureuse expérience que vous en avez faite
et que vous en faites tous les jours), dans les âmes lâches, cette vue des
péchés remis ne produit ou qu'une fausse sécurité ou qu'une oisive
tranquillité. Je m'explique. On s'applaudit intérieurement, et Dieu veuille
qu'on ne s'y trompe pas, on se félicite d'être déchargé par le sacrement de
pénitence d'un fardeau dont la conscience sentait tout le poids, et sous lequel
elle gémissait. Parce qu'on a entendu de la bouche du ministre ces paroles consolantes
: Remittuntur tibi peccata: Vos péchés vous sont pardonnes, on s'en
croit absolument quitte. Au lieu de suivre la règle du Saint-Esprit, et de
craindre pour les péchés même pardonnes, parce qu'en effet dans cette vie on ne
peut jamais s'assurer qu'ils le soient, on est en paix sur celui qui peut-être
ne l'est pas; et supposé qu'il le fût, au lieu de faire les derniers effort!
pour reconnaître la grâce inestimable du ce pardon ; au lieu de dire comme
David : Quid rétribuant Domino '? Que rendrai-je au Seigneur? au lieu d'imiter
ce roi pénitent, et de chercher comme lui avec un saint empressement et un
saint zèle à s'acquitter auprès de Dieu d'une obligation aussi essentielle que
celle-là, on vit dans un repos souvent beaucoup plus dangereux que tous les
troubles dont peut être suivie la pénitence d'une âme scrupuleuse et timorée.
Il semble que cette grâce de l'absolution dont on se flatte n'ait point d'autre
effet que de mettre le pécheur en état de vivre avec plus de liberté; et par
une ingratitude qui n'a point d'exemple, parce qu'on ose compter sur la
miséricorde de Dieu, et qu'on pense l'avoir éprouvée, on se croit en droit
d'être moins occupé du soin de lui plaire et du regret de lui avoir déplu.
Ainsi l'on regarde la
525
rémission de ses péchés comme un soulagement, et non comme
un engagement. On la considère par rapport à soi, et non par rapport à Dieu. On
veut jouir des fruits qu'elle produit, sans accomplir les devoirs qu'elle
impose; et en goûter la douceur intérieure, sans se mettre en peine des œuvres
de pénitence qui en sont les charges. Consultez-vous vous-mêmes , et vous
conviendrez que c'est là peut-être l'abus le plus commun, et un des
relâchements les plus ordinaires qui se glissent dans la pénitence.
Mais apprenez aujourd'hui,
Chrétiens, à vous détromper de ces erreurs; apprenez ce que doit à Dieu un
pécheur converti, et ce que Dieu en attend. Madeleine vous l'enseignera; et par
les progrès qu'elle fit dans l'amour de son Dieu, elle sera pour vous le plus
parfait modèle non plus d'un amour pénitent, mais d'un amour reconnaissant :
Dilexit multum. Il est vrai, Chrétiens, le Sauveur du monde, dans la maison
du pharisien, avait dit à Madeleine : Votre foi vous a sauvée, vos péchés vous
sont remis; allez en paix. Mais c'est pour cela même que son amour pour
Jésus-Christ n'eut plus de paix, et qu'il lui causa ces ardents et saints
transports de reconnaissance dont elle fut si souvent et si vivement agitée.
Parce que ses péchés lui avaient été pardonnes, elle se dévoua par un
attachement inviolable à cet Homme-Dieu, pendant qu'il vécut sur la terre ;
parce que ses péchés lui avaient été pardonnes, elle lui marqua une fidélité
héroïque dans le temps de sa passion et de sa mort; parce que ses péchés lui
avaient été pardonnes, elle demeura avec une invincible persévérance auprès de
son tombeau ; parce que ses péchés lui avaient été pardonnes, elle le chercha
avec toute la ferveur d'une épouse, et d'une épouse saintement passionnée,
quand elle le crut ressuscité. Quatre effets merveilleux de la reconnaissance
de Madeleine, mais auxquels je ne m'arrête qu'autant qu'ils peuvent se
rapporter à votre instruction, et qu'ils doivent vous servir d'exemple.
Ecoutez-moi, pécheurs réconciliés et sanctifiés par la grâce de votre Dieu.
Ecoutez-moi, pécheresses converties et revenues de vos égarements. Vous allez
connaître en quoi consiste la perfection de votre état.
Madeleine convertie n'eut plus
désormais d'attachement que pour Jésus-Christ. Vous le savez : tant que cet
Homme-Dieu demeura sur la terre, elle lui parut tellement dévouée, qu'elle
sembla ne plus vivre que pour lui. Quelle fut son occupation? Elle le suivait,
dit saint Luc, dans la Judée et dans la Galilée, compagne inséparable de ses
voyages, lorsqu'il parcourait les bourgades, prêchant le royaume de Dieu. Que
fit-elle de ses biens? elle les employait pour ce Dieu Sauveur. Et
ministrabat ei de facultatibus suis (1); trop heureuse, dit saint
Chrysostome, de contribuer à l'entretien d'une vie si importante et si
nécessaire; trop heureuse de nourrir celui même à qui elle était redevable de
son salut; trop heureuse de le recevoir dans sa maison, et de lui rendre tous
les offices de la plus libérale et de la plus affectueuse hospitalité. Où la
trouva-t-on plus ordinairement? aux pieds de cet adorable Maître, écoutant sa
parole, la méditant, la goûtant : Sedens secus pedes Domini, audiebat verbum
illius (2). En vain lui en fait-on des reproches : elle s'en ferait
elle-même de bien plus forts, si jamais elle pensait à rien autre chose qu'à
renouveler sans cesse son amour pour ce Dieu de patience et de miséricorde. En
vain Marthe se plaint qu'elle la laisse chargée de tous les soins domestiques,
pour vaquer uniquement à lui; tout le reste hors de lui n'est plus rien pour
elle, et tout le reste ne lui paraît grand qu'autant qu'elle peut l'abandonner
pour lui. En vain Marthe l'accuse de négliger le service de Jésus-Christ, sous
prétexte de s'appliquer à Jésus-Christ même; elle sait de quelle manière
Jésus-Christ veut être servi, et, mieux instruite que personne de ses
inclinations, au lieu de s'empresser comme Marthe à lui préparer des viandes
matérielles, elle lui en présente une autre mille fois plus délicieuse, mais
que Marthe ne connaît pas, je veux dire une protestation toujours nouvelle de
sa reconnaissance et de son amour. Or, c'est ainsi, comme nous l'apprend saint
Chrysostome, qu'en use une âme chrétienne que Dieu a tirée de l'abîme du péché,
quand elle est fidèle à la grâce de sa conversion. Son premier soin est de se
défaire de mille autres soins superflus dont le monde l'embarrasse, et qui
seraient autant d'obstacles à cette sainte liberté où elle doit être, pour
pouvoir dire à Dieu : Dirupisti vincula mea ; tibi sacrificabo hostiam
laudis (3) : Vous avez rompu mes liens , Seigneur, je ne penserai plus qu'à
vous offrir tous les jours de ma vie un sacrifice de louanges. Car, si
j'entreprenais encore de satisfaire à toutes les vaines et prétendues
bienséances du monde ; si je m'engageais à remplir cent devoirs imaginaires,
qui passent pour devoirs dans le monde, mais dont le monde même est
526
le premier à déplorer et à condamner l'excès ; si je voulais
me livrer à tant de distractions qu'attire le commerce du monde ; que me resterait-il
pour mon devoir essentiel et capital, qui est de régler ma vie, en sorte que
toute ma vie soit un témoignage perpétuel du souvenir que je conserve des
miséricordes infinies de mon Dieu , et des péchés sans nombre qu'il m'a
pardonnes? Si les conversations, si les visites, si les plaisirs même honnêtes,
si le jeu, si les promenades partageaient encore mon temps, et que par
complaisance, par faiblesse, peut-être par une oisiveté habituelle, je voulusse
remplir mes jours de ces amusements mondains sans en rien retrancher, comment
ma vie serait-elle un sacrifice de louanges et d'actions de grâces, tel que
Dieu l'attend de moi, et tel que je le lui promis si solennellement en me
convertissant à lui? Non, non, conclut cette âme dans le sentiment d'une vive reconnaissance,
ce n'est plus là ce qui me convient; mais me tenir en la présence de
Jésus-Christ comme Madeleine ; mais écouter comme elle la parole de
Jésus-Christ, qui m'est annoncée ; mais nourrir comme elle Jésus-Christ, et le
soulager dans la personne de ses pauvres ; mais travailler comme elle à lui
préparer une demeure dans mon cœur, et le recevoir souvent chez moi et dans
moi, voilà à quoi je dois me borner. Et pourquoi ce Dieu de bonté, malgré tant
de maux que j'ai commis, m'a-t-il encore laissé des biens, si ce n'est afin que
j'aie en main de quoi racheter mes péchés, et que je contribue par mes aumônes
à le faire subsister lui-même dans ses membres vivants? Pourquoi ce Dieu-Homme
réside-t-il personnellement dans nos temples et sur nos autels, si ce n'est
afin que chaque jour, dégagée des pensées du siècle , je me fasse aussi bien
que Madeleine un exercice de me tenir à ses pieds, de converser avec lui, de
lui ouvrir mon cœur, et de lui dire sans cesse comme le Prophète : Oblivioni
detur dextera mea; adhœreat lingua mea faucibus meis, si non meminero tui
(1) : Que ma main droite, Seigneur, s'oublie elle-même , et que ma langue
demeure attachée à mon palais, si j'oublie jamais les grâces dont vous m'avez
comblée et les bénédictions de douceur dont vous m'avez prévenue.
Madeleine convertie fit plus
encore : elle marqua au Sauveur du monde une fidélité héroïque, dans le temps
même de sa passion et de sa mort. Ah ! mes Frères, s'écrie saint Chrysostome,
le grand exemple, si nous en savons
profiter, et si nous y faisons toute l'attention qu'il
mérite ! Le troupeau de Jésus-Christ s'était dispersé, les apôtres avaient pris
la fuite, saint Pierre après sa chute n'osait plus paraître, les colonnes de
l'Eglise étaient ébranlées, et Madeleine avec la mère de Jésus demeurait ferme
et intrépide auprès de la croix : Stabant autem juxta crucem Jesu mater ejus
et Maria Magdalene (1). Madeleine avec la Mère de Jésus! Madeleine
auparavant pécheresse, avec Marie mère de Jésus, toujours sainte ! comme si la
pénitence avait alors , en quelque sorte, égalé l'innocence et participé à ses
droits; comme s'il y avait eu entre la pénitence et l'innocence une espèce
d'émulation ; comme si le Fils de Dieu, après Marie pure et exempte de tout
péché , n'avait point trouvé d'âme plus inébranlable ni plus constante dans ses
intérêts, que Marie délivrée de la corruption et de la servitude du péché. Mais
ne vous étonnez pas, poursuit saint Chrysostome , d'une telle constance.
Madeleine savait trop ce qu'elle devait à ce Dieu crucifié , pour s'éloigner de
lui lorsqu'il accomplissait sur la croix l'ouvrage de sou salut. Elle savait
trop ce qu'elle devait à la croix de ce Dieu mourant ; que cette croix avait
été par avance la source de son bonheur ; qu'en vertu des mérites anticipés de cette
croix, Jésus-Christ lui avait dit : Femme , vos péchés vous sont remis ; et que
c'était enfin sur cette croix que cette parole si salutaire allait être
authentiquement confirmée. De là, bien loin de se scandaliser comme les
disciples, ni d'avoir comme eux horreur de la croix, elle la révère, elle l'adore,
elle s'en approche, elle l’embrasse, elle la serre étroitement. On dirait
qu'elle y est attachée par les liens invisibles de son amour, et qu'elle ait
droit de dire, aussi bien que saint Paul : Christo confixa sum cruci ;
Mon partage et ma gloire est d'être crucifiée avec Jésus-Christ. Ainsi ce fut
sur la croix que Madeleine reconnut plus que jamais Jésus-Christ pour son
Sauveur; et ce fut pareillement sur la croix que Jésus-Christ reconnut
Madeleine, si j'ose user de ce terme, pour sou amante la plus zélée et la plus
fidèle.
En effet, Chrétiens, être fidèle
à Dieu dans l'affliction et dans la souffrance ; être constant dans son amour,
tandis qu'il nous éprouve par la croix; lui demeurer toujours uni, lorsqu'il
semble nous délaisser; persévérer dans ses voies, lorsque nous n'y trouvons que
des épines et des difficultés, c'est à quoi nous oblige le souvenir d'une grâce
aussi précieuse que
527
celle de notre conversion. Mais n'avoir pour Dieu de
constance et de fidélité qu'autant qu'il nous fait trouver de goût dans son
service ; n'être à Jésus-Christ et ne se déclarer pour lui que lorsqu'il n'en
coûte rien; ne le suivre, comme dit saint Chrysostome , que jusqu'à la cène, et
l'abandonner lâchement au Calvaire, c'est oublier qu'on a été pécheur, c'est
démentir les engagements où l'on est entré par la pénitence, c'est ne payer le
plus grand de tous les bienfaits que d'une reconnaissance apparente et superficielle.
Ah! Seigneur, votre croix, voilà mon héritage, depuis que vous m'avez appelé à
vous et réconcilié avec vous : Christo confixus sum cruci (1) : non pas
cette croix extérieure sur laquelle vous expirâtes, et dont j'honore l'image
sur vos autels; mais la croix intérieure et personnelle que j'ai à porter,
cette humiliation que vous m'envoyez, cette disgrâce que je n'attendais pas,
cette perte de biens qui me désole, cette maladie qui m'afflige, cette
persécution que l'on me suscite. C'est en acceptant tout cela de votre main que
je dois vous répondre de moi-même, et vous montrer que je suis fidèle. Toutes
les autres preuves de ma fidélité sont équivoques, suspectes, douteuses; il n'y
a que la croix qui vous assure de moi, et que le bon usage de la croix qui
puisse vous faire connaître que mon péché m'est toujours présent : Et
peccatum meum contra me est semper (2). Oui, il m'est toujours présent,
pour me retracer toujours et mon indignité et votre bonté; mon indignité, après
l'avoir commis, et votre bonté qui me l'a remis : Et peccatum meum contra me
est semper. Il m'est toujours présent, pour m'inspirer toujours un zèle et
un courage nouveau, soit dans les adversités de la vie, soit dans les pratiques
de la pénitence. Quoi qu'il m'arrive par votre ordre, ou quoi que je m'impose à
moi-même, mon péché, ou le pardon de mon péché, sera toujours un motif pressant
qui me réveillera, qui m'excitera, qui m'encouragera à tout entreprendre pour
vous, à tout endurer pour vous, à me sacrifier, s'il le faut, et à m'immoler
pour vous : Et peccatum meum contra me est semper.
Cependant, Jésus-Christ mort sur
la croix, où se retira Madeleine? Autre effet de sa reconnaissance et de son
amour : elle demeura, avec une invincible persévérance, auprès du tombeau de
son aimable Maître. Là, quelles pensées l'occupèrent? quels sentiments
touchèrent son cœur? quelles résolutions forma-t-elle
de mourir en esprit, comme il était mort en effet ; de
s'ensevelir elle-même dans une vie pénitente et obscure, comme il était
enseveli dans les ténèbres et l'obscurité du sépulcre? Combien de fois se
fit-elle, pour sa propre instruction, ces divines leçons que l'Apôtre dans la
suite devait faire aux premiers fidèles pour la sanctification de toute
l'Eglise : Mortui estis, et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo (1)
; Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu : Consepulti
estis cum Christo (2) ; Vous êtes ensevelis avec Jésus-Christ et en
Jésus-Christ? Contente de passer ses jours auprès de cet adorable Sauveur, elle
y fût restée des siècles entiers sans ennui ; ou si quelquefois elle eût,
malgré elle, ressenti les atteintes d'un ennui secret, elle eût bien su le
soutenir et le surmonter; car elle n'ignorait pas combien de temps le Fils de Dieu
l'avait attendue elle-même ; combien d'années elle l'avait laissé appeler sans
lui répondre, et frapper à la porte de son cœur sans lui ouvrir ; combien de
rebuts elle lui avait fait essuyer par de longues et de continuelles
résistances. Elle ne l'ignorait pas, et c'était assez pour la fortifier contre
tous les dégoûts et toutes les horreurs que peut causer la vue d'un tombeau, et
l'idée d'un mort qui y vient d'être inhumé, ou plutôt c'était assez pour la
fortifier contre tous les dégoûts et toutes les horreurs de cette mort
spirituelle à quoi elle s'était condamnée, et dont elle avait un modèle
sensible dans le tombeau, et dans ce corps sans sentiment et sans action qui y
était enfermé. Affreuse mort pour tant de femmes mondaines, qui voudraient
vivre à Dieu, mais sans mourir au monde et à elles-mêmes! Avoir un cœur, mais
pour le tenir dans un dégagement parfait du monde ; avoir des yeux, mais pour
les fermer à toutes les pompes du monde; avoir des sens, mais pour se rendre
insensible à tout ce que le monde a de plus flatteur et de plus doux; être dans
le monde et au milieu du monde, mais pour n'avoir plus de part à ses
assemblées, à ses entretiens, à ses divertissements, mais pour y mener une vie
retirée, une vie austère et mortifiée : voilà ce qui arrête tant de
conversions; ou, après de prétendues conversions, voilà ce qui fait reculer
tant de faux pénitents, et ce qui les replonge dans leurs premières habitudes,
malgré les plus belles espérances qu'ils avaient données et qu'on en avait
conçues. Il n'appartient qu'à l'amour de Dieu, à un amour reconnaissant,
d'affermir une âme contre ces
528
retours si ordinaires et si funestes. Mille réflexions la
soutiennent, et lui font prendre le sentiment de l'Apôtre : Mihi vivere
Christus est, et mori lucrum (1). Il est vrai, je serai dans le monde comme
n'y étant plus, j'y vivrai comme n'y vivant plus : mais pour qui dois-je vivre,
que pour Jésus-Christ mon Sauveur? N'est-ce pas un gain pour moi que de mourir
à tout pour lui; et en me rendant la vie de la grâce, n'a-t-il pas bien mérité
que je lui fisse un sacrifice des vaines douceurs de la vie du monde ? Mihi vivere
Christus est, et mori lucrum. Il est vrai, je ne serai plus comptée pour
rien dans le monde, parce que je ne serai plus de ses sociétés, de ses
conversations, de ses jeux : mais ce que je dois compter par-dessus tout, et ce
qui me doit tenir lieu de tout, c'est que, dégagée des liens du monde, j'en
serai plus étroitement unie à mon Dieu, à ce Dieu qui m'a aimée lors même que
j'étais son ennemie, à ce Dieu qui m'a recherchée lors même que je le fuyais, à
ce Dieu qui, par choix et par préférence, m'a tirée de cette voie de perdition
où le torrent du monde m'entraînait. Si je l'aime ce Dieu de paix, il me
suffira; et non-seulement il me suffira, mais tout, hors de lui, me deviendra
insipide, et mon plus grand plaisir sera de me priver pour lui de tous les
plaisirs. Or, après l'insigne faveur dont je lui suis redevable, après qu'il a
bien voulu se convertir à moi pour me convertir à lui, après qu'il m'a reçue
entre ses bras et recueillie dans son sein, pourrais-je lui refuser mon cœur et
ne lui pas rendre amour pour amour? Mihi vivere Christus est, et mori lucrum.
Enfin Madeleine chercha
Jésus-Christ ressuscité avec toute la ferveur de l'amour le plus généreux et le
plus ardent. Si pour quelques heures elle avait quitté le tombeau, c'était pour
préparer des parfums, et pour venir bientôt ensuite embaumer le corps de son
Maître. Mais quelle surprise lorsqu'elle ne le trouva plus ! quels torrents de
larmes coulèrent de ses yeux ! avec quel soin, quel empressement, quelle
inquiétude, elle visita de toutes parts pour découvrir le lieu où il pouvait
être ! Tulerunt Dominum meum, et nescio ubi posuerunt eum (2). Ah!
s'écria-t-elle, on m'a enlevé mon Seigneur et mon Dieu, et je ne sais où on l'a
mis. Avec quelle générosité elle s'offrit à l'enlever elle-même, si elle était
assez heureuse pour le retrouver ! Et ego eum tollam (3). Mais y
pensait-elle? et comment eût-elle seule enlevé un corps qu'à peine plusieurs
hommes
ensemble auraient pu porter? Comment? je n'en sais rien, et
peut-être n'en savait-elle rien elle-même : mais elle ne consulta point ses
forces, elle n'écouta que son amour; et l'amour se croit tout possible.
Cependant, dès que Jésus-Christ qui lui parlait se fit connaître à elle, que!
fut le ravissement de son âme ! avec quelle ardeur courut-elle à lui, et
se jeta-t-elle à ses pieds pour les embrasser ! avec quelle promptitude
alla-t-elle annoncer aux apôtres sa résurrection , devenue elle-même l'apôtre
des apôtres, et ayant mérité par sa ferveur de voir avant eux le Fils de Dieu
dans l'état de sa gloire ! Sainte ferveur que nous voyons encore dans les plus
grands pécheurs, lorsque, de bonne foi revenus à Dieu, ils considèrent dans
quel abîme ils s'étaient plongés, et par quelle miséricorde la grâce les a
sauvés: grâce dont ils étaient indignes en la recevant, mais grâce qu'ils
voudraient payer par mille vies après l'avoir reçue ; pourquoi? parce qu'ils en
comprennent beaucoup mieux l'excellence et le prix. Jamais saint Pierre
aima-t-il plus tendrement Jésus-Christ qu'après qu'il cul été converti par ce
regard favorable du Suiveur du monde qui le toucha, et qui lui fit pleurer si
amèrement son péché ? Jamais saint Augustin fut-il transporté d'un amour de
Dieu plus vif et plus agissant, qu'après qu'il eut entendu cette voix qui
pénétra jusqu'à son cœur, et qui le dégagea de ses habitudes criminelles? Non
contents des pratiques ordinaires et des œuvres indispensables de la pénitence
chrétienne, ils y ajoutent tout ce que la reconnaissance peut inspirer ; et que ne peut point inspirer un amour
reconnaissant? Le temps ne me permet pas de vous l'expliquer; car il faut finir
: et d'ailleurs de ceux qui m'écoutent, les uns l'ont éprouvé, et ils le savent
assez; les autres n'en ont jamais fait l'épreuve, et peut-être ne
m'entendraient-ils pas.
Quoi qu'il en soit, voilà,
pécheurs, l'avantage que vous pouvez tirer de vos péchés mêmes. Ils vous ont
séparés de Dieu ; mais du moment qu'ils vous sont pardonnés, ils peuvent servir
à vous attacher à Dieu par un amour plus ardent, par une fidélité plus
héroïque, par une piété plus fervente : Vides hanc mulierem (1)?
Voyez-vous cette femme ? dit le Sauveur au pharisien. Quoique pécheresse
publique, elle a fait pour moi beaucoup plus que vous : elle a répandu sur mes
pieds les parfums les plus exquis, elle les a arrosés des ses larmes, elle les
a essuyés de ses cheveux. Tout juste et tout
529
irrépréhensible que vous êtes, ou que vous vous flattez
d'être, vous n'avez rien fait de semblable. A voir le zèle de certains pécheurs
convertis, lus progrès qu'il l'ont auprès de Dieu, les communications qu'ils
ont avec Dieu, il y aurait, ce semble, dit saint Augustin, de quoi piquer de
jalousie les plus justes ; et, sans l'intérêt de Dieu qui leur est plus cher
que leur propre intérêt, ils se plaindraient presque à Dieu même, comme le
frère aîné de l'enfant prodigue se plaignait à son père. Admirable effet delà
pénitence, qui peut en quelque sorte, non plus seulement l'égaler à
l'innocence, mais l'élever encore au-dessus de l'innocence. C'est en ce sens et
à la lettre que souvent les anges, selon l'expression de l'Evangile, se réjouissent
plus de la conversion d'un pécheur que de la persévérance de
quatre-vingt-dix-neuf justes. C'est ainsi que des femmes perdues, suivant la
parole de Jésus-Christ, mais par un retour parfait heureusement rentrées dans
la voie du salut, en précéderont, au royaume des deux, bien d'autres dont la
vie, d'abord plus innocente, aura été dans la suite beaucoup moins sainte.
Comprenons cette vérité , mes chers auditeurs. Justes, comprenez-la pour vous
humilier, mais au même temps pour vous animer. Pécheurs, comprenez-la pour vous
consoler et pour vous encourager. Travaillons tous de concert, ou plutôt
travaillons tous à l'envi : ce ne sera pas en vain, puisque nous pouvons tous
emporter la couronne de gloire, que je vous souhaite, etc.