II° DIMANCHE - PAQUES

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SERMON POUR LE QUATRIÈME DIMANCHE APRÈS PAQUES.
SUR L'AMOUR ET LA CRAINTE DE LA VÉRITÉ.

ANALYSE.

 

Sujet. Quand cet esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité.

 

Il n'y a rien dont nous fassions un plus criminel abus que de la vérité. Il est important que nous apprenions l'usage que nous en devons faire.

Division. Il y a une vérité qui nous reprend, et il y en a une qui nous flatte. Or, de toutes les vérités, il n'en est point que nous devions plus aimer que la vérité qui nous reprend : première partie ; et il n'en est point que nous devions plus craindre que la vérité qui nous flatte : deuxième partie.

Première partie. De toutes les vérités il n'en est point que nous devions plus aimer que la vérité qui nous reprend. Pourquoi? Quatre raisons.

1° Parce que c'est cette vérité qui nous donne la connaissance de nous-mêmes. Quelque éclairés que nous soyons, et quelque soin que nous prenions de nous connaître, il y a dans nous mille défauts qui nous échappent. Mais c'est en nous reprenant qu'on nous les découvre. Exemple de Germanicus.

2° Parce que cette vérité est la plus efficace pour nous corriger. Elle nous fait rentrer dans nous-mêmes par la connaissance, et elle nous en fait sortir par la pénitence. Une vérité dite à propos suffit, en telles conjonctures, pour nous retirer d'une habitude vicieuse. On en est troublé d'abord ; mais enfin la vérité digérée par un esprit solide agit dans son temps.

3° Parce que c'est cette vérité qu'on a plus de peine à nous dire, et qu'on affecte plus de nous cacher. Rien de plus rare qu'un ami assez sincère pour nous avertir et nous reprendre, lit cela est surtout vrai à l'égard des grands. Cette vérité qui nous reprend nous en doit donc être d'autant plus précieuse.

4° Parce que cette vérité ne part que d'un zèle pur, généreux et désintéressé. Car il n'est point de commission plus fâcheuse que de dire à un homme une vérité désagréable. D'où il s'ensuit qu'on doit l'écouter avec plus de docilité et plus de reconnaissance. Exemple de Balthazar à l'égard de Daniel. Mais que faisons-nous ? Dès que la vérité nous reprend, nous la haïssons, nous nous révoltons contre elle. Exemple d'Achab à l'égard du prophète Michée. Nous ne voulons pas même l'entendre de la bouche des prédicateurs, et dès qu'elle nous devient personnelle, nous la condamnons.

Deuxième partie. De toutes les vérités il n'en est point que nous devions plus craindre que la vérité qui nous flatte. Pourquoi? Deux raisons.

1° Parce que, dans l'usage du siècle, ce qui nous flatte est ordinairement ce qui nous trompe. Eu effet, qu'est-ce que la plupart des louanges, dans le style du monde ? des mensonges officieux. Cependant un homme s'enivre de ce vain encens, et se croit tout autre qu'il n'est. Voilà quelle fut la source de l'idolâtrie païenne; et à cette idolâtrie une autre a succédé jusque dans le christianisme. On ne dit plus aux grands et aux riches qu'ils sont des dieux ; mais on leur dit qu'ils ne sont pas comme les autres hommes, et ils se le persuadent. On idolâtre de la même manière une femme, un ami, et on les séduit. Qu'est-ce que cet usage d'éloges et d'actions publiques, d'épîtres à la tête d'un livre, d'oraisons funèbres dans le lieu saint ? Par l'abus qu'on en fait, n'est-ce pas un débit, souvent mercenaire, de louanges excessives dont on infatué les hommes? Cependant les hommes protestent de ce qu'ils ont le plus en horreur, c'est d'être trompés. On ne veut pas l'être, mais on veut tout ce qu'il faut pour l'être. Sur cent que répondrons-nous à Dieu, lorsqu'il nous reprochera que pour avoir trop recherché les vérités flatteuses, nous n'avons trouvé que l'imposture ?

2° Parce que ce qui nous flatte nous corrompt : et cela en deux manières. 1° En nous inspirant un orgueil secret, qui anéantit devant Dieu tout le mérite de ce que nous sommes; 2° en diminuant et affaiblissant en nous le zèle de notre perfection, qui, bien entretenu, vaudrait mieux pour nous que tous les avantages que nous possédons. Attachons-nous donc à ces deux importantes maximes : aimons la vérité qui nous reprend, et délions-nous de la vérité qui nous flatte.

 

 

il s'explique; il a ses ministres, qu'il remplit de ses lumières et à qui il communique ses vérités, pour les publier en son nom, et les faire entendre aux hommes. Ainsi ce divin Esprit inspira-t-il autrefois les prophètes, leur donna-t-il une vue anticipée de l'avenir, afin qu'ils l'annonçassent aux princes et aux peuples, aux grands et aux petits : et n'est-ce pas ce même Esprit qui, selon la promesse du Fils de Dieu, inspire encore présentement les prédicateurs pour parler dans la chaire de

 

Cum venerit ille Spiritus veritatis, docebit vos omnem veritatem.

 

Quand cet Esprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité. (Saint Jean, chap. XVI, 13.)

 

Comme c'est un des caractères les plus propres du Saint-Esprit d'être la vérité même, c'est aussi, Chrétiens, une de ses fonctions les plus essentielles d'enseigner la vérité, et toute vérité. Non pas qu'il nous serve toujours lui-même immédiatement de maître, comme il en servit aux apôtres, lorsqu'il descendit visiblement sur eux : mais il a ses organes par où

 

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vérité, et tant d'autres ouvriers évangéliques pour la faire connaître cette vérité, et pour en être les dispensateurs? Ce sont des hommes semblables aux autres hommes, et en qualité d'hommes, ce sont des pécheurs sujets aux mêmes misères et aux mêmes faiblesses que ceux qui les écoutent : et voilà ce qui semble donner une espèce d'avantage aux libertins du siècle, qui voudraient, disent-ils, être instruits et persuadés de la vérité par des hommes qui pratiquassent ce qu'ils prêchent aux autres avec tant de zèle, par des hommes irréprochables dans leur conduite et irrépréhensibles dans leurs mœurs; comme si la vérité, pour être crue, dépendait du mérite et des qualités de celui qui en est le dépositaire et qui la révèle. Mais c'est un prétexte, dit saint Chrysostome, dont le libertinage veut se prévaloir, et dont il tâche de se couvrir. Car, quand il y aurait sur la terre de ces hommes parfaits, de ces hommes exempts de toute censure, on ne les croirait pas, puisque Jésus-Christ même étant venu en personne, n'a pas trouvé, à beaucoup près, dans les esprits toute la créance due à la parole de Dieu et aux saintes vérités qu'il enseignait. Quoi qu'il en soit, mes chers auditeurs, je viens aujourd'hui vous apprendre Braiment nous devons nous comporter à l'égard de la vérité; je viens vous faire voir le criminel abus que nous en faisons, et travailler à le corriger. Adressons-nous d'abord à l'Esprit de vérité, afin qu'il nous éclaire ; et employons auprès de lui l'intercession de la Vierge, qui en lui remplie au moment que l'ange la salua. Ave, Maria.

 

À bien considérer les choses, il n'y a peut-être rien où les mouvements de notre cœur soient plus équivoques, et où l'homme paraisse plus contraire à lui-même, que sur le sujet de la vérité. Car il aime la vérité, et il la hait; il la cherche, et il la fuit; il s'en réjouit, et il s'en afflige : tantôt il y défère avec plaisir, et tantôt il y résiste avec obstination; tantôt il triomphe de l'avoir connue, et tantôt il voudrait la bannir pour jamais de son esprit; tantôt il se fait un devoir d'en être vaincu, et tantôt il s'en lait un supplice. Or, qu'y a-t-il en apparence qui approche plus de la contradiction, que des sentiments et une conduite si opposés? Pour accorder tout cela, Chrétiens, je distingue deux sortes de vérités qui ont rapport a nous, et dans l'usage desquelles consiste, pour ainsi dire, toute la perfection et tout le désordre de notre vie : la vérité qui nous reprend, et la vérité qui nous flatte; la vérité qui nous reprend, et qui nous fait voir en nous-mêmes ce qu'il y a de défectueux et de vicieux; la vérité qui nous flatte, et qui nous représente à nous-mêmes ce que nous avons, ou ce que nous croyons avoir de louable et de bon. Cela supposé, je prétends qu'il est facile d'accorder les contrariétés qui semblent partager le cœur de l'homme sur la vérité. Car prenez garde, si nous aimons la vérité, c'est celle qui nous flatte; et si nous haïssons la vérité, c'est celle qui nous reprend. Deux désordres que je veux aujourd'hui combattre, et sur quoi je dis en deux mots que de toutes les vérités il n'en est point que nous devions plus aimer que la vérité qui nous reprend : c'est la première partie; et qu'il n'en est point que nous devions plus craindre que la vérité qui nous flatte : ce sera la seconde partie. Cette matière est toute morale, et donnera lieu à des réflexions également utiles et sensibles.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Ce n'est point un paradoxe, Chrétiens , mais une maxime qui a toujours passé pour incontestable parmi les maîtres de la morale, qu'il n'y a point de vérité que nous devions aimer davantage que celle qui nous reprend. Les raisons en sont évidentes ; car qu'y a-t-il de plus avantageux pour nous, dit saint Chrysostome, que de connaître ce qui nous donne la connaissance de nous-mêmes ; que de connaître ce qui a une vertu souveraine pour nous corriger et pour nous perfectionner ; que de connaître ce que l'on affecte plus communément de nous cacher; et par-dessus tout, que de connaître ce qui en effet est la chose la plus difficile à savoir, et dont on ne peut entreprendre de nous instruire que par le zèle non-seulement le plus sincère, mais le plus généreux et le plus déterminé à notre bien? Or, la vérité qui nous reprend renferme toutes ces qualités, et vous l'ai lez voir.

Premièrement, elle nous fait connaître nous-mêmes, et sans elle nous ne pouvons espérer de nous connaître jamais. Or, après la connaissance de Dieu, il n'y a rien qui doive nous être plus cher que la connaissance de nous-mêmes ; et saint Augustin a douté s'il n'était pas aussi nécessaire de nous connaître nous-mêmes que de connaître Dieu, parce qu'à proprement parler ces deux connaissances, surtout dans l'ordre de la grâce et du salut, ne peuvent être séparées, et que l'une dépend essentiellement de l'autre. Pourquoi ne puis-je

 

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pas me connaître, si je n'aime la vérité qui me reprend? Appliquez-vous à ceci, Chrétiens: c'est que je dois être persuadé que quelque soin que j'apporte à régler ma vie et ma conduite , et quelque bon témoignage que je me rende sur cela, il y a encore mille faiblesses et mille désordres dont je ne m'aperçois pas, mais que les autres savent bien observer ; et si je ne convenais de ce principe, je serais dans la plus pernicieuse de toutes les erreurs, parce que je serais dans Terreur sur mon erreur même, et dans l'ignorance de mon ignorance même. D'ailleurs je dois être convaincu que, quand je m'occuperais sans relâche à m'étudier et à m'examiner, je n'aurais jamais assez de lumière, ni assez de vue, pour découvrir tontes ces faiblesses qui sont en moi et tous ces désordres , parce que l'amour-propre, qui est comme un voile que mes yeux ne peuvent percer, m'en cachera toujours une partie, et m'empêchera de me faire une justice exacte sur le reste. Il faut donc, conclut saint Chrysostome, traitant ce sujet, ou que je renonce absolument à me connaître, ou que je supplée par les connaissances qu'on a de moi à celles qui me manquent. Et comme il y a dans moi un fonds de vérités mortifiantes et capables de n'humilier, il faut que je trouve bon que ces vérités me soient dites par les autres, puisque je ne suis pas assez éclairé pour me les dire à moi-même.

Il me semble , Chrétiens , que chacun de nous devrait être disposé de la sorte : car enfin, mes Frères , ajoute saint Chrysostome , quand un malade trouve un médecin qui lui fait connaître parfaitement son mal, bien loin de s'en offenser, il l'estime, il l'honore, il s'attache à lui ; et plus le mal est fâcheux et inconnu, plus tient-il pour un service important la sincérité de celui qui le lui découvre. Or, si nous en jugeons ainsi par rapport aux infirmités du corps, quels sentiments ne devons-nous pas avoir lorsqu'il s'agit des maladies de l'aine, qui sont nos vices et nos imperfections? lia fallu, Chrétiens, le dirai-je? que le paganisme nous apprît là-dessus notre devoir. Au milieu de l'infidélité , on a vu des hommes aussi zélés pour apprendra leurs défauts, que nous le sommes pour éviter d'être instruits des nôtres. Un jeune seigneur de la cour d'Auguste et même de sa maison, un Germanicus, touché de la noble curiosité de se connaître, chose si rare parmi les grands du monde, étant à la tète de la milice romaine, prenait bien de temps en temps le soin de se travestir; de visiter le soir, et sans être connu, les quartiers de son armée;de s'approcher secrètement des tentes, et de prêter l'oreille aux discours de ses soldats; parce qu'il n'ignorait pas que c'était alors qu'ils disaient avec plus de liberté les uns aux autres ce qu'ils pensaient de la conduite de leur général. Voilà ce que l'histoire nous rapporte d'une vertu païenne, et ce qu'elle nous met devant les yeux, pour confondre cette délicatesse si opposée au christianisme, qui nous révolte contre la vérité, du moment qu'elle nous choque et qu'elle nous blesse. Peut-être me direz-vous que ce païen cherchait en cela même à se satisfaire, parce qu'il était sur de l'estime qu'on avait de sa sage conduite. En effet, l'historien remarque qu'il jouissait ainsi du fruit de sa réputation , n'entendant partout que des éloges, d'autant plus doux pour lui qu'ils étaient plus libres : Fruebatur fama sua. Je le veux ; mais du moins est-il vrai que s'il y avait eu en lui quelque sujet de blâme ou quelque matière de plainte, il se mettait par là en devoir de ne les pas ignorer. Et c'est en cela que tout païen qu'il était, il nous faisait une leçon bien utile. Car ce que j'ai dit de plus, et ce qui contient la seconde preuve de la proposition que j'ai avancée, c'est que , comme la vérité qui nous reprend est la plus nécessaire pour nous connaître, aussi est-elle la plus efficace pour nous corriger. Les autres vérités, dit saint Jérôme, nous instruisent, nous touchent, nous convainquent, mais ne nous changent pas ; celle-ci, sans instruction, sans conviction, sans raisonnement, ou plutôt par le raisonnement le plus fort, par la conviction la plus touchante et par l'instruction la plus courte et la plus aisée, a le pouvoir de nous convertir. Et comment? comprenez-le, je vous prie : c'est en nous faisant rentrer dans nous-mêmes parlai connaissance, et nous obligeant à en sortir par la pénitence. Deux mouvements qu'elle produit en nous par une suite comme naturelle, et qui, dans la doctrine de saint Augustin, font toute la perfection de l'homme. Car, au lieu, que la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes nous dissipait et nous emportait hors de nous par vanité ou par légèreté, cette vérité fâcheuse que Ton nous reproche nous rappelle en quelque façon a nous, nous recueille au dedans de nous, nous fait jeter un certain regard sur nous, dont il n'est presque pas en notre pouvoir de nous distraire. Et comme en vertu de ce regard nous ne voyons rien en nous que d'imparfait et que d'humiliant,  ne  pouvant dans cet état nous souffrir nous-mêmes, ni

 

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demeurer, pour ainsi dire, en nous-mêmes, nous faisons un effort pour nous élever au-dessus de nous-mêmes, qui est le véritable mouvement de la pénitence, et voilà ce qui nous arrive, pour peu que nous soyons fidèles à la grâce de Dieu. Une vérité dite bien à propos suffit en telles conjonctures pour arracher de notre cœur une habitude vicieuse et une passion. Des années entières de réflexion n'y avaient rien fait, tout autre moyen avait été inutile et faible pour cela : mais cet avis prudemment donné est le coup salutaire qui nous guérit. On en est troublé d'abord, et on s'en émeut; mais enfin la grâce et la raison surmontant le sentiment, et cette vérité quoiqu'amère étant digérée par un esprit solide et bien tempéré, commence à agir, et par son amertume même est la cause et le principe de la guérison. Ne vouloir pas entendre ces sortes de vérités, ou ne les vouloir entendre que déguisées, que fardées, qu'affaiblies et diminuées, c'est le terme de l'Ecriture sainte : Quoniam diminutœ sunt veritates a filiis hominum (1) ; vouloir qu'on nous les adoucisse, qu'on en retranche tout ce qu'elles ont de piquant, et sans cela ne pouvoir les supporter, c'est renoncer à sa propre perfection, c'est se condamner pour jamais soi-même à être du nombre de ces malades dont parle saint Bernard, qui sont d'autant plus incurables qu'ils le veulent être, et qu'ils corrompent jusqu'au remède uniquement nécessaire pour ne l'être pas. Or, un chrétien peut-il, en conscience, demeurer dans cette disposition? Raisonnons sur nos devoirs tant qu'il nous plaira, jamais, dit saint Augustin, nous ne corrigerons dans nous les vices ni les erreurs qui nous plaisent, sinon par la vérité qui nous déplaît.

Le point important est de trouver un homme sage, ferme, et solidement ami, qui nous découvre cette vérité : ce qui est infiniment rare, et ce que Salomon considère comme un trésor. Mais c'est justement la troisième raison qui nous oblige à le rechercher, et qui nous doit rendre cette vérité précieuse, parce que c'est celle de toutes dont on affecte le plus de nous Mer la connaissance. Vous le savez , Chrétiens, la grande maxime, ou, pour mieux parler, le grand abus de la science du monde est de taire les vérités désagréables : je dis de les taire à ceux à qui il serait utile et important de les lavoir. Car pour en instruire ceux qui n'y ont aucune part et qui devraient les ignorer, c'est sur quoi le monde ne s'est donné de tout temps que trop de licence. On dit ce qu'il faudrait

 

1 Psalm., XI, 1.

 

dire , mais on le dit à tout autre qu'à celui à qui il le faudrait dire : on le dit par imprudence, par médisance, par vengeance où il ne le faut pas, et on ne le dit pas par conscience où il le faut; et au même temps qu'on blesse la charité et le devoir en répandant partout une vérité odieuse, on se fait une fausse charité et un faux devoir de cacher cette vérité odieuse à celui qu'elle intéresse personnellement, et qui serait le seul capable d'en profiter. Or, cela est vrai surtout à l'égard des grands, des riches et des puissants de la terre, dont le malheur, entre tous les autres qui semblent attachés à leur condition, est de n'entendre presque jamais la vérité, et qui sans jugement téméraire ont droit de regarder tous ceux qui les approchent comme autant de séducteurs qui se font une politique de les tromper, qui ne leur représentent les choses que sous les apparences spécieuses qu'y donnent leurs passions et leurs intérêts; et qui seraient souvent bien fâchés, (ô dérèglement de l'esprit du siècle !) qui seraient souvent bien fâchés que les maîtres qu'ils servent fussent plus éclairés qu'ils ne le sont, parce qu'ils ne voudraient pas qu'ils fussent meilleurs ni plus parfaits. D'où vient qu'en effet ceux qui tiennent dans le monde les premiers rangs sont ceux à qui communément la vérité est moins connue.

Et voilà pourquoi Dieu recommandait tant à ses prophètes de s'expliquer avec une sainte liberté, quand il s'agissait de reprendre les vices. Parle, disait-il à Isaïe, élève ta voix, fais-la retentir comme une trompette dont le son pénètre jusque dans les cœurs : Clama, ne cesses, quasi tuba exalta vocem tuam (1). Au lieu de prêcher à mon peuple des vérités curieuses , des vérités subtiles, des vérités agréables, attache-toi à lui prêcher celles qui le confondent : mets-lui devant les yeux ses iniquités; reproche-lui ses scandales et tous ses crimes : Et annuntia populo meo scelera eorum, et domui Jacob peccata eorum (2). Et afin que vous ne me répondiez pas, Chrétiens, que cela était bon pour le peuple, et pour un homme qui prêchait aux simples : ne crains point, disait le même Dieu à Jérémie, parce que c'est moi qui t'ai ordonné de parler, moi qui t'ai établi comme une colonne de bronze et comme un mur d'airain ; In columnam ferream et in murum œneum (3). Pourquoi comme une colonne de bronze et comme un mur d'airain? remarquez ce qui suit : Regibus Juda, principibus ejus et sacerdotibus (4) ; c'est pour

 

1 Isa., LVIII, 1. — 2 Ibid. — 3 Jerem., I, 18. — 4 Ibid.

 

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les grands de Juda, pour les princes, pour les nobles, pour ceux qui occupent les premières places, et à qui leurs ministères et leurs emplois donnent plus d'autorité : Ne formides a facie eorum (1); Que leur présence, ajoutait le Seigneur, ne t'étonne point; que le respect de leurs personnes ne l'ébranlé point ; n'aie point pour eux de lâches égards, et ne les flatte point ; dis-leur avec courage la vérité que je veux qu'ils sachent; sois l'apôtre, et, s'il est besoin, le martyr de cette vérité. Car c'est pour cela que je t'ai rempli de mon esprit, et je ne t'ai fait ce que tu es que pour cela. Or, si toi par qui cette vérité doit être portée, tu la retiens captive dans le silence, qui osera la soutenir et se déclarer pour elle?

C'est encore pourquoi saint Paul exhortait son disciple Timothée à reprocher, à menacer, à fulminer, plutôt qu'à consoler ; et cela, sans craindre de se rendre importun, et sans se mettre en peine qu'on le trouvât mauvais : Argue, increpa, opportune, importune  (2) ; parce qu'il viendra un temps, lui disait-il, où la saine doctrine, c'est-à-dire celle qui censure le vice et qui le condamne, sera insupportable aux hommes : Erit enim tempus cum sanam doctrinam non sustinebunt (3). Or ne pouvons-nous pas dire que ce temps est venu, et que c'est celui-ci ? D'où je conclus que les prédicateurs de l'Evangile ont une obligation plus étroite et plus pressante que jamais de dire la vérité, puisqu'il n'y a plus qu'eux dont la vérité puisse espérer un témoignage fidèle et constant. Je sais qu'ils doivent être discrets : mais Dieu veuille que leur discrétion et leur prudence ne vous perdent pas ! Je sais que leur zèle doit être selon la science : mais plaise au ciel que leur science énervant leur zèle, ils ne deviennent point pour vous ce que saint Paul craignait d'être pour ceux qu'il instruisait, je veux dire des cymbales retentissantes : Aes sonans mit cymbalum tinniens (4).

Que faudrait-il donc faire pour nous garantir de ce malheur? Ah ! Chrétiens, la belle leçon si nous étions soigneux de la pratiquer ! ce serait d'aimer d'autant plus la vérité, que notre amour-propre l'a plus en horreur ; de respecter ceux dont Dieu se sert pour nous la faire connaître, et de compter pour un service inestimable quand ils nous la déclarent, même à contre-temps et de mauvaise grâce, disant avec Salomon : Meliora sunt vulnera diligentis, quam fraudulenta oscula odientis (5); Il est vrai,

 

1 Jerem., I, 17. — 2 2 Tim., IV, 2.— 3 Ibid., 3.— 4 I Cor., XIII, 1. — 5 Prov., XXVII, 6.

 

cette vérité a quelque chose de bien dur; mais les blessures d'un ami sont encore pour moi  plus salutaires que les caresses d'un flatteur. Et parce qu'il n'est rien dans le fond de plus difficile que d'annoncer cette vérité et de s’en faire le porteur (quatrième et dernière considération), il faudrait mettre pour principe que c'est à nous de lever cette difficulté à ceux dont nous attendons ce bon office : comment cela? les prévenant, les engageant, leur donnant un accès libre et favorable auprès de nous; leur témoignant, non point par des paroles vaines, mais par une conduite égale, que nous avons pour eux de la déférence, et que nous les écoutons non-seulement avec docilité, mais avec joie, dans la persuasion où nous devons être qu'en effet la marque la plus solide de leur zèle c'est celle-là; et dans la crainte que nous devons avoir qu'un peu trop de délicatesse de notre part ne leur ferme la bouche, et qu'à force d'exiger d'eux des tempéraments et des mesures, nous ne les rebutions entièrement et n'émoussions tout à fait la pointe de leur zèle. Car encore une fois, Chrétiens, s'il y a une chose qui demande un zèle pur, généreux et désintéressé, c'est la commission de découvrir une plaie cachée à celui qui se croit sain ; c'est-à-dire une vérité désagréable à celui qui se croit irrépréhensible : et c'est ce que l'expérience nous apprend tous les jours.  Faut-il avertir un homme du désordre qui se passe dans sa maison, une femme des bruits qui courent d'elle,   un grand  du scandale qu'il, cause ; c'est à qui s'en défendra, personne n'en veut prendre sur soi le risque, chacun a ses raisons pour s'en décharger, et à peine dans une famille, que dis-je? à peine dans une ville entière se trouve-t-il quelqu'un qui, méprisant tout autre intérêt, et dans la seule vue de son devoir, ose dire la vérité. Or, de là s'ensuit l'obligation indispensable que nous avons, encore plus selon Dieu que selon le monde,de nous rendre faciles, doux et humbles de cœur quand il est question de recevoir des répréhensions et des avis, puisque l'un des préceptes les plus essentiels de la loi de Dieu est quel nous retranchions de nous-mêmes tout ce qui peut servir d'obstacle à notre correction, et que sous peine  de  répondre de  nos ignorances comme d'autant de crimes, moins il est aisé de nous dire cette vérité qui  choque notre amour-propre, plus nous devons être disposés à l'honorer par la manière avec laquelle nous l'écoutons. C'est ainsi qu'en usa cet infortuné roi de Babylone dont parle l'Ecriture, lorsque

 

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Daniel, avec une liberté de prophète, lui signifia tout ensemble trois effrayantes vérités : l'une, qu'il avait été pesé et réprouvé dans le jugement de Dieu ; l'autre, que son royaume allait être partagé entre les Perses et les Mèdes; et la troisième, que dès la nuit même il devait mourir. Il n'y eut personne qui ne tremblât de la hardiesse de ce discours; on crut Daniel perdu, et l'on ne douta point que Balthazar ne le sacrifiât au premier mouvement de sa colère. Mais ce prince, qui avait l'âme grande, et qui, jusque dans le revers le plus accablant, avait conservé toute la modération de son esprit, raisonna bien autrement. Que fit-il? il embrassa Daniel, il le combla de faveurs, il commanda sur-le-champ qu'on le revêtit de la pourpre, qu'on lui donnât le collier d'or, que tout le peuple le révérât et lui obéît : pourquoi? parce qu'il jugea, dit saint Chrysostome, qu'un homme qui avait la force de dire respectueusement de telles vérités à un prince, et qui, pour s'acquitter de ce devoir héroïque, savait oublier son propre intérêt; qu'un homme, dis-je, de ce caractère, méritait toutes sortes d'honneurs, et ne pouvait être assez exalté : Tunc, jubente rege, indutus est Daniel purpura, et circumdata est torques aurea collo ejus (1). C'est pour cela, ajoute le texte sacré, que Balthazar honora Daniel, parce qu'aux dépens mêmes de sa personne et dans l'extrémité de son malheur, il voulut honorer la vérité.

Et nous, Chrétiens, comment traitons-nous cette vérité? Ah! permettez-moi de faire ici la comparaison entre nous et ce roi infidèle, et d'opposer son exemple à notre conduite. Bien loin d'aimer cette vérité, nous la haïssons et nous la fuyons. Voilà le désordre que saint Augustin déplorait autrefois, et dont il cherchait la cause, la demandant à Dieu par ces paroles si affectueuses : Cur, Domine, veritas odium parit, et quare inimicus factus est eis homo tuus verum prœdicans ; cum ametur beata vita, quœ non est nisi gaudium de veritate? Et comment donc, Seigneur, arrive-t-il que cette vérité qui vient de vous attire la haine des hommes? et pourquoi ce Sauveur qui leur a parlé de votre part, en leur prêchant la vérité, s'est-il fait leur ennemi, puisqu'il est naturel à l'homme d'aimer la vie bienheureuse, qui n'est rien autre chose qu'une joie intérieure de la vérité connue? Ensuite se répondant à soi-même : Ah! mon Dieu, ajoutait-il, j'en comprends bien le mystère : c'est que les hommes, préoccupés de leurs passions, ne

 

1 Dan., V, 29.

 

reconnaissent pour vérité que ce qu'ils aiment et ce qui leur plaît, ou plutôt se font de ce qui leur plaît une vérité imaginaire, à l'exclusion de tout ce qui ne leur plaît pas; c'est qu'ils aiment la vérité spécieuse et éclatante, et ne peuvent souffrir la vérité sévère et humiliante : Amant lucentem, oderunt redarguentem.

Admirable portrait des gens du siècle, exprimé en deux mots par ce saint docteur! En effet, Chrétiens, nous fuyons la vérité qui nous découvre ce que nous sommes, jusqu'à l'envisager comme une persécution; et quand elle se présente à nous malgré nous, nous nous soulevons, nous nous emportons contre elle; nous prenons à partie ceux qui nous la mettent devant les yeux, comme s'ils nous faisaient injure. Car, de là naissent les dépits et les ressentiments, de là les aversions et les haines, de là les mésintelligences et les désunions. Combien d'amitiés refroidies, combien de commerces rompus, combien de guerres déclarées, parce qu'on nous a dit librement une vérité? Ce qui est encore plus étrange, c'est que souvent nous haïssons cette vérité par la raison même qui devait nous la rendre aimable, je veux dire parce qu'elle est vérité. Si ce que l'on nous reproche était moins vrai, nous nous en piquerions moins. La révolte de notre esprit vient de ce que la chose est plus vraie que nous ne voulons, et qu'elle l'est en sorte que nous ne pouvons pas la désavouer.

Et ce vice (prenez garde à ceci, mes chers auditeurs), n'est pas seulement le vice des grands, auprès desquels, comme parle Cassiodore, une parole de vérité est en bien des rencontres une parole de mort pour celui qui la porte : car, sans en rapporter les effets tragiques, à combien de serviteurs fidèles ce zèle Je la vérité n'a-t-il pas coûté la perte de leur fortune et la disgrâce de leurs maîtres? C'est encore le vice des petits, qui, dans la médiocrité de leur condition, sont quelquefois les plus intraitables et les plus indociles sur ce qui regarde leurs défauts. Ce n'est pas seulement le vice des imparfaits, mais des dévots et des spirituels; car vous en verrez qui, pleins des sentiments de la plus haute piété, ne respirant que Dieu et sa gloire, sages dans leur conduite et sévères dans leurs maximes, sont incapables parmi tout cela de recevoir un avertissement; gens merveilleux pour dire les vérités aux autres, mais sensibles jusqu'à la faiblesse quand ils sont obligés d'entendre les leurs; des montagnes, dit l'Ecriture, par l'apparence de leur élévation, mais des montagnes

 

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fumantes sitôt qu'on vient à les toucher : Tange montes, et fumigabunt (1). Ce qui me fait douter si le bien même qui paraît dans ces sortes de chrétiens n'est point une illusion, puisque la vraie sagesse et la vraie vertu est d'aimer la vue de son imperfection, suivant ce que dit David : Et peccatum meum contra me est semper (2). Jusque dans la prédication de l'Evangile (le croirait-on, si on ne réprouvait pas soi-même?) jusque dans la prédication de l'Evangile, où nous supposons que c'est Dieu qui nous parle, à peine pouvons nous supporter la vérité. Ce n'est pas que nous n'aimions les prédicateurs qui prêchent les vérités, et les vérités de la morale la plus étroite, et que nous ne soyons les premiers à les condamner, s'ils sont lâches à s'acquitter de ce devoir; mais nous aimons ceux qui prêchent les vérités, et non pas nos vérités. Car du moment que les vérités qu'ils prêchent sont les nôtres, et que nous nous en apercevons, un levain d'aigreur et d'amertume commence à se former dans notre cœur. Qu'ils s'étendent tant qu'ils voudront sur les défauts d'autrui, nous les écoutons avec joie, et nous n'avons que des louanges à leur donner; mais qu'ils poussent l'induction jusqu'à nous, dès là nous nous aliénons d'eux, dès là nous n'avons plus pour eux cette bienveillance qui nous rendait leur parole utile; dès là nous nous érigeons nous-mêmes en censeurs de leur ministère. Un terme non moins juste qui leur sera échappé devient le sujet de notre critique et de nos railleries. Nous allons même jusqu'à concevoir de la haine contre leurs personnes, à cause de la vérité qu'ils nous disent; semblables à ce malheureux roi d'Israël, qui haïssait le prophète du vrai Dieu, et qui s'en déclarait hautement, parce qu'il ne m'annonce jamais, disait-il, une bonne nouvelle, mais toujours des vérités tristes et affligeantes : Sed ego odi eum, quia non prophetat mihi bonum, sed malum (3). Extravagance ! s'écrie saint Jérôme. Comme s'il eut dû attendre d'un prophète autre chose que la vérité, ou que ce qui lui était prédit fût moins la vérité, parce qu'il lui était désagréable !

C'est néanmoins ce qui arrive tous les jours, et de quoi il me serait aisé de vous convaincre sensiblement. Car, que j'entreprenne ici de dire la vérité dans toute l'étendue de la liberté que devrait me donner mon ministère , et que , parcourant tous les états et toutes les conditions des hommes, je vienne au détail de certaines vérités que j'aurais droit de leur

 

1 Ps., CXLIII, 5. — 2 Ibid., L, 5. — 3 3 Reg., XXII, 8.

 

reprocher, je m'attirerai l'indignation de la plupart   des   personnes qui   mécontent. Je ne dirai   ces   vérités  qu'en  général, et j'y observerai toutes les mesures de cette précaution   exacte que  l'Eglise   me prescrit. Il n'importe; parce que ce seront des vérités qui feront rougir l'hypocrisie du siècle, et qui, par une anticipation du jugement de Dieu, exposeront à un chacun sa confusion et sa honte, elles susciteront contre moi presque tous les esprits. Afin d'autoriser sur cela notre procédé, nous nous en prenons à la parole de Dieu, nous ne voulons pas que ce détail des vices soit de son ressort, et nous n'observons pas que nous faisons ainsi le procès à Jésus-Christ même, puisque nul n'a jamais dépeint les vices avec des traits si marqués que cet Homme-Dieu, et que tout l'Evangile n'est, pour le dire de la sorte, qu'une censure perpétuelle des mœurs de son temps, ou plutôt de tous les temps. Nous disons que le prédicateur ne doit pas tant particulariser les choses : mais le disions-nous quand on ne prêchait que les vérités des autres, et que nous n'y étions pas intéressés? ce zèle de la retenue et de la prudence des prédicateurs nous inquiétait-il? Il ne nous est donc venu que depuis que nous nous trouvons y avoir part : signe évident que ce n'est pas un zèle de Dieu, mais une haine secrète de la vérité. Je ne prétends pas toutefois justifier la conduite de ceux qui, par des manières peu chrétiennes et peu judicieuses, au lieu d'instruire et de toucher, insulteraient et outrageraient. Il y a là-dessus des règles de l'Eglise, il y a des prélats pour les faire garder : mais je prétends condamner une délicatesse insupportable qui est dans les chrétiens, de ne pouvoir souffrir q le prédicateur en vienne à certains détails, qu'il leur fasse voir la corruption de leur état Car voilà où nous en sommes. Mais qu'arrivera-t-il? Juste châtiment de Dieu! dit saint Augustin , c'est que la vérité malgré  eux les fera connaître, sans se faire néanmoins elle-même connaître à eux : Inde retribuet eis, ut qui ab ea manifestari nolunt, et eos nolentes mani festet, et eis ipsa non sit manifesta. Préservons-nous, mes chers auditeurs, de ce terrible aveuglement; ouvrons les yeux à  la vérité; aimons-là lorsqu'elle nous reprend, et défions-nous-en ; craignons-la lorsqu'elle nous flatte: c'est de quoi j'ai à vous entretenir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME   PARTIE.

 

Si nous avions l'esprit aussi droit et le cœur aussi ferme et aussi solide qu'il serait à

 

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souhaiter pour l'intérêt de notre perfection, nous n'en serions pas réduits à la malheureuse nécessité de craindre non-seulement les erreurs du siècle, mais la vérité même quand elle nous est agréable et avantageuse. Ce qui rend cette vérité dangereuse pour nous, c'est la vanité qui est en nous, et qui, par une étrange corruption, fait de notre propre bien la cause et la matière de notre mal. Il n'appartient qu'à Dieu, Chrétiens, s'il m'est permis de parler ainsi, de pouvoir être loué sûrement et sans courir aucun risque : c'est l'une des prérogatives que l'Ecriture lui attribue, sur ces paroles du Psaume ; Te decet hymnus, Deus (1). Dieu se loue éternellement soi-même, et à tout moment il entend la voix de ses créatures, qui lui disent qu'il est grand, qu'il est juste, qu'il est admirable dans ses conseils, qu'il est seul digne d'être souverainement aimé; et il reçoit d'elles les témoignages de ces vérités sans préjudice de sa sainteté infinie : pourquoi ? parce qu'étant en lui-même la sainteté et la vérité par essence, la vérité qui est en lui ne peut jamais altérer ni pervertir la sainteté. Il n'en est pas de même de nous. Comme nous n'avons aucun mérite sûr, et que nos vertus les mieux fondées , autant qu'elles participent à notre néant, ont toutes un caractère d'instabilité que la grâce même ne détruit pas ; si nous jugions bien des choses, nous devrions nous garantir de la vérité qui nous flatte, comme d'un écueil ; et cela pour deux raisons que je tire de la morale de saint Grégoire, pape. Premièrement, dit ce saint docteur, parce que dans l'usage du siècle, qui ne nous est que trop connu, et dont nous n'avons que de trop continuelles expériences, ce qui nous flatte est ordinairement ce qui nous trompe et qui nous séduit. Or, de toutes les illusions, il n'y en a point de plus honteuse pour nous selon le monde, ni de plus pernicieuse selon Dieu, que celle qui, en faveur de nous-mêmes et d'un vain amour-propre dont nous sommes remplis, nous fait prendre le mensonge pour la vérité. En second lieu, parce qu'il est presque infaillible, quand même on ne nous tromperait pas, que ce qui nous flatte nous corrompra. Or, s'il y a chose qui nous doive être un sujet de confusion et même de condamnation, c'est qu'on nous puisse reprocher, dans le jugement de Dieu, qu'au lieu que l'erreur a été la source de la dépravation dis autres, ce soit la vérité même qui nous ait perdus. Deux raisons également convaincantes et édifiantes, dont je me contenterai de vous

 

1 Ps., LIV, 1.

 

donner en peu de paroles une simple idée. C'est le Saint-Esprit qui l'a dit, Chrétiens; et l'oracle qu'il en a prononcé par la bouche d'Isaïe ne s'adresse pas moins à vous et à moi qu'aux Israélites qui écoutaient ce prophète : Popule meus, qui te beatum dicunt, ipsi te decipiunt (1) ; Mon peuple, disait Dieu avec cet air de majesté, ou plutôt de divinité, que le texte sacré nous rend sensible, ceux qui vous applaudissent, ceux qui affectent de vous louer, ceux qui vous appellent heureux, beaucoup plus ceux qui vous appellent parfaits, vous en imposent, et abusent de votre crédulité. En effet, qu'est-ce que la plupart des louanges, dans le style du monde? Vous le savez : des mensonges obligeants, des exagérations officieuses, des témoignages outrés d'une estime apparente, et qui ne vient ni de la raison ni du cœur ; souvent des contre-vérités déguisées, et couvertes du voile de l'honnêteté ; des termes spécieux et honorables, mais qui ne signifient rien; en un mot, des impostures dont les hommes entre eux se font un commerce, et dont leur vanité se repaît. Impostures, dis-je, autorisées, ou par une fausse bienséance, ou par une complaisance basse, ou par un servile intérêt. On nous dit de nous ce que nous devrions être, et non pas ce que nous sommes; et nous, par une pitoyable facilité à donner dans le piège qui nous est tendu, nous croyons être en effet tels que l'adulation nous suppose, et qu'elle nous représente à nous-mêmes. On nous fait des portraits de nos personnes dans lesquelles tout nous plaît, et nous ne doutons point qu'ils ne soient au naturel ; on nous donne des éloges qui sont des compliments et des figures, et nous les prenons à la lettre ; on loue jusqu'à nos vices et à nos passions, et nous n'hésitons pas ensuite à les compter pour des vertus : Qui te beatum dicunt, ipsi te decipiunt. De là il arrive tous les jours qu'un homme d'ailleurs naturellement modeste, et qui serait humble s'il se connaissait, enivré de ce vain encens, pense avoir du mérite, lorsqu'il n'en a pas; remercie Dieu de mille grâces que Dieu n'a jamais prétendu lui faire, reconnaît en lui des talents qu'il n'a point reçus, s'attribue des succès dont nul ne convient, se félicite secrètement, tandis qu'ouvertement on le méprise. Car, voilà les suites ordinaires de cette inclination vicieuse, laquelle nous porte à aimer et rechercher la vérité qui nous flatte, n'y ayant personne de nous qui ne se puisse justement dire : Qui te

 

1 Isa., III, 12.

 

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beatum dictunt, ipsi te decipiunt ; quoiqu'il soit vrai, comme l'a remarqué saint Bernard, que c'est surtout dans les grands, les riches, les puissants du siècle, que cette parole du Saint-Esprit s'accomplit d'une manière plus visible.

Savez-vous, Chrétiens (ne perdez pas ceci) quelle a été la source de l'idolâtrie, et d'où est venu originairement ce désordre de la superstition et du culte des fausses divinités, qui a si longtemps régné dans l'univers? de l'abus que je combats. C'est de ce penchant et de cette facilité qu'ont les hommes à croire ce qui leur est avantageux, quelque incroyable qu'il puisse être. Oui, voilà ce qui a rendu tant de nations idolâtres. On faisait entendre à certains hommes qu'ils étaient des dieux ; et à force de leur dire qu'ils étaient des dieux, on les accoutumait à être traités et honorés comme tels. Ceux qui commencèrent les premiers à leur tenir ce langage savaient assez qu'il n'en était rien ; mais la flatterie ne laissait pas de les porter à faire tout ce qu'ils auraient fait de bonne foi, s'ils eussent été persuadés de ce qu'ils disaient. Les princes mêmes et les conquérants à qui l'on rendait ces honneurs n'étaient que trop convaincus qu'ils ne leur convenaient pas ; mais le désir de s'élever, joint à un intérêt politique , faisait qu'ils les souffraient d'abord, et bientôt après, qu'ils les exigeaient. C'était par une erreur grossière que les peuples se soumettaient à les leur déférer; mais cependant cette erreur s'érigeant peu à peu en opinion, et étant devenue insensiblement une loi de religion, tout mortels qu'ils étaient, on leur bâtissait des temples, on leur consacrait des autels, on offrait en leur nom des sacrifices, et ces hommes profanes et impies passaient pour les divinités de la terre. C'est ainsi que le démon se prévalait de l'orgueil des uns et de la simplicité des autres. Or, nous n'oserions dire que le christianisme ait entièrement détruit cet abus, car il en reste encore des vestiges, et il n'est rien dans le monde de plus ordinaire qu'une espèce d'idolâtrie qui s'y pratique, et dont l'usage est établi. On ne dit plus aux grands et aux riches qu'ils sont des dieux; maison leur dit qu'ils ne sont pas comme les autres hommes, qu'ils n'ont pas les faiblesses des hommes, qu'ils ont des qualités qui les distinguent et qui les mettent au-dessus des hommes; et on les sépare tellement du commun des hommes, qu'enfin ils oublient qu'ils le sont, et qu'ils veulent être servis comme des dieux : ne considérant pas que ceux qui se font leurs adorateurs sont,

pour la plupart, des personnes intéressées, déterminées à leur plaire, ou plutôt gagées pour les tromper : Qui te beatum dicunt, ipsi te decipiunt.

Ne nous bornons pas aux grands et aux puissants du monde pour justifier ce que je dis. Cette idolâtrie dont je parle règne également dans les conditions particulières, et y produit à proportion les mêmes effets. Ainsi une femme mondaine est-elle comme l'idole de je ne sais combien d'hommes charnels qui s'assemblent autour d'elle, et qui, par des cajoleries profanes et jusqu'à l'adoration, lui inspirent une idée d'elle-même capable de la perdre et de la damner, puisqu'il s'ensuit de là qu'elle ne se connaît jamais, et qu'étant remplie de défauts, elle ne travaille à en corriger aucun ; s'estimant tout évaporée et tout imparfaite qu'elle est, un sujet accompli, parce que c'est le ternie dont on use sans cesse, et qu'on emploie éternellement pour la séduire et pour la corrompre. Ainsi un faux ou un faible ami, à force de vouloir être complaisant, devient-il idolâtre de son ami, lui ôtant la plus salutaire de toutes les vues, qui est celle de soi-même, et lui pilant l'esprit par autant d'erreurs qu'il lui dit de choses douces et agréables : Qui te beatum dicunt, ipsi te decipiunt. Qu'est-ce, à parler proprement, que cet usage maintenant si profane d'éloges des actions publiques, où, sous prétexte d'éloquence, le mensonge et la flatterie triomphent impunément de la vérité? Qu'est-ce que cette affectation d'épîtres à la tète d'un ouvrage, où, par le caprice d'un auteur, les mérites les plus obscurs sont égalés aux plus éclatants, où les plus médiocres vertus sont traitées de sublimes et d'éminentes, où il n'y a point de particulier qui ne dût gouverner l'Etat point de prélat qui ne fût digne de la pourpre? Qu'est-ce que tout cela, sinon un débit souvent mercenaire de louanges excessives et démesurées, dont on infatué les hommes? On sait bien que partout là, il ne faut rien moins chercher que la vérité. Cependant par une corruption de l'amour-propre, qui sait se prévaloir de tout, on s'imagine aisément qu'au moins y a-t-il dans ces choses quelque apparence et quelque fond de vérité ; suivant cette pensée de saint Augustin, si ingénieusement conçue, que la vérité est tellement aimée des hommes, que ceux qui aiment tout autre chose qu'elle, veulent absolument que ce qu'ils aiment soit la vérité même : Quia sic amatur veritas ut quicumque aliud amant, hoc quod amant, velint esse veritatem.

 

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Je dis bien plus : on porte ce désordre et cette profanation jusque dans le lieu saint, où nous voyons tous les jours la chaire de l'Evangile, qui est la chaire de la vérité, servir de théâtre aux flatteries les plus mondaines. Au lieu des discours chrétiens que l’on faisait autrefois dans les funérailles pour l'édification des vivants, on fait aujourd'hui des panégyriques où, de son autorité particulière, on entreprend de canoniser les morts. Panégyriques, vous le savez, où les plus lâches, sans discernement, sont transfigurés en héros, les plus petits esprits en rares génies, et ce qui est encore plus indigne, des pécheurs en spirituels et en saints. Car ne sont-ce pas là les effets déplorables de cette passion, si naturelle aux hommes du siècle, pour la gloire et pour toutes les vérités avantageuses? La contradiction est qu'au milieu de tout cela, ces hommes si passionnés pour la gloire et si vains, ne laissent pas de protester que ce qu'ils ont le plus en horreur, l'est d'être trompés. En effet, on ne veut pas l'être, mais en même temps on veut tout ce qu'il faut vouloir pour l'être. Car on ne veut pas être trompé, et néanmoins on veut être loué, flatté, admiré, comme si l'on pouvait être l'un sans l'autre. On n'aime pas l'imposture, mais on aime l'applaudissement, qui est la matière de l'imposture. D'où saint Jérôme concluait que, quoiqu'on pense le contraire, on aime l'imposture même; et quelque peine qu'on ait à le concevoir, il est évident que les hommes se font un souverain plaisir d'être trompés les uns par les autres, jusqu'à s'en remercier et s'en savoir bon gré : Hi nimirum gaudent ad circumventionem suam, et illusionem pro beneficio ponunt. Quel parti y aurait-il donc à prendre? Je vous l'ai dit, c'est de se délier de la vérité même qui nous flatte; pourquoi? parce qu'il n'y a point de vérité qui approche tant de l'erreur, si aisée à confondre avec l'erreur, et par conséquent si exposée à tous les dangers de l'erreur. Or qu'y a-t-il, encore une fois, de plus honteux pour nous selon le monde, et de plus pernicieux selon Dieu, que cette erreur? Laissons là le monde, dont le jugement nous importe peu. Qu'il suffise, pour être méprisé du monde, d'être la dupe d'une fausse louange, et que le personnage le plus risible, selon les maximes du monde, soit celui d'un homme crédule, et enflé d'un mérite imaginaire dont il s'est laissé persuader. S'il n'y avait que le monde à craindre, peut-être pourrions-nous, par notre orgueil et notre vanité même, nous rendre indépendants de lui. Mais que répondrons-nous à Dieu quand il nous reprochera que, pour avoir trop cherché les vérités flatteuses, nous n'avons trouvé que le mensonge; que pour avoir prêté l'oreille à l'enchanteur, selon la métaphore du Saint-Esprit, nous avons vécu dans un perpétuel égarement ; que pour nous être contentés de la fumée de l'encens, nous avons renoncé à la pureté de la lumière : cette lumière dont dépendait notre conversion ne nous ayant manqué que parce que nous avons mieux aimé les ténèbres, et ces ténèbres volontaires ayant tellement prévalu dans nous, que notre salut s'y est enfin trouvé enveloppé. Qu'alléguerons-nous pour notre justification? Dirons-nous à Dieu, comme Adam, que ce sont les hommes qui nous ont séduits? prétendrons-nous avoir dû nous en fier à eux? les prendrons-nous pour garants des opinions mal fondées que nous aurons conçues de nous-mêmes ; et Dieu, juge sévère, mais équitable, des voies trompeuses que nous aurons suivies, n'aura-t-il pas droit de s'en prendre à notre vanité?

Mais je veux, Chrétiens, que ceux qui nous louent ne nous trompent jamais, et que la complaisance qu'ils ont pour nous ne préjudicie en rien à la vérité : appliquez-vous à cette dernière pensée, qui va faire la conclusion de ce discours. Je veux, dis-je, que la vérité qui nous flatte soit toujours telle que nous la présumons : du moment qu'elle nous flatte, quoiqu'elle ne nous trompe pas, je soutiens qu'elle nous pervertit. Comment cela? en deux différentes manières : en nous inspirant un orgueil secret qui anéantit devant Dieu tout le mérite de cette vérité, et diminuant en nous le zèle de notre perfection, qui, bien entretenu, aurait mieux valu pour nous que l'avantage qui nous revient de cette vérité. Ah ! mes chers auditeurs, que n'ai-je le temps de vous développer ce point de morale ! C'est une vérité qui vous est glorieuse et avantageuse, je le veux ; mais cette vérité, tout avantageuse et toute glorieuse qu'elle est, dès que vous aimez à l'entendre, est une vérité qui vous enfle, une vérité qui vous enorgueillit, une vérité qui vous élève au-dessus de vous-mêmes, qui vous rend fiers à l'égard des autres, et qui vous fait oublier Dieu. N'aurait-il pas été plus à souhaiter que vous l'eussiez ignorée, et qu'elle eût été pour vous ensevelie dans  le silence et dans l'obscurité? Combien d'esprits empoisonnés, si j'ose ainsi dire, par la connaissance de leurs propres mérites? combien d'astres éclipsés par

 

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leurs propres lumières, trop vivement réfléchies sur eux? c'est-à-dire, combien de dévots, combien d'âmes pures et éclairées ont été corrompues par la réflexion qu'on leur a fait faire sur les faveurs et les grâces dont Dieu les comblait? Tel aurait été un homme parfait, s'il ne s'était jamais aperçu qu'il avait des qualités et des dispositions à l'être. Tel serait aujourd'hui un saint, si on ne lui avait point dit qu'il l'était. Cette vue qu'on lui a donné de son élévation dans la sainteté est ce qui l'a ébloui, ce qui lui a fait tourner la tète, ce qui, du pinacle, l'a précipité dans l'abîme. On ne lui a dit que la vérité, et, en le louant, on lui a rendu justice; mais cette justice, par les sentiments d'orgueil qu'elle a produits dans son cœur, s'y est tournée en injustice et en corruption. On ne l'a point loué au delà des bornes, et ce qu'on lui a dit pour lui plaire n'a été qu'un sincère témoignage de ce qu'on pensait de lui ; mais ce témoignage, quoique sincère, n'a pas laissé de faire en lui une impression malheureuse, qui, sous couleur de vérité, a ruiné dans son âme le fondement de la grâce, qui est l'humilité. Le croiriez-vous, mes Frères? dit saint Augustin : Jésus-Christ lui-même, qui était, selon l'Ecriture, la pierre ferme et inébranlable, à qui d'ailleurs la louange était due comme le tribut de sa souveraine grandeur et de ses adorables perfections, pendant qu'il était sur la terre, n'a pu supporter les vérités qui allaient à son honneur et à sa gloire. Il faisait des prodiges, il guérissait les aveugles-nés, il ressuscitait les morts; mais quand les peuples voulaient l'en féliciter, et s'écrier qu'il était un prophète envoyé de Dieu, il leur imposait silence, témoignant une peine extrême de la reconnaissance qu'ils avaient pour lui, ou du moins des marques extérieures qu'ils lui en donnaient, parce qu'elles l'engageaient à être loué et applaudi par eux. Bien plus, il étendait jusques aux démons cette modestie; et lorsque ces esprits, forcés par la vertu de ses paroles, sortaient des corps en publiant qu'il était le Christ, il les menaçait, et leur commandait de se taire : Et increpans, non sinebat ea loqui (1). Au lieu de recevoir l'hommage qui était rendu à sa puissance, il usait de sa puissance même pour s'en défendre et pour le rejeter. Est-ce qu'il y avait du danger pour lui à être loué? non, Chrétiens, mais il y en avait pour nous; et parce qu'il était venu pour être notre modèle, et pour remédier à notre faiblesse par la sainteté de ses exemples, il fuyait

 

1 Luc, IV, 41.

 

d'entendre les vérités dont il eût ou droit de se glorifier pour nous faire craindre celles qui, en nous flattant, ne peuvent qu'affaiblir en nous la grâce destinée à nous sanctifier. C'est la remarque de saint Ambroise sur ce passage de saint Luc : Et increpans, non sinebat ea loqui. Or si le Sauveur, ajoute ce Père, en a usé de la sorte pour notre instruction, que ne devons-nous pas faire pour notre propre utilité, ou plutôt pour notre propre nécessité?

Ce n'est pas tout : j'ai dit que cette vérité qui nous flatte diminuait en nous le zèle de notre perfection, et il n'est rien de plus évident. Car la perfection, comme en conviennent tous les saints, et comme nous l'enseigne le Saint des saints, étant d'une pratique difficile, et son principal exercice consistant à s'avancer, à s'efforcer, à se surmonter et à se vaincre; quelque désir que nous ayons de l'acquérir, il est   toujours vrai   que   nous  n'y travaillons qu'avec peine; et que si nous pouvions avec honneur nous en dispenser, ce serait le parti favorable que nous embrasserions avec joie. Or, c'est à quoi la louange des hommes, même juste et légitime, nous conduit infailliblement! Car cette louange, souvent écoutée, nous fait croire enfin que nous sommes déjà bien élevés,! et dès là nous nous relâchons.  Au lieu que saint Paul, tout confirmé qu'il était en grâce, disait aux Philippiens : A Dieu ne plaise que je me croie déjà parfait! non, mes Frères, je suis encore bien loin du terme; mais je marche toujours pour tâcher d'atteindre où le Seigneur Jésus m'a prédestiné ; et pour cela, oubliant ce qui est derrière moi, et aspirant à ce qui est devant moi, je cours incessamment vers le bout de la carrière, pour remporter le prix, et pour mériter la couronne à laquelle Dieu m'appelle : Quœ retro sunt obliviscens, ad ea vero quœ sunt priora, extendens meipsum, ad destinatum persequor, ad bravium supernœ vocationis (1); au lieu, dis-je, que saint Paul parlait ainsi, nous, par une conduite bien opposée et bien éloignée de la sienne, nous regardons avec complaisance le peu de  bien que nous avons  déjà fait, et nous oublions celui qui nous reste encore à faire. De là vient que, selon le sentiment de la philosophie même et de la sagesse humaine, un flatteur est [dus à craindre qu'un ennemi ; de la vient que David regardait comme des outrages et des injures les éloges qu'il recevait de la bouche des flatteurs : Et qui laudabant me, adversum me jurabant (1); de là vient que saint Bernard, ainsi qu'il le

 

1 Philip., III, 13, 14. — 2 Ps., CI, 9.

 

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rapporte lui-même, avait coutume de se munir, contre deux sortes de gens, de deux versets de l'Ecriture; qu'il s'écriait contre ceux qui parlaient de lui avec malignité : Avertantur retrorsum, et erubescant, qui volunt mihi mala (1). Eloignez de moi, Seigneur, et couvrez de confusion ces esprits envenimés qui me iraient du mal ; et qu'il disait contre ceux qui entreprenaient de le flatter : Avertantur statim erubescentes, qui dicunt mihi: Euge, euge (2)! Loin de moi ceux qui me crient en m'applaudissant : Courage, courage! que les vaines louanges qu'ils me donnent tournent à leur honte !

Attachons-nous donc, Chrétiens, à ces deux grandes maximes. Aimons la vérité qui nous reprend, et défions-nous de celle qui nous batte. Oublions le bien qui est en nous, et ne perdons jamais la vue de nos défauts. Les bonnes œuvres, dit saint Augustin, nous sanctifient, et les mauvaises nous corrompent ; mais, par un effet tout contraire, le souvenir des tonnes œuvres nous corrompt, et rien n'est plus propre à nous sanctifier que le souvenir de nos péchés : comme si Dieu, par une providence particulière, avait voulu donner au pécheur cette consolation de pouvoir faire du souvenir de son péché le remède de son péché, et qu'en même temps il eût voulu donner au juste un contre-poids, en lui faisant trouver dans ses bonnes œuvres le sujet de la plus dangereuse tentation. Regardons ceux qui nous louent comme des gens contagieux ; et qu'il soit vrai de dire s'il est possible, d'un chacun de nous, ce que saint Ambroise disait de Théodose : J'ai honoré et chéri cet homme, qui, étant au-dessus de tous les hommes, a mieux aimé un censeur qu'un approbateur. Les louanges flatteuses d'un approbateur portent toujours avec elles un poison mortel. Mais les sages et charitables répréhensions d'un censeur, d'un confesseur, d'un prédicateur, d'un ami, nous retireront de nos égarements, nous feront reprendre la voie où nous devons marcher et d'où nous étions sortis, nous conduiront au port du salut, et nous feront parvenir à l'éternité bienheureuse, que je vous souhaite, etc.

 

1 Ps., LXIX, 4.— 2 Ibid.

 

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