V° DIMANCHE - PAQUES

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SERMON POUR LE CINQUIÈME DIMANCHE APRÈS PAQUES.
SUR LA PRIÈRE.

ANALYSE.

 

Sujet. Jésus parla de celte sorte à ses disciples : Je vous le dis en vérité, si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous l'accordera. Vous n'avez encore rien demandé en mon nom ; demandez, et vous recevrez.

Voilà une promesse bien authentique et bien étendue : pourquoi n'en profitons-nous pas ? Est-ce que nous n'avons point encore appris à demander et à prier? Apprenons-le aujourd'hui.

 

Division. Il y a deux sortes d'oraisons ou de prières : l'oraison ordinaire, qui est celle du commun des chrétiens ; et l'oraison extraordinaire, qui est celle de certaines âmes plus élevées. L'indispensable nécessité de l'oraison ordinaire fondée sur les principes de la foi les plus évidents : première partie. L'abus de l'oraison extraordinaire reconnu et découvert par les règles de la foi les plus solides: deuxième partie.

Première partie. L'indispensable nécessité de la prière ou de l'oraison ordinaire. Ceci regarde, en général, l'action commune de prier. Or, cette nécessité de la prière est fondée sur la nécessité de la grâce. Point de salut sans la grâce ; donc point de salut sans la prière, puisque hors de la première grâce, qui est indépendante de la prière parce qu'elle est le  principe de la prière même, il est de la foi que la prière est le moyen efficace et universel par où Dieu veut que nous obtenions ses grâces. Demandez, dit Jésus-Christ  et vous recevrez. Dieu ne nous doit rien par justice, et n'est-il pas convenable que nous lui adressions au moins nos prières, pour attirer sur nous les dons de sa miséricorde et des grâces si précieuses? Ce n'est pas qu'indépendamment de nos prières il ne connaisse nos besoins, mais il n'y veut pourvoir qu'autant que nous avons recours à lui.

1° De là il s'ensuit que dans le cours de la vie chrétienne il nous peut arriver et qu'il nous arrive souvent de manquer, en effet , de certaines grâces pour accomplir le bien auquel nous sommes obligés, et pour éviter le mal que la loi de Dieu nous défend, sans que nous ayons droit d'alléguer notre impuissance pour excuse de nos désordres, sans que nous puissions prétexter devant Dieu nulle impossibilité d'obéir à ses commandements, et sans que sa loi, dans ces occasions, nous devienne impraticable : parce que l'obligation que Dieu s'est faite de nous exaucer autant de fois que nous le prierons utilement et saintement pour le salut, est alors contre nous une raison invincible qui nous ferme la bouche et qui met à couvert sa providence. Nous avons toujours la grâce de la prière : cela suffit.                                                                                                                                       2° Il s'ensuit que le plus grand de tous les désordres et en même temps de tous les malheurs où puisse tomber homme chrétien c'est d'abandonner la prière ; parce que c'est renoncer au plus essentiel et au plus irréparable de tous les moyens du salut. La prière est la dernière ressource qui nous reste : la quitter donc, c'est s'ôter à soi-même toute ressource. Tel est néanmoins le désordre du siècle.

 

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3° Il s'ensuit que le comble du malheur pour un chrétien est de perdre absolument l'esprit de la prière, c'est-à-dire une certaine estime de la prière, un certain sentiment intérieur du besoin que nous en avons, et un fonds de disposition à l'employer dans les rencontres. Car avoir perdu cette estime, cette confiance, ce sentiment, cette disposition secrète, c'est avoir perdu jusqu'aux principes les plus éloignés de la vie de l'âme.

Deuxième partie. Abus de l'oraison extraordinaire. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait une manière de prier, ou une raison extraordinaire et propre des âmes élevées, qui ne soit très-sainte et très-louable : mais cette oraison est plus sujette aux abus, et en voici surtout quatre dont nous avons à nous préserver.

1° On confond l'oraison extraordinaire avec des choses qui ne sont rien moins qu'oraison, et qui sous ce nom spécieux déshonorent plutôt la religion. Car nous devons regarder comme oraison chimérique celle que Jésus-Christ et saint Paul ne nous on point enseignée ; celle qui, réduite aux principes, ne se trouve pas à l'épreuve d'une exacte théologie ; celle qui choque le bon sens, et contre laquelle la droite raison se révolte d'abord; celle dont les termes mêmes et les expressions semblent n'être propre qu'à décrier la piété et à la faire tomber dans le mépris : enfin celle qui, de la manière dont on la propose, est absolument inintelligible. Or, telles sont tant d'oraisons différentes qu'on a voulu faire valoir dans ces derniers siècles

2° On préfère l'oraison extraordinaire à l'oraison commune; et cependant l'oraison la plus commune est celle dont Jésus-Christ nous a lui-même prescrit la forme; et cette oraison, quoique la plus commune, est sans contredit la plus parfaite, et la pua capable de sanctifier les hommes et de les rendre parfaits.

3° On entre dans la voie d'une oraison extraordinaire sans y être appelé de Dieu, et même contre l'ordre de Dieu. On s'adonne d'abord à cette oraison, on se remplit de spécieuses idées, et l'on s'occupe de belles imaginations, au lieu de travailler avant toute chose, avec le secours de l'oraison ordinaire et selon les vues de Dieu, à mortifier ses passions et à corriger sel défauts.

4° Sous prétexte d'oraison extraordinaire, on méprise et on néglige les règles dont le Saint-Esprit nous a fait des préceptes indispensables pour le saint exercice de la prière. On se présente devant Dieu sans nulle préparation, et l'on y demeure sans rien demander à Dieu. La conclusion est de nous défier communément des routes particulières qu'on voudrait nous faire prendre et de les bien examiner, afin de ne nous y pas égarer.

 

Dixit Jesus discipulis suis : Amen, amen dico vobis, si quid petieritis Patrem in nomine meo, dabit vobis. Usquemodo non petistis quidquam in nomine meo ; petite, et accipietis.

 

Jésus parla de cette sorte à ses disciples : Je vous le dis en vérité, si vous demandez quelque chose à mon Père , en mon nom, il vous l'accordera. Vous n'avez encore rien demandé en mon nom ; demandez, et vous recevrez. (Saint Jean, chap. XVI, 23 ,24.)

 

Il n'appartient qu'à un Dieu aussi grand que le nôtre de faire une promesse si magnifique et si étendue, parce qu'il n'appartient qu'à lui de la pouvoir exécuter. Le Fils de Dieu ne nous dit pas seulement dans la personne de ses disciples : Si vous demandez telle ou telle chose, vous l'obtiendrez : mais : Si vous demandez quelque chose, quoi que ce soit, mon Père vous le donnera : Si quid petieritis, dabit vobis. Il ne nous dit pas précisément : Demandez ceci ou cela, mais indéterminément et en général : Demandez, et vous recevrez : Petite, et accipietis. Encore une fois, Chrétiens, il fallait une puissance et une miséricorde infinie pour être en état de s'engager de la sorte, et pour le vouloir. C'est donc là qu'éclate la souveraine grandeur du Dieu que nous adorons; c'est là qu'il fait également paraître, et ce pouvoir suprême qui le rend maître de tout, et cette bonté sans mesure qui le fait descendre et compatir à tous nos besoins : aussi est-ce de là même que les Pères ont pris occasion de tant exalter l'efficace de la prière; qu'ils l'ont regardée comme la mère de toutes les vertus, comme la source de tous les biens, comme le trésor de l'âme chrétienne et comme un fonds de richesses inépuisable, parce que c'est le moyen de parvenir à tout et d'avoir tout : Si quid petieritis Patrem, dabit vobis. Il est vrai

qu'elle requiert certaines conditions. Dieu n'est pas le dissipateur,  mais le dispensateur de ses grâces; et par conséquent il n'écoute pas sans distinction toute prière, mais une prière animée par la foi, une prière sanctifiée par l'humilité,  une prière soutenue par la persévérance, une prière non des lèvres et de la bouche seulement, mais de l'esprit et du cœur : tout] cela est incontestable, et tout cela est bien raisonnable. Ce qui m'étonne, Chrétiens, et ce qu’il est en effet bien surprenant, c'est le peu de soin que nous avons de mettre en œuvre auprès  de  Dieu  ce qui devrait nous servir en toutes rencontres. Car ne puis-je pas bien faire à la plupart de mes auditeurs le même reproche que faisait le Sauveur du  monde à ses disciples : Usquemodo non petistis quidquam ; Vous n'avez rien demandé jusqu'à présent? Est-ce que rien ne vous manque? mais vous êtes tous les jours si éloquents à exposer aux hommes les nécessités ou temporelles ou spirituelles qui vous affligent. Est-ce que vous n'avez point encore appris à demander , ni à prier? Si celai est, comme je n'ai que trop lieu de le croire, appliquez-vous à ce discours, où je prétends vous entretenir de la prière, après avoir prié moi-même en m'adressant à Marie et lui disant : Ave, Maria.

 

Exercer le ministère de l'Evangile, c'était, dans l'idée de saint Paul, faire profession d'être redevable à tous, aux ignorants et aux savants, aux charnels et aux spirituels, à ceux qui sont encore enfants en Jésus-Christ, et à ceux qui sont déjà des hommes formés et parfaits, ou

 

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qui travaillent à le devenir : aux ignorants pour les instruire, aux savants pour les persuader, aux charnels pour les convertir, aux spirituels pour les affermir, à ceux qui sont encore enfants pour les nourrir de lait, aux parfaits pour leur préparer des viandes solides; à tous pour leur prêcher la vérité, mais d'une manière proportionnée à leur état et à leurs dispositions. Ainsi ce grand apôtre le pratiquait-il, ainsi en servait-il d'exemple aux ministres qui devaient être chargés après lui du même emploi; et voilà, mes chers auditeurs, l'engagement où je me trouve aujourd'hui. J'ai à tous entretenir de la matière la plus importante, savoir, de l'oraison ou de la prière ; et par un dessein particulier de Dieu , je me trouve obligé à en instruire tout à la fois deux sortes de personnes; les chrétiens du siècle, qui marchent dans les routes de la religion, et ceux qui aspirent et qui s'élèvent aux voies les plus sublimes de la perfection. Il semble que , pour l'utilité publique, j'aurais pu me contenter de l'instruction des premiers ; mais Dieu, par son adorable providence, a permis que dans notre siècle il ne fût pas moins nécessaire de s'appliquer à l'édification des seconds; et c'est pourquoi je me suis senti inspiré de parler ici aux uns et aux autres ; aux premiers , pour 1rs convaincre de la nécessité de l'oraison, et aux seconds, pour leur découvrir les abus de l'oraison. Mais parce que le terme d'oraison, par rapport à ces deux sortes de chrétiens, est comme un terme équivoque, qui signifie pour les premiers l'action commune de prier, et pour les seconds quelque chose de plus relevé, que nous appellerons oraison extraordinaire ; afin d'ôter toute ambiguïté, et de vous déclarer nettement ma pensée, mon dessein est de faire voir aux uns le besoin qu'ils ont de l'oraison commune, et de marquer aux autres comment ils peuvent abuser de l'oraison extraordinaire ; c'est-à-dire, d'engager les uns à prier, et d'empêcher les autres de mal prier ; d'attirer ceux-là au saint exercice de l'oraison, qui nous est commandé, et de retirer ceux-ci des fausses voies d'une oraison dangereuse et inutilement pratiquée. Voilà ce que j'entreprends. En deux mots, l'indispensable nécessité de l'oraison ordinaire, fondée sur les principes de la foi les plus évidents, c'est le premier point; l'abus de l'oraison extraordinaire , reconnu et découvert par les règles de la foi les plus solides, c'est le second point. Commençons.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

Jamais décision de la foi n'a été ni plus authentique, ni reçue dans le monde chrétien avec plus de soumission et plus de respect que celle où l'Eglise, foudroyant autrefois le pélagianisme, établit, disons mieux, déclara la nécessité de la grâce intérieure de Jésus-Christ pour toutes les œuvres du salut ; et jamais conséquence n'a été ni plus infaillible ni plus évidemment tirée de son principe, que celle que je tire aujourd'hui de cette décision de l'Eglise pour prouver la nécessité de la prière. Sans la grâce du Rédempteur, quelque fonds de vertu naturelle que je puisse avoir, et quelque bon usage que je fasse de ma raison et de ma liberté, je suis dans une impuissance absolue de parvenir au terme du salut ; c'est ce que le grand saint Augustin soutint avec tant de zèle, et ce qui fut enfin solennellement conclu contre l'hérésiarque Pelage. Sans le secours de la grâce , non-seulement je ne puis parvenir à ce bienheureux terme du salut, mais je ne puis pas même m'y disposer , je ne puis pas même commencer à y travailler, je ne puis pas même le désirer, je ne puis pas même y penser ; c'est ce qu'ont depuis défini tant de conciles et tant de papes, pour exterminer le semi-pélagianisme, rejeton pernicieux de l'erreur que saint Augustin avait si glorieusement combattue. Or, les mêmes armes dont se servait alors l'Eglise pour défendre la grâce de Jésus-Christ contre les hérétiques qui l'attaquaient, sont celles qu'elle me fournit encore pour justifier l'indispensable obligation de la prière, contre les mondains et les lâches chrétiens qui la négligent : car voici, mes chers auditeurs, comment je raisonne, et comment chacun de vous doit raisonner avec moi.

Sans la grâce il n'y a point de salut; donc il n'y a point de salut sans la prière, parce que hors la première grâce, qui est indépendante de la prière, comme étant, dit saint Prosper, le principe de la prière même, il est de la foi que la prière est le moyen efficace et universel par où Dieu veut que nous obtenions toutes les autres grâces; et que toutes les autres grâces, dans l'ordre de la Providence et de la prédestination, sont essentiellement attachées à la prière : Petite, et accipietis ; Demandez, et vous recevrez. Voilà la règle que Jésus-Christ nous a prescrite, et qui, étant limitée à ce don parfait, à ce don souverain et excellent qui nous vient d'en-haut, je veux dire la grâce du salut, n'a jamais manqué ; voilà la clef de tous

 

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les trésors de la miséricorde; voilà le divin canal par où tous les biens célestes nous doivent être communiqués. Demandez le royaume de Dieu et sa justice, ou plutôt, demandez sans restriction tout ce qui vous est nécessaire pour y arriver, et soyez sûr que vous l'aurez : Petite, et accipietis. Voilà, dis-je, l'oracle de la vérité éternelle, dont il ne nous est pas permis de douter. D'où il faut conclure, reprend le docteur angélique saint Thomas, que nul homme, soit juste, soit pécheur, mais encore moins le pécheur que le juste, n'a droit d'espérer en Dieu, qu'en conséquence de ce qu'il le prie, et que toute confiance en Dieu qui n'est pas fondée sur la prière, et soutenue, ou, si j'ose ainsi m'exprimer, autorisée du crédit de la prière, est une confiance vaine, une confiance présomptueuse, une confiance même réprouvée de Dieu : et la raison est que Dieu, dit saint Thomas, qui ne nous doit rien par justice, et qui est incapable de nous rien devoir autrement que par miséricorde, tout au plus par fidélité, ne s'est engagé à nous par ces titres mêmes de fidélité et de miséricorde, que sous condition et dépendamment de la prière. Il peut donc, non-seulement sans être injuste, mais sans cesser d'être fidèle et miséricordieux, ne nous point accorder ses grâces quand nous ne le prions pas. Je dis plus, et dans le cours ordinaire de sa providence, il le doit en quelque façon, parce que des grâces aussi précieuses que les siennes (c'est la réflexion de saint Chrysostome), des grâces aussi importantes que celles qui nous conduisent au salut, méritent bien au moins qu'il nous en coûte de les demander, et de les demander avec empressement et avec ferveur.

Vous me direz qu'indépendamment de nos prières, Dieu sait nos besoins spirituels, et, sans que nous nous mettions en peine de les lui faire connaître, qu'il y peut pourvoir. Il est vrai, répondait saint Jérôme à Vigilantius, qui, préoccupé de son sens, et renversant sous ce prétexte le fondement de la religion, voulait conclure de là l'inutilité de la prière; il est vrai, Dieu connaît par lui-même nos besoins; mais quoiqu'il les connaisse par lui-même, et qu'il y puisse pourvoir sans nous, il veut y être déterminé et engagé par nous; c'est-à-dire il veut être excité par nos prières à nous accorder les secours qu'il nous a préparés; il veut que nos prières soient le ressort qui remue sa miséricorde et qui la fasse agir : car il est, ajoutait ce saint docteur, le maître de ses biens ; et en cette qualité de maître, c'est à lui de nous les

donner et d'en disposer aux conditions qu'il lui plaît. Or, encore une fois, il lui a plu que la prière fût une de ces conditions, et même la principale, et qu'elle entrât dans le pacte qu'il a fait avec nous comme notre Dieu, en nous disant : Petite, et accipietis; il lui a plu, en faisant servir nos besoins à sa gloire, de nous intéresser par là à l'honorer, de nous attacher à son culte par ce sacré lien, de nota tenir par là dans l'exercice de cette continuelle dépendance où nous devons être à son égard; en un mot, il lui a plu de vouloir être prié, et de mettre comme à ce prix les dons de sa grâce et les effets continuels de sa charité divine. Car c'est ainsi que s'expliquait saint Jérôme, en réfutant l'hérésie des adamistes, qui consistait à rejeter la prière comme superflue; hérésie que Jovinien avait osé renouveler, et dont Vigilantius était alors l'un des plus zélés partisans. Mais de là, Chrétiens, s'ensuivent trois autres vérités qu'il est du devoir de mon ministère de vous bien faire comprendre, et que vous ne pouvez ignorer sans un préjudice notable de votre religion et de votre foi.

Première vérité. Il s'ensuit que, dans le cours de la vie chrétienne, il nous peut arriver et qu'il nous arrive souvent de manquer en effet de certaines grâces pour accomplir le bien auquel nous sommes obligés, et pour éviter le mal que la loi de Dieu nous défend, sans que nous ayons droit d'alléguer notre impuissance pour excuse de nos désordres, sans que nous puissions prétexter devant Dieu nulle impossibilité d'obéir à ses commandements, sans que sa loi, dans ces occasions, nous devienne impraticable : l'obligation que Dieu s'est faite de nous exaucer autant de fois que nous le prierons utilement pour le salut, étant alors contre nous une raison invincible qui nous ferme la bouche, et qui confond ou notre lâcheté ou notre erreur. Ceci mérite votre attention. II vous est impossible, par exemple, dites-vous, d'aimer sincèrement vdlre ennemi, et de lui pardonner de bonne foi l'injure que vous en avez reçue; et, persuadé que cela vous est impossible, vous prétendez par là vous disculper des sentiments de haine et de vengeance que vous conservez dans le cœur. Ainsi le malheureux esprit du monde, qui est un esprit d'infidélité, vous aveugle-t-il. Mais écoutez les paroles de saint Augustin, bien opposées à ce langage, ou plutôt écoutez toute l'Eglise assemblée dans le dernier concile, et se servant des paroles de saint Augustin. Vous vous trompez, mes Frères, dit ce saint docteur cité par le

 

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concile, vous vous trompez : Dieu , qui est le meilleur et le plus sage de tous les législateurs, en vous commandant d'aimer votre ennemi, ne vous commande rien d'impossible; mais parce commandement adorable il vous avertit de faire ce que vous pouvez, et de demander ce que vous ne pouvez pas, et il vous aide à le pouvoir : Deus impossibilia non jubet, sed jubendo monet, et faccre quod possis, et petere quod non possis, et adjuvat ut possis. Voilà en deux mots ou la réfutation de votre erreur, ou la conviction de votre libertinage. Vous ne vous sentez pas encore prévenu de cette grâce toute-puissante qui inspire la charité pour les ennemis mêmes; et cette grâce vous manque, je le veux : mais vous avez une autre grâce qui ne vous manque pas, une autre grâce qui vous tient lieu de celle-là, et avec laquelle il ne vous est jamais permis de rien imputer au défaut de celle-là. Quelle est cette autre grâce? la prière, que Dieu vous a mise en main comme un instrument avec quoi vous pouvez tout, et qu'il ne tient qu'à vous de mettre en œuvre pour vous attirer cette grâce de la charité héroïque et de l'amour des ennemis, que vous n'avez pas. Vous ne pouvez pardonner, mais vous pouvez prier; et le pouvoir de prier est pour vous une assurance et un gage du pouvoir de pardonner : car il suffit que vous puissiez l'un ou l'autre, ou plutôt que vous puissiez l'un pour l'autre ; et du moment que l'un ou l'autre de ces deux pouvoirs vous est donné, le pardon de l'injure vous est possible. Or, après la promesse de Jésus-Christ, l'un des deux vous est assuré et vous est acquis ; autrement saint Augustin ne vous aurait pas dit, Et facere quod possis, et petere quod non possis, de faire ce que vous pouvez, et de demander ce que vous ne pouvez pas, puisqu'il serait tellement hors de votre pouvoir de demander et de faire. Il faut donc que la grâce de faire ne vous manque que parce que vous n'usez pas de celle de prier et de demander. Et c'est, mon cher auditeur, le secret que je vous apprends, et ce qui éclaircit parfaitement la théologie des Pères de l'Eglise, quand ils avancent sur cette matière des propositions dures en apparence, mais bailleurs d'une connexion admirable entre elles; car voici le nœud de cette connexion. La grâce nous manque quelquefois : qui en doute, et qui peut en disconvenir? mais nous manque-t-elle parce que Dieu nous la refuse, ou parce que nous ne la demandons pas à Dieu? nous manque-t-elle par le défaut de celui qui la donne, ou par notre indisposition et notre indifférence à la recevoir? nous manque-t-elle parce que Dieu ne veut pas nous exaucer, ou parce que nous négligeons de le prier? Voilà, homme du monde, ce qui vous condamnera un jour. Jugez-vous, et écoutez-moi. Vous êtes trop faible pour surmonter la passion qui vous domine, et pour résister à la tentation et à l'habitude du honteux péché dont vous vous êtes fait esclave ; je le sais, et j'en gémis pour vous : mais avez-vous bonne grâce de vous en prendre à votre faiblesse, tandis qu'il vous est aisé de pratiquer ce qui vous rendrait fort et invincible, si vous vouliez y recourir? Or, telle est la vertu de la prière.

De dire qu'il y a des états où cette prétendue faiblesse s'étend jusqu'à la prière même, des états où l'homme tenté n'a pas même la force de prier, je sais que raisonner ainsi, c'est encore une de ces pensées malignes que notre esprit suggère à notre cœur, pour chercher des excuses dans le péché : Ad excusandas excusationes in peccatis (1). Mais, comme remarque saint Chrysostome, si cela était, pourquoi l'apôtre de Jésus-Christ nous assurerait-il le contraire, et pourquoi ferait-il consister la fidélité de Dieu en ce que Dieu ne permet point et ne permettra jamais que nous soyons tentés au-dessus de nos forces ? Fidelis Deus, qui non patietur vos tentari supra id quod potestis (2). Car, s'il y avait des états où nous n'eussions ni la force de vaincre la tentation, ni la force de prier pour en obtenir la victoire, c'est-à-dire des états où la grâce pour l'un et pour l'autre nous manquât également, il faudrait que saint Paul l'eût mal entendu, et qu'en voulant nous consoler par ce motif de la fidélité de Dieu, il nous eût donné une fausse idée, puisqu'il serait vrai qu'étant trop faibles pour prier, aussi bien que pour résister, nous serions évidemment tentés au delà de ce que nous pouvons, et qu'ainsi Dieu permettrait ce que cet apôtre a soutenu qu'un Dieu fidèle ne pouvait permettre. Mais non, mon Frère, poursuit saint Chrysostome, il n'en va pas ainsi : vous êtes faible jusqu'à l'excès, mais vous ne l'êtes que parce que malheureusement vous quittez l'exercice de la prière ; car dans le dessein de Dieu , c'était la prière qui devait vous fortifier, qui devait vous fournir des armes, qui devait vous servir de bouclier pour repousser les attaques du démon. Et en effet, par la prière, les saints, quoique fragiles comme vous, ont toujours été victorieux ; et sans la prière, quoique saints d'ailleurs, ils auraient été comme vous vaincus.

 

1 Ps., CXL, 4. — 2 1 Cor., X, 13.

 

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Cessez donc, encore une fois, d'excuser par là vos chutes ; et de l'expérience funeste que vous avez de votre fragilité, ne concluez autre chose que la nécessité absolue où vous êtes d'observer le précepte de Jésus-Christ, qui vous commande de prier, et de prier sans relâche : Oportet semper orare, et non deficere (1).

Il en est de même de ces chrétiens froids et languissants, peu touchés des devoirs de leur religion, qui, se voyant dans la sécheresse et le dégoût et même dans l'insensibilité et l'endurcissement, se plaignent que Dieu les délaisse, au lieu de s'accuser devant Dieu de leur propre infidélité, et de reconnaître avec gémissements et avec larmes que leur malheur au contraire est qu'eux-mêmes ils délaissent Dieu, en renonçant à la prière et ne faisant nul usage de cet excellent moyen sur lequel roule toute l'espérance chrétienne. Car c'est encore un autre point de la créance catholique, qui nous est déclaré par le concile, qu'à l'égard de ceux qui sont une fois justifiés, ou par la pénitence ou par le baptême, Dieu ne les abandonne jamais, s'ils ne l'ont auparavant abandonné : Deus gratia sua semel justificatos nunquam deserit nisi prius ab eis deseratur. Or, il est néanmoins hors de doute que ce serait Dieu qui les abandonnerait le premier, si, lorsqu'il leur fait un commandement, il ne leur donnait pour l'accomplir, ni la grâce de la prière, ni, comme parlent les théologiens, la grâce de l'action. Mais il n'est pas moins évident qu'il ne les abandonne qu'après qu'ils l'ont déjà abandonné, quand il ne les prive de la grâce de l'action que parce qu'ils ne sont pas fidèles à la grâce de la prière. Quel est donc l'ordre de cet abandon terrible que nous devons craindre? Le voici : nous commençons, et Dieu achève ; nous abandonnons Dieu en négligeant de recourir à lui, et de nous attirer par la prière sa grâce et son secours ; et Dieu, qui, selon le Prophète, méprise celui qui le méprise, nous abandonne, en nous laissant, par une juste punition, dépourvus de ce secours et de cette grâce. Mais l'abandon de Dieu suppose le nôtre ; et sans le nôtre, qui est volontaire, et dont nous nous rendons coupables, nous ne devrions jamais craindre celui de Dieu. Hors de là nous aurions droit de compter sur Dieu, et ce droit ou cette sûreté pour nous serait la prière : mais avec quel front osons-nous nous en prendre à Dieu, et dire qu'il s'éloigne de nous, pendant que nos consciences nous reprochent que c'est nous-mêmes

 

1 Luc., XVIII, 1

 

qui le forçons à cet éloignement, et qui, par le mépris que nous faisons de la prière, sommes les premiers à nous éloigner et à nous détacher de lui?

Seconde vérité. Il s'ensuit de là que le plus grand de tous les désordres, et en même temps de tous les malheurs où puisse tomber l'homme chrétien, c'est d'abandonner la prière : pourquoi ? parce qu'abandonner la prière, c'est renoncer au plus essentiel et au plus irréparable de tous les moyens de salut. Prenez garde, s'il vous plaît. Au défaut de tout autre moyen, quelque avantageux ou même nécessaire qu'il puisse être pour le salut éternel, l'homme chrétien peut trouver des ressources dans la religion. Il n'y a point de sacrement dont l'efficace et la vertu ne puisse être suppléée par les dispositions de la personne qui le désire de bonne foi, mais qui ne peut le recevoir. Il n'y a point d'oeuvre, ni méritoire, ni satisfactoire, qu'une autre de pareil mérite et d'égale satisfaction ne puisse remplacer. La contrition pure et parfaite peut tenir lieu de la confession des péchés. L'aumône, selon la doctrine des Pères, peut, par l'acceptation de Dieu , être substituée au jeûne, mais rien ne peut à notre égard être le supplément de la prière , parce que, dans l'ordre du salut el de la justification , la prière, dit saint Chrysostome , est comme la ressource des ressources mêmes , comme le premier mobile qui doit donner le mouvement à tout le reste , et, quand tout le reste viendrait à manquer, comme la dernière planche pour sauver du naufrage l'homme pécheur. Si je suis incapable d'agir pour Dieu, je puis au moins souffrir pour lui. Si l'infirmité de mon corps m'empêche d'exercer sur moi les rigueurs de la pénitence, je puis racheter mes péchés par la miséricorde envers les pauvres : mais, dans quelque état que je me suppose, si je cesse de prier, je n'ai plus rien sur quoi je puisse faire fond, et par nul autre moyen je ne puis racheter ni réparer la perte que je fais en me privant du fruit de la prière. Ne priant plus, toutes les ressources de la grâce sont taries pour moi, et mon âme, Seigneur, est devant vous comme une terre sèche et aride, qui n'est plus arrosée des pluies du ciel; ne priant plus, je n'ai plus ni humilité, ni foi, ni patience, parce que, bien loin de m'efforcer à pratiquer ces saintes vertus, je ne me donne pas même la peine de vous les demander; ne priant plus, je me laisse emporter à mes passions et à mes désirs déréglés, parce que, bien

 

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loin de les combattre, je n'ai pas même recours à vous, qui pouvez seul m'aider à les réprimer; ne priant plus, toute l'harmonie de la vie chrétienne est en moi déconcertée, parce que la prière, qui en était l'âme, cesse, et n'est plus pour moi d'aucun usage; car c'est à quoi se termine l'indévotion que je remarque et que je déplore dans je ne sais combien de lâches chrétiens.

Cependant, mes chers auditeurs, voilà le désordre du siècle ; et tel de vous à qui je parle, doit actuellement se dire à soi-même : Voilà mon état. C'est un pécheur d'habitude accablé du poids de ses iniquités, mais dont le dernier des soins est de représenter à Dieu sa misère, et de s'adresser à lui comme à son libérateur, en s'écriant avec l'Apôtre : Quis me liberabit de corpore mortis hujus (1) ? Qui me délivrera de ce corps de mort ? C'est une femme mondaine, remplie de l'amour d'elle-même et idolâtre de sa personne ; mais qui n'a jamais dit à Dieu sincèrement : Seigneur, détruisez en moi cet amour profane, et faites-y régner le vôtre. C'est un homme exposé par sa condition aux occasions les plus prochaines du péché, qui, à tous les moments du jour, devrait soupirer vers le ciel et implorer l'assistance du Très-Haut, mais qui, tranquille au milieu des dangers les plus présents, passe les années entières sans rendre à Dieu le moindre culte, ni lui offrir le sacrifice d'une humble prière. Voilà, dis-je, ce que j'appelle la désolation du christianisme. Je ne parle point de certains pécheurs endurcis, qui, rebelles à la loi de Dieu et obstinés dans leurs vices, ont une opposition formelle à la prière, parce qu'ils craindraient d'être exaucés, et que, livrés dès cette vie à l'esprit de réprobation, ils ne voudraient pas que Dieu leur accordât la grâce de leur conversion. Il y en a de ce caractère, et Dieu veuille que personne de vous ne se reconnaisse dans la peinture que j'en fais 1 Je parle de ceux et de celles qui par esprit de dissipation, qui par accablement des soins temporels, qui par attachement aux plaisirs du monde, qui par froideur pour Dieu, qui par indifférence pour le salut, qui par oubli de leur religion, se sont mis dans la possession malheureuse de ne plus prier : c'est à ceux-là que je parle, les conjurant, par le,plus pressant de tous les motifs, d'ouvrir aujourd'hui les yeux et d'avoir compassion d'eux-mêmes. Car que peut-on, mes Frères, espérer de vous, si vous quittez ce qui est la base et l'appui de toutes les

 

1 Rom., VII, 24.

 

espérances des hommes? Destitués du secours de la prière, que devez-vous attendre de Dieu? Sans la prière, quelle part avez-vous aux mérites de Jésus-Christ? de quel bien êtes-vous capables? quel mal pouvez-vous éviter? Comment le péché vous a-t-il portés jusque-là, de renoncer à ce qui devrait être votre souveraine et votre unique consolation? Est-ce paresse? est-ce endurcissement de cœur? est-ce doute et incrédulité? Si c'est paresse, en fut-il jamais une plus léthargique que celle de se damner et de se perdre, faute de dire à Dieu : Sauvez-moi? Si c'est endurcissement, en peut-on concevoir un plus affreux que celui d'être couvert de plaies, et de plaies mortelles, manque de dire à Dieu : Guérissez-moi ? Si c'est incrédulité, yen a-t-il de plus insensée que celle de supposer un Dieu plein de bonté, et de n'en faire jamais l'épreuve, en lui disant : Soutenez-moi, fortifiez-moi, convertissez-moi ?

Troisième vérité. Il s'ensuit que le comble du malheur pour un chrétien est de perdre absolument l'esprit de la prière. J'entends par l'esprit de la prière, une certaine estime que l'on conserve toujours pour ce saint exercice, quoiqu'on ne le pratique pas; j'entends une certaine confiance en ce moyen de conversion et de sanctification, quoiqu'on néglige de s'en servir; j'entends un certain sentiment intérieur du besoin que nous en avons, et un fond de disposition à l'employer dans les rencontres, quoique actuellement et dans les conjonctures présentes on n'en fasse aucun usage. Car avoir perdu cette estime, cette confiance, ce sentiment , cette disposition secrète, c'est avoir perdu jusqu'aux principes les plus éloignés de la vie de l’âme, et c'est être dans l'ordre de la grâce ce qu'est dans l'ordre de la nature un arbre dont on a coupé non point seulement les branches, mais jusqu'à la dernière racine. Tandis qu'on a cet esprit encore, ou qu'on en a quelque reste, tout assoupi qu'il est, il peut dans l'occasion se réveiller, nous exciter à la prière, nous y faire avoir recours ; et, par l'efficace de notre prière, nous pouvons toucher le cœur de Dieu, et impétrer une grâce qui nous touche enfin nous-mêmes, et qui nous ramène à Dieu. Si ce n'est pas aujourd'hui que cet esprit agit, ce sera peut-être demain, ce sera peut-être dans la suite des années; et le moment viendra où nous éprouverons sa vertu. Mais si cet esprit est absolument éteint, si nous n'avons plus ni estime de la prière, ni confiance en la prière, ni goût pour la prière, ah ! mes chers auditeurs, où en sommes-nous, et

 

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quelle espérance y a-t-il que jamais nous nous dégagions des pièges du monde, que nous nous délivrions jamais de l'esclavage de nos passions, que nous surmontions jamais la chair qui nous sollicite sans cesse et qui nous entraîne, que nous revenions de nos égarements, et que nous rentrions dans les voies de Dieu? La grâce de la prière ne nous manquera pas pour cela ; mais nous manquerons à cette grâce, parce que, n'ayant plus nul esprit de prière, nous manquerons de dispositions pour recevoir cette grâce et pour y répondre. Voilà pourquoi le Prophète royal regardait comme un des bienfaits de Dieu les plus signalés et le bénissait, de n'avoir point permis que l'esprit de prière lui fût enlevé : Benedictus Deus qui non amovit orationem meam a me (1). Voilà pourquoi Dieu, voulant marquer son amour à son peuple, lui promettait de répandre sur lui un esprit de grâce et un esprit de prière : Effundam super domum David et super habitatores Jerusalem, spiritum gratiœ et precum (2). Et voilà pourquoi nous vous exhortons si fortement, Chrétiens, à ne pas dissiper ce précieux talent. Or, on le perd en perdant l'habitude de la prière, et en demeurant les semaines entières, les mois, les années, sans nul usage de la prière.

Heureux donc si ce discours peut rallumer votre zèle pour une pratique si salutaire et si nécessaire ! Allons, mes Frères, allons nous jeter aux pieds de notre Père céleste, et lui présenter avec foi, avec humilité, avec persévérance, le religieux hommage de nos vœux. Nous ne pouvons ignorer d'une part nos besoins, et de l'autre la parole qu'il nous a donnée de nous accorder son secours, quand nous prendrons soin de l'implorer. Quoique cette parole soit générale, et qu'elle s'étende à tout, aux besoins temporels comme aux spirituels, à ce qui regarde le corps et la vie présente, comme à ce qui concerne l'âme et le salut éternel : Quodcumque petieritis ; souvenons-nous néanmoins de cette autre leçon qu'il nous fait ailleurs, de chercher d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et de nous reposer de tout le reste sur sa providence, qui y pourvoira. Demandons-lui, selon l'ordre que le Fils de Dieu nous a prescrit, que son nom soit sanctifié, et que nous puissions contribuer nous-mêmes à sa gloire par la sainteté de nos œuvres ; que son règne arrive, et que dès ce monde il établisse son empire dans nos cœurs, afin que nous régnions éternellement avec lui dans le séjour bienheureux; que sa volonté

 

1 Ps., LXV, 20. — 2 Zach., XII, 10.

 

soit faite dans le ciel et sur la terre, mais pardessus tout qu'elle s'accomplisse en nous, et que nous lui soyons toujours soumis. Demandons-lui que chaque jour il nous fournisse M pain qui doit entretenir la vie de nos unies, Il pain de sa grâce, ce pain supersubstantiel, pour me servir de l'expression même de l'Evangile ; que, tout pécheurs que nous sommes, il jette sur nous un regard de miséricorde, et qu'il nous pardonne tant d'offenses dont nous devons-nous reconnaître coupables, et pour lesquelles nous ne pouvons le satisfaire, s'il ne se relâche en notre faveur de la sévérité de ses jugements. Demandons-lui qu'il nous défende des traits empoisonnés de l'esprit tentateur, et des attaques de ce lion rugissant qui tourne sans cesse autour de nous pour nous surprendre ; qu'il nous défende des charmes trompeurs du monde et de ses prestiges, mais qu'il nous défende encore plus de nous-mêmes, et de la malheureuse cupidité qui nous domine. Enfin demandons-lui qu'il nous préserve de tout mal; qu'il nous aide à réparer les maux passés, et à nous relever de nos chutes, à guérir les maux présents, et à redresser nos inclinations vicieuses ; à détourner les maux à venir, et à éviter le plus affreux de tous, qui est celui d'une éternelle damnation. Car, si nous somme! éclairés d'une sagesse solidement et vraiment chrétienne, voilà où doivent tendre nos prières, et à quoi elles doivent se réduire : en voilà le précis et l'abrégé. Mais, après avoir vu la nécessité de l'oraison commune et ordinaire, il me reste à vous faire voir les abus de l'oraison particulière et extraordinaire : c'est la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

Quand je parle des abus de l'oraison extraordinaire, ne pensez pas, Chrétiens, que je prétende ni la condamner, ni la combattre, puisqu'il est évident, au contraire, que de condamner ceux qui en abusent, c'est faire hautement profession de la reconnaître et de l'honorer. Je sais que Dieu, dont la miséricorde est infinie, se communique aux âmes juste! par plus d'une voie, et qu'il ne nous appartient pas de limiter ses dons et ses faveurs, beaucoup moins d'entreprendre de les censurer. Je sais, pour me servir des termes de saint Paul, qu'en ce qui. regarde ses communications divines, quoique ce soit toujours le même esprit, il y a une diversité de grâces : Divisiones gratiarum sunt, idem autem spiritus (1); et que de

 

1 1 Cor., XII, 4.

 

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la part même de la créature il y a une diversité d'opérations, quoique ce soit toujours le même Dieu qui opère tout en tous : Et divisiones operationum sunt, idem vero Deus qui operatur omnia in omnibus (1). C'est-à-dire, je sais qu'outre la manière commune de prier, en méditant la loi de Dieu, en contemplant ses mystères, en se remplissant de sa crainte, en l'excitant à son amour, en le remerciant de ses bienfaits, en implorant ses grâces et son secours, qui est le genre d'oraison que pratiquait David, et que les saints, à son exemple, ont de tout temps pratiqué, il y en a un autre différent de celui-là, où Dieu, par des impressions fortes, prévenant l’âme et s'en rendant le m litre, l'élève au-dessus d'elle-même, tient ses puissances liées et suspendues, la fixe à un seul objet, fait qu'elle agit moins qu'elle ne soutire, lui ôte cette application libre qui ne laisse pas, quoique bonne, d'être un effort pour elle et un travail ; l'établit dans un saint repos, lui parle et se découvre à elle, tandis qu'elle est devant lui dans un profond et respectueux silence. Je sais, dis-je, que c'est tout cela qu'on a coutume de comprendre sous le nom d'oraison extraordinaire; et à Dieu ne plaise qu'il m'arrive jamais de la critiquer, ni de l'improuver! Mais je veux, pour votre instruction et pour votre édification, vous en faire connaître les abus; et par là, encore une fois, j'en suppose donc pour les âmes prudentes et éclairées le bon usage possible. Je ne prétends pas même vous en faire voir les abus grossiers, tels que sont ceux qui, de nos jours, ont éclaté à la honte de la religion, et qui ont scandalisé toute l'Eglise. L'Eglise, animée d'un saint zèle, a pris soin elle-même de nous en donner toute l'horreur que nous en devons avoir; et après ce qu'elle a fait, en vain voudrais-je y rien ajouter, persuadé d'ailleurs, comme je le suis, que votre piété n'a nul besoin de ce remède.

Je parle d'abus moins scandaleux, mais toujours très-pernicieux dans leurs conséquences, et d'autant plus à craindre qu'ils sont plus ordinaires, et qu'on les craint moins. Je parle de ces abus où nous voyons tomber tant d'âmes chrétiennes, qui, abandonnant la voie de l'humilité et de la simplicité, se laissent emporter a guivre des voies plus hautes en apparence, mais fausses et trompeuses. Malheur que l'illustre Thérèse déplorait autrefois devant Dieu ; et nous pouvons dire que Dieu l'avait suscitée pour nous apprendre à nous en préserver, puisqu'il nous a donné dans sa personne l'idée

 

1 1 Cor., XII, 6.

 

de la plus sage et de la plus solide conduite. Or je réduis, mes chers auditeurs , ces apus à quatre espèces. La première, de ceux qui, par une illusion visible, confondent l'oraison extraordinaire avec des choses qui ne sont rien moins qu'oraison, et qui, sous ce nom spécieux, déshonorent plutôt la religion. La seconde, de ceux qui par erreur et par un défaut de discernement, soit en spéculation, soit en pratique , préfèrent l'oraison extraordinaire à l'oraison commune. La troisième, de ceux qui, par un mouvement de présomption, s'ingèrent d'eux-mêmes ou du moins tâchent de s'élever à l'oraison extraordinaire, sans y être appelés de Dieu et même contre l'ordre de Dieu. Et la dernière de ceux qui, par un fond de lâcheté et de paresse, et pour ne vouloir pas se captiver, sous ombre d'oraison extraordinaire négligent les règles générales auxquelles le Saint-Esprit, dans l'Ecriture, veut que nous nous assujettissions pour prier saintement et chrétiennement. Ne craignez pas que je m'étende sur aucun de ces quatre articles. J'ai cru, pour l'accomplissement de mon ministère , devoir une fois vous les proposer, et je ne m'y suis résolu qu'après qu'une expérience confirmée m'en a fait reconnaître la nécessité. Mais, en vous marquant ces abus, j'aurai soin moi-même de ne pas lasser votre patience. Ecoutez-moi; ceci ne sera pas indigne de votre attention.

On se croit dans la voie et dans l'état d'une oraison extraordinaire ; mais on est dans l'égarement d'une pitoyable illusion. On se croit prévenu des dons du ciel ; mais on est, si j'ose le dire, préoccupé de ses imaginations et de ses pensées. On croit avoir part aux communications de Dieu; mais on est livré à son propre sens, dans lequel on abonde, et qu'on suit uniquement. En un mot, on confond ce que les Pères entendent par oraison sublime, avec des choses qui n'en approchèrent jamais, qui sont de pures visions de l'esprit humain , qui bien souvent en sont les extravagances, qui n'ont nul caractère de solidité, et qui ne se .trouvent fondées sur aucun des principes de la religion. C'est en quoi je fais consister le premier abus. Car j'appelle oraison chimérique, celle dont l'Evangile ne nous parle point, et que Jésus-Christ ni saint Paul ne nous ont jamais enseignée: n'étant ni vraisemblable ni possible que, dans le dessein qu'ils ont eu de nous apprendre toute perfection, ils nous eussent laissé dans une ignorance profonde de ce qui devait être, en matière d'oraison, le plus haut degré de la perfection même. Or, c'est justement ce qui

 

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serait arrivé; car en quel endroit ou de l'Evangile, ou des autres livres sacrés, paraît-il le moindre vestige de cent choses que le raffinement des derniers siècles a inventées, et qu'on a voulu faire passer dans le monde pour oraison extraordinaire? J'appelle oraison chimérique, celle qui,réduite aux principes, ne se trouve pas à l'épreuve de la plus exacte et la plus sévère théologie : la théologie,dit le savant chancelier Gerson, devant être particulièrement en ceci comme la pierre de touche pour distinguer le faux et le vrai, ce qui est suspect, et ce qui est sûr, ce qui est vicieux, et ce qui est louable et soutenable ; et tout ce qui ne s'accorde pas avec cette théologie, ne pouvant être que la production d'un esprit trompeur ou trompé. Or, vous savez combien de ces manières d'oraison, que la nouveauté ou l'entêtement avait fait valoir dans le monde, soumises ensuite à la censure des docteurs, et par là au jugement de l'Eglise, ont été rejetées et réprouvées, non-seulement comme vaines et frivoles, mais comme dangereuses, et préjudiciables à la vraie piété. J'appelle oraison chimérique, celle qui choque le bon sens, et contre laquelle la droite raison se révolte d'abord, ayant toujours été convaincu que le bon sens, quelque voie qu'on suive, doit être de tout; et que là où le bon sens manque, il n'y a ni oraison, ni don de Dieu. Or, cela seul ne devait-il pas suffire pour discerner la fausseté de tant d'espèces d'oraisons, qui ont servi de piège aux âmes faibles ; et n'est-il pas étonnant que, malgré ce bon sens universel qui a toujours réclamé contre un tel désordre, c'est-à-dire que , malgré l'opposition de tous les esprits judicieux et de tous les hommes sages, on n'ait pas laissé de courir après ces fantômes d'oraison, et qu'à la honte du christianisme on ait vu ces fantômes l'emporter souvent sur l'oraison solide et véritable? J'appelle oraison chimérique, celle dont les termes et les expressions mêmes semblent n'être propres qu'à décrier la religion et à la faire tomber dans le mépris : la religion, disait Lactance, ne devant rien admettre, ni rien autoriser qui ne soit digne de la majesté et de la sainteté du culte de Dieu ; et l'oraison, pour peu qu'elle se démente de ce caractère, cessant d'être ce qu'elle est, et ne méritant plus le nom qu'elle porte : or voilà, chrétienne compagnie, ce qui fait le sujet de ma douleur, quand je vois se répandre dans le monde tant de livres sans choix, où, sous prétexte d'oraison, la religion est toute défigurée, et qui, par un goût dépravé du siècle où nous vivons, ont néanmoins leurs approbateurs. J'appelle oraison chimérique, celle qui, de la manière qu'on la propose, est absolument inintelligible, et où les plus pénétrants et les plus éclairés théologiens ne conçoivent rien. Vous me direz qu'entre Dieu et l'âme, il peut se passer dans l'oraison des mystères ineffables et inexplicables; et moi je réponds, premièrement, que, si ces mystères sont inexplicables, on ne doit donc pas entreprendre de les expliquer; que, si ces mystères sont inexplicables, il faut donc se tenir dans le silence, et imiter au moins saint Paul, qui, après son ravissement au troisième ciel, avouait humblement l'impuissance où il était de rapporter ce qu'il y avait entendu : Et audivi arcana verba quœ non licet homini loqui (1). Car c'est ainsi qu'en usait ce grand apôtre : mais voici l'abus, mes chers auditeurs : on se croit plus capable que saint Paul : et ce que saint Paul n'a pas cru lui être permis, on le présume de soi-même. C'est-à-dire, quelque ineffables et inexplicables que soient ces mystères d'oraison, un homme particulier et sans aveu s'estime assez habile pour en parler, pour les développer aux autres, pour les réduire en art et en méthode, pour en faire des leçons, pour en donner des préceptes, pour en composer des traités, et pour en discourir éternellement avec des âmes peut-être aussi vaines que lai et souvent séduites par lui. Au lieu de renfermer en soi-même, comme saint Paul, ce que Dieu pourrait lui avoir fait entendre, il produit indiscrètement et inutilement hors de soi ce qu'il a pour l'ordinaire imaginé, et ce qu'il n'entendit jamais. Combien d'exemples tout récents n'en avons-nous pas?Mais,en second lieu, je soutiens que nul genre d'oraison ne doit être approuvé, beaucoup moins admis sous cette notion de mystères élevés, mais inexplicables. Autrement il n'y aurait point d'insensé ni de visionnaire qui ne reçu à débiter dans l'Eglise de Dieu, comme mystères d'oraison, ses folies et ses rêveries. Car il n'appartient qu'à saint Paul de pouvoir dire : Audivi arcana verba ; Dans ce commerce intime avec mon Dieu, j'ai entendu ce que je ne puis exprimer. Quand saint Paul parlait de la sorte, je suis sûr qu'il avait entendu quelque chose de divin, parce qu'étant, comme il était, l'organe du Saint-Esprit, il ne pouvait se rendre à soi-même que des témoignages infaillibles. Mais quand tout autre que saint Paul me tient ce langage, j'ai droit et je suis même

 

1 2 Cor., XII, 4.

 

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dans l'obligation de m'en défier; pourquoi? parce que sans cela je serais exposé à tous les écueils du mensonge et de l'imposture, et parce qu'il n'y aurait plus d'erreur dont je pusse me garantir. Mais présupposons toujours une espèce d'oraison sublime, exempte d'illusion et de tromperie, et qui soit en effet de Dieu : ce que je vais dire demande une réflexion toute nouvelle.

On préfère l'oraison extraordinaire à l'oraison commune ; c'est le second abus que je combats. Car il est évident, Chrétiens, que l'oraison la plus commune est celle dont le Fils de bien nous a lui-même prescrit la forme, et que nous appelons pour cela oraison dominicale ; et il est d'ailleurs de la foi que cette oraison, que nous avons reçue du Seigneur même, quoique la plus commune et la plus simple, est celle qui nous doit être plus vénérable, et à laquelle préférablement à toute autre, nous devons nous attacher : pourquoi? Non seulement, dit saint Cyprien, parce que c'est Jésus-Christ qui en est l'auteur, et qui nous l'a apportée du ciel, mais parce qu'en effet, toute commune et toute simple qu'elle est, c'est l'oraison la plus parfaite, et la plus capable de rendre les hommes parfaits. Qu'il y en ait d'autres plus mystérieuses, et, si vous voulez, d'une plus haute élévation, c'est ce que je vous laisse à décider; mais anathème à quiconque en reconnaîtra une plus sainte et plus sanctifiante ! Or, selon toutes les maximes de la vraie religion, nous devons préférer, comme chrétiens, l'oraison qui nous sanctifie à celle qui nous élève. Il est vrai, celle qui élève l'âme à ces degrés sublimes de contemplation peut être une grâce et un don de Dieu ; mais prenez garde, s'il vous plaît, que c'est l'une de ces grâces stériles qui, quoique infuses de Dieu, ne rendent l'homme ni plus juste ni plus agréable à Dieu ; l'une de ces faveurs de Dieu qui ne donnent point de mérite ; l'un de ces dons qui peuvent être quelquefois les effets de la sainteté, les récompenses de la sainteté, les marques de la sainteté, mais jamais, ni la cause de la sainteté, ni la sainteté même : au lieu que l'oraison commune, par l'exercice et par les actes des plus méritoires vertus auxquelles elle tient l'âme appliquée, est une source féconde et abondante de toutes les grâces qui font devant Dieu la sanctification de l'homme. Or, pesant les choses dans la balance du sanctuaire, ce qui produit la sainteté, ce qui opère le mérite, ce qui enrichit l'âme des vertus, doit avoir dans notre estime une préférence infinie sur ce qui n'est que pure grâce et que pure faveur : et comme la foi nous enseigne que le moindre degré d'humilité, de charité, de patience, est quelque chose, selon Dieu, de plus estimable que le don de faire des miracles et de ressusciter les morts, parce que le don des miracles est une grâce infructueuse qu'ont eue quelques saints, mais qui n'a point aidé à les faire saints, et sans laquelle il y en a eu d'aussi saints et de plus saints; aussi, du même principe, devons-nous conclure que le moindre degré de cette oraison, où l'âme, par un usage libre de ses puissances, et fidèle à la grâce de son Dieu, travaille â se purifier et à se perfectionner, qui est l'oraison commune, quoique moins élevée, vaut mieux et est d'un mérite plus grand que toutes les extases et tous les dons imaginables, où l'on suppose l'âme sans action , et dans le repos de la contemplation : pourquoi ? parce que Dieu, encore une fois, ne discerne point les élus par la sublimité, mais par la fidélité; et parce que toutes les extases ne sont pas comparables, dans l'idée de Dieu, à la moindre vertu acquise par le travail d'une humble prière. Désirer donc de parvenir à ces grâces extraordinaires, les rechercher, y aspirer, abus, Chrétiens, qu'on ne peut aujourd'hui assez déplorer. Ainsi en usent, pour ne rien dire encore de plus , les âmes ignorantes et imprudentes; mais ce n'est pas ainsi qu'en ont usé les âmes spirituelles et intelligentes. Ce n'est pas ainsi qu'en a jugé la célèbre Thérèse, qui, dans le moment où Dieu par ses voies extraordinaires se communiqua plus abondamment à elle , lui demandait qu'il modérât l'excès de ses faveurs, qu'il ne relevât pas si haut, qu'il suspendît un peu les effets de ses opérations divines, afin, disait-elle, qu'elle pût, dans l'amertume de son cœur, pleurer ses fautes passées, et qu'elle n'en perdît pas sitôt le souvenir : Exclamans, petebat beneficiis in se divinis modum imponi, nec ceteri oblivione culparum suarum memoriam aboleri (1). Elle concevait donc que l'exercice de pleurer ses péchés, en repassant devant Dieu les années de sa vie, était meilleur pour elle que l'extase et le ravissement, et qu'il lui était plus avantageux de ressentir dans la prière les amertume d'une componction salutaire, que de goûter les délices d'une oraison plus élevée, mais moins profitable. Et voilà, mes chers auditeurs, ce que je vous prêche : Aemulamini charismata meliora (2); à l'exemple de cette grande sainte, entre les dons de Dieu, désirez

 

1 Offic. Eccl. infest. S. Theres. — 2 1 Cor., XII, 30.

 

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et enviez les plus excellents : c'est saint Paul qui vous le permet, et même qui vous l'ordonne; mais ne vous aveuglez pas jusqu'à prendre pour les plus excellents ceux qui sont les plus éclatants. Désirez ceux qui vous sont les plus utiles , enviez ceux qui sont les plus propres à vous convertir, ceux qui vous inspirent plus le zèle de la pénitence, ceux dont l'effet particulier est de vous rendre plus humbles , plus obéissants, plus charitables, plus mortifiés, plus désintéressés. Car ce sont là, dans le sens de l'Apôtre, les plus excellents pour vous : Charismata meliora. Mais souvenez-vous que les dons de ce caractère sont attachés à l'oraison commune, que le Fils de Dieu nous a lui-même pour cela particulièrement recommandée. Ce n'est pas tout, et voici quelque chose de plus essentiel.

On entre dans ces voies extraordinaires sans y être appelé de Dieu, et même contre l'ordre de Dieu ; troisième abus, qui surpasse tous les autres. Car n'est-ce pas entrer contre l'ordre de Dieu dans l'oraison extraordinaire, de prétendre s'y adonner , quand on a d'ailleurs un évident, un extrême, un pressant besoin de demeurer dans la pratique de l'oraison commune? quand , par exemple, on est rempli de défauts qu'on ne peut espérer de corriger sans le secours de l'oraison commune? quand on est dominé par des passions dont la victoire doit être le fruit et ne peut être le fruit que de l'oraison commune? quand on a des devoirs à accomplir, auxquels on ne satisfait point, et dont on ne s'instruit jamais que par les réflexions et les lumières de l'oraison commune? Malgré tous ces besoins, abandonner l'oraison commune pour se jeter dans d'autres voies qui ne conduisent à rien de tout cela, et pour lesquelles par conséquent on n'a ni vocation, ni disposition ; et au lieu de vaquer à l'étude de soi-même, à la réformation de soi-même, au changement et à l'anéantissement de soi-même, se proposer un genre d'oraison dont le fond est, pour ainsi dire, une abstraction totale de soi-même , et un oubli de toutes les choses dont on devrait être occupé , n'est-ce pas renverser l'ordre de Dieu? Or, c'est ce renversement qui me fait pitié, je l'avoue, dans la conduite de je ne sais combien d'âmes, censées intérieures : car voilà sur ce point l'illusion du siècle. On se pique d'oraison,et d'oraison sublime; et cependant on suit le mouvement de ses passions les plus vives et les plus ardentes; et cependant on ne connaît pas ses imperfections les plus grossières ; et cependant on se continue dans ses plus dangereuses habitudes; et cependant on manque à ses plus importants devoirs. Preuve infaillible, âme chrétienne, que ce n'est point à l'oraison sublime que vous êtes appelée de Dieu : pourquoi ? parce qu'il est indubitable que l'oraison à laquelle vous êtes appelée de Dieu doit être proportionnée à votre état. Or, il n'y a nulle proportion entre cet étal de lâcheté, de dissipation, de désordre où vous vivez, et l'oraison sublime dont vous vous piquez. Ce n'est donc point à vous que cette oraison, dans le dessein de Dieu, peut convenir. Remédier à vos faiblesses, vous détromper de vos erreurs, combattre les passions et la vices qui règnent en vous, voilà à quoi bien veut que votre oraison soit employée. Si celle dont vous usez ne se rapporte là, quelque sublime qu'elle vous paraisse , ce n'est plus Dieu qui vous attire, c'est votre propre sens qui vous y porte. Or, dès là fût-elle aussi sublime qu'elle vous paraît, quel bien en devez-vous attendre , et quel succès devez-vous vous en promettre? Il est vrai, cette espèce d'oraison extraordinaire a été saintement pratiquée dans le christianisme ; mais par qui? par des âmes parfaites, qui avaient pour cela toutes les marques de la vocation de Dieu; par des âmes réglées, qui, s'acquittant de leurs devoirs, accomplissaient toute justice; par des] âmes dont la vie était pure, exemplaire, irrépréhensible ; qui, par de longues épreuves d'elles-mêmes, s'étaient rendue capables des dons divins, et à l'égard desquelles on pouvait dire, avec toute sûreté, que la grâce de l’oraison sublime était la récompense de leur sainteté. Vous, dans l'éloignement où vous êtes de1 leur sainteté, vous voulez avoir part à leur récompense et vous arroger cette grâce; voilà votre égarement. Car, dans la vie imparfaite que vous menez, la grande règle d'oraison pour vous est qu'au lieu de vous élever, il faut descendre ; qu'au lieu de vous abîmer et de vous perdre dans les communications que vous avez avec Dieu, il faut vous y chercher et vous y trouver, c'est-à-dire y reconnaître vos obligations, y examiner vos actions, y modérer vos désirs et vos affections, y acquérir le renoncement à vous-mêmes et à vos passions. Sans cela, plus votre oraison est sublime, et plus elle est vaine; car j'entends par oraison vaine, celle qui ne corrige aucun défaut, celle qui n'est suivie dans la pratique d'aucune reforme, celle en vertu de laquelle on ne renonce à rien et on ne se détache de rien. Or, combien n'en a-t-on pas vu servir d'un triste exemple de ce

 

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que je dis? Combien d'âmes présomptueuses, qui, en même temps qu'elles faisaient profession de marcher dans ces voies intérieures dont je parle, n'en étaient pour cela ni moins déréglées, ni moins emportées, ni moins aigres, ni moins entières dans leurs sentiments, ni moins hautaines, ni moins dominantes; en un mot, qui, pour être élevées dans l'oraison, n'en étaient ni plus saintes devant Dieu, ni plus édifiantes devant les hommes? Vous me dénudez comment elles tombaient dans un abus aussi énorme que celui-là : je vous l'ai dit, Chrétiens, par la séduction de l'esprit qui les produisait : elles entraient dans ces voies d'oraison par esprit de vanité, de curiosité et de singularité ; elles y demeuraient par esprit d'opiniâtreté, d'indépendance, d'indocilité; éblouies de ces termes de quiétude, de repos, de silence, elles y entretenaient leur oisiveté. Dieu ne les y appelait pas : faut-il s'étonner si dits en abusaient, et si, bien loin d'en profiter, elles en étaient encore plus imparfaites?

Enfin, sous prétexte d'oraison extraordinaire, on méprise et on néglige les règles dont le Saint-Esprit nous a fait des préceptes indispensables pour le saint exercice de la prière : quatrième et dernier abus, qui mériterait un discours entier. Car, dans quelque voie que vous marchiez, fussiez-vous de ces âmes de premier ordre, que Dieu prévient de ses plus exquises faveurs, c'est à vous, comme au reste des fidèles, qu'a prétendu parler   le Saint-Esprit, quand il a dit : Ante orationem prœpara animam tuam, et noli esse quasi homo qui tentat Deum (1) ; Avant la prière, préparez votre âme, et ne soyez pas semblable à l'homme qui tente Dieu. C'est à vous, dis-je, comme à moi que ce commandement s'adresse ; et de vous flatter que vous ayez un privilège qui vous en dispense, de vous persuader qu'en qualité d'âme choisie vous n'êtes pas sujette à cette loi, et qu'il vous est permis ensuite, sans aucune préparation, de vous présenter devant Dieu avec un esprit vide de toute pensée, attendant tout de Dieu, mais sans rien faire de votre part qui vous dispose à recevoir ses dons et ses lumières; de vous figurer que ce qui s'appellerait dans un autre tenter Dieu, soit en vous une perfection, parce que Dieu qui vous a élevée n'exige plus de vous ni cette dépendance de sa grâce, ni cet assujettissement à ce que sa sainte parole prescrit en termes exprès ; de vous prévenir de ces idées, ce serait un orgueil qui devrait vous faire trembler. Cependant, Chrétiens,

 

1 Eccles., XVIII, 23.

 

on en vient là. Parce qu'on se croit dans une voie différente des voies communes, on ne se tient plus obligé à prendre soin de préparer son âme; quelque générale et absolue que soit la loi, on S'en exempte; au hasard de tenter Dieu, on va à l'oraison sans savoir pourquoi l'on y va; on s'y présente sans aucune vue, sans s'y proposer rien, sans y chercher rien ; on a un entendement capable d'y découvrir et d'y connaître les plus solides vérités, et on se fait un mérite de ne l'y pas appliquer; une volonté capable d'y former les plus saints désirs, et d'y concevoir les plus ferventes affections, et on se détermine par avance à s'y tenir oisif et sans action. Or, je vous disque tout cela est illusion : pourquoi? parce qu'indépendamment des voies que vous suivez, ou plutôt que vous croyez suivre, il faut que la parole de Dieu soit observée : Ante orationem prœpara animam tuam. Vous êtes donc grossièrement et visiblement trompé, quand, au préjudice de celte divine loi, vous n'apportez à la prière nulle préparation. De même, sous ombre d'être élevé à un don particulier de communication avec Dieu, on ne demande plus rien à Dieu, et l'on porte l'erreur jusqu'à s'imaginer que le commandement de Jésus-Christ : Petite, et accipietis ; Demandez et vous recevrez, n'est que pour les âmes du dernier ordre; que les âmes élues sont occupées dans l'oraison de quelque chose de plus saint et de plus épuré. Et moi, je veux bien déclarer ici que j'aime mieux pour jamais être dans le dernier ordre, en accomplissant le commandement de Jésus-Christ, que d'être des âmes privilégiées et distinguées, en ne l'accomplissant pas. Et où en serions-nous, mes chers auditeurs, si, sous ce nom spécieux d'oraison sublime, on anéantissait un devoir aussi essentiel et aussi inséparable de la religion, que celui de demander à Dieu les grâces du salut? Où en serions-nous, si un devoir de ce caractère n'était plus le devoir des parfaits chrétiens, et que pour être élevé dans l'oraison il y fallût renoncer ? Mais qui l'aurait cru, qu'on eût dû se faire dans le christianisme une perfection aussi bizarre que celle-là?

Ah ! Chrétiens, ne tombez pas en de pareilles erreurs ! et pour vous en préserver, attachez-vous aux règles que Jésus-Christ et ses apôtres nous ont laissées. Ne croyez pas à toutes sortes d'esprits, disait saint Jean ; mais éprouvez-les, pour connaître s'ils sont de Dieu : Nolite omni spiritui credere (1). Quand on vous propose des voies extraordinaires, soyez en garde, non-seulement

 

1 Joan., IV, 1.

 

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ceux qui vous les proposent, mais contre vous-mêmes. Quand on vous dira qu'il paraît un homme de Dieu, dont la conduite dans le gouvernement des âmes est toute nouvelle : Ecce hic est (1) ; quelque éloge que vous en entendiez faire, ne suivez pas une ardeur précipitée qui vous y porte : Nolite credere. Attachez-vous à ceux qui vous conduisent par les voies d'une foi soumise et agissante, de l'humilité, de la mortification, de la pénitence, de toutes les vertus chrétiennes. Dans le choix que vous ferez, n'oubliez jamais le précepte de Jésus-Christ : Petite et accipietis; et si quelqu'un vous parle autrement, j'ose vous dire, comme saint Paul, que quand ce serait un ange du ciel, vous le devez traiter d'anathème. Soit que vous soyez pécheurs, soit que vous soyez justes, ce précepte du Fils de Dieu vous convient. Si vous êtes pécheurs, demandez : Petite; afin que Dieu vous touche le cœur par des grâces de conversion. Si vous êtes justes, demandez : Petite; afin que Dieu verse sans cesse sur vous des grâces de sanctification. Surtout demandez : Petite; afin d'obtenir de Dieu cette grâce de la persévérance finale qui vous mettra en possession de la gloire éternelle, que je vous souhaite, etc.

 

1 Matth., XXIV, 23.

 

 

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