SERMON POUR LE TROISIÈME DIMANCHE
APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LA SÉVÉRITÉ CHRÉTIENNE.
ANALYSE.
Sujet. Des publicains et des pécheurs venaient à Jésus
pour l'entendre; mais les pharisiens et les scribes en murmuraient, disant :
Cet homme reçoit les pécheurs, et il mange avec eux.
Fausse
sévérité des pharisiens, qui ne voulaient pas que Jésus-Christ reçût les
pécheurs. Voyons par rapport à chacun de nous les caractères de la vraie
sévérité.
Division. La sévérité chrétienne consiste surtout en deux
choses : dans la docilité de l'esprit pour en soumettre les jugements: première
partie ; et dans la mortification du cœur pour en vaincre les passions :
deuxième partie.
Première
partie. Dans la docilité de l'esprit
pour en soumettre les jugements. Il n'y a rien à quoi nous ayons plus de
répugnance, et par conséquent il n'y a rien où nous nous fassions plus de
violence, ni où nous soyons plus sévères envers nous-mêmes. Sévérité d'autant
plus chrétienne qu'elle humilie plus l'homme ; sévérité qui relient toujours
l'homme dans les bornes de la religion, sévérité qui arrête les contestations
et qui entretient la charité. Ce n'est point ainsi que les pharisiens étaient
sévères; mais au contraire leur sévérité n'était qu'une sévérité présomptueuse.
Au lieu de tant d'abstinences, de jeûnes, d'aumônes, ils auraient été bien plus
solidement sévères, s'ils avaient appris à fléchir leur jugement propre, qui se
raidissait contre les vérités les plus claires et les plus saintes que leur
annonçait le Sauveur du monde.
Cependant
de cette présomption, qu'on joint à une
fausse sévérité, suivent deux grands désordres : l'un, qu'abandonné a ses
propres idées, on porte la sévérité jusqu'à l'erreur ; l'autre, qu'on se sert
même de la sévérité pour accréditer et pour appuyer l'erreur.
1°
On porte la sévérité jusqu'à l'erreur. La sévérité a ses bornes, mais on va
jusqu'à une sévérité outrée. Exemples de tant de sectes d'abstinents, de
pénitents, de flagellants ; mêmes exemples de Tertullien, des pélagiens, des
vaudois. Voilà l'un des plan subtils stratagèmes de l'ennemi de notre salut. Il
ne sait pas moins pervertir les âmes par l'apparence de l'austérité que par les
charmes de la volupté, comme s'il voulait avoir, parmi les chrétiens mêmes, ses
confesseurs et ses martyrs. Or qui sont-ils, si ce ne sont pas ces esprits
entiers et rebelles dont il est ici question ?
2°
On se sert même de la sévérité pour accréditer et pour appuyer l'erreur. C'est
le secret dont les hérétiques ont usé de tout temps, et c'est ce qu'on a vu
dans l'hérésie du siècle passé, qui s'est introduite sous le nom spécieux de
réforme. Si ceux qui se laissaient séduire par les apparences trompeuses de
cette prétendue réforme eussent bien examiné le caractère des faux réformateurs
qui la prêchaient, ne trouvant dans eux que de l'opiniâtreté, ils auraient
bientôt découvert l'illusion de leur sévérité. Soyons sévères ; mais pour
l'être solidement, soyons obéissants et soumis, surtout aux décisions de
l'Eglise.
Deuxième
partie. Dans la mortification du cœur
pour en vaincre les passions. La sévérité que l'Evangile nous demande est de
renoncer à nous-mêmes. Or, qu'est-ce que renoncer à soi-même, si ce n'est renoncer à ses passions, à ses inclinations, à ses aversions
? Car qu'est-ce que nous-mêmes dans le langage de l'Ecriture, sinon tout cela ?
Aussi,
pour prendre la chose dans son fond, qui dit sévérité dit opposition à une
volonté propre, laquelle prétendrait se satisfaire, et qu'on fait plier sous le
joug d'une autre volonté qui la contredit. Et voilà, selon saint Chrysostome,
ce qui nous distingue et ce qui fait le mérite de notre religion. Il y a eu des
religions aussi sévères et même plus sévères que la religion chrétienne sur ce
qui regarde la mortification du corps ; mais elles abandonnaient le cœur à
toutes les saillies de ses passions, au lieu que la loi évangélique s'attache
particulièrement à les dompter. En quoi elle est d'autant plus rigoureuse que
cette victoire des passions est plus
difficile.
De
là nous ne devons point être surpris que le Fils de Dieu se soit tant déclaré
contre la sévérité des pharisiens, puisque sous cal voile de sévérité ils
cachaient les passions les plus animées et les plus violentes, et qu'ils
employaient même leur sévérité à les entretenir et à les contenter. Telle est
encore la sévérité de bien des gens, qui croient même rendre en cela service à
Dieu et il l'Eglise ; mais l'Eglise serait sans doute mieux servie, si elle
était mieux édifiée ; et elle serait beaucoup mieux édifiée, si elle était
remplie de chrétiens mortifiés dans le cœur et modérés dans leurs passions.
Appliquons-nous l'avertissement du prophète; ne déchirons point nos habits,
mais brisons nos cœurs. Réprimons nos passions, toutes nos passions, surtout la
passion qui domine en nous. C'est ainsi que nous marcherons dans la voie
étroite du salut.
Erant
appropinquantes ad Jesum publicani et peccatores, ut audirent illum : et murmurabant pharisœi et scribœ, dicentes : Quia hic peccatores recipit, et manducat cum illis.
Des
publicains et des pécheurs venaient à Jésus pour l'entendre ; mais les
pharisiens et les scribes en murmuraient, disant : Cet homme reçoit les
pécheurs, et il mange avec eux. (Saint Luc, chap. XV, 1,2.)
Ils murmuraient, dit saint
Grégoire, pape ; ils condamnaient la conduite du Sauveur des hommes, et
l'accusaient d'une molle indulgence à l'égard des pécheurs, parce qu'ils ne connaissaient
pas le véritable esprit de la sainte loi qu'il était venu annoncer au monde.
Pleins de faste et d'orgueil, ils affectaient une fausse sévérité; et ils
auraient cru profaner leur ministère, en se communiquant à des âmes criminelles
et les recevant auprès d'eux. Mais telle est, mes Frères, la grande différence
qui se rencontre entre la prétendue sainteté des pharisiens et la sainteté
évangélique : l’une est
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sévère jusqu'à se rendre inexorable, et à étouffer tous les
sentiments d'une juste compassion ; Faillie ne dédaigne personne, s'attendrit
sur lis misères spirituelles du prochain, et ne cherche qu'à les soulager : Vera
justitia compassionem habet ; falsa, detestationem. Il n'est donc pas surprenant, selon des
caractères si opposés, que ces pharisiens et ces scribes se scandalisassent de
voir Jésus-Christ au milieu des pécheurs, leur prêchant sa divine parole, leur
enseignant les voies de la pénitence, les visitant et mangeant à leur table :
et nous ne devons pas plus nous étonner que le même Fils de Dieu, sans égard à
l'injuste scandale de ces dévots du judaïsme et à leur rigueur extrême, appelât
autour de lui, comme un bon pasteur, ses brebis perdues, qu'il travaillât à la
ramener au bercail, qu'il leur fit entendre sa voix dans leur égarement, et qu'il
les accueillit avec douceur dans leur retour : Quia hic peccatores
recipit, et manducat cum illis. Que veux-je dire après tout, Chrétiens ? Est-ce
que cet Homme-Dieu, pour attirer les pécheurs,
Battait le péché? Est-ce qu'il leur ouvrait un chemin spacieux et commode, et
qu'il manquait de sévérité dans sa morale ? Il n'y a qu'à consulter son
Evangile pour se détromper d'une si glissière erreur.
Il était sévère, mais avec mesure, mais avec une sagesse toute divine, au lieu
que les pharisiens l'étaient où il ne fallait pas l'être, et ne l'étaient pas
où il fallait relie. Ceci, mes chers auditeurs, me présente une occasion bien
naturelle de vous entretenir aujourd'hui de la vraie sévérité, de vous en
donner l'idée que vous devez avoir, de distinguer la sévérité chrétienne de la
sévérité pharisienne, d'exposer l'une et l'autre à votre vue, et de vous faire
ainsi connaître de quels écueils vous avez à vous garantir dans la voie du
salut, et quelle route vous avez à prendre pour les éviter. C'est particulièrement
en ces sortes de sujets que nous avons besoin des lumières et de l'assistance
du Saint-Esprit, qui est un esprit de discernement et de vérité. Demandons-les
par l'intercession de Marie, et disons-lui : Ave, Maria.
Si la perte et la damnation de
l'homme est dans lui-même, selon que le Prophète autrefois le reprochait à
Israël : Perditio tua, Israël (1); je
puis dire, Chrétiens, par une règle toute contraire, et supposant d'abord la
grâce comme un principe nécessairement et absolument requis, que c'est aussi
dans nous-mêmes et dans
notre propre fonds qu'est notre
sanctification et notre salut. Pour trouver donc la véritable sainteté et tout
ensemble la véritable sévérité de l'Evangile, nous ne la devons point chercher
hors de nous, mais dans nous, parce que c'est dans nous qu'elle réside, ou du
moins en nous qu'elle doit consister ; je m'explique. Quelle était la sévérité
des pharisiens? une sévérité tout extérieure, qui ne
regardait que les cérémonies de la loi, que les anciennes traditions, que les
exercices publics de la religion. Ils sanctifiaient, pour ainsi parler, les
dehors de l'homme, mais ils ne sanctifiaient pas l'homme. Car qu'est-ce
proprement que l'homme, et qu'y a-t il dans l'homme de plus essentiel; l'esprit
et le cœur. Or voilà où la sévérité pharisienne ne s'étendait point, et voilà
surtout à quoi s'attache la sévérité chrétienne et ce qui en fait le capital.
Prenez garde, s'il vous plaît, et comprenez le dessein et le partage de ce
discours. Par rapport à l'esprit, la sévérité des pharisiens était une sévérité
présomptueuse, et obstinée dans ses jugements ; par rapport au cœur, la
sévérité des pharisiens était une sévérité passionnée ,
et violente dans ses ressentiments. Mais à cela j'oppose deux marques
distinctives de la sévérité chrétienne : l'une est la docilité de l'esprit,
comme vous le verrez dans la première partie; l'autre, la mortification du
cœur, comme je vous le montrerai dans la seconde partie. Docilité de l'esprit,
pour en soumettre les jugements ; mortification du cœur, pour en vaincre les
passions. Ces deux points méritent toute votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Renoncer à ce que l'on juge, à ce
que l'on croit, à ce que l'on prétend savoir, c'est-à-dire renoncer à sa propre
raison pour la soumettre à une autorité étrangère, ou aux lumières et aux vues
d'autrui, c'est, Chrétiens, ce que je regarde comme un des plus sévères et des
plus parfaits renoncements, puisque la raison est la plus noble puissance de
l'homme, et celle aussi dont il se montre le plus jaloux. Il faut donc en venir
là pour vérifier la parole de notre divin Maître : Si quis
vult venire post me, abneget semetipsum (1) ;
Quiconque veut me suivre, qu'il se renonce lui-même. Car le moyen de se
renoncer soi-même, et d'être encore attaché à ce qu'il y a de plus intime et de
plus essentiel en nous-mêmes, qui est le jugement propre et la raison? Et
certes, dit saint Bernard, tandis que ce jugement propre
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abonde dans nous, les choses même
les plus rebutantes et les plus austères perdent pour nous leur austérité,
parce qu'elles deviennent conformes à notre goût. En effet, que ne fait-on pas,
et à quoi ne s'affectionne-t-on pas, quand il est question de contenter un
caprice, et de marcher dans la route qu'on s'est tracée par un jugement
particulier ? Au contraire, quelles révoltes intérieures ne sent-on pas quand
on se voit contredit dans ses pensées comme forcé dans
ses opinions? Quelles répugnances n'a-t-on pas à se surmonter dans les choses
d'ailleurs les plus faciles, dès qu'elles choquent nos principes, et qu'elles
combattent nos préjugés? Quels efforts ne nous en coûte-t-il pas, et quelles
violences n'avons-nous pas à nous faire, quand, malgré nous, tout opposées
qu'elles sont à nos vues, nous nous réduisons à les embrasser de bonne foi?
C'est donc en cela , mes Frères , conclut saint Bernard , que nous devons
reconnaître la vraie sévérité que nous cherchons ; c'est donc en cela que
consiste cette voie étroite que Jésus-Christ est venu nous enseigner, et qui
est la voie du salut.
Sévérité d'autant plus
chrétienne, et par conséquent d'autant plus agréable à Dieu qu'elle humilie
plus l'homme, et qu'elle rabaisse plus les enflures de son orgueil : car le
siège de l'orgueil, dans l'homme, c'est l'esprit; et le bannir de l'esprit,
c'est le bannir absolument de l'homme. Or, y a-t-il rien qui humilie plus
l'esprit que ce qui le soumet, que ce qui le captive, que ce qui l'oblige à se
démentir lui-même, à ne s'en point rapporter à lui-même, à se laisser conduire
avec cette docilité des enfants, que saint Pierre demandait aux fidèles comme
la première disposition au christianisme : Sicut
modo geniti infantes (1) ? Sévérité qui partout
et en tout retient toujours l'homme dans les bornes de la droite religion, ne
lui permettant jamais de s'émanciper des règles qui lui sont prescrites ; le
faisant dépendre, sur tout ce qui concerne la foi, d'un juge supérieur et des
décisions de l'Eglise ; lui ôtant toute liberté de les examiner, de les expliquer,
de les éluder, et, sans égard à ses prétendues connaissances, exigeant de lui
un consentement et une créance aveugle. Sévérité qui arrête les contestations,
les disputes, et qui, parla même, entretient dans tous les états l'union, la
charité, la paix. Car ce n'est pas seulement dans l'Eglise ni sur les points de
la religion que l'attachement à son propre sens cause les divisions,
les partis, les schismes ; mais si
nous pouvions remonter à la source de tant de différends et de querelles qui
troublent, dans le monde et dans toutes les conditions du monde, les familles
et les sociétés, nous trouverions que la plupart viennent de cette malheureuse
obstination des esprits, qui ne veulent jamais céder, jamais avouer qu'ils se
sont trompés, jamais revenir de leurs préventions et de leurs idées. Or voilà
néanmoins où il est important d'être sévère : je dis de l'être pour soi-même,
car on ne l'est que trop là-dessus pour les autres ; on ne veut que trop qu'ils
se rendent à nos raisons, qu'ils en passent par nos décisions, qu'ils s'en
tiennent à ce que nous avons prononcé, et qu'ils déposent leurs sentiments pour
prendre les nôtres ; mais que nous-mêmes nous entrions dans leurs vues et que
nous nous y conformions, c'est souvent à quoi nulle considération n'est capable
de nous résoudre. Voilà toutefois, je le répète, non-seulement
où il est bon, où il est important, mais où il est nécessaire, que nous
pratiquions la sévérité de l'Evangile ; voilà où elle est moins suspecte, parce
que l'amour-propre y a moins de part ; voilà où elle est plus austère, parce
que c'est là qu'elle fait un plus grand sacrifice ; voilà où elle est plus
méritoire, puisque le mérite croît à proportion de la difficulté.
Ce n'est point ainsi
que l'entendaient les pharisiens
: et qu'était-ce que leur sévérité, qu'une
sévérité présomptueuse ? Ils étaient sévères pour jeûner : Jejuno bis in sabbato
(1); sévères pour distribuer ou faire distribuer aux pauvres certaines aumônes
: Dimidium bonorum
meorum do pauperibus (2) ; sévères pour observer à la lettre et
dans la dernière rigueur leurs traditions : Quare discipuli tui transgrediuntur
traditionem seniorum (3) ;
mais, du reste, gens entêtés et remplis d'eux-mêmes, se regardant comme
les oracles du peuple et les seuls maîtres de la vraie doctrine ; se croyant
suscités de Dieu pour la dispenser, et ne voulant la recevoir de personne,
parce qu'ils ne se persuadaient pas qu'elle pût être quelque part ailleurs que
parmi eux ; appelant tout à leur tribunal, et n'en reconnaissant nul autre. Que
le Fils de Dieu fit en leur présence les miracles les plus éclatants, au lieu
de se laisser convaincre par des preuves si sensibles, ils savaient les
interpréter, et en éluder les conséquences : qu'il fulminât contre eux ses
anathèmes, ils les méprisaient : qu'il leur expliquât
les plus belles et les plus
saintes maximes de son Evangile,
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ils l'accusaient de relâchement: que de tous côtés on eût
recours à lui, ou pour en obtenir des grâces, on pour écouter ses divines leçons,
ils le traitainent de politique artificieux et de
séducteur : qu'un aveugle-né, guéri par cet Homme-Dieu
et leur rendant compte d'une merveilleuse guérison, entreprît de raisonner avec
eux et de leur faire remarquer le pouvoir souverain et la sainteté de son
bienfaiteur, ils s'en formalisaient, ils s'élevaient contre lui et le
renvoyaient avec honte : C'est bien à un pécheur comme vous, lui disaient-ils,
de vouloir nous instruire : In peccatis natus es totus, et tu doces nos (1) ! Allez, et faites-vous le disciple
de ce prétendu prophète : pour nous, nous savons à quoi nous en tenir, et nous
sommes les disciples de Moïse : Tu discipulus illus sis, nos autem Moysi discipuli sumus (2).
Ainsi rien ne les touchait,
pourquoi? parce qu'ils étaient de ces esprits dont
nous parle l'Evangile, qui, préoccupés de leur mérite et r considérant comme
les dépositaires de toute li science de Dieu, ne daignent pas faire attention a
tout ce qu'on peut leur remontrer et lenr dire, dès
qu'il ne se trouve pas conforme aux voies qu'ils se sont marquées, et à qui
rien ne semble raisonnable ni saint que ce qu'ils ont imaginé. Ah ! mes Frères, sans tant d'abstinences et déjeunes, qu'ils
eussent été bien plus solidement sévères s'ils avaient su plier et se
soumettre; s'ils avaient appris à fléchir ce jugement propre, qui se raidissait
contre les plus claires vérités ; s'ils avaient de bonne foi reconnu la
supériorité du Fils de Dieu sur eux et qu'ils eussent consenti, par un aveu
sincère de leur faiblesse , à quitter leurs sentiments pour prendre les siens!
Et combien de chrétiens, grands observateurs d'une morale étroite en apparence,
mettraient bien mieux et plus saintement en œuvre cette sévérité dont ils se
piquent, s'ils l'employaient à se rendre plus souples aux enseignements qu'on
leur donne, à déférer aux sages avis d'un confesseur, à respecter les décisions
de l’Eglise, à se taire dès qu'elle a parlé; et non-seulement
à se taire , mais à croire ce qu'elle croit, et parce
qu'elle le croit. Combien de femmes, avec moins de ces austérités dont elles
paraissent si avides, et dont quelquefois elles sont presque insatiables,
seraient bien plus austères si, par de salutaires violences, elles prenaient à
lâche de devenir moins aheurtées sur certains sujets, et même sur leurs dévotions
et leurs plus pieux exercices!
C'est là ce qui les gênerait, ce qui les dérangerait; et cette espèce de
dérangement et de gène leur tiendrait lieu d'une pénitence plus dure pour elles
que toutes les autres qu'elles peuvent s'imposer.
Cependant, de cette présomption
qu'on joint à une fausse sévérité, que s'ensuit-il? deux
grands désordres, mes chers auditeurs, sur lesquels je dois ici m'expliquer.
L'un est que, souvent abandonné à ses propres idées, on porte la sévérité
jusques à Terreur; et l'autre, qu'on se sert même de la sévérité pour
accréditer et pour appuyer l'erreur. Ceci est important et bien remarquable :
parce qu'on n'en veut croire que soi-même, on porte la sévérité jusqu'à
l'erreur; c'est le premier écueil. Car enfin, quelque étendue de perfection que
Jésus-Christ ait donnée à cette sévérité de mœurs, qui fait un des caractères les
plus propres de sa loi, il faut néanmoins convenir qu'elle a ses bornes; et
comme autrefois saint Paul instruisant les fidèles leur recommandait entre
autres choses d'éviter un certain excès, et, pour ainsi dire, une certaine
intempérance de sagesse qui passait les justes limites de la raison et de
l'Evangile, et qu'il voulait qu'ils fussent sages, mais, selon qu'il s'exprime
lui-même, avec discrétion et avec sobriété : Non plus sapere
quam oportet sapere, sed sapere
ad sobrietatem (1) ; aussi est-il vrai que dans
la pratique même du christianisme il y a une sévérité excessive opposée aux
règles de la foi, et dont les suites ne sont pas moins à craindre que celles
qui pourraient procéder du relâchement. En effet, n'est-ce pas de là que sont
venus tant de schismes dont l'unité de l'Eglise a été troublée? Cette sévérité
mal conçue, et soutenue par le zèle d'un esprit inflexible et opiniâtre,
n'est-ce pas ce qui a formé dans la succession des siècles les hérésies? Tant
de sectes d'abstinents, de flagellants, de continents, qui ont paru dans le
monde, et qui s'y sont multipliées, d'où ont-elles pris leur nom et d'où
ont-elles tiré leur origine, sinon de l'extrême austérité qu'elles affectaient,
fondée sur le caprice et l'obstination d'un sens particulier? Qu'est-ce qui fit
faire à Tertullien un si triste naufrage? ne fut-ce
pas cette idée bizarre d'une régularité plus étroite qu'il se figura dans le
parti de Montan, et dont il se préoccupa? Pourquoi se sépara-t-il des
catholiques? ne fut-ce pas parce qu'il les considéra
comme des hommes charnels, tâchant toujours de les rendre odieux
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par ce reproche, et ne les ayant
jamais autrement appelés depuis sa séparation? Et pourquoi les catholiques le
traitèrent-ils d'excommunié? ne fut-ce pas parce qu'il
appesantissait indiscrètement le joug de la loi divine, publiant des jeûnes
extraordinaires, faisant un crime des secondes noces, excluant certains
pécheurs de la pénitence, ne permettant pas de fuir les persécutions? Tout cela
n'était-il pas d'un esprit sévère? Oui, Chrétiens, mais tout cela en même temps
était d'un esprit outré, qui n'écoutait que lui-même et qui ne s'en rapportait
qu'à lui-même.
Qu'est-ce que prêchaient les
pélagiens parmi les points de leur morale? Y avait-il rien de plus généreux que
ce dépouillement général, que cet abandon réel et effectif des biens de la
terre, que cette pauvreté volontaire qu'ils proposaient à leurs sectateurs ? Ce
fut toutefois un des sujets de leur hérésie ; pourquoi ? parce
qu'ils prétendaient que sans cette pauvreté il n'y avait point de salut.
Jésus-Christ conseille seulement de vendre ses biens et de les donner aux
pauvres ; mais ils se mirent en tête d'en faire une loi absolue, et ils aimèrent
mieux se détacher de l'Eglise que de revenir là-dessus de leur égarement. Par
où les vaudois commencèrent-ils à lever l'étendard et à se déclarer? Ne se
signalèrent-ils pas d'abord par un zèle trop ardent de réformer les
ecclésiastiques, et ne fut-ce pas dans cette vue qu'ils les jugèrent incapables
de rien posséder, qu'ils condamnèrent leurs bénéfices et leurs revenus, qu'ils
les obligèrent à y renoncer ? Cela seul ne leur gagna-t-il pas l'affection des
peuples ? et vous savez quel incendie excita cette
étincelle allumée par le souffle de l'esprit de discorde, et combien de sang
coûta au monde chrétien l'aveugle obstination de ces réformateurs. On a vu le
même presque dans tous ceux qui, en matière de réforme et de discipline, se
sont laissé emporter à la vanité de leurs pensées, au lieu de s'attacher à
l'Eglise, qui est la base et la colonne de la vérité. C'est donc mal raisonner
que de dire : Cette doctrine est sévère et ennemie des sens, et de conclure
qu'elle est bonne. Erreur, Chrétiens ; elle peut être sévère, et tout ensemble
fausse et pernicieuse. Mais c'est encore aussi mal et plus mal se conduire, que
de la vouloir défendre à quelque prix que ce soit, dès qu'on s'en est fait une
fois le partisan.
Et voilà, mes chers auditeurs,
l'un des plus subtils stratagèmes de l'ennemi de notre salut. Il ne sait pas
moins pervertir les âmes par l'apparence de l'austérité que par les charmes de
la volupté ; et son adresse a toujours été de faire que les mêmes moyens dont
les saints se sont servis pour assujettir la chair à l'esprit, qui sont la
mortification et la pénitence, fussent employés par les hérétiques pour
s'élever contre Dieu, et pour se soustraire à l'obéissance de son Eglise ;
comme si ce prince du monde, non content d'avoir les sacrifices et les adorations
qu'il reçoit des idolâtres dans le paganisme, voulait encore avoir parmi les
chrétiens ses confesseurs et ses martyrs, qui fissent gloire de se mortifier et
de se crucifier eux-mêmes pour lui. Or qui sont-ils, si ce ne sont pas ces
esprits entiers et rebelles dont je parle ; et les connaissez-vous par un
caractère plus marqué que celui-là ? Esprits d'autant plus pernicieux (cette
réflexion est singulière, ne la perdez pas), esprits d'autant plus pernicieux, qu'en fait I d'hérésie l'apparence
de l'austérité est souvent plus dangereuse que la corruption et le relâchement:
pourquoi ? en voici la raison évidente : parce qu'une hérésie qui penche vers
le relâchement, n'ayant rien qui lui donne de l'éclat, étant combattue par les principes de
tous les gens de bien, et choquant d'une manière ouverte les maximes
fondamentales de l'Evangile, elle tombe et se détruit d'elle-même, au lieu que
celle qui semble porter à la sévérité s'acquiert par là même un certain crédit
qu'on ne renverse pas aisément, parce qu'elle prévient d'abord en sa faveur
tout ce qu'il va d'esprits simples et bien intentionnés, et qu'elle trouve
d'ailleurs dans leur ignorance et leur opiniâtreté de quoi se fortifier et se
maintenir. Réflexion confirmée par l'expérience ; car nous voyons que les
hérésies les plus sévères dans leur morale ont été communément les plus j
contagieuses et les plus malignes dans
leur progrès, et que ce sont celles dont la foi de l'Eglise a plus eu de peine
à triompher. Mais enfin, me direz-vous, si on a à se départir de la vérité, ne
vaut-il pas mieux que ce soit en se resserrant dans la voie étroite du salut, qu'en se licenciant et s'émancipant
dans le chemin large de la perdition ? Et moi je réponds, Chrétiens, que ni
l'un ni l'autre n'est bon et soutenable devant Dieu, parce que dès là qu'on
s'écarte de la vérité, on se perd aussi bien par le trop que par le trop peu ;
ou plutôt, parce que, selon la belle observation du grand saint Léon, pape, la voie
étroite du salut ne consiste pas seulement dans la pratique et dans l'action,
mais encore plus dans la foi et dans la créance, qui suppose nécessairement la
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soumission de l'esprit
: Non in sola mandatorum observantia, sed in recto tramite fidei arcta via
est quœ ducit ad cœlum. Car il s'ensuit de là qu'au moment que je
m'éloigne de la vraie créance, quoique sous ombre de sévérité et sous le
spécieux prétexte de voie étroite, ce que j'appelle voie étroite ne l'est plus
pour moi, puisque, pensant éviter un relâchement, je m'engage dans un autre
encore plus à craindre et plus criminel, qui est celui de la foi.
Mais revenons, et que faut-il
donc faire ? Ah! Chrétiens, plût à Dieu que je pusse aujourd'hui vous apprendre
à marcher dans cette voie étroite et sûre ! C'est de ne
point trop compter sur ses propres lumières, et de ne s'en laisser point
éblouir ; de ne s'ériger point en juge absolu de la doctrine chrétienne, et de
tout ce qui concerne la conduite et le règlement des mœurs; de ne se point
regarder comme des hommes infaillibles, et de se bien persuader qu'étant homme
comme les autres,, on est sujet comme eux à se tromper ; c'est de ne pas mettre
faussement l'honneur à s'éloigner des voies commîmes et à s'en faire de particulières,
qu'on estime d'autant plus qu'on les a soi-même choisies ; de ne s'y pas tenir
obstinément, par la raison que de les quitter ce serait donner gain de cause à
ceux qui les condamnaient; de ne point rougir d'un retour salutaire, et d'un aveu
modeste et sage de l'illusion où l'on était;
c'est d'écouter humblement l'oracle que Jésus-Christ a laissé après lui,
qui est son Eglise; de lui communiquer tous nos doutes, pour en recevoir
l'éclaircissement; d'avoir recours à elle dans toutes nos disputes, pour les
terminer ; de nous rendre de bonne foi à ses arrêts, et, après les avoir
demandés, de ne les pas rejeter par une lâche prévarication, parce qu'ils ne
conviennent pas à notre sens. Il faudrait prendre pour cela un grand empire sur
soi, il faudrait essuyer une utile confusion, il faudrait s'humilier ; et voilà
l'épreuve la plus délicate et la plus sensible : mais, je ne puis trop le
redire, c'est en cela même qu'on serait véritablement, qu'on serait
évangéliquement, qu'on serait héroïquement si frère ; et tel supporterait avec
une constance inébranlable toutes les austérités du désert, à qui les forces
manqueraient pour aller jusques à ce point de sévérité.
Que dis-je? plutôt
que de se réduire à une pareille soumission, après avoir porté la sévérité
jusques à l'erreur, on se sert même de cette sévérité outrée et affectée pour
accréditer et pour appuyer l'erreur. C'est le secret dont les hérétiques ont
usé de tout temps, et qui leur a si bien réussi, comme la tradition nous le
fait connaître : car n'est-ce pas l'idée qu'en avait conçue saint Augustin, il
y a déjà plus de douze siècles, quand il disait en parlant des hérétiques, dont
il avait parfaitement étudié le génie, que c'étaient des hommes superbes et
artificieux, qui, pour ne paraître pas dépourvus de la lumière de la vérité, se
couvraient de l'ombre d'une trompeuse austérité : Homines
superbia tumidi, qui, ne veritatis luce carere ostendantur, umbram rigidœ severitatis
obtendunt ? N'est-ce pas celle qu'Origène avait
eue, lorsqu'il appliquait si ingénieusement aux hérétiques le reproche que Dieu
faisait à son peuple dans le prophète Ezéchiel, d'avoir pris les ornements de
son sanctuaire pour en revêtir les idoles? Car voyez, disait ce savant homme,
avec quelle régularité un Marcion et un Valentinien jeûnent, se mortifient et
domptent leur chair : or, qu'est-ce que tout cela, sinon les ornements du
sanctuaire et du temple de Dieu, dont ils couvrent leurs erreurs, qui sont
proprement leurs idoles? Et, sans faire ici une longue induction, n'est-ce pas
ce que nous avons vu presque de nos jours dans l'hérésie du siècle passé, qui,
pour s'introduire plus honorablement et plus sûrement, prit d'abord le nom de
réforme, et en affecta même certaines pratiques avec le succès que vous savez
et que vous déplorez encore. Voilà ce que je puis appeler le grand égarement du
christianisme, qui seul a fait plus de réprouvés et a plus conduit d'âmes à la
perdition que jamais nous n'en ramènerons. Car à ce nom de réforme tout le
monde applaudissait, des millions de chrétiens se pervertissaient, les simples
se laissaient surprendre, les libertins secouaient le joug de l'Eglise, les
politiques demeuraient neutres et indifférents ; mais tous sortaient de la voie
de Dieu, et, selon le terme de l'Ecriture, devenaient inutiles pour le ciel : Omnes declinaverunt, simul inutiles facti sunt (1).
Si ceux qui se laissaient
entraîner de la sorte eussent été éclairés de l'Esprit de vérité, ils auraient,
avant que de s'engager, examiné la foi de ces prétendus réformateurs et leur caractère
; et par la qualité de leur foi, par leur caractère d'opiniâtreté, ils auraient
bientôt découvert l'artifice de leur fausse sévérité : car, comme dit
admirablement Tertullien, nous ne jugeons pas de La foi par les personnes, mais
des personnes par la foi : Non ex personis probamus fidem, sed ex fide personas ; et
194
j'ajoute : Nous ne jugeons pas des personnes par l'austérité
de la vie, mais par la docilité de l'esprit ; car l'austérité de la vie est
équivoque, parce qu'elle peut être bien ou mal employée, selon qu'elle est bien
ou mal réglée : au lieu que la docilité de l'esprit, je dis cette docilité
chrétienne qui nous assujettit aux ordres et à la conduite de l'Eglise, nous
tient en assurance contre tous les pièges, puisque alors nous suivons un guide
qui ne peut ni se tromper, ni nous tromper. Ne me dites donc point : Cet homme
vit durement, et est étroit dans sa morale ; par conséquent je ne risque rien
en l'écoutant et me confiant en lui. Fausse conséquence : car avec cela il peut
n'avoir qu'une foi imparfaite, parce qu'il n'a pas une foi soumise ; il peut
n'agir que par un esprit humain, qui se remplit de lui-même et se prévient en
sa propre faveur, aux dépens de la sainte et entière déférence qu'il doit à
l'Esprit de Dieu, lequel s'explique par un autre interprète que lui. Voilà
néanmoins notre faible ordinaire, de ne distinguer jamais les choses, de nous
arrêter à la surface et de n'en sonder jamais le fond ; de nous attacher à
certains dehors de sévérité, sans vouloir rien examiner davantage, et sans
prendre garde si c'est une sévérité selon la science.
Mais que fais-je ? et suis-je ici venu prêcher le relâchement, et condamner la
sévérité évangélique? Ah! mes Frères, les saints
autrefois et les Pères de l'Eglise, en parlant sur le même sujet que moi, et
plus fortement que moi, prétendaient-ils pour cela blâmer la sévérité de
l'Evangile? A Dieu ne plaise! Ils blâmaient l'abus qu'en faisaient des
hérétiques endurcis, et tâchaient ainsi de sauver un nombre infini d'âmes que
ces esprits rebelles perdaient malheureusement : mais en condamnant l'abus, ils
ne condamnaient pas la chose en elle-même , puisque au
contraire ils y exhortaient les fidèles avec toute l'ardeur de leur zèle.
Faites, mes Frères, leur disaient-ils, de dignes fruits de pénitence ; mais
faites-les dans l'esprit de la vraie religion, qui est un esprit de dépendance
et de subordination. Fuyez le monde, renoncez à ses divertissements, tenez-vous
dans une exacte modestie ; mais pratiquez tout cela selon des règles
supérieures, et non selon les vôtres : car pourquoi faut-il qu'en vous
réformant d'une part, vous veniez de l'autre à vous pervertir? pourquoi faut-il qu'en voulant être plus austères, vous
soyez moins obéissants et moins soumis? Ne pouvez-vous pas allier ensemble l'un
et l'autre, c'est-à-dire la sévérité de la morale et la soumission à l'Eglise
de Jésus-Christ? S'il se glisse quelque relâchement parmi vos frères, ne
pouvez-vous vous en garantir que par votre indocilité ; et ne voyez-vous pas
plutôt que c'est cette indocilité même qui vous enlève tout le fruit de votre
austérité? Voilà comment s'expliquaient ces saints docteurs, et ce que j'ai cru
moi-même, Chrétiens, vous devoir représenter: pourquoi? afin de vous faire
prendre le droit chemin de la vraie sévérité, afin de vous préserver du premier
écueil où mène une sévérité mal entendue, afin que vous ne vous laissiez pas
surprendre à un vain éclat de sévérité, et que vous connaissiez en quoi d'abord
et avant toutes choses elle doit s'exercer ; afin que, dans la pratique d'une
vie sévère, vous ne vous attiriez pas de la part de Dieu le reproche qu'il
faisait à son peuple, lorsqu'il leur disait : Vous jeûnez, mais dans vos jeûnes
vous me soumettez votre chair, et vous ne me soumettez pas votre esprit : Ecce
in die jejuniii vestri invenitur voluntas vestra (1); afin que vous n'ayez pas un jour le cruel
repentir d'avoir travaillé inutilement, et de vous être donné beaucoup de peine
pour vous égarer et vous damner. Mais avançons : autre caractère de la sévérité
pharisienne , ce fut d'être passionnée dans ses ressentiments; au lieu que la
sévérité chrétienne, outre la soumission de l'esprit, demande encore la
mortification du cœur et de ses passions , comme je vais vous le montrer dans
la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
C'est une réflexion que j'ai
faite plus d'une fois après saint Augustin, et que je puis bien encore
appliquer à la matière que je traite; savoir, qu'une des illusions les plus ordinaires
auxquelles nous sommes sujets est de nous faire une perfection, même devant
Dieu, des choses qui nous plaisent, et d'ériger en sainteté, non-seulement nos inclinations et nos affections
raisonnables, mais jusqu'à nos vices et à nos passions : Quodcumque
volumus, sanctum est.
Voilà, mes Frères, disait ce grand docteur, notre désordre : tout ce qui nous
flatte est bon et honnête, et tout ce que nous voulons, dès là que nous le
voulons, est saint et parfait. Mais moi, Chrétiens, s'il en fallait juger par
cette règle, c'est-à-dire par rapport à notre cœur, j'établirais plutôt la
maxime toute contraire , et je dirais que ce qui nous
flatte est ce qui nous perd, et que ce que nous ne voulons
195
pas est communément ce qu'il y a
pour nous de saint: pourquoi? parce que quand il s'agit de volonté propre,
j'entends de celte volonté qui fait notre bon plaisir, et qui n'a point d'autre
guide que nos désirs et nos passions, il est évident que ce que nous ne voulons
pas est presque toujours ce que nous devrions vouloir , et ce qui serait le
plus convenable et le meilleur : au contraire, dès là que je veux une chose,
que mon cœur s'y porte, que mon affection s'y attache, que je me satisfais en
la recherchant, et que je contente ma passion, je dois dès lors m'en défier, et
la tenir pour suspecte (remarquez ceci, Chrétiens), non-seulement
par cette raison générale, que la plupart de mes inclinations étant corrompues
et infectées de l'amour de moi-même , il m'est bien plus aisé de trouver la
perfection en les combattant qu'en les suivant, mais parce qu'en les secondant,
il est certain que je m'éloigne d'autant plus de la voie que Jésus-Christ m'a
tracée, de cette voie étroite qui conduit à la vie, et hors de laquelle il n'y
a point de salut. Tachons, mes chers auditeurs, de pénétrer jusque dans le fond
de cette vérité; reconnaissons-la dans l'Evangile, qui s'y rapporte tout entier
; découvrons-en la source dans la nature même de la chose; et de ces deux
principes de conviction, apprenons encore une fois à discerner dans nous-mêmes
la véritable sainteté, et par conséquent la véritable sévérité, de celle qui
n'en a que le nom et que l'apparence.
Que dit l'Evangile, et qu'y
lisons-nous? In lege quid scriptum
est (1) ? Le Sauveur du monde se contente-t-il que nous renoncions à tous
les Intérêts de la terre? Non, mes Frères, et je vous l'ai déjà fait remarquer,
il n'en est pas demeuré là : il a déclaré que quiconque voudrait être son
disciple, après avoir renoncé à tout ce qu'il possède, devait être encore
déterminé à se renoncer soi-même : Si quis vult venire post me, abneget semetipsum (2); et
c'est ce renoncement à soi-même , bien pris et bien pratiqué, qui est le point
difficile de notre religion; parce que, selon la belle observation le saint
Grégoire, pape, il n'est pas si fâcheux à l'homme de quitter ses biens; mais il
lui est toujours douloureux et presque insupportable de se quitter soi-même. En
effet, nous voyons des âmes naturellement désintéressées, naturellement modestes,
naturellement exemptes de cette cupidité qui se propose pour objet les biens
extérieurs et les avantages de la fortune : mais nous n'en voyons point et il
n'y en a
jamais eu qui aient été
naturellement portées a se renoncer elles-mêmes. Cette sortie de l'âme hors
d'elle-même, ou plutôt cet effort et cette action de l'âme contre elle-même, ne
peut venir que de la grâce de Jésus-Christ, et de la grâce la plus puissante.
Or que veut dire encore se renoncer soi-même, si ce n'est renoncer à ses
passions, à ses inclinations, à ses aversions? Car qu'est-ce que nous-mêmes
dans le langage de l'Ecriture, sinon tout cela? et le
moyen de vouloir sauver quelque chose de tout cela, et de pouvoir dire à Dieu
que nous nous sommes renonces nous-mêmes ? Je veux que, par un mouvement de
l'Esprit de Dieu, nous nous soyons dépouillés du reste, que nous ayons
abandonné les biens et les honneurs du monde, qui sont hors de nous : si malgré
ce dépouillement, nous nous trouvons revêtus de mille choses qui, selon
l'expression de saint Paul, composent dans nous ce qui s'appelle l'homme du
péché; si notre cœur a encore ses attaches secrètes, s'il est encore rempli de
désirs violents, s'il conçoit encore des haines et des animosités ; si l'envie
le dessèche, si l'orgueil l'enfle, si la colère l'enflamme, tout cela étant
dans nous et occupant la plus noble partie de nous-mêmes, qui est le cœur,
sommes-nous dans l'état de cette abnégation chrétienne qui consiste à être
vides de nous-mêmes? Il est donc impossible que je marche après Jésus-Christ,
tandis que je tiens à moi-même par le lien de quelque passion. Il faut, sous
peine d'être réprouvé de lui et exclu du nombre de ses disciples, que mon
détachement aille jusqu'à la haine de mon âme : Si quis
non odit patrem et matrem, adhuc autem
et animam suam (1). Or
haïr mon âme, dit saint Augustin, c'est, dans le sens de l'Evangile, haïr mes
propres haines et mes propres affections; car quand tout le monde serait
extérieurement crucifié pour moi, et que je serais crucifié pour le monde,
comme parle saint Paul, si mon âme est encore possédée d'une affection ou d'une
haine à laquelle je n'aie pas renoncé, je puis dire aussi bien que Saül, quoique dans une signification
différente, que toute mon âme est encore dans moi : Adhuc
tota anima in me est (2). Je dis cette âme que
Jésus-Christ veut que je haïsse, et selon laquelle il me commande de mourir, si
je désire vivre à lui.
Voilà ce que l'Evangile nous enseigne : et ceci, Chrétiens,
est fondé sur la nature même de la chose, et sur la première qualité de cette
voie
196
que Jésus-Christ est venu nous
montrer, et que la foi nous apprend être une voie de sévérité et de rigueur :
car qui dit sévérité, dit opposition à une volonté propre qui prétendrait se
satisfaire, et que l'on fait plier sous le joug d'une autre volonté qui la
contredit ; et le plus grand de tous les abus est de se figurer un chrétien
sévère qui ne se contraint en rien , et dont la raison est toujours
d'intelligence avec la passion. Le retranchement même du plaisir et de
l'intérêt, qui coûte tant à la nature, n'est proprement sévérité à notre égard
qu'autant que du plaisir et de l'intérêt nous nous faisons des passions qu'il
faut violenter pour les soumettre à la raison ; et, quelque peu d'expérience
que nous ayons de nous-mêmes, nous savons assez qu'une passion à étouffer sans
autre intérêt, est pour nous un sacrifice plus pénible que celui de tous les
intérêts du monde où notre passion n'a point de part.
Or, si cela est vrai généralement
de la sévérité des mœurs, beaucoup plus l'est-il de la sévérité chrétienne,
dont nous nous instruisons aujourd'hui. Car voilà, mes Frères, disait saint
Chrysostome, ce qui nous distingue, et ce qui fait le mérite de notre religion.
La loi chrétienne que nous professons a toujours passé pour être la plus exacte
et la plus rigoureuse de toutes les lois, et ses ennemis mêmes ne lui ont pas
disputé cet avantage. Mais cet avantage ne lui convient que parce qu'il n'y a
jamais eu de loi qui ait été si contraire aux passions des hommes ; car quelle
guerre plus ouverte et plus déclarée peut-elle faire à nos passions, que de
nous obliger, comme elle nous y oblige, à en arrêter jusqu'aux premiers mouvements
, que de nous en défendre les simples désirs, que de ne nous en pardonner pas
les complaisances les plus légères, que de nous interdire tout ce que leur
violence ou leur surprise peut gagner sur notre liberté ! quelle
marque de sévérité plus essentielle peut-elle avoir que celle-là? Non, non, mes
Frères, ajoute saint Chrysostome, ne nous flattons point et ne nous glorifions
point, même selon Dieu, d'un autre mérite que de renoncer à nous-mêmes et aux
passions de notre cœur. Hors de là nous n'avons rien dont nous puissions nous
prévaloir. Il y a eu des religions, ou plutôt des superstitions, aussi sévères
et même plus sévères que la loi chrétienne sur ce qui regarde la mortification
du corps; et si nous voulions là-dessus nous mettre en parallèle avec certaines
sectes du paganisme, peut-être trouverions-nous de quoi nous confondre. Nous
voyons, au milieu de l'infidélité, des abstinences et des austérités où je ne
sais si notre délicatesse se réduirait jamais, supposé que Dieu vînt à les
exiger de nous ; mais la différence qu'il y a eu et qu'il y aura toujours entre
nous et ces sectateurs de la sévérité païenne, c'est qu'en même temps que
ceux-ci se sont engagés par profession à mortifier leur chair, ils se sont du
reste livrés aux saillies de leurs passions, se souciant peu d'être assujettis
aux observances les plus rigides, pourvu qu'ils pussent s'abandonnera leurs
désirs, et s'étant sans peine accommodés d'une loi qui, quelque fâcheuse
qu'elle leur parût, ne condamnait d'ailleurs aucun sentiment de leur cœur.
Tel était leur caractère, dont
eux-mêmes ils se sont bien aperçus : nous n'avons qu'a lire leurs ouvrages, et
qu'à voir les portraits qu'ils nous ont laissés de ces sévères corrompus,je dis corrompus par l'esprit même et les principes de leur
prétendue religion. Qu'a fait la loi chrétienne? elle
a corrigé le désordre de cette sévérité : au lieu de cette mortification
excessive du corps, elle s'est contentée d'une sévérité raisonnable et
proportionnée à notre faiblesse, et elle a entrepris la réforme du cœur.
C'était le point le plus difficile, mais c'était aussi le plus nécessaire ; et
pour réformer ce cœur de la manière qu'il le devait être, elle l'a sondé, selon
la figure de saint Paul, jusque dans les jointures et dans les moelles ; elle
l'a purgé de je ne sais combien d'humeurs malignes qui s'y engendraient sans
qu'il le remarquât lui-même; elle en a arraché tout le venin que la corruption
de la concupiscence y faisait subtilement glisser : car c'est à quoi elle s'est
attachée, n'ayant eu sur cela nulle indulgence, et n'ayant mis de ce côté-là
nulles bornes à sa sévérité, parce qu'elle s'est réglée sur ce principe
également autorisé de la raison et de la foi, que la sévérité la plus
inflexible est le remède le plus efficace pour guérir les maladies de l’âme, en
quoi, Seigneur, nous devons reconnaître que cette loi est votre véritable loi :
car que nous eût servi de couper les branches, si la racine était restée? de quel œil nous au riez-vous vus tout blancs au dehors
comme des sépulcres, et au dedans pleins de pourriture, je veux dire de malice
et d'iniquité? Vous qui ne jugez de l'homme que par son cœur, ne trouvant en
nous qu'un cœur gâté, infecté, passionné, comment auriez-vous pu nous souffrir?
Il fallait donc renoncera ce cœur, et c'est dans ce renoncement que votre loi
nous a paru sévère : mais pouvait-elle,
197
sans cette sévérité, être aussi
sainte qu'elle est? et pouvions-nous valoir quelque
chose dans votre estime, sans renoncer à ce que nous étions, puisque nous
n'étions que faiblesse, et que, de notre propre aveu, c'était la loi de la
passion qui régnait en nous?
Or, tout ceci posé, Chrétiens, je
ne suis point surpris que le Fils de Dieu se soit si souvent et si hautement
déclaré contre la sévérité des pharisiens, puisque sous ce voile de sévérité
ils cachaient les passions les plus animées et les plus violentes, et qu'ils
employaient même leur sévérité à les entretenir et à les contenter. De quelle
envie n'étaient-ils pas intérieurement piqués contre cet Homme-Dieu,
lorsqu'ils lui tenaient faire tant de prodiges et que tout le peuple courait à
lui? Voilà pourquoi ils le haïssaient, ils le décriaient, ils le calomniaient,
ils empoisonnaient toutes ses actions et les défiguraient. Ces hommes si
sévères ne se faisaient pas le moindre scrupule des ressentiments les plus
amers, des aversions les plus invétérées, des persécutions les plus injustes,
des vengeances les plus noires, des médisances les plus grièves
et des plus atroces suppositions : tout cela parce qu'ils n'avaient pas cette
première et essentielle sévérité qui va jusqu'au cœur, et qui en réprime les
mouvements déréglés. Que dis-je? bien loin d'entrer en scrupule sur tout ce que
leur inspiraient de si criminelles passions, ils s'en faisaient autant de
devoirs de piété, et tournaient leur sévérité même à satisfaire leurs plus
cruelles animosités : car s'ils étaient ou s'ils paraissaient si jaloux de
l'ancienne discipline et des observances de leurs pères, s'ils respectaient ou
s'ils semblaient respecter le Seigneur jusqu'à trouver mauvais qu'au jour du
sabbat, qui lui était spécialement consacré, on s'appliquât à la guérison des
malades ; s'ils doutaient ou s'ils donnaient à croire qu'ils doutassent qu'on
dût payer le tribut à César; s'ils marquaient tant de zèle pour l'honneur du
temple et pour la loi de Moïse, c'était afin d'avoir occasion d'accuser le
Suiveur du monde, afin de lui dresser des pièges, et d'en tirer quelque réponse
dont ils pussent se servir contre lui ; afin de condamner ses disciples, et
dans ses disciples, de le condamner lui-même; afin de le pouvoir déférer aux juges
comme un homme dangereux et d'une pernicieuse doctrine, comme un séditieux
comme un ennemi de Moïse et de sa loi, comme un destructeur du temple de Dieu ;
afin de le faire arrêter, et de le faire interroger, de le faire crucifier : en
un mot, afin de l'opprimer et de le perdre. Est-ce donc là cette sévérité si
religieuse en apparence et si régulière? est-on sévère
pour former de telles intrigues, pour concevoir de tels desseins, pour exécuter
de telles entreprises? Ah! Chrétiens, que ne doit-on point attendre d'un cœur
où la passion domine, et que ne sait-il point mettre en œuvre, ou, pour mieux
dire , que ne sait-il point profaner, pour venir à bout de tout ce qu'il veut?
On est sévère, mais en même temps
on porte dans le fond de l'âme une aigreur que rien ne peut adoucir; on y
conserve un poison mortel, des haines implacables, des inimitiés dont on ne
revient jamais; on est sévère, mais en même temps on entretient des partis
contre ceux qu'on ne se croit pas favorables ; on leur suscite des affaires, on
les poursuit avec chaleur, on ne leur passe rien, et tout ce qui vient de leur
part on le rend odieux par les plus fausses interprétations; on est sévère,
mais en même temps on ne manque pas une occasion de déchirer le prochain et de
déclamer contre lui. La loi de Dieu nous défend d'attaquer même la réputation
d'un particulier; mais, par un secret que l'Evangile ne nous a point appris, on
prétend, sans se départir de l'étroite morale qu'on professe, avoir droit de
s'élever contre des corps entiers , de leur imputer des intentions, des vues,
des sentiments qu'ils n'ont jamais eus ; de les faire passer pour ce qu'ils ne
sont point, et de ne vouloir jamais les connaître pour ce qu'ils sont; de
recueillir de toutes parts tout ce qu'il peut y avoir de mémoires scandaleux
qui les déshonorent, et de les mettre sous les yeux du public avec des
altérations, des explications, des exagérations qui changent tous les faits, et
les présentent sous d'affreuses images. On est sévère, mais en même temps on
est délicat sur le point d'honneur jusqu'à l'excès ; on cherche l'éclat et
l'ostentation dans les plus saintes œuvres, et l'on y affecte une singularité
qui distingue ; on est possédé d'une ambition qui vise à tout, et qui n'oublie
rien pour y parvenir ; on est bizarre dans ses volontés, chagrin dans ses
humeurs, piquant dans ses paroles, impitoyable dans ses arrêts, impérieux dans
ses ordres, emporté dans ses colères, fâcheux et importun dans toute sa
conduite. Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est qu'en cela souvent on croit
rendre service à Dieu et à son Eglise, comme si l'on était expressément envoyé
dans ces derniers siècles pour faire revivre les premiers, pour corriger des
abus imaginaires qui se sont glissés dans
198
la direction des consciences, et
pour séparer l'ivraie du bon grain ; car c'est ainsi que le Fils de Dieu
l'avait prédit à ses apôtres : Venit hora nt omnis
qui interficit vos, arbitretur
obsequium se prœstare Deo
(1). Hé! mes Frères, l'Eglise serait bien mieux servie si elle était mieux
édifiée ; et elle serait bien plus édifiée , si elle était remplie de chrétiens
mortifiés dans le cœur et modérés dans leurs passions ; si le fidèle, uni par
le lien d'une même foi, ne répandait point tant de fiel sur d'autres fidèles
comme lui, et même plus fidèles que lui ; si le prêtre, après avoir sacrifié à
l'autel le Dieu de la paix, n'allait point semer la discorde ; si l'on
s'attachait moins à parler de ceux-ci, à raisonner sur ceux-là , à noircir et à
décréditer des gens qui ne plaisent pas parce qu'on ne peut convenir avec eux,
et qu'on les regarde comme des obstacles aux desseins qu'on a formés. Voilà où
la sévérité devrait être appliquée : à se comporter avec plus de ménagement,
avec plus de condescendance , avec plus de retenue et
plus de douceur ; à étouffer des saillies trop impétueuses, à supprimer des
discours trop de fois rebattus et trop injurieux, à prendre un empire absolu
sur soi-même, pour agir toujours selon la religion , selon la raison , et
jamais selon la passion. Voilà où la sévérité aurait à remporter de plus
grandes victoires : une passion à combattre lui donnerait mille fois plus de
peine que toute autre mortification à pratiquer.
Concluons donc par l'importante
leçon que Dieu faisait à son peuple. Ils jeûnaient, ils se couvraient le corps
de cilices , ils déchiraient leurs habits : Mais, leur
disait le Seigneur, qu'ai-je à faire de tous ces témoignages extérieurs, si
vous vous en tenez là? Ne déchirez point vos habits, mais brisez vos cœurs : Scindite corda vestra,
et non vestimenta vestra
(2). Ainsi, Chrétiens, marchons dans la voie étroite de l'Evangile, j'y
consens, je vous y exhorte, et je serais un prévaricateur si j'entreprenais de
vous engager dans une voie large , puisque la voie
large conduit à la damnation : mais aussi ne nous trompons pas sur ce que
l'Evangile appelle voie étroite , et en évitant un écueil ne donnons pas dans
un autre. Marcher dans la voie étroite de l'Evangile, c'est réformer son cœur
et renoncer à ses passions : je ne dis pas aux passions et aux affections
humaines, prises en elles-mêmes; mais je dis à nos passions propres : car
tontes sortes de passions ne sont pas les nôtres , et
il n'y a que les nôtres qui nous
donnent lieu de pratiquer la
sévérité chrétienne. S'il y en a qui nous soient étrangères, c'est-à-dire s'il
y a des passions dont nous ne soyons point touchés et que nous n'ayons jamais
ressenties, comme il y en a sans doute, ce serait une erreur d'en vouloir tirer
avantage et de nous flatter d'être sévères, parce que nous nous sommes
préservés d'un ennemi qui ne nous a jamais attaqués. Cependant c'est une erreur
qui n'est que trop commune. On se fait un mérite d'être exempt des passions des
autres , et l'on ne travaille pas à se défendre des
siennes, en quoi consiste la vraie sévérité. Marcher dans la voie étroite de
l'Evangile, c'est renoncer non-seulement à ses passions,
mais toutes ses passions : pourquoi? parce qu'il n'en
faut qu'une seule pour corrompre le cœur, pour le licencier, et, par une
conséquence infaillible, pour nous damner. Je sais , mes Frères, disait saint
Bernard à ses religieux, que toutes les autres passions sont éteintes dans vous
; mais si vous conservez cette malheureuse passion de murmurer et de médire, en
vain mènerez-vous d'ailleurs une vie austère et pénitente : toute votre
sévérité ne sera plus qu'un fantôme. Marcher dans la voie étroite de l'Evangile , c'est surtout renoncer à la passion dominante :
vous la connaissez, Chrétiens, et c'est celle qui doit être la matière la plus
ordinaire de votre sévérité; car tandis qu'elle subsistera, elle sera le
principe de toutes vos actions. Tantôt elle vous trompera par ses artifices , tantôt elle vous emportera par ses violences :
il n'y aura point d'égarement où elle ne vous entraîne. Ah ! mes chers
auditeurs, ne suivons pas ce grand chemin de la passion, puisque c'est le grand
chemin de la perdition; et parce qu'entre la raison et la passion il y a
souvent très-peu de distance, et qu'entre la passion
et le péché il y en a encore moins, allons toujours, autant qu'il est possible,
dans toutes nos délibérations, contre le cours de la passion , et défendons-nous
plutôt ce qui nous est permis, que de nous mettre en danger de nous permettre
ce qui nous est défendu ; et parce que certaines passions ont l'apparence de
certaines vertus, ou que certaines vertus dégénèrent aisément en passions,
défions-nous de ces vertus qui sont souvent de vrais vices, défions-nous de ces
justices qui sont souvent de grandes injustices, défions-nous de ces zèles et
de ces sévérités qui sont souvent de cruelles iniquités; et parce qu'il n'est
rien de plus difficile que de discerner dans soi-même ce qui est passion de ce
qui ne l'est pas, et que c'est
199
ce discernement qui fait la science
du cœur, veillons sur nous-mêmes, et jugeons - nous nous-mêmes dans la dernière
rigueur. Suivant ces règles, nous marcherons en sûreté, et nous arriverons au
terme de la félicité éternelle que je vous souhaite, etc.