SERMON POUR LE CINQUIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LA VRAIE ET LA FAUSSE PIÉTÉ.
ANALYSE.
Sujet. Je vous dis en vérité : Si votre justice n'est
au-dessus de celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez point dans le
royaume des cieux.
C'était
une fausse piété que celle des pharisiens, et la nôtre doit être solide et
vraie.
Division. Notre piété, pour être solide et vraie, doit eue
entière : première partie; désintéressée : deuxième partie ; intérieure :
troisième partie.
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Première
partie. Entière, c'est-à-dire qui
embrasse les grandes et les petites choses, les préceptes et les conseils. Les
pharisiens, selon le reproche que leur en faisait Jésus-Christ, pratiquaient
des œuvres de pure perfection, et manquaient aux devoirs capitaux de la justice
et de la miséricorde; abus où tombent encore tant de faux dévots. Un homme est
assidu à certains exercices de piété; mais dans les conversations il tient les
discours les plus satiriques, et déchire impunément la réputation du prochain;
ainsi des autres.
Sur
quel fondement la sainteté chrétienne est-elle établie? sur l'observation des
commandements, comme Jésus-Christ le fit entendre à ce jeune homme de l'Evangile : Serva
mandata. Nous pouvons donc appliquer ici ce que l'Apôtre disait de la charité : tout le reste, sans l'accomplissement
des préceptes, n'est rien.
Gardons-nous
aussi de donner dans une autre extrémité, qui est de se borner tellement aux
obligations de la loi, qu'on néglige toutes les pratiques d'une ferveur
chrétienne. Excès injurieux à Dieu, pernicieux pour nous-mêmes, et très-dangereux
dam ses suites. La perfection et par
conséquent la vraie piété est cette plénitude de fidélité qui réunit tout, le
précepte et le conseil; le précepte par devoir, et le conseil par amour. Voila
ce que Jésus-Christ nous a enseigné, et ce qu'il a pratiqué.
Deuxième
partie. Désintéressée. Deux sortes
d'intérêts conduisaient les pharisiens dans leur prétendue piété. Ils voulaient
être honorés, et ils voulaient être abondamment pourvus de tout ce qui peut
contribuer aux commodités de la vie. Or, cette piété mercenaire et intéressée
est également criminelle devant Dieu et odieuse devant les hommes.
Criminelle
devant Dieu : car quelle profanation, remarque saint Chrysostome, et quel
sacrilège d'abuser ainsi, non plus feulement des choses saintes, mais de la
sainteté même? c'est servir Dieu pour le monde.
Odieuse
devant les hommes : rien de plus à craindre dans la société humaine que
l'intérêt mêlé avec la dévotion, ou que la dévotion gouvernée par
l'intérêt. Un dévot de ce caractère est capable de tout : 1° parce qu'il donne
à tout, et quelquefois au plus grandes iniquités, une apparence de religion qui
le trompe lui-même; 2° parce que,
quelque dessein que la passion lui suggère, sa piété, on plutôt l'estime où
cette piété fastueuse l'établit, le met en état de réussir.
Ne
dissimulons point : c'est cet intérêt qui dans tous les siècles a été le grand
scandale de la religion; c'est ce qui a fait parier les hérétiques, et ce qui
les a rendus si éloquents contre nous. Aussi le Fils de Dieu envoyant ses
apôtres prêcher son Evangile, voulait qu'ils s'y employassent avec le plus
parfait désintéressement. Et saint Paul, afin de rendre sa prédication plus
efficace, avait bien soin de faire remarquer aux fidèles qu'il ne s'y proposait
pour lui-même nul intérêt temporel. Heureuse une âme qui, dans les choses de
Dieu, cherche Dieu, et n'y cherche rien avec Dieu !
Troisième
partie. Intérieure. La piété des
pharisiens n'était qu'une piété superficielle, toute sur le visage et sur les
lèvres, mais rien dans le cœur. C'étaient, selon la figure de Jésus-Christ, des
sépulcres blanchis. Qu'est-ce que Dieu attend de l'homme ? le cœur. Et
sans le cœur, qu'y a-t-il dans l'homme qui soit digne de Dieu? Dans l'ancienne
loi il exigeait de son peuple cette piété intérieure, comme l'Ecriture nous le
fait connaître : à plus forte raison la demande-t-il de nous dans la loi
nouvelle, de Jésus-Christ est venu former des adorateurs en esprit et en
vérité.
Cela
supposé, jugeons de bien des œuvres que nous pratiquons dans le christianisme,
ou que nous y voyons pratiquer. Quel fruit peut-on s'en promettre? importante
leçon pour les ministres de Jésus-Christ, sans cesse occupés à des fonctions
saintes, mais sans esprit intérieur; et leçon non moins nécessaire à tant d'âmes
dévotes, ou du moins en ayant la réputation et le nom. On tombe en deux espèces
d'hypocrisies : on trompe le public, et on se trompe soi-même. Suivons donc
l'avis de l'Apôtre : tout ce que nous faisons, faisons-le pour Dieu.
Amen
dico vobis : Nisi abundaverit justifia vestra plusquam scribarum et pharisœorum,
non intrabitis in regnum cœlorum.
Je
vous dis en vérité : Si votre justice n'est au-dessus de celle des scribes et
des pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des deux. (Saint Matth.
chap. V, 20.)
C'est la haute idée que
Jésus-Christ nous donne de la loi évangélique et de la perfection qu'elle
renferme. Vous savez, mes chers auditeurs, ce qu'étaient les pharisiens parmi
les Juifs : des hommes solitaires et retirés, éloignés de la multitude et
séparés du commerce du peuple ; des hommes regardés comme des saints, également
respectés des petits et des grands, et dont la vie exemplaire faisait tout
ensemble et l'admiration et l'édification publique. Mais qui l'eût cru? malgré
toute leur sainteté, le Fils de Dieu nous déclare aujourd'hui dans son
Evangile, et nous l'assure même avec serment : Amen dico vobis, que si
notre piété ne surpasse encore celle de ces dévots de la Synagogue , nous ne
serons jamais reçus dans le royaume céleste ; que la plus éminente vertu où ils
paraissaient élevés ne suffit pas pour le premier degré de la perfection d'un chrétien
; et que de s'en tenir la, ce ne serait ni satisfaire à nos devoirs, ni remplir
notre vocation. Parole du Fils de Dieu, qui devrait, ce semble, nous jeter dans
le découragement, et nous inspirer un secret désespoir. Mais ce n'est point,
mes Frères, le dessein que s'est proposé le Sauveur du monde. S'il prononce des
arrêts, c'est pour nous instruire, et non pour nous perdre ; s'il parle, c'est
en maître, non en juge ; et s'il nous met devant les yeux l'exemple des
pharisiens, c'est seulement pour nous faire connaître quels désordres peuvent
corrompre la plus apparente dévotion, et pour nous apprendre à les éviter.
Sujet d'une conséquence infinie ; et de tous ceux que j'ai traités dans cette
chaire, ou que j'y dois traiter, voilà peut-être le plus moral et le plus
utile. Nous ne sommes tous sur la terre que pour servir Dieu; c'est au service
de Dieu que notre salut est attaché, c'est de là que dépend notre éternité
bienheureuse ou malheureuse. Mais dans ce service de Dieu il y a des écueils à
craindre; et combien donc nous est-il important d'eu avoir une pleine
connaissance, afin de nous eu préserver ! Demandons les lumières du
Saint-Esprit, et pour les obtenir adressons-nous à Marie : Ave, Maria.
L'or le plus brillant n'est pas
toujours le plus
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fin, et la piété la plus éclatante n'est pas toujours la plus
solide ni la plus parfaite. En pouvons-nous souhaiter un témoignage plus authentique
et plus sensible que celui des pharisiens et des docteurs de la loi? Leurs
œuvres les plus saintes en apparence ne leur étaient pas seulement inutiles
devant Dieu, mais c'étaient des œuvres expressément réprouvées de Dieu :
pourquoi cela? par trois grands désordres que nous y pouvons remarquer, et que
j'entreprends de combattre dans les trois parties de ce discours. En effet,
qu'était-ce que celle piété pharisienne ? Une piété hypocrite, une piété fausse
et vicieuse, premièrement dans son sujet, secondement dans sa fin, troisièmement
dans sa forme. Prenez garde, s'il vous plaît : vicieuse dans son sujet, parce
qu'elle affectait une régularité scrupuleuse ses moindres observances, tandis
qu'elle négligeait les devoirs les plus essentiels. Vicieuse dans sa fin, parce
qu'elle n'agissait qu'en vue de ses propres avantages et que pour des intérêts
tout humains. Enfin vicieuse dans sa forme, parce qu'elle était tout
extérieure, et qu'elle ne consistait qu'en certains dehors. Voilà pourquoi le
Fils de Dieu l'a si hautement attaquée, et pourquoi il l'a si souvent frappée
de ses anathèmes. Mais voulons-nous , mes Frères, par une piété sincère et
véritable, assurer auprès de Dieu notre salut, et nous rendre agréables à ses
yeux? appliquons-nous à corriger dans nous-mêmes ces trois défauts ; c'est-à-dire
que notre piété soit entière, qu'elle soit désintéressée , et qu'elle soit
intérieure. Entière, pour embrasser tout ce qui concerne le service de Dieu,
soit grandes ou petites choses,et surtout pour ne pas préférer le conseil au précepte;
désintéressée, pour ne chercher que Dieu
et le royaume de Dieu, sans égard à tout ce que nous en pourrions d'ailleurs
espérer par rapport au monde et aux affaires du monde; intérieure, pour
résider dans le cœur et pour partir du cœur. Si, par ces trois caractères, nous
ne nous élevons au-dessus des pharisiens, si nous ne donnons à notre piété plus
d'étendue, si nous ne lui proposons une fin plus noble, si elle n'a son
principe dans le secret et le fond de l’âme, ne nous flattons pas qu'elle nous
fasse jamais trouver grâce devant Dieu : Nisi abundaverit justitia vestra plusquam scribarum et pharisaeorum,
non intrabitis regnum cœlorum. C'est de quoi je vais tous convaincre par
ordre, et ce que je vous prie d'écouter avec attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Qu'il y ait une piété, Chrétiens,
dont le défaut consiste à se licencier dans les petites choses, tandis qu'elle
tient ferme dans les grandes, je ne m'en étonne pas : c'est l'effet de notre
fragilité, et cette fragilité est si naturelle, qu'elle paraît en quelque sorte
pardonnable. Mais qu'il se trouve une prétendue piété dont le caractère soit
d'être exacte jusqu'au scrupule dans les plus légères pratiques, et de négliger
du reste les points de la loi les plus importants, c'est la plus grossière de
toutes les illusions, et un désordre que nous pouvons traiter de folie et de
renversement d'esprit. Car de quel usage peut être ce zèle pour l'observation
des simples conseils, lorsqu'on même temps on abandonne et qu'on viole les plus
exprès commandements? En m'attachant au précepte sans aller jusqu'au conseil,
je ne laisse pas de marquer à Dieu une fidélité dont il me tiendra compte, puisqu'après
tout je fais ce qu'il exige de moi et j'obéis à ce qu'il m'ordonne; mais en
m'assujettissant au conseil sans prendre soin de satisfaire au précepte, je me
consume d'un vain travail, et je me rends même coupable aux yeux de Dieu,
puisque, sous ombre d'une perfection imaginaire, je transgresse ses adorables
volontés, et je n'accomplis pas mes plus étroites obligations.
Voilà néanmoins, mes chers
auditeurs, un des dérèglements les plus ordinaires dans le monde, je dis dans
le monde chrétien ; et c'est l'abus visible et insoutenable que le Fils de Dieu
condamnait dans les pharisiens, et qui règne encore parmi nous. Concevez-le
bien dans la personne de ces sages du judaïsme, afin de le corriger dans votre
propre conduite. Car malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! leur
disait le Sauveur des hommes : Vœ vobis scribœ et pharisœi hypocritœ (1)!
pourquoi? parce que toute votre piété se réduit à certaines cérémonies, à
certaines coutumes, à payer certaines dîmes, dont la loi ne fait point mention
et dont vous pourriez absolument vous dispenser, et que cependant vous oubliez
les devoirs capitaux de la justice, de la charité, de la miséricorde : Quia
decimatis mentham et anethum; et reliquistis quœ graviora sunt legis, judicium,
misericordiam, et fidem (2). La loi vous ordonne d'être équitables dans vos
jugements, et tous les jours vous y commettez les plus criantes injustices. La
loi vous recommande d'être fidèles
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dans la société et le commerce de la vie, et vous êtes remplis d'artifices et de
déguisements. La loi veut que vous soyez charitables envers le prochain, doux et patients: et par une rigueur outrée,
vous éclatez sur les plus faibles sujets, sans savoir compatir aux infirmités
humaines. Guides aveugles, vous craignez d'avaler un moucheron, et vous dévorez
sans peine un chameau : Duces cœci, excolantes culicem, camelum autem
glutientes (1). Ainsi, dis-je. leur parlait le Fils de Dieu, et ce fut là,
en effet toujours le vice des pharisiens. S'agissait-il du jour du sabbat, ils
le gardaient avec superstition; mais à ce même jour du sabbat, ils formaient
des intrigues contre Jésus-Christ, et prenaient des mesures pour le perdre. Etait-il
question de laver ses mains avant le
repas, ils faisaient un crime aux apôtres d'y manquer; mais en même temps ils
ne comptaient pour rien le droit de la nature le plus inviolable et le plus
sacré, qui est d'honorer ses parents: ils apprenaient aux enfants à les
mépriser, à leur être ingrats, et à leur refuser les secours nécessaires.
Fallait-il paraître dans le prétoire de Pilate, où un Homme-Dieu, le libérateur
d'Israël et le Saint des Saints, contre qui ils s'étaient
déclarés, devait être interrogé et jugé, ils refusaient d'y entrer parce que
c'était la veille de Pâques, et un jour où les Juifs ne pouvaient approcher
d'un païen sans contracter une espèce d'impureté qui les mettait hors d'état de
manger l'agneau pascal : Et non introierunt, in prœtorium, ut non contaminarentur
(2). Mais voilà sans doute, dit saint Augustin, des consciences bien timorées.
Ils craignaient que la maison de Pilate ne les infectât, et ils ne craignaient
point d'être souillés du plus sacrilège et du plus noir attentat. Us n'osaient
se faire voir chez un juge étranger, mais ils avaient assez d'assurance pour
persécuter l'innocent et pour l'opprimer, pour susciter contre lui de faux témoins,
pour verser son sang et le faire mourir sur
une croix. Alienigenœ judicis prœtorio contaminari metuebant, et
fratris innocentis sanguinem fundere non timebant.
Or n'est-ce pas là, Chrétiens,
une image bien ressemblante de la piété de notre siècle? Car ne regardons point cette dévotion
pharisienne comme un fantôme que la loi de Jésus-Christ a dissipé. Elle subsiste
encore, et elle subsiste jusqu'au milieu du christianisme, jusque dans le sein
de l'Eglise. En voulez-vous être persuadés? il ne faut qu'un peu d'attention à
ce qui
se passe tous les jours autour de tous. Un homme a ses heures et ses temps marqués pour la prière,
pour la lecture des bons livre? pour la fréquentation des sacrements : c'est un
ordre de vie qu'il s'est tracé, ou qu'il a reçu d’un directeur; il y est
attaché, et toutes les affaires du monde ne lui feraient pas omette un point de
ce qu'on lui a prescrit, ou de ce qu'il s’est prescrit lui-même. Mais du reste,
entendez-le parler dans une
conversation, il tiendra les discours les plus satiriques et les plus médisants
; d'un ton pieux et dévot il condamnera l'un, il révélera ce qu'il y a de plus secret
dans la
conduite de l'autre, il n'épargnera personne; et, comme s'il était
envoyé du ciel pour la réformation
générale des mœurs, il fera impunément le procès à tout le genre humain.
Mais voyez-le agir dans un différend où il se croit offensé, il n'y aura point
de satisfaction qu'il ne demande ni peut-être même point de réparation qui le
puisse contenter; il regardera sa propre cause comme la cause de Dieu, ou du
moins jamais ne lui mettrez-vous dans l'esprit qu'il ait quelque tort, et que
toute la justice ne soit pas pour lui : principe spécieux dont il s'autorisera
pour nourrir dans son cœur les plus vifs ressentiments, et pour justifier dans
la pratique les plus injustes et les plus malignes vengeances. Une femme est la
première à toutes les saintes assemblées; elle a l'usage de la méditation, et
elle aspire à l'oraison la plus relevée : elle ne se pardonnerait pas de s'être
dérangée seulement une fois d'une certaine méthode qu'elle suit, et dont elle
fait une règle invariable. Mais venez à la contrarier dans une rencontre, vous
la trouverez fière, hautaine, impatiente et aigre, se prévalant de sa vie
régulière et de son exacte vertu pour vouloir être d'ailleurs en liberté de
faire tout ce qui lui plaît et selon qu'il lui plaît. Mais tâchez à pénétrer
dans l'intérieur de son ménage, et
sachez comment elle s'y comporte: elle n'a ni complaisance pour un mari, ni affection pour des enfants,
ni vigilance sur des domestiques. Il faut que chacun souffre de ses caprices,
et tour à tour essuie ses chagrins. Pourvu qu'elle ait passé devant les autels
un partie de la journée, qu'elle ait assisté à certaines cérémonies, tout
serait renversé dans une maison, qu'à peine elle y prendrait garde et y
donnerait quelque soin. Que n'aurais-je point à dire de tous les autres états,
si je voulais pousser plus loin ce détail? En est-il un qui ne me fournit des
exemples sensibles et fréquents de ces piétés frivoles et mal entendues ?
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Les ministres mêmes du Seigneur, qui néanmoins doivent
servir de modèles aux peuples et les conduire dans les voies de Dieu, ne
tombent-ils jamais dans un égarement si funeste ? et combien en a-t-on vu
témoigner le zèle le plus ardent pour maintenir ou pour rétablir la discipline
de l'Eglise, et cependant diviser en quelque sorte l'Eglise même, la troubler,
la scandaliser, y entretenir les factions et les révoltes? Sur cela, mes chers
auditeurs, que puis-je faire autre chose que de reprendre l’anathème lancé par
Jésus-Christ, et de redire après lui : Vœ vobis! Malheur à vous! non
plus seulement à vous, scribes et pharisiens, mais à vous, Chrétiens, indignes
du nom que vous portez et de la religion que vous professez ! Malheur, non
point seulement, à vous qui vivez dans un libertinage déclaré, et vous abandonnez
ouvertement à la corruption du monde, mais à vous qui, faisant état, d'être à
Dieu, et de vous avancer dans le service de Dieu, voulez porter votre vol aux
plus hauts degrés de la sainteté, tandis que vous en négligez les fondements!
Car quels sont les fondements de
la sainteté Chrétienne, telle que Jésus-Christ lui-même nous l'a proposée?
L'exemple de ce jeune homme de l'Evangile nous le fait évidemment connaître. Il
se sentait touché de Dieu, il voulait travailler à sa sanctification et à son
salut; et sur cela il vint consulter ce divin Maître, à qui de toutes parts
l'on s'adressait pour entendre de sa bouche les vérités éternelles. Or, que lui
dit d'abord le Fils de Dieu? Lui parla-t-il d'un renoncement absolu à tous les
biens qu'il possédait? lui expliqua-t-il les mystiques opérations de sa grâce?
l'entretint-il des dons sublimes et
particuliers d'une oraison extraordinaire? Non, mes chers auditeurs ; mais : Gardez
les commandements, lui répondit cet Homme-Dieu : Serva mandata
(1). Voila, préférablement à tout le reste, ce que vous avez à faire : et si
vous ne bâtissez là-dessus, tout l'édifice de votre perfection n'étant appuyé
que sur le sable, il se détruira de lui-même, et vous accablera sous ses
ruines.
Je puis donc appliquer ici ce que
disait le grand Apôtre : Quand je parlerais toutes les langues du monde, et le
langage même des anges ; quand
j'aurais le don de prophétie, que je serais instruit de tous les mystères de
Dieu, et que rien n'échapperait à mes connaissances: quand je ferais des
miracles jusqu'à transporter les montagnes, que j'épuiserais tous mes
fonds pour le soulagement et la subsistance des pauvres, que
je me présenterais au martyre, et que je livrerais mon corps aux plus cruels
tourments: si je n'ai pas la charité de Dieu (or, comment l'aurais-je en
n'observant pas ce que m'impose sous de grièves peines la loi de Dieu?); si,
dis-je, je n'ai pas cette chanté divine, je ne suis rien, ou je ne suis tout au
plus qu'un airain sonnant et qu'une cymbale retentissante. Ce n'est pas assez;
mais comme le même Docteur des nations, parmi les caractères de la charité, dont
il relève si haut l'excellence, nous marque, en termes formels et en détail,
qu'elle est patiente, qu'elle est douce et bienfaisante ; qu'elle n'est sujette
ni aux jalousies, ni aux emportements et aux colères; qu'elle ne pense point
mal du prochain; qu'elle n'aime point l'injustice, et qu'elle ne s'en réjouit
point; enfin qu'elle endure tout, qu'elle supporte tout : il s'ensuit de là
que, si je ne sais pas me modérer dans les rencontres, et, selon l'expression
de l'Evangile, posséder mon âme dans la patience; que si je n'ai pas toute la
douceur qu'il faut pour entretenir la paix dans une famille et avec des
proches; que si, bien loin d'être porté à obliger et à contenter tout le monde,
je conçois de secrètes envies contre l'un, je me laisse aller à des éclats
contre l'autre ; que si je me préviens aisément de faux soupçons et de préjugés
désavantageux aux personnes avec qui j'ai à vivre, ou qui sont sous mon
obéissance ; que si, prenant pour équité tout ce qu'un zèle aveugle m'inspire,
je travaille sourdement à chagriner le prochain, à le traverser et à
l'humilier, et que sa peine, à laquelle je devrais être sensible, soit au
contraire un sujet de triomphe pour moi; avec cela j'ai beau d'ailleurs
multiplier exercices sur exercices el prières sur prières, toute ma piété
s'évanouit comme une fumée, et ne peut être devant Dieu de nul poids.
De là même, que n'aurions-nous point lieu de penser et de
dire, mes chers auditeurs, de ces femmes pieuses, ou se flattant de l'être;
mais qui, sans égard à rengagement d'un légitime mariage, et au sacré lien dont
elles sont attachées, demeurent tranquillement dans des divorces qu'elles
tâchent de justifier par de spécieux prétextes, et que le public équitable et
droit est forcé de condamner? Que ne pourrions-nous point penser et dire de
tant d'autres sur divers sujets que je passe, el qui ne sont que trop connus?
Qu'en pense-t-on, en effet, et qu'en dit-on? On demande comment telle ou telle
chose, dont elles n'ont aucun
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remords de conscience, peut s'accorder avec la dévotion. On
ne le comprend pas, et il est aussi très-difficile et même impossible de le
comprendre. Cependant elles s'en tiennent à leurs pratiques ordinaires, elles y
appliquent toutes leurs pensées, elles y donnent tous leurs soins, et si elles
s'accusent au saint tribunal, si elles croient avoir des reproches à se faire,
ce n'est que de quelques négligences là-dessus, et de quelques fragilités
qu'elles se représentent comme de grièves transgressions.
Mais quoi? ces pratiques ne
sont-elles pas bonnes, et doit-on les négliger? Ah ! Chrétiens, voilà
notre aveuglement d'aller toujours aux extrémités qui sont vicieuses, et de ne
prendre jamais le milieu, où consiste la vertu. De borner sa piété à certains
points de surérogation et de pure dévotion, qui ne sont que le complément de la
loi, tandis qu'on en laisse le fond, c'est un excès dont la seule exposition
que je viens de faire vous découvre assez le désordre: mais aussi de se
renfermer tellement dans le fond et l'obligation de la loi, qu'on ne se porte
jamais au delà, et qu'on abandonne toutes les pratiques d'une ferveur
chrétienne, c'est un autre excès injurieux à Dieu et à sa grâce, pernicieux
pour nous-mêmes, et très-dangereux dans ses suites. Injurieux à Dieu, qui se
montre si libéral envers nous, et avec qui l'on use de réserve : injurieux à la
grâce de Dieu, qu'on retient captive, et dont on mesure les mouvements, quoique
dans son action elle soit essentiellement libre ; pernicieux pour nous-mêmes,
puisque par là nous nous privons d'un comble infini de mérites et de trésors
célestes, que nous pourrions amasser en cette vie, et que nous retrouverions
dans L'éternité ; enfin très-dangereux dans ses suites, puisque de la
négligence à l'égard des plus petites choses, l'on va promptement à la
négligence dans les grandes. Quelle est donc la perfection, et par conséquent
la vraie piété? c'est l'assemblage des unes et des autres ; c'est celle
plénitude de fidélité qui réunit tout et qui embrasse tout, le précepte et le
conseil : le précepte par devoir, et le conseil par amour; le précepte parce
que c'est l'ordre de Dieu, et le conseil parce que c'est le gré de Dieu. Car
voilà l'exemple que Jésus-Christ même, notre Sauveur et notre modèle, nous a
donné, lorsque, se présentant au baptême de Jean, il dit à ce divin précurseur,
qui, dans la surprise où le jetait l'humilité de son Maître, refusait de le
baptiser : Ne vous opposez point à ce que je fais, il faut que j'accomplisse
ainsi toute justice : Sic enim decet nos implere omnem. justitiam (1).
Voilà ce que le même Fils de Dieu nous a encore proposé dans sa personne pour
notre instruction et comme le sujet de notre imitation, lorsqu'il disait aux Juifs qu'il n'était pas
venu pour abolir la loi, mais pour la remplir ; et qu'expliquant ensuite ce que
c'est que de remplir la loi, il ajoutait qu'il n'en passerait pas un point ni
une lettre: Iota unum aut unus apex non prœteribit a lege, donec omnia fiant
(2). Voilà l'excellente règle qu'il nous
a prescrite en deux paroles, qui, dans leur brièveté, sont comme le précis de
toute la conduite d'un chrétien : Faites ceci, et n'omettez pas cela. Faites
ceci, on vous le commande; et n'omettez pas cela, on vous y exhorte. Puisqu'on
vous commande l'un, vous le devez faire avant toutes choses, et c'est par où il
faut commencer, et puisqu'on vous y exhorte à l'autre, vous ne devez pas
l'omettre, mais un saint zèle de plaire à Dieu et de vous avancer dans les
voies de Dieu doit vous y engager : Hœc oportuit facere, et illa non omittere
(3). De là, mes Frères, s'il y avait a choisir entre l'un et l'autre, le
premier demanderait incontestablement la préférence. Mais l'un peut s'accorder
parfaitement avec l'autre, et la vraie piété fait cette merveilleuse union.
Piété entière dans son sujet ; et de plus, piété désintéressée dans sa fin.
Nouvel avantage qui la distingue de la piété des pharisiens, comme nous l’allons
voir dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Entre les passions il n'en est
point de plus commune ni de plus répandue dans les cœurs des hommes que
l'intérêt ; et je puis même ajouter que l'intérêt est une passion universelle,
qui entre dans toutes les autres, et qui leur donne pour agir le mouvement et
l'impression. En effet, l'intérêt, tel que je l'entends, n'est autre chose que
l'amour de soi-même; et qui ne sait pas jusqu'où s'étend cet amour-propre, et
quelle est son adresse a s'insinuer partout et à se trouver en tout? Que
prétend le vindicatif en poursuivant avec chaleur son ennemi, et cherchant à le
détruire? Il veut contenter son ressentiment, et cette satisfaction qu'il se
procure, c'est ce que j'appelle son intérêt. Il en est de même du libertin, du
voluptueux, et des autres. Mais, Chrétiens, ce que nous ne pouvons assez
déplorer, c'est que la piété n'ait pas été elle-même à couvert des atteintes de
l'intérêt, et qu'il corrompe encore
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tous les jours ce qu'il y a de plus pur et de plus saint dans
le christianisme.
Telle fut la passion prédominante
des pharisiens ; et, selon le rapport que nous en font les évangélistes, deux
fins principales étaient tout le motif de leur religion et des bonnes œuvres
qu'ils pratiquaient. Ils voulaient être honorés; et, malgré l'austérité qu'ils
affectaient au dehors, ils voulaient être abondamment pourvus de tout ce qui
peut contribuer aux commodités et aux douceurs de la vie. Le spécieux et
l'utile, un état aisé et une domination absolue sur les esprits, voilà où ils
aspiraient. Et que faisaient-ils pour cela? tout ce que les saints ont coutume
de faire par le principe d'une vraie piété : ils se tenaient dans la retraite ;
ils passaient les journées entières et même les nuits dans le temple ; ils
employaient presque tout le temps ou à chanter les louanges du Seigneur, en
présence de son autel, ou à s'entretenir avec lui en de longues oraisons ; ils
ne respiraient, ce semble, que pénitence et que mortification ; ils ne
parlaient que d'abstinence et de jeûnes ; ils condamnaient tout ce qu’ils voyaient,et
gémissaient sans cesse sur la dépravation des mœurs et la corruption de leur
siècle. De là qu'arrivait-il? ce qui n'est encore que trop de fois arrivé dans
les âges suivants : les peuples, crédules et faciles à séduire par les apparences,
concevaient pour eux de la vénération; grand nombre de femmes, pieuses de coeur
et conduites par une bonne intention, mais du reste, selon le faible ordinaire
de leur sexe, jugeant de la dévotion par je ne sais quelle sévérité , et se
formant là-dessus des préjugés aussi difficiles à déraciner d'une âme simple que
prompts à s'y établir, se déclaraient en leur faveur, prenaient leur parti et
se rangeaient sous leur direction , leur abandonnaient, avec le soin de leur
salut, l'administration de leurs biens, les enrichissaient de leurs fonds,
s'épuisaient pour les entretenir, et pensaient faire un sacrifice à Dieu en lui
conservant, par de larges et d'amples contributions , des hommes si élevés, si
saints, si parfaits; car voilà ce qui est exprimé dans l'Evangile. Mais ce
n'est pas tout : de cette prévention générale et si favorable, suivait encore
un autre effet, non moins avantageux ni moins conforme aux vues ambitieuses de
ces dévots remplis d'orgueil : c'est que par là ils acquéraient un crédit qui
les rendait maîtres de tout, qu'ils gouvernaient les familles, qu'ils
ordonnaient dans les maisons, qu'ils décidaient dans les entretiens; que dans
les synagogues, dans les cérémonies,
dans les places publiques, on leur rendait de profonds respects
et on leur faisait toute sorte d'honneurs : c'est ce qui les flattait, et de
quoi ils étaient jaloux. Mais qui leur attirait tout cela? l'idée qu'on avait
de leur piété. Voilà, leur disait le Fils de Dieu, le fruit de vos prières, de
ces prières vénales que vous recommencez si souvent, et que vous faites durer
si longtemps : Orationes longas orantes (1). Voilà, dit saint Marc, par
où ils devenaient si puissants et si opulents : Sub obtentu prolixœ orationis
(2).
Or, de toutes les fausses piétés, je prétends qu'il n'en est
point de plus indigne que cette piété mercenaire et intéressée. Elle est
également criminelle devant Dieu, qui pénètre dans les plus secrets replis du
cœur ; et odieuse devant les hommes, lorsqu'ils viennent à la connaître, et
qu'ils peuvent percer au travers du voile qui la couvre. Ecoutez ceci, s'il
vous plaît. Je dis fausse piété, la plus criminelle et la plus abominable
devant Dieu : car quelle profanation , remarque saint Chrysostome, et quel
sacrilège que d'abuser ainsi, non plus seulement des choses saintes, mais de la
sainteté même ! Si nous avions
enlevé les vases de l'autel comme fit autrefois ce roi de Babylone,
et que nous les eussions souillés et profanés, ce serait un attentat digne
des plus rigoureux châtiments : pourquoi?
parce que ces vases sont sacrés. Mais
qu'est-ce après tout que la sainteté de ces vases, en comparaison de la
sainteté qui est en nous, ou qui y doit être? Ces vases ne sont pas proprement
saints, ou ils n'ont, pour m'exprimer de la sorte, qu'une sainteté
métaphorique, qu'une sainteté d'analogie et de rapport; mais celle qui réside
dans nos personnes est la forme même qui sanctifie, est l'onction même de la
grâce divine , est la source de toute autre sainteté. De la donc, reprend saint
Chrysostome, jugez quel est votre crime aux yeux de Dieu , quand vous corrompez
cette sainteté par des intérêts tout humains, quand vous la faites servir, ou à
votre avarice, ou à votre ambition; quand,
par la plus monstrueuse alliance, vous voulez joindre ensemble ,
dans un même
sujet, la piété et la cupidité :
la piété, c'est-à-dire ce qu'il y a de
plus précieux et de plus pur; et la cupidité, qui d'elle-même est toute
matérielle et toute terrestre.
Aussi Salvien ne comprenait-il
point de méprit de Dieu plus formel que celui-là ; et c'est ainsi qu'il s'en
est expressément déclaré. Servir
210
le monde pour Dieu , disait ce grand évoque, c'est une
vertu; servir le monde pour le monde, c'est un désordre; mais qu'est-ce que de
servir Dieu pour le monde ? n'est-ce pas l'injure la plus signalée que puisse
recevoir de nous ce souverain Etre? Or, tel est l'outrage que lui fait une
piété intéressée : car notre intérêt devient alors notre fin, et nous
n'envisageons plus Dieu que comme un moyen pour y parvenir ; et parce que ce
n'est pas la fin qui sert au moyen, mais le moyen qui sert à la fin , bien loin
que nous servions Dieu dans cette disposition, nous voulons que Dieu nous
serve, qu'il serve à notre convoitise, qu'il serve à notre délicatesse, qu'il
serve à notre vanité et à notre orgueil, selon la juste plainte qu'il en
faisait par son prophète : Servire me fecisti in peccatis tuis (1).
De là encore fausse piété,
non-seulement criminelle devant Dieu, mais odieuse aux hommes. On la hait dès
qu'on l'aperçoit, et partout où on l'aperçoit ; et je ne m'en étonne pas,
puisqu'il n'est rien de plus dangereux ni de plus à craindre que l'intérêt mêlé
dans la dévotion, ou que la dévotion gouvernée par l'intérêt. Un dévot de ce
caractère (permettez-moi cette expression), un dévot intéressé est capable de
tout. Prenez garde, capable de tout: premièrement, parce qu'il donne à tout, et
quelquefois aux plus grandes iniquités, une apparence de piété qui le trompe
lui-même, et dont il n'aimerait pas qu'on entreprît de le détromper; mais, en
second lieu, capable de tout, parce que, quelque dessein que la passion lui
suggère, sa piété, ou plutôt l'estime où cette piété fastueuse l'établit, le met
en état de réussir. Veut-il pousser une vengeance, rien ne lui résiste ;
veut-il supplanter un adversaire, il est tout-puissant ; veut-il flétrir la
réputation du prochain elle décrier, son seul témoignage ferait le procès à
l'innocence même. Et n'est-ce pas (je ne ferai point ici difficulté de le dire,
non pour décréditer la piété, à Dieu ne plaise ! mais pour condamner hautement
les abus qui s'y peuvent glisser, et qui s'y sont glissés de tout temps),
n'est-ce pas par la voie d'une fausse piété qu'on a vu les plus faibles sujets
s'élever aux plus hauts rangs; les hommes les moins dignes de considération et
de recommandation, cire néanmoins les plus recommandés et les plus considérés,
et, sans d'autres litres ni d'autre mérite qu'un certain air de réforme,
emporter sur quiconque la préférence, et s'emparer des premières places? Or je
vous demande s'il est rien qui, selon les sentiments
naturels, doive plus attirer notre aversion et notre
indignation?
Oui, mes Frères, ne le
dissimulons point, c'est cet intérêt qui dans tous les siècles a été le grand
scandale de la dévotion , et qui l'a, si j'ose user de ce terme, avilie dans le
monde. Voilà ce qui a fait parler les hérétiques; et ce qui les a rendus si
éloquents contre nous. Cet abus qu'ils ont remarqué dans la plus saine partie
des fidèles, de ne se consacrer à l'Eglise que par intérêt, que pour se
procurer un établissement honorable, que pour être revêtu d'une dignité
éclatante et pour y paraître dans la splendeur, que pour posséder, comme dit le
prophète, le sanctuaire de Dieu par héritage; de ne s'y engager qu'autant qu'il
est du bien d'une famille, et de n'en estimer les charges et les bénéfices qu'à
proportion de leurs revenus et de leurs profits : cette avidité qu'ils ont
trouvée en quelques ecclésiastiques, cette ardeur à moissonner le temporel où
ils avaient semé le spirituel, ne s'ingérant dans les ministères sacrés et n'y
donnant leurs soins que selon la mesure des émoluments qu'ils en pouvaient
retirer; ce zèle si vif et si inquiet qu'ils ont observé en d'autres, à faire
valoir leurs droits, s'érigeant en souverains, et cherchant à se repaître
eux-mêmes de certains honneurs, sous
prétexte de repaître les âmes ; cette émulation dont ils se sont aperçus entre
sociétés et sociétés, pour accréditer certaines dévotions qui leur étaient
utiles, et pour y attirer les peuples : tout cela, Chrétiens, ce sont les
sujets ordinaires sur lesquels les ennemis de l'Eglise ont exercé leur censure,
sur lesquels ils ont triomphé. Et même encore aujourd'hui quelle idée ont de la
piété les gens du monde? qu'en pensent-ils, et comment en parlent-ils? Prévenus
des préjugés que tant d'épreuves ont établis dans le monde comme des principes
incontestables contre le parti de la dévotion, ils se persuadent que toutes les
personnes dévotes tendent à leurs fins; que l'un veut s'insinuer dans l'esprit
d'un grand, que l'autre ménage un appui dont il a besoin, que celui-là s'est
mis en tête de se faire un tribunal et de diriger, que celui-ci a d'autres
attaches encore plus criminelles : c'est ainsi qu'on s'en explique, et vous
savez avec quel mépris ; jusque-là que ce qui devrait être un éloge est
devenu, par la plus triste décadence, un reproche; que le terme d'homme dévot,
de femme d vote, qui dans sa propre signification exprime ce qu'il y a dans le
christianisme de plus respectable, porte présentement avec soi comme une
217
tache qui en obscurcit tout l'éclat et le ternit. Voilà
pourquoi le Fils de Dieu, envoyant les apôtres prêcher son Evangile, voulait
qu'ils s'y employassent avec le plus parfait désintéressement; en sorte qu'il
ne leur permettait pas d'avoir plus d'une robe pour se couvrir, et qu'il leur
défendait de ménager aucun fonds pour leur subsistance. Voilà pourquoi il leur
recommandait si fortement de ne chercher ni honneurs, ni dignités, ni
préséances, même dans son royaume, qui est son Eglise ; leur faisant entendre
que leur véritable élévation consisterait dans leurs plus profonds abaissements,
et que le plus grand d'entre eux devait être le plus petit : Qui major est
in vobis, fiat sicut minor (1). Voilà pourquoi les apôtres, suivant les
divines instructions de cet adorable Maître, prenaient tant de soin, dans
l'exercice de leur ministère, d'éloigner de leurs personnes tout soupçon
d'intérêt, convaincus qu'ils ne pouvaient sans cela profiter aux âmes, et que,
du moment qu'on viendrait à découvrir dans leurs fonctions apostoliques quelque
intérêt, on perdrait pour eux toute créance, et l'on refuserait de les écouter.
Voilà pourquoi saint Paul en particulier, instruisant les Corinthiens, leur
faisait tant remarquer ce caractère de désintéressement, qui le dégageait de
toute vue humaine dans les travaux de son apostolat. Eh! mes frères, leur
disait-il, considérez notre conduite, voyez notre état, et jugez si c'est une
vainc gloire, ou l'espérance d'une fortune temporelle, qui nous touche. Nous
vous annonçons la foi, et selon la foi nous sommes vos pères en Jésus-Christ;
mais, selon le monde, nous sommes les derniers des hommes. Tout Chrétiens que
vous êtes, vous ne laissez pas d'occuper des places et d'avoir des rangs qui
vous distinguent ; mais nous, nous ne sommes rien. Vous fit êtes puissants, et
nous sommes faibles: Nos infirmi, vos autem fortes (2). Votre noblesse
vous fait honorer, et l'on nous confond parmi la plus vile populace : Vos
nobiles, nos autem ignobiles (3). Qu'avons-nous reçu jusqu'à présent, et,
par rapport à cette vie, quel profit avons-nous retiré de toutes nos fatigues?
Vous le savez, et vous en êtes
témoins, nous souffrons la faim, la soif, la nudité, toutes sortes de misères :
Usque in hanc horam et esurimus, et sumus, et nudi sumus (4). On nous
accable d'opprobres et de coups, on nous chasse , on nous bannit, et nous
sommes partout errants comme des vagabonds : Et colaphis cœdimur, et
instabiles sumus (1). Enfin on nous regarde et on
nous traite comme le rebut des hommes : Tanquam purgamenta hujus mundi facti
sumus (2). Au reste, conclut le saint apôtre, si je vous dis toutes ces
choses, ce n'est point pour vous les reprocher, ni pour vous en donner de la
confusion ; mais afin de vous faire voir qu'en travaillant auprès de vous nous
ne travaillons que pour vous, et que nous ne cherchons que vous-mêmes.
Ainsi parlait ce docteur des
Gentils; et qui peut dire quelle impression faisait sur les esprits ce parfait
détachement? Ayons-le nous-mêmes dans notre piété, Chrétiens ; c'est à quoi le
inonde la connaîtra, et ce qu'il respectera, ce qu'il canonisera : mais, sans
égard aux jugements du monde , c'est devant Dieu ce qui nous sanctifiera. Nos
prières alors monteront à son trône, comme un agréable parfum. Il recevra notre
encens, parce qu'il n'y aura nul mélange qui le corrompe. Heureuse donc une âme
qui, dans les choses de Dieu, cherche Dieu, et n'y cherche rien avec Dieu !
Remarquez, s'il vous plaît, ces deux paroles : qui cherche Dieu, qui ne cherche
rien avec Dieu. Tel est, si je puis user de cette expression , le double sceau
d'une vraie piété. Ne pas chercher Dieu , c'est un oubli qui l'outrage ; et
comment accepterait-il ce qui ne lui est pas offert ? Chercher quelque chose
avec Dieu, c'est un partage qui l'offense. Car on vous l'a dit cent fois, et il
est vrai : le Dieu que nous servons, ou que nous devons servir, est un Dieu
jaloux; et d'un cœur tel que le nôtre, c'est-à-dire d'un cœur qu'il a formé
tout entier, il ne veut pas que rien lui échappe. Il s'en est expliqué dans
l'une et dans l'autre loi : il nous a dit par ses prophètes qu'il était trop
grand , et notre cœur trop étroit, pour y pouvoir placer quelque autre avec lui
; et par la bouche de son Fils, notre Sauveur, il nous a marqué expressément
qu'on ne pouvait être tout ensemble à deux maîtres; surtout qu'il fallait ou le
renoncer lui-même , ou renoncer à l'intérêt : Non potestis Deo servire et
mammonœ (3). Et à quel autre intérêt, Seigneur, pouvons-nous être en effet
sensibles, qu'au bonheur de vous trouver et de vous posséder? Or, en vous
cherchant et ne cherchant que vous , on vous trouve infailliblement, et l'on se
met en état de vous posséder éternellement. N'êtes-vous pas assez pour nous, et
qu'amions-nous à souhaiter au delà? Nous le dirons donc comme votre prophète,
Seigneur, et dans le même
218
sentiment que lui : Quid mihi est in cœlo, et a te quid
volui super terram (1) ? Que peuvent me présenter et le ciel et la terre
qui me soit plus cher que mon Dieu, qui me soit aussi cher que mon Dieu, et
même qui me soit cher en quelque manière après mon Dieu, s'il ne l'est en mon
Dieu? A te quid volui ? Oui, Seigneur, vous serez seul désormais tout
mon trésor et toute ma gloire. Alors, Chrétiens, il ne nous restera qu'à rendre
encore notre piété intérieure , au lieu que celle des pharisiens ne fut qu'une
piété apparente. C'est le sujet de la troisième partie.
TROISIÈME PARTIE.
C'est une question que les Pères
de l'Eglise se sont proposée, savoir, pourquoi Dieu ayant déjà jugé en
particulier tous les hommes à la mort, les jugera encore à la fin du monde. Ils
en apportent différentes raisons : mais la plus solide est, à ce qu'il me
semble, celle de saint Grégoire de Nazianze. Dieu, dit-il, en usera de la sorte,
afin de faire connaître à tout l'univers, dans ce jugement général, l'état de
la vie et de la conscience de chacun des hommes. Maintenant la plupart des
hommes paraissent ce qu'ils ne sont pas, et ne paraissent pas ce qu'ils sont.
Les justes par humilité prennent souvent la figure des pécheurs, et les
pécheurs par hypocrisie contrefont la piété des justes. De là les justes en
mille rencontres sont condamnés, et les pécheurs justifiés et autorisés. Or il
est du devoir de la Providence de faire cesser ce désordre, et c'est pour cela
que Dieu a établi un jugement universel, où tous les secrets des cœurs seront
révélés, et où nous pourrons avoir une pleine connaissance du vice et de la
vertu. Fili hominis, disait le Seigneur parlant à Ezéchiel, putasne,
vides quid isti faciunt (2) ? Prophète, penses-tu être assez éclairé pour
voir ce que fait mon peuple , penses-tu en être bien instruit? non, tune le
connais pas ; pourquoi? parce que tu n'en vois que les apparences et que les
dehors. Fode parietem : ingredere, et videbis abominationes pessimas (3);
Approche, entre plus avant, perce cette muraille, et tu verras toutes les
abominations qu'elle couvre. Tu crois que ce peuple m'honore, parce qu'il se
tient devant mes autels dans une posture humble et suppliante, et qu'il m'offre
des sacrifices : et moi je te dis que je rejette tous ces sacrifices. Mais,
Seigneur, c'est vous qui les avez ordonnés. Tu te trompes : j'ai ordonné des
sacrifices d'esprit, des
sacrifices véritables, et qui procèdent aune sincère
religion. Or, en tout ce que fait mon peuple, il n'y a qu'un certain extérieur
qui frappe les yeux. On dirait qu'il y a du zèle pour moi, mais ce n'est qu'une
idole et qu'une vaine montre de zèle : Et ecce idolum zeli (1).
Voilà, mes chers auditeurs, le
dernier trait sous lequel le Fils de Dieu lui-même nous a représenté la fausse
piété des pharisiens. Piété toute superficielle, toute sur les lèvres , toute
sur le visage, et rien dans le cœur. Aussi à quoi le Sauveur du monde les
comparait-il? à des sépulcres blanchis. N'en considérez que les dehors, tout
est brillant; mais ouvrez-les et pénétrez jusque dans le fond, vous n'y
trouverez qu'infection et que pourriture. Vœ vobis, quia similes estis
sepulcris dealbatis (2)! Mais encore, demande saint Chrysostome, pourquoi
cette comparaison? Elle est très-naturelle et très-propre, répond ce Père ;
parce que n'être saint qu'à l'extérieur, c'est n'être pour ainsi dire qu'un
cadavre de piété, et que comme un corps sans âme qui n'est bon qu'à renfermer
dans un tombeau. En effet, qu'est-ce que Dieu attend de l'homme, et que
cherche-t-il dans l'homme? le cœur; et sans le cœur, qu'y a-t-il dans l'homme
qui soit digne de Dieu? C'est donc dans le cœur que consiste la vie de l'homme
juste, puisque c'est par le cœur qu'il plaît à Dieu, par le cœur qu'il aime
Dieu, et qu'il mérite d'être aimé de Dieu. Otez-lui cette vie du cœur, tout le
reste est mort dans l’ordre de la grâce, comme tout le reste meurt dans l'ordre
de la nature dès que le cœur cesse de vivre.
De là vient que Dieu, par la
bouche de ses prophètes, se plaignant de l'infidélité des Juifs, réduit tous
les reproches qu'il leur fait, à ces termes si ordinaires ou à d'autres
semblables: que leurs cœurs sont loin de lui, qu'ils ont détourné de lui leurs
cœurs, que leurs cœurs se sont endurcis contre lui : Audite me duro corde
(3). De là vient que David faisant le portrait de l'homme de bien et du
pécheur, nous marque particulièrement entre l'un et l'autre cette différence
essentielle, savoir que le juste a le cœur droit, qu'il sert Dieu de cœur,
qu'il porte la loi de Dieu dans son cœur : Lex Dei ejus in corde ipsius (4)
; mais que le pécheur, au contraire, a un cœur vain, un cœur corrompu ; que
dans son cœur il s'est révolté contre Dieu, qu'il a dit au fond de son cœur :
il n'y a point de Dieu ; Dixit insipiens in corde
219
suo : Non est Deus (1). De là vient que le même
Prophète royal, dans ces prières si fréquentes et si ardentes qu'il adressait à
Dieu, tantôt lui disait: éprouvez-moi, Seigneur, éprouvez mon coeur et
connaissez-le; tantôt le suppliait de former en lui un cœur nouveau, et un cœur
pur; tantôt s'animait à le louer et aie bénir de toute l'étendue de son cœur;
tantôt, en deux mots qui exprimaient toute la disposition le son âme et tous
ses sentiments, rappelait le Dieu de son cœur : Deus cordis mei (2). Il
faudrait presque rapporter ici toutes les saintes Ecritures, si je voulais ne
rien omettre de tout ce que nous y lisons à l'avantage de cette piété
intérieure et du cœur.
Mais, Chrétiens, si c'était un
des caractères de la vraie piété dans l'ancienne loi, que cette affection et
cette dévotion du cœur, combien plus l'est-elle dans la loi évangélique,
puisque Jésus-Christ est surtout venu sur la terre pour y former des adorateurs
en esprit? Prenez garde; il n'appelle vrais adorateurs que ceux-là. Venit
hora et mine est, quando veri adoratores adorabunt Patrem in spiritu (3).
D'où il s'ensuit que tous les autres ne sont que de taux adorateurs ; et que
tout culte, quel qu'il soit, qui n'est pas joint avec ce culte de l'esprit, qui
ne part pas de ce culte de l'esprit, qui n'est pas relevé par ce culte de
l'esprit, n'est qu'un faux culte. Je ne dis pas que ce culte extérieur soit par
lui-même criminel ; je ne dis pas que ce soit un culte absolument inutile, ni
qu'on le doive ou qu'on le puisse négliger : je sais qu'il y a dans la religion
des prières, des cérémonies, des pratiques instituées pour glorifier Dieu, par
où en effet il veut être glorifié, et par où nous le glorifions; mais je
prétends que Dieu ne se tient honoré de tout cela qu'autant que l'esprit y a de
part. Je prétends que, sans cette vue intérieure de Dieu, sans ce retour de
l'esprit vers Dieu, il n'accepte rien de tout cela, parce qu'il n'y a rien en
tout cela qui soit proportionné à son être et à sa grandeur. Car, selon
l'excellente raison que le Sauveur même des hommes en a donnée, Dieu est
esprit, et pur esprit: Spiritus est Deus (4). Par conséquent le
véritable culte qui lui convient est un culte spirituel : Et eos fui adorant
eum, oportet adorare in spiritu (5) ; et, par une autre conséquence non
moins incontestable, ne lui pas rendre ce culte spirituel, quoi qu'on puisse
faire du reste, ce n'est
plus l'honorer en vérité , mais seulement en ligure. Or Dieu
ne peut se contenter de ce culte apparent; et comme il est vraiment Dieu, il
veut que ce soit réellement et en vérité qu'on l'adore : Et eos qui adorant
eum, oportet adorare in spiritu et veritate.
Cela supposé, mes chers
auditeurs, que devons-nous juger de bien des œuvres que nous pratiquons dans le
christianisme, ou que nous y voyons pratiquer ; et quel fruit pouvons-nous nous
en promettre ? De quel mérite et de quel prix peuvent-elles être devant Dieu?
Je ne parle plus de ces œuvres faites par ostentation ou par intérêt : il est évident
que s'il y a quelque récompense à en espérer, ce ne peut être de la part de
Dieu, qui les réprouve comme des œuvres criminelles. Mais je parle de ces
œuvres faites sans intention, faites sans recueillement et sans réflexion,
faites par coutume, par bienséance, par engagement d'états, et sans esprit de
Dieu : désordre plus commun et presque universel jusque dans les plus saintes
professions. Ecoutez ceci, je vous prie. On récite de longs offices, et ces
offices tout divins sont composés et remplis des plus beaux sentiments de foi,
d'espérance, de charité et d'amour de Dieu, de confiance en Dieu, de soumission
aux ordres de Dieu ; mais après y avoir employé les heures entières, peut-être
n'a-t-on pas fait un acte de foi, pas un acte d'espérance , pas un acte
d'amour, de confiance et de soumission ; pourquoi ? parce que de tout ce que la
bouche a prononcé, le cœur ne disait rien, ni ne sentait rien. On paraît devant
l'autel du Seigneur, on y fléchit les genoux, on y demeure prosterné et humilié
; et peut-être, en tout ce que l'on y a passé de temps, n'a-t-on pas rendu à
Dieu un seul hommage ; peut-être ne s'est-on pas une fois acquitté envers ce
souverain Maître du devoir de la religion en l'adorant : pourquoi ? parce que
la religion ne consiste, ni dans les inclinations du corps, ni dans la modestie
des yeux, mais dans l'humiliation de l'esprit, et que l'esprit n'a pas un
moment accompagné toutes ces démonstrations de respect et d'adoration. On entre
dans les hôpitaux, on visite des prisons, on console des affligés, on soulage
des malades, on assiste des pauvres ; et tel peut-être qui fait voir sur cela
plus d'assiduité et plus de zèle, est celui qui exerce moins la miséricorde
chrétienne : pourquoi ? parce que c'est, ou une certaine activité naturelle qui
l'emporte, ou une compassion tout humaine qui le touche, ou l'habitude qui le
conduit, ou
220
tout autre objet que Dieu qui l'attire, et dont il suit
l'impression.
Grande et importante leçon pour nous,
ministres de Jésus-Christ ! souffrez que j'en fasse ici la remarque, et
que je le dise encore plus à ma confusion que pour votre instruction. Appelés
au sacré ministère, et spécialement dévoués au culte et au service de Dieu,
combien de religieuses pratiques et d'actions pieuses chaque jour nous occupent
? Toute notre vie n'est qu'un cercle de saintes fonctions, qui se succèdent
presque sans intervalle. Nous chantons les louanges divines, les uns en public
et. les autres en particulier ; nous offrons sur les autels le sacrifice de
l'Agneau sans tache ; nous annonçons dans les chaires l'Evangile, et nous
l'expliquons aux fidèles ; nous réconcilions les pécheurs dans le tribunal de
la pénitence, et nous servons de pasteurs aux âmes et de guides dans le chemin
du salut ; nous sommes par état les interprètes de Dieu, les agents de Dieu,
les lieutenants et les hommes de Dieu. Quel honneur, et surtout quelle sainteté
dans une telle vocation et une telle administration 1 Mais voici bien de quoi
nous humilier, mes Frères, et nous faire trembler. Car il n'est que trop à
craindre que cette sainteté ne soit que dans le ministère, sans être dans les
ministres. A force de se familiariser, pour ainsi dire, avec les choses
saintes, on s'y accoutume, et souvent de telle sorte qu'on en perd tout le goût
et tout l'esprit. Le cœur ne s'y affectionne plus ; et tandis que le simple
peuple est touché de nos adorables mystères, on les traite avec autant
d'indifférence et autant de froid que si c'étaient des affaires toutes
profanes.
Leçon non moins nécessaire pour
tant d'âmes dévotes, ou du moins en ayant la réputation et le nom. Elles
fréquentent les sacrements, et en cela elles sont louables ; mais si elles n'y
apportent une extrême vigilance , l'usage de la confession, de la communion,
leur devient si ordinaire qu'il se change pour elles en coutume, et que la
coutume amortit peu à peu cette première ardeur, et ralentit ces secrets et
saints mouvements dont elles étaient animées.
Cependant qu'arrive-t-il ? C'est,
qu'on tombe par là dans deux espèces d'hypocrisie. Je dis dans deux espèces :
car ce ne sont pas, si vous le voulez, des hypocrisies formelles et d'une
pleine délibération ; mais ce sont toujours des erreurs très-pernicieuses.
Hypocrisie par rapport à nous-mêmes.
C'est-à-dire que, sans même le prétendre
expressément, on trompe le public, et qu'on se trompe soi-même. L'un et l'autre
est aisé à comprendre. On trompe le public, et comment? parce que toute cette
dévotion extérieure dont on se pare n'est en soi, et à le bien prendre, qu'un
signe de la dévotion intérieure du cœur. Ce sont des branches, des feuilles,
des fleurs qui poussent au dehors, mais qui supposent une racine cachée dans le
sein de la terre. Si donc vous n'avez que ces fleurs, que ces branches et ces
feuilles, si vous n'avez que ce signe qui se montre aux yeux, et que le fond
manque, c'est un signe trompeur, qui marque ce qui n'est pas, et qui ne marque
pas ce qui est. Un homme passe pour un saint ; on en juge selon ce qu'on voit,
et l'on canonise hautement celui-là, on regarde celle-ci comme un modèle de
vertu : mais qu'est-ce que cette vertu, qu'une fausse lueur ou qu'un fantôme
spécieux qui n'a rien de solide ni rien de réel? Hé ! mon Frère, dit saint
Chrysostome, soyez ce que vous paraissez ; ou ce que vous n'êtes pas, cessez de
le paraître.
Mais ce qu'il y a de plus
déplorable et de pins funeste, c'est qu'on se trompe soi-même. On croit mener
une vie toute chrétienne, comme en effet elle semble l'être : on compte pour
autant de mérites devant Dieu tout ce qu'on fait, ou tout, ce que l'on pense
faire de bonnes œuvres, et l'on ne prend pas garde que ce ne sont plus de
bonnes œuvres dès qu'elles ne partent pas du principe qui tes doit produire, et
qui seul les peut sanctifier. On écoute volontiers certains éloges, on les
reçoit avec complaisance, et l'on n'a pas de peine à se persuader qu'ils sont
bien fondés ; on se laisse aller à des réflexions, à des retours sur sa
conduite qui entretiennent l'illusion où l'on est; on dit, aussi bien que cet
évêque de l'Apocalypse : Je suis riche ou du moins je travaille à m'enrichir
pour le ciel, et à grossir tous les jours mon trésor. Aveugle que vous êtes! au
lieu de cette abondance dont vous vous flattez, vous ne voyez pas votre
pauvreté et votre misère. Vous vous figurez avoir les mains pleines, mais comme
un homme endormi, qui, dans un songe agréable, s'imagine puiser d'immenses
richesses, et se trouve, à son réveil, dénué de tout : Et nihil invenerunt
in manibus suis (1). Si Dieu lui-même s'y trompait, et que ses yeux ne
pussent pénétrer au travers de cette surface et de cet éclat qui vous éblouit,
vous seriez moins à plaindre : mais ce que vous ne voyez pas, il
221
le voit. Ah! Chrétiens, quand il faudra comparaître devant
le tribunal de ce souverain Juge, et lui rendre compte non-seulement de nos
crimes et de nos habitudes vicieuses, mais de nos vertus, que fera-t-il alors?
S'arrêtera-t-il, pour décider de notre sort éternel, au corps de nos actions?
Et ne nous ont-il pas menacés, par ses prophètes et par ses apôtres, qu'il
porterait les rayons de sa lumière jusque dans l'âme? Scrutabor Jerusalem
(1) ; qu'il mettrait au jour lei pensées, les désirs, les vues, les desseins : Manifestabo
concilia cordium (2) ; qu'il pèserait tout cela dans la balance du
sanctuaire, et que tout ce qui ne se trouvera pas de poids, il le réprouverait:
Appensus es in statera, et invente es minus habens (3)? Combien de faux
prophètes se présenteront pour lui demander et pour recevoir la couronne de
gloire, à qui il répondra : Je ne vous connais point, et je ne vous ai jamais
connus : Et tunc confitebor illis, quia nunquam novi vos (4) ! Ils
auront prédit l'avenir, ils auront fait des miracles, ils se seront attiré
l'estime, l'admiration, la confiance des peuples, par de magnifiques discours,
par de beaux ouvrages de piété, par de nouvelles institutions et des
établissements de charité; on en aura parlé dans le monde, on les aura vantés,
et les provinces entières, les royaumes auront retenti de leur nom : mais ils
seront méconnus de Dieu, parce qu'il n'y aura eu là
qu'une splendeur aussi vaine qu'éclatante, et que le jour du
Seigneur la fera tout à coup disparaître, sans qu'il en reste le moindre
vestige sur quoi il daigne attacher ses regards.
Prenons donc, mes Frères, des
idées plus justes, et suivons l'avis de l'Apôtre : Omne quodcumque facitis
in verbo aut in opere, omnia in nomine Domini Jesu Christi (1). Ne disons
rien, n'entreprenons rien, n'exécutons rien qu'au nom de Jésus-Christ et dans
la vue de Dieu. L'arche du Seigneur était toute d'or et en dedans et en dehors
: voilà ce que nous devons être. Si nous nous contentons, comme les pharisiens,
de purifier extérieurement le vase, et que nous négligions le reste, nous nous
exposons à être frappés de la même malédiction. Faisons le sacrifice d'Abel, et
non point celui de Caïn. Abel offrit ce qu'il y avait de meilleur dans son
troupeau, et Caïn ce qu'il y avait dans le sien de moins précieux. Vous savez
comment Dieu agréa les victimes de l'un, et eut en horreur celles de l'autre.
Ainsi, pour nous dévouer solidement à Dieu, donnons-lui, avant toutes choses,
ce qu'il y a dans nous de plus excellent et de plus noble, qui est l'esprit.
Commençons par là, poursuivons par là, Unissons par là : car c'est de l'esprit
que tout dépend ; et tout ce que l'esprit anime devient digne de Dieu et de ses
récompenses éternelles, que je vous souhaite, etc.