X° DIMANCHE - PENTECOTE

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SERMON POUR LE DIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR L'ÉTAT DE VIE ET LE SOIN DE S'Y PERFECTIONNER.

ANALYSE.

 

Sujet. Le pharisien se tenant debout faisait intérieurement cette prière : Seigneur, je vous rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes.

Voilà l'esprit de l'ambitieux : il veut toujours monter, toujours s'élever au-dessus des autres, au lieu de demeurer sagement dans son étal et de travailler à s'y perfectionner.

Division. L'ambition nous porte à un rang où nous ne devons point aspirer, puisqu'il est au-dessus de notre état; et elle nous entretient dans une négligence entière des obligations de notre étal, où néanmoins nous devons vivre et nous perfectionner. En deux mots, on veut être ce qu'on n'est pas : première partie; et l'on ne veut pas être ce qu'on est : deuxième partie.

Première partie. On veut être ce qu'on n'est pas, on veut s'élever au-dessus de son état : ambition que les philosophes mêmes et les sages du paganisme ont condamnée. Mais tenons-nous-en aux maximes de la foi, qui nous apprend que rien n'est plus fatal pour le salut que ce désir de sa propre élévation. Cinq raisons :

1° Parce qu'il n'est rien de plus difficile que de s'élever dans le monde et de ne pas oublier Dieu ni s'oublier soi-même; c'est la belle leçon que faisait saint Bernard au pape Eugène.

2° Parce qu'en s'élevant, on s'attire par une suite nécessaire des obligations infinies de conscience auxquelles on ne satisfait presque jamais, ou l'on ne satisfait qu'imparfaitement. Dans cette vie, disait Cassiodore, le pouvoir et le devoir sont deux choses inséparables. Etre plus que nous n'étions, c'est devoir plus que nous ne devions, et a Dieu, et aux hommes. Quelles sont, par exemple, dans l'Eglise, les obligations d'un prélat? Après cela ne nous étonnons pas que les saints aient fui ces dignités éclatantes dont la vue nous éblouit; mais ce qui doit nous étonner, c'est que des hommes mille fois moins capables qu'eux d'en remplir les obligations, les recherchent avec tant d'ardeur.

3° Parce que, pour s'élever dans le monde, il faut avoir des qualités et des vertus acquises qu'on a fort rarement, et dont alors le défaut est criminel. Rien de plus raisonnable que cette règle. Mais les emplois, dit-on, font les hommes : erreur; les emplois doivent perfectionner les hommes, et non pas les préparer. Or, a-t-on soin de s'éprouver soi-même avant que de travailler à soi agrandissement, pour voir si l'on a toutes les dispositions convenables, et pour s'appliquer à les acquérir?

4° Parce que bien même qu'on eût du reste tout le mérite nécessaire pour être élevé, rechercher l'élévation c'est s'en rendre indigne : car une des premières qualités requises, c'est l'humilité; et il y a une indécence positive à vouloir être supérieur aux autres. Chose si vraie, que ceux qui, par leurs intrigues, parviennent à certains rangs, affectent le plus de faire croire qu'ils n'y ont en rien contribué. Jésus-Christ, notre maître, ne s'est point attribué l'honneur, comme parle saint Paul; et nous, pécheurs, nous allons au-devant des honneurs du monde, et nous nous les procurons. Cela est-il tolérable, et comment alors pouvons-nous paraître devant un Dieu humilié et anéanti?

5° Parce que le désir de s'élever est une source de désordres qui ruinent presque inévitablement la charité et la justice parmi les hommes. De là les cabales, les perfidies, les querelles, les vengeances, et mille autres maux dont nous ne sommes que trop témoins tous les jours. Voilà néanmoins la grande maladie de notre siècle, ce désir de s'avancer et de se distinguer.

Deuxième partie. On ne vent pas être ce qu'on est, c'est-à-dire qu'on néglige la perfection de son état. Cependant toute la prudence de l'homme, même en matière de salut, se réduit à s'avancer dans la perfection de son état, et à éviter toute autre perfection, ou contraire à celle-là, ou qui en empêche l'exercice. Voici les preuves de cette importante vérité.

1° Parce que la perfection de notre état est ce que Dieu veut de nous : car il ne nous a appelés à cet état que pour en accomplir les devoirs et pour nous y sanctifier. Hors de là, quoi que nous fassions, ce n'est plus proprement la volonté de Dieu. Si chacun dans le monde s'appliquait à être ce qu'il doit être, on peut dire que le monde serait parfait; mais parce qu'on ne si que son caprice et son inclination, de là vient un renversement général dans toute» les conditions.

2° Parce que ce n'est que par rapport à notre état et à la perfection de notre état que Dieu nous a préparé des grâces. Ce la théologie expresse de saint Paul : et il est d'ailleurs de la foi, que nous ne ferons jamais d'autre bien que celui pour lequel Dieu nous accorde sa grâce.

3° Parce que c'est dans la perfection de notre état que notre sainteté est renfermée, et que c'est par conséquent à cela seul qu'est attachée notre prédestination. Voilà par où les saints se sont sanctifiés, voilà la règle que Jésus-Christ même a suivie; voilà ce que saint Paul a si fortement recommandé aux fidèles.

 

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Trois avis importants. 1° De nous défaire du zèle d'une perfection chimérique et imaginaire que Dieu n'attend pas de nous, et qui nous détourne de celle que Dieu exige de nous. 2° De modérer ce zèle inquiet de la perfection d'autrui, qui nous fait négliger la nôtre, et que nous entretenons souvent au préjudice de la nôtre. 3° De réformer ce zèle tout païen que nous avons d'être parfaits et irréprochables dans notre état selon le monde, sans travailler à l'être selon le christianisme et selon Dieu.

 

Pharisœus sinus, hœc apud se orabat ; Deus, gratias tibi ago, quia non sum sicut cœteri hominum.

Le pharisien se tenant debout faisait intérieurement cette prière : Seigneur, je vous rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes. (Saint Luc. chap.  XVIII, 11.)

 

Jamais l'orgueil et l'esprit ambitieux se fit-il mieux connaître que dans l'exemple de ce pharisien? Tonte sa prière consiste à s'élever lui-même et à rendre grâce au ciel d'un avantage imaginaire qu'il prétend avoir et qu'il n'a point en effet reçu. Car bien loin d'être, ainsi qu'il le pense, au-dessus du reste des hommes, sa seule présomption suffit pour le rabaisser devant Dieu aux derniers rangs, et pour le mettre infiniment au-dessous de cet humble publicain qu'il méprise. Encore , remarque saint Augustin, s'il se contentait de dire : Je ne suis pas comme quelques-uns des hommes ! Mais en disant sans exception , comme les autres hommes, il se préfère à tous les hommes m général, et pour se glorifier il les condamne : Non sum sicut cœteri hominum. Aussi quelle place prend-il dans le temple, et en quelle posture s'y fait-il voir? Au lieu que le publicain demeure à la porte et ne se croit pu digne de pénétrer plus avant, le pharisien approche du sanctuaire et va jusqu'au pied de l'autel. Au lieu que l'un baisse les yeux par respect et se prosterne contre terre, l'autre se tient debout et lève la tête : Pharisœus autem stans. Voilà, mes chers auditeurs, le caractère de l'ambition ; elle veut toujours monter, toujours s'avancer. Elle ne rougit de rien, et sans égard à la faiblesse du sujet qu'elle possède et à qui elle inspire de se pousser, ou dans l'Eglise ou dans le monde, il n'y a point de projets si téméraires qu'elle ne lui fasse concevoir, ni de si hautes espérances dont elle ne le flatte. Damnable et audacieuse passion dont je voudrais réprimer les attentats criminels ! Mais avant que de vous proposer mon dessein, adressons-nous à cette Vierge, qui par ion humilité a, pour ainsi dire, commencé la rédemption du monde, et saluons-la avec les paroles de l'ange : Ave, Maria.

C’est par le plus sage et le plus adorable de tous les conseils, que Dieu, créant le monde, et voulant établir une société d'hommes vivant ensemble et destinés à converser les uns avec les autres, y a distingué divers états, et leur a assigné leurs fonctions et leurs devoirs. Suivant cette providence, il y a des conditions supérieures, et il y en a de subordonnées; il y en a d'éclatantes, et il y en a d'obscures : toutes réglées par la sagesse divine, et nécessaires pour maintenir la paix sur la terre et le bon ordre. Car sans cette diversité qui met l'un en pouvoir de commander, et qui tient l'autre dans la dépendance; qui fait paraître celui-là dans la splendeur, et qui réduit celui-ci à demeurer dans les ténèbres; quel renversement verrait-on dans le monde, et que serait-ce que la société humaine? Mais cette disposition générale de la Providence ne suffisait pas, et il en fallait encore une plus particulière. Je veux dire qu'entre ces différentes conditions il fallait que Dieu, selon ses desseins et ses vues de prédestination, marquât à chacun des hommes et lui déterminât l'état particulier où il l'appelait. Or, c'est ce que Dieu a fait : tellement qu'il n'y a point d'homme qui n'ait une vocation propre, qu'il doit tâcher de bien connaître, et qu'il est indispensablement obligé de suivre. Cependant, Chrétiens, voici le désordre de l'ambition. Elle nous tire de cette route où Dieu voulait nous conduire, et elle nous fait prendre une voie plus conforme aux désirs de notre cœur, et à l'orgueil dont il se laisse enfler. Elle nous porte à un rang où nous ne devons point aspirer, puisqu'il est au-dessus de notre état; et elle nous entretient dans une négligence entière des obligations de notre état, où néanmoins nous devons vivre et nous perfectionner. En deux mots, qui vont faire le partage de ce discours, on veut être ce qu'on n'est pas : c'est de quoi j'ai à vous parler dans la première partie ; et l'on ne veut pas être ce qu'on est : c'est sur quoi je vous instruirai dans la seconde partie. Ne point chercher à être ce qu'on n'est pas, et travailler à être parfaitement ce qu'on est, voilà le fond de l'humilité chrétienne, et le sujet de votre attention.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

C'est le péché originel de l'homme de vouloir être plus qu'il n'est, et l'Ecriture nous apprend que le premier homme n'est déchu de ce bienheureux état de grâce où Dieu l'avait créé que parce qu'il ne se contenta pas d'être ce qu'il était, et qu'il affecta d'être ce qu'il n'était pas.

 

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Si j'avais à parler ici en philosophe, je tirerais de la morale des païens de grandes lumières pour vous instruire sur ce point et pour vous persuader ; car je vous dirais tout ce qu'ont dit ces sages du monde en faveur de la modestie, et je vous ferais voir tout ce qu'ils ont pratiqué selon l'esprit et les règles de cette vertu. Je citerais leurs maximes et je produirais leurs exemples , également opposés à cette malheureuse ambition de vouloir toujours croître et s'élever ; et, après vous avoir mis tout cela devant les yeux, je conclurais par ces belles paroles de saint Augustin dans le livre de la Cité de Dieu, où il nous dit : Voilà, mes Frères, les semences et les principes d'humilité qui se sont conservés jusque dans la corruption du paganisme; et je vous les propose afin que vous rougissiez, si dans le christianisme vous êtes moins modestes que ces infidèles ; et d'ailleurs que vous ne vous flattiez pas d'une haute perfection, si vous l'êtes comme eux et autant qu'eux : Et hœc dico, ut si virtutes quas isti utcumque coluerunt, non tenuerimus, pudore pungamur ; si tenuerimus, superbia non extollamur. C'est ainsi, dis-je, que je raisonnerais. Mais quand je traite avec des chrétiens, je ne dois point avoir recours à la sagesse païenne pour la conviction d'une vérité si bien établie dans l'Evangile, et qui même n'a rien de solide que dans notre religion. Arrêtons-nous donc à ce que la foi nous en dit, et ne fondons point sur d'autres principes les leçons importantes que j'ai à vous faire dans ce discours.

Oui, Chrétiens, c'est la foi que nous devons écouter. Or elle nous apprend, par tous les oracles de l'Ecriture et par tous les témoignages des Pères, qu'il n'est rien de plus dangereux ni de plus funeste pour le salut éternel que cette ardeur empressée de vouloir être plus que l'on n'est. Et quelles raisons en apporte-t-elle ? des raisons, mes chers auditeurs, si évidentes par elles-mêmes, que la seule proposition vous en fera sentir d'abord toute la force. Car, nous dit-elle, rien de plus fatal pour le salut que le désir de sa propre élévation : pourquoi ? parce qu'il n'est rien de plus difficile que de s'élever dans le monde, et ne pas oublier Dieu ni s'oublier soi-même ; parce qu'en s'élevant on s'attire par une suite nécessaire des obligations infinies de conscience auxquelles on ne satisfait presque jamais, ou l'on ne satisfait qu'imparfaitement ; parce que , pour être dans un rang élevé, il faut avoir des qualités et des vertus acquises qu'on a fort rarement, et dont alors le défaut est criminel; parce que bien même qu'on les eût, dès là qu'on affecte un rang supérieur et qu'on l'ambitionne, on en devient positivement indigne devant Dieu ; parce qu'il y a une indécence particulière à un chrétien de vouloir s'agrandir; et parce que ce désir enfin est une source de désordres qui ruinent presque inévitablement la charité et la justice parmi les hommes. Voilà les raisons que la foi nous fournit sur cet excellent point de morale, et dont chacune nous doit tenir lieu de démonstration. Suivez-moi.

S'élever sans perdre la vue de Dieu et la connaissance de soi-même, vous savez, mes Frères, combien la chose est difficile ; et vous savez de plus en quelle impuissance de se sauver est un homme qui ne se souvient plus de lui-même et qui ne connaît plus Dieu. C'est ce qui a fait trembler les saints, quand ils se sont vus engagés dans les honneurs du monde, quoique par une disposition de la Providence. C'est ce qui donnait à saint Bernard des sentiments si éloignés delà politique du siècle, lorsqu'au lieu de féliciter un de ses disciples qui venait d'être placé sur le premier trône de l'Eglise, il lui en témoignait sa douleur. Car voici en quels termes il lui écrivait : « Il est vrai, saint Père, j'ai participé extérieurement à la joie publique de votre exaltation ; mais j'en ai gémi, et je m'en suis affligé pour vous dans le secret de mon cœur. Car je ne puis considérer le rang que vous tenez, que je n'en appréhende la chute. Plus votre dignité est éminente, plus le précipice me paraît affreux. Je regarde ce que vous êtes, et je mesure par là ce que vous avez à craindre, parce qu'il est écrit que l'homme étant dans l'honneur, s'est méconnu : Homo cum in honore esset, non intellexit (1). Bien loin donc de vous enfler de votre état, humiliez-vous, de peur que vous ne soyez un jour obligé, mais trop tard, dédire avec David : Ah! Seigneur, c'est par un effet de votre colère que vous m'avez élevé, et qu'en m'élevant vous m'avez brisé comme un vase fragile : Ne forte contingat tibi miserabilem illam emittere vocem. A facie irœ indignationis tuœ elevans allisisti me : car vous êtes maintenant dans la place la plus honorable, mais non pas la plus sûre. » Ainsi parlait saint Bernard, ainsi faisait-il sa cour aux grands de la terre. Or, s'il y a tant de péril à être grand, jugez ce que c'est de le vouloir être et d'ambitionner de l'être. Car être grand n'est pas une chose en soi blâmable ni criminelle, comme de vouloir être grand. Etre grand, c'est l'ouvrage de Dieu; mais vouloir

 

1 Psal., XLVIII. 13.

 

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être grand, c'est l'effet de notre orgueil. Si donc d'être grand, même par l'ordre de Dieu, est une occasion si dangereuse d'oublier Dieu; que sera-ce de la grandeur qui n'a pour fondement que l'ambition et le dérèglement de l'homme ? Or telle est, Chrétiens, celle que les enfants du siècle recherchent, quand ils travaillent avec tant d'empressement à se pousser dans le monde, et à s'y établir.

Ajoutez à cela le poids des obligations dont un chrétien se charge devant Dieu, quand il se procure un degré plus haut, et qu'il se fait plus grand qu'il n'était. Car voici la règle dont la Providence n'a jamais dispensé, et dont elle ne dispensera jamais : il n'y a point de grandeur dans le monde qui n'ait ses engagements, j'entends des engagements de conscience. Dans cette vie, disait Cassiodore, le devoir et le pouvoir sont deux choses inséparables, et la mesure de ce que nous devons est toujours ce que nous sommes et ce que nous pouvons. Etre donc plus que je n'étais, c'est devoir plus que je ne devais; à qui? à Dieu premièrement, et aux hommes ensuite. Aux hommes, dis-je, sur qui je domine, et qui ont droit d'attendre de moi ce qu'auparavant ils n'auraient pu exiger : à Dieu, qui est le protecteur de ce droit, et qui méjugera selon que j'y aurai satisfait ou non. Par conséquent, être plus que je n'étais, c'est avoir un compte à rendre que je n'avais pas, c'est être responsable de mille choses qui ne me regardaient pas, c'est porter un fardeau que je ne portais pas. Et quiconque le pense autrement pèche dans le principe, et trouve dans sa propre grandeur la ruine de son salut. Or par là, Chrétiens , formez-vous l'idée juste de ces conditions qui font les rangs d'honneur dans le monde, et dont les hommes du monde sont si passionnés. Pesez dans la balance, non pas de l'intérêt et de l'amour-propre, mais dans celle du sanctuaire, ce que c'est qu'un prélat dans l'Eglise, un gouverneur dans une province, un commandant dans une armée, un magistrat dans une ville. De quoi n'est-il pas chargé ? à quoi n'est-il pas obligé? quelle vigilance et quelle attention ne doit-il pas à son ministère? quel zèle à la religion , quelle protection à l'innocence et à la justice, quel exemple à ceux qui dépendent de lui? combien de scandales ne doit-il pas retrancher, combien daims ne doit-il pas corriger? et s'il y manque, quel trésor de colère, selon l'expression de saint Paul, n'amasse-t-il pas pour le jugement de Dieu ? Si vous, mes chers auditeurs, qui vous trouvez ainsi élevés, étiez bien persuadés de tout cela, comme il vous est aisé de l'être, compteriez-vous parmi les avantages de votre état votre grandeur ; et si vous aviez eu tout cela devant les yeux lorsqu'il a été question de vous avancer, y auriez-vous travaillé avec tant d'empressement et tant d'ardeur ? Après cela faut-il s'étonner si les vrais serviteurs de Dieu, remplis de son Esprit, par une humble défiance d'eux-mêmes, ont fui ces dignités éclatantes dont la vue nous éblouit? Faut-il s'étonner si quelques-uns ont porté là-dessus leur résistance jusqu'à une sainte opiniâtreté, s'ils ont employé pour s'en défendre tant d'artifices innocents, s'ils ont contrefait une sage folie, s'ils se sont cachés dans les grottes et dans les sépulcres , comme nous l'apprenons de leur histoire, et s'ils ont mieux aimé s'exposer à manquer de tout, que d'accepter ces titres d'honneur avec des obligations si rigoureuses? Non, non, Chrétiens, cela ne me surprend pas ; mais ce qui m'étonne, c'est de voir des hommes bien moins capables qu'eux de satisfaire à ces obligations et de les soutenir, s'y ingérer avec autant d'ardeur que ceux-là s'efforçaient de les éviter : des hommes, pomme servir des termes de saint Bernard, qui n'ont point de plus grand soin que de s'attirer des soins, comme s'ils devaient trouver le repos quand ils seront parvenus à ce qui est incompatible avec le repos, et à ce qui rend le repos même criminel : Tanquam sine curis victuri sint, cum ad curas pervenerint. Ce qui m'étonne, c'est de voir souvent ces hommes aveuglés et infatués des erreurs du monde courir après un emploi, sans savoir même s'il y a des obligations de conscience qui y soient attachées, ou s'il n'y en a pas ; sans y avoir seulement pensé, sans se mettre en peine de s'en instruire : ou, s'ils le savent, n'hésitant pas sur cela; s'offrant à tout, pourvu qu'ils arrivent à leur fin, et se promettant tout d'eux-mêmes sans être en état de rien tenir. Ce qui m'étonne encore plus, c'est de les voir accumuler sans crainte ces obligations, les entasser avec joie les unes sur les autres, et en prendre jusqu'à s'accabler ; ou plutôt ne prendre aucune de ces obligations, en prenant les titres qui les imposent, et dont il n'est pas permis de les séparer. En un mot, ce qui m'étonne, c'est de voir la plupart des hommes qui sont quelque chose par leur condition, être jaloux à l'excès d'en retirer les émoluments, et d'en maintenir les droits sans en rien rabattre ; mais quant aux obligations, n'en vouloir pas entendre parler,

 

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n'écouter qu'avec chagrin et avec dégoût ceux qui les leur font connaître, en retrancher tout ce qu'ils peuvent ; et négliger ce qu'ils ne peuvent pas en retrancher : et tout cela, par une conduite que la prudence de la chair approuve, mais odieuse et abominable devant Dieu. Voilà ce qui m'étonne, Chrétiens, et ce qui me donne de la compassion pour les ambitieux de la terre. Mais ce n'est pas tout.

Pour s'élever dans le monde, il faut avoir des qualités et des vertus proportionnées au degré où l'on aspire : cela est de l'ordre naturel ; et il faut tellement avoir ces qualités, qu'on les ait toutes sans exception d'une seule, puisqu'il est certain que le défaut d'une seule rend aussi bien un homme incapable d'être ce qu'il prétend, et par conséquent peut aussi bien le perdre devant Dieu s'il vient à bout de ses desseins, que s'il était dépourvu de toutes. En effet, presque tous ceux qui se damnent dans le monde pour s'y pousser trop ont d'excellentes qualités, même selon Dieu: mais parce qu'il leur en manque une qui devrait faire la perfection de toutes les autres, quoique peut-être la moins importante, toutes les autres sans celle-là leur deviennent inutiles: et l'on peut bien leur appliquer la parole de saint Jacques : Offendat autem in uno, factus est omnium reus (1). Il faut des vertus déjà acquises, et non pas la simple capacité ou volonté de les acquérir. Car il n'est pas juste que nous fassions des expériences aux dépens d'autrui et aux dépens de nos emplois mêmes ; et qu'à l'exemple des vierges folles, nous commencions à chercher de l'huile pour remplir les lampes, quand elles doivent être prêtes et allumées. Il faut des hommes déjà formés, et non pas à former ; des hommes déjà éprouvés, et non pas à éprouver : Viros probatos et non probandos, dit saint Bernard. Mais les emplois, dit-on, font les hommes : erreur, Chrétiens; les emplois doivent perfectionner les hommes, et non pas les préparer. Il faut qu'ils soient déjà disposés, et c'est le mérite acquis personnellement qui doit avoir fait cette préparation. Sans cela toutes les démarches d'un homme dans le monde sont autant de crimes aux yeux de Dieu. Or, en vérité, de ces partisans de la fortune et de l'ambition dont je parle ici, quel est celui qui, sur le point de faire le premier pas pour une entreprise où il s'agit de son avancement, rentre en lui-même afin de supputer en repos et à loisir s'il a tous les talents nécessaires pour la fin qu'il se propose : et quel est celui qui, ne les

 

1 Jac, II, 10.

 

ayant pas, veuille bien le reconnaître, et se rendre à soi-même cette justice : Non, je n'ai pas ce qu'il faut pour occuper telle place? Et quand il aurait assez de lumières et assez d'équité pour prononcer ainsi contre lui-même, quel est celui qui, possédé de cette malheureuse passion de croître et de monter toujours, ait la force d'en réprimer les saillies, et de se tenir dans les bornes que lui prescrit la vue de son indignité ? Ne voyons-nous pas que les plus imparfaits et les plus vicieux sont les plus ardents à se pourvoir, ceux qui ont sur cela plus d'activité, ceux qui veulent être tout, qui se destinent à tout, et qui ne croient rien au-dessus d'eux ni trop grand pour eux, tandis que les autres mieux fondés en qualités et en mérite gardent une modération honnête dans leurs désirs? S'il ne s'agissait, Chrétiens, que d'essuyer la censure du monde, et que l'on en fût quitte pour cela, ce serait peu. On sait fort bien que la hardiesse, accompagnée de quoique bonheur, peut prendre impunément l'ascendant partout. Mais il est question de justifier cela devant Dieu, qui ne peut souffrir ces téméraires attentats de l'ambition humaine, et qui en cela, comme dans la chose la plus sainte de notre religion, veut que nous accomplissions le précepte de l'Apôtre : Probet autem seipsum homo (1) ; c'est-à-dire qu'avant que de nous élever, nous nous éprouvions nous-mêmes, prêts de nous condamner pour jamais à n'être rien, si par les lumières de la grâce nous découvrons que nous n'avons pas le fonds de suffisante requis pour être quelque chose, comme nous y condamnerions un autre si nous en savions autant de lui. Car il veut que la droiture de notre âme aille jusque-là ; et si nous nous flattons, c'est pour cela, dit saint Augustin, qu'il a établi un jugement, afin de nous y humilie! autant que nous nous serons injustement exaltés, et de nous faire descendre aussi bas que nous aurons voulu monter trop haut. Or je prétends que si nous agissions dans les vues de Dieu et de notre raison, ce serait là le grand contre-poids de notre vanité.

Mais je veux, Chrétiens, que vous ayez tout autre mérite nécessaire pour être élevés : des là que vous recherchez cette élévation, je soutiens que vous ne la méritez plus, et qu'il y a de la contradiction à ambitionner cet honneur, et à se trouver pourvu de toutes les qualités qu'il faut pour le posséder : pourquoi? parce que l’une de ces qualités est que vous soyez humbles, et par conséquent que vous ne vous

 

1 1 Cor., XI, 28.

 

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l'attiriez pas. En effet, dit saint Grégoire, pape, quand il arriverait qu'un emploi spécieux et honorable tombât en bonne main, et qu'il fût bien administré, il y aune indécence positive à le désirer : Locus porro superior, et si recte administratur, tamen indecenter oppetitur. Et cela est si vrai, Chrétiens, que ceux mêmes qui travaillent le plus pour se faire grands dans le monde, et qui, à force de le vouloir être, le deviennent enfin, affectent encore de faire croire qu'ils n'y ont en rien contribué, et de persuader, s'ils pouvaient, qu'on leur a fait violence : confessant, ajoute saint Grégoire, ce qui devrait être, par ce qu'ils veulent paraître. Et quoique le monde ne se trompe pas à ces apparences de modestie (car on entend bien le langage des hommes), ces apparences subsistent toujours, et nous les conservons ; comme si Dieu, par cette hypocrisie même inutile qu'il permet en nous, voulait empêcher l'ambition de prescrire contre l'humilité.

Mais quoi, me direz-vous, ne sera-t-il donc jamais permis à un homme du monde de désirer d'être plus grand qu'il n'est? Non, mon cher auditeur, il ne vous sera jamais permis de le désirer. Il vous sera permis de l'être quand Dieu le voudra, quand votre roi et votre prince vous y destinera, quand la voix publique vous y appellera; car la voix publique est celle de votre prince, c'est pour vous la voix de Dieu. Mais de prévenir cette voix de Dieu par vos désirs, par vos sollicitations, par vos intrigues, je dis que c'est une présomption insoutenable, et qui va jusqu'à renverser l'ordre de votre prédestination. Et pourquoi est-ce, Chrétiens, que nous nous attribuerons ce que Jésus-Christ lui-même ne s'est pas attribué? Jésus-Christ, tout saint qu'il était, n'a pas voulu entreprendre de se faire grand ; il a attendu que son Père le fît, et c'est une des louanges que saint Paul lui a données. Quoiqu'en qualité de Fils de Dieu il eût un droit essentiel à toute la gloire qu'il a reçue, et qu'il eût pu la prendre sans usurpation, il a voulu qu'elle lui vînt d’ailleurs que de lui-même, pour autoriser par son exemple cette grande loi : Nec quisquam sumit sibi honorem. Et nous qui sommes pécheurs, et qui en cette qualité ne méritons que la confusion et le mépris, nous allons au-devant des honneurs du monde : et, sans attendre que notre Dieu nous y appelle par une témérité pleine d'orgueil, nous nous y ingérons les premiers. Cela est-il tolérable ? Cependant cela se fait, et ce qui est intolérable en soi cesse de l'être en se rendant commun parmi les hommes. On cherche l'honneur ouvertement, on s'en déclare et on s'en explique; on emploie pour cela son crédit, et souvent quelque chose de plus ; on se fait une gloire d'en venir à bout; celui qui en prend mieux le chemin passe pour le plus habile et pour le plus entendu ; et parce que tout cela est ordinaire, on se figure qu'il est honnête, et que Dieu ne le défend pas. L'aveuglement du péché peut-il nous conduire plus loin?

Car enfin, quand tout cela n'aurait pas été condamné dans le paganisme, quand cette passion de s'élever serait d'elle-même innocente (ce que la seule raison nous enseigne ne pouvoir pas être), comment pourrait-on la justifier dans un chrétien ? Quel monstre qu'un chrétien ambitieux, qui fait profession d'adorer un Dieu humilié et anéanti, ou plutôt qui adore dans la personne de son Dieu les humiliations et l'anéantissement, et qui dans sa propre personne est idolâtre des honneurs du monde; qui sait que son Dieu Ta sauvé en se faisant petit, et qui prétend se sauver en se faisant grand ; qui remercie son Dieu de s'être abaissé pour lui, et qui n'a point d'autre pensée que de s'élever soi-même! Et comment, mon cher auditeur, pouvez-vous vous approcher de votre Dieu dans cette disposition? comment pouvez-vous le prier, comment pouvez-vous vous confier en lui, comment pouvez-vous même l'aimer, le voyant si contraire à vous, ou vous voyant si contraire à lui ? Toute votre dévotion en cet état n'est-elle pas une illusion? et quand vous feriez des miracles, ne devrais-je pas m'en défier et les avoir pour suspects?

Mais il n'est pas besoin d'aller jusque-là pour reconnaître combien cette passion que je combats est ennemie de Dieu. Les seuls désordres qu'elle cause dans la société des hommes en sont des preuves trop sensibles. Vous les savez, Chrétiens, et ce serait en vain que je vous eu ferais le dénombrement. Quand cette passion s'est une fois emparée d'un esprit, vous savez l'empire qu'elle y exerce, et jusqu'où on se porte pour la satisfaire. Il n'y a point de ressort que l'on ne remue, point d'artifice qu'on ne mette en œuvre, point de personnage que l'on ne fasse : ou y fait même servir Dieu et la religion. N'ayant rien d'ailleurs par où se distinguer, on tâche au moins de se distinguer par là ; par là on s'introduit et on s'insinue, par là on se transfigure aux yeux des hommes : de rien qu'on était on devient quelque chose; et la piété, qui, pour chercher Dieu, doit renoncer à tout, par un renversement déplorable se

 

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trouve utile à tout, hors à chercher Dieu et à le trouver. C'est cette passion qui viole tous les jours les plus saints devoirs de la justice et de la charité. Cette concurrence d'ambition dans la poursuite des mêmes honneurs, voilà ce qui divise les esprits et qui entretient les partis et les cabales, ce qui suscite les querelles, ce qui produit les vengeances, ce qui est le levain des plus violentes inimitiés. Voilà pourquoi on se décrie et on se déchire les uns les autres. Voilà d'où naissent tant de fourberies et tant de calomnies qu'invente le désir de l'emporter sur autrui et de le supplanter. Qui pourrait dire combien cette passion a fait de plaies mortelles à la charité, et qui pourrait dire combien elle fera de réprouvés au jugement de Dieu ?

Toutefois c'est la grande maladie de notre siècle. On veut être tout ce que l'on peut être, et plus que l'on ne peut être. C'est ce que saint Bernard déplorait avec des expressions que le seul Esprit de Dieu pouvait lui suggérer. Comme il avait encore plus de zèle pour l'Eglise que pour le monde, c'était particulièrement au sujet de l'Eglise qu'il s'en expliquait. On a honte, disait-il, de n'avoir point dans l'Eglise d'autre caractère que celui d'être consacré aux autels : Nunc esse clericum erubescitur in Ecclesia. On ne s'engage à servir l'Eglise que dans l'espérance d'y dominer ; et si l'on n'espérait pas y dominer un jour, on ne se réduirait jamais à la servir. Mais ce qu'il disait de l'Eglise n'est pas moins vrai des autres états. Il n'y en a pas un où l'ambition ne règne ; elle y passe même pour une vertu, pour une noblesse de sentiments, pour une grandeur d'âme. C'est ce que l'on inspire aux enfants dès le berceau, et c'est de quoi on leur fait des leçons dès leur jeunesse. 0 humilité de mon Dieu, que vous êtes peu imitée, quoique vous soyez notre modèle! C'est cette humilité qui fait toute notre perfection ; et le monde, tout perverti qu'il est, ne peut se défendre de lui rendre ce témoignage. Car il n'est rien de si aimé dans le monde que l'humilité, rien de si estimé dans le monde que l'humilité : mais en même temps que nous ne pouvons nous empêcher de l'aimer dans les autres, nous n'en voulons point pour nous-mêmes. Nous voulons être plus que nous ne sommes; et, par un second désordre, nous ne voulons pas être ce que nous sommes. Vous l'allez voir dans la seconde partie.

 

DEUXIÈME  PARTIE.

 

C'est une vérité, Chrétiens, fondée sur les lois éternelles de la Providence, que tous les états de la vie sont capables d'une certaine perfection, et que, selon la différence des conditions qui partagent le monde, il y a des perfections différentes à acquérir. Quand Dieu eut créé toutes choses, l'Ecriture dit qu'il en fit comme une revue générale, et qu'après les avoir bien considérées, il n'y en eut pas une à laquelle il ne donnât son approbation. Elles lui parurent toutes , non-seulement bonnes, mais très-bonnes, c'est-à-dire parfaites, parce qu'elles lui parurent toutes être ce quelles devaient être, et conformes à l'idée qu'il en avait conçue : Viditque Deus cuncta quœ fecerat, et erant bona (1). Or il n'est pas croyable que les états et les conditions des hommes,qui sont encore bien plus noblement les ouvrages de Dieu, aient eu en cela moins d'avantage, ou , pour mieux dire , moins de part à sa sagesse et à sa bonté. Dieu leur donna donc, aussi bien qu'à tout le reste des créatures, le caractère de perfection qui leur était propre; et si ces états nous paraissent maintenant défectueux, déréglés et corrompus comme ils le sont, ce n'est point par ce que Dieu y a mis, mais par ce que nous y avons ajouté. Car si nous les considérons en eux-mêmes, il n'y en a aucun qui n'ait sa perfection dans l'idée de Dieu, et qui ne doive l'avoir dans nous. Or je dis, Chrétiens, et voici l'excellente maxime que Dieu m'a inspiré de vous proposer pour la conduite de votre vie ; je dis que toute la prudence de l'homme, même en matière de salut, se réduit à deux chefs : à s'avancer dans la perfection de son état, et à éviter toute autre perfection, ou contraire à celle-là, ou qui en empêche l'exercice. Etant aussi éclairés que vous l'êtes dans les choses du monde, unis devez être déjà plus convaincus que moi de l'importance de ces deux règles.

Il faut s'avancer dans la perfection de son étal : pourquoi? parce que c'est ce que Dieu veut de nous, parce que c'est uniquement pour cela qu'il nous a préparé des grâces, parce que c'est en cela seul que consiste notre sainteté, et à quoi par conséquent notre prédestination est attachée. Pouvons-nous avoir de plus puissants motifs pour persuader notre esprit, et pour toucher notre cœur? Dieu veut cela de nous, et ne veut point tout autre chose : si nous étions soumis à ses ordres, n'en faudrait-il

 

1 Genes., I, 31.

 

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il pas demeurer là ? Quand saint Paul instruisit les premiers fidèles des devoirs du christianisme, une des grandes leçons qu'il leur faisait était celle-ci, d'examiner soigneusement et de tâcher de bien reconnaître , non pas simplement ce que Dieu voulait, mais ce qu'il voulait le plus ; c'est-à-dire ce qui était le meilleur et le plus agréable à ses yeux : Ut probetis quae sit sit voluntas Dei bona, et beneplacens et perfecta (1). Mais pour moi, Chrétiens, et pour la plupart de vous qui m'écoutez, il me semble que nous n'avons point à faire là-dessus de longues recherches. Car quelque parfaite que puisse être la volonté de Dieu sur moi, je suis sûr que je la connais déjà, et que, sans passer pour téméraire, je puis me glorifier d'être déjà instruit de ses desseins, puisqu'il m'est évident que Dieu ne demande de moi qu'une seule chose, qui est que je sois ce que je fais profession d'être, et ce que moi-même j'ai voulu être : vérité si constante (écoutez ceci, qui peut être de quelque soulagement pour les consciences), vérité si constante que quand par malheur j'aurais embrassé nue condition sans y être appelé de Dieu , dès là que j'y suis engagé par nécessité d'état, et qu'il ne m'est plus libre d'en sortir, la volonté de Dieu est que je m'y perfectionne, et que je répare le désordre de ce choix aveugle et peu chrétien que j'ai fait. Hors de là, quoi que je fasse, ce n'est plus la volonté de Dieu. C'est, si vous voulez, ce qui éclate le plus aux yeux des hommes, c'est ce que les hommes estiment, c'est ce qui fait du bruit dans le monde, c'est peut-être même ce qui paraît le plus louable en soi ; mais après tout c'est ce que je veux, et ion pas ce que Dieu veut : pourquoi ? parce que C'est quelque chose hors de mon état. Quel est doue dans Dieu cette volonté que saint Paul appelle bon plaisir et volonté de perfection : Voluntas Dei bene-placens et perfecta ? Je vous l'ai dit, Chrétiens; cette volonté est que chacun soit dans le monde parfaitement ce qu'il est ; qu'un roi y soit parfaitement roi, qu'un père y tasse parfaitement l'office de père, un juge la fonction de juge; qu'un évoque y Berce parfaitement le ministère d'un prélat ; que tous marchent dans la voix qui leur est marquée, qu'ils ne se confondent point, et que les uns ne s'ingèrent point en ce qui est du ressort des autres : car si cela était, et que chacun voulût se réduire à être ce qu'il doit être, on peut dire que le monde serait parfait.

 

1 Rom., XII, 2.

 

Mais parce qu'on vit tout autrement, et qu'à l'exemple de ce philosophe dont parle Minutius Félix, on veut régler la vertu et le devoir même par le caprice de l'inclination et de l'humeur; c'est-à-dire parce que l'on ne se met pas en peine d'être dignement ce que l'on est, et qu'on travaille éternellement à être ce que l'on n'est pas, de là vient cette confusion et ce mélange qui trouble non-seulement la conduite entière du monde, mais les vues mêmes de Dieu sur nous; ce que nous devons souverainement craindre. Et c'est de quoi saint Bernard représentait si bien la conséquence en certaines personnes, qui, dans une profession sainte et dévouée à Dieu, s'adonnaient à des choses purement profanes, et menaient une vie toute séculière. Car que faites-vous? leur disait-il? et à quoi vous exposez-vous, en passant ainsi les bornes que Dieu vous a prescrites? L'Apôtre vous dit que chacun ressuscitera dans son rang ; mais comment se pourra-t-il faire que vous ressuscitiez dans le vôtre, puisque vous ne gardez aucun rang? et que peut-on espérer de vous, sinon qu'ayant vécu dans le désordre, vous ressuscitiez un jour dans le désordre? Belle idée, mes chers auditeurs, de je ne sais combien de chrétiens qui vivent aujourd'hui, et qui ne sont ni du monde ni de l'Eglise, parce qu'ils ne s'attachent parfaitement ni à l'un ni à l'autre; qui pensent faire quelque chose, et qui ne font proprement rien, parce qu'ils ne font pas ce qui leur est ordonné de Dieu.

Cependant, Chrétiens, c'est pour cela seul que Dieu nous a préparé des grâces ; et si nous avons des secours à nous promettre de sa miséricorde, c'est uniquement pour la perfection de notre état ; car la plus grossière de toutes les erreurs serait de croire que toutes sortes de grâces soient données à tous. Comme Dieu est aussi sage qu'il est bon, et que dans la distribution de  ses trésors,  il sait  observer le poids, le nombre et la mesure avec lesquels l'Ecriture nous apprend qu'il a tout fait, il ne nous destine point d'autres grâces que celles qui sont conformes et proportionnées à notre condition. C'est la théologie expresse de saint Paul en mille endroits de ses Epîtres. Il y a diversité de grâces, dit ce grand Apôtre; et selon la diversité des grâces, il y a diversité d'opérations surnaturelles , quoique toujours par l'influence du même Esprit, qui opère tout en tous; et comme l'œil n'a pas la vertu d'entendre, ni l'oreille la faculté de voir, et que la nature ne fournit des forces à ces deux organes

 

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que pour l'action qui leur est propre, aussi Dieu, qui a fait de son Eglise un corps mystique,  ne dispense  ses  grâces aux   hommes, qui en sont les membres, que par rapport à la fonction où chacun est destiné. Il donne la grâce de commander à celui qui doit commander, et la grâce d'obéir à celui qui doit obéir ; la grâce de direction est pour les prêtres et pour les pasteurs des âmes, et la grâce de soumission pour les peuples qui ont recours à leur conduite ; ainsi du reste. Or, il est de la foi que nous ne ferons jamais d'autre bien que celui pour lequel Dieu nous accorde sa grâce : et que tout ce que nous entreprendrons hors de l'étendue et des limites de cette grâce, quelque apparence qu'il ait de bien, nous sera inutile. Si donc celui qui a la grâce d'être conduit veut se mêler de conduire et de diriger, comme il n'arrive que trop, dès là, outre qu'il ne fait rien de ce qu'il pense, parce qu'il n'a point de grâce pour cela, il tombe, sans y prendre garde, dans le péché de présomption, et il tente Dieu, ou en lui demandant une grâce qu'il n'a point droit de lui demander, ou en présumant de faire sans grâce ce  qui   est essentiellement l'ouvrage de la grâce. Il corrompt cet ouvrage de la grâce, et cet ouvrage de la grâce ainsi corrompu, bien loin de le perfectionner, a un effet tout contraire. Car nous voyons que les bonnes œuvres faites hors de l'état ne servent qu'à inspirer l'orgueil, l'attachement au sens propre, et mille autres imperfections ; pourquoi? parce qu'elles ne procèdent pas du principe de la grâce, mais de nous-mêmes : au lieu qu'étant pratiquées  dans  l'état d'un chacun, elles portent avec elles une bénédiction  particulière, et de sainteté pour celui qui les t'ait, et d'exemple pour les autres.

Car n'espérons pas, Chrétiens, trouver jamais la sainteté ailleurs que dans la perfection de notre état. C'est en cela qu'elle consiste , et les plus grands Saints n'ont point eu d'autre secret que celui-là pour y parvenir. Ils ne se sont point sanctifiés, parce qu'il! ont l'ait des choses extraordinaires que l'on n'attendait pas d'eux : ils sont devenus saints parce qu'ils ont bien fait ce qu'ils avaient à faire, et ce que Dieu leur prescrivait dans leur condition. Jésus-Christ lui-même, qui est le Saint des saints, n'a point voulu suivre d'autre règle. Quoiqu'il fût au-dessus de tous les états, il a borné, sinon sa sainteté, du moins l'exercice de sa sainteté, aux devoirs de son état ; et la qualité de Dieu qu'il portait ne l'a point empêché de s'accommoder en tout à l'état de l'homme. Il était fils, il a voulu obéir en fils ; il était Juif, il n'a manqué en rien à la loi des Juifs : et parce que la loi des Juifs défendait d'enseigner avant l'âge de trente ans, tout envoyé qu'il était de Dieu pour prêcher le royaume de Dieu , il s'est tenu jusqu'à l'âge de trente ans dans l'obscurité d'une vie cachée , arrêtant tontes les ardeurs de sa zèle, plutôt que de le produire d'une manière qui ne fût pas réglée selon son état; car c'est la seule raison que nous donnent les Pères de la longue retraite de cet Homme-Dieu. Voilà pourquoi saint Paul, dont je ne fais ici qu'extraire les pensées, exhortant les chrétiens à la sainteté, en revenait toujours à cette maxime: Unusquisque in qua vocatione vocatus est (1). Que chacun de nous, mes Frères, se sanctifie dans l'état où il a été appelé de Dieu. Voilà pourquoi ce grand  maître de la perfection chrétienne, et qui avait été instruit par Jésus-Christ même, recommandait si fortement aux Romains de n'affecter point cet excès de sagesse qui s'égare de la vraie sagesse, et de n'être sages qu'avec sobriété : Non plus sapere qnam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem (2). Non pas qu'il voulût mettre des bornes à la perfection et à la sainteté de ces premiers fidèles, il en était bien éloigné; mais parce qu'il craignait que ces premiers fidèles n'allassent chercher la sainteté et la perfection où elle n'était pas, je veux dire hors de leur état; car c'est proprement ce que signifie cette intempérance de sagesse dont parle saint Paul; intempérance , dis-je, non point en ce qui est de notre état, puisqu'il est certain que nous ne pouvons jamais être trop parfaits dans notre état ; mais intempérance en ce qui est au delà de l'état où Dieu nous a mis, parce que vouloir être parfaits de la sorte, c'est le vouloir trop, et cesser tout à fait de l'être.

Or le moyen de corriger dans nous cette intempérance ! le voici renfermé en trois paroles par où je finis, et qui contiennent un fonds inépuisable de moralités. C'est de nous défaire de certains faux zèles de perfection qui nous préoccupent, et qui nous empêchent d'avoir le solide et le véritable. Je m'explique. C'est m retrancher le zèle d'une perfection chimérique et imaginaire que Dieu n'attend pas de nous, qui nous détourne de celle que Dieu exige de nous; de modérer ce zèle inquiet de la perfection d'autrui qui nous fait négliger la nôtre,et que nous entretenons assez souvent au préjudice de la nôtre ; mais par-dessus tout, de réformer ce zèle tout païen que nous avons d'être

 

1 I Cor., VII, 20. — 2 Rom., XII, 3.

 

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parfaits et irréprochables dans notre état selon le monde, sans travaillera l'être selon le christianisme et selon Dieu. Prenez garde : je dis de retrancher le zèle d'une perfection chimérique; car j'appelle perfection chimérique celle que nous nous figurons en certains états où nous ne serons jamais, et dont la pensée ne sert qu'à nourrir le dégoût de celui où nous sommes. Si j'étais ceci ou cela, je servirais Dieu avec joie, je ne penserais qu'à lui, je vannerais sérieusement à mon salut. Abus, Chrétiens : si nous étions ceci ou cela, nous ferions encore pis que nous ne faisons ; car nous n'aurions pas les grâces que nous avons. Or ce sont les grâces qui peuvent tout, et qui doivent tout faire en nous et avec nous. Dieu donne des grâces à la cour qu'il ne donnerait pas hors de la cour, et des grâces dans la magistrature qu'il vous refuserait partout ailleurs. J'appelle perfection chimérique celle qui nous porte à faire le bien que nous ne sommes pas obligés de faire, et à omettre celui que nous devons faire. Car vous verrez des chrétiens pratiquer des dévotions singulières pour eux, et se dispenser des obligations communes ; faire des aumônes par une certaine compassion naturelle,  plus que par charité ; et ne pas payer leurs dettes, à quoi la justice et la conscience les engagent. Voila le zèle qu'il faut retrancher, et voici celui qu'il faut modérer. C'est un zèle inquiet de la perfection d'autrui, tandis qu'on néglige la sienne propre. On voudrait réformer toute l'Eglise, et l'on ne se réforme pas soi-même. On parle comme si tout était perdu dans le monde, et qu'il n'y eût que nous de parfaits. Eh ! mes chers auditeurs, appliquons-nous d'abord à nous-mêmes : un défaut corrigé dans nous vaudra mieux pour nous que de grands excès corrigés dans le prochain.

Mais ce que nous avons surtout à régler et à redresser est ce faux zèle qui nous rend si attentifs à notre propre perfection selon le monde , tandis que nous abandonnons tout le soin de notre perfection selon Dieu ; comme si l'honnête homme et le chrétien devaient être distingués dans nous; comme si toutes les qualités que nous avons ne devaient pas être sanctifiées par le christianisme ; comme s'il ne nous était pas mille fois plus important de nous avancer auprès de Dieu, et de lui plaire, que de plaire aux hommes. Ah! Chrétiens,  pratiquons la grande leçon de saint Paul, qui est de nous rendre parfaits en Jésus-Christ; car nous ne le serons jamais qu'en lui et que par lui. Toutes les sectes de philosophes ont fait des hommes vains, des hommes orgueilleux, des hommes remplis d'eux-mêmes, des hommes hypocrites; mais un homme parfait, c'est le chef-d'œuvre de la religion, comme il n'y a qu'elle aussi qui puisse nous conduire à une félicité parfaite et à l'éternité bienheureuse, que je vous souhaite, etc.

 

 

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