XXII° DIMANCHE - PENTECOTE

Précédente Accueil Remonter Suivante

Accueil
Remonter
VOLUME II
Ier DIMANCHE- EPIPHANIE
II° DIMANCHE - EPIPHANIE
III° DIMANCHE - EPIPHANIE
4° DIMANCHE - EPIPHANIE
V° DIMANCHE - EPIPHANIE
VI° DIMANCHE - EPIPHANIE
DIMANCHE SEPTUAGESIME
DIMANCHE SEXAGÉSIME
DIMANCHE - QUINQUAGÉSIME
II° DIMANCHE - PAQUES
III° DIMANCHE - PAQUES
II° DIMANCHE - PAQUES
V° DIMANCHE - PAQUES
DIM. OCTAVE L'ASCENSION
DIM. OCTAVE  SAINT-SACREMENT
III° DIMANCHE - PENTECOTE
IV° DIMANCHE - PENTECOTE
V° DIMANCHE - PENTECOTE
VI° DIMANCHE - PENTECOTE
VII° DIMANCHE - PENTECOTE
VIII° DIMANCHE - PENTECOTE
IX° DIMANCHE - PENTECOTE
X° DIMANCHE - PENTECOTE
XI° DIMANCHE - PENTECOTE
XII° DIMANCHE - PENTECOTE
XIII° DIMANCHE - PENTECOTE
XIV° DIMANCHE - PENTECOTE
XV° DIMANCHE - PENTECOTE
XVI° DIMANCHE - PENTECOTE
XVII° DIMANCHE - PENTECOTE
XVIII° DIMANCHE - PENTECOTE
XIX° DIMANCHE - PENTECOTE
XX° DIMANCHE - PENTECOTE
XXI° DIMANCHE - PENTECOTE
XXII° DIMANCHE - PENTECOTE
XXIII° DIMANCHE - PENTECOTE
XXIV° DIMANCHE - PENTECOTE
AVEUGLE-NÉ
ESSAI D'AVENT I
ESSAI D'AVENT II
ESSAI D’AVENT III
ESSAI D’AVENT IV
ESSAI SAINT-SACREMENT

SERMON POUR LE VINGT-DEUXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LA RESTITUTION.

 

ANALYSE.

 

Sujet. Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Nous devons surtout à César, c'est-à-dire au prochain, une juste restitution des biens que nous lui avons enlevés. Division. Rien de plus aisé que de se trouver devant Dieu coupable d'une injuste usurpation, et rien de plus difficile que de h réparer : première partie. Rien de plus faux que l'impossibilité prétendue par la plupart des hommes de faire cette réparation, et rien de plus vrai que l'impossibilité du salut sans cette réparation: deuxième partie. Donc rien sur quoi nous devions plus trembler, et plus nous délier de nous-mêmes, que sur le sujet de la restitution.

Première partie. Rien de plus aisé que de se trouver devant Dieu coupable d'une injuste usurpation, et rien de plus difficile que de la réparer.

1° Facilité de commettre l'injustice et de se trouver chargé du bien d'autrui. Deux raisons qu'en donne saint Chrysostome : la rapidité qui est en nous, et les occasions fréquentes qui sont hors de nous. La cupidité est insatiable, et veut toujours avoir : le là laid d'artifices qu'elle emploie, tant d'usures, de simonies, de contrats simulés. Ajoutez à cette convoitise les occasions très-fréquentes de la satisfaire. Un domestique a le bien de son maître entre les mains; un marchand négocie, donne et reçoit; un est dans une charge, dans une commission, où il peut prendre à son gré; un grand a des dettes, et par son crédit peut exempter de payer : ainsi d'une infinité d'autres occasions. Ce qui redouble le péril, c'est que ces occasions si dangereuses, on les recherche, bien loin de les fuir. On veut se procurer certains emplois, on veut avoir certains maniements de deniers. Emplois avantageux selon le monde, mais bien pernicieux pour la conscience.

2° Difficulté de réparer l'injustice commise, et de rendre un bien dont on se trouve saisi. Où voit-on en effet des gens qui restituent de bonne foi? Quelles peines même ne témoignent pas certains riches et certains grands du monde, quand il s'agit d'acquitter des dettes légitimement contractées? Voilà l'un des obstacles les plus invincibles à la conversion de tant de pécheurs. Dès qu'on leur parle de restitution, tous les bons sentiments où ils semblaient être s'évanouissent. D'où vient cela ? c'est qu'il n'est rien dans le fond qui répugne davantage et qui soit plus contraire au naturel de l'homme, que de se dessaisir des choses qui flattent sa cupidité. Elle suggère mille prétextes que l'on écoute.

Deuxième partie. Rien de plus faux que l'impossibilité prétendue par la plupart des hommes de réparer le dommage causé au prochain, et rien de plus vrai que l'impossibilité du salut sans cette réparation.

1° Impossibilité de restituer, communément fausse et prétendue. On dit : Si je restitue, je ruine ma famille; il vaut mieux ruiner vos enfants que de vous damner et de les damner avec vous. On dit : Je dois maintenir mon état; votre premier devoir est de rendre au prochain ce qui lui appartient. On dit : il ne me restera pas même de quoi vivre; abus, répond saint Augustin; car, suivant ce principe, un voleur public pourrait justifier ses larcins. Confiez-vous en la Providence, elle y pourvoira. On dit : Je me déshonorerai en restituant; il y a des voies secrètes pour faire une restitution, sans hasarder sa réputation. On dit : Où trouverai-je toutes les personnes à qui je suis redevable, et comment dédommagerai-je toute une ville, toute une province? 1° Concevez m vrai désir de le faire, autant qu'il dépendra de vos soins. 2° Cherchez-en de bonne foi les moyens. 3° Si vous ne pouvez restituer tout, restituez une partie. 4° Consultez un homme intelligent et sage. Mais parce que la cupidité vous domine, vous vous contentez d'un examen superficiel, et vous n'en voulez croire que vous-même.

2° Impossibilité réelle et absolue du salut sans la restitution. Car la restitution, autant qu'elle dépend de nous, est d'une obligation indispensable. Ni les prêtres n'en peuvent dispenser, ni Dieu même, selon de très-habiles théologiens : mais, soit qu'il le puisse ou qu'il ne le puisse pas, il est certain qu'il ne le veut pas. Sans cela le monde ne serait plus qu'une retraite de voleurs. On me dira que la contrition seule, et à plus forte raison jointe avec le sacrement de pénitence, suffit pour se réconcilier pleinement avec Dieu : j'en conviens; mais sans une volonté sincère et efficace de restituer, il ne peut y avoir de vraie contrition. Considérez que ces biens injustement acquis vous abandonneront un jour, mais que les crimes que vous aurez commis en les acquérant ne vous abandonneront jamais. Il faut ou les perdre dès maintenant, ou perdre votre âme éternellement. Que répondrez-vous à Dieu quand vous paraîtrez devant lui, et qu'il vous reprochera toutes vos iniquités? Il n'y a qu'une restitution prompte et parfaite qui puisse vous préserver de ses anathèmes.

 

Reddite quœ sunt Cœsaris Cœsari, et quœ sunt Dei Deo.

Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartint à Dieu. (Saint Matth., chap. XXII, 21.)

 

C'est l'oracle que Jésus-Christ, la sagesse incréée, prononce en notre évangile, pour confondre la prudence humaine dans la personne de ses ennemis. Les pharisiens, ces prétendus réformateurs, lui firent, de concert avec quelques gens de la cour d'Hérode, une question à laquelle il semblait ne pouvoir répondre sans se rendre criminel. Ils lui demandèrent s'il était juste et même permis de payer le tribut établi dans la Judée par l'empereur romain : Licet censum dare Cœsari an non (1) ? Si par sa réponse il eût approuvé cette nouvelle imposition, c'était choquer directement les intérêts des Juifs, à qui les pharisiens prêchaient sans

 

1 Matth., XXII, 17.

 

410

 

cesse qu'étant le peuple de Dieu, ils ne pouvaient s'assujettir aux lois des hommes, comme les autres nations de la terre ; mais d'ailleurs s'il eût répondu favorablement pour l'exemption du peuple, c'était s'exposer à être traité de séditieux par les Hérodiens, qui, suivant les mouvements de la cour et du sénat de Rome, à l'exemple d'Hérode leur souverain, s'efforçaient partout de publier que puisque les Romains par leurs armes maintenaient le repos de la Judée et en étaient les protecteurs, on ne pouvait sans injustice leur refuser une telle reconnaissance et un tribut si raisonnable. Vous savez, Chrétiens, quelle fut la décision du Sauveur du monde, lorsque , prenant la pièce de monnaie qu'on lui avait présentée, et y voyant l'image de Tibère : Allez, hypocrites, dit-il ; rendez à César ce que vous confessez vous-mêmes être à César, et rendez à Dieu ce qui est à Dieu. Réponse qui confondit la malice des hommes sans engager l'innocence du Fils de Dieu, qui donna tout à César sans rien ôter au peuple, et dont les ennemis mêmes de Jésus-Christ conçurent de l'admiration : Et audientes mirati sunt (1) ; mais en sorte, remarque saint Jérôme, qu'avec ce sentiment d'admiration qui devait les attacher à cet Homme-Dieu, ils remportèrent néanmoins tout leur endurcissement et toute leur infidélité : Infidelitatem cum admiratione reportantes.

Mon dessein est de vous expliquer, mes chers auditeurs, cette divine réponse et cette importante maxime de notre adorable Maître, parce qu'elle contient un des devoirs les plus essentiels de la justice chrétienne. Je ne m'arrêterai point aux mystiques interprétations de quelques Pères, et de quelques prédicateurs après eux. Je m'en tiens à la lettre ; et dans le sens le plus naturel, je viens vous dire avec Jésus-Christ : Reddite ; Rendez-vous mutuellement, mes Frères, ce que vous vous devez les uns aux autres. Soyez pour le prochain aussi fidèles que vous voulez qu'il le soit pour vous; et si par usurpation vous aviez attenté sur ses droits, que votre premier soin soit de les réparer par une prompte et légitime restitution : Reddite ergo quœ sunt Cœsaris Cœsari ; après cela vous pourrez rendre à Dieu ce qui lui appartient : Et quœ sunt Dei Deo.

Mais que dis-je, et quel ordre ! N'est-ce pas à Dieu que nous devons d'abord penser; et dans la concurrence, ne doit-il pas être satisfait préférablement à tout autre? les intérêts du prochain peuvent-ils entrer en parallèle avec les

 

1 Matth., XXII, 22.

 

siens, et toute réparation due à sa justice ne tient-elle pas le premier rang entre nos obligations? D'où vient donc que Jésus-Christ paraît établir un ordre tout contraire? Ce n'est pas, répond le docteur angélique saint Thomas , que l'intérêt du prochain doive l'emporter sur l'intérêt de Dieu ; mais c'est que l'intérêt de Dieu est nécessairement renfermé dans l'intérêt du prochain, et qu'il n'est pas possible que nous nous acquittions auprès du prochain sans nous acquitter par là même auprès de Dieu, qui en est le protecteur et comme le tuteur. Ainsi, Chrétiens, souffrez que je me borne précisément à ces paroles : Reddite quœ sunt Cœsaris Cœsari ; Rendez à César ce qui appartient à César, et que je vous parle aujourd'hui de la restitution par rapport aux biens de fortune. Je me promets beaucoup de cette matière ; elle est morale, elle est instructive, elle est capable de remuer les plus secrets ressorts de vos consciences. Demandons les lumières du Saint-Esprit par l'intercession de Marie. Ave, Maria.

 

Saint Chrysostome, parlant des injustices qui se commettent contre le prochain, et en particulier des usurpations, soit violentes, soit frauduleuses, dont la société humaine est continuellement troublée, a fait une réflexion bien solide, quand il a dit que l'injustice était de tous les désordres du monde celui que l'on condamnait, que l'on détestait, que l'on craignait le plus dans les autres ; mais en même temps que l'on négligeait, que l'on tolérait, que l'on fomentait davantage en soi-même. Il est étrange, disait ce saint docteur, de voir le soin avec lequel nous nous précautionnons contre la mauvaise foi des hommes à notre égard, et cependant le peu de défiance que nous avons de notre mauvaise foi envers eux. Nous sommes vigilants et attentifs pour empêcher que ceux qui traitent avec nous ne nous fassent le moindre tort, et à peine pensons-nous jamais au tort que nous leur faisons. Quoique la charité nous oblige à croire que notre prochain est équitable, la prudence nous fait prendre des mesures avec lui comme s'il n'avait nulle équité ; et parce qu'il peut être injuste, nous nous gardons de lui comme s'il l'était en effet. Au contraire, quoique la connaissance que nous avons de nous-mêmes nous convainque qu'il y a dans nous un fonds inépuisable d'iniquité, l'amour-propre qui nous aveugle fait que nous ne nous en défions presque jamais : et néanmoins, ajoute saint

 

411

 

Chrysostome, il est évident que l'iniquité dont on use envers nous est bien moins préjudiciable que celle dont nous usons envers autrui, puisque dans les maximes du salut c'est un mal sans comparaison plus grand de tromper que d'être trompé, de faire l'injustice que de la souffrir, de dépouiller le prochain que d'être dépouillé soi-même. Le monde n'en juge pas de la sorte; mais la foi, qui est notre règle, établit ce point de morale comme une vérité Infaillible, dont il ne nous est pas permis de douter. Il s'ensuit donc qu'un  homme chrétien qui veut vivre selon les principes de la loi de Dieu doit avoir plus de délicatesse pour ne pas blesser les intérêts de son frère que pour conserver les siens propres ;  et que sa principale étude ne devrait pas être de se préserver de la mauvaise foi de ceux qui l'approchent, mais de préserver ceux qui l'approchent et de se préserver soi-même de la sienne. Cette conséquence passerait même   dans le  paganisme pour indubitable ; jugez si elle peut être contestée dans la religion de Jésus-Christ. Or, voilà, mes chers auditeurs, l'important secret que je dois aujourd'hui vous découvrir, pour vous faire prendre selon Dieu une conduite sure, et pour vous mettre à couvert de la rigueur de ses jugements : cette exactitude de conscience, cette fidélité inviolable, cette horreur de tout ce qui ressent l'injustice. Et si vous m'en demandez la raison, la voici, avec le précis et l'abrégé de tout ce discours.

C'est que je remarque quatre choses qui doivent nécessairement produire en nous ces saintes dispositions : la facilité de s'approprier injustement le bien d'autrui : c'est la première; et la difficulté infinie de restituer ce bien quand on en est une fois saisi : c'est la seconde ; l'impuissance fausse et prétextée dont on se pare communément lorsqu'il s'agit de cette restitution : c'est la troisième ; et la véritable impossibilité de se sauver sans cette restitution : c'est la dernière. Prenez garde, Chrétiens : si de ces quatre choses ainsi proposées, vous eu étiez une seule, c'est-à-dire s'il était rare et extraordinaire dans le monde de s'emparer, contre les lois de la conscience, du bien du prochain; ou qu'après s'en être emparé, la restitution en fût aisée : si la difficulté de la faire allait jusqu'à l'impossible, ou du moins que l'obligation n'en fût pas absolument indispensable, j'avoue que le péché dont je parle n’aurait pas des suites si pernicieuses ni si funestes pour le salut. Mais quand j'avance tout à la lois ces quatre propositions également constantes : rien de plus aisé que de se trouver devant Dieu coupable d'une injustice, et rien de plus difficile que de la réparer; rien de plus faux que l'impossibilité prétendue par la plupart des hommes de faire cette réparation, et rien de plus vrai que l'impossibilité du salut sans cette réparation: ah ! Chrétiens, il n'y a point d'homme, pour peu qu'il soit engagé dans le commerce du monde, qui ne doive trembler, et qui ne doive tous les jours se citer soi-même devant le tribunal de Dieu, pour y rendre sur ce sujet un compte exact. Développons ces grandes vérités. Je traiterai les deux premières dans la première partie, et les deux autres dans la seconde. C'est tout le partage de cet entretien.

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

De quelque apparence d'équité que le monde se pique, et quelque raffinée d'ailleurs que puisse être la prudence du siècle pour se garantir de l'injustice et de l'usurpation, je le répète, Chrétiens, rien n'est plus aisé ni plus commun parmi les hommes que de se trouver, sans y penser même, chargé du bien d'autrui. Et saint Chrysostome, examinant d'où peut naître cette facilité malheureuse, a fort bien dit qu'elle vient originairement de deux chefs : de la cupidité qui est en nous, et des occasions continuelles qui sont hors de nous. Car la cupidité qui est en nous nous fait regarder avec jalousie le bien du prochain, et les occasions où nous sommes nous mettent souvent en pouvoir de le lui enlever. Or, ce pouvoir joint à cette jalousie, c'est ce qui entretient dans le monde le péché d'injustice, et ce qui nous le rend si facile. Ainsi raisonne ce saint docteur; et en effet, si dans la recherche et dans l'usage des biens de la terre nous n'agissions, ou que par le mouvement de la grâce, ou que par la lumière de la raison, ou même que par la simple inclination de la nature, ce péché dont le désordre est si général ne serait pas à craindre pour nous. Car la nature, qui ne demande que le nécessaire, se contenterait aisément du peu qu'elle a ; la raison, qui fait justice à un chacun, n'aurait garde de prétendre à ce qui ne lui appartient pas; et la grâce, qui porte même jusqu'à se dépouiller du sien, serait bien éloignée de nous autoriser à prendre ce qui est aux autres. Mais aujourd'hui ce n'est ni la grâce, ni la raison, ni la nature même qui nous gouverne, c'est la passion. C'est cette concupiscence dont parle l'Ecriture, qui infecte tout le corps de nos actions, et, pour

 

412

 

user du terme du Saint-Esprit, qui enflamme tout le cercle et tout le cours de notre vie : Inflammat rotam nativitatis nostrœ (1). Or la concupiscence ne dit jamais: C'est assez; au contraire, plus elle a, plus elle veut avoir, se persuadant toujours que tout lui manque, et, par un prodige d'aveuglement que saint Ambroise a remarqué, se faisant une infinité de besoins auxquels elle tâche, à quelque prix que ce soit, de satisfaire. Et parce qu'elle ne trouve pas de quoi remplir tous ces besoins imaginaires dans le peu de bien qui lui est échu selon les ordres de la Providence (Dieu même, tout Dieu qu'il est, dit saint Augustin, ne pouvant contenter un avare), que fait-elle? Ce qu'elle ne trouve pas dans son fonds, elle le cherche dans le fonds d'autrui, et elle considère le bien du prochain comme le supplément de son indigence. Voilà le caractère de cette passion.

Or, pour cela il n'y a point d'artifice qu'elle n'emploie, point de ruse qu'elle n'invente, point de crime qu'elle ne commette, et à qui elle ne donne même une couleur de vertu. De là c'est elle qui a enseigné aux hommes l'art de pallier les usures; c'est elle qui leur a révélé le mystère des confidences et des simonies ; c'est elle qui leur a suggéré l'usage commode des antidates et des faux contrats; c'est elle qui leur a fait une science des chicanes les plus honteuses et de toutes les supercheries. Oui, Chrétiens, c'est la passion du bien qui a mis en crédit tant d'espèces d'usures différentes dont les noms mêmes étaient inconnus, et que quelques-uns font présentement valoir comme des productions de leur esprit et de leur subtilité, selon le mot de l'Ecriture : Multi quasi inventionem œstimant fenus (2). Ce péché d'usure, qui était condamné dans le paganisme, a trouvé de l'appui chez les chrétiens. La cupidité l'y a introduit, et, pour le justifier, elle l'a fait passer pour un secours de la charité, et pour un soutien nécessaire au commerce public. De peur qu'il n'effrayât les âmes timorées et fidèles, elle a eu soin de le déguiser en mille façons. C'était, si nous l'en voulons croire, une simplicité à nos pères d'estimer l'argent stérile de sa nature ; elle a su le rendre fertile : et, par un miracle bien surprenant, il a paru entre ses mains la chose du monde la plus fructueuse : Hœc pecuniam tanquam humum proponit, dit Zénon de Vérone ; et voici, Chrétiens, comment les premiers Pères de l'Eglise se sont expliqués sur cette matière,

 

1 Jac., III, 6. — 2 Eccli., XXIX, 4.

 

et en quoi ils ont fait consister la malice du péché que je combats : l'avarice regarde son argent comme une terre féconde, le présentant à qui le veut pour attirer celui d'autrui. Mais les paroles qui suivent sont encore bien plus expresses et plus remarquables : Eamque peregrinantem ferali supputations nutrire non desinit, ut summam quœrat, non quam commodatio dedit, sed quam pepererint armati numero dies et anni : Pendant qu'elle promène cet argent de main en main, elle ne cesse point de l'augmenter par une funeste supputation d'intérêts, exigeant ceci pour cela, jusqu'à ce qu'elle ait recueilli une somme, non pas égale au prêt qu'elle a fait, mais enflée du surcroît détestable que lui ont produit les années, les mois, les jours, armés, pour ainsi dire, de leur nombre, et devenus terribles par leur multitude : Armati numero dies et anni. Pouvait-on dépeindre l'usure sous des traits plus forts et plus marqués?

Il en est de même de tous les autres désordres du siècle. Car n'est-ce pas cet amour déréglé des biens temporels qui nous a appris ce secret, maintenant si connu, de trafiquer et de vendre jusque dans le sanctuaire, de faire négoce du patrimoine des pauvres et des bénéfices de l'Eglise, de les exposer comme à l'enchère sous ombre de permutations, d'en tirer des tributs et des pensions sans aucun titre même apparent, d'en compter les revenus parmi les choses dont on se croit maître, d'en rechercher la pluralité, et de les multiplier autant qu'il est possible ? Abus qui crient au ciel vengeance de tant de profanations et de sacrilèges; et, ce qui est encore plus capable de nous toucher, abus sujets aux affreuses conséquences de la restitution. N'est-ce pas, dis-je, la cupidité qui leur a donné naissance? Saurait-on tant de stratagèmes et userait-on de tant de détours, de tant de surprises et de tant de fourberies en matière de procès, si l'on n'était possédé de ce démon? Et tant de contrats simulés qui se font tous les jours au mépris des lois divines et humaines, les uns pour frustrer de ses droits un seigneur, les autres pour exclure un créancier, ceux-ci au préjudice d'un pupille, ceux-là contre l'intérêt du prince et du peuple, ne sont-ce pas autant d'inventions de cette concupiscence dont le charme commence par les yeux et empoisonne bientôt le cœur? Voilà, mes chers auditeurs, la première cause de l'extrême facilité qu'on trouve à commettre des injustices; disons mieux, voilà d'où vient la difficulté et souvent l'impossibilité morale de

 

413

 

n'en commettre pas. Car il n'y a qu'à vivre comme Ton vil, et qu'à suivre le cours ordinaire du monde, pour être infailliblement emporté par ce torrent. Ah ! Chrétiens, qu'il est donc aisé d'y faire un triste naufrage !

Ajoutez à cela les occasions presque continuelles qui s'offrent à nous, et qui sont autant de pièges presque inévitables tendus de toutes parts à la convoitise des hommes. Car de croire qu'il n'y ait de violence et de vols que ceux qui se font dans les forêts et dans des lieux écartés, c'est une erreur trop grossière pour vous l'attribuer; et vous êtes trop éclairés pour ne savoir pas que, comme il y a des larcins qui n'osent se produire et qui donnent de la confusion, aussi y en a-t-il dont les hommes ne rougissent point, et qui se commettent dans les conditions les plus éclatantes, suivant cette parole du philosophe : Multi furto non erubescunt. En effet, poursuit-il, on voit tous les jours les plus petits brigandages punis selon la sévérité des lois, pendant que les plus grands, que les plus scandaleux, que les plus énormes se soutiennent non-seulement avec impunité, mais avec honneur; pendant qu'ils marchent en triomphe, et qu'ils insultent en quelque façon aux larmes des misérables : Nam et minora latrocinia pumuntur, dum magna feruntur in triumphis. Mais ne parlons point de ceux-là, Chrétiens ; arrêtons-nous à nous-mêmes, et reconnaissons ce qu'il serait important que nous eussions sans cesse devant les yeux, que les occasions d'usurper le bien d'autrui nous sont très-présentes, et qu'elles nous assiègent de tous côtés. Telle est la nature et telles sont les suites de la société qui est entre les hommes. Un domestique a le bien de son maître entre les mains : s'il manque de religion et de conscience, c'est une tentation pour lui journalière, et à laquelle il lui est difficile de résister. Un marchand négocie, il donne et il reçoit; s'il n'est homme de probité, et s'il ne craint Dieu, c'est une matière qu'il a toujours prête pour allumer et pour satisfaire son avarice. Qu'est-ce que la plupart des charges et des emplois, sinon autant de spécieux moyens pour prendre commodément et honorablement ? Qu'est-ce que la profession d'un juge, sinon un perpétuel danger de préjudicier aux intérêts des parties dont il a les différends à terminer? Qu'est-ce que la condition d'un officier de guerre, sinon une espèce de nécessité de ruiner ceux mêmes dont on a entrepris la défense ? Ainsi de tous les autres états. Il y a plus, dit le chancelier Gerson : tout homme qui doit, quelque légitime que soit l'engagement de la dette qu'il a contractée, est actuellement saisi du bien de son prochain ; et s'il n'acquitte pas cette dette dans le temps prescrit, il commence à retenir injustement ce bien ; et tandis qu'il le retient de la sorte, c'est comme s'il l'enlevait à chaque moment ; et quoiqu'il le relâche dans la suite par un paiement ou volontaire ou forcé, le péché de l'avoir retenu n'en est pas moindre devant Dieu. Or, qu'y a-t-il dans le monde de plus commun que tout cela? D'où il faut conclure que les grands, les riches, les hommes constitués en dignité , qui semblent être les plus éloignés de l'usurpation et du larcin, sont néanmoins ceux qui s'y trouvent les plus exposés. Car ce riche mondain , au milieu de sa grandeur et de sa magnificence, est chargé du bien d'une infinité de pauvres ; du bien d'un domestique qui le sert, du bien d'un artisan qui travaille pour lui, du bien d'un marchand qui le fournit : et ce bien, sans qu'il y prenne garde , est autant le sujet de ses iniquités que de sa honte. Les pauvres peuvent lui nuire d'une façon, et il peut nuire aux pauvres de l'autre : comment ? je l'ai dit, par les occasions où l'engage même la Providence.

Devez-vous donc, Chrétiens, vous étonner qu'il y ait une facilité si grande à tomber dans le désordre et l'injustice ? et faut-il demander après cela pourquoi le Sage, qui était éclairé des lumières de l'Esprit de Dieu, cherchait partout un homme qui eût les mains nettes du bien d'autrui ; l'appelant un homme de miracles, disant qu'il voulait faire son éloge, l'élevant jusques au ciel et le canonisant dès cette vie : Quis est hic, et laudabimus eum (1) ? Oui, mes Frères, reprend saint Chrysostome, c'est un miracle de la grâce d'être tous les jours dans l'occasion et dans le pouvoir de s'emparer du bien d'autrui, et de ne se trouver jamais saisi que du sien propre. Ce qui me surprend et ce que j'ai cent fois déploré, c'est de voir des gens livrés, comme dit saint Paul, à la corruption de leurs désirs, outre ces occasions générales d'attenter sur le bien du prochain, en rechercher de particulières, s'y ingérer d'eux-mêmes, les poursuivre avec ardeur, et former mille intrigues pour y parvenir. Vous savez, Chrétiens, quelle est leur ambition : c'est d'avoir des deniers à manier, c'est d'entrer dans un traité , c'est d'obtenir une commission. Voilà le plus haut point de leur fortune ; et vous savez quelle commission est la plus considérable et la plus importante dans leur estime ;

 

1 Eccli., XXXI, 9.

 

414

 

celle où il y a plus d'affaires, c'est-à-dire celle où il y a plus de péril, celle où il est plus à craindre de se damner, celle où un homme, s'il veut oublier les lois de la religion et les violer, le peut plus sûrement et plus avantageusement. Car voilà l'idée véritable de ce genre d'emplois, et voilà ce qui les distingue : le pouvoir de faire plus ou moins de mal.

Ah! mon cher auditeur, que ces sentiments sont opposés au vrai christianisme, et qu'ils s'accordent peu avec la conscience ! Car je vous dis, moi, que du moment que vous ambitionnez ces emplois, ces emplois sont pernicieux pour vous ; et ne les connaissez-vous pas assez pour savoir qu'en les exerçant vous pouvez vous procurer mille profits injustes; et n'avez-vous pas assez d'expérience de vous-même pour voir qu'en même temps que vous le pourrez, vous serez dans le danger prochain de le vouloir ? Or cela étant, s'il arrivait même que vous y fussiez destiné et appelé, ne feriez-vous pas de bonne foi, ou du moins ne devriez-vous pas faire les derniers efforts pour les éviter, bien loin de vous y pousser? Ce sont des emplois, me direz-vous , où il faut quelqu'un ; et pourquoi ne sera-ce pas moi aussi bien qu'un autre? Mais je vous réponds ce que j'ai déjà répondu plus d'une fois sur une matière à peu près semblable, que s'il y faut quelqu'un, c'est quelqu'un qui craigne d'y être , quelqu'un qui tremble en y entrant, quelqu'un qui gémisse et qui s'afflige sincèrement d'en porter la charge. Voilà celui qu'il y faut : celui-là s'y pourra sauver, et s'y comportera avec honneur. Mais c'est un emploi avantageux , et où l'on peut s'enrichir en peu de temps. Eh ! n'est-ce pas pour cela même que vous devez l'appréhender, puisque c'est un oracle de votre foi que quiconque veut devenir riche en peu de temps, ne peut guère être juste selon Dieu : Qui festinat ditari, non erit innocens (1). Permettez-moi , mes Frères, de faire ici une réflexion. Vous en faites souvent de politiques sur les affaires du monde : En voici une chrétienne , que la politique la plus intéressée ne détruira pas. Toutes les règles de la conscience vous apprenaient qu'il n'est rien de plus contraire au salut qu'un emploi où il est aisé de s'enrichir : mais toutes les règles de la conscience n'avaient pas assez de force pour vous le faire fuir dans cette vue. Qu'a fait Dieu? il a permis que les considérations humaines vinssent au secours de votre devoir, et que l'intérêt même temporel vous obligeât à ne plus

 

1 Prov., XXVIII, 20.

 

tant désirer ce qui se trouvait sujet à tant de recherches et à de si tristes décadences. Je ne sais si vous profiterez de cette leçon , mais malheur à ceux pour qui ce dernier remède de la miséricorde et de la sagesse divine n'aura d'autre effet que d'exciter leurs murmures et de les jeter dans le désespoir ! Vous m'entendez, et il n'est pas nécessaire que je m'explique davantage.

Mais revenons. C'est donc une chose très ordinaire et très-facile parmi les hommes que de commettre l'injustice sur ce qui concerne le bien d'autrui. Est-il aussi facile et aussi commun de la réparer après l'avoir commise? Je vous le demande , Chrétiens : c'est à vous-mêmes que j'en appelle, et à ce long usage du monde que vous avez encore plus que moi. En voyons-nous aujourd'hui beaucoup qui, pour satisfaire au christianisme et à la loi de Dieu, prennent le parti de restituer un bien mal acquis? Je ne veux que cette preuve de ma seconde proposition. Où voit-on aujourd'hui des exemples pareils à ceux que rapportait saint Augustin pour l'édification du peuple de Dieu? Je veux, mes Frères, disait ce grand homme dans le livre des Cinquante Homélies, je veux vous faire part de ce que j'ai vu, et de ce qui m'a donné l'idée sensible d'une solide religion. Je veux, pour exciter votre piété, lui proposer ce que fit un pauvre de Milan, réduit dans une extrême indigence des biens de la terre, mais parfaitement riche des trésors du ciel. Il avait trouvé deux cents pièces d'or, et cette somme, en se l'appropriant, pouvait lui tenir lieu d'une ample fortune ; mais aussi lui eût elle été la matière d'un crime. Le voilà donc dans le trouble : plus affligé d'avoir, quoique innocemment, ce qui n'est pas à lui, que celui même à qui la somme appartient, de l'avoir perdue. Il s'informe, il cherche, il use de toutes les diligences pour savoir qui a fait cette perte; il le trouve, et transporté de joie, il lui remet tout entre les mains. Celui-ci, par une juste reconnaissance, lui offre vingt pièces de celte monnaie; mais le pauvre refuse de les accepter. L'autre le presse au moins d'en recevoir dix; mais le pauvre persiste dans son refus. Enfin, piqué d'une si sainte générosité, le maître lui abandonne la somme entière, protestant qu'il n'y prétend rien : Et moi, répond le pauvre, j'y prétends encore beaucoup moins ; puisque je n'ai en effet nul droit d'y prétendre. Exemple mémorable : et quel combat, mes Frères, s'écrie saint Augustin, quelle contestation ! Mais où sont maintenant les imitateurs d'une

 

415

 

telle fidélité; c'est-à-dire, où sont lésâmes délicates jusqu'à ce point sur l'intérêt d'autrui, qu'une chose trouvée leur soit un fardeau dont elles ont impatience de se décharger? Je dis un fardeau, parce qu'il leur impose devant Dieu l'obligation d'une enquête exacte et d'une fidèle restitution. Quoi qu'il en soit, où sont-elles ces âmes pleinement désintéressées? Où voit-on, demande le même Père, dans l'excellente lettre qu'il écrivait à Macédonius, où voit-on un homme du barreau, après avoir défendu et gagné une cause injuste, se mettre en devoir de réparer le dommage dont il est l'auteur? Où voit-on des juges, touchés d'un remords salutaire, rendre à des parties lésées ce qu'ils leur ont enlevé par un jugement inique et de mauvaise foi? Où voit-on des ecclésiastiques restituer les fruits des bénéfices qu'ils possèdent sans en accomplir les charges? Avec cette seule figure j'aurais de quoi convaincre et de quoi confondre tous les états qui composent le monde chrétien.

Mais je laisse ces sortes d'abus ; et voyez seulement, mes chers auditeurs, la peine que témoignent certains riches et certains grands du monde quand il s'agit d'acquitter des dettes légitimement contractées , et la violence qu'ils se font, ou plutôt qu'il leur faut faire pour arracher d'eux un paiement dont ils conviennent les premiers qu'ils ne peuvent se défendre. Par combien de paroles et de vaines promesses n'éludent-ils pas les poursuites d'un créancier? Combien de rebuts ne l'obligent-ils pas à essuyer? De combien de retardements et de remises ne fatiguent-ils pas sa patience : et cela, sans prendre garde aux effets terribles et aux engagements de conscience dont une semblable dureté est nécessairement suivie? Car s'il n'était question que des bienséances et des raisons humaines, quoiqu'il n'y ait rien, même selon le monde, de plus indigne que ce, procédé, je n'insisterais pas là-dessus. Mais quand il y va du salut éternel, si je ne m'en expliquais avec tout le zèle et toute la force que requiert le sacré ministère que j'exerce , ce serait être prévaricateur. Or il y va du salut, Chrétiens ; et de quelque prétexte que vous cherchiez à vous autoriser, la théologie la plus indulgente et la plus commode ne peut rien rabattre de cette décision. Cependant vous savez ce qui arrive, surtout parmi les grands du siècle. On traite un homme d'importun et de misérable parce qu'il demande son bien, et ce misérable est contraint de poursuivre une dette comme s'il poursuivait une grâce, parce que c'est à un grand qu'il a affaire ; n'en obtenant jamais d'autre réponse sinon qu'il n'y a rien encore à lui donner , quoiqu'en même temps il y ait tout ce qu'il faut pour cent dépenses superflues, quoiqu'il y ait tout ce qu'il faut pour le luxe, quoiqu'il y ait tout ce qu'il faut pour le jeu, quoiqu'il y ait tout ce qu'il faut pour le crime. Et avec cela peut-être ne laisse-t-on pas d'affecter tout l'extérieur de la dévotion , et de se déclarer pour la morale la plus étroite.

Ah! mes chers auditeurs, souffrez que je vous le dise ici avec douleur, voilà l'un des obstacles à la conversion les plus invincibles que les gens du monde aient à surmonter : cette difficulté de rendre au prochain ce qui lui est dû. Voilà ce qui les endurcit, voilà ce qui étouffe dans eux les mouvements de la grâce, voilà ce qui les rend esclaves du démon, et ce qui les tient si opiniâtrement éloignés de Dieu. Ils viennent, disait saint Augustin, faisant le portrait et le caractère de ce genre de pécheurs , c'est-à-dire de ces usurpateurs et possesseurs du bien d'autrui, ils viennent se prosterner devant les autels, les yeux baignés de larmes, le cœur plein d'amertume et de repentir. Ils s'accusent, ils se condamnent, et ils veulent, à ce qu'il paraît, se réconcilier parfaitement avec Dieu. Mais quand on leur parle de restituer, c'est là qu'ils commencent à se démentir et à changer de langage. Jusque-là ils écoutent le prêtre comme le lieutenant de Dieu, ils se soumettent à lui comme à leur juge, ils lui obéissent comme au pasteur et au médecin de leur âme : quoi qu'il exige d'eux et qu'il leur ordonne, tout leur semble aisé. Mais vient-il à leur prescrire une restitution, dès là ils le prennent lui-même à partie, et, dans le désespoir de le gagner, ils en cherchent un autre plus traitable, un autre moins embarrassant, un autre qui les trompe et qui se damne avec eux. Vous diriez que le ministre de Jésus-Christ devient en un moment leur ennemi parce qu'il s'arme d'un zèle d'équité pour l'intérêt du prochain. Cette résistance, poursuit saint Augustin, nous force souvent à employer contre eux toute la rigueur de la discipline de l'Eglise; et quand ils s'opiniâtrent à retenir ce qu'ils possèdent injustement, nous nous faisons une loi de leur refuser ce que Dieu nous a confié , et de leur retrancher l'usage des divins mystères : Nolentes autem reddere arguimus, increpamus, sancti altaris communione privamus. Mais, hélas ! que ces remèdes sont communément faibles et impuissants ; et qu'il y en a peu qui se déterminent à

 

416

 

restituer, pour être ensuite rétablis dans la participation du corps de Jésus-Christ, qui est le souverain bien des justes sur la terre ! D'où vient cela ? c'est qu'il n'y a rien dans le fond qui répugne davantage et qui soit plus contraire au naturel de l'homme, que de se dessaisir des choses qui flattent sa cupidité. Ingemiscimus gravati, disait l'Apôtre, quoique en un autre sens, eo quod nolumus exspoliari (1). Nous gémissons sous le poids de l'iniquité qui nous accable, parce que nous ne pouvons nous résoudre à nous dépouiller de cette possession criminelle contre laquelle il y a si longtemps que notre conscience réclame, et qu'elle ne cessera jamais de troubler par le ver intérieur qu'elle excite en nous. Eh ! quoi, dit un mondain délibérant avec soi-même sur une importante restitution, faudra-t-il donc ruiner mes enfants, en leur ôtant ce qu'ils ont toujours envisagé comme l'héritage de leur père ; et, tout innocents qu'ils sont de mon injustice, auront-ils la disgrâce et le malheur d'en porter la peine? Faudra-t-il déchoir du rang que je tiens dans le monde, et d'une fortune opulente me voir réduit dans une vie obscure? Faudra-t-il me faire connaître pour ce que je suis, pour un ravisseur du bien d'autrui ; et en le restituant, exécuter contre moi-même un jugement si sévère? Où prendre de quoi réparer toutes les injustices dont je me sens coupable? Où trouver ceux qui les ont souffertes et à qui je devrais satisfaire? Toutes ces raisons se présentent à son esprit, le jettent dans la confusion et dans le trouble, le portent à des désespoirs, lui donnent des dégoûts de sa religion, lui en rendent l'exactitude odieuse, le tentent de ne plus rien croire, le mettent au terme de tout risquer et de mourir impénitent; en un mot, lui représentent cette restitution plus fâcheuse que la mort même, et, malgré les sollicitations pressantes de l'Esprit de Dieu, lui font conclure : Non, je ne le puis. Vous ne le pouvez, mon cher auditeur? Ah! plût à Dieu que cette parole fût sincère et véritable ; et qu'au lieu de l'extrême difficulté dont je conviens, elle signifiât dans vous une impuissance absolue ! quelque déplorable que lut votre sort, votre salut du moins serait hors de risque : car si vous n'aviez pas de quoi satisfaire les hommes, vous auriez de quoi contenter Dieu. Mais la question est de justifier cette impuissance dont vous vous prévalez; et je vais vous faire voir qu'il n'est rien de plus faux que le prétexte de cette impossibilité alléguée par

 

1 2 Cor., V, 4.

 

 

la plupart des hommes en matière de restitution, comme aussi rien n'est plus vrai que l'impossibilité réelle du salut sans la restitution. C'est le sujet de la seconde partie.

 

DEUXIÈME   PARTIE.

 

Je le dis, Chrétiens, et il est vrai que cette impuissance qu'allèguent les hommes du siècle pour se dispenser de restituer le bien d'autrui, est presque toujours chimérique, vaine, mal fondée, et qu'elle ne subsiste que dans les idées de l'amour-propre et du propre intérêt. En voulez-vous être convaincus? Appliquez-vous. Car il n'y a pour cela qu'à examiner les prétendues raisons que j'ai déjà marquées, et les excuses que l'esprit du monde ne manque pas de suggérer à ses partisans, pour les entretenir dans une erreur aussi grossière que lest celle dont j'entreprends de vous détromper, raisons qui se détruisent d'elles-mêmes, et qu'il suffit d'exposer dans une simple vue, pour vous en faire d'abord comprendre le peu de solidité.

Car que dit l'un ? que s'il restitue il ruine sa famille : voilà le premier prétexte et le plus apparent. Mais ne vaut-il pas mieux ruiner ses enfants que de les damner? C'est la réponse de saint Chrysostome, qui dans un mot devrait fermer la bouche à l'iniquité du siècle. Je vais plus avant, et je soutiens que bien loin de ruiner ses enfants en restituant un bien mal acquis, on les ruine tout à la fois et on les damne en ne restituant pas : ce qui revient au même principe. Et en effet, reprend éloquemment saint Chrysostome, cet héritage d'autrui que vous possédez, et qu'une tendresse malheureuse vous fait réserver pour vos enfants, changera-t-il de nature entre leurs mains? Cessera-1-il d'être à autrui, parce que vous les en aurez injustement pourvus? L'obligation de le rendre s'éteindra-t-elle dans votre personne? Ne passera-t-elle pas de vous à eux et n'en seront-ils pas les héritiers, aussi bien et encore plus que de la chose même que vous leur voulez conserver ? De là jugez lequel des deux doit être leur ruine : de leur ôter ce bien, ou de le leur laisser. Car si vos enfants se trouvent plus consciencieux et plus chrétiens que vous, s'ils ont assez de courage pour faire ce que vous n'avez pas fait, et pour restituer ce que vous vous serez opiniâtre à retenir, que leur laissez-vous? la peine d'une restitution onéreuse, jointe au danger d'une affreuse tentation. Et s'ils sont assez durs et assez aveugles pour vouloir suivre votre exemple, en ne restituant

 

417

 

pas ce que votre ambition ou votre avarice a usurpé sur le prochain , que faites-vous? vous les rendez complices de votre péché, et par l'amour le plus cruel vous les enveloppez avec vous dans le malheur de votre éternelle réprobation. Quoi donc? ajoute saint Chrysostome, espérez-vous que votre mauvaise foi leur servira de caution auprès de Dieu? Voudriez-vous que Dieu, qui est la sainteté et l'équité même, fit prospérer dans vos enfants l'impie qu'il a eu en horreur et qu'il a détesté dans vous? Et si par des ressorts secrets de sa providence il permettait qu'une succession aussi mal établie que celle-là lut suivie de quelque prospérité, n'est-ce pas cette prospérité même qui devrait vous faire trembler, et vous tenir lieu de la plus funeste de toutes les malédictions ? Par conséquent rien de plus frivole que la crainte d'une prétendue ruine de vos enfants. Ce n'est point proprement les ruiner que de les réduire à l'état où ils doivent être. Mais avançons.

Un autre dit : Je suis obligé de maintenir mon état : et du moins dans ma condition puis-je garder  ce qui m'est nécessaire pour une honnête médiocrité. El moi je réponds que le premier devoir d'un chrétien est de restituer, et non pas de maintenir son état; et que si l'état a quelque chose d'incompatible avec la restitution,  non-seulement vous n'êtes plus obligé de le maintenir, mais que la loi de Dieu indispensable  est que   vous y renonciez. Et qu'est-il nécessaire, mon cher auditeur, que vous mainteniez ainsi votre état dans le monde? Il est nécessaire que Dieu soit obéi, et que chacun ait le sien : mais il est indifférent que vous occupiez telle place, et que vous soyez plus ou moins élevé. Vous ne pouvez satisfaire à telles dettes en soutenant la dépense de votre maison: Eli bien ! retranchez cette dépense, diminuez ce nombre de domestiques, réglez votre table, soyez plus modeste dans vos habits, passez-vous de cet équipage dont tant de personnes plus qualifiées que vous ont su en effet se passer. Vivez dans la simplicité et la retraite, et faites tout cela dans cet esprit de justice qui est l'âme du christianisme. Voilà en quoi consiste la vraie piété ; et hors de là, tout ce que vous faites pour Dieu n'est qu'hypocrisie, toutes vos dévotions sont autant d'abus. Il vous est impossible de réparer le tort que vous avez fait, si vous ne prenez la résolution de vous cacher désormais et de vous ensevelir dans les ténèbres. Ce parti vous coûtera, j'en conviens ; mais il n'y a point de théologien qui ne vous y condamne : et en vous y condamnant vous-même, vous ne ferez rien de pur conseil ni de subrogation. Descendez d'un rang où le péché vous a fait monter, et bornez-vous à celui où la Providence vous a fait naître. Il n'est rien de plus raisonnable, ni de plus conforme à toutes les règles de la probité naturelle et chrétienne. Je n'en veux que votre propre témoignage, et jugez-en par vous-même. Car dites-moi quel sentiment vous auriez d'un homme qui, tenant en ses mains votre bien, refuserait de le remettre dans les vôtres, parce qu'il le croirait nécessaire à l'entretien de sa condition? Ne lui diriez-vous pas qu'il a bonne grâce de vouloir s'entretenir dans sa condition à vos dépens, et, de quelque manière qu'il pût l'entendre, ne lui représenteriez-vous pas que votre bien est votre bien, et qu'il ne vous a pas été donné pour servir de ressource à sa mauvaise fortune? Or appliquez-vous cette réponse, et vous reconnaîtrez que le prétexte de votre état n'est donc pas un titre solide que vous puissiez opposer au précepte étroit et rigoureux de restituer le bien d'autrui.

Mais s'il faut que je restitue, je n'aurai pas même le nécessaire à la vie. C'est la difficulté que se propose saint Augustin dans l'explication du psaume cent vingt huitième. Observez, je vous prie, la décision de ce Père, qui fut par excellence le casuiste, ou pour mieux dire l'oracle de son temps, et qui mérite bien d'être encore  celui   de notre   siècle.   Audet aliquis dicere : Non habeo aliud unde vivam ; Quelqu'un me dira : Il ne me reste pour vivre que ce seul secours, et je n'en ai point d'autre. Abus, reprend le  saint docteur; car un voleur public et un enchanteur pourraient tenir le même langage quand on Les presse de renoncer à leurs infâmes   pratiques,   puisque   l'un  et l'autre est en  possession de ne subsister que par le larcin ou par les maléfices : Hoc et mihi latro, hoc et male ficus diceret. Mais on leur peut répondre que, s'il est vrai qu'ils en soient venus à cette extrémité, il  y a une  Providence en qui ils sont obligés de se confier; et que ce n'est point dans ces commerces d'iniquité, mais dans la piété des fidèles, qu'ils doivent chercher le soulagement de leur misère. Je dis le même à tout chrétien chargé d'une restitution. Ce n'est point sur le bien d'autrui, surpris par artifice et retenu par violence, qu'il doit compter pour avoir de quoi fournir à ses besoins : mais c'est sur le bon usage des talents de l'esprit, qu'il a reçus de Dieu; c'est sur la santé dont il jouit, utilement employée; c'est, au défaut de tous les deux,

 

418

 

sur la charité publique, qui ne lui manquera jamais. Qu'il ait recours à ces moyens, j'y consens et je l'y exhorte. Il peut s'en faire un mérite et une vertu ; mais il ne peut sans crime retenir un bien qui n'est point à lui.

L'honneur a quelque chose en cette matière de plus délicat, et il y en a qui se croient dans l'impuissance de restituer, parce qu'ils se persuadent ne le pouvoir faire sans se déshonorer. Combien sont assez préoccupés de l'amour d'eux-mêmes pour prétendre que le moindre degré de ce qu'ils appellent leur réputation doit l'emporter alors sur les plus notables et les plus essentiels intérêts du prochain? Or il faut être ou bien peu éclairé, ou bien malintentionné , disait le chancelier Gerson, pour entrer dans ce sentiment. Bien peu éclairé, si l'on ignore par combien de voies secrètes on peut faire une restitution sans hasarder sa réputation. Bien malintentionné, si, les connaissant, on n'est pas en disposition de les prendre.

Mais enfin, dit-on, de quelque diligence que je puisse user, où trouverai-je toutes les personnes à qui je suis redevable? et, quelque disposé que je sois à restituer, comment satisferai-je à tant de particuliers que j'ai trompés ? Comment dédommagerai-je toute une ville, toute une province dont la dépouille m'a enrichi? Je conviens, mon cher auditeur, que la restitution est plus ou moins difficile selon les conjonctures et la situation différente des choses. Je conviens qu'il y a des affaires tellement embarrassées que l'on n'y peut presque rien démêler. De vouloir là-dessus m'engager dans une discussion exacte, c'est un détail qui ne peut être propre de la chaire, parce qu'il est infini, et qu'il va bien au delà des bornes d'un discours. Il me suffira de vous tracer quelques règles générales, et il ne tiendra qu'à vous de vous les appliquer. La première est d'exciter en vous et de concevoir un vrai désir de réparer, autant qu'il dépendra de vos soins, tous les dommages que vous avez causés. Dès que vous le voudrez bien, que vous en aurez bien compris la nécessité, et que vous serez dans une ferme résolution de ne rien épargner pour cela, il vous viendra dans l'esprit assez de manières et assez d'expédients que je ne puis vous suggérer, et qu'une bonne volonté vous fera bientôt imaginer. La seconde est de les chercher, ces expédients et ces moyens : de les chercher, dis-je, de bonne foi et d'y donner toute l'attention que demande l'importance du sujet. Bien des embarras dès lors, et bien des obscurités où vous ne pensiez pas pouvoir pénétrer commenceront à s'éclaircir, et peut-être verrez-vous s'évanouir tout à coup tous les obstacles qui vous arrêtaient. La troisième est de poser pour principe et de vous bien convaincre que l'obligation de restituer n'est point indivisible; que ce que vous ne pouvez accomplir dans toute son étendue, il le faut au moins faire en partie et selon les facultés présentes; que ce qui ne se peut dans un temps se peut dans l'autre, et qu'il y a plus d'une faconde compenser le tort qu'a reçu le prochain. La quatrième, c'est de s'adresser à un homme intelligent, sage et droit; de lui donner une juste connaissance de votre état, de lui exposer les faits simplement et fidèlement, de ne point chercher à le prévenir ni à le gagner en votre faveur, mais de lui laisser une liberté entière, pour prononcer selon les vues d'une prudence éclairée, et selon les lois de l'équité chrétienne. Avec de telles dispositions et de telles mesures, je prétends que ce qui ne vous semblait pas auparavant praticable vous le deviendra, vous le paraîtra : et que, vous jugeant vous-même dans la justice, vous souscrirez sans résistance à l'arrêt de votre condamnation. Mais parce que la cupidité nous domine, et que, malgré les plus belles démonstrations d'un désir véritable de restituer, on ne le veut que de bouche et qu'en apparence, sans le vouloir réellement et de cœur, qu'arrive-t-il ? On se contente d'un examen superficiel, et la moindre difficulté qui naît, on la prend pour une impuissance absolue. On étouffe mille retours de la conscience, on écarte mille réflexions qu'elle présente, et on les traite de scrupules. Dès qu'on ne peut satisfaire à tout, on conclut de ne satisfaire à rien. On n'en veut croire nul autre que soi-même; ou si l'on veut bien s'en rapporter à quelqu'un, ce n'est que dans la pensée d'en tirer une décision favorable, et que pour se confirmer dans l'idée de cette impossibilité imaginaire dont on se flatte. D'où il s'ensuit que, voulant toujours restituer, ou disant toujours qu'on est dans le dessein de le faire aussitôt qu'on le pourra, on ne le fait jamais, parce qu'on ne pense jamais le pouvoir.

Cependant, mon cher auditeur, point de salut sans la restitution, et c'est la dernière vérité par où je finis. Car, de toutes les obligations à quoi le salut est attaché, il n'en est point de plus étroite que celle-ci, ni qui souffre moins d'adoucissement, de tempérament, d'accommodement. Obligation rigoureuse, dit l'Ange de l'Ecole, soit à l'égard des hommes ministres de Dieu, soit à l'égard de Dieu même. A l'égard

 

419

 

des hommes ministres de Dieu, parce qu'ils n'en peuvent jamais dispenser; à l'égard de Pieu, parce que, s'il le peut, il ne le veut pas. Remarquez, s'il vous plaît, ce que je dis. Dieu adonné aux hommes qui sont ses ministres sur la terre une puissance presque sans bornes. Ils peuvent, en vertu de la juridiction qu'ils exercent, considérée dans sa plénitude, dispenser des lois de l'Eglise les plus saintes, absoudre des censures les plus foudroyantes, relever des serments les plus authentiques, faire cesser l'engagement des vœux les plus solennels, effacer les crimes les plus énormes, remettre les peines et les satisfactions les plus légitimement imposées : ils ont, dis-je, tous ces pouvoirs en mille rencontres. Mais s'agit-il de restituer ? chose étonnante , Chrétiens ! ces hommes, que l'Ecriture  appelle des dieux et qu'elle traite de tout-puissants, ne peuvent plus rien. Ces clefs données à saint Pierre n'ont pas la vertu d'ouvrir le ciel à quelque usurpateur que ce soit, tant qu'il se trouve volontairement chargé du bien de son prochain ; et l'Eglise, à qui il appartient de lier et de délier en tout le reste, nous fait entendre que là-dessus elle a les mains liées elle-même. Ce n'est pas assez; mais selon de très-savants théologiens, après le Docteur angélique, Dieu même, à notre égard et à proprement parler; ne peut user sur cela de dispense. Il peut bien, disent-ils, comme seigneur absolu de toutes choses, transporter la propriété et le domaine de mon bien à celui qui me l'a ravi, parce que je n'ai rien dont Dieu ne soit le maître plus que moi-même. Mais s'il ne fait pas ce transport, et tandis que ce bien est à moi, Dieu, tout Dieu qu'il est, ne peut dégager quiconque me l'a enlevé de l'obligation de me le rendre; pourquoi? parce que cette obligation est nécessairement enfermée dans la loi éternelle et invariable de la souveraine justice. Je sais que d'autres théologiens raisonnent plus simplement, et prétendent que ce pouvoir, qui est en Dieu, de transporter le domaine d'un bien mal acquis, est le même en effet que le pouvoir de dispenser en  matière   de   restitution.   Quoi qu'il en soit, je soutiens que Dieu, quand il aurait ce double pouvoir, ne veut se servir en notre faveur et au préjudice de l'équité ni de l'un ni de l'autre ; qu'il ne l'a jamais voulu, et que jamais il ne le voudra : car c'est l'oracle du Saint-Esprit, et un arrêt prononcé par le grand Apôtre (1), que l'injustice n'entrera point dans le royaume céleste : Neque fur es, neque

 

1 Cor., VI, 10.

 

avari, neque rapaces ,  regnum Dei possidebunt.

Arrêt fondé sur les principes les plus incontestables, et loi tellement nécessaire que, sans cela, le monde ne serait plus, selon l'expression de l'Evangile, qu'une retraite de voleurs. Car si l'on pouvait, sans nulle restitution ni nulle volonté d'en faire, après avoir usurpé le bien d'autrui, rentrer en grâce avec Dieu et prétendre à la possession  de son  royaume, ne serait-ce pas une des plus fortes tentations pour ceux-mêmes à qui il reste quelque fonds de religion ? Quelle sûreté y aurait-il parmi les hommes? et dans la pensée que chacun pourrait impunément garder ce qu'il aurait, quoique injustement enlevé, y a-t-il vexations et iniquités où l'on ne se portât? Et certes, si dans le système présent et dans l'impossibilité actuelle où se trouve tout chrétien de se sauver sans restituer ou sans Je vouloir, le christianisme est néanmoins encore rempli de fraudes, de concussions, d'usures, de chicanes; si, malgré ce frein de la restitution et de sa nécessité irrémissible, il y a toutefois tant de négoces criminels, tant de profits illégitimes, tant de conventions simoniaques, tant de jugements vendus, tant de mystères abominables et de stratagèmes pour s'enrichir  aux   dépens du prochain, que serait-ce si l'on se voyait affranchi de ce devoir, et qu'on eût, sans y avoir satisfait, quelque espérance d'être favorablement reçu de Dieu et mis au nombre de ses prédestinés?

Je n'ignore pas ce que quelques-uns, moins éclairés, auront à me répondre : qu'indépendamment de toute injure faite à l'homme, la contrition seule, et à plus forte raison jointe avec le sacrement de pénitence, suffit pour se réconcilier pleinement avec Dieu.  Oui, mon cher auditeur, c'est assez pour cela d'un cœur contrit. Mais comment contrit? non point seulement en parole ni en apparence, mais touché d'une contrition sincère, d'une contrition solide et chrétienne. Or je prétends, et c'est un point universellement reconnu, qu'une véritable contrition renferme comme une partie essentielle   la  volonté  efficace   de  restituer, puisqu'elle renferme essentiellement la volonté efficace et le propos de rétablir toutes choses, soit à l'égard de Dieu, soit à l'égard du prochain, dans le même état qu'elles étaient avant le péché. Supposons donc ,  tant qu'il  nous plaira, un homme qui se frappe devant Dieu la poitrine, qui gémisse aux pieds d'un ministre de Jésus-Christ, qui se refuse toutes les douceurs

 

420

 

de la vie, et qui châtie son corps par toutes les austérités de la mortification, qui s'expose aux tourments les plus rigoureux et au plus cruel martyre : si cependant, injuste possesseur d'un bien à quoi il n'a nul droit, et qu'il sait appartenir à un autre, il n'est pas actuellement et volontairement déterminé à s'en défaire, je dis que sous ces dehors, et sous le beau masque de pénitence dont il se couvre, il n'est rien moins que pénitent, ou que ce n'est qu'un faux pénitent. Je dis que dans une telle disposition, s'il approche du sacrement de l'autel, c'est un sacrilège et un profanateur. Je dis que si la mort vient à le surprendre, il meurt en impie, et que c'est un réprouvé.

Voilà, Chrétiens, ce que nous enseigne sur cette matière la sainte foi que nous professons, et voilà les pensées avec lesquelles je vous renvoie. S'il y a dans cette assemblée quelque auditeur sur qui ces vérités n'aient point fait encore une assez forte impression, je n'ai plus rien à lui dire que ce que disait saint Grégoire à un homme du monde : Ah ! mon cher Frère, lui écrivait ce grand pape, considérez, je vous prie, que ces richesses que vous avez amassées par des voies criminelles vous abandonneront un jour ; mais que les crimes que vous avez commis en les amassant ne vous abandonneront jamais. Souvenez-vous que c'est une extrême folie de laisser après vous des biens dont vous n'aurez été maître que quelques moments, et d'emporter avec vous des injustices qui vous tourmenteront éternellement. Ne soyez pas si insensé que de transmettre à des héritiers tout le fruit de votre péché, pour vous charger de toute la peine qui lui est due ; et ne vous engagez pas dans l'affreux malheur de brûler vous-même en l'autre vie, pour avoir élevé en celle-ci des étrangers et des ingrats. Ainsi parlait ce saint docteur; et j'ajoute avec saint Augustin : Redde pecuniam, perde pecuniam, ne perdas animam. Rendez, mon Frère, rendez cet argent qui ne vous appartient pas ; perdez même, s'il est nécessaire, celui qui vous appartient : pourquoi ? afin de ne pas perdre votre âme, qui appartient à Dieu et qui a coûté tout le sang d'un Dieu. Car il n'y a point de tempérament à prendre, ni de milieu; il faut perdre l'un ou l'autre : votre âme, si vous voulez conserver cet argent; ou cet argent, si vous voulez sauver votre âme. Or, en l'un et l'autre y a-t-il à balancer? et si vous délibérez un moment, en faudra-t-il davantage pour vous condamner au jugement de Dieu?

C'est ce que l'apôtre saint Jacques nous a représenté dans une belle et vive image, lorsque, s'adressant à ces riches engraissés de la substance du prochain, et les supposant entre les mains de Dieu comme de malheureuses victimes que ce souverain Juge immole à sa justice, il leur fait ces reproches si amers et si désolants : Agite nunc, divites; plorate ululantes in miseriis vestris (1). Allez maintenant, riches avares ; pleurez, poussez de hauts cris, et reconnaissez l'affreuse misère où vous êtes tombés par votre insatiable convoitise. Que sont devenus ces trésors dont vous étiez si avides, et qui étaient les fruits de votre iniquité? Vous craigniez tant de les laisser échapper; et malgré toutes les remontrances qu'on vous faisait, malgré tous les remords de votre conscience qui vous remettait devant les yeux vos injustices, vous ne pouviez vous résoudre à les réparer. Aveugles, vous ne pensiez pas que la mort vous les enlèverait, ces biens si injustement possédés : mais vous voyez en quelle pauvreté elle vous a réduits : Divitia vestrœ putrefactœ sunt ; aurum et argentum vestrum œruginavit (2). Encore s'il ne vous était point arrivé d'autre malheur que de les perdre. Mais la perte même que vous en avez laite et que vous ne pouviez éviter, puisque c'étaient des biens périssables, et que d'ailleurs vous étiez vous-mêmes mortels, c'est ce qui rend contre vous le plus convaincant et le plus sensible témoignage. Car, d'avoir sacrifié votre âme, cette âme immortelle, à des biens passagers et sur quoi il y avait si peu à compter, voilà le dernier degré de l'aveuglement, et le plus grand de tous les désordres : Et œrugo eorum in testimonium vobis erit (3). Qu'avez-vous donc fait en accumulant revenus sur revenus, profits sur profits, en prenant de toutes parts et à toutes mains , et ne vous dessaisissant jamais de rien ? Vous l'éprouvez à présent, et vous le sentirez pendant toute l'éternité : Thesaurizastis vobis iram in novissimis diebus (4). Vous vous êtes fait un trésor de colère pour le jour redoutable des vengeances divines; vous avez suscité contre vous autant d'accusateurs qu'il y a eu de malheureux que vous avez tenus dans l'oppression, et dont la ruine vous a enrichis. N'entendez-vous pas leurs cris qui s'élèvent au trône du Seigneur? Du moins il les entend, et c'est assez. Oui, il entend les cris de ces domestiques dont vous exigiez si rigoureusement les services, et à qui vous en refusiez si impitoyablement la

 

1 Jac, V, 1. — 2 Ibid., 2. — 3 Ibid., 3. — 4 Ibid.

 

421

 

récompense; les cris de ces marchands qui vous revêtaient, qui vous nourrissaient, qui vous entretenaient de leur bien, et qui n'en ont jamais touché le juste prix ; les cris de ces ouvriers qui s'épuisaient pour vous de travail, et qui n'ont jamais eu de vous leur salaire; les cris de ces créanciers que vous avez fatigués par vos délais, arrêtés par votre crédit, privés de leurs plus légitimes prétentions par vos artifices et vos détours ; les cris de ces orphelins, de ces pupilles, de ces familles entières : le Seigneur, encore une fois, le Dieu d'Israël les entend, ces cris; et qui vous défendra des coups de sa justice irritée, et des foudres dont son bras est armé pour vous accabler? Ecce merces operariorum qui messuerunt regiones miras, quœ fraudata est a vobis, clamat; et clamor eorum in aures Domini sabaoth introivit (1).

Il n'y a, mes Frères, qu'une restitution prompte et parfaite qui puisse vous préserver de ces foudroyants anathèmes que Dieu, vengeur des intérêts du prochain, est prêt à lancer sur vos têtes. Je dis une restitution prompte: car je vous l'ai déjà fait entendre, et je ne puis trop vous le redire, dès le moment que vous pouvez satisfaire, il ne vous est pas permis de différer; et c'est non-seulement un abus, mais un péché de remettre, comme quelques-uns, à la mort, ce qu'on peut accomplir pendant la vie. Je dis une restitution parfaite, sans réduire les gens à des compositions forcées et à des accommodements auxquels ils ne consentent que par contrainte, et parce qu'ils craignent d'être frustrés de toute la dette. Renouvelez, mon Dieu, parmi votre peuple, cet esprit de droiture et d'équité, cet esprit de désintéressement qui est le vrai caractère du christianisme où vous nous avez appelés. Ne souffrez pas que des biens aussi vils et aussi méprisables que le sont tous les biens de la terre nous fassent oublier les biens de la gloire et de la béatitude céleste que vous nous préparez. Que nous servirait de gagner tout le monde, si nous venions à vous perdre et à nous perdre nous-mêmes? Mais au contraire, quand nous serions dépouillés de tout en cette vie, ne serait-ce pas toujours la souveraine félicité pour nous de mériter ainsi votre grâce, et de vous posséder dans la vie éternelle, où nous conduise, etc.?

 

1 Jac, V, 4.

 

Précédente Accueil Remonter Suivante