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ORAISONS FUNEBRES.
ORAISON FUNÈBRE DE HENRI DE BOURBON, PRINCE DE CONDÉ, ET PREMIER PRINCE DU
SANG.
In memoria œterna erit justus. La mémoire du juste sera éternelle. (C'est
l'oracle du Saint-Esprit dans le Psaume CXI, 7.) Monseigneur (1), Ce n'est pas sans raison que je parais aujourd'hui dans cette chaire,
interrompant les sacrés mystères pour renouveler, dans l'esprit de ceux qui
m'écoutent, le souvenir d'un prince dont il y a déjà tant d'années que nous
avons pleuré la mort. Si la mémoire du juste, doit être éternelle seulement
parce qu'il est juste, beaucoup plus la mémoire de celui-ci, qui dans sa
condition de prince n'a pu être juste que de cette parfaite justice que la
religion et la foi catholique formèrent en lui, et qui fut, comme vous verrez,
son véritable caractère, sans avoir mérité, par un double titre, que l'on
conservât éternellement le souvenir de sa personne. L'une des
malédictions de Dieu dans l'Ecriture est d'anéantir jusqu'à la mémoire des
princes réprouvés : Dispereat de terra memoria eorum (2); Que leur
mémoire, dit Dieu, soit exterminée de dessus la terre. Il ne se contente pas de
détruire leur grandeur, leurs ouvrages, leurs entreprises, leurs vastes
desseins : il se venge sur leur mémoire même, qui, s'effaçant peu à peu, tombe
enfin dans une éternelle obscurité, et s'ensevelit pour jamais dans un profond
oubli des hommes. Au contraire, l'une des promesses que Dieu fait dans
l'Ecriture aux princes zélés pour sa loi, est que leur mémoire ne périra point,
qu'elle passera de siècle en siècle et de génération en génération, et
qu'affranchie des lois de la mort, elle trouvera dès maintenant dans les
esprits et dans les cœurs une espèce d'immortalité : Non recedet memoria ejus,
et nomen ejus requiretur a 1 Monsieur le
Prince. 2 Psal., CVIII,
15. generatione in generationem (1). Ainsi, Chrétiens, l'éprouvons-nous
dans l'exemple du prince dont je dois parler, et qui est le sujet de la
cérémonie funèbre pour laquelle vous êtes ici assemblés (2). Tandis que ce
temple consacré à Dieu subsistera, et tandis qu'on offrira sur cet autel le
sacrifice de l'Agneau sans tache, le nom de Henri de Bourbon ne mourra jamais ;
ses louanges seront publiées, et on rendra à sa mémoire des tributs d'honneur. Un de ses serviteurs fidèles (3) s'est senti touché de lui donner en
mourant cette marque singulière de sa reconnaissance. Il a voulu que la
postérité sût les immenses obligations qu'il avait à un si bon maître; et, ne
pouvant plus s'en expliquer lui-même, il a laissé un monument de sa piété et de
sa libéralité, afin d'exciter les ministres mêmes de l'Evangile à le faire pour
lui. Je suis le premier qui satisfais à ce devoir ; je m'y trouve engagé par
des ordres qui me sont aussi chers que vénérables : le prince devant qui je
parle l'a désiré, et il ne m'en fallait pas davantage pour lui obéir. Ce sera à
vous, Chrétiens, dans ce genre de discours qui m'est nouveau, de me supporter,
et à moi d'y trouver de quoi vous instruire, et de quoi édifier vos âmes. Mais,
quoi qu'il en soit, Dieu n'a ainsi disposé les choses que pour vérifier la
parole de mon texte, en rendant éternelle et immortelle la mémoire de
très-haut, très-puissant et très-excellent prince Henri de Bourbon, prince de
Condé, et premier prince du sang. Tout a été grand dans lui : mais voici, mes 1 Eccli., XXXIX, 13. 2 Ce discours fut prononcé à Paris, le dixième jour de
décembre 1683, en l'église de la maison professe des jésuites. 3 M. Perrault, secrétaire des commandements de ce
prince, et président de la chambre des comptes de Paris. 571 chers auditeurs, à quoi je m'arrête, et ce qui
m'a semblé plus digne de vous être proposé dans le lieu saint où vous
m'écoutez. C'est un prince que Dieu fit naître pour le rétablissement de la
vraie religion ; c'est un prince qui semble n'avoir vécu que pour la défense et
le soutien de la vraie religion ; c'est un prince dont toute la conduite a été
un ornement de la vraie religion : trois vérités que l'évidence des choses vous
démontrera, et qui vous feront avouer que sa mémoire doit être à jamais en
bénédiction devant Dieu et devant les hommes : In memoria œterna erit
justus. Un prince dont la religion catholique a tiré trois insignes
avantages, puisqu'il a servi à la relever, à l'amplifier et à l'honorer : à la
relever, et c'est ce que j'appelle le bonheur de sa destinée ou le dessein de
Dieu dans sa naissance; à l'amplifier, et c'est ce qui a fait le mérite de sa
vie, et l'exercice de son infatigable zèle ; à l'honorer, et c'est ce que je
vous ferai considérer comme le fruit de cette régularité solide qu'il observa
dans tous les devoirs de sa condition. Inspirez-moi, mon Dieu, les grâces et les lumières dont j'ai besoin
pour traiter ce sujet chrétiennement; et dans la profession que je fais d'abord
d'y renoncer à toutes les pensées profanes et atout ce qui est humain,
donnez-moi ces paroles persuasives de votre divine sagesse, avec lesquelles je
puisse, aussi bien que votre Apôtre, nie promettre de soutenir encore ici le
ministère de prédicateur évangélique. Un prince né, et choisi de Dieu pour
être, si j'ose parler ainsi, la ressource de sa religion. Un prince répondant à
ce choix par les combats qu'il donna, et les différentes victoires qu'il
remporta par sa religion. Un prince parfait, et remplissant exactement ses
devoirs de prince pour faire honneur à sa religion. En un mot, naissance
heureuse pour le bien de la foi catholique; vie consacrée au zèle de la foi
catholique; règle de conduite, je dis de conduite de prince, honorable à la foi
catholique. Voilà, chrétienne compagnie, les trois parties de ce discours, et
le sujet de votre attention. PREMIÈRE PARTIE.
C'est de tout temps que la France a expérimenté, dans ses malheurs et
dans ses révolutions, un secours du ciel d'autant plus singulier et plus
favorable, qu'il a paru souvent moins espéré et plus approchant du miracle.
Mais on peut dire , et il est vrai, qu'elle n'en eut
jamais une preuve plus sensible que dans la conjoncture fatale où elle se
trouva sur la fin du siècle passé , lorsqu'accablée de maux, épuisée de forces,
déchirée par les guerres civiles , exposée comme en proie aux étrangers , elle
se vit sur le point de perdre ce qui l'avait jusqu'alors maintenue, et ce qui
était le fondement de toute sa grandeur, savoir, la vraie religion. Je
m'explique. La France, autrefois si heureuse et si florissante tandis qu'elle
avait conservé la pureté de sa foi, gémissait dans la confusion et dans le
désordre où l'hérésie l'avait jetée. L'erreur de Calvin, devenue redoutable par
sa secte encore plus que par ses dogmes, malgré toute la résistance du parti catholique,
avait prévalu : son venin, par une contagion funeste, avait gagné les parties
les plus nobles de l'Etat ; le sang de nos rois en était infecté ; l'héritier
légitime de la couronne l'avait sucé avec le lait ; les princes de sa maison
étaient non-seulement les sectateurs , mais les chefs
et les défenseurs du schisme formé contre l'Eglise. De là on ne devait attendre
que la décadence, et même l'entier renversement de l'empire français. Les
temples profanés, les lois méprisées, l'autorité anéantie ,
le culte de Dieu, sous ombre de réforme, perverti, ou plutôt aboli, en étaient
déjà les infortunés présages. Mais au milieu de tout cela, la France était sous
la protection du Très-Haut. Quoique penchante vers sa ruine, et sur le bord du
précipice affreux où elle allait tomber, la main toute-puissante du Seigneur la
soutenait. Le Dieu , non plus d'Abraham, d'Isaac et de
Jacob, mais de Clovis, de Charlemagne et de saint Louis, veillait encore sur
elle ; et pour relaver son espérance contre son espérance même : Contra spem
in spem (1) ; il se préparait à la sauver, par ce qui semblait devoir être
la cause de sa perte. Henri, l'incomparable prince dont j'ai entrepris de parler, était le
sujet que Dieu avait choisi entre autres et prédestiné pour cela. Appliquez-vous,
mes chers auditeurs, et admirez avec moi la profondeur des conseils divins. Ce
prince était né dans le sein de l'hérésie ; et quoiqu'il fût encore enfant, le
parti hérétique comptant sur lui, et se promettant tout de lui, le regardait
avec raison comme son héros futur. Rien dans l'apparence n'était mieux fondé
que cette vue. Mais c'est ici, providence adorable de mon Dieu, où vous
commençâtes à triompher de la prudence humaine, et où, par des voies secrètes
mais infaillibles, vous disposâtes toutes choses avec force et avec douceur :
avec force, changeant les obstacles en moyens, 1 Rom., IV, 8. 572 pour parvenir à vos fins ; et avec douceur,
n'employant pour y réussir que le charme de votre grâce, victorieuse des
esprits et des cœurs. Ce prince, né dans l'hérésie, était celui par qui la vraie religion
devait renaître, pour ainsi dire, et se reproduire dans son premier éclat. Il
était suscité pour la rétablir, premièrement dans sa maison, et par là dans
toute sa nation. Le malheur de ses pères avait été de s'en séparer, et c'était
l'unique tache dont leur gloire avait pu être ternie : il fallait qu'il
l'effaçât, il fallait que le petit-fils et le successeur de ces grands hommes
fût le restaurateur de leur foi, et que de leurs cendres il sortît un digne vengeur
des maux que leur zèle aveugle et trompé avait fait souffrir à l'Eglise, leur
mère. Dieu ne voulait pas que la maison de Condé dût à une autre qu'à
elle-même l'accomplissement d'une si sainte obligation ,
ni qu'une autre qu'elle-même eût l'avantage de réparer ce qu'elle avait
détruit. Elle seule en était capable, et tout le mérite lui en était réservé.
Elle devait mettre au jour un autre Esdras, qui fît revivre parmi les siens la
loi de Dieu ; un second Machabée, qui, animé du même esprit, purifiât et
renouvelât le sanctuaire que ses ancêtres infidèles avaient les premiers
profané. Ce Machabée, cet Esdras était notre Henri ; et en effet, c'est par lui
que la maison de Condé, après trente années de désolation, retourna au culte
des autels, et rentra dans la communion romaine, et par lui que la maison
royale acheva d'être purifiée du levain de la nouveauté et de l’erreur. Mais
voyons-en les circonstances, qui, sans fatiguer vos esprits, vont me servir
d'autant de preuves de cette vérité. Henri IV, monarque encore plus grand par ses vertus et par ses
qualités royales que par son nom, élevé qu'il fut sur le trône, ne pensa dans
la suite qu'à l'affermir en affaiblissant peu à peu l'hérésie, et donnant à la
religion catholique , pour laquelle il s'était enfin
déclaré , toutes les marques d'un véritable attachement. L'un et l'autre , quoique nécessaire, était difficile ; et, selon
les maximes de la politique, l'un et l'autre, eu égard au temps, pouvait être
dangereux. Mais il surmonta heureusement et les difficultés et les dangers de
l'un et de l'autre, en ôtant aux hérétiques le seul appui qui leur restait, et
retirant d'entre leurs mains le jeune prince de Condé, auquel il voulut
désormais tenir lieu de père, et de l'éducation duquel il se chargea. Qui pourrait
dire avec quel succès et avec quelle bénédiction ? Par là le calvinisme, de
dominant et de fier qu'il avait été , se sentit
consterné et abattu; et par là la vraie religion, de consternée et d'alarmée
qu'elle était encore, acheva d'être pleinement et même tranquillement la
dominante. Posséder le prince de Condé, fut pour elle une assurance et un gage
de toutes les prospérités dont le ciel l’a depuis comblée ; et l'avoir perdu,
fut pour le parti protestant le coup mortel qui l'atterra. Ainsi l'avait prévu le sage et saint pape Clément VIII, dont la
mémoire doit être à la France le sujet d'une éternelle vénération : ainsi,
dis-je, l'avait-il prévu. Pressé de ce soin de toutes les Eglises, qui excitait
sa vigilance et qui causait son inquiétude, il ne crut pas, dans l'état
chancelant où étaient les choses, pouvoir rien faire, ni pour la France , ni pour l'Eglise, de plus important que de
s'intéresser à faire élever le prince de Condé dans la profession de la foi
orthodoxe. Il l'entreprit, il y travailla, il le demanda avec prières et avec
larmes, et comme souverain pontife il fut exaucé pour le respect qui lui était
dû. A cette condition, la grâce de l'absolution du roi et la ratification de sa
réunion avec le Saint-Siège fut accordée. Mille
raisons s'y opposaient ; et vous savez par combien d'artifices et d'intrigues
ce grand œuvre fut traversé : mais le vicaire de Jésus-Christ, sous une telle
caution, n'appréhenda rien ; sûr de tout, pourvu que le prince de Condé fût
rendu à l'Eglise, et persuadé que d'assurer à l'Eglise le prince de Condé était
l'épreuve la plus certaine qu'il pouvait faire des dispositions du roi,
qu'après cela il ne lui était non plus permis de douter de la pureté de sa
religion, que de son droit incontestable à la couronne. L'événement, saint
Père, vous justifia, et l'applaudissement que tous les peuples donnèrent à
votre conduite montra bien dès lors que c'était l'Esprit de Dieu qui vous
animait, quand vous en jugeâtes ainsi. Le roi, aussi sincère que généreux, et aussi religieux qu'invincible , se fit un honneur d'accomplir la condition ;
et ce que je vous prie de remarquer, cette condition par lui accomplie fut la
preuve authentique de sa conversion. Jusque-là, ou la malignité ou l'ignorance
avaient tâché de la rendre suspecte ; et la défiance qui s'était répandue dans
les esprits, sur un point aussi délicat et aussi essentiel que celui-là,
soutenait encore un reste de faction que la diversité des intérêts avait
excitée, et que le démon de discorde fomentait sous le 573 nom spécieux de sainte Union et de Ligue. Les
uns à force de désirer que le roi dans le cœur fût converti, n'osaient
absolument le croire ; les autres affectaient de ne le pas croire, parce qu'ils
craignaient qu'il le lût, et qu'il était de leur
intérêt qu'il ne le fût pas. La passion obstinait ceux-ci, et un dérèglement de
zèle séduisait ceux-là. Mais quand, malgré les soupçons et l'incrédulité, on vit le roi
retirer de Saint-Jean-d'Angély le prince de Condé, et ne vouloir plus qu'il
écoutât les ministres de l'hérésie ; quand on le vit s'appliquer lui-même à le
faire instruire dans la religion catholique, et pour cela lui choisir des
maîtres aussi distingués par l'intégrité de leur foi, qu'ils étaient d'ailleurs
exemplaires et irrépréhensibles dans leurs mœurs; un Pisani, l'honneur de son
siècle, un Le Fèvre, doublement illustre et par son érudition profonde et par
sa rare piété, tous deux catholiques zélés, et tous deux unanimement attachés à
l'éducation du prince, que le roi leur avait confiée, et dont chaque jour ils
lui rendaient un compte exact; quand on vit, dis-je, le roi en user ainsi, ah !
mes chers auditeurs, on ne douta plus qu'il ne fût lui-même changé, et son
retour à l'Eglise, que ses ennemis persistaient à décrier comme vain et
apparent, fut par là justifié véritable et de bonne foi. La ligue prétendue
sainte se dissipa ; la protestante, qui, quoique déchue, pensait toujours à se
relever, en désespéra : la vraie religion, triomphante de l'une et de l'autre,
respira et se ranima. Dénouement encore une fois, dont on peut bien dire que
c'était le Seigneur qui l'avait fait : A Domino factum est istud ; mais
dénouement qu'on n'aurait jamais dû attendre , si Dieu
n'avait suscité le prince de Condé pour en être l'instrument principal. Il n'avait pas encore neuf ans (ceci mérite d'être remarqué), et le
roi, qui découvrait en lui une maturité de raison et même de religion
anticipée, le députa pour recevoir Alexandre de Médicis, légat du pape, dans
son entrée solennelle. Avec quelle grâce, quoique enfant, et avec quelle dignité
s'acquitta-t-il d'une si importante commission? Le légat en pleura de joie, et
l'admira comme un prodige. Mais de quelle consolation ceux qui avaient le cœur
français et le cœur chrétien ne furent-ils pas pénétrés, voyant cet enfant, que
le seul nom de Condé avait rendu peu auparavant redoutable au Saint-Siège,
rendre lui-même au Saint-Siège dans la personne de son ministre, le devoir de
l'obéissance filiale, et le rendre au nom de la France, dont il était l'organe
et l'interprète ! Ce fut là, Chrétiens, comme le sceau de l'alliance étroite et sacrée
que ce royaume chéri de Dieu renouvela pour lors avec l'Eglise. Le sacerdoce et
l'empire, divisés depuis si longtemps, furent par là heureusement réunis ; et
la France, qyi, pour user du terme de saint Jérôme, avait été comme effrayée de
se voir malgré elle calviniste , se retrouva parfaitement catholique. Qui fut
le lien, le garant, le répondant de tout cela? Le jeune prince de Condé.
L'Esprit de Dieu, qui, selon la parole sainte, rend éloquentes les langues des
enfants, exprima tout cela par la sienne dans le discours surprenant qu'il fit
au légat. Le ciel et la terre y applaudirent, et l'hérésie seule en demeura
confuse. Je ne me suis donc pas trompé quand j'ai dit que Dieu l'avait fait
naître pour le rétablissement de la vraie religion. Mais pouvait-il choisir un sujet plus propre, et qui eût avec plus
d'avantage tout ce qui était nécessaire pour ce grand dessein? Celait un esprit
éclairé, et en matière de religion, aussi bien qu'en toute autre chose, du discernement
le plus juste et le plus exquis qui fut jamais. Il
avait l'âme droite, et également incapable de libertinage et de superstition :
qualités que Dieu lui donna, quand il le sépara, si j'ose ainsi dire, pour
l'œuvre à laquelle il le destinait. Prenez garde, s'il vous plaît, Chrétiens :
dans ce temps malheureux que nous déplorons, et que saint Paul (1), par un
esprit prophétique, semblait nous avoir marqué, où l'hérésie, s'opposant à
Dieu, s'éleva au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, et adoré comme Dieu ;
j'entends le sacrement de Jésus-Christ, que l'erreur de Calvin anéantissait :
en ce temps, dis-je, quoique déplorable, il y avait dans le monde des savants,
mais c'étaient des savants superbes, pleins de cette science réprouvée qui entre
et qui corrompt ; il y avait des humbles dans la foi, mais c'étaient des
humbles ignorants, contents de la simplicité de la colombe, et absolument
dépourvus de la prudence évangélique du serpent. Les premiers avaient attaqué
la religion , et les seconds s'étaient trouvés trop
faibles pour la soutenir : voilà ce qui l'avait perdue. Il fallait, pour la
relever, des humbles clairvoyants et pénétrants, dont l'humilité fût selon la
science, et dont la science fût sanctifiée par l'humilité ; des hommes dociles , mais 1 2 Thess., II. 574 pourtant spirituels, pour juger de tout ; des
spirituels, mais pourtant dociles, pour ne se révolter sur rien ; et ce fut là
proprement le caractère du prince de Condé. Il étudia sa religion, chose si rare dans les grands du monde; et
jamais prince ne fut catholique, ni avec tant de connaissance de cause, ni avec
tant de conviction de ce qu'il croyait et de ce qu'il devait croire. Au lieu
que les hommes mondains sont, communément, ou sensuels, ou impies ; sensuels,
occupés de leurs passions, condamnant avec témérité tout ce qu'ils ignorent, et
affectant d'ignorer tout ce qui les condamne ; impies, n'étudiant les choses de
Dieu que pour les censurer, et ne les censurant que pour éviter, s'ils
pouvaient, d'en être troublés : le prince de Condé, exempt de ces deux
désordres, voulut s'instruire en sage et en chrétien de la religion à laquelle
Dieu l'avait appelé ; mais il ne voulut s'en instruire que pour s'y soumettre,
et il ne voulut s'y soumettre que pour la pratiquer. Il la posséda avec cette
pureté de lumières que demandait saint Pierre (1), toujours prêt à en rendre raison , et toujours disposé à faire valoir les motifs qui
l'avaient touché dans la comparaison des sociétés qui partagent le
christianisme ; s'estimant, disait-il, responsable , et à Dieu, et aux hommes,
et à soi-même, de la grâce qu'il avait reçue en quittant le parti de l'erreur,
et s'attachant à celui de la vérité. Un prince éclairé de la sorte n'était-il pas né pour faire refleurir
la vraie religion ? Ajoutez-y ce cœur droit avec lequel il la professa ; ce
cœur droit que le monde n'ébranla jamais, et qui , lui
inspirant pour Dieu une sainte liberté dans l'exercice de son culte, sans être
ni hypocrite, ni superstitieux, en fit un catholique fervent. Vous m'en
demandez une marque? concevez celle-ci, et imitez-la.
Il se crut obligé, comme catholique, à avoir et à témoigner une vénération
particulière pour tout ce qui avait servi de sujet de contradiction à l'hérésie
; et s'appliquant l'instruction faite au grand Clovis dans la cérémonie de son
baptême : Adora quod incendisti, Adorez ce que vous avez brûlé, il prit
pour maxime de signaler sa religion, particulièrement dans les choses où
l'hérésie l'avait combattue. Souffrez-en le détail, qui n'aura rien pour vous
que d'édifiant. L'aversion et la haine du Saint-Siège avait été l'un des entêtements
de l'hérésie : l'une de 1 Petr., III, 15. ses dévotions fut d'aimer le Saint-Siège et
de l'honorer. Il savait sur cela tout ce que la critique et tout ce que la
politique lui pouvaient apprendre, et il en aurait fait aux autres des leçons.
Mais il ne savait pas moins se tenir dans les justes bornes que lui prescrivait
sur ce point la vraie piété ; et persuadé de la sûreté de cette règle, il se
lit une politique aussi solide que chrétienne d'avoir pour la chaire de saint
Pierre, qui est le centre de l'unité, cet attachement inviolable que les saints
ont toujours regardé comme une source de bénédictions. Quels exemples n'en
donna-t-il pas pendant sa vie, et avec quels sentiments de ferveur le
recommanda-t-il, à la mort, aux princes ses enfants? C'est l'héritage sacré
qu'il leur laissa ; et l'une de ses dernières volontés fut de les conjurer avec
tendresse d'être en ceci ses imitateurs, comme il l'avait été lui-même de tant
de héros chrétiens. L'hérésie avait méprisé les cérémonies de l'Eglise : il ne
lui en fallut pas davantage pour se faire un devoir de les révérer. Combien de
fois l'a-t-on vu assister aux divins offices, avec ce même esprit de religion
qui animait autrefois David, édifiant et excitant comme lui les peuples par sa
présence, n'estimant point, non plus que lui, au-dessous de sa dignité de se
joindre aux ministres du Seigneur, pour glorifier avec eux d'une voix commune
l'arche vivante, du Testament, et devenant par là, aussi bien que David, un
prince selon le cœur de Dieu. Rien n'était plus odieux à l'hérésie que les ordres religieux : pour
cela même il les respecta, il les chérit, il les protégea; et parce qu'entre
les ordres religieux il en considéra un plus singulièrement dévoué à porter les
intérêts de la vraie religion, et, par une conséquence nécessaire , plus
infailliblement exposé à la malignité et à la censure des ennemis de la foi ;
un ordre dont il vit qu'en effet Dieu s'était servi pour répandre cette foi
jusqu'aux extrémités de la terre ; un ordre qu'il reconnut n'avoir été institué
que pour servir dès son berceau de contre-poison au schisme naissant de Calvin
et de Luther; un ordre qu'il envisagea, par une fatalité heureuse pour lui,
persécuté dans tous les lieux où dominait l'hérésie ; c'est à celui-là que le
prince de Condé s'unit plus intimement, qu'il fit sentir plus d'effets de sa
protection , qu'il confia ce qu'il avait de plus cher, qu'il découvrit plus à
fond les secrets de son âme, et qu'il donna son cœur en mourant. C'est par là, mes Pères (car encore est-il 575 raisonnable que,
parlant ici pour vous et pour moi, je rende à ce cœur une partie de la
reconnaissance que nous lui devons) ; c'est par là, mes Pères, que nous eûmes
part à son estime et à sa bienveillance : et malheur à nous, si nous dégénérons
jamais de ce qui nous l'attira 1 Comme son amour pour sa religion en était le
seul motif, il ne nous distingua entre les autres que par rengagement
particulier où il supposa que nous étions, de tout entreprendre et de tout
souffrir pour l'avancement de la religion catholique ; et nous ne lui fûmes
chers que parce qu'il nous crut des hommes déterminés à sacrifier mille fois
nos vies pour l'Eglise de Dieu. Nos combats pour la foi dans les pays barbares
et infidèles, nos travaux , nos croix, nos souffrances dans l'ancien monde et
dans le nouveau (ainsi lui-même s'en expliquait-il), voilà ce qui nous
l'attacha. C'est donc à nous de remplir l'idée qu'il eut de nos personnes et de
nos ministères. Ma consolation est que ce zèle de la foi ne nous a pas encore
quittés, et que l'esprit même du martyre ne s'est pas retiré
de nous. Ces glorieux confesseurs que l'Angleterre vient de donner à Jésus-Christ,
le sang de nos frères immolés comme des victimes à la haine de l'infidélité, en
sont encore les précieux restes. A ce prix, nous posséderions encore
aujourd'hui et le cœur et les bonnes grâces du prince de Condé. Il ne fallait
rien moins pour les mériter; et la vue de continuer à nous en rendre dignes est
une des considérations les plus propres à exciter en nous le souvenir de nos
obligations. Mais revenons à lui. Je vous ai dit, et je l'ai prouvé, que Dieu
l'avait choisi et l'avait fait naître pour le rétablissement de la vraie
religion. Voyons de quelle manière il répondit à ce choix, et avec quel zèle il
combattit toute sa vie pour la défense de cette même religion. C'est le sujet
de la seconde partie. DEUXIÈME PARTIE.
Comme l'un des caractères de la vraie religion a toujours été
d'autoriser les princes de la terre ; aussi, par un retour de piété que la
reconnaissance même semblait exiger, l'un des devoirs essentiels des princes de
la terre a toujours été de maintenir et de défendre la vraie religion. Voilà,
dit saint Augustin, l'ordre que Dieu a établi. Les princes sont les protecteurs
nés de la religion, comme la religion, selon saint Paul, est la sauvegarde
inviolable des princes. Or jamais homme n'a mieux compris cette vérité, et ne
s'est acquitté plus dignement ni plus héroïquement de ce devoir, que le prince
dont je poursuis l'éloge, puisqu'il semble n'avoir vécu que pour faire
triompher la religion catholique, c'est-à-dire que pour combattre l'hérésie,
que pour renverser ses desseins, que pour dompter sa rébellion, que pour
confondre ses erreurs, et, par les différentes victoires qu'il a remportées sur
elle , s'acquérir le juste titre que je lui donne, du plus zélé défenseur
qu'ait eu la religion catholique dans notre siècle. Ecoutez-moi, et concevez-en
bien l'idée. Henri, prince de Condé, fut sans contestation l'un des plus sensés et
des plus sages politiques qui entra jamais dans les conseils de nos rois. Ses
gouvernements et ses emplois lui donnèrent dans le royaume une autorité
proportionnée à sa naissance. Il était brave, et, dans les entreprises
militaires, héritier de la valeur de ses ancêtres, aussi bien que de leur nom.
Il avait au-dessus de sa condition une capacité acquise, qui dans la profession
même des lettres l'aurait distingué. Mais il ne crut pas ,
ni pouvoir, ni devoir user d'aucun de ces avantages, sinon pour l'intérêt de
Dieu ; et, loin des maximes profanes dont la plupart des princes, quoique
chrétiens, se laissent malheureusement prévenir, en faisant servir la religion
à leur grandeur, il se proposa de faire servir sa grandeur, et toutes les éminentes
qualités dont Dieu l'avait pourvu, à l'accroissement de sa religion. En
voulez-vous la preuve? la voici. Il défendit la religion catholique par la sagesse de ses conseils, par
la force de ses armes, et par la solidité de sa doctrine. Il la défendit en homme
d'état, en général d'armée, en docteur et en maître, persuadant aussi bien que
persuadé ; et par là il mérita le témoignage que lui rend aujourd'hui l'Eglise,
en reconnaissant ce qu'il a fait pour elle, et ce qu'elle lui doit. Si vous
avez ce zèle de Dieu dont les fervents Israélites étaient autrefois émus, c'est
ici où votre attention me doit être favorable. Il défendit la religion catholique par la sagesse de ses conseils. On
sait de quel poids fut celui qu'il donna à Louis XIII, quand il le détermina à
cette fameuse guerre qui réprima l'hérésie, et qui la réduisit enfin à
l'obéissance et à la soumission. A Dieu ne plaise que j'aie la pensée de faire
ici aucun reproche à ceux que l'erreur ni le schisme ne m'empêchent point de
regarder comme mes frères, et pour le salut desquels je voudrais, au sens de
saint Paul, être moi-même anathème ! Dieu, témoin 576 de mes intentions, sait combien je suis
éloigné de ce qui les pourrait aigrir : et malheur à moi, si un autre esprit
que celui de la douceur et de la charité pour leurs personnes se mêlait jamais
dans ce qui est de mon ministère ! Mais je me croirais prévaricateur et de la
vérité et de mon sujet, si je supprimais ce qui va vous faire connaître le
génie de notre prince, et dont il ne tiendra qu'à eux de s'édifier. L'assemblée de La Rochelle, je dis celle de 1934, si mémorable, et si
funeste dans ses suites pour le parti protestant, avait été une espèce
d'attentat (eux-mêmes n'en disconviennent pas) que nul prétexte de religion ne
pouvait justifier ni soutenir. Assemblée non-seulement schismatique, mais
séditieuse, puisque, malgré l’ordre, et contre la défense du souverain, elle
avait été convoquée, et qu'au mépris de l'autorité royale, on y avait pris des
résolutions dont la France, aussi bien que l'Eglise, devait craindre les
derniers maux. Que fit le prince de Condé? Animé d'une juste indignation, il se
mit en devoir de les prévenir; et, éclairé de cette haute prudence que lui
donna toujours dans les affaires une supériorité de raison à laquelle rien ne
résistait, il en vint heureusement à bout. Il représenta dans le conseil du roi (1) (et ceci est la vérité pure
de ses sentiments, auxquels je n'ajouterai rien), il représenta dans le conseil
du roi que cette assemblée était une occasion avantageuse dont il fallait
profiter pour désarmer l'hérésie, en lui ôtant non-seulement l'asile fatal
qu'elle avait tant de fois trouvé dans La Rochelle, mais absolument toutes les
places de sûreté que la faiblesse du gouvernement lui avait jusqu'alors
souffertes, et dont on voyait les pernicieuses conséquences. Il remontra, mais
avec force, que des places ainsi accordées à des sujets étaient le scandale de
l'Etat ; que si ceux qui les occupaient étaient des sujets fidèles, ils ne
devaient ni les désirer, ni en avoir besoin ; s'ils ne l'étaient pas, qu'on ne
pouvait sans crime les leur confier ; que, dans le doute, ces villes de sûreté
et de retraite leur étaient au moins des tentations dont il fallait les
préserver, ou des obstacles à leur conversion qu'il était bon, et même de la
charité chrétienne, de leur ôter; qu'il ne convenait point à la piété du plus
chrétien de tous les rois de tolérer dans son royaume des places dont on savait
bien que la prétendue sûreté était toute pour l'erreur, et où, tandis que la
nouvelle religion jouissait d'une pleine 1 Extrait de ses Mémoires. liberté,
l'ancienne et la vraie était dans la servitude; qu'il ne convenait pas non plus
à sa dignité de voir ail milieu de la France des forteresses comme autant de
semences de républiques , un peuple distingué , des chefs de parti ; qu'il
fallait finir tout cela, remettant dans la dépendance ce que l'hérésie seule en
avait soustrait, et obligeant à vivre en sujets ceux qui étaient nés sujets ;
que quand il n'y aurait plus qu'un maître, bientôt il n'y aurait plus, selon
l'Evangile, qu'un pasteur et un troupeau ; et que l'unité de la monarchie
produirait infailliblement l'unité de la religion. Voilà ce qu'il représenta, et sur quoi son zèle éloquent dans la cause
de Dieu insista et se déclara. La chose était périlleuse, il en fit voir la
nécessité : difficile, il en fournit les moyens ; hardie, il en garantit le
succès. Il y avait dans le conseil des âmes timides qui ne goûtaient pas cet
avis; peut-être y en eut-il de lâches; et Dieu veuille' qu'il n'y en eût point
de corrompues pour appuyer l'avis contraire. Mais béni soit le Seigneur, qui
préside au conseil des rois, et qui se servit du prince de Condé pour faire
conclure dans celui-ci ce que l'on n'osait entreprendre, et qu'il était
néanmoins temps d'exécuter ! Malgré le risque de l'entreprise, le prince de
Condé l'emporta. On se rendit à ses raisons. La guerre contre les hérétiques
fut résolue, les places reprises sur eux, leurs forteresses démolies, leurs
troupes dissipées, leur parti ruiné ; et c'est à la sagesse de ce conseil que
La Rochelle et toutes les autres villes protestantes sont originairement
redevables de leur réduction , c'est-à-dire de leur
salut et de leur bonheur. Voilà dans un exemple particulier (combien en
produirais-je d'autres!) ce que la vraie religion doit à la politique de notre
prince. Mais que ne doit-elle pas à ses armes? Je n'en parlerais pas,
Chrétiens, si ses armes , qui furent toujours
employées pour elle, n'avaient été sanctifiées et purifiées par elle ; et pour
vous avouer ingénument ma pensée, je ne me résoudrais jamais à faire valoir
dans cette chaire, et dans le lieu saint où je parle, des exploits de guerre où
Dieu ni la religion n'auraient nulle part. Ma langue, consacrée à louer Jésus-Christ
et ses saints, n'est point encore accoutumée à ces éloges profanes ; et les
faits les plus héroïques d'un prince qui n'aurait combattu que pour la gloire
du monde, quoique je les admirasse ailleurs, m'embarrasseraient ici. Mais je suis hors de cette inquiétude dans le 577 sujet que je traite. Si je parle des combats du
prince de Condé, c'est de ces combats du Seigneur, dont l'Ecriture, aussi bien
que moi, le féliciterait, puisqu'elle pourrait dire de lui, encore plus à la
lettre que de David : Prœliabatur prœlia Domini (1). Si je parle de ses
victoires, c'est de ces victoires qu'elle canoniserait, puisqu'il ne les
remporta que pour l'Arche d'alliance et pour Israël. Si j'en parle au milieu du
sacrifice , c'est à l'honneur du sacrifice même pour
lequel elles furent gagnées. Si j'en parle en présence des autels, c'est parce
qu'elles ont contribué à relever ces autels abattus. Oubliez, si vous voulez,
tout ce qu'a fait hors de là le prince de Condé ; hors de là, je ne m'intéresse
point dans sa gloire : d'autres y en découvriraient des fonds admirables; mais
pour moi, je consens à me borner là. C'est pour Dieu et pour son Eglise qu'il a
combattu et qu'il a vaincu ; sa valeur n'ayant rien eu de plus singulier que
d'être inséparable de la religion, et sa religion n'ayant rien eu de plus
éclatant que d'être inséparable de sa valeur : voilà ce qui me suffit. La peine de l'orateur, en louant un guerrier, est de cacher les
disgrâces qui lui sont arrivées; car où est celui à qui il n'en arrive pas? et l'adresse de l'éloquence est de les dissimuler. Pour moi,
qui ne sais ni flatter, ni déguiser, je confesse que le prince de Condé fut
quelquefois malheureux, pourvu que vous m'accordiez (ce qui ne lui peut être
contesté) qu'en combattant pour la religion il fut toujours invincible ; exposé
aux hasards dans les autres guerres, mais sûr de Dieu et de lui-même dans
celles-ci; jamais abandonné de la fortune quand il attaqua l'hérésie ; et,
aussi bien que Constantin, déterminé à vaincre quand il marchait avec
l'étendard de la croix, et qu'il allait replanter ce signe de notre religion
dans les lieux où ses ennemis l'avaient arraché. Or à peine eût-il d'autre
emploi que celui-là, le Dieu des armées l'ayant comme attaché à son service, et
ces guerres saintes ayant fait presque uniquement l'occupation de sa valeur. Si
je vous dis donc qu'il assista le roi dans toutes les occasions célèbres où il
en fallut venir aux mains avec le parti protestant; qu'il servit dans les
sièges les plus fameux, de Montpellier, de Bergerac, de Clérac et de:
Sainte-Foi ; qu'il eut part à la défaite des rebelles dans l'île de Rhé ; que
lui-même, de son chef, et en qualité de général, les extermina dans la Guienne,
le Dauphiné et le Berri ; que Sancerre, qui avait tenu dix-huit 1 Reg., XXV, 28. mois contre une
armée royale sous Charles IX, ne lui coûta que trois jours ; que Lunel éprouva
le même sort; qu'il força Pamiers à recevoir la loi du vainqueur, en se rendant
à discrétion; qu'il fit grâce à Réalmont et à Sommières, les prenant par
composition ; que vingt-neuf places, toutes de défense, furent ses conquêtes
dans le Languedoc; que le pays de Castres, résistant en vain, sentit les effets
de sa juste colère ; que les autres, la prévenant, eurent recours à sa clémence
: si je vous dis tout cela, ne croyez pas que je veuille vous en imposer en
faisant un pompeux dénombrement d'actions illustres et éclatantes; je ne dis
que ce que l'histoire a publié, et je ne le dirais pas, encore une fois, si la
religion n'en avait été le sujet et le motif. Quand on loue les héros et les conquérants, on tâche d'éblouir
l'auditeur, entassant victoire sur victoire : et moi, je n'ai fait qu'un simple
récit de celles dont il plut au ciel de bénir les armes du prince de Condé. Si
elles vous ont causé de l'étonnement, gloire à celui qui en est l'auteur ! c'est parce qu'elles sont étonnantes par elles-mêmes : et si
vous en êtes touchés, grâces à votre piété, c'est parce que, humiliant
l'hérésie, elles ont glorifié le Dieu de vos pères et le Seigneur que vous servez.
Mais ce n'est pas toujours par les armes qu'on fait triompher la
religion, et il est vrai même que par les armes seules la religion ne triomphe
jamais pleinement. Il faut que la solidité de la doctrine vienne encore pour
cela à son secours; et c'est le troisième service que lui rendit notre prince.
Car voilà le génie de l'hérésie. Convainquez-la sans la désarmer, ou
désarmez-la sans la convaincre, vous ne faites rien. Il faut, pour en venir à
bout, l'un et l'autre ensemble: un bras qui la dompte, et une tète qui la
réfute. La difficulté est de trouver ensemble l'un et l'autre ; l'un séparé de
l'autre étant toujours faible, comme l'un joint à l'autre est insurmontable. Or c'est ce que le prince de Condé allia heureusement dans sa
personne. Jamais les ministres de Calvin n'eurent un adversaire si redoutable
que lui. Il savait leurs artifices et leurs ruses, et il n'ignorait rien de
tout ce qui était propre à leur en faire voir plausiblement la vanité et
l'inutilité : habile en tout, mais particulièrement dans cette science de les
persuader ou de les confondre ; savant dans l'Ecriture, mais surtout pour leur
démontrer l'abus énorme qu'ils en faisaient ; savant dans l'histoire, mais
surtout pour la tradition, dont il 578 leur faisait remarquer qu'ils avaient
interrompu le cours ; savant dans nos mystères, mais surtout pour la discussion
des points et des articles qu'ils nous contestaient ; savant dans la morale de Jésus-Christ,
mais surtout pour prouver la corruption qu'ils y avaient introduite ; savant
dans la langue, mais surtout pour leur faire toucher au doigt la fausseté ou le
danger de leurs traductions. Quand on parle d'un prince qui sut tout cela, en
peut-on concevoir un autre que le prince de Condé ? Mais en même temps jamais les partisans de l'hérésie n'eurent un
adversaire si aimable, nia qui, malgré eux, ils dussent être plus obligés qu'à
lui. Il ne se prévalait de ses talents que pour les guérir de leurs erreurs, et
il ne savait l'art de les confondre que pour les gagner à Dieu; insinuant pour
cela, pressant pour cela, employant tout et n'épargnant rien pour cela :
prévenu qu'il était de cette pensée, qu'ayant été lui-même enveloppé dans le
schisme, et Dieu par sa miséricorde l'en ayant tiré, il avait, aussi bien que
saint Pierre, un engagement personnel à procurer aux autres le même bien : Et
tu, aliquando conversas, confirma fratres tuos (1). Il s'intéressait pour
leur conversion, il s'en chargeait, il s'y appliquait; et dans la foule des
affaires dont il était occupé, il se faisait un plaisir aussi bien qu'une
obligation de celle-ci. Combien, par ses charitables poursuites, en ramena-t-il
lui seul à l'obéissance de l'Eglise, et avec quelle passion n'aurait-il pas
désiré pouvoir les y attirer tous ? Mais l'accomplissement d'un souhait si divin devait être l'ouvrage
d'un plus grand que lui. Dieu le réservait à notre invincible monarque. Le
prince de Condé semait et plantait; mais Louis le Grand devait recueillir.
L'heure n'était pas encore venue; et ce fruit, que le ciel préparait, n'était
pas encore dans sa maturité. C'est maintenant que nous le voyons, et que nous
ne pouvons plus douter que Dieu n'y donne l'accroissement : Venit hora, et
nunc est (2). Il était de la glorieuse destinée du roi que ce succès fût
encore l'un des miracles de son règne. Ce qu'avait fait le prince de Condé n'en
était que le prélude, mais il est même honorable au prince de Condé d'avoir
servi à Louis le Grand de précurseur dans un si important dessein. Ah ! mes chers auditeurs, si le cœur de
ce prince, dont nous conservons ici le dépôt, pouvait être sensible à quelque
chose, de quel transport de joie ne serait-il pas ému au 1 Luc, XXII, 32. — 2 Joan., IV, 23. moment que je parle? si
ses cendres, renfermées dans cette urne,
pouvaient aujourd'hui se ranimer, quel hommage ne rendraient-elles pas à
la piété du plus grand des rois? et si son âme bienheureuse prend encore part
aux événements du monde, comme il est sans doute qu'elle en prend à celui-ci,
de quoi peut-elle être plus vivement touchée, que de voir, par un effet de
cette piété, les progrès inconcevables de la religion catholique dans ce royaume? L'auriez-vous cru,
grand prince, quand vous en jugiez par les premières idées que vous vous
formates de ce monarque encore enfant,
et eussiez-vous dit alors que
c'était celui qui devait bientôt achever et consommer l'œuvre que vous aviez
si heureusement commencée? C'est à nous, Chrétiens, de seconder des dispositions si saintes.
Louis le Grand les augmente tous les jours par ses bontés toutes royales envers
ceux qui écoutent la voix de l'Eglise, par les grâces dont il les prévient, par
les bienfaits dont il les comble, par les instructions salutaires dont il les
pourvoit, par les soins plus que paternels qu'il daigne bien prendre de leurs
personnes. L'hérésie la plus obstinée ne peut pas lui disputer ce mérite; et,
aux dépens d'elle-même, elle sera forcée d'avouer que jamais roi chrétien n'a
eu tant de zèle que lui pour l'amplification de sa religion. Mais c'est à nous,
mes Frères, je le répète, de concourir avec lui pour une si belle fin, ajoutant
à son zèle nos bons exemples, l'édification de nos mœurs, la ferveur de nos
prières, les secours mêmes de nos aumônes, dont l'efficace et la vertu fera sur
l'hérésie bien plus d'impression que nos raisonnements et nos paroles. C'est à
nous de faire cesser les scandales que l'hérésie, avec malignité, si vous
voulez, mais pourtant avec fondement, nous reproche tous les jours, et entre
autres nos divisions, dont elle sait, comme vous voyez, si avantageusement
profiter : car voilà l'innocent stratagème pour attirer à la bergerie de Jésus-Christ
le reste de nos frères égarés. Edifions-les, aimons-les, assistons-les: sans
tant discourir, nous les convertirons. Gagnons-les par notre douceur,
engageons-les par notre prudence, forçons-les par notre charité, faisons-leur
cette aimable violence que l'Evangile nous permet, en les conjurant de se
réunir à nous, ou plutôt en conjurant Dieu, mais avec persévérance, et de les
éclairer, et de leur inspirer cette réunion : ils ne nous résisteront pas. 579 Ainsi le prince de Condé fit-il triompher la religion catholique. Il
était né pour la rétablir; il ne vécut que pour la défendre, et dans toute sa
conduite il sembla n'avoir point d'autre vue que de remplir ses devoirs de
prince pour l'honorer. Encore un moment d'attention : c'est la dernière partie
de ce discours. TROISIÈME PARTIE.
C'était par l'intégrité d'une vie irrépréhensible, que saint Paul
exhortait les premiers chrétiens à donner aux païens et aux infidèles une idée
avantageuse de la religion de Jésus-Christ; et quand je parle aujourd'hui d'un
homme qui, par sa conduite, honore la vraie religion, j'entends un homme
parfait dans sa condition, attaché inviolablement à ses devoirs, aimant la
justice, pratiquant la charité, d'une probité reconnue, solide dans ses
maximes, réglé dans ses actions, maître de ses mouvements et de ses passions :
pourquoi ? parce qu'il n'y a que la vraie religion qui
puisse former un sujet de ce caractère. C'est son ouvrage ; il ne faut donc pas
s'étonner si elle s'en fait honneur : et parce qu'il est d'ailleurs impossible
qu'elle se fasse honneur d'un sujet à qui ce caractère ne convient pas, sans
cela il n'y a point de religion, pour sainte qu'elle soit en elle-même, qui ne
tombe dans le mépris, et qui ne passe pour hypocrisie. Il faut la garantir de ce reproche ; et pour la soutenir avec mérite
devant Dieu, il faut, dans le sens de l'Apôtre, la pratiquer d'une manière qui
lui attire même l'approbation, l'estime et le respect des hommes. Voilà ce que
j'appelle l'honorer. Or c'est ce qu'a fait admirablement le prince dont
j'achève l'éloge; ou plutôt, c'est ce que la religion catholique a fait
excellemment en lui, puisque c'est par elle, et suivant ses lois, qu'il a été
un prince accompli dans tous ses devoirs de prince, c'est-à-dire fidèle à son
roi, zélé pour le bien de l'état, plein de charité pour le peuple, appliqué à
l'éducation des princes ses enfants, sage dans le règlement de sa maison, juste
envers tous, et, quand il s'agissait de l'être, au-dessus de lui-même et de
l'intérêt ; modeste dans la prospérité, inébranlable dans l'adversité, égal
dans l'une et dans l'autre fortune. Ma consolation est de voir qu'à toutes ces
marques vous reconnaissiez le prince de Condé, et que, sans autre discours, ces
traits, quoique simples, vous le représentent au vif. N'ai-je donc pas eu
raison de dire, que sa conduite avait été l'ornement de sa religion ; et
puis-je vous mettre devant les yeux un sujet plus propre à vous instruire de ce
qu'une religion pure et sans tache doit opérer dans vos personnes, à proportion
de ce que vous êtes? Vous l'allez apprendre, et c'est par où je vais finir. Henri, catholique d'esprit et de cœur, aussi bien que de profession et
de culte , crut qu'après Dieu il devait en donner la
première preuve à celui qui, selon la parole de l'Ecriture, est par excellence
et par prééminence le ministre de Dieu sur la terre : Regi quasi prœcellenti
(1). Il s'attacha au roi, non par une politique intéressée, mais par une
sincère fidélité, dont on sait qu'il faisait gloire de servir d'exemple et de
modèle. Combien de fois déplora-t-il ce temps malheureux où, la minorité de
Louis XIV ayant donné lieu aux dissensions civiles, il s'était trouvé malgré
lui entraîné par le torrent, et forcé par sa destinée à suivre un parti qu'il
n'aurait jamais embrassé, si sa raison, quoique séduite, ne lui en avait
répondu, comme du plus juste et du plus avantageux au souverain? Combien de
fois, dis-je, revenu à soi, condamna-t-il son erreur? quel
zèle ne témoigna-t-il pas pour la réparer par l'importance de ses services, et
quel fruit n'en tira-t-il pas, non-seulement pour se confirmer lui-même dans la
maxime qu'il garda depuis religieusement, et dont il ne se départit jamais,
d'avoir en horreur tout ce qui avait l'ombre de partialité, mais pour faire aux
grands du royaume ces leçons salutaires qu'il leur faisait, quand il les voyait
exposés à de pareilles tentations ? Il s'était égaré par surprise, et son
égarement même se tourna pour lui en mérite par les heureux effets de son
retour. Quelle vertu sa présence seule n'avait-elle pas pour apaiser les
soulèvements populaires? et avec quelle docilité ne
voyait-on pas les esprits les plus mutins plier sous le joug de l'autorité
royale, du moment que le prince de Condé s'y intéressait? où
paraissait-il plus éloquent, plus animé, plus ferme, plus inflexible, que dans
les occasions où il s'agissait de faire exécuter les ordres du roi? avec quelle force les appuyait-il dans les parlements? quel poids ne leur donnait-il pas dans les provinces et dans
les villes dont le gouvernement lui était confié? Jamais homme n'eut tant
d'empire sur les esprits des peuples, pour leur imprimer l'obéissance due à
l'oint du Seigneur. Il la prêchait par ses actions encore plus que 1 1 Petr., II, 13. 580 par ses paroles ; mais ses paroles, soutenues
de ses actions, avaient une grâce invincible pour la persuader. Sa devise et sa
règle était celle-ci : Deum timete, regem honorificate (1) ; Craignez
Dieu, dont le roi est la vive image ; et honorez le roi, dépositaire de la
puissance de Dieu : c'est ainsi que ce grand prince pratiquait sa religion ;
disons mieux , c'est ainsi qu'il édifiait et qu'il
glorifiait même sa religion. Ce n'est pas tout. Par le même principe, il aima l'état ; et si le ciel, pour nos péchés,
ne nous l'avait ravi dans la conjoncture où il nous était devenu souverainement
nécessaire, France, ma chère patrie, tu n'aurais pas essuyé les calamités dont
sa mort fut bientôt suivie, et dont Dieu, par un sévère jugement, te voulut
punir. Vous m'entendez, Chrétiens, et, sans que je m'explique davantage, le
souvenir encore récent de nos misères passées ne vous oblige que trop à
convenir avec moi de la perte infinie que fit l'Etat en perdant le prince de
Condé. Les troubles de 1648 nous la firent sentir, et nous commençâmes à
comprendre le besoin que nous avions de lui, et combien sa personne nous était
précieuse, par les maux qui nous accablèrent dès que nous en fûmes privés.
Chacun avouait (et c'était la voix publique, plus sûre que tous les éloges)
que, si le prince de Condé avait vécu, nous ne serions pas tombés dans ces
malheurs. Et en effet, le prince de Condé était celui sur qui l'on pouvait dire
que roulait alors la tranquillité et la paix du royaume, qui la maintenait par
sa prudence, par sa modération , par son crédit, par la créance qu'on avait en
lui, par la déférence des ministres à ses sages avis , par l'efficace et par la
vigueur de son zèle ; en un mot, qui, comme un ange tutélaire, préservait la
France du fléau de la guerre intestine dont l'orage se formait déjà, mais qui
demeura comme suspendu, tandis que Dieu nous conserva ce prince dont dépendait
notre repos. C'était un homme solide , dont toutes les vues allaient au bien,
qui ne se cherchait point lui-même , et qui se serait fait un crime d'envisager
dans les désordres de l'Etat sa considération particulière (maxime si ordinaire
aux grands) ; qui ne voulait entrer dans les affaires que pour les finir, dans
les mouvements de division et de discorde que pour les calmer, dans les
intrigues et les cabales de la cour que pour les dissiper ; un homme dont les
partis contraires n'avaient ni éloignement ni défiance, 1 1 Petr., II, 17. parce qu'ils étaient convaincus que toute son
ambition aurait été d'en être le pacificateur ; qui cent fois les a réunis par
la seule opinion qu'ils avaient de la droiture de ses intentions, sur laquelle
ils se trouvaient également d'accord ; qui, sans être aux uns ni aux autres, ne
laissait pas d'être à tous, parce qu'il voulait le bien de tous ; un homme
enfin à qui l'Etat était plus cher que sa propre vie, et qui aurait tout
sacrifié pour le sauver. En dis-je trop ; et ceux à qui le prince dont je parle
était connu , peuvent-ils m'accuser d'exagération? Or
voilà, encore une fois, ce qui s'appelle faire honneur à sa religion ; et
quiconque bien instruit des choses conçoit la religion d'un prince, doit par là
l'estimer et la mesurer. J'ai dit que le prince de Condé avait eu pour le peuple un cœur de père , une affection tendre, des entrailles de bonté et de
miséricorde : qualités, dit saint Augustin, qu'on adorerait dans les princes de
la terre, s'ils voulaient s'en prévaloir, et dont le Dieu jaloux a souvent
permis qu'ils ne fussent pas touchés, peut-être, dit ce saint docteur, afin que
l'honneur qu'on leur rendrait n'allât pas jusqu'à l'idolâtrie. Jamais prince usa-t-il
mieux de cette qualité, et s'en fit-il une vertu plus épurée que celui dont je
tâche ici, mais dont je ne puis que faiblement vous marquer tous les
caractères? Il était populaire, non point par bassesse, mais par grandeur d'âme ;
non point par vanité , mais par charité ; non point
par ambition, mais par compassion ; c'est-à-dire, il n'aimait pas les peuples
pour en avoir le cœur et la bienveillance ; mais il avait la bienveillance et
le cœur des peuples , parce qu'il les aimait. Et c'est ici où
, me citant moi-même pour témoin , je pourrais, par ce que j'ai vu,
confirmer hautement ce que je dis : témoignage de l'enfance, mais pour cela
même témoignage non suspect, puisque c'est de là que, selon le Saint-Esprit
même, se tirent les louanges les plus pures et les plus irréprochables. J'ai
été nourri, Chrétiens, dans l'une de ces provinces dont le prince de Condé
était, ne disons pas le gouverneur, mais le tuteur, mais le conservateur, mais,
si j'ose ainsi dire, le sauveur, et je sais, puisque l'usage pardonne
maintenant ce terme, jusqu'à quel point il y était adoré : heureux de pouvoir,
dans un âge plus avancé, donner aujourd'hui des marques de la vénération qu'on
m'a inspirée pour lui dès mes tendres années ! Quelle joie ne nous
apportait-t-il pas, lorsque, quittant Paris et la cour, il venait nous visiter?
Il suffisait de le voir pour oublier 581 tout ce que la pauvreté et la difficulté des
temps avaient fait souffrir. Il n'y avait point de calamité publique que sa
présence n'adoucît. On était consolé de tout, pourvu qu'on le possédât ; tant
on était sûr de trouver dans lui une ressource à tout ce qui pouvait affliger.
Son absence, au contraire, nous désolait ; et quand il n'était pas content de
nous, et qu'il nous voulait punir, il n'avait qu'à nous menacer qu'on ne le
verrait pas cette année-là. La moindre de ses maladies causait dans tout le
pays une consternation générale ; et ce qui marque qu'elle était véritable,
c'est qu'après trente-sept ans on y pleure encore et on y pleurera sa mort. De
combien peu de princes en pourrait-on dire autant? Il était populaire , non pas comme certains
grands qui affectent de l'être, sans être ni obligeants ni bienfaisants. Il ne
l'était qu'à juste titre, et il ne voulait être aimé des peuples qu'à condition
de leur faire du bien. Populaire, que pour leur obtenir des grâces, que pour
solliciter leurs intérêts, que pour représenter leurs besoins; populaire, que
pour être parmi eux l'arbitre de leurs différends, que pour terminer leurs
querelles, que pour les empêcher de se ruiner ; les regardant comme ses
enfants, et croyant leur devoir cette application d'un père charitable : Dieu
lui avait donné grâce pour cela. Populaire, que pour être leur consolation et
leur secours dans les nécessités pressantes. L'ennemi entre dans la Bourgogne,
et en même temps la peste est à Dijon : il y accourt. On lui remontre le danger
auquel il s'expose : il n'en reconnaît point d'autre que celui auquel il est
résolu de remédier en soulageant cette pauvre ville. On lui dit que le mal y
est extrême, et que le nombre des morts y croît tous les jours : C'est pour
cela, répond-il, que j'y veux aller ; car que deviendra ce peuple dont je suis
chargé, si je l'abandonne dans un si éminent péril? Tel était le langage des
Charles Borromée ; mais ce n'était pas le langage des princes. Ce fut pourtant
celui du prince de Condé, qui, dans ses occasions, s'immolant lui-même, faisait
l'office de pasteur, et égalait par son zèle les prélats de L'Eglise les plus
fervents. Est-ce honorer sa religion que d y procéder de la sorte? Je serais infini, si de ces devoirs généraux passant aux particuliers,
je vous le représentais comme un autre Salomon, réglant sa maison et sa cour,
en bannissant le vice, n'y soutirant ni scandale ni impiété, en faisant une
école de vertu pour tous ceux qui la composaient, et y maintenant un ordre que
la reine étrangère de l'Evangile aurait peut-être plus admiré que celui qui
l'attira des extrémités de la terre. Le plus aimable maître qui fut jamais : il
y paraît bien par les monuments authentiques de reconnaissance que ses
serviteurs, après l'avoir même perdu, lui ont érigés. Le prince le plus fidèle
à ses amis : nous en avons encore des témoins vivants. L'homme contre lui-même
le plus droit et le plus équitable, se retranchant pour payer ses dettes
(écoutez, grands, et instruisez-vous d'un devoir que quelques-uns goûtent si
peu), se retranchant pour payer ses dettes, et aimant mieux rabattre de sa
grandeur que d'intéresser la justice ; n'ayant jamais su ce secret malheureux
de soutenir sa condition aux dépens d'autrui; et, dans le désordre où il trouva
les affaires de sa maison, s'étant mesuré à ce qu'il pouvait, et non pas à ce
qu'il était, persuadé, malgré le dérèglement de l'esprit du siècle, que ses
dépenses devaient au moins être bornées par sa conscience. Car voilà, encore
une fois, ce que je soutiens être dans un prince les ornements de la vraie
religion : or vous savez s'ils conviennent au prince de Condé. Je serais,
dis-je, infini, si je voulais m'étendre sur tous ces chefs. Mais satisferais-je
à ce que vous attendez de moi, si j'omettais, en finissant, celui qui tout seul
pouvait lui tenir lieu d'un juste éloge, et dont je suis sûr que vous allez
être touchés ? Ecoutez-moi : je n'ai plus qu'un mot. Dieu lui donna des enfants ; et selon la promesse du Saint-Esprit, ses
enfants ont été sa gloire. Comment ne l'auraient-il pas été, puisqu'ils ont été
la gloire de la France, de l'Europe et du monde chrétien ? Mais ils ne
s'offenseront pas quand je dirai que s'ils ont été la gloire de leur père, leur
père, le meilleur et le plus digne de tous les pères, avait auparavant été la
leur. C'est lui-même qui les forma ; il n'en fallait pas davantage pour rendre
sa mémoire éternelle : c'est lui-même qui les forma, et il compta pour rien de
les avoir fait naître princes, dans le dessein qu'il conçut d'en faire, si
j'ose parler ainsi, des modèles de princes, en leur donnant une éducation
encore plus noble que leur naissance. Y réussit-il? n'en
jugez pas par le rapport que je vous en fais, mais par les précieux fruits qui
nous en restent, et que vous voyez de vos yeux. Le héros qui m'écoute, l'incomparable fils qu'il nous a laissé, vous
l'apprendra bien mieux que moi. Vous savez ce qu'il vaut, et ce qu'il a fait,
et vous confessez tous les jours que ce qu'il a fait est encore moins que
ce qu'il 582 vaut. Sa présence et sa modestie m'empêchent
de le dire : mais vous empêchent-elles de le penser, et empêcheront-elles la
postérité de l'admirer? Laissons là ces exploits de guerre dont l'univers a
retenti, et dont il n'y a que lui-même qui ne soit pas étonné; ces prodiges de
valeur qui ont lait taire devant lui toute la terre, ces journées glorieuses
dans lesquelles il a tant de lois sauvé le royaume et l'Etat. Il est ici au
pied des autels, pour faire hommage de tout cela à sa religion, et il n'assiste
à cette funèbre cérémonie que pour apprendre où doit aboutir enfin tout l'éclat
de sa réputation. Un mérite encore plus solide dont il est plein, cette
élévation de génie si extraordinaire qui le distingue partout, cette capacité
d'esprit dont le caractère est de n'ignorer rien, et déjuger en maître de
toutes choses ; ces vertus du cœur que les grands connaissent si peu, et par
lesquelles il est si connu ; cette facilité à se communiquer, si avantageuse
pour lui, et qui, bien loin de l'avilir, le rend toujours plus vénérable ; ce
secret qu'il a trouvé d'être aussi grand dans sa retraite, qu'il l'était à la
tète des armées ; cent choses que j'ajouterais, plus surprenantes et plus
admirables dans lui que ses conquêtes : voilà ce que j'appelle les fruits de
cette éducation de prince qu'il a reçue et qui fait encore aujourd'hui tant
d'honneur à la mémoire du prince de Condé. Et ne vous
étonnez pas de ce que j'ai attendu à la fin de mon discours à en vous en parler
: c'eût été d'abord achever le panégyrique du père, que de prononcer le nom du
fils. C'est pour ce fils et pour ce héros que nous faisons continuellement des
vœux; et ces vœux, ô mon Dieu, sont trop justes, trop saints, trop ardents pour
n'être pas enfin exaucés de vous. C'est pour lui que nous vous offrons des
sacrifices: il a rempli la terre de son nom; et nous vous demandons que son
nom, si comblé de gloire sur la terre, soit encore écrit dans le ciel. Vous
nous l'accorderez, Seigneur ; et ce ne peut être en vain que vous nous inspirez
pour lui tant de désirs et tant de zèle. Répandez donc sur sa personne la
plénitude de vos lumières et de vos grâces. Répandez-là sur toutes ces
illustres têtes qui l'accompagnent ici : sur ce prince, le fondement de toutes les
espérances de sa maison, l'héritier, par avance, de son courage et de toutes
ses héroïques qualités, de sa hardiesse à entreprendre de grandes choses, de
son activité à les poursuivre, de sa valeur à les exécuter ; des rares talents
de son esprit, de la délicatesse et de la finesse de son discernement, de sa
pénétration dans les affaires, de son
génie sublime pour tout
ce qu'il y a dans les sciences de plus curieux et de plus recherché : sur cette princesse selon son cœur, l'exemple de toutes les vertus, et l'idée de tous les devoirs que
la cour révère, et qui ne s'y fait voir que pour l'édifier : sur ce petit-fils,
sa consolation et sa joie, déjà le miracle de son âge, et bientôt la copie
vivante de son père et de son aïeul : sur cette jeune princesse, dont le mérite
répond si bien à la naissance, et pour laquelle le monde n'a rien de trop
grand, si le ciel lui donne une alliance digne d'elle : sur ces deux princes,
que la mémoire de leur père nous rend si chers, et que leur propre gloire, qui
croît tous les jours, nous fait regarder comme ces nouveaux astres qui portent
leur nom (1), et qui brillant près du soleil, auquel ils semblent comme
attachés, et dont ils suivent le mouvement, marquent heureusement leur destinée
: sur cette digne épouse du premier, en qui la nature a préparé un si
beau fonds à tous les dons de la grâce, et qui a tous les avantages aussi bien
que les engagements pour donner à la piété du crédit et du lustre par son
exemple. Remplissez-les tous, ô mon Dieu, de cet esprit de religion dont je
viens de leur proposer un modèle si propre à les toucher, et si capable de les
convaincre. Faites qu'ils en soient pénétrés ; et à toutes les grandeur^ qu'ils
possèdent selon le monde, ajoutez-y celle d'en faire des princes prédestinés, puisque
hors de là toutes leurs grandeurs ne sont que vanités et que néant. Pour nous,
mes chers auditeurs, profitant de ce discours, et nous attachant à la règle de
saint Paul, que le prince de Condé pratiqua si parfaitement, honorons notre
religion. Ne nous contentons pas de l'aimer, ni d'être même zélés pour elle :
honorons-la parla conduite de notre vie, et souvenons-nous que l'un des grands
désordres que nous devons craindre est celui de la scandaliser. Quid enim
prodest, disait un Père de l'Eglise, si quis catholice credat, et gentiliter
vivat? Que sert-il d'avoir une créance catholique, et de mener une vie
païenne? Et moi je dis : Que sert-il de faire profession d'une vie chrétienne,
et de manquer aux devoirs solides dans lesquels elle doit consister? Car voilà,
mes Frères, ajoute ce saint docteur, ce qui scandalise et ce qui déshonore en
nous la religion. On se pique d'être chrétien, 1 Etoiles nouvellement découvertes, et appelées dans
le globe céleste Astres de Bourbon, qui sont tout proche du soleil, et qui ne
s'en éloignent jamais : Borbonia sidera. 583 et on n'est rien de tout ce qu'on doit être
dans sa condition : c'est-à-dire, on se pique d'être chrétien, et on n'est ni
bon père, ni bon maître, ni bon magistrat, ni bon juge; comme si tout cela pouvait
être séparé du chrétien, et que le chrétien fut quelque chose d'indépendant de
tout cela. On est catholique de culte, et l'on n'est ni fidèle, ni équitable , ni soumis à qui on le doit, ni complaisant à qui
Dieu l'ordonne. Voilà, dis-je, ce qui décrie la religion. Préservons-nous de
cet abus. Comme la vraie religion nous sanctifie devant Dieu, glorifions-la
devant les hommes. Une vie remplie de nos devoirs est l'unique moyen d'y
parvenir. Soyons tels que l'Apôtre nous voulait, c'est-à-dire des hommes
irrépréhensibles, et capables par notre conduite de confondre l'impiété; et soyons tels que le monde même nous veut, et qu'il exige que
nous soyons, pour être exempts de sa
censure. Il faut, pour l'un et pour l'autre, commencer par ; les véritables devoirs, les accomplir tous,
n'en omettre aucun, nous en faire une dévotion, et régler par là tout le reste.
Nous faire une dévotion de nos devoirs, voilà, Chrétiens qui m'écoutez, ce que
l'impiété même respectera dans nous, ce qui fera honneur à notre foi, ce qui ne sera point soupçonné d'hypocrisie, ce qui n'aura rien d'équivoque pour donner prise à la
médisance, ce qui rendra notre lumière pure, ce qui nous élèvera dès maintenant
à ce degré de justice dont la récompense est d'éterniser la mémoire de l'homme,
et ce que Dieu couronnera un jour de l'immortalité de sa gloire, que je vous
souhaite, etc. |